L`histoire cours

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L`histoire cours
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L’HISTOIRE
Qui fait l'histoire ?
Occurrences en problématisation : « Le sujet », « La liberté »
Repère : « transcendant / immanent »
INTRODUCTION
1) Le sens du mot « histoire »
Le mot histoire a plusieurs sens comme on le voit dans les expressions suivantes :
« les hommes font leur histoire dans certaines conditions », « l'histoire est une discipline
particulière ». L'allemand distingue Geschichte et Historie, alors qu'il n'y a qu'un seul
mot en français.
Il y a d'abord le sens objectif (Geschichte) : l'histoire désigne l'ensemble de ce qui se
déroule à travers le temps (l'histoire de l'univers, des espèces vivantes, de l'humanité, ma
propre histoire...). L'histoire correspond ici aux différentes étapes d'un devenir où quelque
chose apparaît et se transforme. Il s'agit ici de l'histoire réelle.
Il y a ensuite le sens subjectif (Historie) du mot histoire : la connaissance et le récit
d'un tel devenir; l'histoire comprise comme connaissance, voire comme science, celle de
l’historien. Elle correspond à une enquête. Le mot histoire est dérivé d'un mot grec,
historia, qui signifie enquête, récit.
Les deux acceptions du mot historie – la réalité de ce qui s'est passé et la
connaissance que nous en prenons - sont, en réalité, intimement liées : l’historien est celui
qui fait de l’Histoire une histoire, il est celui qui « raconte l’Histoire ». Une histoire n'est
connaissable qu'à partir du moment où des documents, des vestiges, des traces ont été
consignés.
2) Problématisation du sujet (correction de l’exercice donné aux élèves :
« analyser un sujet de dissertation, apprendre à identifier un problème »)
La question « Qui fait l'histoire? » porte ici sur l'histoire objective, le devenir de
l'humanité. Le pronom interrogatif « qui » concerne le sujet de l'histoire, le sujet comme
auteur, acteur ou bien agent. Faire l'histoire, c'est être capable d'infléchir librement le
cours des choses par des décisions émanant de la volonté de l'agent historique. Faire
l'histoire, c'est intervenir directement dans le destin collectif des hommes ou
indirectement en y contribuant par ses actes. Faire l'histoire, c'est, dans cette optique,
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orienter le cours des choses dans un sens plutôt que dans un autre, et laisser la trace de
son intervention dans la mémoire des hommes.
La question est alors : quel est le rôle des hommes dans l'histoire ? Tous les hommes
font-ils l'histoire ou seulement certains d'entre eux (les grands hommes, par exemple) ? Si
ce ne sont pas les hommes ou certains hommes qui font l'histoire, quel en est le moteur ?
S'agit-il d'une instance extérieure et supérieure aux hommes qui utilise les individus pour
réaliser un dessein caché ? Les individus sont-ils des auteurs ou seulement les acteurs de
l'histoire, voire les agents inconscients d'une histoire qui les dépasse ?
A cette question, quatre réponses sont possibles : les hommes font l’histoire, tous ou
certains d’entre eux ; l'histoire n'obéit à aucune logique, elle n'est faite par personne; le
cours de l'histoire obéit à une autre logique que celle des choix humains : c'est l'histoire
qui fait les hommes plus qu'ils ne la font; les hommes font et ne font pas l'histoire, ils font
l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font.
I) LE VOLONTARISME HISTORIQUE
L'histoire peut d'abord être conçue comme le résultat des actions humaines. C'est
l'homme qui fait l'histoire, qui transforme le réel de l'extérieur par le libre arbitre de sa
volonté, en incarnant ses projets dans le cours des événements. Cette thèse, qui est celle
du volontarisme historique, se décline de deux façons : on peut d'abord penser que tous
les hommes, sans exception, font ou peuvent faire l'histoire, chacun à leur niveau
respectif; dans une optique « élitiste », on considèrera que ce ne sont pas tous les hommes
qui font l'histoire, mais certains – les grands hommes.
A) TOUS LES HOMMES FONT L'HISTOIRE
Nous nous demandons parfois, devant telle ou telle succession d'événements, qui,
décidément, fait l'histoire et l'engage dans telle direction. La réponse la plus simple
consiste à dire que le réel est historiquement transformé par les êtres humains euxmêmes, de l'extérieur, au nom de leur idéal, de leurs désirs, de leurs passions, de leurs
intérêts. Un homme d'État, par exemple, fait le choix d'engager son pays dans une guerre
avec un autre pays (exemple de G.W.Bush en Irak). Il considère ainsi que cette décision
est nécessaire pour défendre un certain nombre de valeurs ou d'intérêts menacés par le
pays adverse ou pour imposer sa vision du monde.
Ainsi Jean Jaurés, lors de la première guerre mondiale, est-il persuadé que pour faire
la guerre, il faut la vouloir. La guerre n'est pas un phénomène naturel inéluctable comme
un tremblement de terre, par exemple, subi en raison des lois de la nature. Les lois des
hommes, des sociétés laissent la place à l'initiative. Jusqu'au premier affrontement la
paix reste possible, rien n'est joué d'avance. Ce qui est probable n'est pas pour autant
nécessaire, en sorte que l'initiative humaine peut enrayer ce qui se donnait comme fatal.
Rien n'est déjà écrit ! Le livre de l'histoire est d'abord fait de pages blanches.
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De là l'idée que l'individu est le porteur ultime du changement historique; les
changements les plus significatifs sont les changements ponctuels, ceux qui affectent la
vie des individus en raison de leur brièveté et de leur soudaineté. Cette conception
volontariste de l'histoire, qui anime en particulier l'esprit des révolutionnaires de toutes
les époques, estime que rien n'est inscrit par avance comme devant advenir
nécessairement. Le futur est ouvert et échappe totalement à l'emprise du passé. Le
champ de l'histoire est un donné inerte que la volonté humaine transforme et façonne
selon ses objectifs.
On trouve cette conception volontariste chez le philosophe allemand Fichte qui est
l'auteur de Considérations sur la Révolution française (1793) : « Nous ne trouverons
jamais dans l'histoire du monde que ce que nous y aurons d'abord mis nous-mêmes. »
L'histoire n'est pas l'œuvre d'une sagesse providentielle qui y exécuterait le plan qu'elle
s'est fixé (conception qu'on trouve chez Bossuet, par exemple). Il n'y pas de sens qui
préexiste aux actions humaines; l'histoire ne tend pas d'elle-même vers le mieux ou vers
le pire. Il n'y a donc pas d'autre sens de l'histoire que celui que les hommes lui donnent en
transformant le réel
Le volontarisme historique laisse à l'homme l'entière liberté de faire progresser ou non
sa condition. Elle lui en confie par là même la responsabilité. Les choses ne s'améliorent
qu'à partir du moment où les êtres humains, dont dépend l'avenir, seront eux-mêmes
meilleurs, à la fois intellectuellement et moralement.
B) LA CONCEPTION ÉLITISTE DE L'HISTOIRE
Les livres d’histoire regorgent de faits héroïques où s’illustre le génie de grands
personnages. On peut avoir l’impression, à la lecture de ces ouvrages, que certains
hommes seulement font l'histoire, et non pas tous. L'historien doit alors s'employer à
repérer, dans l'histoire humaine, les grandes actions qui, à chaque époque, ont fait
l'histoire en ouvrant des possibilités inaperçues jusqu'alors. Il s'agit de dégager, à chaque
époque, de quels libres choix ont procédé les orientations données au devenir de
l'humanité par ceux qui disposaient de la possibilité de leur conférer un sens.
Or les individus ne jouent pas tous le même rôle dans l'histoire et, pour cette raison, ne
sont pas à égalité. Ce ne sont pas tous les hommes qui font l'histoire, mais certains
individus exceptionnels. Qu'est-ce qu'un événement historique, en effet ? Il ne s'agit
pas d'un simple fait. L'événement historique s'en distingue par son caractère
exceptionnel et unique. Un événement est considéré comme historique quand il est
digne d'être conservé dans la mémoire des hommes. L'événement historique introduit une
rupture dans le cours de l'histoire : il y a un avant et un après l'événement qui fait date;
après lui rien ne sera plus comme avant.
Ainsi certains historiens font-ils la part belle aux grands hommes et aux facteurs
idéologiques. Les écrivains et historiens des XVIIIe et XIXe siècles expliquent l’Histoire
à partir du génie de grands hommes (Clovis, Charlemagne, Vercingétorix, Jules César,
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Hugues Capet, Philippe Auguste, Philippe le Bel, François 1er, Louis XIV, Robespierre,
etc.) et de leurs grandes actions (baptême de Clovis, bataille de Marignan, serment du jeu
de paume, etc.). Ces historiens affirment une conception philosophique selon laquelle le
monde est régi par la liberté des grands hommes : c’est une conception à la fois
humaniste (fondée sur la liberté humaine) et élitiste.
Par exemple, comment interpréter la politique nazie d’extermination du peuple juif ?
Dans les années 70 en Allemagne, une querelle d’historiens a opposé les
« fonctionnalistes » (Hans Mommsen et Martin Broszat) aux « intentionnalistes » (Karl
Dietrich Bracher et Klaus Hildebrandt).
Pour les « fonctionnalistes », c’est le contexte historique qui prévaut sur la
responsabilité des hommes pour expliquer le nazisme ; le véritable coupable, en dernière
instance, n’est autre que le « Système », c’est-à-dire, au fond, personne, - conception qui
tend à banaliser le mal (nul n’est méchant volontairement) ; Hitler, dans cette perspective,
était un « dictateur faible », irresponsable de choix politiques qui furent l’effet d’une
infinité de micro-décisions et de mini-dérives déterminées par le fonctionnement de la vie
politique allemande. Selon les fonctionnalistes donc, l’extermination des juifs est
déterminée par le passé de l’Allemagne et les circonstances de la guerre.
Pour les « intentionnalistes », au contraire, la volonté et le rôle des grands hommes,
fussent-ils de grands criminels, sont essentiels pour comprendre l’histoire humaine. Le
pouvoir d’un seul individu (Hitler) est décisif. C’est dans la vision du monde des
dirigeants nazis qu’on pouvait déjà lire un avenir sinistre. Dans cette conception, la
responsabilité individuelle est primordiale. Si Hitler était mort en 1939, la face du monde
eût été changée, à commencer par celle de l’Allemagne !
C) VALEUR ET LIMITES DU VOLONTARISME
Le volontarisme historique fait de la liberté absolue de l'homme le moteur de
l'histoire et se fonde sur une conception de la liberté comme libre arbitre de la volonté.
Cette représentation de l'histoire selon laquelle le cours des choses est à chaque instant
ouvert aux initiatives de la volonté libre rompt avec l'opinion commune, souvent
conservatrice et fataliste : « il n'y a rien de nouveau sous le soleil », pense-t-on volontiers,
et si c'est le cas, à quoi bon tenter de changer quoi que ce soit !
Le volontarisme historique désacralise le passé en quelque sorte et ménage une place
pour la production du nouveau; il donne tout son sens aux projets que nous pouvons
concevoir pour améliorer le monde. Cette conception est donc très positive en ce sens
qu'elle valorise l'action qui seule décide du progrès : « C'est devant nous que se place ce
que Rousseau, sous le nom d'état de nature, et les poètes, sous le vocable d'âge d'or, ont
situé derrière nous» (Fichte, Considérations sur la Révolution française).
Mais le point de vue volontariste est, selon Hegel, à la fois naïf et dangereux.
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Naïf d'abord : le volontarisme correspond au point de vue de la jeunesse qui ne sait
pas encore que les choses ne l'attendent pas pour devenir ce qu'elles doivent être. Croire
que l'histoire attend notre intervention, ce serait ne pas voir que le cours des choses
possède déjà sa rationalité propre. C'est notre ignorance de la façon dont le cours des
choses est par lui-même organisé qui nous fait croire que c'est à nous d'y donner un sens.
Dangereux ensuite : s'il dépend exclusivement de nous d'améliorer le monde, tous les
moyens sont bons pour celui qui entreprend de rapprocher le réel de ce qu'il tient pour
l'idéal. La fin peut alors justifier tous les moyens, y compris les pires, du moment où ils
contribuent à la réalisation du bien final. C'est la logique du fanatique, du terroriste. Ce
que Hegel, dans ses Premières publications, résume en donnant pour formule au
volontarisme : Fiat justicia, pereat mundus (« Que justice soit faite, le monde dût-il en
périr »).
TRANSITION :
Au final, les hommes font bel et bien l'histoire. Certains la font de fait (les grands
hommes) et ont laissé leur nom dans la mémoire collective. D'autres, qui ne la font pas
encore, peuvent néanmoins être amenés à la faire : le quidam est un héros potentiel, il
peut sortir de l'ombre à tout moment. Le grand homme, avant d'être connu, était un
illustre inconnu ! Plus modestement, chacun, par ses mille et une actions, contribue,
souvent dans l'ombre, à tisser la trame du destin collectif. En sorte que l'histoire est le
résultat, contingent et imprévisible, des actions humaines. Du coup, n'est-elle pas
profondément déraisonnable ? L'idée que c'est l'homme qui fait l'histoire n'est-elle pas
également illusoire ? Le cours de l'histoire n'obéit-il pas à une autre logique que celle des
choix humains ? Ne peut-on pas aller jusqu'à estimer que la succession des faits n'obéit à
aucune logique ?
II) L'HISTOIRE N'EST FAITE PAR PERSONNE
La deuxième perspective établit que personne n'agit réellement sur le cours de
l'histoire, - perspective qui peut s’entendre de deux façons. En premier lieu, il semble que
l'histoire n'obéit à aucune logique, n'a aucun sens, n'est qu'un pur chaos ou le résultat de
causes tellement insignifiantes qu'elle apparaît comme dérisoire. En second lieu, si
l’histoire n’est faite par personne en particulier, c’est qu’elle est l’œuvre d’une force
impersonnelle, aveugle, implacable – le destin.
A) LE SPECTACLE DÉSOLANT DE L'HISTOIRE (texte n°1 de Hegel, in La
Raison dans l'histoire).
Le sentiment de l’absurdité de l'histoire vient d'abord de ce que l'histoire est faite d'une
pluralité d'individus, d'actions, de désirs qui s'entremêlent, s'entrechoquent, voire
s'annulent. Nous ne savons pas comment ces actions s'articulent les unes aux autres.
Nous commençons une action et nous ne savons jamais si cette action atteint son but.
Nous n'avons pas conscience de la portée de nos actes non seulement à l'échelle
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individuelle, mais surtout collective. L'idée que les hommes puissent être les sujets de
l'histoire n'est pas immédiatement visible. Les individus ne savent pas quel rôle ils jouent
dans l'histoire, comment leur histoire personnelle s'insère dans la grande histoire ou
contribuent à la façonner.
Ce sentiment que le cours de l'histoire nous échappe est renforcé aujourd'hui avec la
mondialisation : l'individu est comme un grain de poussière perdu dans l'immensité du
monde; les choix qui sont faits ne sont pas du ressort des individus, mais relèvent de
mécanismes obscurs; l'homme politique semble impuissant à changer quoi que ce soit : la
crise, les lois économiques sont ainsi considérées comme intangibles et comme une sorte
de destin implacable qui s'impose aux individus.
D'autre part, une situation apparaît comme absurde lorsqu'elle se répète, semble ne
pas avoir de but rationnel et lorsqu'elle ne fait que déboucher sur la souffrance. L’histoire
nous donne à voir, en effet, le triste spectacle de la guerre qui fait revivre toujours les
mêmes horreurs; des peuples se libèrent d’une tyrannie pour replonger dans une autre
semblable; on vote un coup à droite, un coup à gauche et, dans les deux cas, on a le
sentiment que rien ne change, que l'histoire se répète, qu’elle piétine, qu’elle bégaie, que
la condition humaine ne saurait changer malgré les efforts que déploient les hommes pour
maîtriser leurs tendances funestes à la destruction. Idée qu’il n’y a rien de nouveau sous
le soleil. C’est ce que montre Hegel dans le texte.
Selon la célèbre formule de Shakespeare dans Macbeth, l'histoire n'est rien d'autre
qu'un « récit plein de bruit et fureur, raconté par un idiot et qui ne signifie rien »
(Macbeth, V, 5). Les hommes semblent, en effet, ne pas faire l'histoire, car le spectacle
apparent de l'histoire (les guerres, les conflits, les malheurs de toute sorte) peut donner à
penser que les événements du monde sont désordonnées, que les faits et les gestes du
passé ont eu lieu en pure perte. Comment les hommes peuvent-ils être les auteurs d'une
histoire aussi insensée, sauf à considérer qu'ils sont profondément pervertis et mauvais ?
B) LE NEZ DE CLÉOPÂTRE : PETITES CAUSES, GRANDS EFFETS (texte 2
de Pascal, in Pensées, fragment 162)
D'où l'idée que la succession des événements relève purement et simplement d'une
série infinie de concours de circonstances. Certains philosophes ont fait du hasard le
maître de l’histoire placée sous le signe d’une radicale contingence. Pascal remarque que
de toutes petites causes peuvent produire d'immenses effets. L'histoire humaine est
incohérente précisément parce que les hommes sont soumis à leurs passions. Pascal
évoque le fameux nez de Cléopâtre et écrit dans le fragment 162 des Pensées : « Qui
voudra connaître à plein la vanité de l'homme n'a qu'à considérer les causes et les effets
de l'amour. La cause en est un je ne sais quoi, et les effets en sont effroyables. Ce je ne
sais quoi, si peu de chose qu'on ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes,
les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la
terre aurait changé. »
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Cléopâtre, reine d'Egypte de 51 à 30 avant Jésus-Christ, était d'une beauté légendaire
du fait de son nez. Antoine et César en étaient amoureux. Cléopâtre séduit d'abord César
à qui elle doit le rétablissement de son règne et dont elle a un fils, Césarion. Après la mort
de César, elle se fait aimer d'Antoine, qu'elle persuade de promouvoir un grand empire
oriental. Rome ne peut laisser se constituer une telle puissance à ses portes : Octave se
charge d'en empêcher l'avènement. Il finit par battre Antoine, lors de la bataille d'Actium.
Antoine et Cléopâtre se suicident. Moralité : moins belle, Cléopâtre n’aurait pas fait aussi
longtemps oublier à Antoine ses devoirs politiques; Octave n’en aurait pas profité pour
préparer son accession au trône, il ne l’aurait pas emporté sur Antoine. Sans la beauté de
Cléopâtre, Antoine serait devenu l’empereur de Rome à la place d’Octave – et tout cela à
cause d’un nez !
La question que pose Pascal est donc la suivante : ce nez de Cléopâtre a-t-il joué un
rôle disproportionné dans l'histoire ? Une femme peut-elle bouleverser le cours de
l'histoire ? Peut-on admettre que de toutes petites causes produisent de si grands effets
que la formation ou le déclin des empires ? Si c'est le cas, le devenir des sociétés ne tient
qu'à un fil, qu'à des détails insignifiants, absurdes, imprévisibles.
Pascal montre, à travers cet exemple, la vanité de l’histoire humaine, la relativité
des choses humaines. Les grands événements tiennent souvent à des riens; il suffit d’un
homme, ou de son absence, pour que le cours des événements change de direction.
Dérision d'un détail, vanité des passions humaines (Antoine perd Rome pour gagner
Cléopâtre). Il y a, dans les passions humaines, quelque chose de profondément
irrationnels. Ainsi y a-t-il, dans l'amour, dit Pascal, un je-ne-sais-quoi dont l'effet ne se
proportionne à aucune réalité tangible. Les causes de l'amour sont indéfinissables. Une
cause que l'on ne peut véritablement définir, un presque rien, quelque chose qui ne peut
être décrit rationnellement et qui, pourtant, ce je-ne-sais-quoi, cette petite chose, ce détail,
déclenche des effets sans aucune mesure.
Le monde, et l’histoire a fortiori, avec ses milliards d’êtres humains agissant en tout
sens, peut être assimilé ainsi à un chaos dans lequel le plus léger déplacement de forces
(exemple de la bourse) a des conséquences incalculables. Si un rien décide de tout, il est
facile d'en conclure que l'histoire humaine est livrée à elle-même, qu'elle est une aventure
chaotique. Cette vision semble, dès lors, confirmer l'idée chrétienne de décadence de
l'homme après le péché et la chute. Misère de l'homme sans Dieu, dit Pascal. Seule
l'intervention providentielle d'un deus ex machina pourrait donner sens à cette histoire
absurde. Saint-Augustin, dans cette optique, opposait la Cité des hommes, lieu de
perdition, et la Cité de Dieu, qui la transcende et en dépasse les tourments.
C) LE DESTIN
Dire que les hommes ne font pas l'histoire sous-entend que nous ne sommes pas
maîtres de nos vies et que nous ne pouvons pas échapper au destin. La vie de chacun est
liée à celle des autres. Le scénario du monde, en entrelaçant les destinées singulières,
semble s'écrire indépendamment des volontés humaines. Le fatalisme est l'idée selon
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laquelle tout ce qui arrive est dirigé par une force impersonnelle, aveugle et inéluctable,
qui nous domine, nous submerge; c’est la croyance la plus commune au destin, à la
fatalité («c’est le destin !» au sens de: «qu’y puis-je?», «c’est comme ça !»), qu’on
retrouve dans la croyance à la voyance, à l’astrologie, etc. : face à un destin tout-puissant,
la liberté n’a aucune importance et est tout entière pétrie par un ordre qui dépasse et
enchaîne les individus (exemple d’Œdipe dans la tragédie de Sophocle).
Dans L'Iliade, Homère raconte comment Hector, le chef des Troyens, s'achemine sans
le savoir vers son destin, qui est de mourir de la main d'Achille. Trois divinités président
au destin des hommes : on les appelle les Moires en grec, en latin les Parques. Toutes
trois sont filles de la Nécessité, toutes trois furent engendrées de la Nuit. La première,
Clotho, tient le fuseau d'où se dévide le fil de la vie. La seconde, Lachesis, mesure le fil,
ajuste la destinée à ce qui est prévu pour elle. La troisième, Atropos, tient les ciseaux
fatidiques et coupe le fil lorsque le moment est venu. Le travail des fileuses est
irrévocable et les dieux eux-mêmes ne peuvent faire appel.
L'interprétation fataliste du destin peut mener à une forme de résignation, à la paresse,
comme l'ont montré les stoïciens : si je tombe malade et s'il est écrit que je dois
succomber à mon mal, pourquoi donc appeler le médecin ? Ce sera inutile. A l'inverse,
alors que je suis tombé malade, s'il est écrit que je dois guérir, pourquoi appeler le
médecin, puisque ce recours st inutile ?
Le destin désigne l'ensemble de tout ce qui arrive, et qui ne peut pas ne pas arriver. Le
destin, c'est ce qui ne dépend pas de nous. Ainsi le passé est fatal puisqu'il ne dépend plus
de moi, aujourd'hui, d'avoir fait ou non ce qui en dépendait. Ce qui est fait est fait, et ce
éternellement ! Cela ne signifie pas forcément que c'était écrit à l'avance, ce qui est de la
superstition, mais que ce qui est ne peut pas ne pas être et ne pas avoir été. Le destin,
dans cette optique, est le réel même, l'ensemble de toutes les causes, qui ne dépend pas de
nous ou pas entièrement.
TRANSITION :
Le spectacle apparent de l'histoire, la disproportion manifeste entre les causes et les
effets, le déferlement des passions humaines laissent à penser que les hommes ne sont pas
les acteurs de l'histoire et qu'au fond, cette dernière n'est l'œuvre de personne, mais du pur
hasard ou d’une nécessité aveugle sous la forme du destin. Dès lors, si l'histoire n'est faite
par personne, à quoi bon tenter de la connaître et d'en modifier le cours ? Mais n'est-il pas
possible de trouver une explication rationnelle là où se nouent les passions et les hasards
des rencontres ? Derrière l'absurdité apparente des actions humaines, sous le hasard qui
semble régner dans l'histoire, n'y a-t-il pas une nécessité qui meut les individus à leur
insu?
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III) L'HISTOIRE FAIT LES HOMMES
L'idée que c'est l'histoire qui fait les hommes, et non l'inverse, peut s'entendre de deux
façons. On peut d’abord chercher le moteur et le sens de l’histoire en dehors de l’histoire
humaine et considérer ainsi que c’est Dieu, en dernière instance, qui est le véritable
acteur de l’histoire. Aux divers providentialismes fondés sur l’hypothèse d’une raison
ultime qui, extérieure au monde, en dirige le cours, on peut opposer l’idée d’un progrès
immanent de la raison dans l’histoire. En sorte que c’est l’histoire qui fait les hommes
plus que les hommes ne la font.
A) LA PROVIDENCE DIVINE
Pour le christianisme, le sens de l’histoire humaine est à chercher en dehors de
l’histoire elle-même. Qui fait l’histoire, sinon la providence divine : c’est Dieu qui est le
véritable acteur de l’histoire. L’ordre du monde, même s’il demeure incompréhensible
aux yeux du commun des mortels, relève d’une cause extérieure au monde, une cause
transcendante. Le sens de l’histoire ressortit donc à un autre ordre que celui des volontés
et des passions humaines.
La providence est le nom religieux du destin : c’est l’espérance qui est l’ordre du
monde. Le mot « providence » vient du latin providentia, prévision, connaissance de
l’avenir, prévoyance divine, de providere, voir en avant, à l’avance. La providence est
l’attribut par lequel Dieu conçoit le plan des choses et dirige le cours des événements en
déterminant pour chaque créature et pour tout l’univers la fin à atteindre, ainsi que les
moyens nécessaires à sa réalisation.
Ainsi, selon saint Augustin, la prise et le pillage de Rome par les Goths en 410 après.JC. sont une illustration du châtiment de l’orgueil humain. Ce fait historique n’est
qu’une des moments secondaires d’un récit plus essentiel dont l’intrigue est articulée
autour des seuls véritables événements que sont la Création du monde par Dieu, la faute
du premier homme qui précipite les hommes dans l’histoire, la venue du Messie pour
racheter la faute initiale, et la Parousie, c’est-à-dire le retour du Christ à la fin des temps.
Dans cette optique, il est possible d’expliquer le mal qui semble rendre l’histoire
humaine absurde comme un moment provisoire, quoique nécessaire au développement
harmonieux du tout : « les afflictions temporairement mauvaises sont bonnes par leur
effet, comme seraient des raccourcis vers une plus grande perfection » (De l’origine
radicale de toutes choses). Dieu a choisi le meilleur des mondes possibles. Le mal aurait
été plus grand tout compte fait dans un autre monde que le nôtre.
B) L'HISTOIRE COMME RUSE DE LA RAISON
Si l'histoire semble dépourvue de sens comme nous l'avons vu dans le texte de Hegel
ou si ce sens échappe à l’entendement humain, les aspects négatifs de l'histoire sont
néanmoins nécessaires au progrès de ce que Hegel appelle l'Esprit et à la marche de la
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Raison. Ici, ce n’est pas une raison extérieure au monde qui en dirige le cours, mais un
progrès immanent de la raison qui se diffuse continument, progressivement et
indéfiniment. Rappeler la distinction « transcendant / immanent ».
Les événements ne surviennent pas par hasard : il faut comprendre la logique qui les
détermine. Toutes choses surviennent en raison d'un déterminisme secret, masqué par
les passions humaines. La conception déterministe de l'histoire, qu'on trouve par exemple
chez Hegel dans La raison dans l'histoire, repose sur quatre idées principales.
La première est qu'il faut distinguer, dans l'histoire, un plan de l'apparence – les
actions des hommes, les événements – et un plan de l'essence – l'ordre inaperçu du
devenir historique. Dans l'histoire comme dans la nature, rien n'est sans raison.
L'histoire est un processus où, à partir d'un commencement, les événements s'enchaînent
inéluctablement les uns aux autres.
La deuxième est que les hommes ne font pas librement l'histoire qu'ils veulent. Les
mobiles individuels sont des ruses de la raison. L'histoire n'est pas faite par l'action des
hommes. Les hommes contribuent par leurs actions à produire autre chose que ce qu'ils
ont voulu faire; ils contribuent à engendrer un autre avenir que celui qu'ils avaient visé.
L'histoire n'est rien d'autre que l'entrecroisement des actions humaines. Les individus
croient réaliser leurs propres buts, défendre leurs intérêts, et ils ne font qu'accomplir, sans
s'en rendre compte, un destin plus vaste qui les dépasse. L’apparition des grands hommes
est déterminée par l’ensemble des circonstances et de la situation historique, de sorte que
chaque moment de l’histoire a en quelque sorte les hommes d’Etat qu’il mérite.
Exemple de César qui, à la fin de la république romaine, est mû par la passion du
pouvoir; ses ennemis (Pompée, Crassus, etc.) ont également des ambitions personnelles et
dressent sur sa route des obstacles; il en résulte de violentes guerres civiles. César
triomphe de ses rivaux, s'impose comme le seul maître à Rome. Pendant cet
affrontement, les protagonistes ont été mus par des forces profondes, sans avoir
clairement conscience de leurs buts. César a créé l'Empire sans l'avoir voulu
explicitement.
Ainsi, selon Hegel, les grands hommes, c'est-à-dire les individus hors du commun
(Alexandre, César, Napoléon, etc.), sont ceux que le temps réclame, ceux dont les
ambitions et les actions correspondent le mieux aux circonstances historiques.
La troisième est que l'histoire a un sens – une signification et une direction; la
quatrième est que l'histoire est un progrès. L'histoire est rationnelle parce qu’elle
progresse. Le progrès est dialectique : il ne se produit qu’à travers des crises et des
luttes, des contradictions à chaque fois surmontées.
Ce qui progresse, c’est la liberté. Peu à peu, par des transitions qui sont des
bouleversements et des révolutions, la liberté étend son règne. On trouve ainsi au cours
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de l’histoire du monde des formes successives de la liberté qui seront dépassées les unes
par les autres pour arriver à la forme idéale réalisée, l'État moderne :
 Le despotisme oriental qui affirme qu’un seul homme est libre (particulier);
l’avènement des aristocraties grecque et romaine : reconnaissance que quelques hommes
sont libres.
 Le christianisme : reconnaissance que l’homme en tant qu’homme est libre; cette
reconnaissance est celle de la liberté purement intérieure; elle n’est pas réalisée car les
conditions objectives sont celles de l’esclavage (universel abstrait).
 La dernière étape doit être celle de la liberté effective, concrète, qui sera réalisée
grâce à l’édification de l'État moderne (universel concret). La raison se comprend
comme liberté effective lorsque coïncident les intérêts du citoyen et les impératifs de
l'État. Le conflit entre la liberté individuelle et l’Etat doit être surmonté. La fin de
l’histoire est le moment où l’universel est réalisé, où la liberté de tous les hommes
devient objective, garantie par les institutions.
Il y a donc une rationalité du cours de l’histoire envisagée comme un processus de
réalisation de l’Eprit universel, en sorte que les aspects négatifs de l’histoire sont
nécessaires à la marche de la raison.
C) UNE LÉGITIMATION DU MAL ?
Cette conception déterministe de l'histoire, qui estime que la succession des
événements qui se sont déroulés dans l'histoire correspond à un enchaînement
entièrement déterminé de causes et d'effets, rend problématique l'idée même de liberté.
Certes, selon Hegel, si la raison ruse avec les passions et les intérêts particuliers pour
s'accomplir à travers eux, les hommes agissent librement en tant qu'ils défendent leurs
buts particuliers. Mais s'agit-il vraiment de liberté, puisque l'homme est moins auteur
qu'acteur d'une histoire dont il ne détient pas la clé ? La possibilité, pour la liberté
humaine, d'initier absolument une nouvelle série d'événements est mise en question.
D'autre part, l'idée que tout, dans l'histoire, se déroule de façon rationnelle n'est-elle
pas scandaleuse ? La conception déterministe de l'histoire, telle qu'on la trouve chez
Hegel, d'abord, chez Marx, ensuite, n'aboutit-elle pas à une légitimation du mal ?
Puisque tout ce qui est réel est rationnel, tout est, au fond permis, le pire étant le moyen
du bien ou, comme le pense Leibniz, le mal aurait été plus grand dans un autre monde
que le nôtre. Après Auschwitz, Hiroshima, le Goulag, le 11 septembre 2011, pouvonsnous encore croire qu'une raison est à l'œuvre dans l'histoire ? Pouvons-nous encore
croire que cette raison conduit à l'avènement de la liberté ?
A la suite de Nietzsche, on peut penser que cette volonté de donner un sens à l'histoire
universelle est le fruit d'une superstition métaphysique. De même le tremblement de
terre de Lisbonne avait-il suffi à guérir Voltaire de toute tentation de considérer que la
nature fût harmonieusement réglée.
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De là l'idée que l'histoire ne suit aucun plan, qu'elle n'obéit à aucune autre loi que celle
qui voudrait que l'homme soit capable d'aller encore plus loin dans l'horreur. Du mal
n’est sorti qu'un mal encore plus grand ! A l'inverse de Hegel, Adorno pense que
l'histoire n'est pas la réalisation de la liberté humaine, c'est-à-dire un progrès vers le
mieux, mais celle du mal sous les traits d'un déchaînement toujours plus effroyable de la
domination – domination sur la nature, domination sur l'homme, domination sur les
consciences manipulées par l'État totalitaire. Contre Hegel, Adorno parle de « dialectique
négative ».
TRANSITION :
L’idée que les hommes sont les jouets d’une cause mystérieuse, qu’elle soit
transcendante ou immanente au monde, rend problématique, on le voit, l’idée de liberté et
de responsabilité. Elle risque d’aboutir à une légitimation du mal au nom d’un progrès
censé être à l’œuvre dans l’histoire humaine. Il reste que cette conception a le mérite de
refuser une vision pessimiste de l’histoire. Deux conceptions de l’histoire s’affrontent
manifestement ici : celle qui fait de la volonté et de la liberté humaines le véritable sujet
de l’histoire ; celle qui, au contraire, nie ou minore considérablement la capacité qu’ont
les hommes d’être les véritables acteurs de l’histoire. Ne peut-on pas trouver une issue à
cette antinomie en montrant que les hommes font et ne font pas l’histoire ?
IV) LES HOMMES FONT ET NE FONT PAS L'HISTOIRE
Les hommes font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font. Ils font
l'histoire, mais dans des conditions déterminées qu'ils n'ont pas choisies.
A) LE MATÉRIALISME HISTORIQUE (texte de Marx n°3, in Le dix-huit
Brumaire...)
Dans ce texte, Marx se demande si on peut comprendre le présent à partir de la
tradition, c’est-à-dire à partir du passé. Peut-on tirer du passé un modèle pour répondre
aux exigences du présent ? A l’instar de Hegel, Marx montre, en prenant l’exemple de la
seconde République, que c’est dans les périodes de crises révolutionnaires, d’agitation de
l’histoire que les acteurs politiques notamment recherchent avec plus d’avidité des
repères conceptuels dans le passé, de sorte que les précédents historiques paraissent
fournir les meilleurs repères. Marx est particulièrement sévère dans ce texte à l’égard des
hommes de 1848 qui ont parodié les luttes ou les événements du passé.
L’histoire est farceuse car les ruptures, les nouveautés se traduisent sur le plan des
représentations humaines à la façon dont on apprend une langue. Cet apprentissage se
déroule en deux temps : la nouvelle langue (le nouvel événement) est d’abord assimilée
dans le moule de la langue maternelle (la tradition, le passé) : le nouveau est interprété et
compris à partir du passé précisément parce que l’on connaît le passé et que l’on n’a
aucun repère conceptuel par rapport au nouveau; la nouvelle langue n’est véritablement
acquise que lorsque l’élève rompt avec le modèle de la langue maternelle, apprivoise tout
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à fait la nouvelle langue et est capable de l’utiliser dans ce qu’elle a de spécifique. Le
nouveau ne se vit et ne se déploie comme tel qu’à partir du moment où il est capable de
rompre avec la tradition et le passé. D’abord la continuité sous la forme de la répétition,
puis la rupture qui caractérise justement l’événement historique dans sa singularité
irréductible.
Marx écrit que « Les hommes font leur propre histoire. » Selon Marx, c'est l'histoire
qui fait les hommes en même temps que ce sont les hommes qui la font. Les hommes ne
font pas l'histoire librement, mais sur la base de conditions antérieures qu'ils n'ont pas
choisies et qui donc s'imposent à eux. L’histoire n’est rien d’autre que l’action des
individus sociaux; les individus ne relèvent pas d’eux-mêmes, mais de leur insertion
dans une structure sociale toute trouvée et qui les conditionne.
C'est l'homme lui-même qui, par son travail transforme la nature, transforme la
société, et se transforme lui-même. C'est ce processus de transformation, d'enfantement,
de l'homme par lui-même qui détermine le mouvement historique. L'action historique
s'enracine dans une réalité objective, celle de la société dans laquelle il travaille. Les
hommes ne font pas l'histoire de « plein gré, dans des circonstances librement choisies »,
mais ils les trouvent au contraire « toutes faites, données en héritage du passé ». C'est-àdire que si l'homme est acteur de l'histoire, il est aussi immergé dans l'histoire, il en
est le produit, et son action elle-même est l'expression de cette réalité qui s'incarne en
lui, et non celle du jaillissement d'une liberté sans condition.
En effet, parce que les hommes produisent l'histoire par leur travail, les conditions
dans lesquelles ils travaillent jouent un rôle déterminant. L'état des forces productives, les
rapports sociaux qu'elles engendrent sont les données de base de toute explication
historique. « Ce sont les individus réels, leur action et leurs conditions d'existence
matérielles, celles qu'ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de
leur propre action » (L'Idéologie allemande, 1845-1846, publié en 1932).
En rupture avec le courant idéaliste hégélien, comprendre l'histoire ce n'est pas la
rapporter au processus de développement de l'Esprit absolu, c'est la rapporter à la réalité
technique, économique et sociale dont il faut faire l'étude objective. En quoi consiste
donc cette réalité matérielle objective qui fonde l'histoire ?
Le mouvement historique est déterminé par les contradictions internes d'un mode
de production. Un mode de production n'est pas une structure immuable. Parce que les
forces productives évoluent (progrès techniques), les structures sociales, politiques et
idéologiques dans lesquelles elles s'expriment deviennent obsolètes. Ainsi des formes
politiques juridiques ou idéologiques qui en un temps assuraient la reproduction d'une
forme historique de l'exploitation et de la domination d'une classe, deviennent tôt ou tard
un obstacle à cette reproduction.
C'est donc le développement des contradictions internes d'un mode de production
donné qui conduit inévitablement au bouleversement et à la mort de ce mode de
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production, et des structures économiques et politiques qui y sont liées, c'est-à-dire à la
révolution. On voit par là que la théorie marxiste de l'histoire est non seulement une
théorie matérialiste, mais que ce matérialisme est dialectique : c'est le développement
des contradictions internes qui engendrent la révolution.
B) UNE HISTOIRE ANONYME ET SILENCIEUSE
Au-delà de Marx, c’est l’apport essentiel de l’école des Annales (fondée en 1929 par
Marc Bloch et Lucien Febvre, la revue Annales d’histoire économique et sociale) d’avoir
privilégié non pas l'individu et l’histoire événementielle, mais le fait social total, la
longue durée et l’histoire immobile, c’est-à-dire les invariants, contre l’histoire guidée
par le récit. A la notion d'événement, conçu comme saut temporel, ces historiens
opposent celle d'un temps social.
Dans cette perspective, ce ne sont plus les grands hommes qui font l'histoire, mais
les groupes, catégories et classes sociales, les villes, les campagnes, les bourgeois, les
artisans, les paysans, les ouvriers. Une histoire anonyme, profonde, souvent silencieuse,
qui fait les hommes plus que les hommes ne la font. Avec Braudel, le héros de l'histoire
est même la Méditerranée et le monde méditerranéen.
Le temps historique ne doit plus être considéré comme un temps homogène, mais
comme un temps stratifié.
Il y a une histoire superficielle, l’histoire à la dimension de l’individu, une histoire
« à oscillations brèves, rapides, nerveuses ». C'est le temps des chroniqueurs, des
biographes (mais ce n’est pas le temps des « journalistes » d’aujourd’hui qui, pour la
plupart, n’ont pas de temps du tout, puisqu’ils sont condamnés à « l’actualité »). C’est
l’échelle de temps qui permet de mettre en lumière le comportement des individus, leurs
choix, leurs réactions aux événements, etc.
Sous cette histoire, se déploie une histoire lentement rythmée, celle de la longue
durée, une histoire sociale, celle des nations, des groupes, des institutions, des structures
familiales, des mentalités, etc. Exemple des structures familiales. Comment se forgent
les mentalités, les représentations du monde, comment sont éduqués les enfants, c’est
d’abord dans la structure familiale qu’on trouvera la réponse à ces questions. Les nations
constituent également des formes durables, stables d'organisation des hommes; les
conflits entre nations structurent à long terme la perception que les individus ont d’euxmêmes et du monde; on ne comprend rien à l’histoire européenne contemporaine, par
exemple, si on oublie que l’Europe s’est constituée autour d’une ligne de fracture qui
l’oppose à l’empire ottoman.
Et enfin, plus profondément enfouie, une histoire quasi immobile, déterminée par les
rapports entre l’homme et son milieu. Cette histoire une sorte de « géo-histoire ».
L’histoire, c’est aussi de la géographie, de la géographie physique. Exemple : l’accès à
l’eau est et deviendra encore plus demain une cause de luttes politiques. Les ressources
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physiques (pétrole, agriculture) font et feront encore plus demain sentir que l’histoire
suppose des individus vivants.
Pour Braudel, ces trois temps ne sont pas séparés : les événements qui ont lieu au
sein de l’histoire individuelle s’inscrivent dans la trame des transformations sociales;
l'événement pour être compris doit être ramené au terreau qui l’a vu naître. Mais ces trois
temps ne peuvent pas non plus être fusionnés : on ne peut pas « déduire » l’histoire
sociale de l’analyse des processus du temps géographiques, pas plus qu’on ne peut «
déduire » les actions individuelles d’une dynamique sociale. Il est tout aussi absurde de
vouloir dissocier « l’appel du 18 juin » de son contexte socio-politique, de l’ensemble des
conditions économiques, politiques et culturelles qui ont permis à cet appel de résonner,
d’être efficace. Mais il est tout aussi stupide de vouloir « déduire » cet appel des ces
conditions, ou de nier le caractère décisif de ce geste politique de de Gaulle.
C) L'HISTOIRE COMME INVENTION
Qu'en est-il alors de la liberté ? La question de la causalité rebondit. Les hommes sont
déterminés à agir en fonction des conditions dans lesquelles s'insère leur action. La seule
causalité historique vérifiable porte sur ces structures profondes de la vie humaine et
les tendances qu’elles déterminent comme l'enseigne Braudel. Dans tous les cas cités, il
est possible de parler véritablement de causalité car il s’agit non pas d'événements, qui ne
durent pas, par définition, mais de formations sociales stables; on observe des
régularités, à l'échelle de la longue durée, qui autorisent des mesures.
Il reste que les grandes lois structurales des sociétés humaines ne donnent pas de
prédiction mais seulement un champ de possibles à l’intérieur duquel c’est l’action des
individus qui va inventer la manière toujours originale d’ourdir la trame de l’histoire ».
Les individus sont inclinés à agir dans un sens plutôt que dans un autre, à penser d’une
manière plutôt que d’une autre, mais ils ne sont nullement déterminés.
Il existe en même temps une causalité par la liberté comme dirait Kant et une
causalité sociale; les individus sont d’autant plus libres qu’ils ont une claire
connaissance de ces déterminismes socio-historiques dans lesquels ils se sont formés et
sont condamnés à agir. Nous devons admettre la possibilité que s’invente du radicalement
nouveau.
Ainsi, chez Marx, la temporalité historique est enracinée dans le présent et
l’événement. L’histoire des hommes est ce qui se construit à partir de la réalité présente.
Le communisme, qui est la société sans classes et sans État, est un combat, l’effet de la
lutte des classes, et non un simple idéal vers lequel l’histoire tendrait. L’histoire n’a pas
de fin, il n’y a rien de définitif, d’absolu, de sacré. L’avenir est par essence imprévisible.
Le progrès, si progrès il y a, est relatif et instable.
Pour s'accomplir la révolution a besoin d'un médiateur. Ce médiateur c'est la lutte
des classes. Les lois de l'histoire sont la condition du mouvement historique, mais elles
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ne s'accomplissent que dans et par l'action humaine. L'histoire jusqu'à nos jours a toujours
été l'histoire de la lutte des classes. Les classes dans une formation sociale déterminée
sont des classes antagoniques, classe dominante et classe dominée, l'une vivant de
l'exploitation du travail de l'autre, elles ont nécessairement des intérêts contradictoires.
Les classes sociales n'existent en effet pas en soi, elles existent dans leur opposition, elles
ne peuvent pas être saisies en elles-mêmes mais seulement dans la lutte engendrée par
leurs intérêts antagoniques, et c'est dans cette lutte que les classes prennent conscience
d'elles-mêmes et se constituent comme classes.
Pour que le mouvement révolutionnaire s'accomplisse, il faut qu'une classe nouvelle
porte en avant ses revendications et exige sa reconnaissance : par la révolution elle
s'approprie les moyens de production et instaure de nouvelles formes de propriété, de
nouveaux rapports de production.
CONCLUSION GÉNÉRALE :
Ce sont bel et bien les hommes, tous les hommes et pas seulement certains d'entre eux,
qui, chacun à leur niveau, font l'histoire ou peuvent la faire. La complexité de l'histoire
fait qu'il est difficile de répondre immédiatement à la question «qui fait l'histoire ?».
Ainsi nous commençons une action, mais nous ne savons jamais comment cette action va
être interprétée et comment elle va se terminer, s'articuler à l'action des autres hommes.
L'histoire est un enchevêtrement d'actions, un pullulement de destins. Les hommes sont
les acteurs de l'histoire en même temps qu'ils subissent les actions antérieures et présentes
des autres hommes. Les individus interagissent, en sorte que la réalité historique n'est pas
une succession linéaire ou une juxtaposition d'actions, mais une complexité, une structure
d'enveloppement, un agencement dialectique où l'on agit tout en subissant.
SUJETS DE DISSERTATION
Qui fait l'histoire ?
Les individus ont-ils prise sur le cours de l’histoire ?
Est-ce l’homme qui fait l’histoire ou bien l’inverse ?
Peut-on modifier le cours de l’histoire ?
L’histoire a-t-elle un sens ?
Faut-il chercher un sens à l’histoire ?
L’histoire est-elle un destin ?
L’histoire est-elle un éternel recommencement ?
Y a-t-il des leçons de l’histoire ?
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DÉFINITIONS A CONNAITRE
L’histoire:
1) Étymologie: du grec historia (recherche), de historein (chercher à savoir, rapporter ce
qu’on sait).
2) Transformation dans le temps des sociétés humaines ; succession des états par
lesquels passe une réalité (individu, pays, civilisation, théorie, etc.).
3) La science que les hommes s’efforcent d’élaborer de leur devenir.
Les philosophies de l’histoire : conceptions selon lesquelles, par-delà la contingence des
individus et des événements, l’histoire possède un sens, qui explique tout le passé de
l’humanité et oriente à l’avance son avenir. « Une philosophie de l'Histoire suppose que
l'Histoire humaine n'est pas une simple somme de faits juxtaposés - décisions et aventures
individuelles, idées, intérêts, institutions- mais qu'elle est, dans l'instant et dans la
succession, une totalité en mouvement vers un état privilégié qui donne le sens de
l'ensemble» (Merleau-Ponty, Humanisme et terreur). Les grandes philosophies de
l’histoire sont essentiellement celles de Kant, Hegel, Marx.
Absurde: du latin ab, surdus (sourd, discordant, incohérent): contraire à la raison et au
bon sens; aberrant, déraisonnable ; absence de sens, de raison d’être, de finalité de la
condition humaine.
Déterminisme historique: conception philosophique selon laquelle l’histoire est régie
par des causes et dont l’évolution est explicable par des lois.
Providentialisme : toutes les doctrines qui affirment que l’histoire du monde est
gouvernée par une volonté ou un ordre spirituel extérieur à lui.
CITATIONS
« Nous ne trouverons jamais dans l'histoire du monde que ce que nous y aurons d'abord
mis nous-mêmes» (Fichte, Considérations sur la Révolution française).
« C'est devant nous que se place ce que Rousseau, sous le nom d'état de nature, et les
poètes, sous le vocable d'âge d'or, ont situé derrière nous» (Fichte, Considérations sur la
Révolution française).
L'histoire n'est rien d'autre qu'un « récit plein de bruit et fureur, raconté par un idiot et qui
ne signifie rien » (Shakespeare, Macbeth, V, 5).
« Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé »
(Pascal, Pensées, fragment 162).
« Les afflictions temporairement mauvaises sont bonnes par leur effet, comme seraient
des raccourcis vers une plus grande perfection » (Leibniz, De l’origine radicale de toutes
choses).
« Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion » (Hegel, La Raison dans
l’histoire).
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« Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur propre mouvement,
ni dans des conditions choisies par eux seuls, mais bien dans des conditions qu’ils
trouvent directement et qui leur sont données et transmises » (Karl Marx, Le dix-huit
brumaire de Louis Bonaparte).
LECTURES CONSEILLÉES
R. Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire, Section III et IV, Gallimard, 1938.
F. Braudel (F), Écrits sur l’histoire, Flammarion, 1969.
La Méditerranée. L'espace et l'histoire, Flammarion, 1985.
G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, éditions 10/18, 1965.
E.Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, éditions Bordas,
K.Marx-F.Engels, L’idéologie allemande, Editions sociales, 1982.