RSE chez BATA un management entre utopie et
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RSE chez BATA un management entre utopie et
RSE chez BATA: un management entre utopie et pragmatisme Patricia David Maître de Conférences, ESDES – RECHERCHE Université catholique de Lyon [email protected] Résumé La mise en avant dans les discours des managers de l’efficacité supposée de la RSE dans la gestion des entreprises ne pourrait-elle pas être rapprochée de ce que l’on pourrait désigner comme une nouvelle « Utopie managériale » ? S’agit-il d’un phénomène nouveau ou de la résurgence des modèles de gestion paternalistes traditionnels ? Nous nous intéresserons dans cette communication à l’émergence de trois « nouveaux » questionnements dans le management des entreprises à savoir la responsabilité, l’éthique et le risque, qui nous amèneront vers la question suivante : La RSE pourra-t-elle être appréhendée comme un ensemble de démarches proactives participant à la prévention et gestion de risques au sein des entreprises ? La rapide revue de la littérature nous a permis d’identifier ce que certains auteurs considèrent comme une des premières manifestations de la RSE, à savoir un management global de l’entreprise, qui a effectué pendant plusieurs décennies un passage entre l’utopie et la gestion pragmatique, un passage qui a transformé un atelier artisanal de cordonnerie en une entreprise multinationale. Mots-clés : Utopie, Gestion du risque, Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE), Management global, Firme Bata, Zlin Introduction Cette communication a pour objectif de tenter d’apporter un éclairage à la question de l’apparition et de l’intégration de la préoccupation de « la gestion responsable » dans les stratégies managériales, à partir d’une analyse historique de l’évolution d’une entreprise dans un espace géographique spécifique, à savoir la Tchécoslovaquie, qui est devenue l’un des pays participant à la création de ce que l’on pourrait appeler les « Nouvelles Europes ». En effet, il nous semble que si de nombreux travaux concernant le Développement Durable et la Responsabilité Sociale des Entreprises ont été consacrés aux entreprises situées aux USA ou en Europe de l’Ouest, (Capron, Draperi, 2000, Ballet, de Bry, 2001, Pasquero, 2004), la gestion des entreprises dans ce que l’on appelle communément les PECO n’a pas fait l’objet d’étude spécifique, à l’exception des travaux de P.Koleva et alii.. C’est pourtant dans cet espace géographique qu’une entreprise industrielle mondialement connue a pu se développer dès la fin du XIX° siècle sur les bases d’un management original, qui pourrait être considéré comme une nouvelle utopie managériale. La petite ville morave de Zlin dans laquelle a été créé en 1884 l’atelier de production qui devait se transformer par la suite en une firme transnationale est devenue un véritable « laboratoire d’expérimentation » permettant la matérialisation des principes fondateurs du management paternaliste. (Ballet, de Bry, 2001). 1 Le projet de Tomas Bata semble être déterminé par le refus obstiné de la « path dependence »1, à savoir l’influence de l’environnement de l’Empire Austro-hongrois finissant d’une part et d’autre part, sur la recherche et l’expérimentation pragmatique de modèles de management allogènes, notamment français et anglo-saxons, intervenant aussi bien au niveau interne que dans les environnements socio-économiques de l’entreprise. Cette approche volontariste, basée sur la critique du préexistant au niveau sociétal n’est pas très éloignée des projets et réalisations du mouvement utopiste, notamment en ce qui concerne Fourier, Owen, Godin, avec toutefois une différence fondamentale sur laquelle il faudrait s’interroger. En effet, là où les utopistes « socialisants » tentaient d’appréhender et utiliser l’entreprise comme une « microsociété expérimentale » destinée à apporter des facteurs participant à améliorer et changer la société du XIX° siècle, Bata avait pour objectif premier, sinon exclusif, de faire progresser durablement sa firme. La mise en place de son modèle innovant de management d’entreprise a abouti dans un premier temps à la création d’une « isola », un espace-ville centré et concentré sur la production Bata. Son projet de management global de l’entreprise se rapprocherait dans ce sens des modèles paternalistes d’inspiration anglosaxonne, notamment de Carnegie, Heinz, sans oublier Henry Ford. Nous pourrions nous demander si « le système Bata » créé au XIX siècle et développé dans la première moitié du XX°, ne pourrait pas être considéré comme une tentative de la mise en place d’un type de « RSE pragmatique/utopique ». En effet, il nous semble que la volonté d’une maîtrise globale de l’environnement socio-économique de la production dépasse la vision entrepreneuriale pragmatique pour se rapprocher d’un concept utopique de création d’une entreprise idéale, destinée à pallier les manques et inconvénients de la société globale : la création de « Bata-ville », expérimentale a ainsi été destinée à dépasser ces limites géographiques pour essaimer sur plusieurs continents. Nous retrouvons dans ces stratégies managériales et les outils formalisés dès le début du XX° siècle, les outils de management RSE élaborés depuis une vingtaine d’années au sein des grandes firmes internationales. Par ailleurs, le questionnement philosophique de Thomas Bata concernant les finalités d’une entreprise et son rôle dans la société pourrait être rapproché de la problématique RSE actuelle, appréhendée comme « un champ de questionnement à la fois éthique, social et politique ». (Rouban, 1990). Pour apporter quelques éléments de réponse à nos questions, nous allons présenter dans un premier temps un rapide survol historique des approches utopiques de la « bonne gouvernance globale» ayant pour objectif les transformations des sociétés qui ont vu leur émergence. Dans une deuxième partie nous nous interrogerons, à partir d’une présentation rapide d’une entreprise tchèque sur les contours du « Modèle Bata », construction hybride à partir des modèles managériaux successifs, apportés et expérimentés par le créateur et unique propriétaire de la firme. Nous avons choisi cet exemple de management, à la fois ancien et 1 Le concept de path-dependence souligne le rôle du passé et des conditions s initiales dans la détermination des trajectoires nationales. Il apparaît comme un des concepts clés de l’approche évolutionnaire des institutions. Arthur, 1989 ; North, 1990 ; David, 1985 ; Aguilera&Dabut, 2005, Koleva, Rodet-Kroichvili, Vercueil et alii, 2006) 2 actuel pour sa présence prédominante dans les discours des managers tchèques étudiés dans les enquêtes qualitatives que nous avons réalisées au cours de l’année 2007 – 2008 en République tchèque. En effet, l’analyse de contenu des discours des managers des vingt entreprises étudiées fait apparaître que « la success story » de l’entreprise de Bata serait devenue depuis le changement intervenu en 1989 et plus encore suite aux processus successifs de privatisation une référence qualitative pour les dirigeants des entreprises tchèques. Le management de Tomas Bata et de son fils serait perçu et assimilé à un « idéal type » de la RSE. Cet exemple d’un « manager/fondateur » qui a dès la fin du XIX° siècle mis en place une stratégie cohérente de gestion de son entreprise en développant les outils de management qui pourraient préfigurer les éléments constitutifs de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise pourrait à notre avis nous apporter des éléments de réponse concernant le positionnement contemporain de la RSE. 1 Responsabilité Sociale des Entreprise : héritière des mouvements utopistes ? Aujourd’hui, la RSE ne serait plus appréhendée comme une “mode managériale ”supplémentaire, un moyen de communication ou un mythe (Capron, Quairel-Lanoizelée, 2000), mais comme un ensemble d’outils participant à la résolution de préoccupations concrètes auxquelles les gestionnaires des entreprises doivent faire face dans un environnement complexe et incertain. L’historique de l’émergence de la RSE aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest met en évidence sa progression conceptuelle et sa complexification dans le temps. 1.1 RSE participant à l’émergence d’un «capitalisme vertueux » ? La nécessité de resituer dans l’histoire les manifestations de ce que l’on appelle aujourd’hui la RSE participe à notre avis à la clarification du rôle qu’elle pourrait jouer dans la gestion des entreprises. Un éclairage historique sommaire pourrait, nous semble-t-il participer à la mise en évidence de la logique de l’évolution des relations entre les activités économiques et les sociétés, « d’éclairer la question de leur « encastrement » (Granovetter, 2000). Certains auteurs font remonter les origines de ce concept dans l’histoire, notamment en se référant aux travaux de Max Weber (1967) (Pasquero,2004), et en signalant le rôle joué dans son émergence par les religions protestante et catholique avec les références à la doctrine sociale de l’Eglise (Acquier, Gond, Igalens, 2005). La notion de responsabilité d’entreprise a ainsi intégré successivement des éléments constitutifs de cercles de responsabilité de plus en plus étendus (David, 2004). Dans ce sens, le management responsable avec la RSE demanderait aux managers de déplacer la finalité de leurs entreprises du niveau de la recherche exclusive du profit vers des stratégies plus globales, plus complexes, nécessitant pour certaines dans un premier temps des investissements importants sur le plan humain, social et environnemental.2 2 Commission de la Communauté Européenne, Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, Livre vert, 18.07.2001 3 Concept relativement récent en Europe, la RSE se développe aujourd’hui pour être appréhendée comme « sagesse conventionnelle des milieux des affaires » (Starck, 1993). Le questionnement concernant les facteurs permettant à une entreprise de « pérenniser » son existence fait partie des stratégies des managers élaborées en vue de « maintenir et développer, dans la durée, le potentiel de création de valeur à l’égard des différentes parties prenantes, en cultivant les interdépendances avec l’environnement, sans toutefois sacrifier l’autonomie de l’entreprise » (Martinet & Reynaud, 2004). Parmi des multiples définitions de la RSE, nous proposons la suivante : « Le concept de la responsabilité sociale des entreprises signifie que celles-ci décident de leur propre initiative de contribuer à améliorer la société et rendre plus propre l’environnement. (...) Un nombre croissant d’entreprises très diversifiées affirment de reconnaître leur responsabilité sociale dans le devenir sociétal et considèrent celle-ci comme une réelle composante de leur identité. Cette responsabilité s’exprime vis-à-vis des salariés et plus généralement, de toutes les parties prenantes, concernées par l’entreprise et pouvant influer sur sa réussite. »3 Nous avons constaté (tableau n°1) que « la construction » du concept de la RSE s’est effectuée dans la durée (sous de formes plus ou moins latentes et multiples) et ne peut pas être dissociée des transformations de la société industrielle. Elle ne peut non plus être dissociée des demandes sociétales, résultantes des transformations de la société, des bouleversements économiques, politiques et sociaux des XIX° et XX° siècles. Aujourd’hui, selon J.Pasquero, la préoccupation de la RSE accompagnerait étroitement le mouvement de la mondialisation, « se mondialiserait », véhiculée par trois éléments, la recherche de l’équilibre entre l’individualisme triomphant et l’émergence de la demande sociétale, les répercutions des technologies sur les conditions de vie en société et enfin la recherche de nouvelles formes de la gouvernance, notamment au sein des entreprises. La progression forte de valeurs individualistes accompagnant le processus d’un certain retrait de l’Etat dans la gestion sociétale, processus déterminant la transformation socio-économique d’après 1989 des sociétés des PECO, induirait l’émergence de « la loi d’airain de la responsabilité », (Davis, Blomstrom ,1966) qui aboutirait à la progression de l’exigence de responsabilisation individuelle au sein de la société globale. Le deuxième élément participant à la progression de la RSE résulterait de l’accélération de la progression technologique imposant à la société globale la recherche de solutions dans les domaines de l’éthique (la biogénétique), de la gestion de l’environnement ou de la gestion des ressources naturelles, ainsi que la progression de la prise de conscience collective des répercutions des activités humaines sur le devenir de la société humaine dans sa globalité. Enfin, le troisième élément participant à la dynamisation de la notion de la RSE et à sa « mondialisation » concernerait les répercutions lourdes de la mondialisation sur les environnements socio-économiques des entreprises qui induiraient la nécessité de la mise en place de nouvelles solidarités et la remise en question de modes de gouvernance préexistants. 3 Cette nouvelle approche sensibilise les managers à ce que certains auteurs appellent le contexte des « 3P » (People, Planet, Profit), c’est-à-dire au développement durable et nécessite des efforts quelquefois considérables mais justifiés et potentiellement rentables à moyen et long terme 4 Tableau 1 : Eléments constitutifs du modèle synthétique « RSE moderne » selon Pasquero, 2004 FINALITE DE LA RSE ORIGINES EXEMPLES Gestion efficace : durable et innovante Philanthropie Economie classique XIX° siècle Progression de la compétence technique Mécénat d’entreprise Sollicitude (caring) Respect des lois du travail Début XX° siècle : éthique des affaires, philanthropie paternaliste Limitation des nuisances, Gestion des externalités Réceptivité sociale (Social Responsiveness) : gestion du changement « Rectitude » éthique : Respect des normes sociales, Années 1960 Années 1970 Années 1990 Généralisation des « Codes de bonne conduite » Social reporting /accountability Années 2000: Société responsable = Société transparente Participation “citoyenne” Programmes d’habilitation (empowerment) socioéconomique Années 2000 : « Mise en évidence de la contribution des entreprises dont l’action « fait la différence ». Gestion « humaniste » des RH :, valorisation des personnels Sensibilisation à l’environnement Gestion sociétale, gestion prévisionnelle des compétences Développement d’une culture organisationnelle globale basée sur l’excellence Triple Bottom Line (Triple bilan: économique, social, écologique) « Engagement » proactif IDEAL, OBJECTIF ou REALITE Ce tableau synthétique de l’émergence du modèle de la RSE participe à la lisibilité des pratiques socialement responsables des entreprises confrontées à la gestion des « risques/management» auxquels les managers des entreprises se trouvent confrontés. La RSE jouerait ainsi le rôle d’un astrolabe, permettant à l’entreprise de naviguer dans les écueils de la société globalisée, en évitant les risques. Après une phase de doutes concernant la validité du concept de la RSE, il semblerait que les grandes entreprises ont adopté la réflexion éthique et l’ont intégré dans leurs stratégies du développement, avec les références, sinon les actions liées aux principes du Développement Durable. Pour J.J.Rosé, la RSE « s’affirme comme une réponse à l’excès de pouvoir des multinationales ». Elle aurait pour objectif de chercher à conjuguer la mondialisation et le dialogue social. Il semblerait que nous serions en présence d’un « nouveau paradigme du management des entreprises, fondé sur la mise en place de nécessaires contrepouvoirs que sont les stakeholders. (Rosé, 2003). Le référentiel de la RSE aurait ainsi acquis une légitimité qui conférerait à un véritable mythe managérial, une pierre de Rosette participant à la traduction des questionnements de la société globale, à travers les parties prenantes des entreprises. Le passage rapide d’une phase de doute et de remise en question de la validité de la RSE vers la phase de l’acceptation plus ou moins inconditionnelle de ce que l’on pourrait classer comme « Utopie mobilisatrice » (Pasquero , 2004) pose un certain nombre de questions. Nous avons donc décidé de nous intéresser à la dimension utopique de la RSE, à travers une rapide approche historique, en interrogeant le concept même de l’utopie. 5 1.2 1.2.1 Rapide retour sur les utopies Utopies « universalistes » : Hors la dimension espace/temps ? Les grands bouleversements socio-économiques, la confrontation aux changements annulant les cadres référentiels et induisant des incertitudes ont été toujours accompagnés par l’émergence de travaux philosophiques et/ou littéraires proposant sous différentes formes de nouvelles formes de gouvernances permettant d’apporter des solutions aux situations de crises. Les travaux des premiers utopistes connus avaient pour objectif de tendre un miroir à la société et de proposer des esquisses d’une société idéalisée, utopique. Le retour vers la réalité permettait de mesurer l’écart existant entre la réalité et l’idéal vers lequel il fallait s’orienter. C’est ainsi que Platon a proposé à son époque un Etat idéal, une organisation sociale harmonieuse, ayant pour objectif le bonheur, individuel et collectif. Cette vision, avec son incontestable dimension universaliste a posé des fondations d’un courant utopique transcendant des époques et des sociétés (Ricœur, 2005). 1.2.2 Utopies « contestataires » : Espace imaginaire La recherche d’une société idéale s’est poursuivie, particulièrement dans des périodes de grandes crises sociales et économiques, résultantes des transformations fondamentales des sociétés. C’est ainsi que l’œuvre fondatrice de Thomas More, « Utopie », qui a donné le nom au courant qui devait mener des critiques sociétales et propositions utopiques vers la demande et la mise en place de réformes socio-économiques fondamentales a été créée au moment de la remise en question des certitudes géographiques par les découvertes de Christophe Colombe, Amerigo Vespucio, et les suivants. L’ouverture des océans du monde a permis, grâce à la progression des technologies liées à la navigation de déplacer la recherche de la société idéale vers la terre. En effet, la majorité des œuvres utopiques publiées à la suite de l’Ile idéale, Utopie de Thomas More vers les espaces terrestres, espaces qui sans pouvoir être localisés (le mot utopie résultant d’une synthèse de deux mots grecs : nulle part et espace, lieu du bonheur), permettaient une matérialisation du concept de la société idéale, ayant pour objectif de participer au bonheur de ses citoyens. Il nous semble intéressant de remarquer que le concept du travail en tant qu’un moyen d’épanouissement des individus apparait dans les écrits utopiques dès ce moment là. Les travaux d’Erasme, Hertzer, et par la suite de Campanella (Cité de soleil, 1623) et Francis Bacon (1622) et sa Nouvelle Atlantis s’inscrivent dans la recherche identique d’amélioration de la société permettant à l’individu de se réaliser en vue de l’amélioration de la société globale. 1.2.3 Utopies « expérimentales » : Entreprise comme espace d’expérimentation Les œuvres littéraires que nous avons regroupé sous la dénomination lapidaire « utopies contestataires » ont servi de référence à la réflexion de St.Simon, Fourier et Owen, au cours du XVIII et début du XIX° siècle. Avec l’avènement de la révolution industrielle, les demandes de transformation de la société globale, se déplacent vers l’entreprise qui deviendrait ainsi l’outil de la transformation de la société. L’organisation et la gestion de l’entreprise jouerait le rôle du vecteur de l’innovation et de l’amélioration des conditions du 6 travail ainsi que de la vie sociale. L’espace de production deviendrait l’espace d’expérimentation d’un système idéal (idéalisé), participant à la mise en place d’un environnement dans lequel l’harmonie individuelle participerait à l’émergence de l’harmonie collective selon St.Simon. Nous retrouvons à ce niveau les préoccupations concernant la recherche des conditions optimales de la vie dans la société, avec notamment la recherche de protection des salariés contre différents types de risques : tant les risques liés aux conditions de travail que ceux liés à leurs conditions de vie. Il nous semble important de souligner le déplacement d’axe des problématiques traitées. Les projets utopiques précédents se situaient dans une approche idéalisant la transformation globale de la société, avec un changement dont les acteurs agissant devaient être les dirigeants, et cela sur la base d’une prise de conscience des limites du fonctionnement préexistant de la société et de l’acceptation d’un nouveau modèle de gouvernance. Avec les projets utopiques que nous avons désignés de façon provisoire, « les expérimentations », le changement attendu et nécessaire de la société environnante s’enracine dans l’espace de travail, dans l’entreprise qui prendrait ainsi la dimension d’un espace d’expérimentation sociale dont l’ensemble de la société pourrait par la suite bénéficier. Les résultats de l’expérimentation pourraient prendre une valeur d’exemple efficient, qui pourrait être transféré dans d’autres espaces de production, avant d’être généralisé. Nous constatons à travers l’analyse des différents projets décrits et des expérimentations l’émergence d’un positionnement de la ville ou l’entreprise idéale qui occulte les institutions environnantes préexistantes et notamment la place de l’Etat. Les raisons de ce constat devraient être étudiées dans la suite que nous souhaiterions donner à cette communication. L’exemple de Phalanstère de Fourier nous permet d’illustrer nos propos. Ce regroupement d’environ 1500 personnes devait être autonome tant sur le plan de la production que sur celui de la consommation. Les conditions optimales du logement devaient participer à la qualité de la vie. Le travail devait être appréhendé comme un moyen d’intégration dans le groupe et de progression individuelle. L’égalité entre les genres conditionnait la réussite du projet collectif. L’accent a été mis, comme dans les projets utopiques précédents sur la qualité de l’éducation de l’ensemble de la population, assurée au sein du Phalanstère. Un système innovant de protection sociale devait compléter le dispositif. De multiples tentatives de création de Phalanstère ont été mises en place, toutes ont échouées, la première dès 1832 en France, mais également en Algérie et surtout aux USA, nouveau pays, pays de tous les rêves, de toutes les utopies. Les explications de ces échecs successifs sont multiples, mais nous ne pouvons pas les présenter dans le cadre de cette première communication. Malgré le constat d’échec, la place de Fourier dans l’histoire des réformes sociales n’est pas discutable. Nous pourrions peut-être oser de comparer son œuvre et son engagement aux expérimentations réalisées pendant des siècles par les alchimistes, à la recherche de l’or ou de la pierre philosophale. Leurs recherches n’ont pas abouti au résultat escompté, mais ont permis de poser des bases de la chimie moderne. Fourier pourrait ainsi être comparé à un « alchimiste social » qui a contribué au passage des projets utopiques de l’amélioration de la société vers les réformes sociales et les réalisations pragmatiques. 7 Nous pourrions citer ici O.Wilde : « Le progrès est une Utopie réalisée ». Et nous pourrions ajouter …réalisée et durable, car les expérimentations utopiques ont été dans leur majorité « limitées dans le temps et dans l’espace ». Pour illustrer nos propos, nous rappellerons brièvement New Harmony, l’expérience initiée aux USA en 1825 par un contemporain de Fourier, l’industriel britannique Owen, qui a investit plus de 200 000 dollars de l’époque. Cette expérience de création d’une « cité idéale » positionnée autour d’un espace de production a durée environ trois ans. Les principales raisons de l’échec résultaient du décalage entre le projet théorique initial et les réalisations concrètes sur le terrain. La volonté utopique de mettre en pratique une gestion égalitaire au sein d’un groupement humain non préparé à ce type d’expérience a abouti à la désorganisation générale de la production, absence de productivité et des conflits entre les membres de la communauté. Malgré des multiples tentatives, les expériences ayant pour objectif la mise en place d’une communauté – oasis idéalisée dans un « océan » de capitalisme du XIX° siècle n’ont pas obtenu de succès escompté. La logique de la transformation progressive du système social environnant à partir de l’action individuelle, par des cercles d’influence successifs s’est révélée inopérante, utopique. 1.2.4 Utopies « pragmatiques » Entreprise comme véhicule d’un projet entrepreneurial individuel ? Nous présenterons ci-après très schématiquement ce que M.Capron (2002) appelle l’utopie sociale adaptée, le Familistère de Jean-Baptiste Godin. Cette transposition pragmatique des idéaux des « socialistes utopiques » et particulièrement de Fourier, nous intéresse principalement à deux niveaux. Premièrement, en tant que l’exemple d’une réalisation à l’origine utopique qui c’est pérennisée dans le temps, contrairement aux expérimentations précédentes. L’approche entrepreneuriale de Godin a apparemment accompagné son projet d’expérimentation utopique et a permis à son entreprise de passer du XIX° au XX° siècle. Godin devrait-il être considéré comme « pionnier d’un nouveau management » qui aurait expérimenté le management participatif ? (Capron, 2001). La pérennité du projet de Godin pourrait s’expliquer par son approche globale de la problématique de la question sociale, qui intégrait d’une part ses préoccupations entrepreneuriales et d’autre part apportait des solutions innovantes aux problématiques « hors travail », notamment en ce qui concerne le logement des salariés. La construction du Familistère avec ses équipements en avance sur son temps mettait à disposition des familles des logements salubres, accompagnés par des équipements tels que des magasins ou le théâtre. Les équipements favorisant le travail des femmes ont également étaient créés avec la mise en place des structures d’accueil pour les enfants de tout âge, avec la nourricerie, « le pouponat », « le bambinat » accueillant des enfants âgés de 15 jours à 6 ans, et ensuite l’école pour tous. Nous ne pouvons pas présenter l’ensemble de ce projet dans le cadre de cette communication, mais nous soulignons l’importance et la modernité de telles mesures. 8 La philosophie qui les soutenait, basée sur l’importance de l’éducation s’inspirait largement des projets utopiques, tout en se positionnant dans une perspective de pragmatisme éclairé. Toutefois, la vision résolument « collectiviste » de l’éducation et de la vie en communauté ne devrait pas, nous semble-t-il être idéalisée. En effet, elle comportait une dimension importante du contrôle social exercé au sein même de la communauté, avec les dérives qui apparaissent en filigrane dans tout groupe organisé, fermé, dans toute « citadelle assiégée ». Nous pouvons ainsi citer des tentatives de création des « cités idéales », apparaissant outre Atlantique dès le XVII° siècle avec les groupes protestants, mais également les expériences des diverses tentatives communautaires utopiques des XIX° et XX° siècles. La volonté de transformer la société à partir de la transformation du cadre de vie et plus particulièrement de la ville réapparait dans les utopies révolutionnaires d’après 1918, avec le mouvement urbanistique et sociologique « Changer la ville, changer la vie » en URSS, mais également avec le groupe de Le Corbusier. Cette forme d’utopie apparaît également sous une forme « atténuée », en filigrane dans le projet de Bata que nous allons examiner dans la deuxième partie de notre communication. Toutes ces initiatives visent une acculturation des populations concernées, une homogénéisation de la culture de référence. C’est le deuxième niveau du projet global, la construction et la gestion de Familistère que nous allons présenter de façon un peu plus approfondie. Comme nous l’avons vu précédemment, les projets ou/et les réalisations utopiques se référaient à une vision mobilisatrice et unificatrice du devenir sociétal, qui devait jouer le rôle d’une référence de « vivre et travailler ensemble » proposée comme exemple à la société d’accueil environnante. L’exemple de « Familistère nous semble présenter l’exemple matérialisé le plus abouti d’un projet de maîtrise globale de la vie économique et sociale d’un groupe, maîtrise exercée par un individu, utopiste éclairé, mais dont les idéaux sont fortement « encastrés » dans la société environnante. L’architecture choisie pour le Familistère intégrant les logements impressionne à la fois par sa monumentalité et son enfermement. Organisée autour d’une cour ovale, la bâtisse délimite deux espaces clairement perceptibles, interne, répondant aux différents besoins de la communauté et externe. Ces deux espaces se répondent mutuellement, signifiant la protection d’une part et d’autre part, le rejet de l’extérieur, des autres, de ceux ne faisant pas partie des choisis, « des élus ». Malgré le progrès incontestable des logements, avec des équipements exceptionnels pour l’époque de la construction, les coursives communes participent à un fonctionnement de la communauté induisant l’obéissance à la règle commune et les modes de vie intégrant une dimension de la surveillance réciproque. En effet, toutes les portes sont visibles, en partie vitrées, ce qui permet de suivre les déplacements de chacun ainsi qu’ »un suivi personnalisé » de la vie sociale. Cette logique implicite pourrait être rapprochée de la logique de la gestion sociale globale, « surveiller et punir » (Foucault, 1975). Cette approche s’inscrit très clairement dans le courant de la gestion paternaliste des entreprises qui caractérise le management du XIX° et le début du XX° siècle. 9 Pour illustrer nos propos, nous les avons regroupés en quatre grands groupes les approches utopiques que nous avons pu identifier que nous présenterons sous forme de tableau récapitulatif. Tableau 2 : Utopies de référence Utopies idéalistes Utopies contestataires Approche comparative Existant/ Souhaitable 1478-1535 Critique sociétale Utopies expérimentales Approche pragmatique Passage de l’Utopie vers la Réforme 1771 - 1858 Critique sociétale 1817 - 1888 Critique sociétale Souhait Changement Proposition d’un « idéal » Proposition d’un modèle alternatif Entreprise : outil de transformation de la société globale Platon République Thomas More : Utopia St. Simon, Fourier, Owen : Approches théoriques et les réalisations non abouties Entreprise : Modèle référentiel de « bonnes conditions de vie, privées et professionnelles » Jean-Baptiste Godin Approche philosophique 427 - 347 Critique sociétale Phalanstère, Nouvelle Harmonie National Equitable Labour Exchange Création des Collectivités ELITE ELITE Communautarisme Utopies réalisées Approche pragmatique Utopie paternaliste Empirisme 1894 -1939 Paternaliste « messianique » « Bâtisseur du futur » ? (Capron, 2000) Familistère de Guise Forteresse Protection Enfermement Management « participatif » « Surveiller et punir » ? Passer de l’utopie rêvée à l’action selon la proposition de Draperi, rendre possible « un autre monde », changer le monde ? Ces aspirations ne sont pas nouvelles, loin s’en faut. Ce qui nous apparait comme « nouveauté utopique » c’est la recherche de l’entreprise idéale qui aurait rejoint la recherche utopique de la société idéale et de la cité idéale. Pour conclure de façon provisoire, plusieurs constats peuvent être avancés. Les différentes utopies ont été élaborées sur la base de critique des sociétés environnantes. Elles ont en commun la recherche de la société idéale, organisée sur la base d’un « bon gouvernement ». Les éléments constitutifs de la société utopique portent sur l’organisation égalitaire de la société, l’égalité entre les genres, la disparition des conditions du travail opprimantes. Cette relecture trop rapide des manifestations de l’Utopie à travers l’histoire nous apporte un certain nombre d’informations nous orientant vers « l’imaginaire industriel » (Le Goff, 1995) dans le management des entreprises. L’utopie d’hier et d’aujourd’hui seait elle en train de devenir la réalité de demain ? 10 2 Matérialisation d’un projet individuel utopique : Transformations d’un atelier artisanal en une firme internationale Nous présenterons dans notre deuxième partie l’exemple de l’entreprise Bata. Si à notre avis, elle s’inscrit dans le courant qui déterminait la gestion paternaliste du XIX° siècle, sa progression et plus particulièrement sa transformation, en une firme transnationale nous semble résulter de la mise en place d’un système de management innovant. Thomas Bata a réussi de « greffer » sur un modèle de management fondamentalement paternaliste et pragmatique, des modèles allogènes, étrangers à la culture locale de management. Le transfert a réussi dans un premier temps, avec sous l’influence de l’histoire et de la politique la délocalisation et l’abandon du territoire d’ancrage originel. 2.1 Les racines locales du projet managérial Bata Le management paternaliste est apparu, comme dans l’ensemble de l’Europe dans les entreprises des territoires de Bohême et Moravie au cours de la deuxième moitié du XIX° siècle avec la progression de l’industrialisation. Le contexte spécifique des territoires faisant partie de l’Empire Austro-hongrois explique la prédominance de la dimension pédagogique dans les politiques sociales des entrepreneurs. En effet, nous retrouvons dans les actions mises en place dans le domaine de la santé des salariés, par la construction des dispensaires et des hôpitaux, des améliorations des conditions de travail et la mise en place des systèmes d’assurance maladie et de fonds de retraites les références au modèle de mangement paternaliste européen et anglo-saxon. Toutefois, une dimension déterminante apparaît à l’analyse des réalisations de V.A.Lana (1850), J. Liebig (1855), J. Waldes (1895). La dimension pédagogique, omniprésente dans les utopies que nous avons pu rapidement présenter précédemment constitue un socle commun d’une importance très significative, liée à la spécificité de l’environnement social et politique des entreprises de l’empire austro-hongrois. Elle est fondée sur la revendication et la mise en évidence des spécificités des cultures nationales émergentes, à la recherche de légitimité. L’ensemble d’initiatives et de réalisations très diverses a pour l’objectif affiché la progression professionnelle des salariés. C’est ainsi que nous retrouvons un ensemble d’institutions pédagogiques financées par les entrepreneurs. Un deuxième objectif concerne la volonté de dépasser l’amélioration du niveau général de qualification des salariés, dans le cadre d’un enseignement professionnalisant , e valorisant l’enseignement basé sur la connaissance de l’histoire nationale, la littérature et l’apprentissage des langues européennes, avec l’accent mis sur la langue tchèque, l’allemand étant la langue officielle de l’Empire. Cette situation a persistait dans les grandes entreprises industrielles jusqu’à la fin de la première guerre mondiale en 1918 qui a vu l’éclatement de l’empire et la création de la Tchécoslovaquie. Les premières approches rationnelles du management des entreprises sont apparues dans un premier temps dans les grandes entreprises industrielles, comme par exemple dans les aciéries Vitkovice. P. Kupelwiesner, le PDG de l’entreprise a instauré entre 1876 et 1893 un des premiers systèmes participant à la mise en place d’une politique sociale de gestion du personnel, avec comme but affiché de permettre aux salariés de participer à l’émergence d’un sentiment d’appartenance à l’entreprise et d’une volonté consciente de « construire l’avenir 11 ensemble ». (Myska, 1997). L’ensemble des actions entreprises, basé sur la recherche de la qualité du processus de recrutement intégrait notamment la réorganisation du système de rémunération et la participation aux résultats des salariés. Il nous semble évident que ces différentes initiatives, même si elles intégreraient l’éthique personnelle des entrepreneurs et leur volonté affichée d’améliorer les conditions de vie et de travail de leurs salariés, avaient comme but ultime et prioritaire la progression et la pérennité des entreprises. L’un des exemples les plus aboutis de l’intégration du courant de l’éthique pragmatique dans la gestion des entreprises était représenté par la firme Bata. L’analyse de ce modèle de management nous semble apporter deux types d’enseignement. D’une part, il apparaît que les différentes actions mises en place ont eu dès le début pour objectif de protéger la progression de l’entreprise des risques clairement identifiés, à l’interne et à l’externe, tant sur le plan de la gestion de l’ensemble des ressources (humains ou matériels), que vis-à-vis de la concurrence. D’autre part, si une première lecture pourrait nous amener à faire un rapprochement mécanique avec l’expérience utopique de Godin, l’utopie pragmatique de Bata s’est développée progressivement dans le XX° siècle, avec un management très conscient de la réalité du marché concurrentiel. Là où l’enfermement de la forteresse du « Palais social » a ancré l’expérience utopique de Godin dans le XIX siècle, l’ouverture du projet de la ville Zlin de Bata a permis à l’entreprise de quitter son territoire d’origine pour entrer à travers la planète dans le XXI° . 2.2 Bata le précurseur de la gestion des risques L’analyse des documents et ouvrages réalisés par le fondateur de la firme nous permet de mettre en évidence sa volonté affirmée de l’identification de différents types de risques ainsi que la progression de l’élaboration des stratégies participant à leur résolution. Nous avons décidé de présenter schématiquement cet exemple de management global des risques qui a contribué à la transformation d’un atelier artisanal de production de chaussures en une firme transnationale par un management « résolument volontariste ». L’entrepreneur T. Bata a ainsi progressivement intégré la stratégie de la gestion des risques dans la stratégie générale du développement de son entreprise. La mise en place d’un système global de management lui permettait non seulement de maîtriser l’ensemble du processus de production et de la distribution, mais lui apportait également la maîtrise de l’environnement social et politique de son entreprise. La spécificité de cette approche consiste à notre avis dans la précocité de moment de son introduction dans la gestion de la firme, dès la fin du XIX° siècle. 12 Tableau 3 : Différents types de risques pris en compte dans la firme Bata/stratégies d’évitement Risques liés au marché Risques liés aux environnements internes Risques liés aux environnements externes Positionnement sur les marchés/connaissance de la concurrence Gestion des ressources humaines : qualité de recrutement, prévention du départ des collaborateurs « clé » Changement de l’environnement institutionnel (Etat, Europe, monde) Concurrence locale, européenne, mondiale Conditions du travail / % d’accidents du travail, % de maladie professionnelles Qualité de la production Equilibre produit/prix Qualité de relations avec les acteurs locaux Productivité Absence ou présence des activités de mécénat Capacité d’innovation, R&D Absence ou manques de gestion optimale de biens immatériels Modification de la démographie Fort investissement sur les jeunes Variation de taux de monnaies Gestion inadaptée des générations et/ou de la multi culturalité Qualité de l’enseignement et de la formation professionnelle gestion adaptée de la veille concurrentielle Absence d’une stratégie de gestion prévisionnelle de risques Connaissance et mise en application des principes du DD et de la RSE Image de l’entreprise Absence de management stratégique ou stratégies inadaptées aux marchés Absence ou stratégies inadaptées d’investissement Image de marque 2.3 Répercutions environnementales de l’activité de l’entreprise Historique de la firme Bata, son parcours et son environnement Nous nous intéresserons dans notre contribution à une entreprise dont le parcours nous semble apporter un éclairage spécifique sur le rôle que pourrait jouer la RSE dans la gestion des risques au sein de l’entreprise. Pour ce faire, nous allons présenter rapidement dans un premier temps « la généalogie » de cette entreprise morave qui en 100 ans d’existence a réussi le passage d’un atelier artisanal, employant 2 personnes, profondément enraciné dans son territoire d’accueil vers une entreprise innovante sur tous les plans, et notamment en portant très rapidement son effort sur l’exportation de sa production, stratégie inhabituelle dans le contexte économique et social de ses débuts, vers la fin du XIX° siècle. 2.4 Processus d’émergence du courant « Management éthique » dans la firme de Tomas Bata Nous pouvons observer trois phases principales dans la mise en place du système de management au sein de la firme, qui correspondent chacune à un ensemble de stratégies élaborées pour répondre aux besoins du développement de l’entreprise où à un risque mettant en danger la survie de l’entreprise. Première phase : La création de l’entreprise 1894 Au moment de la création de l’entreprise Bata à Zlin, la production de la chaussure dans l’empire austro-hongrois était concentrée au niveau des unités artisanales dans quelques centres de productions, notamment en Moravie. La famille Bata créé un atelier indépendant de fabrications de chaussures, avec les deux frères propriétaires, ouvriers, le dispositif de 13 production étant complété par une équipe de dix ouvriers travaillant à leur domicile. Une première « innovation » dans le domaine de la gestion du personnel est mise en place, avec l’installation d’une durée de travail réglementée, identique pour l’ensemble de salariés d’une part et d’autre part de payement hebdomadaire des ouvriers, procédures inhabituelles dans le contexte environnant. En 1895 l’entreprise employait 10 salariés et 40 ouvriers « à domicile ». Il est intéressant de remarquer l’importance que jouait le recrutement « familial », avec l’intégration des membres de la famille élargie qui a caractérisé la progression de l’entreprise. Ce type d’organisation participait à la progression économique de l’entreprise, avec pour moteur la forte confiance réciproque des membres de la famille. , mais également à la sécurité de chacun des membres de la famille (Arrègle, Durand, Very, 2004). Cette première phase a donc été marquée par un management de type « familial », l’héritage culturel de l’environnement de l’entreprise naissante. La première crise était le résultat de ce type de management, également lié au manque d’expérience des membres de la famille. L’analyse de l’échec a abouti à la recherche et ‘intégration de collaborateurs dont les compétences commerciales participeraient au développement de la firme, sans toutefois renoncé complètement à l’organisation familiale de la firme. Deuxième phase : Transformation de l’atelier de production en entreprise T&A.Bata 1900 : Innovations industrielles/Innovations managériales Une innovation technologique fondamentale a posé les fondements de l’entreprise Bata : la création d’un nouveau produit intégrant l’utilisation du tissu en complément du cuire ce qui a considérablement réduit le coût du produit final, ainsi que la durée de fabrication. L’investissement dans les équipements industriels performants de production a par ailleurs participé à l’augmentation de la productivité. Bata a ainsi réussi de créer un nouveau marché sur le territoire de l’ensemble de l’empire et dépasser ces concurrents. La progression commerciale de l’entreprise a permis la construction d’une première usine qui employait plus de 100 salariés. Une deuxième innovation qui a définitivement marqué la progression de l’entreprise se situe au niveau du management. T.Bata a effectué deux séjours aux USA, le premier en 1904 et le deuxième en 1911. Ces deux expériences au cours desquelles il a travaillé comme ouvrier chez Ford ont eu pour résultat le transfert dabs son entreprise des théories de management de Taylor et des principes d’organisation du travail de H. Ford. La nouvelle organisation de la production a eu pour conséquence une spectaculaire augmentation de la productivité. La firme Bata est ainsi devenue une référence industrielle et le développement de ces unités de production est accompagné par l’augmentation du nombre de salariés qui dépasse 5000 personnes. Toutefois, une novelle crise s’annonce dès 1918, résultat de la fin de la guerre, la disparition de l’Empire austro-hongrois et la création d’un nouvel Etat indépendant, la Tchécoslovaquie. Ces différents bouleversements politiques et institutionnels ont eu des répercutions fondamentales sur l’environnement socio-économique que nous ne pouvons pas analyser dans cette communication. La firme était confrontée à une nouvelle et profonde crise, non seulement économique, mais sociale. La société dans son ensemble cherchait un nouveau cadre référentiel et les entreprises créées dans le système politique précédent devaient adapter leur management ou disparaître 14 Troisième phase : Développement national et international de la firme : Introduction du concept du management global Les stratégies de résolution de la crise ( induite par des bouleversements évoqués précédemment) mises en place par T. Bata intégraient tant la dimension interne qu’’externe de l’entreprise. Dès 1921, une politique de création de filiales a été lancée en Hollande, au Danemark, en Angleterre ; en Suisse, Allemagne, France et Yougoslavie, et par la suite dans le reste du monde. Bata a été parmi les premiers à s’intéresser aux territoires que l’on nomme aujourd’hui « les pays émergents ». A la recherche de la main d’œuvre bon marché d’une part et d’autre part, des marchés, il a créé les entreprises en Afrique, aux Indes, en Asie. Abandonnant définitivement l’approche utopique idéalisée de la gouvernance de l’entreprise, qui a caractérisé les deux premières phases du développement de l’entreprise, le manager/propriétaire de la firme intègre/impose sa philosophie managériale basée sur les principes fordiens. L’entreprise occupe rapidement une situation dominante sur le marché européen de l’industrie de la chaussure, avec des méthodes commerciales et managériales directement transférées du management anglo-saxon. En paraphrasant Charles Wilson (« Ce qui est bon pour General Motor est bon pour l’Amérique »), nous pourrions avancer le slogan mobilisateur de Bata« Ce qui est bon pour Zlin, est bon pour le monde ».La recherche constante de la productivité a eu pour résultat l’apparition des conflits sociaux au sein de la société et le rejet des principes l’organisation du travail inspirés par Taylor. La confrontation entre les syndicats montant en puissance et la direction de l’entreprise, loin de se transformer en « conflits traditionnels » a abouti à la mise en place d’une politique sociale globale inédite. C’est à partir de 1922, que le concept du management global non seulement de l’entreprise, mais de son territoire d’accueil apparait et se matérialise. Après une première défaite aux élections municipales, T. Bata devient pour la première fois le maire de Zlin, ce qui a pour conséquence la transformation en profondeur de la région , organisée tout autour de « Bataville », construite et managée selon les modèles américains de Pullman, de Pittsburg de Carnegie ou en France de Michelin. Espace urbain de la ville de Zlin est profondément transformé pour devenir « City of Functionalism »participant activement à la progression de la firme, à son image et au service de son développement (Kafka, 2008). L’expansion de l’entreprise nécessitait non seulement la construction de plus en plus importante des bâtiments de production, mais également des services complémentaires, notamment dans le domaine de recherche et développement. Un Institut de recherche travaillant sur la qualité et l’absence de nocivité des matériaux de fabrication a été créé dès 1926, avec le développement progressif des laboratoires et problématiques traités, notamment dans le domaine des technologies innovantes ; avec 330 salariés en 1937. 15 La croissance de l’entreprise a eu comme résultat une augmentation très significative du nombre des salariés d’une part et d’autre part du nombre d’habitants. La ville qui a drainé la population de la région d’accueil a passé ainsi de 5000 habitants en 1923 à 37 000 en 1932. Bata a fait appel aux meilleurs architectes et urbanistes de l’époque, (Le Corbusier est également consulté) pour l’aménagement de la ville permettant à la fois d’exprimer la philosophie de la firme et de participer à la satisfaction des besoins des salariés. La construction des maisons individuelles en accession à la propriété et destinées aux salariés participe à ce projet qui a abouti à l’un des premiers exemples abouti et durable de « cité jardin » des utopistes anglais des XIX° et XX° siècles. La création et financement des logements ne constituaient qu’un des éléments de la politique sociale de Bata, s’intégrant dans son approche globale de gestion de l’entreprise au sein de la ville. Nous avons regroupé dans le tableau suivant les principaux éléments constitutifs de la politique sociale pour illustrer les outils utilisés par cet entrepreneur, non pas ou pas uniquement pour « protéger la population de la misère et apporter le bonheur dans la vie des ouvriers »,(Bata, 1905), mais également pour « …démontrer dans notre pays que le travail acharné peut apporter des résultats pour chacun et faire de notre firme l’une des premières au monde ! »(Bata, 1923). Tableau 4 : Politique sociale de Bata Création des équipements et institutions Création et gestion des institutions et internes équipements externes (ville et région) Système de rémunération directement lié au rendement individuel Système de primes : participation aux résultats (positif et négatifs) du groupe de production Système d’assurance maladie et vieillesse Ouvertures de comptes d’épargne pour les salariés Création de l’Ecole « professionnalisante » Crèches et écoles maternelles Logements (maisons individuelles) Hôpital Magasins réservés aux employés Dispensaires et cabinets dentaires Restauration collective Dons aux nouveaux nés, aux jeunes mariés Banque + Création d’un fond de l’aide sociale Equipements scolaires Grands magasins : Palais de services Equipements culturels (cinémas, théâtres) Equipements sportifs, piscines Organisation et financement des manifestations culturelles et sportives Construction de « Ecole Masaryk » Achat/don/ transformation du Château de Zlin en centre culturel municipal Cette volonté de maîtrise globale de l’environnement social interne et externe de l’entreprise complétait la recherche de la maîtrise de l’ensemble du processus de production, depuis la production des matières premières, notamment avec l’achat des élevages du bétail en Argentine, jusqu’à la construction et la gestion des centres de distribution des produits finis. 2.5 Management Bata, un projet entrepreneurial ou une forme de RSE utopique ? Le système global de management mis en place par T. Bata au sein de l’entreprise lui a permis de gérer et de résoudre les crises successives auxquelles son entreprise s’est trouvée confrontée. L’intégration des modèles de gestion « venus d’ailleurs », allogènes, et leur hybridation dans un contexte de culture locale traditionnelle a participé à la réussite de 16 l’entreprise ainsi qu’à son développement à l’international, préfigurant le marché global du XXI°siècle. Toutefois, et malgré la progression de l’entreprise qui a continué après la disparition de son fondateur en 1932, les conditions de vie au sein de l’entreprise et l’augmentation du niveau de vie des salariés de la firme Bata, qui sont par la suite devenues une légende pendant les 40 ans du régime socialiste qui a suivi le transfert de l’entreprise vers Canada, nous pouvons nous demander dans quelle mesure cette approche, l’œuvre d’un individu ne pourrait pas être qualifiée comme une démarche utopique. Nous pouvons nous interroger sur « la transférabilité » d’un concept de management positionné comme un outil universel permettant d’apporter la solution adéquate à tout type de risque, dans tout type d’entreprise, dans chaque société, dans tous les contextes économiques, politiques et historique. Il nous semble que si le modèle Bata que nous avons présenté rapidement dans notre communication a indiscutablement intégré les éléments constitutifs de la RSE, telle que nous la connaissons depuis une vingtaine d’années en Europe, il serait utopique d’appréhender ce concept de façon mécanique. En effet, dans quelle mesure un tel système de management aussi inventif et innovant qu’il soit, était il suffisant pour assurer la pérennité et la progression de l’entreprise, aujourd’hui encore très présente sur les marchés mondiaux ? Il nous semble que la pérennité de l’entreprise qui a vu apparaître un système de management global aussi performant devrait reconnaitre le rôle joué par la qualité de la structure d’enseignement général et professionnalisant mis en place au sein de l’entreprise. Loin de jouer un rôle de partage utopique de connaissances, ou de symbole de « l’ouverture du monde » participant à l’émancipation de la classe ouvrière, comme cela été le cas pour les expériences du XIX° ainsi que du début du XX° siècle, le système d’enseignement dans le modèle Bata été basé sur une volonté pragmatique de transfert de connaissances, techniques, mais également appartenant à la culture générale. La connaissance de la géographie et de l’histoire participait de façon concrète à la découverte et la mise en place de systèmes multiculturels de management des équipes et l’élargissement des marchés au niveau mondial. L’apprentissage de langues étrangères, proposé ou imposés aux salariés s’inscrivait dans une logique identique. Le fait de mettre un système d’enseignement structuré et complet, basé sur l’interconnexion de l’enseignement théorique et de l’expérimentation et l’application constante des concepts sur le terrain, dans l’usine, dans les réseaux de distribution, auprès des clients au centre de stratégie de management de l’entreprise a participé à notre avis à la pérennité de ‘entreprise Bata. Ce modèle très moderne de l’éducation « a produit » des générations des professionnels qui ont participé et participent encore à la transmission et la mise en application des éléments constitutifs d’un modèle de la RSE « pragmatique ». 17 Conclusion Nous n’avons pas pu répondre réellement à notre question concernant la dimension utopique de la RSE en tant que outil efficace de la gestion des risques rencontrés par les entreprises. Toutefois, nous avons pu, à notre avis, à la suite des travaux des auteurs qui s’intéressent à l’ancrage des racines du concept de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise dans l’histoire, confirmer la nécessité d’une étude approfondie dans ce domaine. En effet, l’analyse rapide de l’exemple de la firme Bata nous a démontré la complexité des mécanismes présents et agissant selon des logiques déterminées non seulement par les environnements socio-économiques et politiques des entreprises, mais également et à notre avis fondamentalement, par le poids de l’histoire de leurs territoires d’accueil. Ce travail reste à faire et nécessiterait à notre avis une approche pluridisciplinaire. Bibliographie ARREGLE J.L., DURAND R., VERY PH.,(2004), Origines du capital social et avantages concurrentiels des firmes familiales, Management, 7(1) : 13 – 36 CABY J.,HIRIGOYEN G.,(2002), La gestion des entreprises familiales., Economica, Gestion. CAPRON M., QUAIREL-LANOIZELEE F. 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(2005), “Responsabilité sociale et environnementale de l‘entreprise », Presses de l’Université du Québec 19 Introduction ............................................................................................................................................................. 1 1 Responsabilité Sociale des Entreprise : héritière des mouvements utopistes ? ............................................... 3 1.1 RSE participant à l’émergence d’un «capitalisme vertueux » ? ............................................................. 3 1.2 Rapide retour sur les utopies ................................................................................................................... 6 1.2.1 Utopies « universalistes » : Hors la dimension espace/temps ?...................................................... 6 1.2.2 Utopies « contestataires » : Espace imaginaire ............................................................................... 6 1.2.3 Utopies « expérimentales » : Entreprise comme espace d’expérimentation.................................... 6 1.2.4 Utopies « pragmatiques » Entreprise comme véhicule d’un projet entrepreneurial individuel ? .... 8 2 Matérialisation d’un projet individuel utopique : Transformations d’un atelier artisanal en une firme internationale......................................................................................................................................................... 11 2.1 Les racines locales du projet managérial Bata ...................................................................................... 11 2.2 Bata le précurseur de la gestion des risques .......................................................................................... 12 2.3 Historique de la firme Bata, son parcours et son environnement .......................................................... 13 2.4 Processus d’émergence du Management éthique dans la firme de Tomas Bata.................................... 13 2.5 Management Bata, un projet entrepreneurial ou une forme de RSE utopique ?.................................... 16 Conclusion ............................................................................................................................................................ 18 Bibliographie......................................................................................................................................................... 18 20