La photo publicitaire. Quand le luxe se fait image. Ed

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La photo publicitaire. Quand le luxe se fait image. Ed
Quand le luxe
se fait image !
Patrick Remy
Depuis une quinzaine d’années la photographie publicitaire est fortement marquée par les campagnes du luxe (mode, maroquinerie, joaillerie, horlogerie, parfum et
cosmétique). Avec son esthétique exclusive et glamour, elle influence d’autres secteurs
industriels — avec plus ou moins de réussite — comme l’agroalimentaire, la distribution,
la parapharmacie ou même l’industrie automobile. C’est un domaine où la photographie
publicitaire est devenue globale : il n’y a plus de publicité française, les campagnes sont
mondiales et font appel à des photographes de tous horizons. Avec parfois, certes, une
French touch, surtout pour les parfums ! Néanmoins, une grande partie de ses images
sont créées à Paris où siègent de grands groupes comme Louis Vuitton, L’Oréal ou Yves
Saint Laurent…
Désormais, le luxe n’est plus réservé à une élite. La clientèle s’est beaucoup élargie, au-delà des frontières, et a envahi de très nombreux marchés émergents de la planète. L’industrie du luxe cultive la culture de la croissance depuis une bonne décennie,
comme en témoignent ces quelques chiffres : LVMH, le premier groupe de luxe mondial,
a annoncé une augmentation de 15 % de son chiffre d’affaires au premier trimestre
2006. Les ventes de la division mode-maroquinerie ont crû de 14 %, à 1 296 millions
d’euros. Les ventes des parfums et cosmétiques ont pour leur part enregistré une hausse
de 18 %, à 597 millions. Le groupe Gucci, de son côté, affiche sur le premier trimestre
2006 un gain de 17,7 %, avec des ventes de 508,3 millions d’euros. Celles de Bottega
Veneta ont bondi de 77 %. Chez Yves Saint Laurent Couture, le chiffre d’affaires est en
hausse de 8 %. Le troisième groupe, la Compagnie financière Richemont — qui comprend
les marques Cartier, Lancel, Dunhill, Van Cleef & Arpels, Chloé — dépasse également les
15 % de progression pour les années 2005-20061.
1. Source : Reuters (www.capital.fr).
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2. Pour savoir « qui fait quoi ? »
dans les campagnes de publicité,
se référer au site www.lebook.com.
Les créateurs de mode, maîtres de l’image
Une marque de mode n’est désormais plus dissociée de son styliste : c’est lui qui
crée (ou contrôle) les vêtements, mais c’est aussi et surtout lui qui, tout puissant, développe l’image de la marque à travers la publicité, la communication évènementielle et
les boutiques. La nouvelle génération des créateurs de mode a une culture de l’image
très poussée, alors que parallèlement l’image est devenue aussi importante que le produit — Tom Ford à la tête de Gucci en était le symbole. Aujourd’hui c’est le créateur,
souvent associé à un directeur artistique free lance, qui crée l’image de publicité avec
une équipe restreinte : plus de brain storming ni de pléthore d’intervenants comme dans
les agences de publicité qui ont dû s’adapter. Ils ne veulent pas être traités entre un
client voiture et un client yaourts ! Mais quand les affaires vont moins bien, chefs de
produits, commerciaux et de nombreux autres intervenants ont de nouveau leur mot à
dire. La création publicitaire fluctue avec les cours de la Bourse : lorsque le CAC 40, le
Dow Jones ou le Footsie sont en hausse la créativité est ouverte, mais quand ils baissent la frilosité réapparaît !
On est loin des années 1970 où les publicités du prêt-à-porter de luxe étaient
cofinancées par les fabricants de tissus ! Le budget publicité d’une entreprise du luxe
peut aller jusqu’à un tiers de son chiffre d’affaires, et une campagne de publicité qui
fonctionne bien génère 20 % — voire plus si affinités avec la clientèle — de ventes supplémentaires. Les marques ont acquis une force si importante que les créateurs ont peur
que l’image l’appauvrisse : ils ne peuvent les laisser entre les mains de personnes qualifiées, certes, mais extérieures. D’où la mainmise des créateurs de mode sur leur campagne publicitaire, appelées en jargon professionnel des campagnes in house : Tom
Ford, aux côtés du directeur artistique américain Doug Lloyd, travaillait avec Mario
Testino ou Terry Richardson, Marc Jacobs avec Mert Alas & Marcus Piggott pour Louis
Vuitton ou, pour sa propre marque, avec Juergen Teller. Quand les créateurs ne signent
pas eux-mêmes leurs images : Karl Lagerfeld avec Chanel ou Hedi Slimane pour la dernière campagne Dior Homme.
Dans le domaine du luxe, il n’y pas à proprement parler de photographes dits
publicitaires : les photographes de mode sont ceux qui signent, aussi, les publicités.
Leurs interprétations du vêtement, auquel il faut associer le styliste, donnent des clefs
pour mieux comprendre un univers souvent flou pour le consommateur.
Toutes les grandes campagnes de mode et parfum — cela va de pair — sont le
plus souvent signés par des bêtes de mode, des image makers comme Mario Testino (qui
ces dernières années a réalisé les publicités pour Burberry, Calvin Klein, Gucci, Michael
Kors, Versace, Valentino, St John…)2, Mert Alas & Marcus Piggott (Armani Mania,
Bulgari, Louis Vuitton, Miu Miu, Roberto Cavalli, Missoni, Fendi, Lancôme…), Peter
Lindbergh (Donna Karan, Ermenegildo Zegna, Lanvin…), l’inévitable Steven Meisel
(Dolce & Gabbana, Escada, Calvin Klein, Prada, Lanvin, Max Mara, Valentino,
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Versace…), ou Nick Knight, plus discret mais tout aussi puissant (Dior couture, beauté
et parfum, Lancôme…) pour n’en citer que quelques-uns sur la bonne vingtaine qui ont
le quasi monopole du genre.
Il est intéressant de noter que de nombreux créateurs de mode font appel à
Juergen Teller, photographe atypique qui signe de nombreuses campagnes, et non des
moindres — Yves Saint Laurent, Marc Jacobs, Helmut Lang. Tout en gardant son écriture propre, il s’immerge totalement dans l’univers du client. Y voir le sens de la provocation serait malvenu, Juergen Teller donne au consommateur le moyen de s’identifier
au photographe, l’objet devient plus proche, prêt à être consommé. Pour Thomas
Lenthal, qui travaille avec lui sur les campagnes pour Yves Saint Laurent aux côtés de
Stefano Pilati : « Juergen Teller travaille sur le réel alors que la photographie de mode
fonctionne le plus souvent sur le fantasme, c’est toute sa différence ! Et ses images ont
un pouvoir de résistance face au temps, ce qui est une valeur fondamentale, l’essence
même du luxe3 ! »
Et la beauté ?
Dans la photographie publicitaire des parfums et cosmétiques, l’apport du créateur est moindre : en général ce sont des licences concédées à de grands groupes internationaux comme L’Oréal, Estée Lauder, Shiseido, et l’enjeu financier est tellement plus
important (recherches, packaging…) qu’il laisse place à une foule de décideurs (chef de
produit, directeur du marketing…) qui sont autant de fusibles prêts à sauter si le produit ne rencontre pas le succès attendu. Les budgets sont surtout consacrés à l’achat
d’espace dans les magazines, mais aussi — à la différence de la mode qui se limite le
plus souvent à ce support — dans des médias comme la télévision ou le cinéma. La création est souvent frileuse : il faut plaire à tous et partout, faire des concessions à la pudibonderie américaine, respecter l’image de la femme propre à la culture du Moyen-Orient,
se plier aux canons de beauté spécifiques de l’Asie (la peau mate passe mal !).
La marge de manœuvre du photographe est beaucoup moins importante. Certes,
son savoir-faire compte et le rendu d’une peau, des couleurs et de la matière d’un
maquillage, la photographie d’un flacon… requièrent un art subtil que les consommateurs que nous sommes sont loin d’imaginer. Mais la création est souvent bien pâle,
comme le souligne Bernard Guillon, directeur de création de l’agence 133 (entité luxe et
beauté de l’agence Publicis) : « On essaie d’innover, mais le client choisit toujours une
femme : en général elle regarde l’objectif, et elle pose la main sur un flacon4… » La
créativité est le privilège de marques dites niches : de petites entités, à prix élevés, loin
du mass market, à la distribution exclusive et restreinte. Des produits rares, chers, avec
une image très forte : le vrai luxe désormais !
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3. Entretien avec Thomas Lenthal
le 26 avril 2006.
4. Entretien avec Bernard Guillon
le 3 mai 2006.
Le magazine laboratoire
Redevenu un espace d’expression où rédactionnel et publicité fusionnent, le magazine a retrouvé sa force en tant que support publicitaire. Dans les années 1970, Sarah
Moon, Guy Bourdin et Helmut Newton utilisaient certes le magazine comme tremplin, mais
publicité et rédactionnel étaient deux mondes bien distincts. Aujourd’hui s’est instaurée
entre les deux une relation quasi incestueuse, la publicité étant plus que jamais influencée par les magazines. Par les périodiques de tous horizons, établis comme Vogue — et surtout le Vogue italien, où la liberté de création et l’avant-garde sont plus marqués que pour
l’édition américaine — ou plus récents comme Pop, Another Magazine, V ou Numéro ; et
surtout par une vague de fanzines (mais qui n’ont plus le côté bon marché du genre) qui
sortent en même temps que les collections, deux fois par an : Purple, Self Service, 10…
Autant de laboratoires d’expériences visuelles que l’on retrouve vite dans les publicités.
Désormais ceux qui créent les publicités sont le plus souvent les directeurs artistiques des magazines, et les stylistes des campagnes les mêmes que ceux des séries rédactionnelles, avec bien sûr les mêmes photographes. Le photographe Solve Sundsbø peut
signer une série pour Numéro et une publicité pour Yves Saint Laurent avec le même directeur artistique, Thomas Lenthal. Le photographe de natures mortes Guido Mocafico expérimente régulièrement dans ce magazine en repoussant les limites du genre, également
avec la complicité de Thomas Lenthal. Chacune de ses séries publiées a vite une incidence
sur la publicité : la série Effluves deviendra une publicité pour le parfum « Elixir » de
Clinique, la série Signatures deviendra la publicité Dior joaillerie du printemps-été 2006.
Présenter au client une idée sous forme de photographie déjà réalisée est devenue la norme, comme le dit Bernard Guillon : « De nos jours, il est inconcevable de
montrer à un client un dessin, un rough, pour montrer une idée. Présenter une image
déjà faite est devenu la règle, ça rassure ! » Quitte parfois à acheter une idée à un photographe, et la faire réaliser par un autre qui a plus de technique ou la confiance du
directeur artistique. Tous les directeurs artistiques qui ont un nom dans la mode ont
désormais leur magazine : Fabien Baron est le directeur artistique de Vogue Paris et
signe de nombreuses campagnes pour Calvin Klein, Burberry, Asprey ou Hugo Boss ;
Thomas Lenthal, D.A. de Numéro, réalise celles d’Yves Saint Laurent, Bally ou Dior
joaillerie ; le duo M/M (Paris) — ancien D.A. de Vogue Paris et désormais consultant
pour Purple — a signé celles de Balenciaga, Calvin Klein ; tandis qu’Ezra Petronio,
parallèlement à son magazine Self Service, a créé sa propre agence, Work in Progress,
avec pour clients Chloé, Bottega Veneta ou Pucci.
De l’art à la publicité… et vice versa !
Les magazines, leurs directeurs artistiques, et donc la publicité, font également
appel à de nombreux photographes éloignés de l’univers de la mode : des artistes recon-
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nus qui ont publié des livres de référence dans l’histoire de la photographie, qui ont
exposé dans les grands musées ou les galeries les plus importantes : c’est un excellent
moyen de gagner de l’argent tout en restant intègre, une campagne de publicité étant
bien plus rémunératrice — et de loin — qu’un livre ou la vente de tirages. La photographie a toujours été un art appliqué : Nadar, Man Ray, Walker Evans, pour n’en citer
que très peu, répondaient à des commandes. Toujours aux aguets des nouvelles valeurs
de la modernité, l’industrie du luxe est en quête perpétuelle de recherche de distinction.
Si bien qu’une marque n’hésite plus à s’acheter l’univers d’un artiste ! Une recherche de
sens ! Larry Sultan, connu pour son livre Pictures from Home 5, un ouvrage sur ses
parents retraités, et un certain art de vivre made in USA, est également un photographe publicitaire reconnu (il réalise les publicités pour Kate Spade ou TSE). Philip-Lorca
diCorcia, figure du marché de l’art, signe deux fois par an seulement une série mode
pour le magazine W, et réalise des publicités pour Fendi ou Piazza Sempione ; il a
publié un des livres les plus étonnants de ces dernières années, A Storybook Life 6, où
images personnelles et commandes publicitaires se télescopent. Stephen Shore, connu
pour ses introspections coloristes de l’Amérique des années 1980, a récemment photographié la campagne printemps-été 2006 de Bottega Veneta…
Pirouette suprême : l’une des campagnes les plus emblématiques de ces dernières années, la série de Steven Meisel pour Versace (automne-hiver 2000). Une femme
dans une maison d’Hollywood fut d’abord l’objet d’une série pour Vogue Italie en mars
2000, avant d’être une campagne de publicité, et enfin ces images publicitaires devinrent une exposition d’art intitulée « Four Days in LA : The Versace Pictures » (avec catalogue7) à la fameuse galerie White Cube de Londres. Des pages des magazines aux murs
des collectionneurs en passant par la campagne de publicité…
5. Pictures from Homes, New York,
Abrams, 1992.
6. A Storybook Life, Twin Palms,
2003.
7. Steven Meisel, Four Days in LA :
The Versace Pictures, White Cube,
2001.
8. Carlo Mollino Polaroids,
Arena, 2002.
dans les années 1960, avait comme jardin secret de photographier des filles de rue dans
des mises en scène dans son appartement, eut lieu en 2002, quelques mois après que
Mert Alas & Marcus Piggott eurent signé dans le magazine W 9 une série de mode inspirée par ces images… qui inspireront elles-mêmes la photographe Mary McCartney
dans une campagne de publicité pour la marque de sa sœur Stella en 2004. La série
du peintre Robert Longo Men in the Cities (1981-1987) a réapparu dans une publicité
pour Gap sous l’objectif de Mikael Janson à l’automne 2003, récemment pour Alberto
Biani, et auparavant dans un éditorial de l’Uomo Vogue signé Nathaniel Goldberg
(1999). Sans parler de la subtile machine à références qu’est Steven Meisel, dont les images font se côtoyer magazines de mode des années 1960, 1970 et 1980, films underground, pochettes de disques, performances de Marina Abramovic, images de paparazzi,
peinture d’Alex Katz, etc. : une culture visuelle incroyable, variée et, surtout, utilisée
avec grande intelligence, dépassant le subtil jeu des références. Mais un univers qui
nous envoie des codes secrets d’un art à décrypter qui va bien au-delà de ce qu’est
aujourd’hui la photographie de mode ou de publicité…
Au jeu des références
Enfin, le jeu des références bat son plein. Certes, Helmut Newton s’inspirait du
travail de Brassaï ou de films noirs allemands de son enfance. Aujourd’hui, les images
ou icônes de Richard Avedon, Horst, Slim Aarons, Helmut Newton, Jeanloup Sieff, David
Hamilton ou Irina Ionesco sont devenues des références maintes fois copiées. La photographie publicitaire est un vaste concours aux références, de la citation à l’hommage,
en passant par les copiés-collés plus ou moins démarqués — un genre où les « faiseurs
d’images » restent parfois prisonniers de ce qui a déjà été fait.
La photographie se nourrit du passé pour inventer des formes neuves, ce qui
nous prouve qu’elle est bien vivante et sans cesse en évolution ! On pourrait passer des
heures à trouver les références : la publicité Rolex signée Mario Sorrenti fait référence
à une série de mode de John Cowan pour le Vogue USA de… 1964 ! Autre exemple : la
sortie du livre des polaroids de Carlo Molino8, célèbre architecte designer italien qui,
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9. « After Dark », W, mars 2003.