Le Cantique des cantiques, des lectures spirituelles aux

Transcription

Le Cantique des cantiques, des lectures spirituelles aux
Science et Esprit, 66/2 (2014) 2 2 4 2 ‫־ﺗﻞ‬
LA RÉCEPTION
CANTIQUES:
□٧ C A N T I^ ^ E
DES
des leetares spirituelles aux leetures queer*
Je a n -J a c q u e s L a v o i e
S’interroger sur les rapports entre Bible et sexualité, c’est d’abord se questionner sur l’origine et la signification de ces deux mots. Le premier fait référence
au mot «livres» {biblia), terme qui apparait souvent dans la Septante, mais qui
ne s’impose comme titre du corps entier des livres du premier et du second
Testament qu’à partir du haut Moyen-Âge*. Quant au mot sexualité, il est
beaucoup plus récent. Apparu au début du 19e siècle, son usage s’est progrèssivement établi en relation avec diverses disciplines: biologie, médecine,
morale, psychanalyse, etc.^ Selon les disciplines, le mot fait alors référence à
diverses réalités: parties anatomiques ou sexes, fonctions biologiques, sensations, plaisirs, pulsions, instincts, désirs, passions, perversions, conduites, etc.
Comme l’indique déjà cette liste de termes, la sexualité, loin de se réduire à la
génitalité, sous-tend chacun des désirs humains. Quant à l’activité sexuelle,
elle est commune aux animaux sexués et aux êtres humains, mais seuls ces
derniers peuvent faire de leur activité sexuelle une activité érotique, c’est-à-dire
une activité lfée à la fois à l’amour, au désir et aux plaisirs charnels, une activité relationnelle indépendante de la reproduction comme fin, mais aussi de
l’orgasme comme fin. Autrement dit, bien que l’érotisme soit lié à une activité
sexuelle qui a sa propre fin en elle-même, il est loin de se limiter au seul art
de jouir des plaisirs de la chair^, car il est aussi et surtout un art d’aimer et de
faire aimer, un art de désirer et de faire désirer. C’est d’ailleurs pourquoi on
* Texte d’une eonférence pré$entée lors du 70e eongrès de l’ACÉBAC (Association catholique
des études bibliques au Canada) tenu au Collège universitaire dominicain à Ottawa du 7 au 9
juin 2013.
1. André P a u l , La Bible et VOccident. De la bibliothèque d ’A lexandrie à la culture européenne, Paris, Bayard, 2007, p. 8 336 -331 ;2‫ث‬
4229
4 ‫ث‬
.
2. Michel P0UCAULT, Histoire de la sexualité. 2. L’usage desplaisirSy Paris, Gallimard, 1984,
p. 9-10.
3. Déjà les Grecs distinguaient la passion amoureuse (erôs) et les plaisirs sexuels (1ta aphrodisia). Sur cette d iff é r e n c e , voire cette opposition entre erôs et aphrodisia, voir Michel F o u c a u l t ,
Histoire de la sexualité. 2. L’usage des plaisirs, p. 43-62.
214
-J. LAVOI E
peut dire que l’érotisme e$t dans la conscience de l’être humain ce qui met en
lui l’être en question*.
Comme la notion de «sexualité» est une notion complexe et récente, il
n’est pas étonnant de constater qu’elle n’a aucun équivalent précis en hébreu
biblique et que, par conséquent, elle est absente des traductions françaises de
la bible hébraïque. Par contre, les mots «sexe» et «sexuel» sont utilisés à
quelques reprises dans la Traduction œcuménique de la bible (TCB) et la bible
de Jérusalem (bj)5. bien sûr, il serait na'if de s’imaginer que l’absence en hébreu
biblique d ’un équivalent au mot « sexualité » et que les rares emplois des mots
«sexe» et «sexuel» dans les traductions françaises de la bible sont des indices
que la bible n’évoque pas ou très peu des réalités relatives à la sexualité, he
seul fait que la langue hébraïque dispose d’un riche vocabulaire pour désigner
les organes sexuels, les rapports sexuels, l’amour et le désir passionnel prouve
avec éloquence le contraire^.
Par ailleurs, les opinions qui prévalent dans les milieux non exégétiques
au sujet des rapports entre bible et sexualité laissent croire qu’on n’y trouve
qu’un ensemble de lois machistes, voire misogynes, qui visent à codifier et
interdire les pratiques sexuelles et à réprimer les plaisirs de la chair. Par
exemple, dans son ouvrage qui a pour objectif de déconstruire l’idéal ascétique
et de formuler un matérialisme hédoniste, le philosophe M. Cnfray est
convaincu que la pensée biblique est aux origines de l’occultation du plaisir.
Selon lui, l’Ancien Testament fourmille d ’imprécations contre la chair, les
désirs et les plaisirs; il fustige le corps, les sensations, les émotions et les passions; il invente aussi la misogynie occidentale, lui donne ses lettres de
noblesse et permet au christianisme et à l’islam de poursuivre l’œuvre entamée^. Avant lui, Étiemble affirmait déjà que l’acte de chair, dans « la conscience
judéo-chrétienne », c’est la déchéance, la souillure et la faute originelle;
contrairement aux traditions chinoises, l’art d’aimer y est corrompu par de
nombreux interdits^. Après avoir rappelé «le poids métaphysique du péché
4. Georges B a t a i l l £ , Vérotismey ?aris, Éditions de Minuit, 1957, p. 35.
5. ?ar exemple, les traducteurs de la TOB emploient le mots «sexe» à douze reprises, pour
traduire cinq mots différents: haàbenîm, «les deux pierres» (Ex 1,16), zäkär ٠«mâle», «sexe
masculin» (Nb 3,15.22.28.34.39.40.43; 26,62), ‘efwahy «nudité» (1 Sam 20,30), qâlÔHy «honte»
(Jr 13,26), n'hôset«menstruation» (Ez 16,36). Ils emploient le mot «sexuel» à deux reprises, une
fois pour traduire le mot koilia au sens de «ventre» (Si 23,6) et une fois pour traduire le mot
genesis au sens de «génération» (Sg 14,26). Enfin, l’expression «relations sexuelles» n’est
employée que trois fois, dont deux fois pour rendre l’expression iâkab sikebâh, «épancher un
^anchem ent» (Lv 15,18 et 19,20) et une fois pour rendre l’expression nâtan sekôbety «donner
un épanchement» (Lv 18,20). Quant aux traducteurs de la BJ, ils n’utilisent que le mot «sexe»,
à trois reprises et dans les trois cas pour rendre le mot yàréky «cuisse» (Nb 5,21.22.27).
6. Voir à ce sujet Maurice G1LB£RT, «Sexualité», Dictionnaire de la Bible Supplément 12
(1996), p. 1015-1043, particulièrement les p. 1017-1019.
7. Michel O n f r a y , Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solairey ?aris. Grasset et
Fasquelle, 2000, p. 109.
8 . René ÉT1£M B ££, Vérotisme et Vamoury ?aris, Arléa, 1 9 8 7 , p . 2 1 et 9 5 .
R É C E P T I O N DU C ^ N T I ^ U E DES C A N T I Q U E S
2‫ ا‬5
juif», P. Camby n’hésite pas à reprendre la célèbre formule de Nietzsche: «le
christianisme a donné du poison à boire à ‫ﻫﺂغ‬$‫ م« و‬Dans sa critique du puritanisme chrétien et de son rejet de l’éros, D. de Rougemont souligne le fait que
le christianisme, contrairement aux religions de l’Inde par exemple, n’a pas de
livres sacrés sur l’amour10.
Bien entendu, il faudrait être insensé pour ne pas reconnaitre qu’il y a dans
ces critiques une part de vérité11. Toutefois, assez étonnamment, M. Onfray ne
connait de la Bible que le récit de Gn 2-3 et les textes attribués à Paul·*, et
D. de Rougemont oublie de signaler l’existence du Cantique des cantiques (à
l’avenir: Ct). Pourtant, plus que tout autre livre biblique, le Ct aurait m érité
d’être mentionné, puisqu’il est le texte le plus sensuel de toute la Bible^. En
outre, les amoureux du Ct contrastent fortement avec tous les couples que l’on
rencontre dans la Bible, d’Adam et Ève à Vashti / Esther et Xerxès.
Par ailleurs, il faut reconnaître que cet oubli du Ct ne doit pas étonner
outre mesure, puisque l’histoire de ses lectures montre qu’il n’a guère eu
d’impact positif sur les diverses visions de la sexualité dans le monde juif et
chrétien. En effet, les lectures spirituelles1* du Ct ont nettement été dominantes
jusqu’au 16e siècle^ et elles ont par la suite connu un très grand succès jusqu’au
9. Philippe C a m b y , Vérotisme et le sacréy Paris, Albin Michel, 1989, p. 147.
10. Denis DE R o u g e m o n t , Les mythes de VamouTy Paris, Gallimard, 1978, p. 15-19. Par
ailleurs, dans SDn ©uvrage intitulé L’A m our et l’Occidenty Paris, Union générale d’éditions, 1962,
p. 263, il estime que la critique de Nietzsche à propos de l’érotisme dans le christianisme est
injustifiée.
11. Par contre, pour être équitable à l’égard de la Bible, il faudrait distinguer les deux
Testaments, mais aussi ce que les textes disent des lectures qui en ont été faites dans les traditions
juives et chrétiennes. De ce point de vue, Michel POUCAULT, Histoire de la sexualité. 2. L’usage
des plaisirs y p. 20-21, qu’on ne pourrait soupçonner de vouloir défendre le monde juif et chrétien,
est beaucoup plus nuancé que M. Onfray, par exemple, puisqu’il récuse une soi-disant opposition
entre morale sexuelle du christianisme ancien et morale sexuelle du paganisme ancien. Qui plus
est, il est notoire que la sexualité, à toutes les époques et dans toutes les sociétés, a toujours fait
l’objet d’un rigoureux contrôle social.
12. Michel O n f r a y , Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaireyp. 35-36 ;42 6 2 ‫;أ‬
64-68; 105-133.
13. Dans son étude portant sur les images sensorielles du Ct, Patrick H u n t , Poetry in the
Song ofSongs. A Literary Analysis y Berlin, Peter Lang, 2008, particulièrement les p. 10 et 99, qui
qualifie le Ct de Kamasutra hébraïque, répertorie 84 images en lien avec la vue, 12 avec l’oul'e,
34 avec l’odorat, 40 avec le toucher et 33 avec le goût.
14. le préfère l’emploi du mot «spirituel» à celui ¿ ’«allégorique», car ce mot rend mieux
compte des subtilités des lectures qui ont dominé durant l’Antiquité et le Moyen-Âge. En effet,
il est bien connu que maints anciens commentateurs frisaient une distinction entre sens littéral
et sens spirituel, ce dernier étant lui-même subdivisé en sens allégorique ou typologique, sens
tropologique ou moral et sens anagogique ou mystique. Bien que la visée de l’herméneutique
juive soit différente et que sa terminologie ne soit pas identique, l’expression «sens spirituel»
peut également traduire les trois niveaux de sens plus ou moins correspondants cremeZy deràs et
sôd) et qui accompagnent le sens qui équivaut au sens littéral (pe$âh).
15. Bien entendu, il y a eu quelques exceptions avant le ‫ل‬6‫ ﺀ‬siècle, comme ^ é o d o r e de
Mopsueste, Nil d’Ancyre, Honorius Augustodunensis, Nicolas de Lyre, etc.
*‫ف‬
LAVOI E
milieu du 20e sièele. Quant aux leetu^e$ anthropologiques16, elles n’ont commeneé à véritablement s’imposer que dans la deuxième moitié du 20e siècle.
C’est ce que je montrerai dans cet article. Toutefois, comme le Ct fait partie
des livres de la Bible hébraïque qui, avec les ?saumes, a été le plus lu et cornmenté au cours de l’histoire, mon enquête sera doublement limitée. D’une part,
j’examinerai quelques lectures anciennes et de nombreuses lectures récentes
du Ct. D’autre part, c’est surtout le thème de la sexualité qui retiendra mon
attention et qui guidera mes choix. Plus précisément, mon enquête sur l’histoire des lectures du Ct sera présentée en cinq sections, le commencerai par
donner quelques exemples qui illustrent le fait que les lectures spirituelles
témoignent non seulement d’une vision ascétique et rigoriste de la sexualité,
mais aussi, paradoxalement, d ’une vision queer^. Puis je montrerai que les
lectures anthropologiques du Ct n’ont pu être progressivement valorisées qu’au
prix d’une morale sexuelle plutôt puritaine. J’exposerai ensuite les principales
thèses défendues en faveur d’une double lecture du Ct: celle voulant que le
sens premier est spirituel et le sens second anthropologique, et vice-versa. La
présentation de ces thèses me permettra d ’interroger non seulement les arguments avancés en leur faveur, mais aussi les façons dont elles perçoivent la
sexualité dans le Ct. Enfin, j’examinerai quelques thèses soutenues en faveur
d’une lecture anthropologique du Ct, afin de mettre en lumière les diverses
façons dont les lecteurs et lectrices d’aujourd’hui conçoivent la sexualité dans
le e t 18.
16. L’appellation «lectures anthropologiques» est préférable à celle de «lecture littérale»,
car elle a l’avantage d’être plus précise: elle indique bien qu’il s’agit de lectures qui reconnaissent
que le Ct est d ’abord un poème d’amour entre un homme et une femme. Quant au mot «littéral»,
il est trop vague et il prête à de trop nombreuses interprétations pour qu’il puisse ici être retenu.
En ce qui concerne la très grande difficulté à saisir ce que signifie «sens littéral», voir l’excellent
ouvrage suivant: O livier-^om as V e n a r d (dir.), Le sens littéral des Écritures, ?aris. Cerf, 2 0 9 ‫ م‬,
17. Comme l’indique le mot lui-même, queer est un mot plein d’équivoques, puisqu’il ne
se réfère à aucune réalité stable, à aucun objet déterminé, à aucune identité précise ni à aucune
espèce naturelle. David H a l r e r i n , Saint Foucault, Paris, EPEL, 2000, p. 75-76, le souligne très
bien lorsqu’il écrit que le mot queer «prend son sens dans sa relation d’opposition à la norme.
Queer désigne ainsi tout ce qui est en désaccord avec le normal, le dominant, le légitime. Il n’y
a rien de spécifique auquel il se réfère nécessairement. C’est une identité sans essence. Le queer
ne délimite donc pas une positivité mais une position à l’égard du norm atif- position qui n’est
pas réservée aux gays et aux lesbiennes, mais accessibles à toute personne qui est ou se sent
marginalisée en raison de ses pratiques sexuelles.» À propos de la genèse du mot queer et de
l’herméneutique queer, voir Jean-Jacques L a v o i e et Anne LÉTOURNEAU, « Herméneutique queer
et Cantique des cantiques», Laval théologique et philosophique 66 (2010), p. 503-512.
18. Pour le texte hébraïque, je travaille avec les deux éditions critiques suivantes: F. H o r s t ,
«Canticum canticorum»y dans Karl E l l i g e r et W ilhelm R u d o l p h (dir.), Biblia Hebraica
Stuttgartensia, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1977 (à l’avenir BHS); Piet B. D i r k s e n ,
« Canticles», dans Biblia Hebraica Quinta editione cum apparatu critico novis curis eleborato.
Generallntroduction andMegillothy Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 2004 (à l’avenir BHQ).
Pour le texte grec et le texte latin, je travaille avec les éditions critiques suivantes: Alfred R a h l f s ,
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
2‫ ا‬7
1. Les kctures spirituelles
Il est bien connu que les interprétations spirituelles du Ct ont été dominantes
du 2e siècle jusqu’au début du 20e siècle, aussi bien du côté juif que chrétien.
Cela n’a pas de quoi étonner lorsque l’on sait que l’union sexuelle a toujours
eu la capacité de symboliser une union supérieure^. Pour s’en convaincre, on
n’a qu’à regarder la manière dont le sculpteur Bernini a représenté l’extaseorgasme dans sa célèbre sainte ^ é rè s e conservée dans la chapelle Cornaro à
l’église Santa Maria délia Vittoria, à Rome20. Encore de nos jours, dans les
milieux populaires aussi bien qu’exégétiques, maints auteurs font un lien,
notamment entre érotisme et spiritualité ou sexe et mystique. Par exemple,
dans le célèbre et très fantaisiste roman Da Vinci Code écrit par D. Brown,
l’orgasme est assimilé à une prière et il est dit que les Hébreux d’autrefois
expérimentaient le divin à travers l’union charnelle^ ! Le non moins célèbre
écrivain p. Coelho, dont les livres ont été traduits en de nombreuses langues,
suggère que le sexe est une manifestation physique de Dieu dans le monde^.
Dans sa chanson intitulée Hallelujahy le très populaire L. Cohen se plaît à
brouiller la frontière entre désir de Dieu et désir sexuel. Cet entrecroisement
entre sexe et spiritualité est également trés visible dans l’album intitulé Like a
Prayer de la reine du Pop, Madonna, dont certaines paroles font échos au Ct2^.
Certains commentateurs du Ct n’hésitent pas à foire un lien entre sexe et
spiritualité. C’est par exemple le cas de C. E. Walsh qui affirme que sexe et
spiritualité n’étaient pas des réalités disparates pour l’auteur ou les auteurs du
Ct2*. Du côté de l’exégèse ancienne, ceux qui ont promu une lecture spirituelle
du Ct n’ont pas toujours visé à escamoter la dimension sexuelle et érotique du
Ct; au contraire, certains d’entre eux ont pris appui sur le sens obvie afin de
Septuaginta ٠Stuttgart, Deutsche Bibelsttftung, 1935; Biblia Sacra iuxta Vulgatam versionem,
Romae, Typis polyglottts Vaticanls, 1957.
19. Voir à ce sujet Georges B a t a i l l e , Vérotisme, p. 247, mais aussi les p. 270-274 oh il
réfléchit sur l’unité de l’expérience mystique et de l’érotisme.
20. Voir Heidi E p s t e i n , « ?enderecki’s Iron Maiden : Intimacy and Other Anomalies In the
Canticum canticorum Salomonis», dans Teresa ]. H o r n s b y & Ken S t o n e (ed.), Bible Trouble.
Queer Reading at the Boundaries o f Biblical Scholarship, Atlanta GA, Society o f Biblical
Literature, 2011, p. 108, qui estime que cette œuvre fait partie du répertoire artistique qu’il
qualifie d’«érotique sacré».
21. Dan B r o w n , Da Vinci Code, ?aris, JC Lattès, 2004, p. 504 et 506.
22. Voir l ’entrevue avec Laura Sheahen dans l’appendice non paginé de son célèbre livre
intitulé The Alchemist, London, Harper Collins, 1995.
23. Pour ces deux derniers exemples, voir W illiam G o o d m a n , Yearningfor You. Psalms
and the Song ofSongs in Conversation with Rock and Worship Songs, Sheflield, Phoenix Press,
2012, p. 19-23 et 30-38.
24. Carry Ellen W a l s h , Exquisite Desire. Religion, the Erotic, and the Song ofSongs,
Minneapolis MN, Eortress Press, 2000, p. 52. Duane G a r r e t t , Song ofSongs, Nashville TN,
b o r n a s Nelson Publishers, 2004, p. 100, ne partage pas cet avis de Walsh. 11 estime même que
son amalgame entre érotisme et spiritualité est dangereux, puisqu’il fait en sorte qu’il n’y a
ultimement plus de différence entre lire la Bible et lire de la pornographie.
-J. LAVOI E
218
proposer des lectures jugées plus profondes. C’est par exemple le cas de lean
De Ford qui, en Ct 5,15, assimile les jambes du bien-aimé à son sexe et affirme
que celui-ci symbolise un mariage céleste et immaculé, qui doit être compris
comme une sainte jouissance et un très chaste engendrement25. En reconnaissant la dimension érotique des jambes en Ct 5,15, la lecture du moine cistercien
s’apparente à celle des exégètes contemporains qui, à l’aide de la psychanalyse,
sont d’avis, eux aussi, que la jambe est un symbole phallique**. Cette étonnante
parenté entre lecture spirituelle et lecture ^ychanalytique n’a pas échappé à
certains exégètes, qui reprochent justement à qui adopte une approche psychanalytique de commettre les mêmes interprétations arbitraires que les
allégoristes**.
Par ailleurs, il faudrait être aveugle pour ne pas voir dans maints cornmentaires spirituels du Ct les remarques qui dévalorisent le corps et la sexualité28. Par exemple, dans le cas d’Crigène, dont on sait qu’il est à la source des
lectures spirituelles chrétiennes, le fil conducteur de son commentaire peut
trouver son origine dans un événement pour le moins singulier, relié à sa
propre vie sexuelle**. En effet, selon l’historien Eusèbe de Césarée, qui n’a
aucune raison d’avoir inventé cette histoire, la lecture effectuée par Crigène
de Mt 19,12 aurait été scrupuleusement littérale, avec pour résultat l’évènement que l’on connait bien30. Cette contradiction entre une lecture littérale
25. John ©f F o r d , Sermons on the Final Perses ofthe Song of Songs. Volume Three (Sermons
29-46), Kalamazoo MI, CIst€rcian Fubli€ati©ns, 1982, p. 51.
26. v©ir Günter K r i n r t z k i , Kom m entar zum Hohenlied. Bildsprache und theologische
Botschaft, Frankfurt, Feter Lang, 1981, p. 171 et Jesús L u z a r r a g a , Poesía. Cantar de / ‫ ﻢ‬cantares.
‫ﻛ‬
Sendas del amor, Estella, Verb© divin©, 2 5 ‫ﻣ ﻢ‬, p. 457.
27. À pr©p©s de l’interprétati©n ^ychanalytique de lajambe en Ct 5,15, v©ir Vict©r M o r la ,
Poemas del amor y de deseo. Cantar d e ‫ ا‬0‫ ك‬Cantares, Navarra, Verbo divino, 2 0 4 , p. 29 , qui
ne d©nne t©utef©is aueun exemple précis d ’interprétati©n allég©rique. De manière plus générale,
Ge©rge M. S c h w a b , The Song o f Songs’ Cautionary Message Concerning Human Love, Berlin,
Feter Lang, 2 2
, p. 25, et Tremper L o n g m a n III, Song of Songs, Grand Rapids MI, w. B.
Eerdmans, 2001, p. 46-47, reprochent à Francis L a n d y , Paradoxes o f Paradises. Identity and
Difference in the Song ofSongs, Sheffield, Almond Press, 1983, d’adopter une lecture psychanalytique qui s’apparente trop aux lectures allégoriques.
28. Selon Meik G e r h a r d s , Das Hohelied. Studien zu seiner literarischen Gestalt und theologischen Bedeutung, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 2010, p. 443, c’est un préjugé réduc‫־‬
teur que d’affirmer que l’interprétation allégorique du Ct vise à désamorcer le caractère érotique
du texte. De la même façon, Jean-Marie A u w e r s et William G a l l a s , «Les Fères devant le
Cantique des cantiques», dans Jean-Marie A u w e r s (dir.), Regards croisés s u r ‫ﺀ ا‬Cantique des
cantiques, Bruxelles, Lessius, 2005, p. 16-17, estiment que c’est injustement qu’Gthmar K e e l , Le
Cantique des cantiques, Faris, Cerf, 1997, p. 19, dénonce l'exégè'Se allégorique qui vise à dévaloriser le corps et à polémiquer contre une compréhension réaliste du Ct. Fourtant, les exemples
donnés par Keel sont aussi éloquents qu’inquiétants.
29. Telle est la thèse de Stephen D. M o o r e , G od’s Beauty Parlor and Other Queer Spaces in
and Around the Bible, Standford CA, Standford University Fress, 2001, p. 40-41.
30. C’est pourquoi maints grands spécialistes ne remettent aucunement en question l’automutilation d’Grigène. Voir, par exemple, Henri C r o u z e l , « Origène », dans Angelo Dl B e r a r d i n o
(dir.), Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, Tome 2, Paris, Cerf, 1990, p. 1828.
‫م‬
‫ﻣﻪ‬
‫م‬
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
2‫ ا‬9
de Mt 19,12 et une lecture spirituelle du Ct n’est toutefois ^ ’apparente car,
dans les faits, Origène a traité le corps textuel du Ct de la même façon qu’il a
traité son propre corps sexuel: tous deux ont été amputés, afin qu’ils ne soient
pas une occasion de pécher (Mt 18,8-9). Autrement dit, Crigène a soumis le
Ct à une castration symbolique^*.
Les lectures du Ct défendues par Crigène et ses épigones n’en demeurent
pas moins des lectures queer, qui font du Ct un livre autorisant des performanees queer. Deux arguments suffiront à illustrer mon propos.
?remièrement, les lectures allégoriques du Ct brouillent les frontières
sexuelles en masculinisant le corps de la femme et en féminisant le corps de
l’homme, ?ar exemple, en Ct 1,2, les «seins qui sont meilleurs que le vin^»,
sont tantôt identifiés aux seins de la Vierge ou de l’Église, tantôt aux seins du
Christ. Dans certains commentaires, les hommes, notamment les apôtres, les
docteurs et les prédicateurs de l’Église, ne font pas qu’avoir des seins; ils
deviennent tout entier seins33. De telles images3*, qui choquaient déjà Luther33,
ne nous incitent-elles pas à dire qu’on passe ici de l’état de travesti à celui de
transsexuel? À cette question provocante, s. D. Moore n’hésite pas à répondre
par la positive, car il estime que ces hommes assimilés à des seins sont cornparables aux «porn queens», dont le silicone gonfle de plus en plus les seins
au point qu’ils/elles s’identifient en quelque sorte à ces énormes seins et
prennent de nouveaux noms comme Melon miel, Arme fatale, etc.33
Deuxièmement, selon s. D. Moore, les interprétations qui identifient la
bien-aimée à la fille du ?ère, à la fiancée et à la sœur du Fils ou encore à la
31. Son ?rologue 1,6 est à ee sujet éloquent: «Voilà donc pourquoi je donne un avertissement et un conseil à quiconque n’est pas encore délivré des e m b a r r a s de la chair et du sang et
n’a pas renoncé à la disposition de la nature matérielle: qu’il s’abstienne absolument de ce petit
livre et de ce qu’on dira en sa faveur. » Voir O r i g è n e , Commentaire sur le Cantique des cantiques y
Tome 1. Texte de la version latine de Rufin. Introduction, traduction et notes par Luc B r e s s a r d
et Henri C r o u z e l , avec la collaboration de Marcel B g r r e t , ?aris. Cerf, 1991, p. 85.
32. Le pluriel abstrait d o d îm y «caresses» (1,2.4; 4,10; 5,1 ; 7,12(13), a été lu par le traducteur
grec d a d a îm , «les (deux) seins» et a été traduit en conséquence par m astoiy « mamelles», « sein».
Cette traduction grecque a été reprise par Jérôme, dans la Vulgate, qui a traduit par u bera.
33. Voir à ce sujet Jean-Louis C h r é t i e n , Symbolique du corps. La tradition chrétienne du
Cantique des cantiqueSy Paris, Presses universitaires de France, 2005, p. 201-223, où l’on trouvera
un chapitre complet consacré à la symbolique des seins chez les commentateurs du Ct.
34. On pourrait facilement multiplier ces images de type queer. Voir à ce sujet s. D. M o o r e ,
God’s Beauty Parlor and Other Queer Spaces in and Around the Bibky p. 43ss.
35. Jean-Louis C h r é t i e n , Symbolique du corps. La tradition chrétienne du Cantique des
cantiqueSy p. 203.
36. Stephen D. M o o r e , God’s Beauty Parlor and Other Queer Spaces in and Around the
Bibky p. 53. À la suite de Moore, Harvey C ox & Stephanie P a u l s e l l , Lamentations and the Song
ofSongSy Louisville KY, W e s t m in s t e r John Knox Press, 2012, p. 184-185, reconnaissent également
que genre et sexualité restent des réalités changeantes et inconstantes dans les anciens commentaires du Ct et que, par conséquent, l’hétérosexualité n’y est pas toujours clairement valorisée.
Voir aussi H. E r s t e i n , «Penderecki’s Iron Maiden: Intimacy and Other Anomalies in the
Canticum canticorum Salomonis»y p. 99-130, surtout les p. 99 et 114, qui abonde dans le même
sens que Moore.
220
-J. LAVOI E
Vierge Marie, laquelle est à la fois la Mère, la bien-aimée et l’épouse de Jésus
Christ, constituent l’apogée du commentaire queer sur le Ct, puisqu’elles supposent non seulement certaines formes d ’homo-érotisme, mais aussi diverses
formes de relations sexuelles incestueuses, notamment entre le Fils et la mère^.
Ce lien entre le Fils et la mère est d ’autant plus troublant chez certains cornmentateurs médiévaux, comme Rupert de Deutz par exemple, qu’il est nettement fusionnel et que la mère et le Fils sont considérés comme épouse et époux,
indépendamment de toute béquille ecclésiologique38.
£n résumé, les restrictions morales, comme le brouillage des frontières
sexuelles, l’homo-érotisme et l’inceste, sont, d’une part, celles qui sont allègrement transgressées dans les commentaires spirituels du Ct et, d’autre part,
celles que les commentateurs eux-mêmes (prêtres, moines et prélats) se sont
engagés à respecter. Autrement dit, l’exégèse spirituelle crée une zone carnavalesque dans laquelle maints interdits relatifs à la vie sexuelle sont renversés
sans effort. Comme le souligne bien s. D. Moore, en déconstruisant les normes
morales et socioreligieuses qu’elle a consacré toute sa vie à soutenir, l’élite
théocratique qui commente le Ct s’est donc engagée dans son auto-subversion3‫؟‬.
Du côté de l’exégèse récente, il est évident que les interprétations du Ct ont
beaucoup changé, particulièrement depuis la deuxième moitié du 20e siècle.
Toutefois, de nombreux commentateurs continuent de lire le Ct de manière
strictement spirituelle. Farmi ceux-ci, certains refusent même d’admettre que
le Ct pourrait être lu autrement. Par exemple, certains rabbins affirment que
ceux qui lisent le Ct comme un dialogue sensuel sont des imbéciles et des
personnes mal intentionnées*8. D’aucuns sont persuadés que le Ct n’est rien
d ’autre qu’un livre allégorique et que la manière dont certains le lisent
aujourd’hui nous vient de l’influence de Freud41! De son côté, p. ]. Griffiths
affirme que lire le Ct comme un poème d’amour humain, ce n’est pas respecter le fait que c’est un livre canonique et ne pas prendre au sérieux le poids de
deux mille ans de lectures juives et chrétiennes. Par conséquent, la meilleure
37. Stephen D. M oor£, G od’s Beauty Parlor and 0 ‫ ح ﺀ‬Queer
‫ آ ﺀ‬Spaces in and Around the
Bible, p. 67-72.
38. En effet, Rupert de Deutz a rendu caduque l’analugie entre Ecclesia et M aria; cette
innovation $uscita maintes critiques chez certains moines. Voir à ce sujet Isabelle E n g a m m a r e ,
«Les origines de l’iconographie conjugale dans la décoration manuscrite du Cantique des cantiques au moyen âge». Graphe, 8 (1999), p. 103-121, particulièrement les p. II3-I14 et 117.
39. Stephen D. M o o r e , God’s Beauty Parlor and Other Queer Spaces in and Around the
Bible, p. 72.
40. Meir Z l o t o w i t z et Nosson S c h e r m a n , Shir haShirim. Song o f Songs. An Allegorical
Translation Based upon Rashi with a Commentary Anthologized from TalmudiCy Midrashic and
Rabbinic Sources, New York NY, Mesorah ?ublicationss, 1979, p. lxvi.
41. Voir la préface du livre de Yann LE ?IG H O N, Le Cantique des cantiques dit du roi
Salomon. Traduction-adaptation et méditationy ?aris, Droguet et Ardant, 1993, p. V, et Edmée
K 1NGSM1LL, The Song ofSongs and the Eros o fG o d : A Study in Biblical Intertextualityy Oxford,
Oxford University ?ress, 2010, p. 199.
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
221
façDn de comprendre le Ct, selon lui, c’est d’identifier le bien-aimé à Dieu ou
au Christ et la bien-aimée à Israël, l’Église, Marie et l’âme42.
Tout en prétendant que le Ct est un livre qui permet de méditer sur les
relations entre Dieu et son peuple ou sur le mystère de l’incarnation, de tels
commentateurs font apparaitre la mystique comme une ruse puritaine qui
permet de ne pas voir que le Ct célèbre un amour bien incarné entre un homme
et une femme. Dans ces commentaires, la sexualité est non seulement sublimée
au lieu d’être assumée, mais elle est parfois considérée comme étant moralement mauvaise ou du moins indigne de Dieu et indigne de figurer dans la
bible. C’est par exemple ce que confirment certains commentateurs qui estiment que lire le Ct de manière littérale ne peut être que choquant; c’est là
réduire le Ct à un texte profane, voire licencieux^.
2. Des lectures obscènes aux lectures puritaines et moralisatrices
!٠ Luzarraga estime que c’est à partir de 1750 qu’apparait l’exégèse moderne et
donc une nouvelle orientation dans l’interprétation du Ct44. Il n’a pas totalement tort, mais on discerne déjà quelques changements au 16e siècle, notamment grâce à d ’autres approches que le commentaire, comme la musique, la
peinture et la poésie^. Toutefois, même du côté des commentaires du Ct, on
observe que les quatre sens de l’Écriture valorisés par les exégètes médiévaux
sont délaissés. Quelques commentateurs du Ct sont désormais à la recherche
d’une unité de sens**. Par exemple, ne voyant sous les mots du Ct aucune figure
spirituelle, Sébastien Châteillon conclut que ce livre est un poème lascif et
obscène, où Salomon a écrit ses amours impudiques. Il sera suivi par quelques
libertins spirituels français qui reprocheront aussi au Ct son caractère immoral. Cette interprétation de Châteillon le fait entrer en grave conflit avec Calvin
qui le force à quitter la ville de Genève, mais aussi avec Sixte de Sienne qui
42. ?aul j. G r i f f i t h s , Song of SongSy Grand Rapids MI, Brazo ?ress, 20II, ٢٠ xxix-xlii.
Toutefois, il n’exelut pas que le Ct puisse aussi être lu comme un poème d ’amour.
43. Voir, par exemple, André R o b e r t , Le Cantique des cantiques. Traduction et commentaire , ?aris, Gabalda, 1963, p. 55 et Barry U l a n o f , «Te Cantique des cantiques dans la tradition
chrétienne». Service international de documentation judéo-chrétienne, 16 (1983), p. 8. De son
côté, Edmée K 1NGSM1LL, The Song ofSongs and the Eros ofGod: A Study in Biblical Intertextuality,
p. 29, estime que Marvin Pope, avec son humour irrévérencieux, élabore des significations
obscènes. Voir Marvin ?O FE, Song ofSongs. A New Translation with Introduction and Commentary, New York NY, Doubleday, 1977, 743 p.
4 4 . J e sú s T u z a r r a g a , Poesía. Cantar de los cantares. Sendas del amor, p . 6 9 .
45. Voir à ce sujet l’étude très fouillée de Max E n g a m m a r e , Q u il me baise des baisers de
sa bouche. Le Cantique des cantiques à la Renaissance. Étude et bibliographie, Genève, Droz,
1993, 792 p., qui analyse plus de 700 documents publiés entre 1460 et 1550, particulièrement les
p. 373-417; 419-429; 470-478, plus les 37 reproductions après la p. 556.
46. Jean-?ierre D e l v i l l e , « Le Cantique des cantiques au XVIe siècle : vers l’unité du sens »,
dans Jean-Marie A u w e r s (dir.), Regards croisés sur le Cantique des cantiques, Bruxelles, Tessius,
2005, p. 30-59, particulièrement la p. 47.
222
LAVOI E
déclare hérétique ceux qui considèrent le Ct comme un texte obscène et impudique. Bref, au 16e siècle, la lecture littérale ou charnelle du Ct est régulièrement condamnée: s’en tenir à la lettre charnelle n’est que bestial^‫؛‬
Au 1^ siècle, de nombreux commentateurs interdisent toujours de lire le
Ct dans un sens charnel*®. Toutefois, G. Ravasi est d’avis que c’est en 1685, avec
le jugement de Jean le Clerc, qui répond à 1,Histoire critique du Vieux
Testament de Richard Simon, que se consomme le divorce entre le sens littéral
et le sens allégorique du Ct, le second n’ayant plus aucune légitimité scientifique: «N’ayant aucune preuve des mystères que l’on cherche dans ce livre, si
nous jugeons le livre par lui-même, nous ne trouverons rien d’autre qu’une
idylle ou une églogue**. » 11 est vrai que ce jugement qui fait appel à la notion
de «preuve» marque un tournant dans l’exégèse du Ct, mais force est de
constater que la rupture entre les Anciens et les Modernes ne s’évalue pas tant
d’un point de vue chronologique qu’épistémologique, car dans les siècles qui
vont suivre, plus d ’un auteur continuera de croire que le Ct est un texte impudique et obscène. Par exemple, en 1723, Whiston est d’avis que le Ct a été
rédigé par Salomon lorsqu’il est devenu fou, lascif et idolâtre. Le Ct ne mérite
donc pas de figurer dans le canon50. De son côté, Michaelis considère le Ct
comme un chant obscène échangé entre Salomon et sa fiancée. Par conséquent,
en 1758, il exclut de sa traduction de la Bible ce livre d ’amour impudique et
rempli d’allusions sensuelles grossières et répugnantes^. Bref, durant tout le
18e siècle, bien des exégètes n’arrivent pas à envisager de manière sereine et
positive les descriptions charnelles, sensuelles et érotiques du Ct. Bien entendu,
la pudibonderie n’est pas l’apanage des commentateurs du Ct. Par exemple, le
Catéchisme de Robert Bellarmin - dont le succès fut tel que le concile Vatican
1 (1870) fut saisi d ’un projet qui en aurait fait le modèle d ’un catéchisme uni­
47. Max E n g a m m a r e , Qu’il me baise des baisers de sa bouche. Le Cantique des cantiques
à la Renaissance. Étude et bibliographie, p. 9-18 et 322-327; 346.
48. Elizabeth C l a r k e , Politics, Religion and the Song o f Songs in Seventeenth-Century
England, London, ?algrave Maemillan, 2011, p. 7-9; 127; 201-202 ; 221. ?ar ailleurs, dans le reste
de son étude, surtout aux p. 19-133; 153-157; 174-199, l’auteure montre très bien que, dans
l’Angleterre du 17* siècle, le Ct va essentiellement être lu comme une allégorie ^ itico-religieu se.
En effet, l’ancienne lecture ecclésiologique, qui identifiait la bien-aimée du Ct à l’Église, va
donner lieu à une herméneutique anticatholique et à diverses polémiques politiques, par exemple
à propos des alliances entre les Églises et les monarchies d’Angleterre, de Erance et d’Espagne.
Bien entendu, le message politique - voire apocalyptique ‫( إ‬p. 127 et 132) - du Ct va varier suivant
les décennies et les allégeances des commentateurs!
49. Jean L e C l e r c , Sentiments de quelques théologiens de Hollande sur ¡*Histoire critique
du Vieux Testament, composéepar le p. Richard Simon, 1685, p. 273-274, texte cité et commenté
dans Gianfranco R a v a s i , Il Cántico dei cantici. Commento e attualizzazione, Bologna, Edizioni
Dehoniane, 1992, p. 38.
50. Marvin ?ORE, Song o f Songs. A New Translation with Introduction and Commentary,
p. 129-130.
51. Matthias M o r g e n s t e r n , « ‘?udeur juive’ et ‘jouissance sensuelle’. Les commentaires
du Cantique des cantiques de H. Graetz et R. Breuer», Tsafon. Revue d ’études juives du Nord,
57 (2009), p. 50.
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
223
versel - traiïe du mariage presque exelusivement cDmme saerement et institution et ne semble s’adresser qu’à des eouples désincarnés^.
À la fin du 19e siècle, les propDS d’E. Reuss et d’E. Renan indiquent bien
que de nombreux commentateurs se méfient toujours de la sexualité et des
plaisirs qui s’y rattachent. En effet, le premier dénonce le blasphème des allégoristes qui mettent, dans la bouche du Saint-Esprit prophétisant, des paroles
dont ils rougissent^, tandis que le second critique le ‫؛‬ait qu’on s’obstine à croire
que si le Ct n’est pas un livre mystique, il est un livre obscène54. Par ailleurs,
ces propos indiquent qu’on accepte de reconnaitre que le Ct traite de l’amour
humain. Toutefois, cette acceptation est systématiquement accompagnée d’une
justification morale. Quelques exemples suffiront à illustrer mon propos.
En 1772, dans un ouvrage dont le titre indique bien le caractère moral du
commentaire5*, 1. F. Jacobi interprète le Ct comme une intrigue dramatique
entre trois personnages: le roi Salomon et le berger qui désirent tous deux la
même femme, la bergère du nom de Sulamite; celle-ci résiste au roi et choisit
de vivre et de se marier avec son berger. Le Ct célèbre ainsi le triomphe du
véritable amour contre l’amour contraint. Cette lecture fut par la suite défendue par de nombreux commentateurs, aussi bien au ‫ل‬9‫ ﺀ‬siècle qu’au début du
20‫ ﺀ‬siècle*^. La lecture du Ct comme un drame à trois a été récemment reprise
par quelques commentateurs*^. Toutefois, certains exégètes ont bien montré
que cette interprétation dramatique du Ct ne résiste pas à un examen sérieux58.
Devant l’invraisemblance d’une lecture dramatique du Ct qui suppose une
intrigue amoureuse entre trois personnes, comment peut-on expliquer son
apparition et son si grand succès qui perdure depuis plus de deux siècles? À
mon avis, ce n’est pas un hasard si cette interprétation dramatique est apparue
52. Marcel B e r n o s , «Le temps des mises en ordre», dans M. B e r n o s et al. (dir.), L efru it
défendu. Les chrétiens et la sexualité de Vantiquité à nos jours, ?aris. Le Centurion, 1985, p. 152.
53. Édouard R e u s s , Le Cantique, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1879, p. 50.
54. Ernest R e n a n , Le Cantique des cantiques, Évreux, Arléa, 1995 [1860], p. 155; 160.
55. Johann F. Ja c o b i , Das durch eine leichte und ungekünstelte Erklärung von seinen
Vorwürfen gerettete Hohelied, Celle, 1772.
56. On trouvera une liste de ces commentaires dans Gianni B a r b i e r ©, Cántico des Cantici.
Nuova versionet introduzione e commentOy Milano, Paoline, 2004, p. 31 et Meik G e r h a r d s , Das
Hohelied. Studien zu seiner literarischen Gestalt und theologischen Bedeutung, P. 154-164.
57. Bien entendu, cette interprétation dramatique connaît de nombreuses variantes. Voir,
par exemple, p. ١ .٧T. S t ©© p ‫־‬v a n P a r i d ©n , The Song o f Songs: A Philological Analysis of the
Hebrew Book ly r hsrym, Leuven, Peeters, 2005, p. 474-477; Iain P r © v a n , Ecclesiastes / Song ٠/
Songs, Grand Rapids M l, Zondervan, 2001, p. 246-247; Ivory j. C a i n i ©n , «An Analogy of the
Song o f Songs and the Genesis Chapter Two and Three», Scandinavian Journal o f the Old
Testament, 14 (2000), p. 219-260; Marc F a e s s l e r et Francine C a r r i l l ©, Dalliance du désir. Le
Cantique des cantiques revisité, Genève, Labor et Fides, 1995, p. 5-6. Yair M a z © r , «The Song of
Songs or the Story of Stories? The Song of Songs’: Between Genre and Unity», Scandinavian
Journal ofthe Old Testament, 1 (1990), p. 1-29.
58. Voir, par exemple, Duane G a r r e t t , SongofSongs, p. 76-81 et Daniel j. E s t e s , The Song
ofSongs, Downers Grove IL, InterVarsity Press, 2010, p. 281-282.
224
LAVOIE
pour la première fols au milieu du 18e siècle**. £lle visait à répondre à une
nouvelle conception du mariage et de l’amour. En effet, jusqu’au ‫ل‬8‫ ﺀ‬siècle, la
mortalité infantile étant très élevée, le but principal de l’institution matrimoniale était d’assurer la survie de l’espèce. Par contre, à partir du 18e siècle, le
mariage ne vise plus la seule procréation; il vise aussi à satisfaire les goûts des
individus. Désormais, on se marie surtout pour répondre à une in^ination*°.
€ ’est donc sans surprise qu’on constate que c’est également à partir de cette
époque que la pastorale chrétienne s’attèle à faire l’éducation sentimentale des
séducteurs, des gens de passion et des jouisseurs, tout comme des gens sérieux
et raisonnables61. Or, c’est précisément à cette préoccupation que répond le
commentaire de j. F. Jacobi.
Quant au succès de cette lecture dramatique du Ct, il est probablement dû
au fait qu’elle permet de comprendre ce texte érotique dans le cadre d’une
morale sexuelle plutôt puritaine^. Plus précisément, cette lecture offre les
avantages suivants : elle permet de ne pas accuser le Ct d ’obscénité ; elle permet
de situer l’érotisme du côté du roi tentateur plutôt que du côté du berger; elle
permet d’émousser le caractère érotique du Ct en insistant non pas sur la
dimension charnelle, sensuelle et sexuelle, qui est pourtant omniprésente dans
le texte, mais plutôt sur l’importance de la réussite amoureuse du couple grâce
à certaines affinités de cœur et d’esprit, qui peuvent dépendre d’une culture
semblable ; elle permet de rappeler que le Ct est un texte qui enseigne une leçon
de fidélité; enfin et surtout, elle permet de rappeler que les jouissances charnelles et les plaisirs sexuels, aussi moralement bons et positifs soient-ils, ne
sont permis que dans le cadre du mariage, voire dans le but de procréer. Je
reviendrai plus loin sur ce dernier point, car il retient également l’attention de
nombreux exégètes qui n’interprètent pas le Ct comme une intrigue dramatique entre trois personnages.
3. D’une lecture spirituelle à une lecture anthropologique
11 serait na'if de croire que l’histoire récente des lectures du Ct se résume à une
opposition entre un sens spirituel et un sens anthropologique. De nombreux
exégètes n’hésitent pas à reconnaitre plus d’une interprétation, d’une lecture
ou d’un sens au Ct et ceux-ci sont qualifiés de diverses manières*, littéral et
59. Par ailleurs, il eunvient de préciser que le découpage du Ct entre différents personnages
est une pratique beaucoup plus ancienne. À ce sujet, voir Max E n g a m m a r e , Q u il me baise des
baisers de sa bouche. Le Cantique des cantiques à la Renaissance. Étude et bibliographie, p. 132‫־‬
‫ل‬4 ‫ م‬.
60. Roger BÉREAUDY, Sacrement de mariage et culture contemporaine, Paris, Desclée, 1985,
p. 4 1 ;5 4 ;6 0 .
61. Michel D e s r l a n d , Christianisme, dossiers corps, Paris, Cerf, 1987, p. 111.
62. Jesús L u z a r r a g a , Poesía. Cantar de / ‫ ﻢ‬cantares.
‫ﻛ‬
Sendas del ‫ آ س‬, p. 80, ne se trompe
donc pas lorsqu’il qualifie cette interprétation de moralisatrice.
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
225
allégorique63, historico-littéral et traditionnel^, naturel et allégorique^3, natu‫־‬
rel et spirituel^6, naturaliste et allégorique67, naturaliste et mystique^, évident
et plénier^, littéral et plénier70, textuel et directionnel^, etc. Ces diverses
63. Voir, par exemple, Steven C. H o r i n e , Interpretative Images in the Song ofSongs. From
Wedding Chariots to Bridal ChamberSy Berlin & New York NY, Peter Lang, 20 ‫ﻟ ﻢ‬, p. IS; 25-26.
Cette opposition est la plus fréquente, mais aussi la plus simpliste, ear elle ne rend pas vraiment
compte des quatre sens des Écritures adoptées par maints commentateurs anciens. C’est pourquoi j’ai préféré les expressions «sens spirituel» et «sens anthropologique».
64. Voir, par exemple, Roland E. M u r p h y , «History of the Exegesis as a Hermeneutical
Tool: The Song ofSongs», Biblical Theology Bulletin, 16 (1986), p. 89-90. Cette opposition est
également simpliste, car le prétendu sens littéral est loin de se réduire au sens historique. Voir
à ce sujet la note 16.
65. Meik G e r h a r d s , Das Hohelied. Studien zu seiner literarischen Gestalt und theologischen
Bedeutung, p. 448ss.; 548.
66. Tom G l e d h i l l , The Message of the Song ofSongs. The Lyrics ofL ove, Leicester, InterVarsity Press, 1994, p. 33.
67. Marie-Andrée L a m o n t a g n e , Un « ‫ﺳ ﻪ‬de plaisir, Montréal, Novalis & Bayard, 2005,
p. 38.
68. Voir, par exemple, André F e u i e e e t , Le Cantique des cantiques. Étude de théologie
biblique et réflexions sur une méthode d'exégèse, Paris, Cerf, 1953, p. 117. L’expression «sens
naturel» ou «sens naturaliste» trahit un présupposé inquiétant: l’érotisme ne serait qu’une
réalité de nature et non de culture69. Voir, par exemple, les notes l e t 2 qui accompagnent la retranscription du discours de
Jean-Paul II, «Le sens du Cantique des cantiques», La Documentation catholique, 81 (1984),
p. 754. Voir aussi Robert w . J e n s o n , Song ofSongs, Louisville KY, John Knox Press, 2005, p. 8
et 13, pour qui le sens plénier du Ct, ou encore son sens manifeste, fait référence à l’amour de
Dieu et d’Israël. Au sujet de l’expression «sens plénier», on peut consulter le document de la
Commission biblique pontificale intitulé L'interprétation de la Bible dans l'Église, Montréal,
Fides, 1994, p. 56-60. Sur les diverses discussions critiques que suscite l’appellation «sens plénier », voir Michel B e r d e r , « La lettre retrouvée ? Lectures actuelles du Cantique et sens littéral »,
dans Jacques N i e u v a r t s et Pierre D e b e r g é (dir.), Les nouvelles voies de l'exégèse. En lisant le
Cantique des cantiques, Paris, Cerf, 2002, p. 103-128, particulièrement les p. 106-109.
70. Abbot M. Basil P e n n i n g t o n , The Song ofSongs. A spiritual Commentary, Illustrations
by Phillip Ratner, Woodstock VT, Skylight Paths, 2004, p. x-xi.
71. Jean Emmanuel DE E n a , Sens et interprétations du Cantique des Cantiques, Paris, Cerf,
2004, p. 33-96. À la p. 68, il définit le sens textuel comme «celui qui permet à un texte, au jugement d’un interprète, de renvoyer de manière permanente à une même réalité, compte tenu du
caractère de son langage, de l’époque de sa production et de ceux à qui il est originairement
destiné, faisant de lui ce texte avec son sens propre». Puis, à la p. 87, il définit le sens directionnel comme suit: c’est « l’orientation avec laquelle un ou des lecteur(s) interprète(nt) le texte,
compte tenu de leur positionnement, conscient ou non, face au texte, soit leur intentionnalité et
leur finalité: précompréhension, intérêts personnels, situation historique, méthodes de lecture,
destinataires de l’interprétation, etc.» Entre ces deux sens, il établit une hiérarchie herméneutique en accordant une valeur discriminatoire et prioritaire au sens textuel (p. 88). En guise de
conclusion, il reconnait que le sens textuel le mieux adapté à son «environnement sapientiel»
est le suivant: le Ct est un poème d ’amour entre un homme et une femme. Toutefois, il reconnaît
qu’on peut recontextualiser le poème dans l’ensemble des écrits du Premier Testament et y lire
d’autres sens, dont certains correspondent aux sens allégoriques. Selon lui, d’un point de vue
herméneutique, ces divers sens directionnels sont valables s’ils respectent Yintentio operis, c’està-dire les caractéristiques immanentes du texte et ses consignes de lecture. Le problème avec
l ’expression intentio operis, c’est qu’elle suppose que le texte a une conscience. Or, comme le
texte est sans conscience, parler d'intentio operis ou d’intention du texte, n’est-ce pas réintroduire subrepticement l’intention d’auteur comme garde-fou de l’interprétation, sous un terme
226
. LAVOI E
appellations montrent que la eomplexité des enjeux n’est pas seulement exégétique mais aussi herméneutique.
Quoi qu’il en soit des enjeux herméneutiques suscités par ces nombreuses
appellations, les partisans d’une lecture mixte font face à la même question:
quel est le sens premier du ‫ ه‬, un sens spirituel ou un sens anthropologique?
Quelques exégètes n’hésitent toujours pas à accorder la priorité au sens spirituel. Ils sont d’avis que le Ct n’est pas une célébration de l’amour humain qu’il
serait ensuite permis d’appliquer à l’amour de Dieu ; au contraire, c’est l’amour
de Dieu qui est l’objet premier et direct du Ct, mais il est légitime ensuite de
le transposer à l’amour de l’homme et de la femme^. Toutefois, la lecture de
ces commentaires force à conclure que cette légitimité n’est guère prise au
sérieux, car l’amour humain entre un homme et une femme ne donne lieu
qu’à quelques maigres réflexions dans les ouvrages de M. Gerhards^ et d’E.
Kingsmill74. En outre, de telles lectures reposent sur une vision androcentrique
du Ct. Or, le Ct résiste à cette vision androcentrique. Contrairement à une
tradition commune à maintes sociétés75, le Ct ne présente pas la relation amoureuse de l’homme et de la femme selon les rapports dominant-dominé et
actif-passif. En effet, d’entrée de jeu, c’est la femme qui, entre autres à l’aide
d ’un impératif, exprime librement son désir et son amour pour son bien-aimé
(Ct 1,2-4). Toujours à l’aide d’un impératif, c’est également elle qui, au dernier
verset du livre, exprime son ultime désir (Ct 8,14). Au début comme à la fin,
le bien-aimé est donc soumis aux ordres amoureux de sa bien-aimée, qui
n’hésite pas à prendre maintes initiatives. Il est vrai que ces impératifs éro­
moins suspect? Voir à ce sujet Antoine C o m p a g n o n , Le démon de la théorie. Littérature et sens
commun y Paris, Seuil, 1998, p. 96.
72. Pour ne citer que quelques auteurs récents, voir George A. p. K n i g h t , The Song ofSongs,
Grand Rapids MI, w . B. Eerdmans, 1988, p. 7; Biaise A r m i j o n , La cantate de VAmour. Lecture
suivie du Cantique des cantiquesy Paris, Desclée de Brouwer, 1983, p. 33; Meik G p r h a r d s , Das
Hohelied. Studien zu seiner literarischen Gestalt und theologischen Bedeutung, p. 441-530. De
son côté, Edmée K i n g s m i l l , The Song o f Songs and the Eros ofGod, p. 33 et 278, tient des propos
tout aussi réservés, voire difficiles à réconcilier: d’une part, elle affirme que c’est un dangereux
contresens de faire une équation entre l’amour de deux humains et l’amour qui attire l’âme vers
Dieu, et elle reproche aux clercs catholiques qui exaltent l’amour humain d’introduire un niveau
d ’irréalité dans leur commentaire du Ct puisqu’ils ne sont pas mariés; d’autre part, elle écrit, à
propos de Ct 8,6, qu’il importe peu qu’il soit question d ’amour divin ou d’amour humain
puisque, à ce niveau d’intensité, on ne peut maintenir une différence.
73. Voir Meik G e r h a r d s , Das Hohelied. Studien zu seiner literarischen Gestalt und theologischen Bedeutungy 530, 0 ‫ ه‬l ’auteur reconnait simplement qu’il est possible de lire autrement
le Ct, notamment comme de la poésie amoureuse au «sens naturel».
74. Voir Edmée K i n g s m i l l , The Song ofSongs and the Eros ofGody p. 27 et 199, qui établit
une relation entre l’éros humain et l ’éros divin, la première fois pour dire que la répression de
l’éros divin conduit à la répression de l’éros humain, et la deuxième fois pour affirmer que l’éros
d v in ^ r ifie l’éros humain.
75. À ce sujet, voir Michel F o u c a u l t , H istoire de la sexualité. 2. L'usage des plaisirSy 57.
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
227
tiques SDnt réeiproques^, mais eette réciprocité va à rencontre des lectures
spirituelles qui présupposent que c’est Dieu (et donc la figure masculine du
Ct) qui, le premier, prend des initiatives.
Bien entendu, ce n’est pas là la seule critique qui indique que les lectures
spirituelles sont arbitraires et quelles ne respectent pas le texte du Ct. 11 serait
très facile de montrer que le Ct contient de nombreux passages qui résistent à
toute lecture spirituelle. C’est par exemple le cas de Ct 8,5b : « sous le pommier,
je t’ai réveillé, là où t’a conçu ta mère, là où elle a conçu, où elle t’a enfanté».
Si l’on maintient de manière cohérente une lecture spirituelle du Ct, qui identifie le bien-aimé à Dieu et la bien-aimée à Israël, l’Église, l’âme, etc., le texte
massorétique de Ct 8,5 nous oblige à reconnaitre que c’est Dieu qui est réveillé
sous le pommier, là où sa mère l’a conçu et enfanté! En effet, tel qu’il est
vocalisé par les massorètes, ce passage ne peut être dit que par la bien-aimée
s’adressant à son bien-aimé. Or, comme il est absurde de parler d ’enfantement
du Dieu d’Israël par sa mère, la lecture spirituelle est logiquement impossible.
Bien entendu, constatant que le texte massorétique ne permet pas de faire une
lecture spirituelle, certains exégètes n’hésitent pas à changer les deux pronoms
personnels suffixes de la deuxième personne du masculin en féminin^.
Certes, il est vrai que dans les textes grecs de la Septante et d’Aquila ainsi
que dans la Vulgate™, le genre des pronoms n’est pas déterminé. 11 est également vrai qu’il y a des variantes dans les versions anciennes. Par exemple, dans
le Codex Alexandrinus et le Codex Sinai'ticus, le texte grec a une note marginale qui précise que c’est l’homme qui s’adresse à la femme (٠ nymphios tade
pros ten nymphe). En outre, les pronoms suffixes des verbes Vr, yld et hbl sont
au féminin dans la version syriaque ( ٠yrtky, yldtky et hbltky). Toutefois, si on
applique rigoureusement les règles de la critique textuelle, trois conclusions
s’imposent: 1- les deux Codices grecs ont une lecture redondante; or, une
lecture redondante ne correspond habituellement pas à la leçon la plus
ancienne; 2- la leçon de la version syriaque, qui date du 2e siècle de l’ère chrétienne - date à laquelle juifs aussi bien que chrétiens faisaient déjà une lecture
76. Pour une liste complète des formes impératives, jussives ou eohortatives, voir Stefan
Das Hohelied Salomos zwischen Poesie und Erzählung. Erzähltextanalyse eines poetischen Textesy Tübingen, Mohr Siebeck, 2010, p. 124-126.
77. Parmi les commentateurs qui ont publié récemment, voir Paul 1. G r i f f i t h s , Song of
Songsy p. 160-161; Dominique M 1LLET-GÉRARD, Le signe et le sceau. Variations littéraires sur le
Cantique des Cantiques y Genève, Droz, 2010, p. 306; Marc F a e s s l e r et Francine C a r r i l l c ,
Vaillance du désir. Le Cantique des cantiques revisité y p. 43; 78; Dalmazio C o l o m b o , Cántico dei
cantici. Introduzione, versione e note y Milano, Sao Paolo, 1999 [1989], p. 130; G . A. F. K n i g h t ,
The Song ofSongSy p. 39 ; Jesús. L u z a r r a g a , Poesía. Cantar de ‫ﺀ‬0‫ك‬cantares. Sendas del amory p. 24 ;
564-565. De son côté, Roland E. M u r f h y , The Song ofSongSy Minneapolis MN, Fortress Press,
1990, p. 117; 191 ; 195, ne se prononce pas et refuse d’identifier la personne qui parle au V. 5.
78. Par ailleurs, dans la deuxième partie du V. 5, le texte de la Vulgate est très différent du
texte massorétique: «Là où fut violée ta mère, corrompue celle qui te donna le jour.» Cette
traduction latine évoque peut-être Gn 3.
F isc h e r ,
228
-J. LAVOI E
s^rituelle du Ct79 -, correspond à ‫ ظ‬leçon la plus facile, donc à celle qui risque
fortement d’être la plus récente; ‫ و‬- en contrepartie, la leçon du texte massorétique correspond à la leçon la plus difficile et donc à celle qui a toutes les
chances d’être la plus ancienne. En déhnitive, quiconque respecte les règles de
la critique textuelle, mais aussi la structure du texte - les versets 6 et 7 qui
suivent sont indéniablement prononcées par la femme -, maintient le texte
massorétique, lequel est incompatible avec une lecture spirituelle.
En résumé, le rôle très actif de la femme dans le Ct et cet exemple à partir
de Ct 8,5 montrent bien qu’il est impossible d ’effectuer de manière cohérente
une lecture spirituelle de l’ensemble du Ct. Comment alors expliquer le succès
de cette double lecture? À mon avis, si plusieurs explications sont possibles,
il y en a une qui mérite d’être soulignée: ce succès n’est-il pas dû au fait que
la sexualité humaine ne constitue pas à elle seule un sujet digne de figurer
dans la Effile?
4. D’une lecture anthropologique à une lecture spirituelle
Depuis déjà quelques décennies, un grand nombre de commentateurs sont
d’avis que le sens anthropologique correspond au sens premier du Ct et que le
sens spirituel ne peut être que second®‫؛؛‬. Ce changement de perspective peut
être dû à maints facteurs plus ou moins importants ‫ ؛‬1‫ ־‬ce qu’on appelle cornmunément la «révolution sexuelle» ou plus modestement les changements
profonds survenus dans la vie des couples et dans leur rapport à l’institution
du mariage; 2‫ ־‬l’ouverture dont témoignent les nouveaux discours publics sur
la sexualité, les unions libres, l’homosexualité, etc. ; 5‫ ־‬l’autonomie de l’exégèse
79. $ ‫ﻞ ﺀ‬Marvin
‫ ? ﻫ ﻤ‬o ? E , SongofSotigs. A NewTranslation with Introduction and Commentary y
p. 20, la verslnn syrlaqu€ semble provenir d’un milieu chrétien. Plus prudent, Yair Z a k o v i t c h ,
Das Hoheliedy Preiburg im Breisgau, Herder, 2004, p. 102, est davis qu’il est difficile de dire si
la traduction a été effectuée dans un milieu chrétien ou juif.
80. Voir, par exemple, les quatre auteurs suivants, qui emploient toutefois des terminologies
différentes: Gianfranco N o l l i , Cántico dei Canticiy Roma, Marietti, 1968» p. 44-45, qui estime
que le sens nuptial correspond au sens original, tandis que le sens allégorique correspond au
deuxième sens, c'est-à-dire à l’intention de l’éditeur‫ ؛‬Jesús. L u z a r r a g a , Poesía. Cantar de los
cantares. Sendas del amor, p. 87, qui interprète le Ct comme un poème montrant les chemins de
l’amour, mais qui peut aussi, sur la base d’une exégèse analogique, telle qu’utilisée par Origène,
conduire à d ’autres applications‫ ؛‬Gianfranco R a v a s i , Il Cántico dei cantici. Commento e attualizzazioney p. 41-43 134-132 ‫؛‬, qui voit dans le Ct un manuel de la révélation sur l’amour, l’affectivité ct la sexualité, mais qui refuse d ’opposer sens naturel et sens mystique, car il s’agit toujours
de l’éternelle réalité, à la fois humaine et divine, de l’am our‫ ؛‬par conséquent, il reconnaît que
le Ct contient d’autres potentialités sémantiques, lesquelles sont exposées dans ses interprétations symboliques‫ ؛‬Yves S1MGENS, Le Cantique des cantiques comme livre de la plénitude. Une
lecture anthropologique et théologiquey Bruxelles, Institut d’études théologiques, 1992, p. 9 - ‫ﺗ ﻤ ﻞ‬
26, qui propose d’intégrer le sens spirituel dans le sens littéral, ?ar ailleurs, dans sa méditation
qui prend pour point de départ 18 brefs extraits du Ct, Christos Y a n n a r a s , Variations s u r ‫ﺀ ا‬
Cantique des CantiqueSy ?aris, DDB, 1992, 121 p., développe une lecture fondée à la fois sur la
patristique et sur la psychanalyse, mais sans jamais hiérarchiser les niveaux de lecture.
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
229
par rapport à la théologie morale et dogmatique ou, pour le dire autrement,
la plus grande liberté que les exégètes se sont donnés vis-à-vis des autorités
ecelésiales et synagogales, laquelle coïncide avec la reconnaissance de l’exégèse
historico-critique ‫ ث‬4 ‫ ־‬l’arrivée des féministes dans le monde de l’exégèse du
Ct®1; 5- l’intérêt porté aux plus anciennes lectures du Ct et à l’histoire de sa
canonisation.
Ce dernier facteur mérite une attention particulière, car l’intérêt porté aux
textes rabbiniques antérieurs ou contemporains à Aquiba (vers 110-135) a
permis de découvrir que le Ct n’a pas toujours été lu de manière spirituelle et
que la lecture spirituelle n’est probablement pas la plus ancienne®*. En effet,
maints textes rabbiniques montrent explicitement qu’on lisait le Ct lors des
banquets ou lors de réjouissances entre jeunes gens et qu’on le traitait comme
une chanson d ’amour et une chanson à boire (Sanhédrin 101a; Tosefta
Sanhédrin 12,10 ; Mishnah Taanit 4,8‫ ﻣﻢ‬Par ailleurs, en condamnant la lecture
du Ct lors des réjouissances amoureuses, les textes rabbiniques indiquent que
la lecture spirituelle du Ct a été promue assez tôt, peut-être dès les dernières
décennies du 1er siècle avant l’ère chrétienne®*. En outre, le fait que l’on ait
découvert à Qumran quatre exemplaires du Ct montre qu’une lecture spirituelle était peut-être déjà en vogue dans certains milieux non pharisiens avant
la destruction de Jérusalem.
D’aucuns en concluent que ce sont les lectures allégoriques du Ct qui
ont permis son intégration®^ ou son maintien dans le canon®^. Par contre,
G. Krinetzki est l’un des très rares exégètes qui affirme que la raison la plus
simple et la plus obvie pour expliquer la présence du Ct dans le canon, c’est
que ce poème lyrique parle de l’amour humain87, mais ٧٠ Morla juge que cette
81. Jesús. L u z a r r a g a , Poesía. Cantar de los cantares. Sendas del amory p. 86, n©te 9 ‫>ل‬
signale qu’il y a 66 auteures dans sa biblingraphie.
82. À mon avis, Meik G r r h a r d s , Das Hohelied. Studien zu seiner literarischen Gestalt und
theologischen Bedeutung, p. 477-487, ne réussit pas à faire la preuve du eontraire.
83. On trouvera une traduction de ces textes et de plusieurs autres passages rabbiniques
dans Dominique B a r t h é l é m y , « Comment le Cantique des cantiques est-il devenu canonique ?»,
dans André C a q u o t et Simon LÉGASSE (dir.), Mélanges bibliques et orientaux en Vhonneur de
M. Delcor, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 1985, p. 2 2 1- ‫ م‬.
84. Tel est l’avis de Dominique B a r t h é l é m y , «Comment le Cantique des cantiques est-il
devenu canonique?», p. 13-22.
85. Voir, par exemple, Larry L. L y k e , / IV/// Espouse You Forever. The Song of Songs and the
Theology ofLove in the Hebrew Bible, Nashville TN, Abingdon ?ress, 2 7 ‫ﻣ ﻢ‬, p. x i‫־‬xii; x v ii 65 ‫ث‬
‫؛‬
John G. S n a i t h , Song ofSongSy Grand Rapids MI, William B. Eerdmans, 1993, p. 4 et Robert
G o r d i s , The Song ofSongs and Lamentations. A Study, Modern Translation and Commentaryy
New York NY, Ktav, 1974, p. 2; 43.
86. Voir, par exemple, Steven c . H o r i n e , Interpretative Images in the Song ofSongs. From
Wedding Chariots ‫ ؛‬٠ Bridal Chambersy p. 15-18; 44; Marco T r e v e s , The Song of Salomon,
Firenze, Edizione Frivata Fortunée Franchetti Treves, 2 4 ‫ﻣ ﻪ‬, p. 63 et Daniel L y s , Le plus beau
chant de la création, Faris, Cerf, 1968, p. 24-25.
87. Gunter K r i n e t z k i , Kom m entarzum Hohenlied. Bildsprache und theologische Botschaft,
p. 26-31.
230
LAVOIE
opinion est excessive88.‫ ال‬est remarquable de constater que les exégètes, qui
sont prêts à émettre l’hypothèse que le Ct aurait pu être intégré dans le canon
pour la simple raison que la sexualité est un sujet important et digne de figurer dans la Bible, sont quasi inexistants. Force donc est de constater que la
majorité des exégètes témoignent d’un préjugé défavorable à l’égard de la
sexualité ou, ce qui est tout aussi inquiétant, prêtent aux responsables de la
canonisation du Ct un préjugé défavorable à l’égard de la sexualité. Malgré la
diversité des hypothèses avancées par les exégètes, ces derniers ont donc en
commun de présupposer qu’un livre biblique n’a de valeur que s’il a aussi un
sens spirituel. Or, je crois que la présence du Ct dans le canon n’oblige aucunement à lui trouver un autre sens qu’un sens anthropologique. Du reste, si
c’était là un critère de canonicité, maints textes de la Bible devraient disparaitre, et particulièrement des textes qui font partie de la même section que le
Ct, c’est-à-dire la section des ketüvïm. En effet, aucun exégète ne donne ou ne
se sent obligé de donner un sens spirituel ou théologique au portrait de
l’ivrogne (Fr 23,29-35), du paresseux (Fr 6,6-11; 22,13; 24,30-34; 26,13-16),
du fou (Pr 26,1-12) ou encore aux textes qui portent sur l’alcool (Fr 31,4-7), le
bavardage (Pr 12,18; 17,27-28, etc.), l’amitié (Pr 3,29; 18,24; 27,10; etc.), le repos
et le travail (Qo 4,4-6), les bénéfices que procure l’association (Qo 4,9-12), etc.
Fourtant, ces textes rappellent avec éloquence que les questions strictement
anthropologiques sont au cœur des préoccupations des sages. Que le Ct donne
à penser sur la sexualité, une expérience profondément humaine, ne devrait-il
pas suffire?
L’histoire des lectures du Ct indique clairement que la réponse à cette
question a été et continue d ’être négative. Y aurait-il donc d ’autres arguments
qui peuvent justifier une lecture autre qu’anthropologique ? Autrement dit,
comme le sens anthropologique correspond au sens obvie ‫ ־‬en effet, il ne
viendrait à personne l’idée de lire le Ct comme un poème qui décrit la relation
de Dieu à son peuple s’il ne figurait pas dans la Bible -, doit-on en déduire que
le Ct serait un récit à clé, compréhensible par les seuls exégètes érudits? De
nombreux exégètes répondent par l’affirmative et croient avoir trouvé cette
fameuse clé en lisant le Ct de manière canonique. Toutefois, une comparaison
de ces diverses interprétations, qui situent le Ct dans la lignée des textes
bibliques et notamment des textes prophétiques, nous force à reconnaitre
qu’elles sont non seulement trés nombreuses, mais aussi contradictoires; elles
donnent donc le sentiment de lectures arbitraires et forcées. Quatre exemples
de lectures récentes suffiront à illustrer mon propos.
Selon L. Stadelman, le Ct est un traité politique qui vise à rétablir la
monarchie davidique après le retour de l’exil à Babylone89. Y. Zakovitch estime
88. Victor M o r l a , Poemas del amor y de deseo. Cantar de los CantareSy p. 25.
89. Luis S t a d r l m a n , Love and Politics. A New Com m entary New York NY, ?aulist ?ress,
1992, p. 1-2.
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
2 ‫ؤ‬1
que le Ct contient quelques gloses aiégorisantes (voir, par exemple, Ct 3,6 qui
s’apparente à Jr 2,2), lesquelles ont été rendues possibles grâce à un emploi
fréquent de l’allégorie dans les textes prophétiques, mais aussi dans de nombreux textes bibliques qui présentent des images masculines de Dieu et des
images féminines du peuple d ’Israël^. E. Kingsmill est plutôt davis que l’auteur du Ct est un génie et un maitre de la prière mystique, qui vit à la fin du
2e siècle avant l’ère chrétienne et qui est membre dune communauté ascétique
dont les idées s’apparentent à une forme de proto-mysticisme de la M efkabàh;
par conséquent, le Ct est un texte contemplatif qui nous parle de l’amour de
Dieu pour sa création et plus particulièrement pour la terre d’Israël, Jérusalem,
le temple et le peuple élu91, ?ar ailleurs, contrairement aux Prophètes qui
décrivent seulement l’éros de Dieu pour son peuple, le Ct décrit aussi l’éros
pour Dieu de son peuple élu9^. À l’aide d’une analyse intertextuelle avec les
textes de sagesse et les textes apocalyptiques, E. Kingsmill, qui prétend revenir
à l’intention du poète9^, propose quelques équations pour le moins surprenantes: les deux seins sont les deux tablettes de la Loi qui nourrissent le
peuple9*, la jeune sœur en Ct 8,8 symbolise le second Temple, qui se défend
contre l’accusation qu’elle n’a pas de poitrine, c’est-à-dire qu’elle n’a pas la
capacité, à l’instar du premier Temple, de donner la vraie nourriture à son
peuple9^‫ ؛‬loin de décrire une figure humaine, Ct 5,10-16 présente une description métaphorique de la gloire de Dieu, qui préfigure les spéculations théologiques du corps de Dieu (sVûr qômahjy mais aussi la figure messianique du fils
de l’homme / fils de Dieu9*; celle qui monte du désert (Ct 3,6 et 8,5), c’est la
Sagesse97; été. De son côté, M. Gerhards croit que le Ct témoigne d’une revendication nationaliste contre la tendance hellénisante de l’époque séleucide9®.
?uis, à partir de quelques textes prophétiques et du ?s 45 qu’il associe au Ct,
de l’étude des textes rabbiniques, des toponymes qui font référence à la femme
et de Ct 1,1, il reprend une lecture plus classique: le Ct est simplement une
90. Yair Z a ^ v i t c h , Das Hohelied, p. 94-97; ‫ل‬7‫ م‬- ‫ل‬7 ‫ل‬.
9 1 . Edmée K i n g s m i l l , The Song o f Songs and the Eros of God, p. 3 8 ; 4 3 - 4 4 . En ce q u i
c©ncerne le Een entre le Ct et le temple de Jérusalem, 1‫ ؛‬n’est pas totalement nouveau. Deux
auteurs avaient déjà proposé certains rapprochements en ce sens: Ellen D a v i s , Proverbs,
Ecclesiastes and the Song ofSongs, Louisville KY, Westminster John Knox ?ress, 2 0 0 0 , p. 2 4 0 2 4 3 ; 2 6 1 ; 2 7 0 - 2 7 5 ; 2 7 8 et Robert w. Jl n s o n , Song ofSongs, p. 4 2 - 4 3 et 5 0 - 5 2 .
92. Edmée K i n g s m i l l , The Song ofSongs and the Eros ofG od, p . 39.
9 3 . Edmée K i n g s m i l l , The Song ofSongs and the Eros ofG od, p . 3 5 .
94. Edmée K i n g s m i l l , The Song ofSongs and the Eros ofG od , p. 75-98, un chapitre entièrement consacré à la symbolique des seins dans le Ct, mais particulièrement les p. 80-81 et 225.
95. Edmée K i n g s m i l l , The Song ofSongs and the Eros ofG od, p . 84 et 279.
96. Edmée K i n g s m i l l , The Song ofSongs and the Eros ofGod, p . 179-196; 262-266.
97. Edmée K i n g s m i l l , The Song ofSongs and the Eros ofG od, p. 53; 247 et 277.
98. Meik G£RHARDS, Das Hohelied. Studien zu seiner literarischen Gestalt und theologischen
Bedeutung, p. 537-542.
232
J.-J. LAVOI E
allégorie dc la relation entre Dieu et Israël‫؟؟‬.Selon lui, non seulement la lecture
allégorique du ‫ ه‬correspond à Γintention de l’auteur et aux anciennes compréhensions, mais son rejet de la part des exégètes contemporains n’a aucun
fondement critique et repose simplement sur des constructions propres à
l’exégèse moderne*™!
Comme lire, c’est comparer et que le comparatisme est pratiquement sans
limite*°*, il n’est pas étonnant de constater que certains exégètes légitiment les
interprétations spirituelles de la tradition en faisant appel non seulement à
l’approche canonique, mais aussi aux approches comparatiste et intertextuelle
ainsi qu’au caractère poétique, métaphorique et dialogique du Ct102. Selon ces
exégètes, par sa forme poétique, le Ct autorise qu’on y articule le discours de
l’alliance de la Bible tout entière, tandis que par sa forme dialogique, il invite
ses lecteurs à s’impliquer dans le dialogue des amoureux, plus particulièrement
en s’identifiant à la bien-aimée qui symbolise l’être humain (individuel ou
collectif). Autrement dit, ces exégètes présupposent que les lectures anciennes,
qui sont dites «subjectivées» parce qu’elles favorisent une implication dans le
dialogue, correspondent à la manière la plus immédiate et la plus naturelle de
lire le Ct; en outre, ils reprochent aux lectures modernes de se tenir à distance
de ce dialogue et donc d’être des lectures «non-subjectivées».
Cette double justification des lectures spirituelles ouvre certes la porte à
une longue et riche tradition mystique qu’il serait regrettable de méconnaître,
mais elle est néanmoins très problématique. En effet, s’il est vrai qu’il faut
dénoncer à la fois l’illusion intentionnelle, qui caractérise une certaine exégèse
de type historique centrée sur l’auteur.e ou les auteur.e.s, et l’illusion référentielle, qui caractérise une exégèse de type synchronique centrée sur le seul
texte, il faut également dénoncer l’illusion affective, c’est-à-dire la confusion
entre le texte et ses effets, qui caractérise ce type de lecture dite «sutyectivée»
et plus globalement une certaine critique centrée sur le lecteur ou la lectrice.
Certes, il est vrai que le texte n’existe pleinement que s’il est lu et que le sens
99. M e ik G £R H A R DS, Das Hohelied. Studien zu seiner literarischen Gestalt und theologischen
Bedeutungy p. 477-530.
1 0 0 . M e lk G £R H A R D S, Das Hohelied. Studien zu seiner literarischen Gestalt und theologischen Bedeutungy p. 531.
101. Abraham M a r i a s e l v a m , Vie SongofSongs and Ancient Tamil Love Poems. Poetry and
Symbolismy Roma, Editrice ?ontlficlo Istltuto Biblleo, 1998, ^rticullèrem ent les p. 277-286, a
même rapproehé le Ct des poèmes d’amour (1akam) tamlls, dont 11 pourrait peut-être même
dépendre. Toutefois, sa eomparaison par ressemblanee et dissemblance ne mène à aucune
conclusion définitive, car dans l’un et l ’autre cas le même texte chante pour les uns l ’amour
sexuel et pour les autres l ’amour mystique.
102. Anne‫־‬M. ?£LLET1ER, Lectures du Cantique des cantiques. De Vénigme du sens aux
figures du lecteur, Rome, Editrice ?ontificio Istituto Bíblico, 1989, p. 137-142 ; 260-287; 413-423;
Jean-Marie A u w e r s , «Anciens et modernes lace au Cantique des cantiques. Un impossible
dialogue?», dans André L e m a i r e (ed.), Congress VolumeLeideny Leiden, Brill, 2006, p. 247-248;
Jean-?ierre S o n n e t , «Le Cantique, entre érotique et mystique: sanctuaire de la parole échangée». Nouvelle revue théologiquey 119 (1997), p. 498-502.
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
‫ق‬33
d ’un texte est le produit dune interaetion entre les signaux textuels et les aetes
de eompréhenslon du lecteur, mais la Wirkungsgeschichte du Ct montre avec
éloquence que les partisans des lectures spirituelles ont fait preuve dune trop
grande liberté à l’égard des contraintes textuelles du Ct. Qui plus est, ce type
de lecture dite «subjectivée» présuppose que le Ct est essentiellement un dialogue entre un «je» et un «tu» dans lequel le lecteur ou la lectrice est natuTellement invité à entrer. Or, ce présupposé qui remonte à Origène pose au
moins trois problèmes. Le premier, c’est que ce type de lecture présuppose que
le «je» masculin représente Dieu, tandis que le «tu» féminin représente l’être
humain (individuel ou collectif). Or, j’ai déjà signalé que ce sont là deux identihcations problématiques qui ne respectent pas les données textuelles du Ct.
Le deuxième problème, c’est celui de l’instance énonciatrice. En effet, il est très
difficile de savoir qui parle et à qui on parle*^. Or, comme l’identification des
personnages et la délimitation de leurs discours sont très problématiques, je
ne vois pas comment on pourrait s’identifier avec certitude aux propos de la
bien-aimée. Les récentes études de s. Fischer et 1. Cazeaux illustrent bien ce
problème. En effet. Fischer est d ’avis que le dialogue entre le bien-aimé et la
bien-aimée ne représente même pas la moitié du texte^. Quant à Cazeaux, il
réussit à voir dans le Ct un texte antimonarchiste et plus précisément une joute
de sagesse entre sept poètes qui rivalisent entre eux sous l’oreille attentive du
Frince qui arbitre ce concours de poésie et qui clôt le débat en prenant la parole
en Ct 8,6b105‫ أ‬Le troisième problème porte sur la nature dialogique du Ct. En
effet, d’aucuns estiment que le Ct est plutôt un monologue^. Par exemple,
M. Gerhards est d’avis que la seule façon de rendre compte de l’unité du Ct,
c’est de le considérer comme un long monologue de la bien-aimée (Ct 1,2-8,‫ ل‬2( ‫ث‬
plus précisément, il interprète le Ct comme de longs poèmes oniriques^ que
la bien-aimée raconte aux filles de Jérusalem. Quant au bien-aimé, il juge que
sa voix ne se fait entendre qu’en Ct 8,13 ‫ث‬c’est seulement à partir de ce passage
qu’il répond au long monologue de sa bien-aimée^®. D’autres exégètes estiment
3 ‫ ﻞ‬.‫ ﻣ‬Voir à ce sujet Jean.-Jacques L a v o 1£ et Anne LÉTOURNEAU, « H ^ é n e u ttq u e queer et
Canttque des cantiques», p. 522-525.
104. Stefan F i s c h e r , Das Hohelied Salomos zwischen Poesie und Erzählung. Erzähltextanalyse
eines poetischen Textesy p. 241 ; à ce sujet, voir ces divers schémas aux p. 103-104 ; 142-148 ; 155‫־‬
156.
105. Jacques C a z e a u x , Le Cantique des cantiques. Des pourpres de Salomon à Vanémone
des champs y Faris, Cerf, 2008, p. 24; 37; 59; 70; 80; 85- 88192 ;189 ;177 ;159 ;139 ‫ث‬9;127
5‫ث‬
.
106. Four une liste des exégètes qui ont jadis défendu cette interprétation, voir Meik
G e r h a r d s , Das Hohelied. Studien zu seiner literarischen Gestalt und theologischen Bedeutungy
p. 192-198.
107. Meik G e r h a r d s , Das Hohelied. Studien zu seiner literarischen Gestalt und theologischen Bedeutungy particulièrement aux p. 388 ; 391 ; 394; 397 ; 400, identifie les péricopes comme
suit : rêve d’être avec le bien-aimé (Ct 2,6-3,5) ; premier rêve de mariage (Ct 3, 65, 1 ‫ ;)־‬incertitude
(Ct 5,2-6,11); deuxième rêve de mariage (Ct 6,12-7,13); désillusion (Ct 7,14-8,4); etc.
108. Meik G e r h a r d s , Das Hohelied. Studien zu seiner literarischen Gestalt und theologischen Bedeutung y particulièrement les p. 436-437 et 439.
;117
234
-J. LAVOI E
que le Ct est un monologue d’un bout à l’autre, ou un duo ehanté en pseudodialogue, comme si le dialogue direct était volontairement évité pour préserver le secret, la liberté ou la pudeur109.
Quoi qu’il en soit du genre littéraire du Ct, la reconnaissance du caractère
poétique et métaphorique du Ct ne légitime pas davantage les lectures spirituelles. 11 est vrai que les images poétiques et métaphoriques du Ct sont polysémiques, mais la simple reconnaissance de cette polysémie ne fournit aucun
critère exégétique concret pour interpréter le Ct; au contraire, l’histoire des
lectures spirituelles du Ct montre qu’elle a simplement ouvert la porte à de
nombreuses interprétations arbitraires et fantaisistes, qui peuvent tout au
mieux faire sourire l’exégète du 21e siècle110.
Bien entendu, la question du ou des genres littéraire du Ct (dialogue,
monologue, etc.) et le caractère polysémique de plusieurs de ses images suscitent également maints désaccords chez les partisans d ’une lecture anthropologique. C’est ce qu’il convient maintenant d ’exam iner.
5. Les lectures anthropologiques
Les lectures anthropologiques sont tout aussi diverses que les lectures spirituelles et cette diversité dépend en bonne partie, elle aussi, des textes avec lesquels on compare le Ct. Quelques exemples suffiront à illustrer mon affirmation.
À l’instar des partisans d ’une lecture spirituelle du Ct, de nombreux cornmentateurs sont également d’avis qu’il faut lire le Ct à la lumière des autres
livres bibliques, notamment des textes prophétiques. Toutefois, contrairement
à ceux cités ci-dessus, ils sont convaincus que le Ct s’oppose à ces textes prophétiques. ?ar exemple, selon A. LaCocque, le Ct est un livre subversif et
carnavalesque, un pastiche satirique et irrévérencieux de l’imagerie nuptiale
des textes prophétiques, qui vise à restaurer la gloire et la signification originelles de l’éros111. En somme, l’objectif du Ct est de faire un pied de nez à tous
109. Jacqueline DES R o c h e t t e s , et al.y «Les mDts du Cantique: une polysémie symphonique», Bulletin de littérature ecclésiastiquey 102 (2001), p. 177.
110. ? D u r ne pas sombrer dans l’arbitraire et bien saisir le caractère polysémique d’une
métaphore, ‫ ه‬. Reel a bien montré qu’il faut partir du plus grand nombre d’attestations de la
façon dont une civilisation la perçoit. Selon lui, ce travail est relativement simple car, dans les
sociétés anciennes, on se servait souvent d’une même métaphore durant des millénaires. Par
conséquent, il propose de suivre un modèle de cercles concentriques, le premier étant le contexte
linguistique immédiat, le deuxième celui de l’ensemble du Ct, le troisième celui du premier
Testament, le quatrième celui du pays où le Ct a été rédigé et le dernier celui des pays avoisinants.
Bien entendu, une telle méthodologie n’est pas infaillible, mais elle met à l’abri des interprétations spirituelles parfois nettement fantaisistes. Voir à ce sujet ses deux ouvrages: Deine Blicke
sind Tauben. Zur Metaphorik des Hohen LiedeSy Stuttgart, Verlag Katholisches Bibelwerk, 1984,
p. 15-25 et Le Cantique des cantique. Introduction et commentairey p. 40-41.
111. André L a C o c q u e , Romance She Wrote: A Hermeneutical Essay on Song of SongSy
Harrisburg ?N, Trinity ?ress International, 1998, particulièrement les p. 56-58; 64 et 176.
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
235
les puritains“*! Bien entendu, LaCocque n’est ni le premier ni le dernier ‫ ف‬avDir
souligné que ee que le Ct célèbre - à savoir la relation érotique entre un homme
et une femme, la beauté des bijoux, la bonne odeur des parfums, etc. -, c’est
ce que les prophètes critiquent“^. Sans entrer dans les détails, il y a de toute
évidence, dans le traitement de l’éros, un abime entre le Ct et les textes prophétiques: les références prophétiques ‫ ف‬l’amour conjugal de Yhwh pour son
peuple (Os 2 ; t t ; I s 5 ; £ z t 6 ; 2 0 ) tiennent de la frustration, de la jalousie, de
la prostitution, voire de la pornographie“* et non de la passion amoureuse
comme c’est le cas dans le Ct. Enfin, force est de constater que, dans le Ct,
contrairement aux textes prophétiques, ce n’est pas le couple qui est l’allégorie
d’une quelconque réalité mystique, mais bien la création tout entière (monde
animal, végétal, minéral...) qui est l’allégorie de l’amour sensuel de ce couple.
D’aucuns associent plutôt le Ct au livre des Proverbes. Par exemple, R. de
Pury émet l’hypothèse que de nombreux passages de Pr 1-9 pourraient s’expliquer comme une polémique contre l’hédonisme du Ct (par exemple Pr 2 , 9 ‫ل‬0 - ‫; ل‬
5,15
“ 14‫(ﻟﻢ‬7, 27‫־‬6,
23‫־‬
520
;‫־‬
Mais le
. contraire est aussi vraisemblable: le Ct peut
très bien se lire comme un texte qui se moque du discours sapientiel sur la
femme. Bien entendu, non seulement ces deux interprétations sont en lien avec
les soi-disant intentions de l’auteur.e“*, mais elles présupposent que le Ct a été
rédigé avant Pr 1-9 ou vice-versa. Or, si la datation de Pr 1-9 ne cause guère de
difficulté - en effet, il y a un certain consensus pour situer ce premier livret à
la période perse - il n’en va pas de même pour le Ct, puisque tous les siècles du
premier millénaire avant l’ère chrétienne ont été proposés, les deux extrêmes
étant le 12‫־‬l l e siècle“^ ou plus fréquemment le 10e siècle“®et le 1er siècle avant
112. Francis L a n d y , Paradoxes ofParadises. Identity and Difference in the Song ofSongs,
p. 17 et A. L a C o c q u £ , Romance She Wrote: A Hermeneutical Essay on Song ofSongs, p. xi.
113. Pour des exemples précis, voir Jannie H. H u n t e r , «The Song o f Protest: Reassessing
the Song ofSongs», Journalfor the Study of the Old Testament, 90 (2000), p. 109-124, qui est
davis que le Ct est un livre qui conteste non seulement les textes prophétiques, mais plus généralement la société patriarcale.
114. À propos de la qualification des textes prophétiques comme des textes pornographiques, voir Carole R. F o n t a i n e , «Song? Songs? Whose Song?: Reflections of a Radical
Reader», dans Peter s. H a w k i n s & Lesligh Cushing S t a h l b e r g (ed.), Scrolls ofLove. Ruth and
the Song ofSongs, New York NY, Fordham University Press, 2006, p. 295 et 365, note 4.
115. Roland DE P u r y , «Qohéleth et le canon des Ketubim», Revue de théologie et de philoSophie. 131 (1999), p. 194.
116. Les exégètes ne s’entendent pas davantage sur l’identité de l’auteur.e. Voir à ce sujet
Jean-Jacques L a v o i e , «La femme dans le Cantique des cantiques», dans Desfem m es aussifaisavent route avec lui. Perspectives féministes sur la Bible, Montréal - Paris, Médiaspaul, 1995,
p. 103-111.
117. Alviero N i c a c c i , « Cántico dei cantici e canti di amore egiziani». Liber annuus. Studii
Biblici Franciscani, 41 (1991), p. 61.
11$. Voir, par exemple, Gillis G e r l e m a n , Ruth. Das Hohelied, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 1965, p. 76-78; Scott N o e g e l & Gary A. R e n d s b u r g , Salomon’s Vineyard:
Literary and Linguistic Studies in the Song of Songs, Atlanta GA, Society of Biblical Literature,
2009, p. 174 et 184; Richard M. D a v i d s o n , Flame ofYahweh. Sexuality in the Old Testament,
236
' . LAVOI E
rère chrétienne, voire précisément en -‫ ة‬8‫ ! وﻟﻞ‬Quoi qu’il en soit de la question
de la datation, une comparaison du Ct avec ? ٢ indique bien que la femme n’est
pas vue de la même façon. Par exemple, contrairement à la bien-aimée du Ct,
qui n’est ni mère ni confinée au foyer, la femme qui est valorisée et idéalisée
en Pr 30,10-31 est la mère au foyer qui s’occupe de ses enfants pendant que
son mari est considéré quand il siège parmi les anciens du pays. Autrement
dit, contrairement au livre des Pr qui, à l’instar du reste de la Bible hébraïque,
estime que c’est la fécondité qui donne son sens et sa justification à la sexualité,
le Ct ne subordonne aucunement la sexualité à sa dimension biologique et
reproductive, et promeut un éros qui n’a d ’autre finalité que l’amour et l’émerveillement mutuel·^. En outre, contrairement à Pr 31,30 qui loue la femme
craignant Yhwh et dévalorise la grâce et la beauté, le Ct fait l’éloge de la beauté
de la bien-aimée. La perception de la femme qui prend des initiatives à l’égard
de l’homme est aussi très différente dans les deux livres·, le Ct valorise une
telle femme (Ct 1,2.4; 2,17; 3,1-4; etc.), tandis que Pr la considère comme une
personne dangereuse qu’il faut absolument éviter (Pr 2,16-19; 5,3-6; 6,24-35;
7,‫خ‬
23,27-28
27(.;
Bien entendu, la recherche comparatiste ne s’est pas limitée au corpus
biblique. Les textes des civilisations voisines ont également été sollicités et
présentés comme des clés de lecture du Ct. Par exemple, H.P. Müller décrit les
emprunts aux textes érotiques du Proche-Crient ancien comme des transpositions lyriques du mythique^*. De son côté, ‫ ه‬. Keel fait appel à toute la
richesse de l’iconographie du Proche-Orient ancien afin de montrer que le Ct
est purement et simplement un recueil de chants d’amour humain désacralisé
et démythisé, un texte qui « exprime des expériences et une sagesse subversives
par rapport au quotidien soumis aux lois et à la justice, à la fidélité et au
m érite^». Après avoir longuement comparé le Ct avec des poèmes d’amour
de l’Égypte ancienne, M. V. Fox conclut plus simplement que le Ct a été écrit
pour le divertissement^*. Pour G. Garbini, la clé du Ct se trouve du côté de la
?€abody MA, Hendrickson, 2 7 ‫ﻣ ﻢ‬, p. 562-564·, Duane G a r r e t t , Proverbs, Ecclesiastes, Song ٠/
Songs, Nashville TN, Broadman ?ress, 1993, p. 351-352.
119. Giovani G a r b i n i , Cántico dei cantici. Testo, traduzione, note e commento, Brescia,
Paideia, 1992, p. 16; 172; 293-296; 303.
120. Voir à ce sujet Jean-Jacques L a v o i e et Anne LÉTOURNEAU, «Herméneutique queer et
Cantique des cantiques», p. 516-517. Selon certains exégètes, les herbes mentionnées dans le Ct
sont celles qui étaient utilisées dans l’ancien monde méditerranéen pour assurer le contrôle des
naissances. Voir Athalya B r e n n e r , The Intercourse o f Knowledge: On Gendering Desire and
*Sexuality’ in the Hebrew Bible, Leiden, Brill, 1997, p. 72-78.
121. C’est par exemple le cas de l’emploi d’images théomorphiques pour décrire la femme
(Ct 3,6; 6, 8, 5 ;‫ ﻣ) ﻞ‬et l’homme (Ct 5,14-15). Voir Hans Peter MÜLLER, Vergleich und Metapher
im Hohenlied, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1984, p. 22 ; 31-33; 46-49; Id., Das Hohelied,
Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1992, p. 4; 3 8 ; 5 9 ; 6181 ;69 -67 ‫؛‬.
122. Othmar R e e l , Le Cantique des cantiques, particulièrement les p. 30, 48 et 51.
123. Michael V Fox, The Song ofSongs and the Ancient Egyptian Love Songs, p. 227-251,
particulièrement la p. 251. Voir aussi Renita j. W e e m s , «The Song of Songs», dans The New
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
‫ق‬3 7
littérature grecque dont il dépend, particulièrement les textes de ^ é o crite , de
Philodème de Gadara, de Méléagre et de Platon (Phèdre et Le Banquet)124. De
ces diverses influences, il conclut que l’auteur du Ct, qui est issu du milieu
sacerdotal de Jérusalem, présente trois types de femme, qui correspondent à
certains aspects de l’amour chez Platon: la mariée et l’amour physique qui est
d’entrée de jeu pleinement réalisé (Ct 1,2-4.12-14; 3,6-11 ; 4,8-5,l ; 6,8-7,11), la
femme libre et l’amour qui s’accomplit progressivement jusqu’à l’étreinte finale
(Ct 1,5-11 ; 1,15-2,3.8-17; 4,1-7; 6,1-3; 7,2-14; 8,8-14), la prostituée et l’amour
inaccessible qui ne parvient pas à se réaliser (Ct 2,4-7; 3,1-5; 5,2-8; 8,1-4). À
cette prostituée apparait cependant l’A mour personnifié qui garantit l’immortalité (Ct 8,4-5)125. H. j. Heinevetter interprète également le Ct en fonction du
monde grec, plus précisément de l’urbanité grecque, mais il propose une thèse
tout aussi fragile : le Ct est le fruit du travail d ’un rédacteur qui a compilé mais
aussi rédigé divers poèmes d’amour afin de constituer une sorte de protestation
anti-urbaine, empreinte de nostalgie de la vie rustique d’autrefois*^. Enfin,
tout autre est la thèse de s. Noegel et G. A. Rendsburg: la clé du Ct se trouve
dans deux genres littéraires du monde arabophone, qui s’apparentent à l’invective, la moquerie et la flatterie sarcastique: le tasbïb et le hijâ\ Une comparaison du Ct avec ces deux genres leur permet de conclure que le Ct, qui en
surface peut se lire comme un poème érotique, est en réalité une invective
politique et plus particulièrement une invective écrite par un auteur du Nord
contre Salomon et ses descendants qui régnent à Jérusalem*^.
L’intertextualité sans fin, qui indique bien la très grande capacité d’association et d ’imagination des lecteurs et lectrices du Ct, n’est pas la seule cause
des diverses interprétations anthropologiques du Ct. La teneur des images
sexuelles a aussi donné lieu à des interprétations irréconciliables, ?ar exemple,
l’interprétation des chants qui décrivent le corps de la bien-aimée (Ct 4,1-7;
6,4-7; 7,1-11) et du bien-aimé (Ct 5,10-16) diffère d ’un exégète à l’autre. Pour
Interpreter’s Bible. Volume V, Nashville TN, A b in g d ^ ?ress, 1997, p. 372 ‫ث‬j. Cheryl E x u m , Song
ofSongs. A Com m entary Westminster, l©hn Knox ?ress, 2005, p. 63-64.
124. Gi©vanni G a r b i n i , Cántico dei can‫¿؛‬،:¿. Testo, traduzione, note e commentOy p. 299-304 ;
314-316; 318; 322.
125. Gi©vanni G a r b i n i , Cántico dei cantici. Testo, traduzione, note e commento, surt©ut les
p. 269; 299; 308-313; 316-319.
126. v©ir Hans J©sef H b i n b v b t t b r , «Komm nun, mein Liebster, Dein Garten ruft Dich!».
Das Hohelied als programmatische Komposition, Frankfurt, A th en ern, 1988, particulièrement
les p. 179-198 et 210-223, où il ©pp©se nature (par exemple, Ct 2,8-17; 4,8-5,l; 7,12-13; 8,5) et
culture (par exemple, Ct 3,1-5; 8,1-2), vie (avec les images suivantes: jardin, paradis, champs,
l©tus, pasteur, etc.) et m©rt (avec les images suivantes: ville, gardiens, désert, etc.) et ©ù il
explique c©mment la c©llect‫©؛‬n de p©èmes d ’am©ur a pris naissance dans un environnement
hellénistique.
127. Scott N o b g e l & Gary A. R b n d s b u r g , Salomon’s Vineyard: Literary and Linguistic
Studies in the Song o f Songs, p. 54-55; 129-169; 184.
238
J.-J. LAVOI E
les uns, ee sont des wasfs, de superbes ehants érotiques128, mais pour les autres,
ce sont des parodies^*, des chants grotesques^, voire des chants grotesques
et pervers qui décrivent un drag queen131. D. Garrett juge que des lectures
comme celles de Brenner et Black sont sans fondement et proviennent simplement de l’idéologie féministe ! Selon lui, loin d ’être comique, le Ct est un livre
sérieux1*2. La controverse va bien au-delà de ces quelques passages du Ct, car
certains auteurs estiment que le Ct est un beau livre érotique, qui n’a rien de
pornographique1**, tandis que d’autres sont d’avis que le Ct est un livre quasi
^rnographique1**ou pornographique***. Ces lectures opposées indiquent bien
que la frontière entre érotisme et pornographie est poreuse et que c’est aussi
le regard qui fait la pornographie ou l’érotisme, et non seulement l’écrivain,
!*artiste...
Les exégètes ne s’entendent pas davantage quant à savoir si le Ct décrit ou
non une relation sexuelle entre les amoureux, ?ar exemple, de nombreux
commentateurs estiment qu’une relation sexuelle complète entre les amoureux
est bel et bien décrite, notamment en Ct 4,‫ ل‬65-, ‫ ﻣﺔ* ﻟﻞ‬Certains estiment même
128. Carey E. W a l s h , Exquisite Desire. Religion, the Erotic, and the Song ofSongs, p. 61-67;
W e e m s , «The Song ofSongs», p. 370; 4415 -414‫ م‬2 ‫؛‬.
129. Pour Cl 7,1-10, voir Athalya B r e n n e r , « ‘Come Baek, Come Back the Shulamite’ (Song
o f Songs 7.1-10): A Parody o f the Wasf Genre», dans Athalya B r e n n e r (ed.), A Feminist
Companion ‫؛‬٠ the Song o f Songs, Sheffield, JSGT Press, 1993, p. 234-257; dans le même collectif
James William W h e d b e e , «Paradox and Parody in the Song of Solomon: Towards A Comic
Reading o f the Most Sublime Song», p. 266-280, estime que Ct 5, 10-16 est également un texte
parodique.
130. Telle est la thèse de Fiona B l a c k , The Artifice ofLove: Grotesque Bodies and the Song
ofSongs, London & New York NY, T. & T. Clark, 2009, surtout les p. 9-64 et 122-165, qui attire
l’attention sur ce qui distingue les descriptions de la femme de celle de l’homme. Selon elle, les
images pour décrire la femme sont plus organiques et proviennent des paysages, de la nourriture
et des liquides, tandis que celles qui dépeignent l’homme sont plus statiques, solides et dures.
En outre, lorsque l’homme décrit la femme, il s’adresse à elle, mais lorsque la femme décrit
l’homme, elle s’adresse à ses amies.
131. Roland B o e r , The Earthy Nature oftheB ible: Fleshly Readings ofSex, Masculinity, and
Carnality, New York NY, Palgrave Macmillan, 2012, p. 22 ; 24-25.
132. Duane G a r r e t t , Song of Songs, p. 38 et 111.
133. Voir, par exemple, Carey E. W a l s h , Exquisite Desire. Religion, the Erotic, and the Song
ofSongs, p. 42-45; 187; Richard s. N e s s , Song ٠/ Songs, Grand Rapids M l, Baker Academic,
2005, p. 20; R. M. D a v i d s o n , Flame ofYahweh. Sexuality in the Old Testament, p. 616-617; D.
j. E s t e s , The Song ofSongs, p. 289 et 362; R. J e n s o n , Song ofSongs, p. 1.
134. Slavoj 21¿EK, La marionnette et le nain. Le christianisme entre perversion ‫ ﺀ‬subversion,
‫ﺀ‬
traduit par Jean-Pierre R i c a r d et Jean-Louis S c h l e g e l , Paris, Seuil, 2006 [2003], p. 157.
135. On trouvera une liste des auteurs qui défendent cette thèse et qui pratiquent une «proporn X-egesis» dans Jean-Jacques L a v o i e et Anne LÉTOURNEAU, «Herméneutique queer et
Cantique des cantiques », p. 520-526. En outre, ces deux auteurs déconstruisent la notion de
«pornographie». Selon Roland B o e r , The Earthy Nature of the Bible: Fleshly Readings ofSex,
Masculinity, and Carnality, p. 23; 26; 29; 32-33, le Ct est non seulement un texte pornographique, mais sa logique est aussi masochiste.
136. Voir, par exemple, Walter BÜHLM ANN, Das Hohelied, Stuttgart, Katholisches Bibelwerk,
1997, p. 59-60 et Francis L a n d y , Paradoxes ofParadises. Identity and Difference in the Song o f
Songs, p. 107-111.
R. j.
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
239
que les nDmbreuses images du Ct qui évDquent la nourriture et la boisson
soulignent le caractère oral et donc non phallique du désir sexuel·^. Autrement
dit, ces images alimentaires interrompent la conception phallocentrique et
s’apparentent davantage à l’érotisme lesbien^. Plus explicite encore, R. Boer
est d ’avis que le Ct présente, par exemple, une ode au phallus et une scène gay
en Ct 3,6-11, une scène de lesbianisme en Ct 6,4-12 et une orgie queer en Ct
81-14139. Dans un sens diamétralement opposé, d’aucuns jugent que l’union
hétérosexuelle entre les amoureux n’est jamais consommée et qu’elle reste d’un
bout à l’autre du livre sur le mode de l’attente, de l’espérance ou du désir**°.
Plus précis, G. M. Schwab affirme même que les amoureux ne consomment
jamais tout à fait leur amour et n’atteignent jamais complètement ni la satisfaction, ni l’orgasme! En outre, il est d’avis que l’amour, dans le Ct aussi bien
que dans le reste de la Bible, a un côté sombre, qu’il est un pouvoir dangereux
pouvant apporter la joie, mais aussi la peine, particulièrement s’il est vécu
prématurément, c’est-à-dire avant le mariage^. Dans une perspective semblable, ٦.Munro est d’avis que le Ct n’est pas qu’une méditation sur l’amour
en soi, mais un texte qui vise à faire l’éducation sentimentale de la jeune
femme et à la protéger de peur qu’elle ne s’ouvre elle-même prématurément à
l'amour^^.
Encore plus pragmatique, j. c. Dillow interprète le Ct comme un manuel
de sexualité qui donne des conseils à suivre pour régler le d^fo^tionnem ent
sexuel féminin! En outre, selon lui, les mouvements féministes n’ont fait
qu’aggraver les problèmes de la femme, laquelle devrait, dans l’amour comme
dans la vie, simplement se soumettre à l’homme^3!
L’interprétation de D. Garrett est tout aussi fantaisiste, car il suppose que
le Ct décrit l’histoire d’une jeune femme qui désire se marier et perdre sa
137. Carrey Ellen W a l s h , «In the Absence of Love», dans ?eter s. H a w k i n s & Lesligh
Cushlng S t a h l b e r g (ed.). Scrolls ofLove. Ruth and the Song ofSongs, New York NY, Fordham
University Fress, 2006, p. 289-292.
138. Ken S t o n e , Practicing Safer Texts. Food, Sex and Bible in Queer Perspective, London
& New York, T. & T . Clark International, 2005, p. 100-101.
139. Roland B o e r , The Earthy Nature ofthe Bible: Fleshly Readings ofSex, Masculinity, and
Carnality, p. 22 ; 25-26 ; Id., Knockin' on Heaven's ٠٥٠٢٠· The Bible and Popular Culture, New York
NY,Routledge, 1999, p. 70.
140. Carey E. W a l s h , Exquisite Desire. Religion, the £‫؛‬٢٠ *’،:, and the Song ofSongs, p. 160;
211; Axel V a n d e S a n d e , «La bien-aimée du Cantique des cantiques a-t-elle trouvé son bien
aimé?», Ephemerides Theologicae Lovanienses, 87 (2011), p. 325-342.
141. George M. S g h w a b , The Song ofSongs' ‫*’ ﺀ»ى‬
‫ رﺳﻢ‬Message Concerning Human Love,
p. 80; 84; 99; 101; 103-105; 107-108; 127; 129-132; 141; 161; 164; 168; 173; 181; 197.
142. Jill M. M ü n r o , Spikenard and Saffron: The Imagery o fth e Song ofSongs, Sheffield,
Sheffield Academic Fress, 1995, p. 147.
143. Joseph c. D i l l o w , Solomon on Sex, New York NY, Nelson, 1977, cité dans Marvin
P o p e , «Métastasés in Canonical Shapes ofth e Super Song», dans Gene M. TüGKER et al. (eds.).
Canon, Theology and Old Testament Interpretation. Essays in Honor o f Brevards s. Childs,
Fhiladelphia FN, Fortress Press, 1988, p. 320-321.
240
J.-J. LAVOI E
virginité, mais qui est très anxieuse à i’idée dune teiie perte‫ ؛‬seion lui, la
célébration de la perte de la virginité de la femme constitue même le véritable
sujet du Ct et le message du livre est le suivant*, les épreuves que doivent vivre
toutes les femmes, à savoir la défloration, la grossesse et l’accouchement, ne
doivent pas être méprisées‫ ؛‬elles sont des actes de courage non moins grands
que la volonté de l’homme d’aller au champ de bataille***.
Tout aussi imaginatif, $ ٠c. Horine est d’avis que la tension dramatique qui
traverse le livre provient du fait que le père et les frères de l’héro'i'ne ont failli
à leurs obligations légales et sociales selon lesquelles ils devaient marier l’héroïne avant qu’elle ne devienne pubère**^. En outre, tout son livre vise à
défendre la thèse voulant que la sexualité célébrée dans le Ct est une sexualité
bonne parce qu’elle se situe dans le cadre du mariage***. Au contraire, de
nombreux exégètes estiment qu’il y a un certain consensus en ce qui concerne
l’amour dans le Ct: il est célébré en dehors de l’institution du mariage et il ne
fait aucune référence à la procréation*^. Toutefois, bien que l’éros soit « infrajuridique, para-juridique, supra-juridique» et qu’il est, selon ? ٠ Ricoeur, «de
son essence de menacer de son démonisme l’institution ‫ ־‬toute institution, y
compris celle du mariage**®», la présence des filles de Jérusalem rappelle bien,
à elle seule, que l’éros célébré par le Ct ne se vit pas pour autant à l’écart de
la société (Ct 2 , 7 5 , 3,5
8 ‫؛؛‬
et 8,4). En effet, bien avant nous, lecteurs et lectrices
d’aujourd’hui, ces fllles de Jérusalem constituent le premier auditoire de ces
échanges amoureux, les premières à être témoins de l’intimité de ces amoureux. ?ar conséquent, leur présence nous rappelle aussi que lorsque nous lisons
le Ct et que nous pénétrons ainsi dans l’intimité de ces amoureux, nous ne
sommes aucunement condamnés au voyeurisme. Au contraire, à l’instar de
ces fllles de Jérusalem qui nous ont précédés dans l’écoute et l’interprétation
de ces mots d’amour, voire de ces mots qui font l’amour, nous sommes invités
à notre tour à les écouter et les interpréter, chacun à notre façon, la mienne
ayant été ici de vous faire participer à un dialogue critique entre de nombreux
lecteurs et lectrices du Ct, d’hier et d’aujourd’hui.
144. Duane G a r r e t , SongofSongs, p. 40; 120 ;118 ;112-115 ;9 4‫ ﺗﻮ ־‬.
145. Steven c . HORINE, Interpretative Images in the Song ofSongs. From Wedding Chariots
‫؛‬٠ Bridal Chambers, p. 154-155; 168.
146. Q ueques exégètes défendent également eette thèse. Voir, par exemple, Tremper
L o n g m a n 111, SongofSongs, p. 15; 59-62; 70; Rlehard s. H e s s , Song of Songs, p. 28 et 55; Tom
G l e d h i l l , The Message of the Song ofSongs. The Lyrics o f Love, p. 23; 27-29; 33; 38-39; Daniel
]. E s t e s , The SongofSongs, p. 285; 292-297; 300.
147. ?our les références, voir Jean-Jacques L a v o i e et Anne LÉTOURNEAU, « Herméneutique
queer et Cantique des cantiques», p. 516 et 521.
148. ?aul R i c o e u r , Histoire et vérité, ?aris. Seuil, 1955, p. 209.
R É C E P T I O N DU C A N T I Q U E DES C A N T I Q U E S
‫ق‬4 ‫ا‬
Pour ne pas conclure...
À la lumière de cette enquête portant sur les lectures anciennes mais surtout
récentes du Ct, on peut affirmer - et cette fois-ci sans crainte d’être contredit!
‫ ־‬qu’aucun autre livre biblique n’a fait l’objet d’interprétations si différentes au
cours de l’histoire. Au regard d’une toile enquête, on comprendra donc pourquoi je n’ai pas eu la prétention d’apporter une nouvelle lecture et encore moins
l’ambition de présenter la bonne lecture. J’ai plutôt cherché à présenter diverses
lectures du Ct, ‫ ف‬mettre en lumière différents discours sur la sexualité que le
Ct a inspirés au cours de l’histoire et à montrer comment ces discours sont en
partie liés à une histoire plus générale, soit celle de la sexualité. Cela étant dit,
je n’ai pas davantage eu la prétention, voire la naïveté, de faire une présentation
neutre et impartiale de ces diverses lectures du Ct. Au contraire, ma présentation a été critique, voire parfois polémique, mais jamais dogmatique.
Autrement dit, tout en combattant un certain pluralisme paresseux qui admet
trop facilement que les interprétations s’équivalent, j’ai cherché à promouvoir
un pluralisme conflictuel, celui-là même qui peut être perçu comme un hommage au caractère inépuisable du Ct. Ainsi, à l’instar du Ct qui est un poème
d ’amour sans véritable conclusion^‫؟‬, l’exégète qui ht ce magnifique poème est
donc, lui aussi, inévitablement appelé à déployer une herméneutique sans fin,
à tenir un discours sans conclusion.
Départem ent des sciences des retirions
Université du Québec à M ontréal
SOMMAIRE
Cet article vise un triple objectif: présenter de manière critique diverses lectures
du Cantique des cantiques, mettre en lumière différents discours sur la sexualité que le Ct a inspirés au cours de l’histoire et montrer comment ces discours
sont en partie liés à une histoire plus générale, soit celle de la sexualité. La
présentation de ces lectures est divisée en cinq parties qui correspondent à
diverses approches et visions de la sexualité: les lectures spirituelles; des lectures obscènes aux lectures puritaines et moralisatrices; d’une lecture spirituelle à une lecture anthropologique; d ’une lecture anthropologique à une
lecture spirituelle; les lectures anthropologiques.
149.
En effet, le dernier verset du Ct n’a rien d’une fin puisqu’il nous ramène à Ct 2,17. Quant
aux versets qui suivent le titre, ils nous plongent abruptement au cœur d’un échange entre un
«je» et un «tu», dont l ’identité et l’origine nous demeurent inconnues. Le Ct est donc un texte
sans véritable début ni fin.
242
J.-J. LAVOI E
SUMMARY
This article has a threefold purpose: to offer a critical presentation of various
readings of the Song of Songs, to shed new light on the different discourses,
related to sexuality, that the Song of Songs has inspired through history, and
to show how these discourses are somehow related to a more general history,
in this case the history of sexuality. The presentation of the research is divided
in five parts, which correspond to various approaches and visions on sexuality:
the spiritual readings; from obscene readings to puritanical and moralistic
readings; from a spiritual reading to an anthropological reading; from an
anthropological reading to a spiritual reading; the anthropological readings.
‫آلﻣﺂورلم؛‬
Copyright and Use:
As an ATLAS user, you may priut, dow nload, or send artieles for individual use
according to fair use as defined by U.S. and international eopyright law and as
otherwise authorized under your resp ective ATT,AS subscriber agreem ent.
No eontent may be copied or emailed to multiple sites or publicly posted without the
copyright holder(s)’ express written permission. Any use, decompiling,
reproduction, or distribution of this journal in excess of fair use provisions may be a
violation of copyright law.
This journal is made available to you through the ATLAS eollection with permission
from the eopyright holder(s). The eopyright holder for an entire issue ٥ ۴ ajourna!
typieally is the journal owner, who also may own the copyright in each article. However,
for certain articles, tbe author o fth e article may maintain the copyright in the article.
Please contact the copyright holder(s) to request permission to use an article or specific
work for any use ‫ آس‬covered by the fair use provisions o f tbe copyright laws or covered
by your respective ATLAS subscriber agreement. For information regarding the
copyright hoider(s), please refer to the copyright iaformatioa in the journal, if available,
or contact ATLA to request contact information for the copyright holder(s).
About ATLAS:
The ATLA Serials (ATLAS®) collection contains electronic versions of previously
published religion and theology journals reproduced with permission. The ATLAS
collection is owned and managed by the American Theological Library Association
(ATLA) and received initia‫ ؛‬funding from Liiiy Endowment !)٦٥.
The design and final form ofthis electronic document is the property o fthe American
Theological Library Association.