Une nation inachevée : le royaume de Tolède (vie-viie siècle)1

Transcription

Une nation inachevée : le royaume de Tolède (vie-viie siècle)1
Un e n a t i o n i n a c h e v é e   : l e r oy a u m e
d e To l è d e ( v i e - v i i e   s i è c l e ) 1
Thomas Deswarte
L’établissement et la structuration de la royauté wisigothique dans la péninsule Ibérique, ainsi que la conversion de Reccarède en 587/589, ont permis
l’épanouissement d’un des royaumes les plus puissants et les plus prestigieux d’Occident, avant sa disparition brutale en 711. Il est même souvent
considéré comme « le premier État de l’Europe “moderne” à avoir acquis,
dès le viie siècle, le statut de nation », au terme d’un processus permettant
d’ancrer la nation non plus dans un peuple mais dans un territoire, celui de
l’Hispania ; cette évolution aurait culminé chez l’évêque Julien de Tolède
(680-690), défenseur d’un « nationalisme hispano-gothique2 ».
Si ces travaux renoncent à juste titre à l’ancienne histoire des peuples/
ethnies au profit d’une étude culturelle et idéologique des représentations
et des schémas historiographiques (selon les vœux de Magali Coumert3),
ils omettent souvent de comprendre les mots, tout particulièrement ceux
conférant une identité, dans leur diversité sémantique, leur contexte textuel et une perspective diachronique. Ainsi le terme de gens, qu’il est difficile de traduire par « nation », est-il doté dans le royaume de Tolède d’une
1. Je remercie vivement Céline Martin (Bordeaux III) pour sa relecture attentive de cet article et ses
conseils toujours avisés.
2. S. Teillet, Des Goths à la nation gothique : les origines de l’idée de nation en Occident du ve au
viie siècle, Paris, 2011², p. 630-631 et 636. Voir aussi D. Claude, « Gentile und territoriale Staats­
ideen im Westgotenreich », Frühmittelalterliche Studien, 6 (1972), p. 1-38 ; I. Velázquez, « Pro
patriae gentisque Gothorum statu (4th Council of Toledo, canon 75, a. 633) », Regna and gentes. The
Relationship between Late Antique and Early Medieval Peoples and Kingdoms in the Transformation
of the Roman World, éd. H.-W. Goetz, J. Jarnut, W. Pohl, Leyde/Boston, 2003, p. 161-217, ici
p. 212 et suiv. ; L. García Moreno, « La idea de España en la época goda », Fundamentos medievales de los particularismos hispánicos, IX Congreso de estudios medievales, Avila, 2005, p. 41-60, ici
p. 54.
3. M. Coumert, « L’identité ethnique dans les récits d’origine : l’exemple des Goths », Identité
et ethnicité : concepts, débats historiographiques, exemples (iiie-xiie siècle), éd. V. Gazeau, P. Bauduin,
Y. Modéran, Caen, 2008, p. 49-73.
Nation et nations au Moyen Âge, XLIVe Congrès de la SHMESP,
Paris, Publications de la Sorbonne, 2014.
64
T homa s Deswa rte
pluralité de sens, qui renvoient selon les époques au peuple en armes, à
l’aristocratie, au peuple chrétien ou à l’ensemble des sujets du roi wisigothique4. Sans verser dans un essentialisme réducteur, toute étude des identités collectives doit alors accorder une importance extrême à l’étude des
noms de peuple et/ou de territoire, qui en sont l’expression.
Autre précaution à prendre : il faut se garder d’user d’une manière
anachronique du terme de nation, qui reste souvent étroitement dépendant du contexte culturel et politique contemporain. Propulsé dans un
autre univers conceptuel, ce terme pourrait aboutir à faire des royaumes
des blocs pensés selon une conception mécanique de la société – ainsi la
Francia et l’Hispania présentées comme deux nations modernes en lutte
pour le territoire de la Narbonnaise – alors que la société médiévale est
pensée d’une manière organique. Néanmoins, une fois vidé de ses a priori
idéologiques, ce concept de nation peut être retenu avec un sens proche de
celui de « patrie », selon la définition qu’en donna Isidore de Séville : « ce
qui est commun à tous ceux qui y sont nés » (Étymologies, XIV, 5, 19)5. La
nation, définie comme la rencontre d’une terre, d’une population et d’une
communauté de destin, constitue alors un instrument conceptuel à l’interface des concepts de territorialité et d’identité, particulièrement travaillés
en histoire médiévale durant cette dernière décennie.
Dans le royaume de Tolède, une telle approche nous oblige à partir des deux termes à la base de toute la mythologie politique d’Isidore
de Séville, ceux de Goths et d’Hispania : ils auraient connu un processus de territorialisation, d’inscription dans le territoire qui aurait abouti,
chez Julien de Tolède, à une « substitution de l’Hispania à la gens et patria
Gothorum6 ». Incontestablement, le pouvoir royal connut une territorialisation grâce à son gouvernement organisé à partir d’une capitale, à son
contrôle des frontières et au maintien de l’unité politique du royaume7.
D’ailleurs, à partir de Tolède IV (633), les conciles intervinrent souvent
« pour la sauvegarde de la patrie et du peuple des Goths, et la conservation
du salut du roi » (c. 75)8, en veillant notamment au respect du serment de
fidélité prêté par les évêques, les grands, les juges et les officiers palatins
4. C. Martin, « La notion de gens dans la péninsule Ibérique des vie-viie siècles : quelques interprétations », ibid., p. 75-89.
5. San Isidoro de Sevilla. Etimologías, éd. et trad. esp. J. Oroz Reta et M. A. Marcos Casquero,
t. II, Madrid, 1993², p. 190.
6. Teillet, Des Goths à la nation gothique…, op. cit. n. 2, p. 630-631.
7. C. Martin, La géographie du pouvoir dans l’Espagne visigothique, Lille, 2003, p. 94-98 et 295
et suiv.
8. Concilios visigóticos e hispano-romanos, éd. et trad. esp. J. Vives, Barcelone-Madrid, 1963.
Une na tion ina chevée : le royau m e d e To l è d e 65
(Tolède VII, c. 1 ; Tolède VIII, tomus ; Tolède X, c. 2) ; cette politique révélait bien la volonté de créer une communauté politique pensée autour des
notions romaines de « patrie », de « peuple » et de pouvoir souverain9. Pour
autant, ce processus, qui associait le pouvoir wisigothique à un peuple et à
un territoire, déboucha-t-il sur la constitution d’une identité gothique et/
ou hispanique du royaume ? La mythologie politique d’Isidore de Séville
devint-elle constitutive de l’idéologie royale ? Le dossier élaboré par Julien
de Tolède autour de son Historia Wambae ne fut-il pas justement une
réponse à cet échec en proposant l’embryon d’un nouvel idéal, celui d’une
nation bicéphale ?
Les Gothi
Premier baromètre dans l’étude de ce processus de territorialisation : le
peuple des Goths, dont les mentions auraient diminué durant le viie siècle10
et dont le sens aurait pris un caractère territorial11. De fait, les Goths désignaient au départ ce peuple-armée dirigé par un roi – le rex Gotorum des
sources littéraires et de l’anneau sigillaire d’Alaric (II) (Vienne, Kunsthistorisches Museum)12 – et placé, en vertu de son foedus, au service du gouvernement impérial. En effet, d’après les lois antiquae (des rois ariens) du
Liber Judicum13 – code promulgué par Réceswinthe en 654 –, ils constituaient l’exercitus (IX, 2, 2) ; et c’est à l’occasion de leur installation dans
l’Empire qu’ils bénéficièrent d’une « division des terres » leur en octroyant
les deux tiers (X, 1, 8), tandis que certaines « forêts » étaient « laissées indivises entre le Goth et le Romain » (X, 1, 9). Certes, la fusion des peuples
fut facilitée par une loi antiqua, probablement de Léovigilde, qui autorisait
le mariage entre Goths et Romains (III, 1, 1), et par la conversion du roi
Reccarède au catholicisme ; et la loi militaire d’Ervige mettait officiellement fin au monopole militaire des Goths, puisqu’elle s’adressait à « tous
les peuples de notre royaume » et décrétait que la mobilisation concernait
dorénavant tant les Goths que les Romains (IX, 2, 9).
9. T. Eichenberger, Patria. Studien zur Bedeutung des Wortes im Mittelalter (6.-12. Jahrhundert),
Sigmaringen, 1991, p. 25-36 et 74-89.
10. Teillet, Des Goths à la nation gothique…, op. cit. n. 2, p. 628-630.
11. Claude, « Gentile und territoriale Staatsideen… », loc. cit. n. 2, p. 33-34.
12. http://bilddatenbank.khm.at/viewArtefact?id=71108.
13. Leges Visigothorum, éd. K. Zeumer, Hanovre, 1902 (MGH, Leges sectio, 1. Leges nationum Germanicarum, 1), p. 33-456.
66
T homa s Deswa rte
Cependant, alors que, dès Léovigilde, les rois n’avaient conservé de
leur ancienne titulature que le titre de rex dans la législation et sur les monnaies14, le terme de « Goth » possédait toujours au début de la monarchie
catholique son ancien caractère restrictif, y compris dans les sources conciliaires : l’assemblée de Narbonne, en 589, énumérait les Goths parmi les
différents peuples présents dans la péninsule, aux côtés des Romains, des
Syriens, des Grecs et des Juifs (c. 14) ; et même Tolède III semblait toujours utiliser ce terme de la sorte, puisqu’il fut convoqué pour officialiser la
conversion du roi et du « peuple des Goths » de l’arianisme au catholicisme
et qu’il mettait en scène le souverain, les évêques et les grands du « peuple
gothique15 ».
Il fallut en fait attendre Isidore de Séville pour que le terme de Gothi
soit véritablement valorisé et pour la première fois utilisé de manière inclusive dans la législation. Tout d’abord, en écrivant l’Historia Gothorum (625,
seconde version)16, il lui ajouta en préambule son De Laude Spaniae et en
conclusion une Recapitulatio, qui présentaient une mythologie politique
centrée sur l’Hispania et les Goths : ces derniers, désormais investis dans
la péninsule Ibérique d’une histoire rattachée à la Bible par leur ascendant Magog, étaient à la suite des Romains unis à l’Hispanie après son
rapt (Louange) ; ils dominaient aussi tous les autres peuples, en premier
lieu Rome, de sorte que le soldat romain « voit de nombreux peuples et
l’Hispanie même servir [les Goths] » (Recapitulatio). Ensuite, cette valorisation des Goths eut un versant politique lors du concile de Tolède IV
(633), dans lequel Isidore joua un rôle fondamental. Alors que les pères
conciliaires fixaient les critères d’élection du roi, défendaient sa légitimité
et dénonçaient le parjure17, ils utilisèrent le terme de « Goth » de manière
inclusive en proférant « pour la force de nos rois et la stabilité du peuple
des Goths » trois anathèmes contre ceux qui rompaient le serment prêté
« pour la sauvegarde de la patrie et du peuple des Goths, et pour la conservation du salut du roi » (Tolède IV, c. 75) : de même qu’il n’y avait officiellement qu’un seul populus romanus dans l’Empire, de même il n’y avait
qu’une seule gens des Goths dans cette nouvelle patrie. La louange finale
14. R. Pliego Vázquez, La moneda visigoda, Séville, 2009, p. 178.
15. Voir aussi l’analyse d’Isabel Velázquez dans : « Pro patriae gentisque Gothorum statu… », loc. cit.
n. 2, p. 168-175.
16. Éd. Th. Mommsen, Hanovre, 1894 (MGH, Auctores Antiquissimi, XI-2), p. 267-295.
17. Th. Deswarte, « Tolède III (589) et Tolède IV (633) : deux conciles, deux conceptions du pouvoir », La dramatique conciliaire. Coups de théâtre, tactique et sincérité des convictions dans les débats
conciliaires de l’Antiquité à Vatican II, éd. Ch. Mériaux, G. Cuchet, à paraître.
Une na tion ina chevée : le royau m e d e To l è d e 67
demandait à Dieu de fortifier « son royaume et le peuple des Goths dans
la foi catholique ».
Dès lors, et ce jusqu’à Tolède VIII, la communauté politique fut
la plupart du temps désignée au travers des expressions de « royaume des
Goths », « peuple des Goths », « patrie », « patrie des Goths » (par ex.
Tolède VI, c. 18) – même si le sens de « Goth » restait incertain dans l’expression de « noblesse du peuple gothique » à laquelle devait appartenir le
roi d’après Tolède V (636) (c. 3). Du même coup, l’ancienne expression
d’« armée des Goths » prenait un nouveau sens : lorsque Tolède VII (646)
dénonça les « tyrans » et les « déserteurs » qui menaçaient « le peuple des
Goths, la patrie ou le roi » et, de ce fait, imposaient un « labeur incessant »
à l’« armée des Goths » (c. 1), il comprit probablement cette dernière
non pas de manière exclusive – le peuple-armée des Goths – mais bien de
manière inclusive – l’armée du royaume.
Cette nouvelle acception du terme de « Goth » passa ensuite sous
Chindaswinthe dans la législation civile afin de désigner l’ensemble des
peuples placés sous le gouvernement du roi : il promulgua ainsi une loi
condamnant à mort tous ceux qui agissaient « contre le peuple des Goths
et la patrie » « à l’intérieur des frontières de la patrie des Goths » (Liber
Judicum II, 1, 8) ; c’est ce sens que semble aussi impliquer sa loi sur la
donation maritale lors du mariage d’un officier palatin ou d’un « Grand
du peuple des Goths », ou de son fils (III, 1, 5) – puisque figuraient, par
exemple, parmi les officiers palatins souscrivant les actes de Tolède VIII,
des nobles portant un nom non germanique (Paulus et Evantius) et valorisant ainsi leur ascendance romaine.
Pourtant, ce terme compris lato sensu cessa d’être utilisé à la fin du
e
vii  siècle. Alors que les lois antiquae pour l’exercitus Gothorum étaient
reprises dans la révision du Liber par Ervige (681), ce dernier promulgua
une loi militaire qui fixait les conditions de la mobilisation pour tous,
qu’ils fussent « goths » ou « romains », « libres », « affranchis » ou « esclaves
du fisc » (Liber Judicum IX, 2, 9) : malgré la fin du monopole militaire des
Goths, la division entre peuples semblait subsister ; d’ailleurs, dans les lois,
le pouvoir royal s’exerçait souvent au viie siècle sur des « peuples » (populi,
gentes, par ex. Liber Judicum II, 1, 30 et XII, 2, 1) et des provinces. Quant
aux textes conciliaires, ils virent le terme de « Goth » disparaître de la trilogie politique mise en place à Tolède IV, même si l’unicité du peuple restait
toujours de rigueur : en 681 et 683, les assemblées de Tolède XII (c. 3) et
Tolède XIII (c. 1) dénonçaient ainsi ceux qui agissaient « contre le roi, le
peuple et la patrie ».
68
T homa s Deswa rte
L’exemple de Tolède XVI (693) s’avère particulièrement significatif de ce changement lexical. En effet, son canon 10 reprit texto les trois
anathèmes proférés par Tolède IV contre ceux qui, parmi les prélats et
les « peuples de toute l’Hispanie », trahissaient le serment qu’ils avaient
prêté « pour la sauvegarde de la patrie et du peuple des Goths, et pour la
conservation du salut du roi ». Or, avant de citer ces anathèmes, les pères
conciliaires condamnèrent ceux qui s’en prenaient au roi, à son peuple ou
à la patrie, en oubliant de manière significative le terme de « Goth » ; de
même, la loi de confirmation du concile par Egica rappela que ceux qui
se dressaient « contre le pouvoir royal, le peuple et notre patrie » seraient
condamnés conformément à la « sentence canonique » prévue à l’époque
de Sisenande, c’est-à-dire à Tolède IV. Ce déclin de l’identité gothique se
fit-il alors au profit de l’émergence d’une Hispania politique ?
La Spania
Incontestablement, le processus de territorialisation progressa grâce aux
conciles généraux qui, dès la première assemblée de Tolède III (589), furent
qualifiés de « conciles de toute l’Hispanie et de la Gaule », alors que, dans
le monde mérovingien, seul le « grand et universel synode des Gaules »,
convoqué par l’unique roi des Francs Clotaire II (626/627)18, fut explicitement associé à un territoire géographique. À l’évidence, les situations géoecclésiastiques et géopolitiques très différentes dans les royaumes mérovingien et wisigothique expliquaient largement cette divergence : alors que,
au sein du premier, la géographie ecclésiastique, l’héritage administratif
romain et les frontières des regna ne coïncidaient pas, le roi wisigothique
dominait deux anciennes circonscriptions administratives romaines (le
diocèse des Hispanies, la Narbonnaise) ainsi qu’une région géographique
bien identifiée (l’Hispania).
Dans sa Louange de l’Hispanie, Isidore fit le choix de valoriser l’un de
ces deux espaces, le plus important à tout point de vue. En effet, il plaça
au cœur de sa nouvelle mythologie politique une Hispania antérieure aux
trois peuples qui la connurent : elle était cette « mère sacrée », véritable
matrice « sans cesse féconde en princes et en peuples », et « la plus belle
de la totalité des terres qui s’étendent depuis l’Occident jusqu’aux Indes »,
18. Les canons de conciles mérovingiens (vie-viie siècles), éd. et trad. J. Gaudemet et B. Basdevant,
Paris, 1989, t. II, p. 528-529.
Une na tion ina chevée : le royau m e d e To l è d e 69
c’est-à-dire de l’ensemble du monde civilisé gréco-romain. Qui plus est,
son union avec les Goths faisait d’elle désormais la « reine de toutes les
provinces », la « partie du monde la plus brillante », « à qui non seulement
le Couchant, mais l’Orient aussi empruntent leur éclat » : « C’est donc à
juste raison que Rome, la ville d’or, le chef des nations, t’a désirée, et bien
que la valeur victorieuse des fils de Romulus t’eût épousée aussi la première, cependant une seconde fois le peuple si florissant des Goths, après
de multiples victoires dans l’univers, t’a enlevée de haute lutte, il t’a aimée
et jouit jusqu’à ce jour d’un paisible bonheur, parmi les diadèmes de la
royauté et les amples ressources du pouvoir souverain19. » Cette belle prose
poétique célébrait la naissance d’un nouveau royaume, fruit de l’union
entre la Spania et les Goths. Ce terme d’Hispania/Spania, utilisé indifféremment au singulier et au pluriel20, et celui d’Iberia furent par la suite, à
l’occasion, encore utilisés dans un sens métapolitique ou religieux, comme
lorsque Tajon de Saragosse raconta dans sa lettre à Quiricus de Barcelone
la rébellion en 653 de Froia, qui s’en prit à la « patrie chrétienne » et à la
« patrie de l’Hibérie21 ».
Pourtant, ce processus de territorialisation du pouvoir et de la communauté politique ne connut guère de concrétisation idéologique et ne
parvint jamais à établir un lien étroit, indissociable entre le royaume et
un territoire clairement identifié : le terme d’Hispania n’acquit jamais
vraiment de signification politique22. Certes, Isidore de Séville réalisa une
assimilation implicite entre le royaume des Goths et l’Hispania dans son
Historia Gothorum au travers des descriptions de règnes – notamment
lorsque Léovigilde prit le « principat de l’Hispanie et de la Gaule » et que
« Suinthila s’empara le premier de la monarchie du royaume de toute
l’Hispanie » (c. 49 et 62). Pourtant, il restait très en deçà des chroniqueurs
extra-péninsulaires, à l’instar de Grégoire de Tours et de Frédégaire, qui
utilisaient Hispani, rex Hispaniae, rex Hispanorum et regnum Spaniae dans
un sens politique23.
En fait, ce processus de territorialisation se heurta à la force du cadre
provincial, ecclésiastique et civil hérité de Rome24. C’est tout d’abord le cas
19. Trad. J. Fontaine, Isidore de Séville, Turnhout, 2000, p. 225-226.
20. J. A. Maravall, El concepto de España en la Edad Media, Madrid, 19974, p. 62 et suiv. ; Martin,
« La notion de gens… », loc. cit. n. 4, p. 84-86.
21. Lettre de l’évêque Tajon de Saragosse à Quiricus de Barcelone, c. 3, éd. Patrologia Latina, t. 80,
col. 727.
22. Contra : Teillet, Des Goths à la nation gothique…, op. cit. n. 2, p. 628 et suiv.
23. Ibid., p. 412-420, 575-578 et 581-584.
24. Martin, « La notion de gens… », loc. cit. n. 4, p. 86.
70
T homa s Deswa rte
des conciles généraux, où le terme d’Hispanie, qui incluait les différentes
provinces du royaume, ne parvint jamais à s’imposer totalement et cohabita souvent avec les provinces de « Galice » et, surtout, de « Gaule » (Narbonnaise) qui, manifestement, continuaient de se distinguer – la première
parce qu’elle correspondait à l’ancien royaume suève, la seconde parce
qu’elle n’appartenait pas à l’ancien diocèse des Hispanies : à Tolède III,
« l’hérésie arienne est condamnée en Hispanie » (titre), tant « l’Hispanie
souffrait dans l’erreur des Ariens » (discours du roi Reccarède) ; or, ce
concile rassemblait, d’après sa préface, « les évêques de toute l’Hispanie et
de la Gaule », ou, d’après l’édit royal de confirmation, « tous les évêques
d’Hispanie », alors même qu’étaient représentés de nombreux évêchés de
Narbonnaise ; de même, alors que ce concile interdisait les chants et les
danses durant les offices divins dans « toute l’Hispanie » (c. 23), il demandait de réciter le Credo à la messe dominicale per omnes ecclesias Spaniae,
Galliae vel Gallaeciae (c. 2).
Certes, lorsque les évêques wisigothiques envoyèrent une lettre au
pape Honorius en 638, ils se présentèrent comme « tous les évêques institués à travers l’Hispanie25 ». Pourtant, cette pluralité lexicale perdura
dans tous les conciles, comme à Tolède XII (681), qui rassembla tous les
évêques d’« Hispanie » (c. 1) et « tous les pontifes d’Hispanie et de Gaule »
(c. 6). La situation était la même dans les documents royaux conciliaires :
à Tolède XII, Ervige déplora dans son tomus que la moitié de la population « à travers tous les territoires d’Hispanie » soit marquée de l’infamie,
avant de demander que les « religieux gouverneurs de provinces et les ducs
des ordres clarissimes de toute l’Hispanie » présents fassent connaître les
décisions conciliaires ; mais l’année suivante, dans la loi royale qui suivit
le concile de Tolède XIII, Ervige annula les arriérés d’impôts « pour tous
les peuples de notre royaume […] dans la province de Gaule et de Galice,
et dans toutes les provinces d’Hispanie ». De même, en 684, Ervige prescrivit aux évêques de se réunir en conciles provinciaux, en premier lieu à
Tolède XIV, afin d’adopter « à travers toute l’Hispanie et la Gaule un unique
et indivisible édit synodal de tous les prélats hispaniques (!) » (c. 1), puisque
les « évêques d’Hispanie » ne pouvaient pas se réunir tous ensemble en un
concile général afin d’adopter les actes de Constantinople III (c. 5) ; aussi,
après avoir envoyé à Rome « par des légats de l’Hispanie » un Apologeticum
traitant des questions doctrinales, les évêques se réunirent « au moyen de
conciles tenus dans chacune des provinces de l’Hispanie » (c. 4). Plus tard,
25. Epistolario de S. Braulio de Zaragoza, éd. J. Madoz, Madrid, 1941, no 21, p. 123.
Une na tion ina chevée : le royau m e d e To l è d e 71
Tolède XV (688) rassembla encore de manière tout à fait classique « tous
les évêques d’Hispanie et de Gaule » (préface). En fait, la force du cadre
provincial, tout particulièrement en Narbonnaise, expliquait tout à la fois
la précocité de la territorialisation du pouvoir conciliaire, et sa limite vite
atteinte : le terme d’Hispania conserva un sens géographique, puisqu’il ne
correspondait à aucune circonscription civile ou ecclésiastique, tandis que
sa dimension inclusive se heurtait à la Gallia et à la Galicia.
Seuls les derniers conciles témoignèrent d’une timide valorisation
de la notion d’Hispania, peut-être sous l’influence du métropolitain Julien
de Tolède – qui participa activement aux conciles de Tolède XII (681),
XIII (683), XIV (684) et XV (688). Selon les actes de Tolède XIV, les
« peuples d’Hispanie » et les évêques prirent connaissance des actes de
Constantinople III ainsi que de la lettre du pape demandant que lesdits
prélats « fass[ent] connaître les susdites dispositions synodales […] à tous
ceux qui vivent sous l’autorité royale d’Hispanie » ou bien, si Hispaniae
n’est pas au génitif mais au locatif, « à tous ceux qui vivent en Hispanie
sous l’autorité royale » : omnibusque per nos sub regno Hispaniae consistentibus patescerent divulganda (c. 2)26 : dans le premier cas, le terme d’Hispania acquiert un sens politique par son association avec regnum. Dans son
tomus pour Tolède XVII (694), Egica valorisa, lui, l’Hispanie d’un point
de vue religieux, en rappelant que « les territoires d’Hispanie ont toujours
fleuri par la plénitude de la foi » (tomus). Pourtant, ces rares occurrences
ne remettent jamais en cause le cadre provincial : Tolède XVII dispersa les
juifs réduits en servitude « à travers toutes les provinces d’Hispanie » (c. 8)
et, dans le même temps, prit diverses mesures, que devaient appliquer les
« évêques de toute l’Hispanie et des Gaules » « dans toutes les provinces
d’Hispanie et des Gaules » (c. 2, 3 et 6).
La situation était en tout point semblable dans la législation civile.
Ignoré de la titulature royale, le terme d’« Hispanie » ne fut que très rarement utilisé dans les édits royaux, et toujours dans un sens géographique :
quand les souverains légiféraient pour les « provinces », les « personnes » et
les « peuples » (par ex. Liber Judicum XII, 2, 14 et II, 1, 1), Egica précisait
en 702 qu’il luttait contre les fuites d’esclaves « à l’intérieur des frontières
de l’Hispanie » (IX, 1, 21). Encore une fois, le processus de territorialisation politique se heurta au maintien du cadre provincial d’origine romaine,
qui perdurait au travers des régions civiles. La loi militaire de Wamba (673)
26. Le mot consistentibus, qui figure dans l’édition de Francisco González de 1808 (éd. Patrologia
Latina, t. 84, col. 506), est oublié par José Vives (Concilios visigóticos…, op. cit. n. 8, p. 442).
72
T homa s Deswa rte
était à cet égard très significative, puisqu’elle était promulguée en cas de
« scandale à l’intérieur des frontières de l’Hispanie » (titre), « dans les provinces de notre royaume » ou « à l’intérieur des frontières de l’Hispanie, de
la Gaule, de la Galice ou dans toutes les provinces qui appartiennent à la
domination de notre gouvernement » (IX, 2, 8). Bref, les pouvoirs royaux
et conciliaires s’exerçaient sur un agrégat de provinces et non pas sur un
unique territoire politique ou ecclésiastique.
Julien de Tolède ou le rêve littéraire
d’une nation bicéphale
Alors que le royaume était régulièrement déchiré par des révoltes ou des
crises successorales, Julien de Tolède constitua un dossier composé de
quatre pièces autour de l’Histoire de l’expédition et de la victoire du très
excellent roi Wamba, lorsqu’il soumit par un illustre triomphe la province de
Gaule révoltée contre lui27. En effet, ces quatre pièces, qui traitent toutes de
la révolte de la noblesse en Narbonnaise contre Wamba (672-680) et de sa
répression par le nouveau roi (672-673), présentent de nombreuses similitudes textuelles et thématiques28. Deux pièces sont incontestablement de
sa propre composition : l’Historia et l’Insulte d’un historien indigne contre
la tyrannie de la Gaule. Quant aux deux autres œuvres, elles furent très
probablement récrites par Julien à partir des originaux (perdus) : la « lettre
du perfide Paul » à Wamba et le Jugement promulgué contre la perfidie des
tyrans par Wamba. D’ailleurs, ces quatre pièces utilisent des procédés poétiques similaires (rime, synonymie), tout particulièrement les clausules
accentuelles, présentes dans 100 % des fins de phrases (trois seulement)
de l’Epistola, 98,56 % de l’Historia29, 89,47 % du Judicium et 95,31 % de
27. Éd. W. Levison, Hanovre/Leipzig, 1910 (MGH, Scriptores rerum merovingicarum, 5),
p. 486-535.
28. J. Martínez Pizarro, The Story of Wamba. Julian of Toledo’s Historia Wambae regis Translated
with an Introduction and Notes, Washington, D.C., 2005, p. 78 et suiv.
29. Th. Deswarte, « La Nouvelle Histoire au septième siècle : l’Historia Wambae de Julien de
Tolède », L’historiographie tardo-antique et la transmission des savoirs, éd. Ph. Blaudeau, P. Van
Nuffelen, Berlin, à paraître.
Une na tion ina chevée : le royau m e d e To l è d e 73
l’Insultatio30. Enfin, l’étude de la tradition manuscrite prouve que l’archétype commun comprenait bien ces quatre œuvres31.
Or, ce dossier d’une grande richesse littéraire, où se côtoient la
variété des genres littéraires (épistolaire, historiographique) et la diversité des styles (satire, invective, poésie), est mis au service d’une ambition
essentielle : la défense du souverain légitime, alors même que depuis le renversement de Liuva II en 603 par Wittéric et la fin de la dynastie de Léovigilde, les révoltes et les usurpations étaient fréquentes (le morbus Gothorum de Frédégaire32). Ce dossier commençait par une lettre-préambule,
où l’usurpateur, pourtant sacré, était décrit sur un mode satirique33, puis
continuait avec l’Historia Wambae conçue comme une histoire exemplaire,
qui stigmatisait les parjures et dressait un portrait du roi idéal, légitime,
sacré, victorieux et miséricordieux34. La dernière pièce, le Judicium, clôturait ce dossier par la condamnation des parjures, capturés au fur et à
mesure des prises de villes ou forteresses par Wamba. En (r)écrivant ces
trois pièces, le Tolédan s’inscrivait pleinement dans cette politique mise
en place à Tolède IV (633), qui cherchait à institutionnaliser la royauté et
dénonçait sans cesse le parjure.
L’Insultatio occupait une place singulière dans ce dossier, puisqu’elle
était le seul écrit dirigé non pas contre des personnes physiques, mais contre
une personne morale, la Gallia. Faut-il alors y voir l’expression d’un « nationalisme, dirigé contre la Gaule franque par l’intermédiaire de la Gaule wisigothique35 » ? Ou bien la description d’une « enclave », d’un « protectorat »
placé sous l’occupation d’une armée étrangère, celle des Spani36 ? Rien n’est
moins sûr, car ce que dénonce Julien, c’est encore une fois l’infidélité, mais
cette fois-ci de la Gallia à l’encontre de la Spania. Sous la plume du prélat,
cette « Gaule », dont les habitants sont des cives, est bien distinguée des
externi, des « étrangers », c’est-à-dire des Francs (c. 6) : elle constituait une
30. Th. Deswarte, « La lettre de Paul à Wamba (672), une lettre-préambule ? », Écriture et genre
épistolaires (ive-xie s.), éd. Th. Deswarte, K. Herbers, Madrid, à paraître.
31. J. C. Martín, J. Elfassi, « Iulianus Toletanus archiep. », La trasmissione dei testi latini del
Medioevo. Mediaeval Latin Texts and their Transmission, Te.Tra. 3, éd. P. Chiesa, L. Castaldi,
Florence, 2008, p. 373-431, p. 422-431 (Historia Wambae).
32. Frédégaire, Chronique, IV, 82, éd. B. Krusch, Hanovre, 1888 (MGH, Scriptores rerum Merovingicarum, 2), p. 163.
33. Deswarte, « La lettre de Paul à Wamba (672)… », loc. cit. n. 30.
34. Th. Deswarte, « La trahison vaincue par la charité : Julien de Tolède et les rebelles », La trahison au Moyen Âge. De la monstruosité au crime politique (ve-xve siècle), éd. M. Billoré, M. Soria,
Rennes, 2010, p. 353-368.
35. Teillet, Des Goths à la nation gothique…, op. cit. n. 2, p. 634.
36. Martínez Pizarro, The Story of Wamba…, op. cit. n. 28, p. 162.
74
T homa s Deswa rte
région à part entière du royaume, qui, au lieu d’être fidèle à son « oint »,
avait tué le « citoyen » et non pas combattu l’« ennemi » (c. 5). Alors que
la Spania avait apporté la paix à la Gallia par sa pietas, cette dernière avait
fait preuve de « cruauté » dans un moment de folie (c. 6), suscitant l’intervention de l’exercitus Spanorum (c. 7) : à la pietas/miséricorde, considérée
par Isidore comme l’une des deux vertus royales (Étymologies IX, 3, 5)37
et invoquée dans de nombreux conciles (Tolède VIII)38, avait répondu la
crudelitas, dénoncée chez les rois par Tolède IV (c. 75).
La véritable innovation de Julien consista donc à opposer non pas
deux « nations », deux blocs irréconciliables, mais deux entités géographiques personnifiées : la Spania et la Gallia – dont les habitants étaient
les Spani et les Galli – faisaient partie d’un même royaume, au départ unis
au roi et désormais séparés par l’adultère, la trahison, le parjure. En fait, la
Gallia de Julien était l’exact opposé de la Spania décrite par Isidore dans
son De laude Spanie ; après l’union féconde (mater, fecunditas) des Goths
avec l’Hispanie (rapere, amare), la Gaule s’est rendue coupable d’adultère
avec un usurpateur (c. 1 et 3), dont le résultat fut l’engendrement de cette
descendance monstrueuse des rebelles : « mais si tu as engendré, pourquoi
est-ce que tu ne tues pas ces enfants monstrueux avant qu’ils ne grandissent ? » (c. 4). Mais ce n’est pas seulement en le peignant sous les traits
de l’infidélité matrimoniale que Julien stigmatisa le parjure : il le fit aussi
en y associant l’infidélité des juifs, qui était passée aux enfants de la Gallia
désormais alliés de ces derniers (c. 2) ; comme dans la législation conciliaire et royale, infidélité religieuse et infidélité politique se trouvaient ici
identifiées39.
Pour mettre fin à cette « tyrannie de la Gaule », « l’armée des Spani
[…] subjugua partout ses forces » et « soumit son cou » (c. 7), mais avec
l’objectif ultime de rétablir l’union entre la Gallia et le roi : après l’avoir
réduite « en servitude », Wamba lui donna l’« hostie de la liberté », effaça
les « vieilles marques de [s]a perfidie par une main clémente », l’associa « à
sa dignité » et lui permit ainsi de retrouver la « liberté » qu’elle avait perdue par sa « témérité impie » (c. 7) ; la Gaule devait désormais repousser
l’orgueil, s’humilier, se repentir, se corriger de sorte que tout soit « restauré
pour [son] salut » (c. 9) : « Que donc cette insulte te soit utile » et « qu’elle
37. Isidore de Séville, Les Étymologies. Livre IX. Les langues et les groupes sociaux, éd. et trad.
M. Reydellet, Paris, 1984, p. 121-123.
38. Deswarte, « La trahison vaincue par la charité… », loc. cit. n. 34.
39. B. Dumézil, Les racines chrétiennes de l’Europe. Conversion et liberté dans les royaumes barbares,
ve-viiie siècle, Paris, 2005, p. 275-302.
Une na tion ina chevée : le royau m e d e To l è d e 75
soit la cause de ta correction plutôt que la strophe du désespoir » (c. 8) !
En clair, la miséricorde du roi devait permettre à la Gallia de s’amender et
de retrouver la voie de la fidélité au roi. Loin de prouver l’apparition d’une
« nation » Espagne, cette Insultatio présentait les acteurs d’une manière
métaphorique et les réduisait au nombre de deux, en faisant fi de la rébellion en Tarraconnaise, pourtant explicitement décrite dans l’Historia Wambae (c. 8). Elle présentait un nouvel idéal politique, centré sur la dénonciation du parjure et construit autour des deux notions d’« Hispanie » et
de « Gaule », appelées à partager un destin commun sous l’autorité du roi ;
sous la plume de Julien, ces deux réalités n’étaient donc pas exclusives l’une
de l’autre mais complémentaires.
À vrai dire, une telle dualité figurait déjà dans l’Historia, où s’opposaient l’« armée d’Hispanie » (exercitus Hispaniae, c. 13), l’« armée des Gaulois » (c. 13) et l’« insolente multitude des Gaulois et des Francs » (c. 24).
Cependant, encore une fois, ces termes d’Hispania et de Galli avaient une
acception purement géographique, comme lorsque Julien décrivit le retour
de Wamba depuis les « Gaules » jusqu’en « Hispanie », après avoir vaincu
les « Gaulois » (c. 29). Le terme d’« Hispanique » fut utilisé à une seule
occasion, quand éclata une sédition au sein des rebelles retranchés dans
Nîmes et opposant deux groupes : les incolae et les Spani. En effet, « ces
mêmes citoyens et natifs répandirent le soupçon de la trahison sur certains
des leurs », notamment le serviteur de l’usurpateur Paul, qu’il tuèrent :
« car même Paul – avec tous les autres qui étaient venus d’Hispania avec
lui – était considéré comme suspect par les natifs, afin que [Paul] n’imaginât pas leur reddition en échange de sa libération, et que les Spani non
plus ne passassent point du côté du prince [Wamba] après avoir infligé la
mort aux natifs » (c. 19)40. En fait, l’antagonisme géographique qui divisait
les rebelles était sous-tendu par le soupçon de la trahison : s’opposaient les
soldats originaires de Narbonnaise, à l’origine de la révolte, et ceux venus
d’Hispania, suspects car initialement envoyés par Wamba pour réprimer la
rébellion. Chez Julien, le mot de Spani avait donc un sens exclusivement
géographique, qui renvoyait aux habitants de l’Hispanie, qu’ils soient
rebelles (Historia) ou bien fidèles à Wamba (Insultatio).
40. Comme la version de W. Levison (op. cit. n. 27, p. 517) est totalement incohérente (inrogata ab
incolis morte), je suis la leçon d’autres manuscrits : ne inrogata incolis morte transirent ad principem.
76
T homa s Deswa rte
Mais si les termes d’Hispania, de Gallia, de Galli et de Spani permettaient de distinguer les soldats selon leur origine géographique, il n’en
était pas de même des termes de Gothi et de Franci, dotés d’une signification essentiellement politique : ils désignaient les fidèles/sujets du roi des
Francs et du roi des Wisigoths, puisque c’était « la communion de tout
le peuple et de la patrie » qui avait élu Wamba roi pour régner « sur les
Goths » (c. 2) ; aussi les Gothi affrontèrent-ils les Galli alliés aux Franci
(harangue de Wamba, c. 9), jusqu’au siège de Nîmes où s’étaient retranchés les derniers rebelles (c. 16 et 17). Cette identité gothique restait semblablement affirmée dans la Chronica regum Visigothorum, qui énumérait
les différents rois depuis Atanaric, « premier roi sur les Goths » ; après la
mort d’Ardo, plusieurs manuscrits comptabilisèrent alors : « Les rois des
Goths, qui régnèrent, furent quarante41. » En fait, à lire Julien, la situation
politique normale devait être celle d’un roi légitime, sacré, régnant sur tous
les « Goths », tant Spani que Galli.
Conclusion
Des deux termes de gens Gothorum et d’Hispania propulsés par Isidore
au cœur de sa mythologie politique, aucun ne s’est durablement imposé
dans le vocabulaire politique du viie siècle, alors que, dans le même temps,
les termes de Francia et de Franci désignaient outre-Pyrénées la partie du
royaume des Francs et sa population effectivement soumises au pouvoir
des rois mérovingiens puis des Pippinides, c’est-à-dire les régions situées au
nord de la Loire. Pourtant, dès Tolède III, les conciles s’étaient définis d’un
point de vue géographique à partir de l’« Hispanie », de la « Gaule » et,
dans une moindre mesure, de la « Galice ». Puis, sous l’influence d’Isidore,
Tolède IV avait promu une idéologie politique très unitaire, ensuite adoptée dans les lois royales sous Chindaswinthe : la communauté politique
était constituée de trois institutions qu’il fallait protéger du parjure, le roi,
la « patrie et le peuple des Goths ».
Or, après des débuts prometteurs, l’usage du terme de « Goths »
dans son sens inclusif déclina dans la législation civile et canonique durant
les années 680, alors même que Julien continuait de l’employer dans son
Historia Wambae pour désigner l’ensemble des sujets du roi. Ce décalage
41. Chronica regum Visigothorum, éd. K. Zeumer, op. cit. n. 13, p. 457 et 461.
Une na tion ina chevée : le royau m e d e To l è d e 77
entre les sources littéraires et législatives prouve bien la fragilité de l’identité gothique du royaume, interdisant l’émergence d’une Gothia – que,
en une autre époque, Athaulf avait rêvée pour remplacer la Romania et
qui apparaîtra plus tard dans le cadre de l’Empire carolingien. Quant aux
termes d’Hispania et de Gallia, ils ne parvinrent jamais à s’imposer dans
la terminologie politique et demeurèrent des qualificatifs essentiellement
géographiques. Il n’y eut donc aucune substitution du terme de Spania à
celui de Gothi, mais bel et bien déclin du second, tandis que le premier ne
parvenait pas à le « remplacer ».
En fait, la force du cadre provincial, civil et ecclésiastique, l’originalité des provinces de Galice et, surtout, de Narbonnaise, et la diversité des peuples, limitèrent rapidement le processus de territorialisation
du pouvoir et la genèse d’une identité pour l’ensemble du royaume : la
législation s’exerça souvent dans un cadre pluriel, qu’il s’agît des provinces
ou des peuples, tandis que la priorité politique demeurait la lutte contre
le parjure. En clair, à la fin du viie siècle, le roi et les évêques continuaient
d’abord de lutter contre l’infidélité et de défendre, dans une logique très
romaine, les trois institutions qu’étaient la patrie, le peuple et le roi ; mais
ils avaient renoncé à créer une identité commune, alors que Rome avait
su élaborer, par-delà la diversité des provinces, ce creuset identitaire du
populus romanus et cette institution fédératrice de la Romana res publica/
imperium Romanum42.
D’ailleurs, le dossier constitué par Julien de Tolède autour de l’Historia Wambae s’inscrivait dans cette logique, puisque le Tolédan voulut
d’abord y présenter le portrait du roi idéal et y stigmatiser l’infidélité des
rebelles, tandis que le terme de Gothi n’y faisait l’objet d’aucune valorisation particulière. En revanche, face aux rébellions fréquentes en Narbonnaise, l’Insultatio cédait en quelque sorte face au principe de réalité
en appelant de ses vœux une nouvelle union entre la Gallia et le roi, et en
repensant le royaume autour de ces deux réalités territoriales de l’Hispanie
et de la Gaule. Loin de valoriser une Hispanie politique qui se substituerait
au royaume des Goths, Julien mit en équivalence et de manière imagée
l’Hispanie et la Gaule, dont les habitants étaient les Hispaniques et les
Gaulois : tous formaient le peuple des Goths, et ces deux territoires de
l’Hispania et de la Gallia avaient pour vocation de demeurer dans la fidélité au roi. Pourtant, après l’échec du projet isidorien d’une Hispanie unie
42. M. Speidel, « Pro patria mori… La doctrine du patriotisme romain dans l’armée impériale »,
Cahiers Glotz, 21 (2010), p. 139-154.
78
T homa s Deswa rte
autour du peuple des Goths, cette représentation littéraire d’une nation
bicéphale ne déboucha sur aucune idéologie politique structurée et ne
connut aucune concrétisation politique susceptibles de garantir la fidélité
des grandes familles de la noblesse et de l’armée. L’échec des idéaux politiques d’Isidore et de Julien laissait le royaume dans un incontestable vide
identitaire, une nation inachevée.
Thomas Deswarte
Université d’Angers
CERHIO (CNRS/UMR 6258) / CESCM (CNRS/UMR 7302)

Documents pareils