Les politiques du sport en France

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Les politiques du sport en France
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Les politiques du sport en France
par Jean-Paul CALLÈDE
| Presses Universitaires de France | L'Année sociologique
2002/2 - Vol. 52
ISSN 0066-2399 | ISBN 2130532896 | pages 437 à 457
Pour citer cet article :
— CallÈde J.-P., Les politiques du sport en France, L'Année sociologique 2002/2, Vol. 52, p. 437-457.
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LES POLITIQUES DU SPORT
EN FRANCE
Jean-Paul CALLÈDE
RÉSUMÉ. — En France, les politiques sportives se caractérisent par une élaboration
spécifique qui tient, en partie, au rôle central joué historiquement par l’État. La structuration initiale des politiques publiques du sport couvre la période de l’entre-deuxguerres. En deux décennies, de nouvelles représentations de l’action publique se précisent et s’affirment, autour du thème sportif, en relation avec un projet de société
moderne et démocratique. De la Libération à aujourd’hui, on assiste à une complexité
croissante des politiques du sport, ponctuée par une succession de Lois d’orientation
impliquant davantage les fédérations sportives. Initialement, la transformation des modes
d’action de l’État, l’engagement de diverses collectivités locales (principalement urbaines), la question du rattachement ministériel des sports et l’affirmation progressive d’un
référentiel partagé sont des aspects déterminants pour l’analyse. De nos jours, par-delà les
ajustements nécessaires, la logique contractuelle engagée entre le pouvoir politique (ses
administrations) et le mouvement associatif tend à affirmer un modèle – propre à la
France – qui mérite l’attention du sociologue.
ABSTRACT. — In France, sport policies are characterized by a specific trajectory
partly due to the central role historically played by the state. The initial structuring of
sport public policies goes from 1919 to 1939. Within two decades new representations of
public action took shape and asserted themselves as concerns the topic of sport, in relation with the project of a modern and democratic society. Since the Liberation until
today, one can witness the increasing complexity of sport policies, punctuated with successive Laws governing sports. At first, the transformation of state acting methods, the
commitment of local communities (mainly urban ones), the question of uniting sport
with a ministri service and the progressive affirmation of a shared system of reference are
most determining factors for the analyst. Today, the contractual logic entered into by the
government (its administrations) and the sports federations has tended to produce a model
– peculiar to France – that merits the sociologist’s attention.
L’approche proposée peut être identifée comme une contribution à la sociologie historique. Celle-ci, lorsqu’il s’agit d’étudier
l’action publique, gagne à s’appuyer sur les acquis de la science politique et de la sociologie politique. En outre, en optant pour une
L’Année sociologique, 2002, 52, n° 2, p. 437 à 457
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démarche diachronique1, le sociologue s’engage, chemin faisant, sur
des terrains de recherches qui ont pu donner lieu à d’excellents travaux d’historiens. Il y a là, potentiellement au moins, matière à de
fructueux échanges autour des méthodes, des conclusions et des
formalisations proposées (Chazel, 1998).
En France, la trajectoire dessinée par les politiques sportives, au
fil des décennies, tend à constituer un modèle singulier qui suppose
une uniformisation dynamique des logiques cognitives et des
convictions mêlant philosophie politique, héritages historiques et
expérience culturelle. Le rôle de l’État, lequel s’affirme avec les
notions d’ « intérêt général » ou de « service public », fait place
– explicitement au cours de la Ve République – à la notion de
« délégation » de « mission(s) de service public » et à celle de « mission(s) d’intérêt général » accordées aux instances fédérales du Mouvement sportif préalablement agréées. Par ailleurs, compte tenu de
l’importance jouée par les fédérations d’associations engagées dans
cette logique de contractualisation, il y a probablement une originalité française supplémentaire, assez nette, du fait sportif luimême dans ses rapports à la puissance publique, comparativement
à d’autres secteurs où celle-ci opère quelque peu clôturée sur
elle.même.
Nous avons choisi de ne pas traiter des politiques de
l’éducation physique et sportive relevant stricto sensus du ministère
de l’Instruction publique (devenu en juin 1932 ministère de l’Éducation nationale). L’institution scolaire, qui va se montrer longtemps réticente à l’introduction de la culture sportive conçue en
termes de contenu(s) d’enseignement, n’apporte pas grand-chose à
l’intelligibilité des politiques publiques du sport. Indiquons aussi
que l’action de divers ministères et/ou secrétariats d’État, qui sont
susceptibles de s’intéresser directement ou non au domaine des activités physiques et sportives (Défense, Santé, Ville, Tourisme, Justice, Environnement, etc.), n’a pas été envisagée dans les limites de
notre étude.
Une première partie de l’article s’emploie à repérer un ensemble
d’indices, antérieurs à l’armistice de la Grande Guerre, qui préfigurent à leur façon l’ébauche d’une politique sportive nationale. Les
1. Ce texte s’appuie en partie sur une exploitation des débats parlementaires, de la
presse sportive ainsi que de divers dossiers conservés aux Archives nationales, initialement
engagée dans le cadre de la préparation de plusieurs chapitres de l’ouvrage
d’accompagnement de l’exposition Sport et démocratie (3 juin - 30 juillet 1998) confiée par
l’Assemblée nationale à Jean Durry, Directeur du musée national du Sport.
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deux autres parties traitent respectivement de la mise en place des
premières politiques du sport (durant l’entre-deux-guerres) et des
développements spectaculaires caractérisant l’époque suivante, en
particulier sous la Ve République.
I. Le rôle de l’État :
héritages anciens et continuité historique
A) L’État et la société civile, le sport
S’agissant de la France, l’histoire de la société ne saurait être dissociée de la construction de l’État au point que des auteurs comme
Bertrand Badie et Pierre Birnbaum s’accordent à considérer que ce
pays incarne un modèle : « le type idéal de l’État ». « D’Hugues Capet
à Louis XIV, de la Révolution française à Napoléon III et au régime
gaulliste, l’État a sans cesse étendu son emprise sur la société civile, s’est
autonomisé pour former un lieu clos, une immense machine administrative propre à dominer toutes les périphéries » (Badie et Birnbaum,
1979, p. 191). La « grandeur culturelle de la France », par exemple,
résulte, en partie au moins, du rôle décisif et séculaire joué par l’État en
ce domaine. Jean-Michel Djian indique qu’il faut remonter très loin
en arrière « pour comprendre le mécanisme d’appropriation du pouvoir culturel que les monarques auront légué à leurs successeurs, qu’ils
soient empereurs ou républicains » (Djian, 1997, p. 53). Il est éclairant
de rendre compte de la formalisation progressive de la gymnastique
moderne, militaire ou scolaire, sous cet angle, à l’échelle du
XIXe siècle. De même, il est tentant de vérifier si le fait sportif, bien
qu’ayant une inscription plus limitée dans le temps (à partir des
années 1880), n’a pas connu un traitement analogue, une histoire
similaire marquée par le rôle décisif de l’État. En France, l’éducation
physique des corps, aux implications directes en matière d’éducation
de la jeunesse, de préparation militaire, d’hygiène et de santé, en particulier, ne pouvait laisser indifférente la puissance étatique, seule
détentrice légitime de l’usage du pouvoir dans les secteurs qui viennent d’être identifiés. Cette remarque générale tend à confirmer que,
pour les domaines mentionnés, l’autocréation – ou autopoïèse – voire
l’autonomie de développement de ceux-ci sont systématiquement
infléchies par la présence de l’État.
Pour autant, un domaine comme le sport ne peut être réduit à
une mise sous tutelle progressive opérée par l’État. Déjà, au tout
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début des années 1920, qui voit se mettre en place différentes politiques sectorielles, la genèse des politiques publiques sportives croise
une autre histoire : celle de la pratique associative des sports,
engagée dans les années 1880, manifeste une dizaine d’années plus
tard et redynamisée avec l’entrée en vigueur de la loi du 1er juillet 1901 portant sur le contrat d’association. Composante importante de la société civile et soucieux de son autonomie, de son indépendance, l’associationnisme sportif va permettre à l’État, puis aux
collectivités territoriales, d’inventer les fondements d’un nouvel
espace d’intervention, de concertation et de coopération, voire de
contractualisation autour du sport.
À propos de la France, Pierre Rosanvallon a raison de souligner qu’il ne faut pas enfermer l’analyse dans une vision trop globale et exagérée de la « tradition étatique et centralisatrice ». Selon
l’auteur, il est indispensable d’identifier des figures de base, des
« figures clefs » « qui constituent autant de modalités spécifiques du
rapport État-société » (Rosanvallon, 1992, p. 15), permettant ainsi
de caractériser diverses phases. L’État opère entre autres comme
une forme d’institution du social, produisant de l’interaction, du
lien social et de l’unité. Dans le cas du sport, il ne peut que rencontrer le Mouvement associatif opérant un peu à la façon d’un
corps intermédiaire tout en étant capable de défendre pour luimême des valeurs cardinales. Cette réalité s’accorde avec l’analyse
d’ensemble développée par P. Rosanvallon. De même que
l’éducation et la culture sont plus que de simples domaines de
l’action de l’État mais, pour une large part, « la raison même d’être
de cet État » (ibid., p. 110) – signe tangible d’un État jacobin opérant comme unique lieu possible de définition de l’intérêt général –, le sport connaît un traitement analogue (pour l’éducation
sportive des jeunes, pour les filières de haut niveau, par exemple).
Pour autant, l’élaboration des valeurs et la circulation des images et
des symboles destinées à construire cette réalité sont partagées
entre l’État (entendu ici comme forme politique et non directement comme système administratif) et le Mouvement sportif associatif. L’État développe un discours « rationalisateur », parfois contrarié, ponctuellement, et devant composer avec les résistances de
la société, des intérêts sectoriels contradictoires ou une certaine
prudence politique.
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B) Le prestige de la nation française face à l’ennemi héréditaire
Dès lors que le sport est perçu comme engageant le prestige de
la nation, on constate qu’avec les revers de fortune, certains porteparole du « monde sportif » s’en remettent à la nécessité d’une intervention étatique. Un événement sportif antérieur à la mise en place
des politiques sportives est éclairant pour comprendre comment la
sensibilisation de l’opinion publique est susceptible d’opérer en ce
domaine. Les résultats obtenus par les athlètes français à l’occasion
des Jeux olympiques de Stockholm (1912) sont particulièrement
médiocres. Dans le journal L’Opinion, « au lendemain de notre
défaite aux Jeux olympiques », un journaliste agrégé de l’Université,
Georges Rozet, s’interroge sur la façon de constituer une élite sportive formée au sein d’une institution hautement spécialisée, une
« École française de l’Éducation physique et des Sports », « considérant enfin que désormais la valeur sportive d’une nation ajoutera,
d’une façon qui n’est point négligeable, à ses autres prestiges, à sa
valeur sociale proprement dite, et qu’il faut ou bien ne plus affronter les Olympiades ou bien y faire la meilleure figure possible »
(dans J. Raymond-Guasco, 1912, p. 3). D’autant que le rendezvous olympique suivant ne saurait se conclure par un échec français
puisqu’il s’agit des Jeux de Berlin (1916).
C) Une vision anticipatrice de l’excellence sportive
Quelques années plus tard, moins de trois semaines après
l’armistice de la Grande Guerre, le même Georges Rozet publie
une fiction en forme de reportage dans le numéro spécial de la
revue Lectures pour tous. La scène est censée se dérouler en juillet 1920, dans le vaste stade de Lyon, qui accueille les Jeux olympiques, en présence du président de la République « (car en France,
désormais, l’athlétisme est justement honoré de sa présence...) ».
« Depuis la guerre [...] l’opinion française et les pouvoirs publics,
sortant de leur indifférence de jadis, ont donné au sport et, plus
généralement, à l’éducation physique, une telle attention et de tels
gages, que l’équipe olympique de 1920 en a profité » (p. 238).
Rozet évoque tout un programme de mesures et de réalisations
concrètes : la mise en place des centres d’instruction physique, la
multiplication des clubs et des compétitions, les encouragements
prodigués par l’Armée et par l’Université, le travail pratique de
détection des talents... Par contre, la question des ressources budgé-
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taires indispensables à la réalisation de ce programme est quelque
peu escamotée. Qu’importe. Ce « témoignage » est une anticipation
cohérente. Il illustre le discours « utopiste et rationalisateur » (une
perspective identifiée par P. Rosanvallon, 1992, p. 126), à ceci près
que l’élaboration est proposée ici par un éminent acteur impliqué
dans la société civile. Pour notre propos, le fait est donc doublement significatif, liant potentiellement émission et réception d’un
message fort, et il laisse entrevoir une conception – française – du
sport en gestation. Logique de raisonnement et imagination anticipatrice opèrent alors dans la continuité.
II. Premiers développements
et uniformisation cognitive autour d’un domaine d’action
A) Impératif de défense nationale
ou démocratisation de la culture sportive ?
La Première Guerre mondiale (1914-1918) a pour conséquence
de poser la question de la nécessité d’une structure étatique « autonome » susceptible de prendre en charge l’éducation physique et les
sports. Dans un ouvrage publié en 1919, quelques mois après
l’armistice de novembre 1918, Édouard Herriot, le maire de Lyon,
s’interroge : « Peut-être arriverons-nous ainsi peu à peu à la constitution d’un grand service central – ministère ou non – de l’Éducation
physique » (Herriot, 1919, p. 193-194). Rappelons qu’Herriot cite
dans son ouvrage plusieurs travaux du baron P. de Coubertin et que
le maire de Lyon s’était porté candidat, auprès du même de Coubertin (lettre du 26 novembre 1914, Archives du CIO, Lausanne), pour
accueillir les Jeux olympiques de 1920 ou ceux de 1924.
Dans les intitulés visant à désigner la structure institutionnelle
adéquate, au niveau des rattachements ministériels suggérés, on
entrevoit les logiques « concurrentielles » qui opèrent. Certes, il
s’agit d’abord de régénérer une jeunesse qui a payé un très lourd
tribut à la guerre. Et le sport n’a pas nécessairement la partie belle,
dans cette perspective. Le modèle de l’éducation physique – scolaire ou extra-scolaire –, la gymnastique, le tir, l’éducation physique à la préparation militaire, en particulier, s’imposent aux décideurs politiques. Le ministère de la Guerre occupe une place
prépondérante. Ce qui laisse d’ailleurs en suspens la question de la
pratique féminine...
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Progressivement, le sport va affirmer à la fois sa spécificité et son
autonomie vis-à-vis des autres modèles d’exercice. Il a tout à gagner
à ne plus se trouver sous la tutelle de l’armée, mais la partie n’est pas
gagnée d’avance. Il apparaît comme une activité sans grande finalité
pratique, contrairement à la gymnastique qui peut afficher des
intentions patriotiques, contrairement à l’éducation physique
lorsque celle-ci est codifiée et supervisée par des médecins. Un rattachement des sports au ministère de l’Instruction publique permettrait d’échapper à l’emprise du ministère de la Guerre, encore que le
corps enseignant se montre plutôt réservé quant à la valeur éducative de la culture sportive : au milieu des années 1920, les sports
athlétiques n’ont pas forcément bonne presse. Un rattachement des
sports au ministère de la Santé et de l’Hygiène publique permettrait
également de s’affranchir de la tutelle de l’Armée, mais il n’est pas
sûr que la majorité des médecins, appartenant ou non à l’Université,
soit en mesure de concevoir le sport comme un modèle aussi fondamental que l’éducation physique... Conjointement à la question
du statut ministériel des sports, c’est bien celle de la reconnaissance
publique – et de la légitimité – du sport qui est posée, durant les
années 1920. Dans l’immédiat, la politique sectorielle qui rassemble
– au sein d’un même domaine d’intervention publique – des modèles relativement spécifiques (éducation physique, gymnastique, tir,
sport...) peut être identifiée comme une étape première, fondatrice
et indispensable.
Quelques années plus tard, le 5 décembre 1929, Henry Paté, qui
occupe le poste de sous-secrétaire d’État à l’Éducation physique,
désormais rattaché au ministère de l’Instruction publique, répond
aux questions des députés et prend une part prépondérante dans la
discussion du budget. L’équipement sportif du territoire (et la réalisation d’un premier inventaire national), la formation des éducateurs (et le projet de création d’un Institut national, dont l’École
militaire de Joinville ne serait qu’une des composantes), la création
d’un corps d’inspecteurs de l’Éducation physique, les problèmes de
fiscalité liés au spectacle sportif, etc., sont amplement débattus. La
conclusion de Paté se passe de commentaire. « Au moment où se
termine la discussion de ce budget, qui est le premier budget de
l’éducation ayant son indépendance, je remercie, au nom de la jeunesse et de ses dirigeants, la Chambre qui a bien voulu consacrer
une séance à l’éducation physique. »
En une décennie, grâce aux efforts déployés par H. Paté mais,
conjointement, par effet de contiguïté (par rapport à la gymnastique
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ou à l’éducation physique proprement dite), le sport est investi
d’une légitimité « publique », que les parlementaires ont contribué
sinon à construire, du moins à favoriser. L’augmentation significative des effectifs est aussi un facteur à ne pas négliger. On peut
avancer pour l’année 1930 le chiffre d’un million de pratiquants
sportifs licenciés dans les clubs (Jean Loup, 1930, p. 49).
Au tout début des années 1930, l’idée de la création d’un
« ministère des Sports » est plus que jamais à l’ordre du jour. Pierre
Bardel, chef de cabinet d’Émile Morinaud, détaille les caractéristiques de la structure nationale de direction de l’éducation physique.
Un organisme « aussi considérable », doté d’un budget autonome,
qui répartit les subventions, soutient les municipalités et intervient
pour la création des équipements, qui dirige et contrôle les professeurs spéciaux d’Éducation physique, les cadres militaires de
l’Éducation physique, qui apporte son concours à 12 000 sociétés
agréées, pour ne prendre que ces quelques traits parmi ceux énumérés par Bardel, devrait constituer un véritable ministère. « La création prochaine d’un ministère des Sports est une chose inéluctable.
C’est simplement une question de temps » (Bardel, 1931, p. 477).
Désormais, on peut identifier les cinq caractéristiques fondant la
réalité d’une politique publique : un « cadre général d’action »,
dépassant largement le niveau des simples mesures isolées, la définition de buts ou d’objectifs à atteindre en fonction de normes et de
valeurs, un ensemble de mesures concrètes formant la « substance »
d’une politique, l’identification de publics à atteindre, un dispositif
décisionnel d’allocation de ressources et/ou de prescriptions réglementaires incluant des modalités coercitives (Mény et Thœnig,
1989, p. 130 et suivantes).
En empruntant à la terminologie élaborée par Pierre Muller, on
peut considérer que Henry Paté s’est imposé comme un médiateur,
c’est-à-dire un agent capable d’élaborer le référentiel normatif
d’une politique publique de l’éducation physique et du sport. Progressivement, il transforme une réalité socioculturelle assez contradictoire, de par les intérêts qui la traversent, en « un programme
d’action politique cohérent » (Muller, 1995, p. 175). Ce qui fait son
efficacité, c’est d’une part sa capacité à dépasser le plan d’agencement des intérêts corporatifs (militaires, médecins, enseignants...)
et à intégrer le projet sectoriel dans un cadre d’intérêt plus général.
D’autre part, la fonction de médiateur – à distinguer de la figure du
technocrate – est, à sa manière, une « fonction intellectuelle » susceptible d’ouvrir sur « une nouvelle vision du monde », et de con-
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tribuer à sa réalisation. Pour ce faire, le référentiel normatif à élaborer
doit articuler un référentiel sectoriel (balisant le domaine du sport
et/ou de l’éducation physique) avec un référentiel global (la politique gouvernementale ou encore les valeurs qui paraissent
s’affirmer au sein de la société, l’idée de progrès, etc., dont se nourrit aussi une politique publique).
B) L’impact déterminant des politiques sportives municipales
Les élections municipales de 1925 constituent un jalon important pour dater l’impulsion donnée à la mise en œuvre des politiques sportives municipales dont les programmes de réalisation sont
engagés de façon quasi simultanée. Dans ce domaine, le député
maire de Lyon, Édouard Herriot, s’impose comme un précurseur.
D’autres villes, au cours des années 1920 et 1930, vont suivre cet
exemple et développer d’ambitieuses politiques d’équipements
sportifs municipaux : stades avec ou sans tribunes, gymnases couverts, piscines couvertes ou non, salles d’éducation physique et/ou
de rééducation physique. Certaines municipalités établissent une
distinction pertinente entre équipements de grand rayon et équipements de proximité. Le nouveau cadre législatif permet aux maires
de mieux appréhender la question de l’équipement sportif : loi
Cornudet du 14 mars 1919, loi du 25 mars 1925 relative à
l’expropriation pour cause d’utilité publique en vue de l’établissement de terrains sportifs.
L’équipement sportif devient un domaine d’innovation architecturale, technique et technologique aux retombées symboliques
immédiates. Par rapport au modèle de pratique du début du siècle
(la prédilection affirmée par une partie de la jeunesse aisée pour la
pratique en club du sport de compétition), il s’agit d’un renversement radical de perspective : désormais, c’est l’offre municipale
d’équipement sportif qui est susceptible de stimuler la demande
sociale de pratique sportive. L’engagement municipal dans ce
domaine étant de nature à lever bien des obstacles liés aux inégalités
économiques observables au sein de la population.
C) L’action du Front populaire : innovations et pérennisation des actions
Au début des années 1930, les difficultés économiques (liées à la
« crise de 1929 », qui affecte la France un peu plus tard) et
l’agitation sociale et politique (« Février 1934 », grèves en cascade
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qui vont paralyser la France jusqu’au printemps 1936...) relèguent
au second plan des priorités gouvernementales du moment le développement des politiques sportives. La montée des totalitarismes, en
Allemagne, en Italie par exemple, contribue à alourdir le climat
social du pays.
À l’issue des élections législatives d’avril et mai 1936, favorables
aux forces de gauche, un nouveau gouvernement est formé par
Léon Blum. Léo Lagrange est nommé sous-secrétaire d’État à
l’organisation des Loisirs et Sports, rattaché au ministère de la Santé
publique dirigé par Henri Sellier, tandis que le Dr Dezarnaulds se
voit confier la charge de sous-secrétaire d’État de l’Éducation physique, rattaché au ministère de l’Éducation nationale avec à sa tête
Jean Zay. Un an plus tard, à partir du 22 juin 1937, suite à un remaniement ministériel, Léo Lagrange se retrouve en charge du soussecrétariat d’État aux Sports, Loisirs et Éducation physique, placé
sous l’autorité du ministère de l’Éducation nationale, confié à
J. Zay.
Léo Lagrange et les siens vont s’engager sur le terrain des réalisations concrètes : équipement sportif (dont la nécessité est rendue
évidente par les conclusions d’un inventaire national des installations existantes : le second du genre), création d’un Brevet sportif
populaire, mise en place d’un Conseil supérieur des sports élargi à
l’ensemble des organismes préoccupés par la diffusion de la culture
sportive, effort pour structurer des instances de médiation et de
coordination à l’échelon départemental, sans parler des mesures prises en faveur du sport scolaire (enseignement primaire, enseignement secondaire). Cette politique s’inspire d’une philosophie cohérente. Dans son économie interne, la conception valorisée par
Lagrange est très ouverte : « Loisirs sportifs, loisirs touristiques, loisirs culturels où doivent s’associer et se compléter les joies du stade,
les joies de la promenade, du camping et du voyage et les joies des
spectacles et des fêtes » (discours radiodiffusé du 10 juin 1936).
Lagrange insiste sur la philosophie politique qui sous-tend l’action
envisagée, en fonction de ce qui se fait dans des pays voisins qui ont
rompu avec les principes démocratiques. « Organiser les loisirs (et
les sports) dans un pays démocratique ne peut consister à placer les
individus sous le “contrôle autoritaire” de l’État dans l’emploi de
leurs temps libres. L’État doit être un guide pour l’utilisation des
loisirs et pour le développement sur le plan individuel et sur le plan
social, de la santé et de la culture » (Rapport d’activité, d’après Raude
et Prouteau, 1950, p. 93-94).
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La démission du Cabinet Léo Blum, le 8 avril 1938, marque
pour certains la fin du Front populaire. Dans la nouvelle équipe
ministérielle, confiée au radical Édouard Daladier, Jean Zay est
directement responsable des sports et de l’éducation physique, en
qualité de ministre de l’Éducation nationale. Après la réforme du
sport scolaire et universitaire, Jean Zay envisage d’améliorer les
relations entre les pouvoirs publics et les fédérations sportives avec
l’élaboration d’un Plan de réorganisation du sport en France. Soumis à
l’examen des fédérations sportives et du Comité national de
l’éducation physique et des sports, la procédure des négociations
sera interrompue du fait de la déclaration de guerre (J. Zay, Plan...,
avril 1939). Le texte insiste sur « la nécessité de coordonner sous
l’arbitrage compréhensif de l’État, les efforts trop souvent épars, en
faveur d’une large réorganisation sportive [...]. Cependant, seule,
une collaboration permanente et étendue de toutes les bonnes
volontés désintéressées permettra à l’Administration supérieure de
n’avoir point à se substituer à l’initiative privée [...] », prise en
charge par les « dirigeants de Fédérations ou de Clubs », en
l’occurrence (p. 4). Le projet n’est donc pas une offensive autoritaire manifestée au nom de la raison étatique mais une avancée
– discursive, dans un premier temps – que s’autorise l’État, en tant
que forme politique, en matière d’institution du social (selon les
termes de P. Rosanvallon, ibid., p. 125-127). Il suppose une certaine convergence entre les acteurs politiques (et les services administratifs) et les acteurs du Mouvement sportif. Ce « projet de Loi
Jean Zay » (la formule est utilisée dans le document, p. 10) est
incontestablement le premier cadre législatif général définissant une
politique publique du sport en France.
Dès la fin des années 1920, le référentiel des politiques publiques du sport est clairement défini. Cette relative uniformisation du
« champ cognitif » autour des politiques publiques du sport va trouver quelques leviers d’action sans précédent avec le Front populaire
grâce aux efforts déployés par Léo Lagrange. En utilisant l’outillage
conceptuel forgé par Pierre Muller, soulignons que Léo Lagrange
s’impose comme un médiateur, capable d’anticipation, qui élabore
une nouvelle « image du système à réguler » venant concrétiser un
projet socioculturel ambitieux. Le sport, l’éducation physique, le
plein air et le temps libre s’inscrivent dans un projet de société – un
projet sur la société – porté par l’action gouvernementale. En
empruntant une formule à Pascal Ory s’appliquant aux politiques
culturelles (P. Ory, 1994, p. 14), on peut dire que l’époque du
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Front populaire est, pour les politiques sportives, « le temps de la
“prise en compte”, avant celui de la “prise en charge” », qui interviendra ultérieurement.
III. L’optimisation progressive
des politiques publiques du sport
A) L’éducation physique et le sport de « Vichy » :
A) l’ordre sans la République
Il faut évoquer succinctement cette interruption dans l’histoire
de la République française qu’est l’ « État français de Vichy », qui
opère de juin 1940 à juin 1944. La défaite militaire de 1940 engendre
une idéologie prônant la régénérescence de la race, le retour à l’ordre
et aux valeurs de discipline. Les valeurs attribuées au sport
s’accordent avec cette perspective. Affirmer que le Commissaire Jean
Borotra, n’a rien tenté ni réalisé en matière d’administration du
sport, entre juillet 1940 et avril 1942, serait inexact. Pour autant,
selon la tradition française des institutions, il est non moins évident
qu’une autorité politique qui ne peut se réclamer d’une légitimité
républicaine, parlementaire et démocratique échappe au cadre de
l’action publique classique. L’exercice du pouvoir, dans une société
de type démocratique, est peu dissociable du couple autoritélégitimité, qui contribue à qualifier positivement la coopération
engagée avec le Mouvement sportif. Or c’est sans la moindre retenue
que le régime de « Vichy » a fait du sport sa « propriété ». La solide
administration voulue par Borotra reste le bras séculier d’un État qui
ne s’accorde pas aux principes républicains et démocratiques. Il n’est
pas possible d’accorder à Borotra le statut de médiateur, au sens
défini par Pierre Muller. C’est encore plus évident pour le colonel
Jep Pascot, son médiocre successeur au Commissariat général, en
poste d’avril 1942 à juin 1944. Ce qui fait la triste spécificité de la
conception vichyste du sport, c’est la stricte réduction de l’activité
sportive elle-même aux – nouvelles – conditions politicoadministratives définies pour celle-ci par le régime en place.
B) Les priorités de l’après-guerre et la « question sportive »
Tandis que l’État français – la France de Vichy – sombre peu à
peu dans la collaboration avec l’Allemagne, le gouvernement provi-
Les politiques du sport en France
449
soire de la France Libre s’est transporté à Alger et au mois de
mai 1943 se met en place un Comité français de Libération nationale. L’un des buts essentiels des organismes qui sont structurés à
Alger, c’est évidemment la préparation des institutions qui régiront
la France libérée. Alors que le général de Gaulle s’installe à Paris,
l’ordonnance du 28 août 1945 du gouvernement provisoire de la
République rend applicable au territoire métropolitain la législation
d’Alger.
Les nouvelles dispositions législatives suscitent tout de même des
débats animés et parfois des critiques. La Libération ne marque pas
vraiment un retour à l’autonomie des fédérations. Si le Mouvement
sportif associatif – fédérations, clubs, instances intermédiaires – se
voit assigné une mission de service public, c’est par la médiation de
« pouvoirs délégués » par l’État, au prix d’une tutelle de ce dernier,
fermement précisée, et d’un contrôle qui s’exerce à tous les échelons de l’appareil administratif. D’où la réticence de certains dirigeants de fédérations... Pour autant, dans le cadre du nouveau dispositif, avec la procédure de l’agrément ministériel (déjà prévue par
l’ordonnance d’Alger du 2 octobre 1943), les groupements sportifs
sont dotés de prérogatives fortes, disposant d’une latitude d’action
particulièrement étendue, tandis que le jeu des institutions républicaines garantit l’équité démocratique et préserve de l’arbitraire.
L’immédiat après-guerre et les débuts de la IVe République
s’accompagnent d’une grande mobilisation collective autour des
questions de la jeunesse, du sport, de l’éducation populaire et du
plein air. La liquidation de l’organisation du sport sous Vichy prend
du temps. Des Centres d’éducation populaire et les premiers Centres régionaux d’éducation physique et sportive (CREPS), qui vont
fusionner par la suite, sont installés dans des infrastructures qui constituaient un des axes de la politique « régionale » conduite sous
« Vichy ».
Progressivement, l’enthousiasme et le consensus vont s’émousser. Dès le milieu des années 1950, le sous-équipement sportif est
d’autant plus évident que le pays est en train de connaître une
importante poussée démographique de la jeunesse. Bien sûr, l’effort
d’unification des lois, règles et prescriptions techniques concernant
la construction des installations sportives n’est pas contestable, mais
il n’en reste pas moins vrai qu’il manque sinon l’expression d’une
véritable volonté organisatrice, tout au moins des moyens budgétaires massifs, acquis dans le cadre d’une action pluriannuelle. Le
temps venu, il faudra dans ce domaine des médiateurs d’envergure,
450
Jean-Paul Callède
à la mesure des défis qu’impose la modernisation de la France. Toutefois, il serait inexact d’affirmer que les politiques publiques du
sport ont été négligées ou sans résultats tangibles, tout au long de la
IVe République.
C) Les débuts de la Ve République : un nouvel élan
La Ve République couvre une vaste période qui s’étend de
l’été 1958 à nos jours. Durant ces quatre décennies, la pratique
sportive connaît un développement sans précédent qui tient en
partie à l’efficacité des politiques sportives mises en œuvre.
Nommé haut-commissaire à la Jeunesse et aux Sports en septembre 1958, encore tout auréolé de sa victoire dans l’Annapurna
en 1950, Maurice Herzog est investi d’une lourde tâche. Il lui faut
résoudre la question de l’équipement jugée primordiale dès 1945 :
une opération sans cesse renvoyée à plus tard tout au long de la
IVe République. M. Herzog se propose d’intervenir dans trois
domaines considérés comme étant interdépendants les uns des
autres : le sport de masse, le sport d’élite et le sport scolaire. Par ailleurs, à ses yeux, les relations entre l’État et le Mouvement sportif
doivent être reprécisées, à des fins d’efficacité et de cohérence. Le
principe des lois de programme d’équipement sportif et socioéducatifs – la première couvre la période 1961-1965, s’articulant
avec le IVe Plan – se traduit par un ensemble de réalisations tout à
fait remarquables. L’effort est poursuivi avec la seconde loi de programme d’équipement qui porte sur la période 1966-1970
(Ve Plan).
La forme d’intervention privilégiée par M. Herzog pour asseoir
l’unité et la légitimité du sport mérite d’être examinée plus en
détail. Le référentiel normatif d’une politique peut se décomposer
– pour les besoins de l’analyse – en trois aspects : un référentiel global (en un sens, il s’agit des normes qui structurent l’action gouvernementale), un référentiel sectoriel (relatif au sport, par exemple) et
des éléments de transaction (qui permettent d’articuler et d’intégrer
les deux niveaux définis) (Muller, 1985, p. 172-175). En décidant
d’introduire l’éducation sportive au sein de l’Éducation nationale
comme discipline d’enseignement, et en réussissant dans cette
entreprise, M. Herzog joue la carte de la légitimité et il est quasiment assuré de pouvoir compter sur l’effet multiplicateur de deux
facteurs positifs : le poids démographique de la jeunesse scolarisée,
le maillage territorial de l’équipement sportif. La « conversion » du
Les politiques du sport en France
451
sport en discipline d’enseignement produit ipso facto un « opérateur
intellectuel » qui permet d’agir sur la réalité, en la rendant intelligible. Pour désigner ce type de procédé, Pierre Muller parle
d’ « opération d’encastrement du référentiel sectoriel dans le référentiel global » entendue comme « une étape décisive de la construction d’une nouvelle politique » (ibid., p. 175). À cet égard,
Maurice Herzog s’impose comme un fin stratège et comme un
médiateur d’envergure.
Un modèle caractéristique d’organisation de l’action sportive
locale s’affirme, dans le courant des années 1960 et au début des
années 1970. Généralement, d’une part, la municipalité construit les
équipements sportifs, en assure la gestion, et attribue des subventions
aux clubs sportifs ; d’autre part, les clubs proposent le code culturel (la
compétition, l’initiation aux sports) largement diffusé par des bénévoles (éducateurs, élus associatifs...). En d’autres termes, la mise en
commun de ces quatre ressources, à la fois indépendantes et interdépendantes les unes par rapport aux autres, caractérise l’action
sportive locale : un dispositif relativement équilibré, sous-tendant
une logique contractuelle permettant de développer un « service
public » du sport. Évidemment, le modèle identifié, de type systémique, ne doit pas faire ignorer l’efficacité intéressée de certaines
relations interpersonnelles, les stratégies hégémoniques, les tensions,
voire les conflits qui peuvent se manifester, à l’échelle communale,
autour du prétexte sportif. Cependant, la comparaison entre diverses situations locales montre que ce moment crucial, point de rencontre de deux histoires spécifiques : l’associationnisme sportif d’un
côté, le processus de municipalisation des activités dites de service
public de l’autre, appelle en dernière instance l’arbitrage par la puissance politico-administrative.
Avec Pierre Mazeaud, la France va se doter d’une loi « relative
au développement de l’éducation physique et du sport » (« loi
Mazeaud » du 29 octobre 1975). À l’époque, le Mouvement sportif
organisé compte 100 000 associations regroupant plus de 7 millions
de licenciés. La promulgation de cette loi matérialise une étape supplémentaire dans la structuration des politiques publiques du sport.
La « loi Mazeaud » s’inscrit dans une continuité où l’État, en particulier depuis la Libération, intervient lorsque le besoin s’en fait sentir et au regard de l’évolution de la pratique sportive. Sa nécessité
résulte aussi d’un effet de seuil qui caractérise, au milieu des
années 1970, le phénomène sportif : à la fois dans sa configuration
nationale (forte augmentation des effectifs, segmentation des
452
Jean-Paul Callède
niveaux de pratique, exigences spécifiques liées aux sous-modèles
identifiables : haut niveau, compétition de masse, loisir, sport pour
tous, etc.) et par rapport à l’élévation des performances au plan de la
compétition internationale (préparation spécifique, soutiens divers,
aides publiques...). La loi du 16 juillet 1984, à l’actif d’Edwige
Avice (entrée au gouvernement le 23 juin 1981), ministre déléguée
au Temps libre à la Jeunesse et aux Sports, dans le troisième gouvernement de Pierre Mauroy, parachève l’action engagée par Pierre
Mazeaud une dizaine d’années auparavant. Depuis les années 1960,
c’est une politique contractuelle – et publique – du sport, de « partage des responsabilités » (Miège, 1997, p. 77-78), qui se structure
progressivement, jusque dans ses moindres détails. L’engagement
contractuel portant sur plusieurs axes de développement : écoles
d’éducation par le sport, sport de compétition et performance, contrôle médico-sportif, sport de masse et sport pour tous.
D) « Reterritorialisation » de l’action sportive
D) et nouveaux espaces d’intervention
La mise en place de la décentralisation, inaugurée par la loi du
2 mars 1982, va renouveler très sensiblement le registre des politiques publiques du sport. Sa pleine légitimité est acquise avec les
élections au suffrage universel de 1986. Replacée sur la longue
durée, il s’agit sans doute d’une étape logique visant à privilégier la
définition et l’expression des « politiques de proximité », élaborées
au plus près des administrés et de leurs besoins, exprimés comme
tels ou non. Se trouve résolument engagée une réforme de l’État et
des relations centre-périphérie. Selon une formule de Roger Bambuck, ministre de la Jeunesse et des Sports de 1988 à 1991 : « Le
rôle de l’État s’est profondément transformé : de tuteur, il est
devenu partenaire. » L’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques locales restent pour l’essentiel, selon le modèle classique, contrôlés par l’État mais la décentralisation contribue au processus d’intégration de la société en s’appuyant sur plusieurs niveaux
d’échelle spatiale pour réaliser pleinement les potentialités de la
société. Si l’État déploie une action qui vise à appliquer globalement un critère d’homogénéisation sportive de l’espace national
(tout en exploitant les contrastes géographiques : mer, montagne,
insularité...), le processus de « re-territorialisation » du politique, qui
se décline à l’échelle d’une région, d’un département, d’un « pays »,
semble être propice à la réhabilitation des patrimoines locaux (jeux
Les politiques du sport en France
453
d’exercice, d’adresse, de force, technologies traditionnelles...) et à
l’affirmation d’un pluralisme des identités culturelles.
On sait que les politiques sectorielles tendent à se structurer avec
une logique étatique s’accompagnant d’une certaine « déterritorialisation », en particulier lorsque le déploiement des services extérieurs
de l’État a pour effet de réorienter, d’affaiblir ou de faire disparaître
des dispositifs déjà en place, issus de l’initiative locale. Or les développements récents des politiques sportives, à l’échelle des Régions,
des Départements et des Communes, sont fondamentaux car ils permettent d’apporter quelques éléments de réponse, pour un domaine
particulier, à l’interrogation suivante : « Jusqu’où une société peutelle fonctionner sans territoire, c’est-à-dire sans pouvoir s’appuyer
sur un “espace de mise en cohérence” ? » (Muller, ibid., p. 183). Les
partenariats noués à l’échelle régionale attestent d’une logique de
« reterritorialisation » venant compléter la logique sectorielle, et instaurent des relations centre-périphérie équilibrées et novatrices.
Une dimension significative de l’action des pouvoirs publics
dans le sport concerne l’intensification de la lutte contre le dopage
et la protection de la santé des sportifs. Une loi du 23 mars 1999,
dans le prolongement de la loi du 16 juillet 1984 et faisant suite à
deux textes législatifs sur le dopage antérieurs (M. Herzog, 1965 ;
R. Bambuck, loi du 28 juin 1989), définit les conditions garantissant la santé des sportifs, accroît la prévention et la lutte contre le
dopage en précisant notamment les formes de contrôle envisagées,
les agissements interdits, les sanctions administratives et les autres
sanctions encourues par les contrevenants à la loi. L’État intervient
et la question du dopage est replacée dans le cadre élargi de la protection de la santé des sportifs. De même, l’État, par son ministre de
la Jeunesse et des Sports, entend assurer la protection des mineurs
jusque dans les centres de formation attachés aux clubs professionnels. Le « monde du sport », y compris le sport-spectacle et/ou le
« sport-business » international, ne saurait échapper à la Loi générale
en vigueur dans le pays. On peut reprendre une analyse développée
par P. Rosanvallon pour l’appliquer au sport : l’État – de droit et
démocratique – entend affirmer « le caractère inviolable de la sphère
individuelle » (op. cit., p. 279) dès lors que l’institution sportive n’est
pas à même de garantir sans équivoque ce principe. En réaffirmant
un droit de regard et de sanction quant aux conditions de la pratique sportive, dès lors que des manquements caractérisés à l’éthique
se font jour, c’est l’activité sportive elle-même qui se trouve préservée dans son esprit par la puissance publique.
454
Jean-Paul Callède
Un dernier aspect, de caractère général, se rapporte au chantier
législatif engagé en 1998, par Marie-George Buffet, ministre en
exercice, jusqu’à la nouvelle loi relative à l’organisation, au développement et à la démocratisation des activités physiques et sportives promulguée le 6 juillet 2000. Tout en confirmant les missions
définies antérieurement et vérifiées dans les usages en vigueur, le
caractère novateur de la « loi Buffet » tient à la volonté d’inscrire
dans le cadre législatif les nouveaux « espaces » sociaux de la pratique des activités sportives, des jeunes ou des familles, ainsi que les
acteurs associatifs qui s’y distinguent efficacement, et dans des
conditions de mise en œuvre pédagogique parfois difficiles. En se
référant à l’analyse conduite par P. Rosanvallon, l’État « élargit son
champ d’intervention au fur et à mesure que la découverte de la
complexité du réel amène à étendre la vision que l’on a de la sphère
publique comme sphère de l’interaction sociale » (op. cit., p. 279).
Les politiques publiques du sport se déploient tout en se complexifiant selon un processus de différenciation concernant l’étagement des pratiques en sous-ensembles (le haut niveau), tandis que
des problèmes (la progression du dopage) et de nouvelles problématiques (les diplômes d’encadrement) surgissent. La philosophie de
l’État, en ce domaine, est fixée dans ses grandes lignes dès 19431945 (et peut-être avec le projet Jean Zay daté d’avril 1939), mais
c’est surtout vers 1975 que les politiques publiques vont prendre
une amplitude sans précédent. La mise en rubriques (ou chapitres)
du sport, en termes de politiques publiques, telle qu’elle est perceptible dans l’action impulsée par Maurice Herzog (1960), puis
« codifiée » par la « loi Mazeaud » (1975), améliorée ensuite par la
« loi Avice » (1984) et récemment par la « loi Buffet» (2000), atteste
de l’élargissement progressif d’un répertoire d’action. Le statut
ministériel du sport au sein de l’équipe gouvernementale, le poids
des directeurs d’administration centrale, le rôle grandissant des cabinets ministériels rassemblant une équipe de collaborateurs personnels, certaines spécificités caractérisant les Directions régionales de
la Jeunesse et des Sports, sont autant de traits qui ajoutent à la complexité de la politique de l’État.
Au cours des décennies, la France a développé des politiques
sportives singulières, à partir d’un mode d’action étatique original,
mobilisant aujourd’hui plus de 7 000 agents de l’État (et on pourrait
faire un raisonnement analogue à l’échelle des Communes, des
Départements et des Régions regroupant 45 000 agents dans les services des sports territoriaux), engagées en relation étroite avec le
Les politiques du sport en France
455
Mouvement sportif et supposant une répartition des compétences.
Ce rapport n’est pas que fonctionnel ; il opère une construction du
social, dans le registre du symbolique (le prestige de la France au
niveau international), du culturel (l’émancipation par l’éducation
sportive) et du matériel (l’accès aux pratiques). La cohérence entre
les moyens requis, les objectifs visés et les résultats atteints qualifient
les niveaux d’efficacité et de rationalité des politiques sportives
conduites2. Si le sport a aujourd’hui plus que jamais sa place dans les
« schémas des services collectifs » ou dans les « contrats de Plan ÉtatRégion(s) », c’est bien qu’il s’impose aux yeux des contractants
comme un élément de qualité de vie, de solidarité, de cohésion
sociale, d’affirmation(s) identitaire(s) et de structuration(s) territoriale(s). À une échelle élémentaire, on retrouve des préoccupations
analogues, bien relayées par les associations.
À propos de la « rencontre » entre deux histoires spécifiques : le
développement de l’associationnisme sportif et la structuration des
politiques sectorielles, on avancera l’idée – paradoxale (?) – d’une
liberté conditionnelle (du Mouvement sportif), qui permet en outre de
baliser de nouveaux domaines de pratique(s), plutôt que celle d’une
dépendance progressive du sport vis-à-vis des pouvoirs politicoadministratifs, avec une convergence d’objectifs marquant les multiples actions engagées en partenariat. D’ailleurs, un point mériterait
un approfondissement qu’il n’est pas possible d’envisager dans le
cadre de cet article : l’explicitation des principes de cohérence
cognitive qui contribuent à l’efficacité du référentiel structurant les
politiques sportives. Sans ignorer certains efforts intéressants de clarification analytique (Muller, 1995), notons que l’évolution de
l’action sportive témoigne d’un mélange d’objectivation rationnelle
(un moteur des politiques publiques) et de subjectivation communautaire (propre à la culture associative du « monde du sport »),
avec des perceptions qui s’accordent sur des registres de règles, de
normes et de valeurs non pas identiques, mais à tout le moins
congruents.
Jean-Paul CALLÈDE
8598), MSH Paris
GEMAS (UMR
2. De 1958 à nos jours, le nombre de licenciés sportifs est passé de moins de 3 millions à 13 millions, qui se répartissent dans 160 000 associations (contre 66 000 en 1961) ;
6 000 pratiquants – garçons et filles – ont actuellement le statut de sportifs ou de sportives
de haut niveau.
456
Jean-Paul Callède
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