diodore de sicile - Les rendez-vous du samedi-21

Transcription

diodore de sicile - Les rendez-vous du samedi-21
MYTHE ET HISTOIRE : L'EXEMPLE DU LIVRE IV DE LA
BIBLIOTHÈQUE HISTORIQUE DE DIODORE DE SICILE
Pascale Giovannelli-Jouanna
Les Belles lettres | L'information littéraire
2002/2 - Vol. 54
pages 6 à 11
ISSN 0020-0123
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-l-information-litteraire-2002-2-page-6.htm
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Giovannelli-Jouanna Pascale , « Mythe et histoire : l'exemple du livre IV de la Bibliothèque historique de Diodore de
Sicile » ,
L'information littéraire, 2002/2 Vol. 54, p. 6-11.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour Les Belles lettres.
© Les Belles lettres. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
Mythe et histoire : l’exemple du livre IV
de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile (1)
Diodore de Sicile, historien grec du Ier siècle avant J.-C.,
est l’auteur d’une histoire universelle intitulée Bibliothèque
historique. Ce vaste ensemble, composé de quarante livres, a
(1) Ce texte reprend des points développés dans notre thèse intitulée : « Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, livre IV : édition critique, avec introduction, traduction et commentaire », préparée sous la
direction de M. le Professeur Jean Irigoin, membre de l’Institut, et soutenue à l’Université de Paris-Sorbonne Paris IV en vue d’une publication dans la Collection des Universités de France.
6
pour ambition de retracer l’histoire de l’humanité, suivant un
plan précis, à la fois thématique et chronologique, annoncé
dans la grande préface inaugurale de l’œuvre au début du
livre I :
Nos six premiers livres embrassent les événements et les
légendes antérieurs à la guerre de Troie, les trois premiers
étant consacrés aux antiquités des Barbares, les trois autres
presque exclusivement à celles des Grecs ; dans les onze
livres qui suivent, nous avons présenté l’histoire universelle
depuis la guerre de Troie jusqu’à la mort d’Alexandre ; dans
les vingt-trois derniers livres, nous avons consigné tous les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°2 / 2002 – ÉTUDES CRITIQUES
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
événements qui ont suivi, jusqu’au début de la guerre entre
Romains et Celtes au cours de laquelle le chef des armées,
Gaius Julius César, qui fut déifié grâce à ses actions, soumit
les plus nombreux et les plus belliqueux des peuples celtes et
fit avancer la puissance de Rome jusqu’aux îles
Britanniques (…) (2).
Malheureusement, de cette encyclopédie, il ne nous est
parvenu dans leur intégralité que les livres I à V et XI à XX,
soit un peu moins d’un tiers de l’ensemble (3). A cette perte
s’est ajouté le discrédit dans lequel la Bibliothèque historique, œuvre autrefois tant recopiée et admirée, a été jetée
à partir du XIXe siècle : les jugements péremptoires de
grandes figures de la philologie allemande, comme U. von
Wilamowitz, ont relégué l’historien au rang d’excerpteur et
son travail à celui d’œuvre mineure, déniant à l’un et à
l’autre toute qualité propre. Cette forme de disgrâce a eu
pour conséquence que Diodore fut un historien peu édité au
XXe siècle. En effet, la dernière édition du texte grec, celle
de F. Vogel et C. Fischer dans la collection Teubner, date du
début du siècle (1888-1906) ; C. L. Oldfather est, pour sa
part, parti de ce texte pour présenter une nouvelle traduction
dans la collection anglaise Loeb. En France, seules existaient
quelques « belles infidèles » du XIXe siècle, jusqu’à ce qu’il
y a une trentaine d’années, F. Chamoux, convaincu qu’il fallait non seulement combler cette lacune, mais aussi sortir
l’historien de son purgatoire, décide de lancer l’édition de la
Bibliothèque historique dans la Collection des Universités
de France. C’est dans cette ligne exacte que s’est inscrit
notre travail.
Le livre IV présente une particularité : il est entièrement
consacré à la mythologie grecque. Passant en revue quelques
grands cycles mythiques, il évoque tour à tour les légendes
dionysiaques, les Travaux et les autres exploits d’Héraclès,
l’expédition des Argonautes et la vengeance de Médée, les
travaux du héros athénien Thésée, la guerre des Sept contre
Thèbes et le destin des Epigones, pour s’achever sur un chapelet de mythes consacrés, les uns à la description de généalogies jusqu’à la guerre de Troie, les autres à des héros
siciliens. Le fait d’être exclusivement consacré à la mythologie pose inévitablement la question du statut du livre IV au
sein de la Bibliothèque historique : ce livre constitue-t-il une
œuvre purement mythographique, ce qui ferait de lui un livre
marginal à l’intérieur de l’histoire universelle, ou bien la
matière mythique est-elle mise au service de l’histoire, ce
qui, par conséquent, inscrirait parfaitement le livre dans le
projet historique global de la Bibliothèque historique et lui
confèrerait toute sa légitimité? Notre analyse montre que le
(2) I, 4, 6-7.
(3) Il reste cependant des fragments des autres livres.
livre IV est avant tout un livre historique, s’appuyant sur un
contenu mythographique, et qu’à ce titre il est à part entière
un des maillons constitutifs de l’ensemble qu’est la
Bibliothèque historique.
Il faut d’emblée souligner que l’intégration de la mythologie dans une histoire universelle est une innovation de
Diodore. L’historien sicilien est donc un érudit novateur, ce
qui d’emblée contredit l’image d’écrivain falot transmise par
une certaine tradition.
Lorsque Diodore entreprend d’écrire la Bibliothèque
historique, il sait que la tâche est titanesque et le travail de
longue haleine. Il a des prédécesseurs, tels Ephore,
Callisthène ou Théopompe (4), qui, forts de la même
volonté globalisante, se sont lancés dans le projet encyclopédique de composer une histoire du monde. À ce titre,
Diodore se considère comme l’émule de ces grands historiens, tout particulièrement d’Éphore, dont il vante les qualités de l’œuvre. Cependant, il va volontairement se
démarquer de ses illustres maîtres en décidant d’inclure les
temps mythiques à l’intérieur de son œuvre. C’est ainsi que
les livres I à VI sont consacrés aux époques mythiques : le
livre IV y tient une place centrale puisque, après les trois
premiers livres portant sur le monde barbare, il inaugure la
partie consacrée au monde grec des temps antérieurs à la
guerre de Troie. Diodore affirme, en effet, une conception
personnelle de l’histoire universelle, plus ambitieuse que
celle des autres historiens et, partant, novatrice. Pour lui, les
ouvrages de ses précurseurs sont, sous une forme ou sous
une autre, incomplets : la plupart n’ont raconté que les
guerres d’un seul peuple ou d’une seule cité, certains n’ont
pas su relier les faits et leurs dates, certains n’ont pas pris en
compte le monde barbare, d’autres ont laissé de côté les
anciens mythes et aucun n’est allé au-delà de l’époque macédonienne (5). Diodore, lui, ne veut se limiter ni dans le temps
ni dans l’espace. Son projet se résume dans l’expression miva
suvntaxi", un ouvrage unique, au sens d’une synthèse d’un
seul tenant, d’un tout en un (6). Contrairement à Timée, il
n’évoquera pas seulement l’histoire des Grecs, et, à l’inverse
d’Ephore, Callisthène et Théopompe, il inclura les anciens
mythes dans son ouvrage. Son ambition relève donc essentiellement d’un souci d’exhaustivité dans lequel l’extension
géographique va de pair avec l’extension chronologique. Le
(4) Il les cite lui-même en IV, 1, 3.
Éphore : historien grec du IVe siècle, originaire de Cymê en Asie
Mineure, qui fut l’élève d’Isocrate.
Callisthène : historien grec de la seconde moitié du IVe siècle, originaire d’Olynthe, qui fut le parent d’Aristote et le précepteur d’Alexandre.
Théopompe : historien grec de la seconde moitié du IVe siècle, originaire de Chios, qui fut aussi le disciple d’Isocrate.
(5) I, 3, 2-3.
(6) I, 3, 3 et 8.
7
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
P. GIOVANNELLI-JOUANNA : DIODORE DE SICILE, BIBLIOTHÈQUE HISTORIQUE, IV
L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°2 / 2002 – ÉTUDES CRITIQUES
(7) XVII, 35, 1-36, 4 ; 37, 3- 38, 3.
(8) Respectivement I, 2, 4 et IV, 8-39 (sans compter les autres chapitres où apparaît le héros). Nous ne pouvons le développer ici, mais la
monographie consacrée à Héraclès constitue un éloge dans lequel tous
les épisodes trahissant la violence du héros sont soigneusement tus.
Pour une analyse plus approfondie, nous nous permettons de renvoyer
à notre article : « La monographie consacrée à Héraclès dans le livre IV
de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile : tradition et originalité », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, I, 2001, p. 83-109.
8
Cependant, l’intégration de la mythologie dans l’histoire
universelle, pour justifiée qu’elle soit, n’est pas sans implications sur le travail même de l’historien qui, par rapport à
ses prédécesseurs, se voit confronté à des difficultés supplémentaires et variées. C’est lucidement et en toute connaissance de cause – implicitement aussi sans doute pour se
prémunir contre certaines critiques – qu’au début du livre IV,
Diodore dresse le catalogue des difficultés de tous ordres
impliquées par le maniement du matériau mythique : documentation déficiente et recherches difficiles car éloignées
dans le temps, matière mythique pléthorique et souvent
contradictoire, absence de chronologie sûre source de discrédit auprès des lecteurs. Toutes ces difficultés rendent
inconfortable la position de l’historien.
Que montre finalement le choix de Diodore d’inclure les
temps mythiques dans la Bibliothèque historique et de consacrer en particulier un livre entier à la mythologie grecque ? Un
historien à l’engagement franc, qui ne subordonne pas ses
convictions aux difficultés qu’elles entraînent, et un auteur à la
personnalité et à l’ambition intellectuelle affirmées. En
somme, le contraire d’un compilateur fade et sans envergure.
Si, ainsi que nous venons de le voir, le mythe peut être
envisagé dans sa généralité comme un moyen utilisé par
Diodore pour servir sa conception morale de l’histoire, il
mérite aussi d’être observé pour lui-même, comme objet
d’étude particulier. Sur le plan diachronique, la synthèse
mythographique exposée dans le livre IV se présente comme
le fruit évolué de courants intellectuels, à la fois littéraires et
philosophiques, qui ont marqué l’époque hellénistique.
Ainsi, derrière le foisonnement des traditions mythiques rapportées se dégagent des caractéristiques constantes :
empreinte de l’évhémérisme, historicisation et rationalisation des mythes.
Evhémère de Messène est l’auteur vers 300 avant J.-C.
d’un roman, ÔIera; ∆Anagrafhv ou Histoire sacrée, dont seuls
quelques fragments ont survécu, grâce à Diodore notamment
qui s’en est inspiré dans les livres V et VI de la Bibliothèque
historique (9). Il y décrit un voyage dans l’île imaginaire de
Panchaïe, située dans l’Océan Indien, où il aurait découvert
des preuves documentaires attestant que les dieux de la
mythologie avaient été à l’origine de grands rois, déifiés
ensuite par leurs peuples reconnaissants. La doctrine de
l’évhémérisme a trouvé un large écho dans le monde hellénistique sur le terrain politique et religieux : elle pouvait, en
effet, commodément légitimer la volonté des gouvernants de
recevoir le culte de leurs sujets. Or la mythologie du livre IV
est fortement marquée par l’évhémérisme. Ses héros sont
(9) V, 41-46 et VI, 1.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
livre IV, consacré aux temps mythiques des Grecs, est en ce
sens tout à fait représentatif de cette volonté. Le projet
encyclopédique de Diodore ne se conçoit pas sans une
exploration des temps originels de l’humanité. Les temps
mythiques, c’est-à-dire les époques antérieures à la guerre de
Troie, constituent non pas une période en dehors de l’histoire, mais une véritable protohistoire. Cette conception
trouve en fait sa justification, d’ordre historique et philosophique à la fois, dans la croyance, fort courante à l’époque,
en l’utilité de l’histoire.
L’extension aux temps mythiques de la notion d’histoire
universelle trouve, en effet, sa cause profonde dans la
croyance sincère, longuement exprimée par Diodore dans sa
préface générale, en l’utilité morale de l’histoire.
L’enseignement de l’histoire se fait avant tout à travers
l’exaltation du mérite des grands hommes. Ces exempla peuvent être des personnages qui ont réellement existé, tel
Alexandre le Grand, dont Diodore souligne, par exemple, la
magnanimité après la bataille d’Issos (7), ou bien des héros
et des demi-dieux qui, dans la conception évhémériste de la
mythologie dont le livre IV se fait l’écho, ont été des
hommes, avant d’accéder au statut de dieux en récompense
de leurs hauts faits et nobles actions. Dans cette seconde
catégorie, la personnalité mythique la plus exemplaire est
Héraclès : Diodore ne cite que lui dans la préface générale
de la Bibliothèque historique et c’est à son éloge qu’il
accorde la plus large place dans le livre IV en lui consacrant
une longue monographie (8). Dionysos, autre bienfaiteur de
l’humanité, se voit lui aussi accorder un rang de choix : il
apparaît en ouverture du livre IV, mais son personnage est
aussi très présent dans les livres précédents. Jason et Thésée
sont de la même façon présentés comme des héros aux qualités morales vertueuses.
Ainsi, les exemples mythiques se juxtaposent aux
exemples proprement historiques afin de les corroborer et les
renforcer. L’inclusion de la mythologie dans une histoire
universelle s’inscrit donc avant tout dans une volonté d’enrichissement de l’œuvre : les temps mythiques, considérés
comme des prolégomènes à l’histoire, permettent, en étendant le champ encyclopédique, de donner une signification
plus pleine au concept d’histoire universelle.
non seulement très proches des hommes par bien des
aspects, mais ils sont aussi des bienfaiteurs de l’humanité
exceptionnels. Ainsi, la monographie consacrée à Héraclès
se présente comme une biographie d’homme, délimitée par
la naissance et la mort du héros. L’évergésie touche bien sûr
les grands personnages tels Dionysos, bienfaiteur de l’humanité pour sa découverte du vin, mais elle est aussi soulignée chez des héros plus mineurs : Dédale, par exemple,
après s’être réfugié en Sicile, conçoit pour les habitants de
l’île une cité imprenable et leur destine diverses réalisations
comme un réservoir d’eau artificiel, la Colymbêthra, un
hammam naturel dans une grotte et bien d’autres ouvrages
d’art (10).
Ainsi déjà le système d’Evhémère, parce qu’il donne aux
dieux et héros de la mythologie le statut préalable d’hommes
et d’évergètes, fait basculer le mythe dans l’histoire et lui fait
subir une première forme d’historicisation.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
Le processus d’historicisation qui s’empare du mythe,
notamment à partir de la période hellénistique, touche à la
fois son temps et son espace. En effet, alors que la mythologie traditionnelle s’inscrivait généralement dans une sphère
intemporelle aux contours spatiaux imprécis ou imaginaires,
l’époque hellénistique ancre les légendes dans la réalité des
temps et des lieux historiques. Le mythe, pourrait-on dire, se
sécularise et s’installe dans la géographie.
Tout d’abord, par un mouvement bien naturel, la période
hellénistique intègre aux mythes des éléments qui lui sont
propres. Ainsi, l’éducation que reçoit le jeune Héraclès
n’est plus l’éducation de type archaïque des versions traditionnelles du mythe ; dans le livre IV, le héros, soigneusement instruit et formé aux exercices physiques, reçoit une
paideia de type hellénistique qui fait de lui un homme complet (11). L’historicisation est ici implicite, mais elle est
souvent, par ailleurs, marquée par une référence explicite
aux temps historiques.
Si l’absence de chronologie fiable est la difficulté
majeure à laquelle Diodore dit se heurter en tant qu’historien
dans le traitement des temps mythiques, cette lacune est
d’une certaine manière compensée par les incursions dans
les époques historiques qui jalonnent le livre IV. Ainsi, après
avoir capturé les bœufs de Géryon, Héraclès traverse la
Gaule Celtique et y fonde Alésia. La cité demeura toujours
libre, mais c’est finalement Caïus César, élevé au rang de
dieu pour ses grandes actions, qui la prit d’assaut et la
contraignit à se soumettre avec tous les autres Celtes à l’autorité des Romains (12). La référence à César et à sa
(10) IV, 78.
(11) IV, 10, 2.
(12) IV, 19, 1-2.
conquête de la Gaule Celtique a pour effet de provoquer un
brusque saut prospectif dans le temps, qui projette le récit
mythique, jusqu’alors hors du temps, dans une actualité
extrêmement proche de l’historien. En racontant comment la
cité d’Alésia, fondée dans les temps mythiques par le légendaire Héraclès, fut prise par César, personnage historique,
Diodore offre au mythe un devenir grâce auquel il relie passé
et présent, imaginaire et réalité.
Mais le lien établi entre les deux époques peut être
encore plus étroit, car le récit peut rendre compte d’événements historiques dont la cause même remonte aux périodes
mythiques. Par conséquent, il ne s’agit plus là d’un simple
lien temporel qui dit un devenir, mais d’un lien logique qui
dit les conséquences historiques d’un fait mythique. De ce
point de vue, l’épisode de l’aventure de Minos en Sicile est,
parmi d’autres, intéressant. Venu en Sicile réclamer Dédale
chez le roi Cocalos, Minos est assassiné par ce dernier qui
maquille sa mort en accident. Le Crétois a droit à des funérailles en grande pompe en Sicile, puis le récit précise : Mais
dans des temps plus récents, lorsque la cité d’Agrigente fut
fondée et qu’on découvrit que les ossements avaient été placés là, la tombe fut enlevée et les ossements rendus aux
Crétois, sous le gouvernement de Théron à Agrigente (13).
Le retour des cendres de Minos en Crète, eut effectivement
lieu en 480 avant J.-C., Diodore le mentionne lui-même dans
le livre XI de la Bibliothèque historique (14). L’événement
mythique trouve donc un prolongement réel dans les temps
historiques. Mais en réalité, le récit va encore plus loin dans
l’historicisation du mythe, car le récit de l’aventure de Minos
en Sicile est l’occasion de justifier la colonisation crétoise
dans l’île. En effet, les Crétois qui avaient accompagné leur
roi virent leurs vaisseaux brûlés et ne purent repartir chez
eux ; ils s’installèrent donc en Sicile et plus tard même, précise le texte, accueillirent d’autres colons crétois comme
Mérion avec lesquels ils avaient une parenté d’origine (15).
L’ensemble du récit de la mort de Minos en Sicile est donc
éloquent de la manière dont l’histoire s’est emparé du
mythe. Cependant le mythe ne porte pas uniquement la
marque du temps historique, il subit aussi des transformations géographiques.
Le processus d’historicisation modifie l’espace mythique.
Cet espace connaît, en effet, des remaniements au gré des élargissements successifs de l’horizon des Grecs et, pour Diodore,
des Romains aussi. La geste d’Héraclès en est certainement le
meilleur exemple, dont Diodore fournit une version très évoluée. Ainsi certains noms mythiques et imaginaires sont remplacés par des noms réels : le héros ne va plus chercher les
(13) IV, 79, 4 (et pour ce qui précède, IV, 79, 1-3).
(14) XI, 53.
(15) IV, 79, 5-6.
9
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
P. GIOVANNELLI-JOUANNA : DIODORE DE SICILE, BIBLIOTHÈQUE HISTORIQUE, IV
bœufs de Géryon sur l’île légendaire d’Erythie, mais dans la
presqu’île de Gadeires. De même, ses Travaux et ses aventures
promènent Héraclès dans un itinéraire de géographie réelle
qui le fait passer par l’Ibérie, la Celtique, les Alpes, la Ligurie,
Rome, la Sicile jusqu’au retour en Grèce. Son périple est
ancré dans un espace qui existe réellement.
Il en est de même pour le voyage des Argonautes.
Outre les deux itinéraires que mentionne Diodore, l’historien termine le récit de la route imaginée par Timée avec
la précision : Mais nous ne devons pas omettre de réfuter
le récit de ceux qui affirment que les Argonautes ont
remonté l’Istros jusqu’à ses sources, puis, empruntant le
cours d’eau en sens inverse, sont descendus vers le golfe
Adriatique. Car le temps a démontré l’erreur de ces genslà qui pensaient que l’Istros dont les eaux se jettent en de
nombreuses bouches dans le Pont, et l’Istros dont le cours
se déverse dans la mer Adriatique, prenaient leur source
au même endroit. En effet, après la victoire des Romains
sur le peuple des Istriens, on découvrit que le fleuve prenait sa source à quarante stades de la mer. En fait, l’erreur des auteurs provient, dit-on, de l’homonymie des
fleuves (16). Par conséquent, les progrès de la géographie
réelle modifient la géographie mythique.
Les récits mythiques du livre IV sont donc fortement historicisés tant dans le temps que dans l’espace. Ils sont aussi
très rationalisés.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
Le processus de rationalisation des mythes participe, en
fait, du même phénomène que la transformation évhémériste
et l’historicisation, ces trois mouvements faisant entrer le
mythe dans l’histoire.
Du point de vue le plus externe, la rationalisation a
consisté, pendant la période alexandrine, en une réorganisation et une classification des traditions mythiques, dont le
livre IV porte lui aussi la trace. Les légendes dionysiaques y
distinguent deux Dionysos : le fils de Zeus et de Sémélé et
un plus ancien fils de Zeus et de Perséphone (17). Ce classement, ici minimaliste, n’est pas unique : Cicéron distingue
cinq Dionysos et l’exposé consacré au dieu par Diodore dans
le livre III en différencie trois, quant à lui. Ces variations, y
compris à l’intérieur de la Bibliothèque historique, sont
compréhensibles car les traditions relatives au dieu ont
connu des développements tellement multiformes à l’époque
hellénistique que leur ordonnancement a pu varier énormément. Mais, plus intrinsèquement, la rationalisation a aussi
touché au contenu même du mythe.
Elle a, tout d’abord, autant que possible, fait disparaître
des mythes leurs éléments épiques et merveilleux. Ainsi, par
(16) IV, 56, 7-8.
(17) IV, 2, 2-3 et 4, 1.
10
exemple, Zeus ne recoud pas le jeune Dionysos dans sa
cuisse après sa naissance prématurée au milieu de la foudre
et des éclairs ; le nourrisson est tout simplement confié par
son père à Hermès afin d’être emmené chez les nymphes (18).
Dans le dixième travail d’Héraclès, Chrysaor n’a pas pour
fils un géant à trois corps nommé Géryon, mais trois fils anonymes qui règnent chacun sur une partie de l’Ibérie (19).
Dans l’épisode des Phinéides, le châtiment épique disparaît
au profit d’une peine ordinaire et, du reste, inédite (20) :
Phinée n’a pas crevé les yeux de ses fils, mais les a enfermés
dans un cachot souterrain où ils subissent le fouet ; Phinée
lui-même n’est pas puni de cécité, mais meurt au combat
sous les coups d’Héraclès (21).
On pourrait multiplier à l’envi les exemples ponctuels de ce
genre. Mais il serait plus intéressant de s’arrêter sur un récit
rationalisé complet, dont, par exemple, le développement
consacré à la Toison d’or fournit une très bonne illustration. Le
récit commence par l’épisode traditionnel de la fuite de Phrixos
et d’Hellé sur le dos du bélier ailé à toison d’or : après la chute
d’Hellé dans la mer, Phrixos débarque en Colchide et, sur les
ordres d’un oracle, sacrifie le bélier dont il consacre la toison
d’or à Arès (22). Le récit se poursuit alors avec la présentation
de deux versions rationalisées de l’aventure dans lesquelles les
éléments merveilleux sont soigneusement éliminés.
Dans la première, Phrixos et Hellé font le voyage sur un
bateau dont la proue porte une tête de bélier ; la jeune fille,
souffrant du mal de mer, se penche par-dessus la rambarde
du navire et tombe à l’eau (23). Ainsi donc, le bélier ailé,
animal fabuleux, sur lequel voyageaient les jeunes gens,
s’est transformé par le biais de la rationalisation, en un
bateau avec une proue en forme de bélier.
La seconde version, plus étoffée, présente directement
Phrixos en Colchide chez le roi Aiétès. Le jeune homme vient
de se faire capturer avec son pédagogue nommé Bélier
(Krios). Tandis que Phrixos est sauvé par le gendre du roi
tombé amoureux de lui, Bélier, lui, est sacrifié aux dieux
comme tous les étrangers de passage dans la contrée et, après
avoir été écorché vif, sa peau est clouée dans le temple. Or,
un oracle ayant prédit à Aiétès qu’il mourrait quand un étranger venu par la mer emporterait la peau, il installe une garde
serrée autour du sanctuaire et fait fallacieusement dorer la
peau pour persuader ses gardes de sa valeur (24).
(18) Dans le livre III, Zeus recout Dionysos dans sa cuisse (III, 64, 5).
Pour la naissance de Dionysos dans le livre IV, voir IV, 2, 3.
(19) IV, 18, 2.
(20) IV, 43, 3 – 44, 3.
(21) Pour un autre châtiment édulcoré par rapport à la tradition
mythique, voir la mutilation des Minyens par Héraclès en IV, 10, 3.
(22) IV, 47, 1.
(23) IV, 47, 4.
(24) IV, 47, 5-6.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°2 / 2002 – ÉTUDES CRITIQUES
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
Cette dernière version constitue un véritable paradigme de
rationalisation. Le mythe est déshabillé de ses éléments
épiques et merveilleux puis, avec le même tissu, est rhabillé de
façon différente. Fonctionnant sur un principe lexical, la rationalisation consiste à transformer le nom commun désignant le
monstre fabuleux (bélier, krivo" en un nom propre d’être
humain (Bélier, Krivo"). La suite de l’histoire est à la fois très
cohérente avec la légende, puisque Bélier est effectivement
sacrifié par Aiétès qui, dans la légende déjà, a l’habitude de
tuer les étrangers de passage, et très ingénieuse, la toison d’or
du bélier étant transformée en peau dorée de Bélier (25).
Il faut enfin préciser qu’un raffinement supplémentaire
vient s’ajouter à la construction déjà savante de tout cet
ensemble narratif. Par un effet de mise en abyme, au cœur
même du diptyque formé par la version traditionnelle du
mythe et les deux versions rationalisées, vient s’enchâsser
un autre diptyque du même type mais inversé (26). En
effet, la première version, qui sert de base et se présente,
par conséquent, comme la version primordiale, est, non
plus la version fabuleuse, mais la version rationnelle : elle
raconte que la garde installée par Aiétès autour du sanctuaire pour surveiller la peau était composée de Taures
(habitants de la Tauride) et/ou d’un homme appelé Dragon
(27). Le second volet du diptyque raconte la version merveilleuse selon laquelle la peau était gardée par des animaux fabuleux : des taureaux soufflant des flammes et un
dragon toujours en éveil. Le récit s’achève en donnant la
clé de la transposition mythique. Comme pour le bélier,
elle repose avant tout sur des jeux de mots articulés sur
l’homophonie d’un nom propre et d’un nom commun : les
Taures et les taureaux, Dragon et le dragon. La cruauté du
meurtre des étrangers est, quant à elle, signifiée par la fulmination des taureaux.
De cette étude il ressort que, si Diodore transmet tels
quels un certain nombre d’épisodes mythiques déjà rationalisés, il a aussi à cœur d’exposer les mécanismes de transposition mythique qui font passer du merveilleux au rationnel
et inversement. Ce souci d’explication et d’interprétation,
qui ne traduit pas seulement une volonté de transmission des
variantes mythiques, participe aussi de la démarche d’analyse de l’historien.
(25) Pour une étude globale des éléments rationalisés dans la
légende de Jason et Médée, voir A. Moreau, « Diodore le rationaliste »,
Connaissance Hellénique, 32, 1987, pp. 30-39.
(26) IV, 47, 2-3.
(27) Diodore ajoute, en effet, ce détail un peu plus bas lorsqu’il
explique la transformation mythique (voir 47, 3).
Le contenu mythique du livre IV constitue un ensemble
pleinement ancré dans l’histoire. Les grands héros légendaires sont avant tout des hommes de bien agissant pour le
bien de l’humanité. Leurs aventures s’inscrivent sur une toile
de fond historiquement et géographiquement proche de la
réalité. Les traditions mythiques se dépouillent autant que
possible de leurs atours épiques et merveilleux pour revêtir
les habits plus fonctionnels issus de la rationalisation.
Cependant, il est un effet indéniable de cette évolution
vers l’histoire et le rationnel : l’appauvrissement du mythe.
En franchissant la borne de l’histoire et de la réalité rationnelle, certes le mythe s’enrichit d’éléments nouveaux, mais
il lui arrive aussi de perdre tout ou partie de sa charge culturelle et symbolique. Le récit des deux derniers Travaux
d’Héraclès en est un des exemples les plus éloquents. Alors
que ces deux derniers exploits sont précisément ceux qui
revêtent le sens le plus profond pour le destin du héros, le
récit ne restitue absolument pas la dimension symbolique
dont ils sont porteurs. Ainsi, l’épisode de la capture de
Cerbère se trouve laconiquement évoqué en ces termes :
Après s’être emparé du chien, il réussit le tour de force de
l’emmener enchaîné et de l’exposer au regard des hommes
(28). Non seulement le nom symbolique de Cerbère n’est
même pas cité (29), ce qui le réduit à un vulgaire animal,
mais sa capture apparaît plus comme un exploit sportif que
comme une victoire sur la mort.
Quant à la quête des pommes d’or des Hespérides, si
l’épisode est objectivement plus développé que le précédent,
sa charge symbolique est elle aussi inexistante. Le récit,
extrêmement rationalisé, s’attarde sur le jeu d’homonymie
entre les pommes et les brebis (mh'la) des Hespérides, mais
l’objet de la quête n’est jamais présenté comme porteur d’immortalité. Ce n’est qu’après avoir rendu compte à Eurysthée
du dernier de ses Travaux que le héros, dit le récit, attend de
recevoir l’immortalité. Mais ce dernier événement semble
juxtaposé et non subordonné à l’objet de sa dernière quête. Le
traitement rationalisant des deux derniers Travaux d’Héraclès
désacralise donc le mythe en lui ôtant sa portée symbolique
profonde et, par conséquent, l’appauvrit considérablement.
Ainsi, la richesse acquise par les mythes du livre IV sous
l’effet de l’historicisation va de pair avec la perte de leur portée symbolique par le biais de la rationalisation.
Pascale GIOVANNELLI-JOUANNA
Université Jean Moulin-Lyon 3
(28) IV, 26, 1.
(29) Il l’avait tout de même cité mais bien plus tôt en 25, 2.
11
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.194.59.89 - 01/12/2011 16h40. © Les Belles lettres
P. GIOVANNELLI-JOUANNA : DIODORE DE SICILE, BIBLIOTHÈQUE HISTORIQUE, IV