diodore de sicile - Les rendez-vous du samedi-21
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MYTHE ET HISTOIRE : L'EXEMPLE DU LIVRE IV DE LA BIBLIOTHÈQUE HISTORIQUE DE DIODORE DE SICILE Pascale Giovannelli-Jouanna Les Belles lettres | L'information littéraire 2002/2 - Vol. 54 pages 6 à 11 ISSN 0020-0123 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-l-information-litteraire-2002-2-page-6.htm Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Giovannelli-Jouanna Pascale , « Mythe et histoire : l'exemple du livre IV de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile » , L'information littéraire, 2002/2 Vol. 54, p. 6-11. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Les Belles lettres. © Les Belles lettres. 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Ce vaste ensemble, composé de quarante livres, a (1) Ce texte reprend des points développés dans notre thèse intitulée : « Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, livre IV : édition critique, avec introduction, traduction et commentaire », préparée sous la direction de M. le Professeur Jean Irigoin, membre de l’Institut, et soutenue à l’Université de Paris-Sorbonne Paris IV en vue d’une publication dans la Collection des Universités de France. 6 pour ambition de retracer l’histoire de l’humanité, suivant un plan précis, à la fois thématique et chronologique, annoncé dans la grande préface inaugurale de l’œuvre au début du livre I : Nos six premiers livres embrassent les événements et les légendes antérieurs à la guerre de Troie, les trois premiers étant consacrés aux antiquités des Barbares, les trois autres presque exclusivement à celles des Grecs ; dans les onze livres qui suivent, nous avons présenté l’histoire universelle depuis la guerre de Troie jusqu’à la mort d’Alexandre ; dans les vingt-trois derniers livres, nous avons consigné tous les Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°2 / 2002 – ÉTUDES CRITIQUES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres événements qui ont suivi, jusqu’au début de la guerre entre Romains et Celtes au cours de laquelle le chef des armées, Gaius Julius César, qui fut déifié grâce à ses actions, soumit les plus nombreux et les plus belliqueux des peuples celtes et fit avancer la puissance de Rome jusqu’aux îles Britanniques (…) (2). Malheureusement, de cette encyclopédie, il ne nous est parvenu dans leur intégralité que les livres I à V et XI à XX, soit un peu moins d’un tiers de l’ensemble (3). A cette perte s’est ajouté le discrédit dans lequel la Bibliothèque historique, œuvre autrefois tant recopiée et admirée, a été jetée à partir du XIXe siècle : les jugements péremptoires de grandes figures de la philologie allemande, comme U. von Wilamowitz, ont relégué l’historien au rang d’excerpteur et son travail à celui d’œuvre mineure, déniant à l’un et à l’autre toute qualité propre. Cette forme de disgrâce a eu pour conséquence que Diodore fut un historien peu édité au XXe siècle. En effet, la dernière édition du texte grec, celle de F. Vogel et C. Fischer dans la collection Teubner, date du début du siècle (1888-1906) ; C. L. Oldfather est, pour sa part, parti de ce texte pour présenter une nouvelle traduction dans la collection anglaise Loeb. En France, seules existaient quelques « belles infidèles » du XIXe siècle, jusqu’à ce qu’il y a une trentaine d’années, F. Chamoux, convaincu qu’il fallait non seulement combler cette lacune, mais aussi sortir l’historien de son purgatoire, décide de lancer l’édition de la Bibliothèque historique dans la Collection des Universités de France. C’est dans cette ligne exacte que s’est inscrit notre travail. Le livre IV présente une particularité : il est entièrement consacré à la mythologie grecque. Passant en revue quelques grands cycles mythiques, il évoque tour à tour les légendes dionysiaques, les Travaux et les autres exploits d’Héraclès, l’expédition des Argonautes et la vengeance de Médée, les travaux du héros athénien Thésée, la guerre des Sept contre Thèbes et le destin des Epigones, pour s’achever sur un chapelet de mythes consacrés, les uns à la description de généalogies jusqu’à la guerre de Troie, les autres à des héros siciliens. Le fait d’être exclusivement consacré à la mythologie pose inévitablement la question du statut du livre IV au sein de la Bibliothèque historique : ce livre constitue-t-il une œuvre purement mythographique, ce qui ferait de lui un livre marginal à l’intérieur de l’histoire universelle, ou bien la matière mythique est-elle mise au service de l’histoire, ce qui, par conséquent, inscrirait parfaitement le livre dans le projet historique global de la Bibliothèque historique et lui confèrerait toute sa légitimité? Notre analyse montre que le (2) I, 4, 6-7. (3) Il reste cependant des fragments des autres livres. livre IV est avant tout un livre historique, s’appuyant sur un contenu mythographique, et qu’à ce titre il est à part entière un des maillons constitutifs de l’ensemble qu’est la Bibliothèque historique. Il faut d’emblée souligner que l’intégration de la mythologie dans une histoire universelle est une innovation de Diodore. L’historien sicilien est donc un érudit novateur, ce qui d’emblée contredit l’image d’écrivain falot transmise par une certaine tradition. Lorsque Diodore entreprend d’écrire la Bibliothèque historique, il sait que la tâche est titanesque et le travail de longue haleine. Il a des prédécesseurs, tels Ephore, Callisthène ou Théopompe (4), qui, forts de la même volonté globalisante, se sont lancés dans le projet encyclopédique de composer une histoire du monde. À ce titre, Diodore se considère comme l’émule de ces grands historiens, tout particulièrement d’Éphore, dont il vante les qualités de l’œuvre. Cependant, il va volontairement se démarquer de ses illustres maîtres en décidant d’inclure les temps mythiques à l’intérieur de son œuvre. C’est ainsi que les livres I à VI sont consacrés aux époques mythiques : le livre IV y tient une place centrale puisque, après les trois premiers livres portant sur le monde barbare, il inaugure la partie consacrée au monde grec des temps antérieurs à la guerre de Troie. Diodore affirme, en effet, une conception personnelle de l’histoire universelle, plus ambitieuse que celle des autres historiens et, partant, novatrice. Pour lui, les ouvrages de ses précurseurs sont, sous une forme ou sous une autre, incomplets : la plupart n’ont raconté que les guerres d’un seul peuple ou d’une seule cité, certains n’ont pas su relier les faits et leurs dates, certains n’ont pas pris en compte le monde barbare, d’autres ont laissé de côté les anciens mythes et aucun n’est allé au-delà de l’époque macédonienne (5). Diodore, lui, ne veut se limiter ni dans le temps ni dans l’espace. Son projet se résume dans l’expression miva suvntaxi", un ouvrage unique, au sens d’une synthèse d’un seul tenant, d’un tout en un (6). Contrairement à Timée, il n’évoquera pas seulement l’histoire des Grecs, et, à l’inverse d’Ephore, Callisthène et Théopompe, il inclura les anciens mythes dans son ouvrage. Son ambition relève donc essentiellement d’un souci d’exhaustivité dans lequel l’extension géographique va de pair avec l’extension chronologique. Le (4) Il les cite lui-même en IV, 1, 3. Éphore : historien grec du IVe siècle, originaire de Cymê en Asie Mineure, qui fut l’élève d’Isocrate. Callisthène : historien grec de la seconde moitié du IVe siècle, originaire d’Olynthe, qui fut le parent d’Aristote et le précepteur d’Alexandre. Théopompe : historien grec de la seconde moitié du IVe siècle, originaire de Chios, qui fut aussi le disciple d’Isocrate. (5) I, 3, 2-3. (6) I, 3, 3 et 8. 7 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres P. GIOVANNELLI-JOUANNA : DIODORE DE SICILE, BIBLIOTHÈQUE HISTORIQUE, IV L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°2 / 2002 – ÉTUDES CRITIQUES (7) XVII, 35, 1-36, 4 ; 37, 3- 38, 3. (8) Respectivement I, 2, 4 et IV, 8-39 (sans compter les autres chapitres où apparaît le héros). Nous ne pouvons le développer ici, mais la monographie consacrée à Héraclès constitue un éloge dans lequel tous les épisodes trahissant la violence du héros sont soigneusement tus. Pour une analyse plus approfondie, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « La monographie consacrée à Héraclès dans le livre IV de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile : tradition et originalité », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, I, 2001, p. 83-109. 8 Cependant, l’intégration de la mythologie dans l’histoire universelle, pour justifiée qu’elle soit, n’est pas sans implications sur le travail même de l’historien qui, par rapport à ses prédécesseurs, se voit confronté à des difficultés supplémentaires et variées. C’est lucidement et en toute connaissance de cause – implicitement aussi sans doute pour se prémunir contre certaines critiques – qu’au début du livre IV, Diodore dresse le catalogue des difficultés de tous ordres impliquées par le maniement du matériau mythique : documentation déficiente et recherches difficiles car éloignées dans le temps, matière mythique pléthorique et souvent contradictoire, absence de chronologie sûre source de discrédit auprès des lecteurs. Toutes ces difficultés rendent inconfortable la position de l’historien. Que montre finalement le choix de Diodore d’inclure les temps mythiques dans la Bibliothèque historique et de consacrer en particulier un livre entier à la mythologie grecque ? Un historien à l’engagement franc, qui ne subordonne pas ses convictions aux difficultés qu’elles entraînent, et un auteur à la personnalité et à l’ambition intellectuelle affirmées. En somme, le contraire d’un compilateur fade et sans envergure. Si, ainsi que nous venons de le voir, le mythe peut être envisagé dans sa généralité comme un moyen utilisé par Diodore pour servir sa conception morale de l’histoire, il mérite aussi d’être observé pour lui-même, comme objet d’étude particulier. Sur le plan diachronique, la synthèse mythographique exposée dans le livre IV se présente comme le fruit évolué de courants intellectuels, à la fois littéraires et philosophiques, qui ont marqué l’époque hellénistique. Ainsi, derrière le foisonnement des traditions mythiques rapportées se dégagent des caractéristiques constantes : empreinte de l’évhémérisme, historicisation et rationalisation des mythes. Evhémère de Messène est l’auteur vers 300 avant J.-C. d’un roman, ÔIera; ∆Anagrafhv ou Histoire sacrée, dont seuls quelques fragments ont survécu, grâce à Diodore notamment qui s’en est inspiré dans les livres V et VI de la Bibliothèque historique (9). Il y décrit un voyage dans l’île imaginaire de Panchaïe, située dans l’Océan Indien, où il aurait découvert des preuves documentaires attestant que les dieux de la mythologie avaient été à l’origine de grands rois, déifiés ensuite par leurs peuples reconnaissants. La doctrine de l’évhémérisme a trouvé un large écho dans le monde hellénistique sur le terrain politique et religieux : elle pouvait, en effet, commodément légitimer la volonté des gouvernants de recevoir le culte de leurs sujets. Or la mythologie du livre IV est fortement marquée par l’évhémérisme. Ses héros sont (9) V, 41-46 et VI, 1. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres livre IV, consacré aux temps mythiques des Grecs, est en ce sens tout à fait représentatif de cette volonté. Le projet encyclopédique de Diodore ne se conçoit pas sans une exploration des temps originels de l’humanité. Les temps mythiques, c’est-à-dire les époques antérieures à la guerre de Troie, constituent non pas une période en dehors de l’histoire, mais une véritable protohistoire. Cette conception trouve en fait sa justification, d’ordre historique et philosophique à la fois, dans la croyance, fort courante à l’époque, en l’utilité de l’histoire. L’extension aux temps mythiques de la notion d’histoire universelle trouve, en effet, sa cause profonde dans la croyance sincère, longuement exprimée par Diodore dans sa préface générale, en l’utilité morale de l’histoire. L’enseignement de l’histoire se fait avant tout à travers l’exaltation du mérite des grands hommes. Ces exempla peuvent être des personnages qui ont réellement existé, tel Alexandre le Grand, dont Diodore souligne, par exemple, la magnanimité après la bataille d’Issos (7), ou bien des héros et des demi-dieux qui, dans la conception évhémériste de la mythologie dont le livre IV se fait l’écho, ont été des hommes, avant d’accéder au statut de dieux en récompense de leurs hauts faits et nobles actions. Dans cette seconde catégorie, la personnalité mythique la plus exemplaire est Héraclès : Diodore ne cite que lui dans la préface générale de la Bibliothèque historique et c’est à son éloge qu’il accorde la plus large place dans le livre IV en lui consacrant une longue monographie (8). Dionysos, autre bienfaiteur de l’humanité, se voit lui aussi accorder un rang de choix : il apparaît en ouverture du livre IV, mais son personnage est aussi très présent dans les livres précédents. Jason et Thésée sont de la même façon présentés comme des héros aux qualités morales vertueuses. Ainsi, les exemples mythiques se juxtaposent aux exemples proprement historiques afin de les corroborer et les renforcer. L’inclusion de la mythologie dans une histoire universelle s’inscrit donc avant tout dans une volonté d’enrichissement de l’œuvre : les temps mythiques, considérés comme des prolégomènes à l’histoire, permettent, en étendant le champ encyclopédique, de donner une signification plus pleine au concept d’histoire universelle. non seulement très proches des hommes par bien des aspects, mais ils sont aussi des bienfaiteurs de l’humanité exceptionnels. Ainsi, la monographie consacrée à Héraclès se présente comme une biographie d’homme, délimitée par la naissance et la mort du héros. L’évergésie touche bien sûr les grands personnages tels Dionysos, bienfaiteur de l’humanité pour sa découverte du vin, mais elle est aussi soulignée chez des héros plus mineurs : Dédale, par exemple, après s’être réfugié en Sicile, conçoit pour les habitants de l’île une cité imprenable et leur destine diverses réalisations comme un réservoir d’eau artificiel, la Colymbêthra, un hammam naturel dans une grotte et bien d’autres ouvrages d’art (10). Ainsi déjà le système d’Evhémère, parce qu’il donne aux dieux et héros de la mythologie le statut préalable d’hommes et d’évergètes, fait basculer le mythe dans l’histoire et lui fait subir une première forme d’historicisation. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres Le processus d’historicisation qui s’empare du mythe, notamment à partir de la période hellénistique, touche à la fois son temps et son espace. En effet, alors que la mythologie traditionnelle s’inscrivait généralement dans une sphère intemporelle aux contours spatiaux imprécis ou imaginaires, l’époque hellénistique ancre les légendes dans la réalité des temps et des lieux historiques. Le mythe, pourrait-on dire, se sécularise et s’installe dans la géographie. Tout d’abord, par un mouvement bien naturel, la période hellénistique intègre aux mythes des éléments qui lui sont propres. Ainsi, l’éducation que reçoit le jeune Héraclès n’est plus l’éducation de type archaïque des versions traditionnelles du mythe ; dans le livre IV, le héros, soigneusement instruit et formé aux exercices physiques, reçoit une paideia de type hellénistique qui fait de lui un homme complet (11). L’historicisation est ici implicite, mais elle est souvent, par ailleurs, marquée par une référence explicite aux temps historiques. Si l’absence de chronologie fiable est la difficulté majeure à laquelle Diodore dit se heurter en tant qu’historien dans le traitement des temps mythiques, cette lacune est d’une certaine manière compensée par les incursions dans les époques historiques qui jalonnent le livre IV. Ainsi, après avoir capturé les bœufs de Géryon, Héraclès traverse la Gaule Celtique et y fonde Alésia. La cité demeura toujours libre, mais c’est finalement Caïus César, élevé au rang de dieu pour ses grandes actions, qui la prit d’assaut et la contraignit à se soumettre avec tous les autres Celtes à l’autorité des Romains (12). La référence à César et à sa (10) IV, 78. (11) IV, 10, 2. (12) IV, 19, 1-2. conquête de la Gaule Celtique a pour effet de provoquer un brusque saut prospectif dans le temps, qui projette le récit mythique, jusqu’alors hors du temps, dans une actualité extrêmement proche de l’historien. En racontant comment la cité d’Alésia, fondée dans les temps mythiques par le légendaire Héraclès, fut prise par César, personnage historique, Diodore offre au mythe un devenir grâce auquel il relie passé et présent, imaginaire et réalité. Mais le lien établi entre les deux époques peut être encore plus étroit, car le récit peut rendre compte d’événements historiques dont la cause même remonte aux périodes mythiques. Par conséquent, il ne s’agit plus là d’un simple lien temporel qui dit un devenir, mais d’un lien logique qui dit les conséquences historiques d’un fait mythique. De ce point de vue, l’épisode de l’aventure de Minos en Sicile est, parmi d’autres, intéressant. Venu en Sicile réclamer Dédale chez le roi Cocalos, Minos est assassiné par ce dernier qui maquille sa mort en accident. Le Crétois a droit à des funérailles en grande pompe en Sicile, puis le récit précise : Mais dans des temps plus récents, lorsque la cité d’Agrigente fut fondée et qu’on découvrit que les ossements avaient été placés là, la tombe fut enlevée et les ossements rendus aux Crétois, sous le gouvernement de Théron à Agrigente (13). Le retour des cendres de Minos en Crète, eut effectivement lieu en 480 avant J.-C., Diodore le mentionne lui-même dans le livre XI de la Bibliothèque historique (14). L’événement mythique trouve donc un prolongement réel dans les temps historiques. Mais en réalité, le récit va encore plus loin dans l’historicisation du mythe, car le récit de l’aventure de Minos en Sicile est l’occasion de justifier la colonisation crétoise dans l’île. En effet, les Crétois qui avaient accompagné leur roi virent leurs vaisseaux brûlés et ne purent repartir chez eux ; ils s’installèrent donc en Sicile et plus tard même, précise le texte, accueillirent d’autres colons crétois comme Mérion avec lesquels ils avaient une parenté d’origine (15). L’ensemble du récit de la mort de Minos en Sicile est donc éloquent de la manière dont l’histoire s’est emparé du mythe. Cependant le mythe ne porte pas uniquement la marque du temps historique, il subit aussi des transformations géographiques. Le processus d’historicisation modifie l’espace mythique. Cet espace connaît, en effet, des remaniements au gré des élargissements successifs de l’horizon des Grecs et, pour Diodore, des Romains aussi. La geste d’Héraclès en est certainement le meilleur exemple, dont Diodore fournit une version très évoluée. Ainsi certains noms mythiques et imaginaires sont remplacés par des noms réels : le héros ne va plus chercher les (13) IV, 79, 4 (et pour ce qui précède, IV, 79, 1-3). (14) XI, 53. (15) IV, 79, 5-6. 9 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres P. GIOVANNELLI-JOUANNA : DIODORE DE SICILE, BIBLIOTHÈQUE HISTORIQUE, IV bœufs de Géryon sur l’île légendaire d’Erythie, mais dans la presqu’île de Gadeires. De même, ses Travaux et ses aventures promènent Héraclès dans un itinéraire de géographie réelle qui le fait passer par l’Ibérie, la Celtique, les Alpes, la Ligurie, Rome, la Sicile jusqu’au retour en Grèce. Son périple est ancré dans un espace qui existe réellement. Il en est de même pour le voyage des Argonautes. Outre les deux itinéraires que mentionne Diodore, l’historien termine le récit de la route imaginée par Timée avec la précision : Mais nous ne devons pas omettre de réfuter le récit de ceux qui affirment que les Argonautes ont remonté l’Istros jusqu’à ses sources, puis, empruntant le cours d’eau en sens inverse, sont descendus vers le golfe Adriatique. Car le temps a démontré l’erreur de ces genslà qui pensaient que l’Istros dont les eaux se jettent en de nombreuses bouches dans le Pont, et l’Istros dont le cours se déverse dans la mer Adriatique, prenaient leur source au même endroit. En effet, après la victoire des Romains sur le peuple des Istriens, on découvrit que le fleuve prenait sa source à quarante stades de la mer. En fait, l’erreur des auteurs provient, dit-on, de l’homonymie des fleuves (16). Par conséquent, les progrès de la géographie réelle modifient la géographie mythique. Les récits mythiques du livre IV sont donc fortement historicisés tant dans le temps que dans l’espace. Ils sont aussi très rationalisés. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres Le processus de rationalisation des mythes participe, en fait, du même phénomène que la transformation évhémériste et l’historicisation, ces trois mouvements faisant entrer le mythe dans l’histoire. Du point de vue le plus externe, la rationalisation a consisté, pendant la période alexandrine, en une réorganisation et une classification des traditions mythiques, dont le livre IV porte lui aussi la trace. Les légendes dionysiaques y distinguent deux Dionysos : le fils de Zeus et de Sémélé et un plus ancien fils de Zeus et de Perséphone (17). Ce classement, ici minimaliste, n’est pas unique : Cicéron distingue cinq Dionysos et l’exposé consacré au dieu par Diodore dans le livre III en différencie trois, quant à lui. Ces variations, y compris à l’intérieur de la Bibliothèque historique, sont compréhensibles car les traditions relatives au dieu ont connu des développements tellement multiformes à l’époque hellénistique que leur ordonnancement a pu varier énormément. Mais, plus intrinsèquement, la rationalisation a aussi touché au contenu même du mythe. Elle a, tout d’abord, autant que possible, fait disparaître des mythes leurs éléments épiques et merveilleux. Ainsi, par (16) IV, 56, 7-8. (17) IV, 2, 2-3 et 4, 1. 10 exemple, Zeus ne recoud pas le jeune Dionysos dans sa cuisse après sa naissance prématurée au milieu de la foudre et des éclairs ; le nourrisson est tout simplement confié par son père à Hermès afin d’être emmené chez les nymphes (18). Dans le dixième travail d’Héraclès, Chrysaor n’a pas pour fils un géant à trois corps nommé Géryon, mais trois fils anonymes qui règnent chacun sur une partie de l’Ibérie (19). Dans l’épisode des Phinéides, le châtiment épique disparaît au profit d’une peine ordinaire et, du reste, inédite (20) : Phinée n’a pas crevé les yeux de ses fils, mais les a enfermés dans un cachot souterrain où ils subissent le fouet ; Phinée lui-même n’est pas puni de cécité, mais meurt au combat sous les coups d’Héraclès (21). On pourrait multiplier à l’envi les exemples ponctuels de ce genre. Mais il serait plus intéressant de s’arrêter sur un récit rationalisé complet, dont, par exemple, le développement consacré à la Toison d’or fournit une très bonne illustration. Le récit commence par l’épisode traditionnel de la fuite de Phrixos et d’Hellé sur le dos du bélier ailé à toison d’or : après la chute d’Hellé dans la mer, Phrixos débarque en Colchide et, sur les ordres d’un oracle, sacrifie le bélier dont il consacre la toison d’or à Arès (22). Le récit se poursuit alors avec la présentation de deux versions rationalisées de l’aventure dans lesquelles les éléments merveilleux sont soigneusement éliminés. Dans la première, Phrixos et Hellé font le voyage sur un bateau dont la proue porte une tête de bélier ; la jeune fille, souffrant du mal de mer, se penche par-dessus la rambarde du navire et tombe à l’eau (23). Ainsi donc, le bélier ailé, animal fabuleux, sur lequel voyageaient les jeunes gens, s’est transformé par le biais de la rationalisation, en un bateau avec une proue en forme de bélier. La seconde version, plus étoffée, présente directement Phrixos en Colchide chez le roi Aiétès. Le jeune homme vient de se faire capturer avec son pédagogue nommé Bélier (Krios). Tandis que Phrixos est sauvé par le gendre du roi tombé amoureux de lui, Bélier, lui, est sacrifié aux dieux comme tous les étrangers de passage dans la contrée et, après avoir été écorché vif, sa peau est clouée dans le temple. Or, un oracle ayant prédit à Aiétès qu’il mourrait quand un étranger venu par la mer emporterait la peau, il installe une garde serrée autour du sanctuaire et fait fallacieusement dorer la peau pour persuader ses gardes de sa valeur (24). (18) Dans le livre III, Zeus recout Dionysos dans sa cuisse (III, 64, 5). Pour la naissance de Dionysos dans le livre IV, voir IV, 2, 3. (19) IV, 18, 2. (20) IV, 43, 3 – 44, 3. (21) Pour un autre châtiment édulcoré par rapport à la tradition mythique, voir la mutilation des Minyens par Héraclès en IV, 10, 3. (22) IV, 47, 1. (23) IV, 47, 4. (24) IV, 47, 5-6. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°2 / 2002 – ÉTUDES CRITIQUES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres Cette dernière version constitue un véritable paradigme de rationalisation. Le mythe est déshabillé de ses éléments épiques et merveilleux puis, avec le même tissu, est rhabillé de façon différente. Fonctionnant sur un principe lexical, la rationalisation consiste à transformer le nom commun désignant le monstre fabuleux (bélier, krivo" en un nom propre d’être humain (Bélier, Krivo"). La suite de l’histoire est à la fois très cohérente avec la légende, puisque Bélier est effectivement sacrifié par Aiétès qui, dans la légende déjà, a l’habitude de tuer les étrangers de passage, et très ingénieuse, la toison d’or du bélier étant transformée en peau dorée de Bélier (25). Il faut enfin préciser qu’un raffinement supplémentaire vient s’ajouter à la construction déjà savante de tout cet ensemble narratif. Par un effet de mise en abyme, au cœur même du diptyque formé par la version traditionnelle du mythe et les deux versions rationalisées, vient s’enchâsser un autre diptyque du même type mais inversé (26). En effet, la première version, qui sert de base et se présente, par conséquent, comme la version primordiale, est, non plus la version fabuleuse, mais la version rationnelle : elle raconte que la garde installée par Aiétès autour du sanctuaire pour surveiller la peau était composée de Taures (habitants de la Tauride) et/ou d’un homme appelé Dragon (27). Le second volet du diptyque raconte la version merveilleuse selon laquelle la peau était gardée par des animaux fabuleux : des taureaux soufflant des flammes et un dragon toujours en éveil. Le récit s’achève en donnant la clé de la transposition mythique. Comme pour le bélier, elle repose avant tout sur des jeux de mots articulés sur l’homophonie d’un nom propre et d’un nom commun : les Taures et les taureaux, Dragon et le dragon. La cruauté du meurtre des étrangers est, quant à elle, signifiée par la fulmination des taureaux. De cette étude il ressort que, si Diodore transmet tels quels un certain nombre d’épisodes mythiques déjà rationalisés, il a aussi à cœur d’exposer les mécanismes de transposition mythique qui font passer du merveilleux au rationnel et inversement. Ce souci d’explication et d’interprétation, qui ne traduit pas seulement une volonté de transmission des variantes mythiques, participe aussi de la démarche d’analyse de l’historien. (25) Pour une étude globale des éléments rationalisés dans la légende de Jason et Médée, voir A. Moreau, « Diodore le rationaliste », Connaissance Hellénique, 32, 1987, pp. 30-39. (26) IV, 47, 2-3. (27) Diodore ajoute, en effet, ce détail un peu plus bas lorsqu’il explique la transformation mythique (voir 47, 3). Le contenu mythique du livre IV constitue un ensemble pleinement ancré dans l’histoire. Les grands héros légendaires sont avant tout des hommes de bien agissant pour le bien de l’humanité. Leurs aventures s’inscrivent sur une toile de fond historiquement et géographiquement proche de la réalité. Les traditions mythiques se dépouillent autant que possible de leurs atours épiques et merveilleux pour revêtir les habits plus fonctionnels issus de la rationalisation. Cependant, il est un effet indéniable de cette évolution vers l’histoire et le rationnel : l’appauvrissement du mythe. En franchissant la borne de l’histoire et de la réalité rationnelle, certes le mythe s’enrichit d’éléments nouveaux, mais il lui arrive aussi de perdre tout ou partie de sa charge culturelle et symbolique. Le récit des deux derniers Travaux d’Héraclès en est un des exemples les plus éloquents. Alors que ces deux derniers exploits sont précisément ceux qui revêtent le sens le plus profond pour le destin du héros, le récit ne restitue absolument pas la dimension symbolique dont ils sont porteurs. Ainsi, l’épisode de la capture de Cerbère se trouve laconiquement évoqué en ces termes : Après s’être emparé du chien, il réussit le tour de force de l’emmener enchaîné et de l’exposer au regard des hommes (28). Non seulement le nom symbolique de Cerbère n’est même pas cité (29), ce qui le réduit à un vulgaire animal, mais sa capture apparaît plus comme un exploit sportif que comme une victoire sur la mort. Quant à la quête des pommes d’or des Hespérides, si l’épisode est objectivement plus développé que le précédent, sa charge symbolique est elle aussi inexistante. Le récit, extrêmement rationalisé, s’attarde sur le jeu d’homonymie entre les pommes et les brebis (mh'la) des Hespérides, mais l’objet de la quête n’est jamais présenté comme porteur d’immortalité. Ce n’est qu’après avoir rendu compte à Eurysthée du dernier de ses Travaux que le héros, dit le récit, attend de recevoir l’immortalité. Mais ce dernier événement semble juxtaposé et non subordonné à l’objet de sa dernière quête. Le traitement rationalisant des deux derniers Travaux d’Héraclès désacralise donc le mythe en lui ôtant sa portée symbolique profonde et, par conséquent, l’appauvrit considérablement. Ainsi, la richesse acquise par les mythes du livre IV sous l’effet de l’historicisation va de pair avec la perte de leur portée symbolique par le biais de la rationalisation. Pascale GIOVANNELLI-JOUANNA Université Jean Moulin-Lyon 3 (28) IV, 26, 1. (29) Il l’avait tout de même cité mais bien plus tôt en 25, 2. 11 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres P. GIOVANNELLI-JOUANNA : DIODORE DE SICILE, BIBLIOTHÈQUE HISTORIQUE, IV