Au cœur de la monnaie

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Au cœur de la monnaie
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Au cœur de la monnaie
Systèmes monétaires, inconscient collectifs, archétypes et
tabous
Bernard Lietaer
Extrait
La piste de la Vierge Noire
J’ai déjà mentionné l’étrange cas de la Vierge Noire médiévale comme la seule exception
significative à l’implacable répression de la Déesse Mère en Occident (chapitre 2). Lorsque
j’ai commencé à creuser pour extraire sa signification symbolique il est apparu que :
• la Vierge noire est un phénomène tout à fait unique dans l’histoire de l’art de la
période romane ;
• elle fut le composant ésotérique unique d’une puissante résurgence de la
vénération de la Déesse Mère durant cette époque ;
• la piste de la Vierge Noire nous ramène directement à l’Égypte dans de
nombreuses et surprenantes manières et concrètement à une autre exception-clé dans la
répression de l’archétype de la Déesse Mère, le culte d’Isis ;
• la disparition des monnaies à surestarie advint simultanément avec la chute des
cultes de la Vierge Noire et d’Isis dans leurs cultures respectives et avec une baisse massive
de la qualité de vie des gens normaux. Souvenons-nous que ce genre de corrélation est une
application directe des découvertes générales de la psychologie archétypale : les images
archétypales offrent une description valide pour les séquences psychiques et par
conséquent elles peuvent former la réalité externe dans une mesure significative.
J’insisterai pourtant sur le fait que corrélation n’est pas causalité.
Concrètement, je ne prétends pas qu’il existe un lien causal entre des cultes religieux d’un
côté et des systèmes monétaires et des résultats économiques de l’autre. Je pense plutôt
qu’il y a une connexion indirecte que les cultes, le système monétaire, et des résultats
économiques inhabituels furent le signe que la même constellation archétypale agissait
dans les deux endroits à leurs époques respectives. Autrement dit, je montrerai qu’il y a une
corrélation frappante entre les archétypes et les systèmes monétaires, mais je ne prétends
pas avoir identifié le mécanisme sous-jacent de ces deux domaines.
Pourquoi est-elle importante pour nous aujourd’hui?
J’ai trouvé la meilleure réponse à cette question dans un livre de Robert Graves. Son livre La
Déesse Blanche est bien connu, mais la citation qui suit est extraite d’un ouvrage moins
connu, Mammon and the Black Goddess1
« La Déesse Noire n’est jusqu'à présent à peine plus qu’un mot d’espoir chuchoté
parmi les peu qui firent leur apprentissage au service de la Déesse Blanche.
Elle promet un nouveau lien pacifique entre l’homme et la femme,
dans lequel le lien du mariage patriarcal s’évanouira.
1
Graves, Robert Mammon and the Great Goddess (London, 1964) cité par Begg, Ean Ibid. p. 126
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La Déesse Noire a fait expérience du bien et du mal, de l’amour et de la haine,
de la vérité et du mensonge dans la personne de ses sœurs.
Elle reconduira l’homme vers cet instinct infaillible d’amour
auquel il a renoncé, il y a bien longtemps, par orgueil intellectuel. »
China Galland mentionne un autre chercheur, Gilles Quispel qui a joué un rôle critique pour
l’acquisition, la traduction et la publication d’une remarquable collection de textes
gnostiques des premiers chrétiens découverts en 1945 à Nag Hammadi, en Égypte. Pour lui,
« la Vierge Noire joue un rôle psychique crucial qu’il décrit en termes junguiens comme
symboles de la terre, de la matière, du féminin chez l’homme, et du moi chez la femme. À
moins que les hommes et les femmes ne deviennent conscients de la même manière de
cette image primitive de la Vierge Noire et qu’ils l’intègrent eux-mêmes, l’humanité ne sera
pas à même de résoudre les problèmes du matérialisme, du racisme, de l’émancipation des
femmes et de tout ce que cela implique. Il l’associe à la tradition gnostique chrétienne
primitive selon laquelle la Mère était également appelée “la Sagesse”, l’ “Esprit saint”, la
“Terre” et “Jérusalem”. Pour les premiers chrétiens, le Saint Esprit était personnifié par la
Mère, objet de prières parce qu’elle aussi était Dieu. » 2
Dans l’Évangile selon les Hébreux Jésus appela explicitement le Saint Esprit sa Mère.
La tradition hébraïque parle de la Shekinah, la demeure de Dieu. Les Bouddhistes et les
Hindous l’appellent le vide primitif. La tradition mystique chrétienne comprenant Jakob
Boehme, Meister Eckhart, Hildegarde von Bingen, Mechtild de Magdeburg, Julian of
Norwich ou le culte portugais du Saint Esprit parle de la maternité de Dieu. Un des textes de
Nag Hammadi est un poème récité par une puissance féminine qui aurait pu être récité par
n’importe quelle antique Déesse Mère.
« Car je suis la première et la dernière.
Je suis la sanctifiée et la méprisée.
Je suis la prostituée et la sainte.
Je suis l’épouse et la vierge...
Je suis la stérile et nombreux sont mes enfants.
Je suis le silence incompréhensible...
Je suis l’énoncé de mon nom. »3
Bref, la Vierge Noire concerne la fracture au cœur de la cosmovision patriarcale occidentale,
la cassure entre la matière et l’âme, le corps et l’esprit, le féminin et le masculin, la sexualité
et la spiritualité, la nature et l’humanité, le cosmos et l’individualité. Si cela était prouvé
exact, elle pourrait être le symbole précurseur de la transformation dont le monde
occidental est l’objet dans l’actuelle transition.
2
Galland, China Longing for Darkness: Tara and The Black Madonna (New York: Penguin Books, 1990) p. 51.
3
Pagels, Elaine The Gnostic Gospels (New York: Vintage Books, 1981) p. 16.
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Ésotérisme contre exotérisme
Toutes les religions ont une tradition ésotérique et une tradition exotérique4. La première
se rapporte à l’enseignement officiel disponible publiquement, tandis que la deuxième est
une connaissance « cachée » à la portée des seuls initiés. Chaque religion possède ces deux
formes de connaissance. Par exemple, la tradition ésotérique du judaïsme comprend la
« Kabbale », dans l’islam, c’est le « Soufisme », pour l’hindouisme et le bouddhisme, c’est le
« Tantra ». Pour le christianisme, il y eu les traditions des ordres des Bénédictins, des
Cisterciens, des Augustins et des Templiers. Il y a toujours eu une tension politique, parfois
même de l’hostilité, entre les traditions exotériques et ésotériques dans une même religion.
Une des raisons est que la connaissance ésotérique entre différentes religions ne fut pas
toujours aussi isolée que les Églises officielles ne l’eussent désiré (voir encadré sur Saint
Bernard de Clairvaux).
Saint Bernard de Clairvaux : admirateur de la Vierge Noire
Bernard de Clairvaux, fondateur de l’ordre monastique des Cisterciens, est universellement considéré comme une
des personnalités les plus influentes du 12e siècle. Il naquit à Fontaine près de Dijon, ville dont la chapelle avait une
Vierge Noire. Enfant, il reçut sa vocation, selon une légende du 14e siècle, de « trois gouttes du lait de la Vierge
Noire » à Saint-Varles près de Châtillon-sur-Seine. Cette forme peu commune de vocation devrait nous mettre sur la
piste de l’implication d’une tradition ésotérique. « Trois gouttes du lait d’une vierge » est un des noms traditionnels
de la mystérieuse « materia prima » (“matière première”) des alchimistes. Ainsi inspiré, il reprit l’ordre en déclin de
Cîteaux, alors réduit à une poignée de moines, et en fit une « immense entreprise internationale de civilisation »5
comprenant des centaines de monastères de la Russie à la Péninsule ibérique, chacun d’eux sans exception dédié à la
Vierge Marie. Il est aussi l’auteur de la Regula (La Charte des Règles) pour l’ordre des Templiers, et son oncle
André de Montbard fut un des neufs chevaliers qui fondèrent cet ordre. À la différence des traditions chrétiennes
contemporaines, dans tous les documents officiels du Temple, y compris La Règle, le nom de la Vierge précédait
toujours celui du Christ. Une des preuves que St Bernard participait à des recherches ésotériques est que Cîteaux
avait un groupe de scribes experts en traductions de textes hébraïques d’Orient et de textes sur l’alchimie provenant
d’Espagne, que Rome n’aurait jamais considérés « catholiques »6. Il écrivit aussi le nombre incroyable de deux cents
sermons sur le « Cantique des cantiques », de Salomon qui n’est autre que le poème que les Cabalistes juifs
considèrent comme un de leurs textes les plus importants. Le cantique des cantiques commence par « je suis noire,
mais je suis superbe, Ô vous, filles de Jérusalem »7. Il encouragea fortement le pèlerinage de Saint Jacques de
Compostelle8, également appelé le « Chemin de la Voie Lactée » (une allusion au sein d’Hathor débordant
d’abondance, allusion de ce fait à Isis ?) qui connecte les sanctuaires de Vierges Noires et est jalonné de sites
bénédictins, cisterciens, et de Templiers.
***
Notez que Saint Bernard ne fut pas le seul dont la vie fut inspirée par la Vierge Noire. Par exemple, Saint Ignace de
Loyola fit don de son épée à la Vierge Noire de Montserrat en Espagne quand il décida de fonder l’ordre des
4
Exotérisme vient étymologiquement d’enseignement “extérieur, public”; Ésotérisme par contre signifie
Connaissance “intérieur, caché”. Voir Pierre A. Riffard, L’Ésotérisme: Anthologie de l’Ésotérisme Occidental
(Paris: Robert Laffont, 1990).
5
Begg, Ean: The Cult of The Black Madonna (London:Routledge, 1985) p. 25-26.
6
Louis Charpentier observe la surprise du prêtre Vacandard en découvrant des savants hébraïques à Cîteaux
entre 1108 et 1115, sous la supervision d’Etienne Harding. Voir Charpentier, Louis Les Mystères Templiers
(Paris: Laffont, 1967) p. 15.
7
Voir Jacques Huynen: L’énigme des Vierges Noires (Paris: Robert Laffont, 1972) p.116-117.
8
À leur apogée, on estime que 500 000 personnes suivaient les itinéraires des pèlerinages chaque année. Voir
Marks, Claude: Pilgrims, Heretics and Lovers (New York: Macmillan, 1975) p. 111.
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Jésuites. Jeanne d’Arc pria devant la Vierge Noire connue comme Notre Dame Miraculeuse, et sa mère pria pour sa
fille emprisonnée devient la Vierge Noire au Puy9. Goethe l’utilisa comme modèle pour son « éternel féminin » dans
Faust.
Tout indique que nos Vierges Noires furent en partie l’objet de luttes d’influence durant la
période du 10e au 13e siècle entre Rome et trois ordres chrétiens : Bénédictins, Cisterciens
et Templiers, tous trois experts dans la transmission de la tradition ésotérique occidentale.
Autrement dit, la Vierge Noire nous oblige à explorer la partie occulte, les « zones
obscures » de l’Église officielle. Parmi les treize caractéristiques que les Vierges Noires
« originales » ont en commun, il y a une connexion entre tous ses sanctuaires et ces trois
ordres (voir encadré « unique de treize façons »).
Unique de treize façons
Jacques Huynen10 a analysé des centaines de Vierges Noires et les a classifié en Vierges Noires « originelles » qui
ont treize caractéristiques en commun, et les statues qui datent d’une période plus récente et qui copient seulement
quelques-unes des caractéristiques originelles. Ces treize caractéristiques sont :
• L’histoire des sanctuaires de la Vierge Noire originelle possède toujours une connexion avec les ordres bénédictins,
cisterciens ou templiers. Ces trois ordres ont au moins une connexion historique bien documentée. Saint Bernard de
Clairvaux a réformé l’ordre bénédictin afin de créer l’ordre cistercien et a également été l’auteur de la règle du
temple (voir plus haut la note sur Saint Bernard).
• Elles datent toutes de la même période (10e au 13e siècle). « Aucune Vierge Noire originelle ne date d’au-delà du
13e siècle. »
• Avec une faible marge d’erreur, elles ont toutes la même dimension, environ 70 cm de haut, et une base de 30x30
cm. Fait encore plus surprenant, le corps de la mère oscille presque toujours entre 63 et 68 cm, que Bonvin explique
comme une approximation de la « coudée sacrée » égyptienne de 63,5666 cm.11 Il n’existe pas d’autre exemple dans
l’art roman d’une dimension aussi standard. Pas pour des crucifixions, des statues de vierges « normales » ou
d’autres saints.
• Bien que différentes dans des détails, « elles semblent avoir été faites selon les mêmes standards spécifiques ».
Elles sont toujours des « vierges en pose majestueuse », où la mère est assise droite et l’enfant regarde dans la même
direction lointaine. Le visage de la vierge est grave, hiératique avec une touche orientale qui contraste avec les
vierges typiques de la période romane qui représentent des femmes de l’endroit. Le visage de la vierge est taillé avec
plus de détails que celui de l’enfant comme s’il s’agissait d’indiquer que l’image principale est celle de la mère et
pas de l’enfant. Dans tous les cas où la polychromie originelle est encore visible, les vêtements sont en trois couleurs
primaires : blanc, rouge et vert. Parfois, la statue est recouverte totalement ou en partie de métaux précieux : d’argent
ou d’or.
• Le lieu est sans exception un site de culte préchrétien dédié à une Déesse Mère celtique ou d’autre origine païenne.
Les sanctuaires sont souvent situés près de sources ou puits sacrés (ex. Le « Puits des Forts » à Chartres), ou proches
de pierres levées de cultes préhistoriques.
• Même lorsqu’une cathédrale a été construire en son nom (comme à Chartres), à l’origine, elles étaient toujours
conservées dans la crypte 12 sous l’église ou la cathédrale.
9
Rapporté par Lucia Chiavola Birnbaum dans une entrevue avec Willow La Monte dans Godessing
Regenerated nº #6 p. 5.
10
Jacques Huynen, L’Énigme des Vierges Noires (Paris: Robert Laffont, 1972). Sauf indication, toutes les
références dans cet encadré sont du même auteur.
11
Jacques Bonvin, Vierges Noires: La réponse vient de la Terre (Paris: Dervy Livres, 1988) p. 56. Voir aussi
Petra Van Cronenburg p. 21.
12
Parmi les raisons de l’usage de cryptes littéralement (la « partie cachée »), est un indice des grottes
initiatiques de la Déesse Mère à l’époque paléolithique. Jacques Bonvin propose dans Vierges Noires, des
raisons additionnelles : la Réponse vient de la terre. (Paris: Dervy-Livres , 1988).
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• Le bois est souvent ou d’un arbre fruitier (Huynen), ou de bois précieux de cèdre (Bonvin) encore une fois
atypique pour des statues de cette période. Ces bois présentent un symbolisme important, bien que caché du fait qu’il
soit invisible sous les couches polychromiques. Le symbolisme du fruit est évident ; tandis que le cèdre était l’arbre
d’oracle le plus important d’Égypte, explicitement associé à la légende d’Isis-Osiris, avec des pouvoirs de mortrenaissance et de créativité.13
• Un important pèlerinage était toujours rattaché à la statue, soit spécifiquement au sanctuaire, soit comme relais du
principal pèlerinage du Moyen Âge à Saint Jacques de Compostelle. Santiago, le territoire le plus à l’ouest de
l’Europe continentale, était réputé comme lieu sacré même avant la chrétienté. C’est le point extrême (« Finis
Terrae », la fin du monde occidental). Finis Terrae est également le nom du vieux phare près de Santiago, là où les
quatre éléments symboliques se rejoignent : la terre, l’eau de l'océan, l’air, et le feu du soleil couchant.
• La légende attachée à la statue possède toujours un élément oriental, un croisé amène la statue de l’Orient, elle
sauve des pèlerins qui l’ont invoquée sur le chemin de la terre sainte et ainsi de suite. Dans plusieurs cas, même son
nom est explicite. À la révolution française, la Vierge Noire de Chartres est brûlée aux cris de « à bas
l’Égyptienne ». Le même surnom de « l’Égyptienne » est toujours attaché à la Vierge Noire de Meyrac, une statue
datant du 12e siècle.14
• Les légendes font toujours référence aux miracles qu’elle a accomplis. Par exemple, sauver la vie de trois croisés,
trois prisonniers en Égypte ou encore trois marins. Elle a souvent la réputation de ressusciter des enfants mort-nés,
assez longtemps pour être baptisés (ex. Vierges Noires d’Avioth, ou du Lac de Maix). Elle possède également la
réputation d’aider les femmes stériles à devenir fertiles et enceintes d’enfants en bonne santé.
• Elle est assise sur une chaise droite appelée cathedra (du grec kathedra, et origine du mot cathédrale). Cette chaise
est la réplique exacte de la chaise droite qui identifiait Isis en Égypte. Cette chaise est ce qui donnait à ces vierges le
titre de Sedes Sapientiae (« Sièges de Sagesse »), originalement un des titres principaux d’Isis, et, en s’asseyant sur
ce siège, le pharaon obtenait la sagesse nécessaire pour exercer ses foncions. Initialement, la maisonnée d’un évêque
chrétien était appelée ecclesia, mais quand ce nom devint le nom générique de toutes les églises, le nom de
cathedrae fut graduellement approprié par celui du « siège de sagesse » de l’évêque et plus tard encore étendu à
toute l’église où l’évêque gardait son siège particulier.15
• Le titre générique officiel attaché à ces statues est celui d’Alma Mater (La « Généreuse Mère »), titre encore donné
par les Américains à leurs « Universités Mères ».
• Et pour terminer et fait non moins important, le visage de la Vierge est toujours, et ses mains souvent d’un noir
d’ébène ; ce qui explique leur nom de « Vierge Noire ».
Par conséquent, c’est dans les traditions ésotériques que nous devons rechercher la
signification de ces étranges statues. La première particularité inhabituelle est que les
légendes qui concernent la majorité des Vierges Noires, et exclusivement ce type de statues,
racontent que la statue ne fut pas fabriquée mais bien trouvée près de, ou même dans, un
ancien site symbolique païen. Par exemple, la Vierge Noire d’Avioth fut trouvée dans un
ancien arbre sacré. La Vierge Noire de Boulogne dans un bateau d’Isis sans équipage. La
Vierge Noire du lac de la Maix (Vosges), près d’une source sacrée celtique, la Vierge Noire
de Chartres fut trouvée dans la « grotte des Druides » qui est en fait un dolmen datant des
temps mégalithiques, etc. En outre, ces statues ont été découvertes près de ou même
comme principaux jalons du chemin de Saint Jacques de Compostelle, par exemple la
séquence de Conques, Ste Foy, Espalion, Aubrac, Le Puy, Issoire, Clermont Ferrand, Moulins,
Nevers, Montargis et Paris. Ce chemin est en fait une des plus anciennes voies initiatiques
préchrétiennes d’Europe comme le prouvent des marques datant de l’âge de la pierre. Selon
un chercheur allemand « tout cela signifie que les cultes de la Vierge Noire nous ramènent
13
Van Cronenburg, Petra Schwarze Madonnen: Das Mysterium einer Kultfigur (München: Hugendubel Verlag,
1999) p. 23.
14
Van Cronenburg, Petra Schwarze Madonnen: Das Mysterium einer Kultfigur (München: Hugendubel Verlag,
1999) p. 184.
15
Icher, Francois Les Ouvriers des Cathédrales (Paris: Editions de la Martinière, 1998) p. 14.
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aux plus anciens cultes religieux connus par les hommes »16. Un auteur français conclu de la
même manière que : « seulement la Vierge Noire pouvait cristalliser toutes les croyances
de la tradition païenne dans la foi chrétienne sans pour autant ne falsifier aucune de ces
croyances. En cela, la Vierge Noire est unique »17.
Pourquoi est-elle noire?
Le trait le plus saillant des Vierges Noires est bien entendu leur couleur. Cette noirceur est
aussi la part que l’Église catholique romaine a systématiquement minimisée. Jusqu’à ce
jour, l’Église a essayé de présenter cette noirceur comme un phénomène accidentel, le
résultat de la fumée de bougies ou de l’exposition aux éléments. Mais « si les visages et les
mains de la Vierge et de l’enfant avaient été noircis par les éléments, pourquoi leur
couverture polychromique n’aurait-elle pas été décolorée et pourquoi d’autres statues de la
même époque n’auraient-elles pas subi un processus semblable? »18 Dans de nombreux cas
démontrés historiquement, des prêtres responsables devant Rome ont repeint le visage et
les mains en blanc19. Paul Bonvin fait une liste de ces cas de peinture. C’est le cas des
Madones de Chappes (Allier), Limoux (Aude), Laurie (Cantal), Avioth (Meuse), Chailloux
(Puy-de-Dome) et Tournus (Saône-et Loire).20 Un auteur allemand apporte une photo
d’avant la « restauration » de la Vierge Noire de Tongeren (Belgique) qui a été faite aussi
récemment qu’en 1990. Lorsqu’elle demanda pourquoi ce changement, elle obtint pour
toute réponse qu’elle était simplement « plus belle ainsi »21. D’une perspective archétypale,
le seul fait que d’aussi violentes controverses soient nées au sujet de la couleur d’une statue
de la madone est bien par sa nature un signe de sa charge émotionnelle (et par conséquent
archétypale).
16
Kamper, Dietmar. Im Souterain der Bilder: Die Schwarze Madonna (Bodenheim: Philo, 1997) p. 60.
17
Jacques Bonvin, Vierges Noires: La réponse vient de la Terre (Paris: Dervy Livres, 1988) p. 75.
18
Begg,Ean : The Cult of the Black Virgin (London:Routledge, 1985) p. 6.
19
Huynen, Jacques L’énigme des Vierges Noires (Paris: Robert Laffont, 1972).
20
Bonvin, Jacques Vierges Noires: la Réponse vient de la Terre (Paris: Dervy, 1988) p. 37 ff.
21
Voir Kröll, Ursula Das Geheimnis der Schwarze Madonnen. Endeckungsreisen zu Orten der Kraft (Stuttgart:
Kreuz Verlag, 1998). Pour tout dire, je devrais mentionner également quelques cas (plus rares) du processus
contraire: des Vierges Blanches qui furent repeintes en noir pour les rendre “plus populaires”. Par exemple, le
curé de la paroisse de Chastreix décida en 1892 de repeindre sa vierge blanche conventionnelle en noir afin
d’attirer plus de pèlerins et améliorer ainsi l’économie de sa paroisse ; ce fut une stratégie qui eut beaucoup
de succès. De la même manière, Petra van Cronenburg raconte que l’actuelle Statue d’Einsiedeln datant du 16e
siècle fut repeinte en noir seulement au 19e siècle afin de ressembler à la Vierge Noire Romane originale qui
avait été vénérée quatre siècles plus tôt au même endroit (voir Petra van Cronenburg: Schwarze Madonnen:
Das Mysterium einer Kultfigur (Munchen: Hugendubel, 1999) p. 15 et 16.)
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La Vierge Noire d’Einsiedeln et son Sanctus peu orthodoxe
La plus célèbre statue pieuse de Suisse est la Vierge Noire d’Einsiedeln. L’actuelle statue gothique est une Vierge
Noire debout qui date de la fin du 15e ; elle a remplacé l’originale Vierge Noire Romane détruite dans un violent
incendie en 1465. Il existe une preuve historique qui ne manque pas d’humour, de quand et qui a sculpté cette
remplaçante.22 Par contre, la statue originale était assise comme la montre d’anciennes représentations. Elle datait
très probablement du 9e siècle quand St Meinrad l’emporta dans sa retraite d’ermite dans l’obscure forêt de
Finsterwald. Après la mort de Meinrad, Saint Conrad, évêque de Constance de 934 à 975, vint consacrer
officiellement la chapelle d’Einsiedeln en 948. Cependant, la légende prétend que la nuit avant la date officielle de la
cérémonie, il fut témoin de la présence de Jésus Christ lui-même entouré par les quatre évangélistes debout devant la
Vierge Noire, honorant la statue et la chapelle par sa propre consécration divine. Dans son livre De secretis
secretorum (« sur les secrets des secrets »), Conrad rapporte que le sanctus qu’il entendit au cours de cette cérémonie
avait été curieusement modifié en « sanctus Deus in aula gloriosae Virginis » (« le Dieu Saint dans le royaume de la
vierge glorieuse ») au lieu du traditionnel « Sanctus, sanctus, sanctus dominus deus Sabaoth » (« Saint, Saint, Saint
Seigneur Dieu de Sabaoth »). Un psychothérapeute théologien fait sur cette histoire inhabituelle le commentaire
suivant : « ces altérations sont importantes car on les retrouve encore de nos jours dans la liturgie monastique. La
vision de Conrad de Jésus devant l’autel de sa Sainte Mère dans un acte de vénération de la plus haute importance, le
fait qu’il soit accompagné par les quatre évangélistes suggère un sens d’intégralité, mais une intégralité qui se fonde
dans sa relation avec ce principe féminin. Théologiquement, le Seigneur Dieu patriarcal reconnaît et sanctifie la
place de la mère du Seigneur. Cela change l'accent de “Seigneur Dieu de Sabaoth” vers sa relation avec la Vierge
Glorieuse. Dieu en tant qu’unique Père n’est pas souhaité. Au contraire, de secretis secretorum dit que le féminin
devrait être considéré comme une réalité vitale dans la relation de Dieu avec l’humanité. La psyché a besoin de plus
qu’une position et une perspective patriarcales du monde. Elle a également besoin du féminin. »23 Dans une bulle
papale de 964, le pape Léon VIII déclara officiellement que la vision de Conrad était authentique. Conrad fut
canonisé en 1123, et il est toujours célébré dans le calendrier de l’Église à l’anniversaire de sa mort (le 26
novembre). La légende et les rites de la Vierge Noire d’Einsiedeln pourraient donc représenter l’acte le plus proche
par lequel la chrétienté aurait tenté d’aborder et de cicatriser les plaies de cette rupture avec le féminin, héritée de la
loi canonique des Hébreux. La signification du fait que ce processus a lieu entre le 10e et le 12e siècle apparaîtra à la
fin de ce chapitre.
22
Un incident curieux avec une touche d’humour est peut être, à ma connaissance, un cas unique d’évidence
historique qui nous donne le nom de l’auteur de cette statue datant du gothique tardif, taillée pour remplacer
l’antérieure. Selon les registres de la ville de Burgheim (consigné dans le Rollwagenbüchlein par Jörg Wickram
de Kolmar en 1555), un homme fut jugé pour blasphème pour s’être vanté dans une taverne que « la Marie
d’Einsiedeln est ma sœur et, mieux encore, le diable à Constance et le Grand Dieu de Schaffhausen sont mes
frères ! » Devant le tribunal, il expliqua : « J’ai dit la vérité car mon père est le sculpteur et a fabriqué ces [trois
statues], et moi aussi en plus. Donc nous sommes bien frères et sœurs ! »
23
Gustavson, Fred The Black Madonna (Boston: Sigo Press, 1990) p. 25-30.
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