L`histoire cours
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L`histoire cours
1 L’HISTOIRE Qui fait l'histoire ? Occurrences en problématisation : « Le sujet », « La liberté » Repère : « transcendant / immanent » INTRODUCTION 1) Le sens du mot « histoire » Le mot histoire a plusieurs sens comme on le voit dans les expressions suivantes : « les hommes font leur histoire dans certaines conditions », « l'histoire est une discipline particulière ». L'allemand distingue Geschichte et Historie, alors qu'il n'y a qu'un seul mot en français. Il y a d'abord le sens objectif (Geschichte) : l'histoire désigne l'ensemble de ce qui se déroule à travers le temps (l'histoire de l'univers, des espèces vivantes, de l'humanité, ma propre histoire...). L'histoire correspond ici aux différentes étapes d'un devenir où quelque chose apparaît et se transforme. Il s'agit ici de l'histoire réelle. Il y a ensuite le sens subjectif (Historie) du mot histoire : la connaissance et le récit d'un tel devenir; l'histoire comprise comme connaissance, voire comme science, celle de l’historien. Elle correspond à une enquête. Le mot histoire est dérivé d'un mot grec, historia, qui signifie enquête, récit. Les deux acceptions du mot historie – la réalité de ce qui s'est passé et la connaissance que nous en prenons - sont, en réalité, intimement liées : l’historien est celui qui fait de l’Histoire une histoire, il est celui qui « raconte l’Histoire ». Une histoire n'est connaissable qu'à partir du moment où des documents, des vestiges, des traces ont été consignés. 2) Problématisation du sujet (correction de l’exercice donné aux élèves : « analyser un sujet de dissertation, apprendre à identifier un problème ») La question « Qui fait l'histoire? » porte ici sur l'histoire objective, le devenir de l'humanité. Le pronom interrogatif « qui » concerne le sujet de l'histoire, le sujet comme auteur, acteur ou bien agent. Faire l'histoire, c'est être capable d'infléchir librement le cours des choses par des décisions émanant de la volonté de l'agent historique. Faire l'histoire, c'est intervenir directement dans le destin collectif des hommes ou indirectement en y contribuant par ses actes. Faire l'histoire, c'est, dans cette optique, 2 orienter le cours des choses dans un sens plutôt que dans un autre, et laisser la trace de son intervention dans la mémoire des hommes. La question est alors : quel est le rôle des hommes dans l'histoire ? Tous les hommes font-ils l'histoire ou seulement certains d'entre eux (les grands hommes, par exemple) ? Si ce ne sont pas les hommes ou certains hommes qui font l'histoire, quel en est le moteur ? S'agit-il d'une instance extérieure et supérieure aux hommes qui utilise les individus pour réaliser un dessein caché ? Les individus sont-ils des auteurs ou seulement les acteurs de l'histoire, voire les agents inconscients d'une histoire qui les dépasse ? A cette question, quatre réponses sont possibles : les hommes font l’histoire, tous ou certains d’entre eux ; l'histoire n'obéit à aucune logique, elle n'est faite par personne; le cours de l'histoire obéit à une autre logique que celle des choix humains : c'est l'histoire qui fait les hommes plus qu'ils ne la font; les hommes font et ne font pas l'histoire, ils font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font. I) LE VOLONTARISME HISTORIQUE L'histoire peut d'abord être conçue comme le résultat des actions humaines. C'est l'homme qui fait l'histoire, qui transforme le réel de l'extérieur par le libre arbitre de sa volonté, en incarnant ses projets dans le cours des événements. Cette thèse, qui est celle du volontarisme historique, se décline de deux façons : on peut d'abord penser que tous les hommes, sans exception, font ou peuvent faire l'histoire, chacun à leur niveau respectif; dans une optique « élitiste », on considèrera que ce ne sont pas tous les hommes qui font l'histoire, mais certains – les grands hommes. A) TOUS LES HOMMES FONT L'HISTOIRE Nous nous demandons parfois, devant telle ou telle succession d'événements, qui, décidément, fait l'histoire et l'engage dans telle direction. La réponse la plus simple consiste à dire que le réel est historiquement transformé par les êtres humains euxmêmes, de l'extérieur, au nom de leur idéal, de leurs désirs, de leurs passions, de leurs intérêts. Un homme d'État, par exemple, fait le choix d'engager son pays dans une guerre avec un autre pays (exemple de G.W.Bush en Irak). Il considère ainsi que cette décision est nécessaire pour défendre un certain nombre de valeurs ou d'intérêts menacés par le pays adverse ou pour imposer sa vision du monde. Ainsi Jean Jaurés, lors de la première guerre mondiale, est-il persuadé que pour faire la guerre, il faut la vouloir. La guerre n'est pas un phénomène naturel inéluctable comme un tremblement de terre, par exemple, subi en raison des lois de la nature. Les lois des hommes, des sociétés laissent la place à l'initiative. Jusqu'au premier affrontement la paix reste possible, rien n'est joué d'avance. Ce qui est probable n'est pas pour autant nécessaire, en sorte que l'initiative humaine peut enrayer ce qui se donnait comme fatal. Rien n'est déjà écrit ! Le livre de l'histoire est d'abord fait de pages blanches. 3 De là l'idée que l'individu est le porteur ultime du changement historique; les changements les plus significatifs sont les changements ponctuels, ceux qui affectent la vie des individus en raison de leur brièveté et de leur soudaineté. Cette conception volontariste de l'histoire, qui anime en particulier l'esprit des révolutionnaires de toutes les époques, estime que rien n'est inscrit par avance comme devant advenir nécessairement. Le futur est ouvert et échappe totalement à l'emprise du passé. Le champ de l'histoire est un donné inerte que la volonté humaine transforme et façonne selon ses objectifs. On trouve cette conception volontariste chez le philosophe allemand Fichte qui est l'auteur de Considérations sur la Révolution française (1793) : « Nous ne trouverons jamais dans l'histoire du monde que ce que nous y aurons d'abord mis nous-mêmes. » L'histoire n'est pas l'œuvre d'une sagesse providentielle qui y exécuterait le plan qu'elle s'est fixé (conception qu'on trouve chez Bossuet, par exemple). Il n'y pas de sens qui préexiste aux actions humaines; l'histoire ne tend pas d'elle-même vers le mieux ou vers le pire. Il n'y a donc pas d'autre sens de l'histoire que celui que les hommes lui donnent en transformant le réel Le volontarisme historique laisse à l'homme l'entière liberté de faire progresser ou non sa condition. Elle lui en confie par là même la responsabilité. Les choses ne s'améliorent qu'à partir du moment où les êtres humains, dont dépend l'avenir, seront eux-mêmes meilleurs, à la fois intellectuellement et moralement. B) LA CONCEPTION ÉLITISTE DE L'HISTOIRE Les livres d’histoire regorgent de faits héroïques où s’illustre le génie de grands personnages. On peut avoir l’impression, à la lecture de ces ouvrages, que certains hommes seulement font l'histoire, et non pas tous. L'historien doit alors s'employer à repérer, dans l'histoire humaine, les grandes actions qui, à chaque époque, ont fait l'histoire en ouvrant des possibilités inaperçues jusqu'alors. Il s'agit de dégager, à chaque époque, de quels libres choix ont procédé les orientations données au devenir de l'humanité par ceux qui disposaient de la possibilité de leur conférer un sens. Or les individus ne jouent pas tous le même rôle dans l'histoire et, pour cette raison, ne sont pas à égalité. Ce ne sont pas tous les hommes qui font l'histoire, mais certains individus exceptionnels. Qu'est-ce qu'un événement historique, en effet ? Il ne s'agit pas d'un simple fait. L'événement historique s'en distingue par son caractère exceptionnel et unique. Un événement est considéré comme historique quand il est digne d'être conservé dans la mémoire des hommes. L'événement historique introduit une rupture dans le cours de l'histoire : il y a un avant et un après l'événement qui fait date; après lui rien ne sera plus comme avant. Ainsi certains historiens font-ils la part belle aux grands hommes et aux facteurs idéologiques. Les écrivains et historiens des XVIIIe et XIXe siècles expliquent l’Histoire à partir du génie de grands hommes (Clovis, Charlemagne, Vercingétorix, Jules César, 4 Hugues Capet, Philippe Auguste, Philippe le Bel, François 1er, Louis XIV, Robespierre, etc.) et de leurs grandes actions (baptême de Clovis, bataille de Marignan, serment du jeu de paume, etc.). Ces historiens affirment une conception philosophique selon laquelle le monde est régi par la liberté des grands hommes : c’est une conception à la fois humaniste (fondée sur la liberté humaine) et élitiste. Par exemple, comment interpréter la politique nazie d’extermination du peuple juif ? Dans les années 70 en Allemagne, une querelle d’historiens a opposé les « fonctionnalistes » (Hans Mommsen et Martin Broszat) aux « intentionnalistes » (Karl Dietrich Bracher et Klaus Hildebrandt). Pour les « fonctionnalistes », c’est le contexte historique qui prévaut sur la responsabilité des hommes pour expliquer le nazisme ; le véritable coupable, en dernière instance, n’est autre que le « Système », c’est-à-dire, au fond, personne, - conception qui tend à banaliser le mal (nul n’est méchant volontairement) ; Hitler, dans cette perspective, était un « dictateur faible », irresponsable de choix politiques qui furent l’effet d’une infinité de micro-décisions et de mini-dérives déterminées par le fonctionnement de la vie politique allemande. Selon les fonctionnalistes donc, l’extermination des juifs est déterminée par le passé de l’Allemagne et les circonstances de la guerre. Pour les « intentionnalistes », au contraire, la volonté et le rôle des grands hommes, fussent-ils de grands criminels, sont essentiels pour comprendre l’histoire humaine. Le pouvoir d’un seul individu (Hitler) est décisif. C’est dans la vision du monde des dirigeants nazis qu’on pouvait déjà lire un avenir sinistre. Dans cette conception, la responsabilité individuelle est primordiale. Si Hitler était mort en 1939, la face du monde eût été changée, à commencer par celle de l’Allemagne ! C) VALEUR ET LIMITES DU VOLONTARISME Le volontarisme historique fait de la liberté absolue de l'homme le moteur de l'histoire et se fonde sur une conception de la liberté comme libre arbitre de la volonté. Cette représentation de l'histoire selon laquelle le cours des choses est à chaque instant ouvert aux initiatives de la volonté libre rompt avec l'opinion commune, souvent conservatrice et fataliste : « il n'y a rien de nouveau sous le soleil », pense-t-on volontiers, et si c'est le cas, à quoi bon tenter de changer quoi que ce soit ! Le volontarisme historique désacralise le passé en quelque sorte et ménage une place pour la production du nouveau; il donne tout son sens aux projets que nous pouvons concevoir pour améliorer le monde. Cette conception est donc très positive en ce sens qu'elle valorise l'action qui seule décide du progrès : « C'est devant nous que se place ce que Rousseau, sous le nom d'état de nature, et les poètes, sous le vocable d'âge d'or, ont situé derrière nous» (Fichte, Considérations sur la Révolution française). Mais le point de vue volontariste est, selon Hegel, à la fois naïf et dangereux. 5 Naïf d'abord : le volontarisme correspond au point de vue de la jeunesse qui ne sait pas encore que les choses ne l'attendent pas pour devenir ce qu'elles doivent être. Croire que l'histoire attend notre intervention, ce serait ne pas voir que le cours des choses possède déjà sa rationalité propre. C'est notre ignorance de la façon dont le cours des choses est par lui-même organisé qui nous fait croire que c'est à nous d'y donner un sens. Dangereux ensuite : s'il dépend exclusivement de nous d'améliorer le monde, tous les moyens sont bons pour celui qui entreprend de rapprocher le réel de ce qu'il tient pour l'idéal. La fin peut alors justifier tous les moyens, y compris les pires, du moment où ils contribuent à la réalisation du bien final. C'est la logique du fanatique, du terroriste. Ce que Hegel, dans ses Premières publications, résume en donnant pour formule au volontarisme : Fiat justicia, pereat mundus (« Que justice soit faite, le monde dût-il en périr »). TRANSITION : Au final, les hommes font bel et bien l'histoire. Certains la font de fait (les grands hommes) et ont laissé leur nom dans la mémoire collective. D'autres, qui ne la font pas encore, peuvent néanmoins être amenés à la faire : le quidam est un héros potentiel, il peut sortir de l'ombre à tout moment. Le grand homme, avant d'être connu, était un illustre inconnu ! Plus modestement, chacun, par ses mille et une actions, contribue, souvent dans l'ombre, à tisser la trame du destin collectif. En sorte que l'histoire est le résultat, contingent et imprévisible, des actions humaines. Du coup, n'est-elle pas profondément déraisonnable ? L'idée que c'est l'homme qui fait l'histoire n'est-elle pas également illusoire ? Le cours de l'histoire n'obéit-il pas à une autre logique que celle des choix humains ? Ne peut-on pas aller jusqu'à estimer que la succession des faits n'obéit à aucune logique ? II) L'HISTOIRE N'EST FAITE PAR PERSONNE La deuxième perspective établit que personne n'agit réellement sur le cours de l'histoire, - perspective qui peut s’entendre de deux façons. En premier lieu, il semble que l'histoire n'obéit à aucune logique, n'a aucun sens, n'est qu'un pur chaos ou le résultat de causes tellement insignifiantes qu'elle apparaît comme dérisoire. En second lieu, si l’histoire n’est faite par personne en particulier, c’est qu’elle est l’œuvre d’une force impersonnelle, aveugle, implacable – le destin. A) LE SPECTACLE DÉSOLANT DE L'HISTOIRE (texte n°1 de Hegel, in La Raison dans l'histoire). Le sentiment de l’absurdité de l'histoire vient d'abord de ce que l'histoire est faite d'une pluralité d'individus, d'actions, de désirs qui s'entremêlent, s'entrechoquent, voire s'annulent. Nous ne savons pas comment ces actions s'articulent les unes aux autres. Nous commençons une action et nous ne savons jamais si cette action atteint son but. Nous n'avons pas conscience de la portée de nos actes non seulement à l'échelle 6 individuelle, mais surtout collective. L'idée que les hommes puissent être les sujets de l'histoire n'est pas immédiatement visible. Les individus ne savent pas quel rôle ils jouent dans l'histoire, comment leur histoire personnelle s'insère dans la grande histoire ou contribuent à la façonner. Ce sentiment que le cours de l'histoire nous échappe est renforcé aujourd'hui avec la mondialisation : l'individu est comme un grain de poussière perdu dans l'immensité du monde; les choix qui sont faits ne sont pas du ressort des individus, mais relèvent de mécanismes obscurs; l'homme politique semble impuissant à changer quoi que ce soit : la crise, les lois économiques sont ainsi considérées comme intangibles et comme une sorte de destin implacable qui s'impose aux individus. D'autre part, une situation apparaît comme absurde lorsqu'elle se répète, semble ne pas avoir de but rationnel et lorsqu'elle ne fait que déboucher sur la souffrance. L’histoire nous donne à voir, en effet, le triste spectacle de la guerre qui fait revivre toujours les mêmes horreurs; des peuples se libèrent d’une tyrannie pour replonger dans une autre semblable; on vote un coup à droite, un coup à gauche et, dans les deux cas, on a le sentiment que rien ne change, que l'histoire se répète, qu’elle piétine, qu’elle bégaie, que la condition humaine ne saurait changer malgré les efforts que déploient les hommes pour maîtriser leurs tendances funestes à la destruction. Idée qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. C’est ce que montre Hegel dans le texte. Selon la célèbre formule de Shakespeare dans Macbeth, l'histoire n'est rien d'autre qu'un « récit plein de bruit et fureur, raconté par un idiot et qui ne signifie rien » (Macbeth, V, 5). Les hommes semblent, en effet, ne pas faire l'histoire, car le spectacle apparent de l'histoire (les guerres, les conflits, les malheurs de toute sorte) peut donner à penser que les événements du monde sont désordonnées, que les faits et les gestes du passé ont eu lieu en pure perte. Comment les hommes peuvent-ils être les auteurs d'une histoire aussi insensée, sauf à considérer qu'ils sont profondément pervertis et mauvais ? B) LE NEZ DE CLÉOPÂTRE : PETITES CAUSES, GRANDS EFFETS (texte 2 de Pascal, in Pensées, fragment 162) D'où l'idée que la succession des événements relève purement et simplement d'une série infinie de concours de circonstances. Certains philosophes ont fait du hasard le maître de l’histoire placée sous le signe d’une radicale contingence. Pascal remarque que de toutes petites causes peuvent produire d'immenses effets. L'histoire humaine est incohérente précisément parce que les hommes sont soumis à leurs passions. Pascal évoque le fameux nez de Cléopâtre et écrit dans le fragment 162 des Pensées : « Qui voudra connaître à plein la vanité de l'homme n'a qu'à considérer les causes et les effets de l'amour. La cause en est un je ne sais quoi, et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu'on ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » 7 Cléopâtre, reine d'Egypte de 51 à 30 avant Jésus-Christ, était d'une beauté légendaire du fait de son nez. Antoine et César en étaient amoureux. Cléopâtre séduit d'abord César à qui elle doit le rétablissement de son règne et dont elle a un fils, Césarion. Après la mort de César, elle se fait aimer d'Antoine, qu'elle persuade de promouvoir un grand empire oriental. Rome ne peut laisser se constituer une telle puissance à ses portes : Octave se charge d'en empêcher l'avènement. Il finit par battre Antoine, lors de la bataille d'Actium. Antoine et Cléopâtre se suicident. Moralité : moins belle, Cléopâtre n’aurait pas fait aussi longtemps oublier à Antoine ses devoirs politiques; Octave n’en aurait pas profité pour préparer son accession au trône, il ne l’aurait pas emporté sur Antoine. Sans la beauté de Cléopâtre, Antoine serait devenu l’empereur de Rome à la place d’Octave – et tout cela à cause d’un nez ! La question que pose Pascal est donc la suivante : ce nez de Cléopâtre a-t-il joué un rôle disproportionné dans l'histoire ? Une femme peut-elle bouleverser le cours de l'histoire ? Peut-on admettre que de toutes petites causes produisent de si grands effets que la formation ou le déclin des empires ? Si c'est le cas, le devenir des sociétés ne tient qu'à un fil, qu'à des détails insignifiants, absurdes, imprévisibles. Pascal montre, à travers cet exemple, la vanité de l’histoire humaine, la relativité des choses humaines. Les grands événements tiennent souvent à des riens; il suffit d’un homme, ou de son absence, pour que le cours des événements change de direction. Dérision d'un détail, vanité des passions humaines (Antoine perd Rome pour gagner Cléopâtre). Il y a, dans les passions humaines, quelque chose de profondément irrationnels. Ainsi y a-t-il, dans l'amour, dit Pascal, un je-ne-sais-quoi dont l'effet ne se proportionne à aucune réalité tangible. Les causes de l'amour sont indéfinissables. Une cause que l'on ne peut véritablement définir, un presque rien, quelque chose qui ne peut être décrit rationnellement et qui, pourtant, ce je-ne-sais-quoi, cette petite chose, ce détail, déclenche des effets sans aucune mesure. Le monde, et l’histoire a fortiori, avec ses milliards d’êtres humains agissant en tout sens, peut être assimilé ainsi à un chaos dans lequel le plus léger déplacement de forces (exemple de la bourse) a des conséquences incalculables. Si un rien décide de tout, il est facile d'en conclure que l'histoire humaine est livrée à elle-même, qu'elle est une aventure chaotique. Cette vision semble, dès lors, confirmer l'idée chrétienne de décadence de l'homme après le péché et la chute. Misère de l'homme sans Dieu, dit Pascal. Seule l'intervention providentielle d'un deus ex machina pourrait donner sens à cette histoire absurde. Saint-Augustin, dans cette optique, opposait la Cité des hommes, lieu de perdition, et la Cité de Dieu, qui la transcende et en dépasse les tourments. C) LE DESTIN Dire que les hommes ne font pas l'histoire sous-entend que nous ne sommes pas maîtres de nos vies et que nous ne pouvons pas échapper au destin. La vie de chacun est liée à celle des autres. Le scénario du monde, en entrelaçant les destinées singulières, semble s'écrire indépendamment des volontés humaines. Le fatalisme est l'idée selon 8 laquelle tout ce qui arrive est dirigé par une force impersonnelle, aveugle et inéluctable, qui nous domine, nous submerge; c’est la croyance la plus commune au destin, à la fatalité («c’est le destin !» au sens de: «qu’y puis-je?», «c’est comme ça !»), qu’on retrouve dans la croyance à la voyance, à l’astrologie, etc. : face à un destin tout-puissant, la liberté n’a aucune importance et est tout entière pétrie par un ordre qui dépasse et enchaîne les individus (exemple d’Œdipe dans la tragédie de Sophocle). Dans L'Iliade, Homère raconte comment Hector, le chef des Troyens, s'achemine sans le savoir vers son destin, qui est de mourir de la main d'Achille. Trois divinités président au destin des hommes : on les appelle les Moires en grec, en latin les Parques. Toutes trois sont filles de la Nécessité, toutes trois furent engendrées de la Nuit. La première, Clotho, tient le fuseau d'où se dévide le fil de la vie. La seconde, Lachesis, mesure le fil, ajuste la destinée à ce qui est prévu pour elle. La troisième, Atropos, tient les ciseaux fatidiques et coupe le fil lorsque le moment est venu. Le travail des fileuses est irrévocable et les dieux eux-mêmes ne peuvent faire appel. L'interprétation fataliste du destin peut mener à une forme de résignation, à la paresse, comme l'ont montré les stoïciens : si je tombe malade et s'il est écrit que je dois succomber à mon mal, pourquoi donc appeler le médecin ? Ce sera inutile. A l'inverse, alors que je suis tombé malade, s'il est écrit que je dois guérir, pourquoi appeler le médecin, puisque ce recours st inutile ? Le destin désigne l'ensemble de tout ce qui arrive, et qui ne peut pas ne pas arriver. Le destin, c'est ce qui ne dépend pas de nous. Ainsi le passé est fatal puisqu'il ne dépend plus de moi, aujourd'hui, d'avoir fait ou non ce qui en dépendait. Ce qui est fait est fait, et ce éternellement ! Cela ne signifie pas forcément que c'était écrit à l'avance, ce qui est de la superstition, mais que ce qui est ne peut pas ne pas être et ne pas avoir été. Le destin, dans cette optique, est le réel même, l'ensemble de toutes les causes, qui ne dépend pas de nous ou pas entièrement. TRANSITION : Le spectacle apparent de l'histoire, la disproportion manifeste entre les causes et les effets, le déferlement des passions humaines laissent à penser que les hommes ne sont pas les acteurs de l'histoire et qu'au fond, cette dernière n'est l'œuvre de personne, mais du pur hasard ou d’une nécessité aveugle sous la forme du destin. Dès lors, si l'histoire n'est faite par personne, à quoi bon tenter de la connaître et d'en modifier le cours ? Mais n'est-il pas possible de trouver une explication rationnelle là où se nouent les passions et les hasards des rencontres ? Derrière l'absurdité apparente des actions humaines, sous le hasard qui semble régner dans l'histoire, n'y a-t-il pas une nécessité qui meut les individus à leur insu? 9 III) L'HISTOIRE FAIT LES HOMMES L'idée que c'est l'histoire qui fait les hommes, et non l'inverse, peut s'entendre de deux façons. On peut d’abord chercher le moteur et le sens de l’histoire en dehors de l’histoire humaine et considérer ainsi que c’est Dieu, en dernière instance, qui est le véritable acteur de l’histoire. Aux divers providentialismes fondés sur l’hypothèse d’une raison ultime qui, extérieure au monde, en dirige le cours, on peut opposer l’idée d’un progrès immanent de la raison dans l’histoire. En sorte que c’est l’histoire qui fait les hommes plus que les hommes ne la font. A) LA PROVIDENCE DIVINE Pour le christianisme, le sens de l’histoire humaine est à chercher en dehors de l’histoire elle-même. Qui fait l’histoire, sinon la providence divine : c’est Dieu qui est le véritable acteur de l’histoire. L’ordre du monde, même s’il demeure incompréhensible aux yeux du commun des mortels, relève d’une cause extérieure au monde, une cause transcendante. Le sens de l’histoire ressortit donc à un autre ordre que celui des volontés et des passions humaines. La providence est le nom religieux du destin : c’est l’espérance qui est l’ordre du monde. Le mot « providence » vient du latin providentia, prévision, connaissance de l’avenir, prévoyance divine, de providere, voir en avant, à l’avance. La providence est l’attribut par lequel Dieu conçoit le plan des choses et dirige le cours des événements en déterminant pour chaque créature et pour tout l’univers la fin à atteindre, ainsi que les moyens nécessaires à sa réalisation. Ainsi, selon saint Augustin, la prise et le pillage de Rome par les Goths en 410 après.JC. sont une illustration du châtiment de l’orgueil humain. Ce fait historique n’est qu’une des moments secondaires d’un récit plus essentiel dont l’intrigue est articulée autour des seuls véritables événements que sont la Création du monde par Dieu, la faute du premier homme qui précipite les hommes dans l’histoire, la venue du Messie pour racheter la faute initiale, et la Parousie, c’est-à-dire le retour du Christ à la fin des temps. Dans cette optique, il est possible d’expliquer le mal qui semble rendre l’histoire humaine absurde comme un moment provisoire, quoique nécessaire au développement harmonieux du tout : « les afflictions temporairement mauvaises sont bonnes par leur effet, comme seraient des raccourcis vers une plus grande perfection » (De l’origine radicale de toutes choses). Dieu a choisi le meilleur des mondes possibles. Le mal aurait été plus grand tout compte fait dans un autre monde que le nôtre. B) L'HISTOIRE COMME RUSE DE LA RAISON Si l'histoire semble dépourvue de sens comme nous l'avons vu dans le texte de Hegel ou si ce sens échappe à l’entendement humain, les aspects négatifs de l'histoire sont néanmoins nécessaires au progrès de ce que Hegel appelle l'Esprit et à la marche de la 10 Raison. Ici, ce n’est pas une raison extérieure au monde qui en dirige le cours, mais un progrès immanent de la raison qui se diffuse continument, progressivement et indéfiniment. Rappeler la distinction « transcendant / immanent ». Les événements ne surviennent pas par hasard : il faut comprendre la logique qui les détermine. Toutes choses surviennent en raison d'un déterminisme secret, masqué par les passions humaines. La conception déterministe de l'histoire, qu'on trouve par exemple chez Hegel dans La raison dans l'histoire, repose sur quatre idées principales. La première est qu'il faut distinguer, dans l'histoire, un plan de l'apparence – les actions des hommes, les événements – et un plan de l'essence – l'ordre inaperçu du devenir historique. Dans l'histoire comme dans la nature, rien n'est sans raison. L'histoire est un processus où, à partir d'un commencement, les événements s'enchaînent inéluctablement les uns aux autres. La deuxième est que les hommes ne font pas librement l'histoire qu'ils veulent. Les mobiles individuels sont des ruses de la raison. L'histoire n'est pas faite par l'action des hommes. Les hommes contribuent par leurs actions à produire autre chose que ce qu'ils ont voulu faire; ils contribuent à engendrer un autre avenir que celui qu'ils avaient visé. L'histoire n'est rien d'autre que l'entrecroisement des actions humaines. Les individus croient réaliser leurs propres buts, défendre leurs intérêts, et ils ne font qu'accomplir, sans s'en rendre compte, un destin plus vaste qui les dépasse. L’apparition des grands hommes est déterminée par l’ensemble des circonstances et de la situation historique, de sorte que chaque moment de l’histoire a en quelque sorte les hommes d’Etat qu’il mérite. Exemple de César qui, à la fin de la république romaine, est mû par la passion du pouvoir; ses ennemis (Pompée, Crassus, etc.) ont également des ambitions personnelles et dressent sur sa route des obstacles; il en résulte de violentes guerres civiles. César triomphe de ses rivaux, s'impose comme le seul maître à Rome. Pendant cet affrontement, les protagonistes ont été mus par des forces profondes, sans avoir clairement conscience de leurs buts. César a créé l'Empire sans l'avoir voulu explicitement. Ainsi, selon Hegel, les grands hommes, c'est-à-dire les individus hors du commun (Alexandre, César, Napoléon, etc.), sont ceux que le temps réclame, ceux dont les ambitions et les actions correspondent le mieux aux circonstances historiques. La troisième est que l'histoire a un sens – une signification et une direction; la quatrième est que l'histoire est un progrès. L'histoire est rationnelle parce qu’elle progresse. Le progrès est dialectique : il ne se produit qu’à travers des crises et des luttes, des contradictions à chaque fois surmontées. Ce qui progresse, c’est la liberté. Peu à peu, par des transitions qui sont des bouleversements et des révolutions, la liberté étend son règne. On trouve ainsi au cours 11 de l’histoire du monde des formes successives de la liberté qui seront dépassées les unes par les autres pour arriver à la forme idéale réalisée, l'État moderne : Le despotisme oriental qui affirme qu’un seul homme est libre (particulier); l’avènement des aristocraties grecque et romaine : reconnaissance que quelques hommes sont libres. Le christianisme : reconnaissance que l’homme en tant qu’homme est libre; cette reconnaissance est celle de la liberté purement intérieure; elle n’est pas réalisée car les conditions objectives sont celles de l’esclavage (universel abstrait). La dernière étape doit être celle de la liberté effective, concrète, qui sera réalisée grâce à l’édification de l'État moderne (universel concret). La raison se comprend comme liberté effective lorsque coïncident les intérêts du citoyen et les impératifs de l'État. Le conflit entre la liberté individuelle et l’Etat doit être surmonté. La fin de l’histoire est le moment où l’universel est réalisé, où la liberté de tous les hommes devient objective, garantie par les institutions. Il y a donc une rationalité du cours de l’histoire envisagée comme un processus de réalisation de l’Eprit universel, en sorte que les aspects négatifs de l’histoire sont nécessaires à la marche de la raison. C) UNE LÉGITIMATION DU MAL ? Cette conception déterministe de l'histoire, qui estime que la succession des événements qui se sont déroulés dans l'histoire correspond à un enchaînement entièrement déterminé de causes et d'effets, rend problématique l'idée même de liberté. Certes, selon Hegel, si la raison ruse avec les passions et les intérêts particuliers pour s'accomplir à travers eux, les hommes agissent librement en tant qu'ils défendent leurs buts particuliers. Mais s'agit-il vraiment de liberté, puisque l'homme est moins auteur qu'acteur d'une histoire dont il ne détient pas la clé ? La possibilité, pour la liberté humaine, d'initier absolument une nouvelle série d'événements est mise en question. D'autre part, l'idée que tout, dans l'histoire, se déroule de façon rationnelle n'est-elle pas scandaleuse ? La conception déterministe de l'histoire, telle qu'on la trouve chez Hegel, d'abord, chez Marx, ensuite, n'aboutit-elle pas à une légitimation du mal ? Puisque tout ce qui est réel est rationnel, tout est, au fond permis, le pire étant le moyen du bien ou, comme le pense Leibniz, le mal aurait été plus grand dans un autre monde que le nôtre. Après Auschwitz, Hiroshima, le Goulag, le 11 septembre 2011, pouvonsnous encore croire qu'une raison est à l'œuvre dans l'histoire ? Pouvons-nous encore croire que cette raison conduit à l'avènement de la liberté ? A la suite de Nietzsche, on peut penser que cette volonté de donner un sens à l'histoire universelle est le fruit d'une superstition métaphysique. De même le tremblement de terre de Lisbonne avait-il suffi à guérir Voltaire de toute tentation de considérer que la nature fût harmonieusement réglée. 12 De là l'idée que l'histoire ne suit aucun plan, qu'elle n'obéit à aucune autre loi que celle qui voudrait que l'homme soit capable d'aller encore plus loin dans l'horreur. Du mal n’est sorti qu'un mal encore plus grand ! A l'inverse de Hegel, Adorno pense que l'histoire n'est pas la réalisation de la liberté humaine, c'est-à-dire un progrès vers le mieux, mais celle du mal sous les traits d'un déchaînement toujours plus effroyable de la domination – domination sur la nature, domination sur l'homme, domination sur les consciences manipulées par l'État totalitaire. Contre Hegel, Adorno parle de « dialectique négative ». TRANSITION : L’idée que les hommes sont les jouets d’une cause mystérieuse, qu’elle soit transcendante ou immanente au monde, rend problématique, on le voit, l’idée de liberté et de responsabilité. Elle risque d’aboutir à une légitimation du mal au nom d’un progrès censé être à l’œuvre dans l’histoire humaine. Il reste que cette conception a le mérite de refuser une vision pessimiste de l’histoire. Deux conceptions de l’histoire s’affrontent manifestement ici : celle qui fait de la volonté et de la liberté humaines le véritable sujet de l’histoire ; celle qui, au contraire, nie ou minore considérablement la capacité qu’ont les hommes d’être les véritables acteurs de l’histoire. Ne peut-on pas trouver une issue à cette antinomie en montrant que les hommes font et ne font pas l’histoire ? IV) LES HOMMES FONT ET NE FONT PAS L'HISTOIRE Les hommes font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font. Ils font l'histoire, mais dans des conditions déterminées qu'ils n'ont pas choisies. A) LE MATÉRIALISME HISTORIQUE (texte de Marx n°3, in Le dix-huit Brumaire...) Dans ce texte, Marx se demande si on peut comprendre le présent à partir de la tradition, c’est-à-dire à partir du passé. Peut-on tirer du passé un modèle pour répondre aux exigences du présent ? A l’instar de Hegel, Marx montre, en prenant l’exemple de la seconde République, que c’est dans les périodes de crises révolutionnaires, d’agitation de l’histoire que les acteurs politiques notamment recherchent avec plus d’avidité des repères conceptuels dans le passé, de sorte que les précédents historiques paraissent fournir les meilleurs repères. Marx est particulièrement sévère dans ce texte à l’égard des hommes de 1848 qui ont parodié les luttes ou les événements du passé. L’histoire est farceuse car les ruptures, les nouveautés se traduisent sur le plan des représentations humaines à la façon dont on apprend une langue. Cet apprentissage se déroule en deux temps : la nouvelle langue (le nouvel événement) est d’abord assimilée dans le moule de la langue maternelle (la tradition, le passé) : le nouveau est interprété et compris à partir du passé précisément parce que l’on connaît le passé et que l’on n’a aucun repère conceptuel par rapport au nouveau; la nouvelle langue n’est véritablement acquise que lorsque l’élève rompt avec le modèle de la langue maternelle, apprivoise tout 13 à fait la nouvelle langue et est capable de l’utiliser dans ce qu’elle a de spécifique. Le nouveau ne se vit et ne se déploie comme tel qu’à partir du moment où il est capable de rompre avec la tradition et le passé. D’abord la continuité sous la forme de la répétition, puis la rupture qui caractérise justement l’événement historique dans sa singularité irréductible. Marx écrit que « Les hommes font leur propre histoire. » Selon Marx, c'est l'histoire qui fait les hommes en même temps que ce sont les hommes qui la font. Les hommes ne font pas l'histoire librement, mais sur la base de conditions antérieures qu'ils n'ont pas choisies et qui donc s'imposent à eux. L’histoire n’est rien d’autre que l’action des individus sociaux; les individus ne relèvent pas d’eux-mêmes, mais de leur insertion dans une structure sociale toute trouvée et qui les conditionne. C'est l'homme lui-même qui, par son travail transforme la nature, transforme la société, et se transforme lui-même. C'est ce processus de transformation, d'enfantement, de l'homme par lui-même qui détermine le mouvement historique. L'action historique s'enracine dans une réalité objective, celle de la société dans laquelle il travaille. Les hommes ne font pas l'histoire de « plein gré, dans des circonstances librement choisies », mais ils les trouvent au contraire « toutes faites, données en héritage du passé ». C'est-àdire que si l'homme est acteur de l'histoire, il est aussi immergé dans l'histoire, il en est le produit, et son action elle-même est l'expression de cette réalité qui s'incarne en lui, et non celle du jaillissement d'une liberté sans condition. En effet, parce que les hommes produisent l'histoire par leur travail, les conditions dans lesquelles ils travaillent jouent un rôle déterminant. L'état des forces productives, les rapports sociaux qu'elles engendrent sont les données de base de toute explication historique. « Ce sont les individus réels, leur action et leurs conditions d'existence matérielles, celles qu'ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action » (L'Idéologie allemande, 1845-1846, publié en 1932). En rupture avec le courant idéaliste hégélien, comprendre l'histoire ce n'est pas la rapporter au processus de développement de l'Esprit absolu, c'est la rapporter à la réalité technique, économique et sociale dont il faut faire l'étude objective. En quoi consiste donc cette réalité matérielle objective qui fonde l'histoire ? Le mouvement historique est déterminé par les contradictions internes d'un mode de production. Un mode de production n'est pas une structure immuable. Parce que les forces productives évoluent (progrès techniques), les structures sociales, politiques et idéologiques dans lesquelles elles s'expriment deviennent obsolètes. Ainsi des formes politiques juridiques ou idéologiques qui en un temps assuraient la reproduction d'une forme historique de l'exploitation et de la domination d'une classe, deviennent tôt ou tard un obstacle à cette reproduction. C'est donc le développement des contradictions internes d'un mode de production donné qui conduit inévitablement au bouleversement et à la mort de ce mode de 14 production, et des structures économiques et politiques qui y sont liées, c'est-à-dire à la révolution. On voit par là que la théorie marxiste de l'histoire est non seulement une théorie matérialiste, mais que ce matérialisme est dialectique : c'est le développement des contradictions internes qui engendrent la révolution. B) UNE HISTOIRE ANONYME ET SILENCIEUSE Au-delà de Marx, c’est l’apport essentiel de l’école des Annales (fondée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre, la revue Annales d’histoire économique et sociale) d’avoir privilégié non pas l'individu et l’histoire événementielle, mais le fait social total, la longue durée et l’histoire immobile, c’est-à-dire les invariants, contre l’histoire guidée par le récit. A la notion d'événement, conçu comme saut temporel, ces historiens opposent celle d'un temps social. Dans cette perspective, ce ne sont plus les grands hommes qui font l'histoire, mais les groupes, catégories et classes sociales, les villes, les campagnes, les bourgeois, les artisans, les paysans, les ouvriers. Une histoire anonyme, profonde, souvent silencieuse, qui fait les hommes plus que les hommes ne la font. Avec Braudel, le héros de l'histoire est même la Méditerranée et le monde méditerranéen. Le temps historique ne doit plus être considéré comme un temps homogène, mais comme un temps stratifié. Il y a une histoire superficielle, l’histoire à la dimension de l’individu, une histoire « à oscillations brèves, rapides, nerveuses ». C'est le temps des chroniqueurs, des biographes (mais ce n’est pas le temps des « journalistes » d’aujourd’hui qui, pour la plupart, n’ont pas de temps du tout, puisqu’ils sont condamnés à « l’actualité »). C’est l’échelle de temps qui permet de mettre en lumière le comportement des individus, leurs choix, leurs réactions aux événements, etc. Sous cette histoire, se déploie une histoire lentement rythmée, celle de la longue durée, une histoire sociale, celle des nations, des groupes, des institutions, des structures familiales, des mentalités, etc. Exemple des structures familiales. Comment se forgent les mentalités, les représentations du monde, comment sont éduqués les enfants, c’est d’abord dans la structure familiale qu’on trouvera la réponse à ces questions. Les nations constituent également des formes durables, stables d'organisation des hommes; les conflits entre nations structurent à long terme la perception que les individus ont d’euxmêmes et du monde; on ne comprend rien à l’histoire européenne contemporaine, par exemple, si on oublie que l’Europe s’est constituée autour d’une ligne de fracture qui l’oppose à l’empire ottoman. Et enfin, plus profondément enfouie, une histoire quasi immobile, déterminée par les rapports entre l’homme et son milieu. Cette histoire une sorte de « géo-histoire ». L’histoire, c’est aussi de la géographie, de la géographie physique. Exemple : l’accès à l’eau est et deviendra encore plus demain une cause de luttes politiques. Les ressources 15 physiques (pétrole, agriculture) font et feront encore plus demain sentir que l’histoire suppose des individus vivants. Pour Braudel, ces trois temps ne sont pas séparés : les événements qui ont lieu au sein de l’histoire individuelle s’inscrivent dans la trame des transformations sociales; l'événement pour être compris doit être ramené au terreau qui l’a vu naître. Mais ces trois temps ne peuvent pas non plus être fusionnés : on ne peut pas « déduire » l’histoire sociale de l’analyse des processus du temps géographiques, pas plus qu’on ne peut « déduire » les actions individuelles d’une dynamique sociale. Il est tout aussi absurde de vouloir dissocier « l’appel du 18 juin » de son contexte socio-politique, de l’ensemble des conditions économiques, politiques et culturelles qui ont permis à cet appel de résonner, d’être efficace. Mais il est tout aussi stupide de vouloir « déduire » cet appel des ces conditions, ou de nier le caractère décisif de ce geste politique de de Gaulle. C) L'HISTOIRE COMME INVENTION Qu'en est-il alors de la liberté ? La question de la causalité rebondit. Les hommes sont déterminés à agir en fonction des conditions dans lesquelles s'insère leur action. La seule causalité historique vérifiable porte sur ces structures profondes de la vie humaine et les tendances qu’elles déterminent comme l'enseigne Braudel. Dans tous les cas cités, il est possible de parler véritablement de causalité car il s’agit non pas d'événements, qui ne durent pas, par définition, mais de formations sociales stables; on observe des régularités, à l'échelle de la longue durée, qui autorisent des mesures. Il reste que les grandes lois structurales des sociétés humaines ne donnent pas de prédiction mais seulement un champ de possibles à l’intérieur duquel c’est l’action des individus qui va inventer la manière toujours originale d’ourdir la trame de l’histoire ». Les individus sont inclinés à agir dans un sens plutôt que dans un autre, à penser d’une manière plutôt que d’une autre, mais ils ne sont nullement déterminés. Il existe en même temps une causalité par la liberté comme dirait Kant et une causalité sociale; les individus sont d’autant plus libres qu’ils ont une claire connaissance de ces déterminismes socio-historiques dans lesquels ils se sont formés et sont condamnés à agir. Nous devons admettre la possibilité que s’invente du radicalement nouveau. Ainsi, chez Marx, la temporalité historique est enracinée dans le présent et l’événement. L’histoire des hommes est ce qui se construit à partir de la réalité présente. Le communisme, qui est la société sans classes et sans État, est un combat, l’effet de la lutte des classes, et non un simple idéal vers lequel l’histoire tendrait. L’histoire n’a pas de fin, il n’y a rien de définitif, d’absolu, de sacré. L’avenir est par essence imprévisible. Le progrès, si progrès il y a, est relatif et instable. Pour s'accomplir la révolution a besoin d'un médiateur. Ce médiateur c'est la lutte des classes. Les lois de l'histoire sont la condition du mouvement historique, mais elles 16 ne s'accomplissent que dans et par l'action humaine. L'histoire jusqu'à nos jours a toujours été l'histoire de la lutte des classes. Les classes dans une formation sociale déterminée sont des classes antagoniques, classe dominante et classe dominée, l'une vivant de l'exploitation du travail de l'autre, elles ont nécessairement des intérêts contradictoires. Les classes sociales n'existent en effet pas en soi, elles existent dans leur opposition, elles ne peuvent pas être saisies en elles-mêmes mais seulement dans la lutte engendrée par leurs intérêts antagoniques, et c'est dans cette lutte que les classes prennent conscience d'elles-mêmes et se constituent comme classes. Pour que le mouvement révolutionnaire s'accomplisse, il faut qu'une classe nouvelle porte en avant ses revendications et exige sa reconnaissance : par la révolution elle s'approprie les moyens de production et instaure de nouvelles formes de propriété, de nouveaux rapports de production. CONCLUSION GÉNÉRALE : Ce sont bel et bien les hommes, tous les hommes et pas seulement certains d'entre eux, qui, chacun à leur niveau, font l'histoire ou peuvent la faire. La complexité de l'histoire fait qu'il est difficile de répondre immédiatement à la question «qui fait l'histoire ?». Ainsi nous commençons une action, mais nous ne savons jamais comment cette action va être interprétée et comment elle va se terminer, s'articuler à l'action des autres hommes. L'histoire est un enchevêtrement d'actions, un pullulement de destins. Les hommes sont les acteurs de l'histoire en même temps qu'ils subissent les actions antérieures et présentes des autres hommes. Les individus interagissent, en sorte que la réalité historique n'est pas une succession linéaire ou une juxtaposition d'actions, mais une complexité, une structure d'enveloppement, un agencement dialectique où l'on agit tout en subissant. SUJETS DE DISSERTATION Qui fait l'histoire ? Les individus ont-ils prise sur le cours de l’histoire ? Est-ce l’homme qui fait l’histoire ou bien l’inverse ? Peut-on modifier le cours de l’histoire ? L’histoire a-t-elle un sens ? Faut-il chercher un sens à l’histoire ? L’histoire est-elle un destin ? L’histoire est-elle un éternel recommencement ? Y a-t-il des leçons de l’histoire ? 17 DÉFINITIONS A CONNAITRE L’histoire: 1) Étymologie: du grec historia (recherche), de historein (chercher à savoir, rapporter ce qu’on sait). 2) Transformation dans le temps des sociétés humaines ; succession des états par lesquels passe une réalité (individu, pays, civilisation, théorie, etc.). 3) La science que les hommes s’efforcent d’élaborer de leur devenir. Les philosophies de l’histoire : conceptions selon lesquelles, par-delà la contingence des individus et des événements, l’histoire possède un sens, qui explique tout le passé de l’humanité et oriente à l’avance son avenir. « Une philosophie de l'Histoire suppose que l'Histoire humaine n'est pas une simple somme de faits juxtaposés - décisions et aventures individuelles, idées, intérêts, institutions- mais qu'elle est, dans l'instant et dans la succession, une totalité en mouvement vers un état privilégié qui donne le sens de l'ensemble» (Merleau-Ponty, Humanisme et terreur). Les grandes philosophies de l’histoire sont essentiellement celles de Kant, Hegel, Marx. Absurde: du latin ab, surdus (sourd, discordant, incohérent): contraire à la raison et au bon sens; aberrant, déraisonnable ; absence de sens, de raison d’être, de finalité de la condition humaine. Déterminisme historique: conception philosophique selon laquelle l’histoire est régie par des causes et dont l’évolution est explicable par des lois. Providentialisme : toutes les doctrines qui affirment que l’histoire du monde est gouvernée par une volonté ou un ordre spirituel extérieur à lui. CITATIONS « Nous ne trouverons jamais dans l'histoire du monde que ce que nous y aurons d'abord mis nous-mêmes» (Fichte, Considérations sur la Révolution française). « C'est devant nous que se place ce que Rousseau, sous le nom d'état de nature, et les poètes, sous le vocable d'âge d'or, ont situé derrière nous» (Fichte, Considérations sur la Révolution française). L'histoire n'est rien d'autre qu'un « récit plein de bruit et fureur, raconté par un idiot et qui ne signifie rien » (Shakespeare, Macbeth, V, 5). « Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé » (Pascal, Pensées, fragment 162). « Les afflictions temporairement mauvaises sont bonnes par leur effet, comme seraient des raccourcis vers une plus grande perfection » (Leibniz, De l’origine radicale de toutes choses). « Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion » (Hegel, La Raison dans l’histoire). 18 « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur propre mouvement, ni dans des conditions choisies par eux seuls, mais bien dans des conditions qu’ils trouvent directement et qui leur sont données et transmises » (Karl Marx, Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte). LECTURES CONSEILLÉES R. Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire, Section III et IV, Gallimard, 1938. F. Braudel (F), Écrits sur l’histoire, Flammarion, 1969. La Méditerranée. L'espace et l'histoire, Flammarion, 1985. G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, éditions 10/18, 1965. E.Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, éditions Bordas, K.Marx-F.Engels, L’idéologie allemande, Editions sociales, 1982.