René Collamarini (1904

Transcription

René Collamarini (1904
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René Collamarini (1904-1983)
La Belle Heaulmière (figure de femme biface, d’un côté la
Jeunesse, de l’autre la Vieillesse)
Bois, taille directe, peut-être inachevée
H 183 ; L 37 ; P 40 cm
Inventaire FC 94.4.1. Donation de Gérard Cathelain 1994
Inspirée par un poème de François Villon
La Belle Heaulmière est un personnage créé par le poète
François Villon (1431- apr.1463) dans deux ballades du Grand
Testament, Les Regrets de la belle Heaulmière et la Ballade de la belle Heaulmière aux filles de joie. Au
Moyen-Age, l’heaulmière est la femme ou l’employée d’un fabricant de heaumes.
Selon l’écrivain Marcel Schwob, grand spécialiste de Villon, le poète se serait inspiré d’une
courtisane célèbre: « Il y a eu de même en France, au quinzième siècle, une courtisane célèbre par les
scandales qu'elle causa en 1410, et qui mourut dans un âge très avancé. Elle se nommait « la Belle
Heaulmière ». La vue de sa vieillesse, ou le récit qu'on fit de sa vie à François Villon, lui inspira l'admirable
poème les Regrets de la Belle Heaulmière. »1 Il s’agirait de la maîtresse de Nicolas d’Orgemont, chanoine à
Notre-Dame de Paris, membre de la Chambre des Comptes : impliqué dans un complot politique,
d’Orgemont fut condamné en 1416 à la dépossession de ses biens et à la prison, où il mourut rapidement. Il
semblerait que sa maîtresse vivait encore 40 ans plus tard.
Dans le poème de Villon, l’Heaulmière regrette amèrement sa jeunesse et sa beauté si vite
évanouies : « Ha ! vieillesse felonne et fière / Pourquoy m’as si tost abatue », et procède à un inventaire
sans concession de sa décrépitude. [Lire l’ensemble de la ballade, ci à côté.]
René Collamarini avait une prédilection pour François Villon, dont il réalisa l’effigie au début des
années 1930. Pour évoquer le passé et le présent de l’Heaulmière, il sculpte dans le bois une figure biface,
d’un côté une jeune femme nue, à la beauté triomphante, les épaules et la tête rejetées en arrière, et de
l’autre une vieille femme décrépie, décrite avec une acuité implacable ; le visage tourné sur le côté
présente des trous pour figurer les yeux et la bouche édentée.
Le thème chez Rodin et Schnegg
A la fin du 19e siècle, Auguste Rodin, avait créé une saisissante figure de Celle qui fut la Belle
Heaulmière (1) : une vieille femme assise et recroquevillée, décatie, les chairs flétries.
Si le titre définitif de l’œuvre se réfère à la ballade de François Villon, il n’apparaît pas
immédiatement. L’œuvre s’intitulait simplement Vieille femme au Salon de 1890. Elle prit le titre de Belle
Heaulmière au moment de son achat par l’Etat en 1891. Rodin aurait conçu l’œuvre comme un pendant à
La Misère de Jules Desbois, inspirée par le même modèle, une vieille femme italienne.
L’œuvre de Rodin est révélatrice de la manière dont la poésie de François Villon faisait alors partie
de « l’air du temps », sans pour autant être la source d’inspiration directe du sculpteur.
Pourtant, l’affinité entre la sculpture de Rodin et la ballade de Villon est telle, que Paul Gsell écrit
en 1911 que l’artiste s’est inspiré du poète : « Un autre jour, étant auprès de Rodin dans son grand atelier
de Meudon, je regardais un moulage de cette statuette, si magnifique de laideur, qu’il fit, en prenant pour
texte la poésie de Villon sur la Belle Heaulmière.
La courtisane qui jadis fut radieuse de jeunesse et de grâce, est maintenant repoussante de décrépitude.
Autant elle était orgueilleuse de son charme, autant elle a honte de sa hideur. […]
Le statuaire a suivi pas à pas le poète. »2
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2
Marcel Schwob, « Daniel Defoe et Moll Flanders », Revue hebdomadaire, 4 août 1894, p.75, note 1
Auguste Rodin, L’Art, entretiens réunis par Paul Gsell, Grasset, 1911, p.39-40. C’est moi qui souligne.
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Pour Rodin, l’œuvre constituait une sorte de défi artistique, représenter la laideur et la
décrépitude. Dans ses Entretiens avec Paul Gsell, Rodin explique que ce qui est laid dans la réalité peut être
transfiguré en beau par le génie de l’artiste :
« Dans l’ordre des choses réelles, on appelle laid ce qui est difforme, ce qui est malsain, ce qui suggère
l’idée de la maladie, de la débilité et de la souffrance, ce qui est contraire à la régularité, signe et condition
de la santé et de la force ; un bossu est laid, un bancal est laid, la misère en haillons est laide.
Laides encore l’âme et la conduite de l’homme immoral, de l’homme vicieux et criminel, de l’homme
anormal qui nuit à la société ; laide, l’âme du parricide, du traître, de l’ambitieux sans scrupules.
[…] Mais qu’un grand artiste ou un grand écrivain s’empare de l’une ou de l’autre de ces laideurs,
instantanément il la transfigure… d’un coup de baguette magique il en fait de la beauté : c’est de l’alchimie,
de la féerie ! »3
En 1905, Lucien Schnegg expose une Jeune Heaulmière (2), charmante statuette de nu féminin, «
issue en droite ligne des Vénus pudiques, et guère différente de son Torse d’Aphrodite »4.
La référence au personnage de François Villon n’a apparemment guère influé sur la conception de
l’œuvre. Schnegg ne retient que la beauté sensuelle de l’Heaulmière, et au rebours d’Auguste Rodin dont il
est alors le praticien, refuse de montrer sa déchéance. De fait, qu’il s’agisse d’Aphrodite ou de la Belle
Heaulmière, le titre importe peu chez Lucien Schnegg, comme le soulignait Charles Saunier, dans l’article
qu’il consacra au sculpteur en 1907 : « Au reste, l'important n'est point dans un titre mais dans le mérite de
la figure, dans la perfection de son modelé qui se résout en une œuvre toute de lumière »5.
1. Auguste Rodin (1840-1917), Celle qui fut la Belle Heaulmière, 1887, bronze, H. 50; L. 30; P. 26 cm, Paris,
Musée Rodin, inv. S.1148
2. Lucien Schnegg (1864-1909), La Jeune Heaulmière, 1905, statuette, bronze, H 43 x L 12 x P 10 cm, Paris,
Musée d'Orsay, inv. RF 3301
Figure biface
L’originalité de Collamarini est d’avoir concilié les deux moments de la vie de l’Heaulmière en une
même sculpture. Ce type d’œuvre représentant deux personnages dans une même figure est assez
exceptionnel.
Elle évoque les statues bifrons, c’est-à-dire à deux visages opposés, de l’Antiquité romaine ou de
l’Art chrétien. Ainsi le dieu Janus, divinité romaine des commencements et des fins, dont Ovide évoque le
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Auguste Rodin, L’Art, entretiens réunis par Paul Gsell, Grasset, 1911, p.46-47
Antoinette Le Normand Romain, « Torses sculptés », Le Corps en morceaux, 1990, p.144
5 Charles Saunier, « Lucien Schnegg », Art et Décoration, mars 1907, p.102
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double visage dans les Métamorphoses et les Fastes, est en général représenté bifrons, un visage tourné
vers le passé, l’autre vers le futur, comme dans le buste du Musée du Vatican (3).
Dans l’Art chrétien, la figure de la Prudence, une des quatre vertus cardinales, offre un double
visage, d'un côté vieux, de l'autre jeune, car la prévoyance ne nourrit de l'expérience.
C’est ainsi que les sculpteurs Giovanni di Balduccio en Italie au 14e siècle (4), ou Michel Colombe en France
au début du 16e siècle (5), ont représenté la Prudence.
3. Antiquité romaine, anus bifrons, marbre, Musées du Vatican
4. Giovanni di Balduccio (actif 1318-1349), La Prudence, Châsse de saint Pierre de Vérone, 1335-39, abritée
depuis le 15e siècle à Milan, Eglise Sant'Eustorgio.
5. Michel Colombe (vers 1430-vers 1512/15), La Prudence, Tombeau du duc François II de Bretagne et de
Marguerite de Foix, 1502-1507, marbre de Carrare, Nantes, Cathédrale
L’érudit italien Cesare Ripa (v.1555-1622), publia en 1593 L'Iconologie, un livre pour « servir aux
poètes, peintres et sculpteurs, pour représenter les vertus, les vices, les sentiments et les passions
humaines », bientôt réédité avec des illustrations. Outre la Prudence, plusieurs allégories ont un double
visage, comme la Mémoire, la Prévoyance ou la Théologie.
Au 19e siècle, Jean-Pierre Dantan, célèbre pour ses sculptures-caricatures de contemporains,
modèle un portrait de l’acteur Charles-Emmanuel Lepeintre avec un double visage, correspondant aux deux
rôles qui ont fait sa célébrité, Voltaire et le Soldat laboureur :
Jean-Pierre Dantan (1800-1869), dit le Jeune, Buste de Lepeintre aîné (1785-1854), signé et daté 1837,
plâtre patiné terre cuite, H. 27 cm, Paris, Musée Carnavalet.
Toutefois dans ces exemples, seul le visage est double, alors que l’œuvre de Collamarini possède un double
corps.
La taille directe
La Belle Heaulmière de Collamarini est une œuvre réalisée en taille directe, c'est-à-dire que l’artiste
a taillé l’œuvre dans le bois, sans avoir recours à un modèle préalable. En effet, depuis la Renaissance, la
plupart des sculpteurs élaborent un modèle en terre, qui est ensuite, soit moulé pour être fondu en bronze,
soit reproduit dans un matériau dur (pierre ou bois) par le procédé de mise au point. Cette activité de
reproduction en pierre ou en bois du modèle en argile, est généralement confiée à des praticiens
spécialisés : le sculpteur ne taille pas lui-même l’œuvre. Il y eut longtemps une distinction très nette entre
l’idée de la sculpture, due à l’artiste, et sa réalisation matérielle, qui était le fait de praticiens. D’ailleurs
jusqu’en 1945, il n’y eut pas de cours de taille de pierre à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, mais seulement
des cours de modelage et de dessin.
En réaction à cette pratique, au début du XXe siècle, certains artistes, bientôt soutenus par des
critiques d’art, décident de revenir à la taille directe, en considérant que c’est une sculpture plus vraie, plus
honnête, qui respecte le matériau, sa composition interne (densité, veines), voire se laisse orienter par lui.
Cela recouvre des pratiques très différentes, entre celui qui invente sa sculpture au fur et à mesure de la
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taille, ou celui qui a déjà une image mentale très précise de son œuvre avant de commencer ou encore
celui qui a méticuleusement préparé la taille par des dessins ou esquisses modelées.
Un des principaux protagonistes de ce retour à la taille directe fut le sculpteur Joseph Bernard
(1866-1931). René Collamarini en fut également adepte et réhabilita cette pratique au sein de l’Ecole des
Beaux-Arts de Paris, où il enseigna de 1959 à 1974. L’atelier de taille directe avait été créé par Georges
Saupique en 1945, mais Collamarini, qui lui succéda en 1959, lui donna une ampleur inégalée.
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