Les antiépileptiques ont-ils une place dans le traitement des

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Les antiépileptiques ont-ils une place dans le traitement des
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Revue du Rhumatisme 75 (2008) 1205–1207
Éditorial
Les antiépileptiques ont-ils une place dans le traitement des douleurs
rhumatologiques ?夽
Is there a role for anticonvulsivants in the management of rheumatic pain?
Mots clés : Antiépileptiques ; Rhumatologie ; Gabapentine ; Prégabaline ; Douleur neuropathique ; Fibromyalgie
Keywords: Anticonvulsivants; Rheumatology; Gabapentin; Pregabalin; Neuropathic pain; Fibromyalgia
En rhumatologie, nous devons régulièrement faire face à
des tableaux douloureux qui comprennent une composante
neuropathique (compression radiculaire prolongée) ou relèvent
de mécanismes complexes, incluant une hypersensibilisation
centrale (lombalgie chronique commune, algodystrophie, fibromyalgie [FM]) [1,2]. Devant l’échec habituel des antalgiques
usuels, notre choix se porte alors volontiers sur des antidépresseurs imipraminiques et inhibiteurs du recaptage de la sérotonine
et de la noradrénaline [3]. Mais leur efficacité est en règle
modeste et leur tolérance en général médiocre [3]. Les antiépileptiques indiqués dans les douleurs neuropathiques (Tableau 1)
pourraient dès lors constituer une alternative utile.
1. Une classe hétérogène
Les antiépileptiques forment une classe hétérogène tant d’un
point de vue structural que pharmacologique et, partant, ils se
différencient par leur mode d’action et leurs propriétés thérapeutiques [4]. La gabapentine et la prégabaline sont des analogues
de l’acide ␥-aminobutyrique (GABA) qui, en se liant à la sousunité ␣2 -␦ des canaux calciques voltage-dépendants, s’opposent
à la libération de neurotransmetteurs tels que le glutamate, la
norépinéphrine et la substance P [5]. Tous deux ont prouvé leur
supériorité par rapport au placebo dans des douleurs neuropathiques chroniques, périphériques (polyneuropathie diabétique,
algie postzostérienne, membre fantôme. . .) ou centrales (suites
de contusion médullaire) [5]. Leur efficacité y semble similaire
à celle des antidépresseurs non sélectifs, encore qu’il n’y ait
夽 Ne pas utiliser, pour citation, la référence française de cet article, mais sa
référence anglaise dans le même volume de Joint Bone Spine.
1169-8330/$ – see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.rhum.2008.06.007
pas eu de confrontation directe entre ces deux types de médicaments [6]. Quant aux benzodiazépines, agonistes des récepteurs
GABA BZ1 et BZ2 , leur usage dans les neuropathies symptomatiques est très répandu en France, celui du clonazépam
(Rivotril® ) surtout, quoique purement empirique. Par ailleurs,
le bénéfice de la carbamazépine et, dans une moindre mesure,
de la phénytoïne est avéré dans la névralgie faciale et les syndromes apparentés [5]. Cela tient probablement à leur activité
stabilisatrice des membranes neuronales secondaire au blocage
des canaux sodiques [4]. Dans d’autres variétés de douleurs
neuropathiques, en revanche, la carbamazépine a produit des
résultats divergents, à l’instar de son dérivé, l’oxcarbazépine
(Trileptal® ) et d’agents bloquant également les canaux sodiques,
dont le topiramate (Épitomax® ) et la lamotrigine (Lamictal® )
[5,6]. Enfin, les barbituriques sont inopérants dans les douleurs
neuropathiques et les molécules restantes n’ont pas fait l’objet
d’investigations en ce domaine [4].
2. Quelle efficacité en rhumatologie ?
Plusieurs travaux ont été entrepris dans la lombalgie ou la
lombosciatique communes. Chez des patients se plaignant d’une
douleur lombaire chronique irradiant aux membres inférieurs,
la gabapentine (1200 mg/j) n’entraîna pas d’amélioration cliniquement significative comparativement au placebo, voire à
leur état initial [7]. Le topiramate (200 mg/j) ne se révéla guère
plus performant dans la lombosciatique chronique, les auteurs
de l’article signalant qu’il en fut de même pour la prégabaline
d’après une communication présentée à un congrès [8]. Inversement, la gabapentine à la dose maximale autorisée (3600 mg/j)
démontra un effet antalgique « substantiel » associé à une régression des troubles sensitifs dans la lombosciatique commune
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Tableau 1
Antiépileptiques ayant une autorisation de mise sur le marché (AMM) dans les douleurs neuropathiques de l’adulte, en France
Dénomination commune internationale
Spécialité
Carbamazépine
Tégrétol®
Gabapentine
Phénytoïne
Prégabaline
Neurontin®
Di-Hydan®
Lyrica®
Indications (AMM)
Posologie journalière
Initiale
a
b
c
Douleurs neuropathiques
Névralgie du trijumeau et du glossopharyngien
Douleurs neuropathiques périphériques
Névralgie du trijumeau
Douleurs neuropathiques périphériques et centrales
Maximale
200–400 mg
900 mga,b
2 mg/kg
150 mgc
3600 mgb
6 mg/kg
600 mgc
À atteindre en trois jours.
À réduire si clairance rénale inférieure à 80 ml par minute.
Diminuer de 50 % si clairance rénale comprise entre 30 et 60 ml par minute.
chronique [9]. La gabapentine (2400 mg/j) procura en outre un
soulagement notable dans le syndrome du canal lombaire étroit
[10]. Le niveau de la douleur passa de 7,0 ± 1,5 à 2,9 ± 2,6 sur
une échelle visuelle analogique (EVA) de 10 cm, au terme de
l’essai (4 mois) dans le groupe gabapentine contre 6,7 ± 1,2 et
4,7 ± 2,2, respectivement, dans le bras placebo [10]. Parallèlement, le périmètre de marche s’élargissait, dépassant 1000 m
pour les deux tiers des sujets prenant l’anticomitial et seulement
20 % des malades recevant le placebo [10].
La gabapentine est, à notre connaissance, l’unique anticonvulsivant qui ait été évalué dans l’algodystrophie [11,12].
Le suivi prospectif d’une petite cohorte (22 patients) suggéra
qu’administrée pendant six semaines à la phase précoce de
l’affection, la gabapentine (900–1800 mg/j) calmait la douleur
spontanée et provoquée, sans toutefois favoriser la récupération
fonctionnelle [11]. Dans les formes anciennes, évoluant depuis
plusieurs années malgré la mise en œuvre de « thérapeutiques
variées », un essai croisé effectué sur 58 patients ne trouva pas
de différence entre la gabapentine (1800 mg/j) et le placebo sur
l’EVA douleur, critère principal de jugement, ni sur l’allodynie
ou l’incapacité fonctionnelle [12]. Paradoxalement, la proportion de malades se déclarant soulagés était plus élevée dans le
groupe gabapentine (43 %) que dans le groupe placebo (17 %).
Il est vrai que la fréquence des effets indésirables induits par la
gabapentine (> 60 %) rendit la procédure en insu toute théorique
et avantagea le verum [12].
Un essai randomisé d’une durée de 12 semaines attesta
l’efficacité de la gabapentine (1200–2400 mg/j) dans la FM [13].
Certes, la différence sur le critère principal, brief pain inventory (BPI), fut modeste au regard du placebo (0,92 ; intervalle
de confiance à 95 % : 0,71–1,75). Mais le BPI est une variable
composite, cotée de 0 à 10, qui a le mérite de prendre en compte
la sévérité de la douleur et son retentissement fonctionnel et
émotionnel [13]. De fait, on enregistra une différence d’une
ampleur équivalente sur le Fibromyalgia Impact Questionnaire
(FIQ) [13]. À cet égard, le critère principal des essais en double
insu réalisés avec la prégabaline dans la FM fut moins pertinent
puisqu’il consista en la moyenne de l’intensité douloureuse rapportée chaque matin sur une échelle numérique de 0 à 10 au
cours de la semaine écoulée [14,15]. Dans un premier essai, la
différence avec le placebo n’atteignit la significativité statistique
que pour le groupe traité par 450 mg/j de prégabaline, tout en
étant modérée (0,94 ; intervalle de confiance non précisé), les
posologies plus faibles (150 et 300 mg/j) ne se démarquant pas
du placebo (différences égales à 0,14 et 0,41, respectivement)
à l’issue de huit semaines de traitement [14]. Dans le second,
conduit sur une période de trois mois, cette différence fut à peine
de 0,43 à la posologie journalière de 300 mg, 0,47 à 450 mg et
0,66 à 600 mg et les pourcentages correspondants de répondeurs
(diminution d’au moins 30 % de la douleur initiale) furent de 43,
43 et 44 % contre 35 % sous placebo [15]. Au reste, la prégabaline, quelle qu’en fût la dose, ne se distingua pas du placebo sur
le FIQ [15] et son influence sur l’asthénie, l’un des symptômes
majeurs de la FM, fut de surcroît inconsistante, et au mieux,
minime, bien qu’elle restaurât la qualité du sommeil [14,15].
Mentionnons enfin que l’efficacité de la prégabaline dans la FM
tend à s’épuiser au fil du temps [16].
3. Tolérance
Comme les données des antiépileptiques dans les affections
rhumatismales concernent quasi exclusivement la gabapentine
et la prégabaline, seule la tolérance de ces deux substances
sera envisagée. Conséquence de leur identité pharmacodynamique, elles occasionnèrent grossièrement les mêmes
événements indésirables [6]. Les plus fréquents consistèrent en
des manifestations centrales (vertiges, étourdissements, sédation, somnolence, incoordination ou ataxie, amblyopie. . .), une
prise de poids, des œdèmes, une xérostomie [13–16]. Pour en
limiter l’incidence et la gravité, il est conseillé d’introduire
le médicament à dose progressive et d’adapter la posologie
à l’état rénal du patient (Tableau 1). Malgré ces précautions,
l’écrasante majorité des malades éprouva des effets indésirables, parfois persistants et suffisamment gênants pour aboutir
à l’abandon du traitement. Au cours des essais en double insu
dans la FM, on recensa 16 % d’arrêts prématurés pour intolérance avec la gabapentine (1200–2400 mg/j) [13] et 8 à 33 %
avec la prégabaline, en fonction de la dose administrée [14,15].
McCleane souligna toutefois que selon son expérience, les désagréments l’emportent habituellement sur le bénéfice quand la
posologie de gabapentine excède 1200 mg/j [7]. Oserai-je ajouter que dans ma pratique, un grand nombre de patients ne
supportent pas la prégabaline à la dose minimale préconisée
(150 mg/j) ?
Sur le plan de la sécurité, la gabapentine et de la prégabaline ont somme toute pour avantages essentiels de rarement
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provoquer des complications susceptibles de menacer le
pronostic vital et d’être virtuellement dénuées d’interactions
médicamenteuses d’ordre pharmacocinétique, contrairement à
d’autres antiépileptiques [6].
4. Intérêt de la gabapentine et de la prégabaline en
rhumatologie
Une interprétation stricte des essais amènerait à ne concéder
qu’à la gabapentine un rôle dans le traitement de la lombosciatique chronique et du canal lombaire étroit symptomatique
[9,10]. On est cependant fondé à penser que la prégabaline pourrait en partager l’efficacité puisqu’elle aussi a des propriétés
antalgiques reconnues dans les douleurs neuropathiques. Ces
antiépileptiques offrent ainsi une solution de rechange, voire de
complément, aux antidépresseurs [6].
Faute d’arguments convaincants, on ne saurait, en revanche,
recommander les anticomitiaux dans la lombalgie chronique
commune ou l’algodystrophie.
Déférence gardée envers l’honorable Food and Drug Administration qui lui octroya une indication dans la FM en juin 2007,
l’intérêt de la prégabaline est discutable dans ce syndrome en
raison de son bénéfice globalement limité et transitoire et de la
fréquence de ses effets indésirables incommodants. En dépit de
résultats plus encourageants, il serait également hasardeux de
préconiser l’emploi de la gabapentine dans la FM avant qu’un
essai à long terme vienne les confirmer.
En conclusion, la place de la gabapentine et de la prégabaline en rhumatologie devrait pour l’heure se cantonner aux
douleurs neuropathiques caractérisées. Il n’est en effet pas établi que d’autres affections de l’appareil locomoteur tirent profit
des antiépileptiques.
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Bernard Bannwarth a,b,∗
Service de rhumatologie, groupe hospitalier Pellegrin,
CHU de Bordeaux, place Amélie-Raba-Léon, 33076 Bordeaux
cedex, France
b Laboratoire de thérapeutique, université Victor-Segalen,
33076 Bordeaux cedex, France
a
∗ Auteur
correspondant.
Adresse e-mail : [email protected].
17 juin 2008
Disponible sur Internet le 26 septembre 2008