Francisco avec Stella Eisner-Eyn, un soprano viennois

Transcription

Francisco avec Stella Eisner-Eyn, un soprano viennois
LUCINE AMARA
SOPRANO AMERICAIN
New York, le 30 octobre 2003
Si le nom de Lucine Amara est davantage connu sur le continent américain qu’en Europe, sa carrière
n'en demeure pas moins légendaire. Star adulée du Metropolitan Opera, le soprano totalise plus de 900
représentations sur cette scène new-yorkaise, dans plus de 55 rôles. En tournée, ce sont plus de 25 pays
qui ont accueilli cette artiste et aujourd'hui encore, sa carrière de concertiste se poursuit avec succès et
chacune de ses apparitions est une leçon de style, d'élégance et de classe. 'Time Magazine' titrait, dans
une récente édition spéciale: "Amara apporte à la scène la splendeur vocale rayonnante qui a fait la
réputation du Met. Elle est une super star par sa longévité; un phénomène vocal et une artiste dramatique
du plus haut niveau."
Indépendante de tout espace, la musique est sublimement forte. Avec éloquence, elle déplace des armées
tout entières, adoucit l’Amour en devenant ainsi l’un des plus beaux et rayonnants hommages que Dieu
nous ait offerts.
Lucine Amara
Madame, vous avez débuté en 1948 au prestigieux Hollywood Bowl, jeune lauréate de la Fondation
Atwater-Kent. Plus d’un demi-siècle plus tard, votre voix est plus belle que jamais. Quel est le secret
d’une telle longévité ?
Ne jamais forcer votre instrument, refuser des rôles inadaptés à vos capacités et exercer votre voix
constamment, la maintenir souple, surtout en pratiquant assidûment des vocalises, tel est mon secret !
Vous avez interprété un vaste galerie de rôles lyriques et dramatiques : comment qualifiez-vous
votre voix ?
J’ai été formée à l’école du soprano dramatique. Je n’ai jamais rencontré de problèmes avec les tessitures
aigües de Forza del destino ou du Trovatore. Même le contre-Ut exposé dans l’air « O patria mia »
d’Aida a toujours été aisé pour moi, alors que des soprani du calibre de Zinka Milanov ou de Renata
Tebaldi l’ont transposé !
Quel a été votre cursus musical ?
Tout d’abord le violon, que je maîtrisai fort bien, puis j’étudiai à la Community Music School de San
Francisco avec Stella Eisner-Eyn, un soprano viennois. Enfin, je pris quelques cours en
interprétation et en ‘expression dramatique’ avec le baryton Richard Bonelli.
Votre carrière est un conte de fées ! Après vos débuts dans les chœurs de l’Opéra de San Francisco
comme contralto, vous êtes devenue soprano, puis la coqueluche du Metropolitan Opera : quels
souvenirs conservez-vous de cette fulgurante ascension vers la gloire ?
A l’âge de douze ans, j’étais violoniste au Junior Civic Symphony. En 1945, j’ai signé un contrat de
choriste contralto, puis en 1947, l’on m’a octroyé une bourse d’études pour la Music Academy of the
West. En trois ans, ma voix a évolué du contralto, vers le mezzo puis vers le soprano.
Vous avez bien connu le compositeur Einrich Korngold …
En effet, Madame Korngold mère était une amie de mon professeur. Je me souviens d’une anecdote
amusante : une après-midi, autour d’une tasse de thé, le maître me fit asseoir au salon et me dit :
« Lucine, vous devez absolument découvrir cet enregistrement ! » Presque religieusement, je m’assis à ses
côtés et me concentrai pour découvrir cette merveille. Les sons provenant du phonographe étaient
cacophoniques et affreux : je me dis que le compositeur avait perdu la tête ! Après une inénarrable
version de l’air de la Reine de la nuit, un silence glacial envahit la pièce et Korngold me regarda et me
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demanda : « Alors, Lucine, n’était-ce pas superbe, ce que nous venons d’entendre ? » Je pus tout au plus
lui bredouiller que je trouvais l’enregistrement ‘ intéressant’ et nous éclatâmes de rire ! Il s’agissait de la
légendaire Florence Foster-Jenkins ! Korngold avait un grand sens de l’humour.
Avez-vous étudié un rôle avec le compositeur ?
J’ai davantage travaillé avec le maître en vue d’une captation radiophonique d’un air de son opéra ‘Das
Wunder der Heliane’, difficile sur le plan de la tessiture et de l’intonation. J’ai aussi répété avec lui le
célèbre air de Marietta « Glück, das mir verlieb », extrait de son opéra ‘Die Tote Stadt’, un rôle créé à
Vienne puis à New York en 1921 par l’inoubliable Maria Jeritza.
Que de chemin parcouru depuis vos débuts au Hollywood Bowl …
Au-delà des premiers récitals et concerts, mes véritables débuts eurent dans la Voix céleste de ‘Don
Carlos’, le 6 novembre 1950 au Met: c’est ainsi que naquit ma longue association avec ce théâtre, un
demi—siècle ! J’y ai abordé plus de 56 rôles, dans plus de 950 représentations, dont 57 furent
radiodiffusées, dans neuf nouvelles productions ! Je ne compte plus les soirées de gala !
Vous avez interprété un grand nombre de rôles exigeants sur le plan stylistique et vocal ; pouvezvous en évoquer quelques-uns pour nos lecteurs ?
J’ai abordé Alceste, Donna Elvira, Leonora du ‘Trovatore’ et de ‘La Forza del destino’, Aida,
Desdemona, Elsa, Tatiana, Antonia, Nedda, Micaela, Marguerite, Tosca, Manon Lescaut, Mimi, Madama
Butterfly, Ellen Orford lors de la création de ‘Peter Grimes’ aux Etats-Unis en 1967.
Votre association artistique avec des partenaires légendaires est exceptionnelle : quels noms vous
viennent à l’esprit ?
Franco Corelli, Richard Tucker, Mario Del Monaco, Bob Merrill, Leonard Warren, Mario Sereni, Cesare
Siepi, Rita Gorr. Parmi les chefs d’orchestre: Max Rudolf, Leopold Stokowski, Lovro Von Matacic,
Fausto Cleva, Roberto Molinari-Pradelli, Dimitri Mitropoulos, Pierre Monteux et Thomas Schippers. J’ai
également chanté une centaine de fois Micaela, avec des titulaires aussi prestigieuses que Risë Stevens,
Blanche Thebom, Jean Madeira, Regina Resnik et Marilyn Horne. Au rang de mes Don José : Giuseppe
Di Stefano, Jon Vickers, Kurt Baum, James McCracken et Richard Tucker.
Parmi les chefs d’orchestre, lequel avez-vous préféré ?
Pierre Monteux était le meilleur ‘accompagnateur lyrique’ : très attentif à chaque inflexion de la voix, il
la suivait scrupuleusement. Aujourd’hui, l’orchestre du Met est devenu une force symphonique ! Depuis
quand un orchestre symphonique accompagne-t-il des chanteurs ?
Vous évoquez probablement James Levine, le chef d’orchestre permanent et directeur musical du
Met ?
Oui, en effet : Jimmy est un grand et talentueux chef, mais il transforme l’orchestre en un déferlement de
sons et vous n’entendez plus les chanteurs. Certains artistes ne passent pas la rampe. Lors de répétitions
de ‘Don Giovanni’, je lui fis remarquer que l’orchestre jouait trop fort et il me répondit : « Ce n’est
qu’une répétition et il faut bien que mes musiciens se défoulent ! » Surprise, je rétorquai « Maestro, ils
feront de même pendant la représentation et étoufferont ou noieront les voix. »
Comment abordez-vous un nouveau rôle ?
Tout d’abord, je m’attache à maîtriser la trame de l’œuvre, je décortique chaque personnage de l’opéra,
du soliste au troisième plan. J’obtiens une traduction vers ma propre langue et je m’en imprègne, afin de
faciliter la compréhension du livret. Je suis toute la partition et non seulement mon rôle : je me penche
sur chaque expression et surtout, sur les mots. Les artistes actuels devraient davantage se concentrer sur
l’impact des mots, sur la prosodie, ce qui me paraît crucial. La plupart d’entre eux n’attache pas ou peu
d’importance aux mots et les articulent mal ou ne s’en soucient plus.
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Votre activité discographique est abondante: ‘Götterdammerung’; ‘Das Rheingold’ et ‘Parsifal’
dirigés par Fritz Stiedry, ‘I Pagliacci’ avec Fausto Cleva, ‘Les contes d’Hoffmann’ avec Pierre
Monteux, ‘La Bohème’ avec Sir Thomas Beecham; puis une seconde version de ‘I Pagliacci’ avec
Lovro von Matacic, une version de ‘Lohengrin’ avec Rita Gorr dirigée par Erich Leinsdorf, la
‘Messa da Requiem’ de Verdi par Eugene Ormandy et enfin, l’émouvante 8ème Symphonie de Mahler
par Bernstein … Votre travail dans le studio d’enregistrement est-il différent de votre préparation
d’un rôle pour la scène ?
Même au studio, vous devez ressentir le rôle autant que sur les planches, afin de ne pas perdre l’impact.
Parfois, je ressens des frustrations, comme lors de l’enregistrement du Requiem de Verdi avec Ormandy.
Richard Tucker avait épuisé le temps de montage disponible pour le “Hostias”, alors que George London,
Maureen Forrester et moi-même avions enregistré la plupart de nos interventions la veille. Le lendemain,
je devais être au studio à 11heures du matin pour enregistrer le “Libera me”, soit le final pour soprano et
ce fut infernal! Je ne disposai alors ni d’une possible reprise, ni d’un montage et lorsque je m’en plains
auprès de Richard, ce dernier me répondit : « Eh bien, ce sont mes aigus qui vendront l’enregistrement. »
Son arrogance me choqua profondément.
Vous avez tourné avec Mario Lanza le film ‘The Great Caruso’ : quels souvenirs conservez-vous de
cet artiste quelque peu marginal ?
Un agent me proposa de prêter ma voix à ce film et nous enregistrâmes toute la scène de la tour du
Trovatore (le « Miserere ») et le studio la filma. Finalement, au montage, l’on ne laissa qu’un tout petit
extrait, mal cadré ! Je fus agacée par Lanza : lorsque nous allâmes au studio pour la prise de son et le
montage, il écouta le ‘play back’ et me confia, exhalté : « Caruso n’aurait jamais été si brillant ! » J’en
fus abasourdie : si sa voix était certes jolie, elle était constamment manipulée par les studios pour lui
donner une ampleur qu’elle ne possédait pas ! Chaque voix est unique, ne cherchez pas à en imiter
d’autres !
Si vous pouviez tout recommencer, que changeriez-vous?
Rien, car je n’avais aucune intention d’embrasser une carrière lyrique ! C’est mon professeur qui me
poussa dans cette voie. Vers 1946, elle arrangea une audition avec le chef d’orchestre Paul Breisach.
Après m’avoir auditionnée et impressionné par ma voix, il me promit d’organiser une nouvelle audition
pour moi à New York, avec le Met et il tint promesse.
Que pensez-vous des concours internationaux de chant ?
L’âge limite est un problème, car parfois à 35 ans, vous êtes trop âgé.A cet âge-là, l’instrument connaît
son début de maturité, ce qui produit le plus beau chant qui soit. Chez les hommes, la voix n’est même pas
mûre ! Ici, nous avons un concours annuel sans limite d’âge. Lors de concours, j’attends des voix pouvant
interpréter réellement, valoriser chaque inflexion, lui donner sa juste place. A l’heure actuelle, chacun
semble davantage concerné par le ‘beau son’, mais paraît oublier l’importance cruciale du texte !
Au terme d’une exemplaire carrière, vous êtes plus occupée que jamais. Quelles sont vos activités à
l’heure actuelle ?
Je suis directeur artistique de la New Jersey Association of Verismo Opera à Harrison, New York et je
siège au jury du Concours de l’Association. L’on me demande fréquemment de chanter en récital ou en
concert et comme vous le savez, je suis une habituée de la Licia Albanese Puccini Foundation.
Quels sont vos projets avec l’Association ?
Nous présenterons une création américaine: l’opéra ‘Florentine Tale’, dont l’auteur est le Révérend Père
Louis Gioia. Si nous trouvons les financements nécessaires, nous monterons cette œuvre en 2004. La
musique est superbe, romantique et très mélodique, elle évoque Verdi, Mascagni et Giordano.
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Avez-vous une maxime ou une citation que vous vous plaisez à évoquer ?
Ne vous laissez pas abattre par l’adversité! Lorsque vous êtes exaspéré, oubliez votre rage pour un
instant et c’est ainsi que vous surmonterez votre colère. Ne soyez pas vindicatif, cela ne sert à rien. Je ne
regarde jamais en arrière : c’est du passé. Je me concentre sur le quotidien et pourquoi pas, un peu sur
le lendemain.
Claude PASCAL ©
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