L`ART DES « DÉLICATES PERTURBATIONS »

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L`ART DES « DÉLICATES PERTURBATIONS »
Christo :
L’ART DES «
DÉLICATES
PERTURBATIONS »
CE NE SONT PAS DES « WRAPPERS ». ILS NE CRÉENT PAS « D’ÉVÉNEMENTS ». ILS REFUSENT
LES PARTENARIATS. ALORS, EN QUOI CONSISTE LEUR ACTIVITÉ APRÈS TOUT ? UNE
INTERVIEW DE CHRISTO RÉALISÉE À NEW-YORK. COMMENT DÉFINIRIEZ-VOUS VOTRE ART ?
Jeanne-Claude et moi sommes des artistes visuels.
Les peintres travaillent sur des surfaces planes ;
les sculpteurs doivent travailler autour de l’espace
créé par la sculpture. Nous, nous utilisons l’espace
! Mais lorsque nous travaillons à l’extérieur, nous
nous rendons dans des endroits très réglementés
et nous devons nous adapter aux décisions
antérieures prises par les urbanistes, les
architectes et les politiciens. En tant qu’artistes
visuels, nous entrons dans cet espace et créons de
délicates perturbations. Nous empruntons, nous
n’inventons pas.
PRENONS L’EXEMPLE DES « FLOATING PIERS
», OÙ SE TROUVE L’ŒUVRE D’ART
EXACTEMENT ?
L’œuvre est le projet dans son entité ! Il commence
toujours avec une « période d’étude » durant
laquelle nous analysons le projet. Les gens
essaient d’aider, d’autres tentent de nous arrêter et
moi, je peins ! Heureusement, nous disposons de
collectionneurs d’art partout à travers le monde
désireux d’acheter ces peintures – certains d’entre
eux en possèdent plus de 200 – nous permettant
de demeurer financièrement indépendants et de
développer le projet. Parfois, après des dizaines
d’années de négociations, nous trouvons un terrain
d’entente et réussissons à nous procurer
l’autorisation nécessaire. Nous passons ensuite
ensuite à la « période de conception ». Nous
recrutons une équipe d’experts, nous achetons ou
produisons du matériel, puis nous passons aux
choses sérieuses pendant les quatorze jours
suivants ! Les gens peuvent venir apprécier
l’expérience ! Il ne s’agit pas d’une performance,
mais bien de quelque chose de nouveau à chaque
fois, un voyage tout entier. Celui-ci commença par
une envie simple et totalement inutile.
Jeanne-Claude et moimême devions réaliser ce
projet. Personne ne nous demanda de le faire.
EN QUOI VOS PROJETS SONT-ILS SI UNIQUES
?
Tout d’abord, nous ne faisons jamais deux fois la
même chose. Nous développons des projets là où
vivent les gens afin qu’ils puissent en comprendre
l’importance. Il ne s’agit pas de projets abstraits.
Nous concevons pour des sites particuliers : Pont
Neuf, Central Park, le Reichstag. Peu d’artistes
peuvent se vanter d’avoir battu Helmut Kohl, par
exemple. Ce dernier s’opposa au Reichstag
pendant des années. Le projet subit trois refus.
L’autorisation de commencer ne fut délivrée
qu’après. Nous menâmes aussi un long combat
contre Jacques Chirac à Paris et Giuliani à New
York. Mais lorsque nous finissons par obtenir
l’autorisation, nous collaborons avec d’énormes
équipes d’avocats, d’ingénieurs et d’experts.
L’important pour nous étant, sans nul doute, de
vivre cette incroyable aventure avec une incroyable
équipe d’individus !
COMMENT AVEZ-VOUS RENCONTRÉ
JEANNE-CLAUDE ?
Je suis à moitié Macédonien et mon père, lui, à
moitié Tchèque et à moitié Bulgare. La liberté arriva
avec le bloc communiste en 1957. Je rendais visite
à des proches avant de m’échapper. J’entamai mes
études à Vienne, puis les terminai à Paris. L’élève
doit suivre un cursus de quatre ans en architecture,
puis se spécialiser pour étudier l’art : je n’ai
toujours pas choisi ma spécialité, mais je sais
dessiner et peindre. Je réalisai un portrait pour la
mère de Jeanne-Claude. À cette époque, je
vendais des choses diverses, mais c’était très
difficile. Nous réalisâmes les barriques rue Visconti
en 1962 ensemble et les choses continuèrent très
naturellement. Nous allâmes en Australie, car un
de nos collectionneurs vit là-bas. Il en va de même
pour l’Italie, l’Allemagne et le Japon. Je pris soin de
l’art et elle prit soin de se charger de tous les
aspects liés à l’organisation. Ses remarques
critiques me manquent beaucoup, pas seulement
au niveau artistique, mais également sur la façon
de mettre les choses en œuvre.
« FLOATING PIERS » EST VOTRE PREMIÈRE
RÉALISATION SANS JEANNE-CLAUDE,
DÉCÉDÉE EN 2009.
Jeanne-Claude inventa ce concept avec moi de
nombreuses années auparavant. Nous le
menâmes presque à terme à Tokyo et en Argentine.
Mais nous ne le finalisâmes jamais.
Heureusement d’ailleurs, car la technologie n’était
pas assez performante pour un tel projet au cours
des années 90. Seul l’Italie disposait du potentiel
nécessaire pour voir ce projet aboutir : dans quel
autre pays du monde obtenez-vous l’autorisation
de faire marcher 80 000 personnes par jour sur un
ponton flottant sans clôture, lorsque le lac mesure
90 mètres de profondeur ! En 2014, je me rendis en
Allemagne pour recevoir un prix et je rencontrai le
Président du lac – le neveu de Nabokov – un
défenseur du projet. C’était très inhabituel. Une
question de chance ! Il s’agissait encore d’un projet
difficile : il fallut installer 200 ancres de 5,5 tonnes
chacune, 220 000 cubes flottants et 100 000
mètres carrés de tissu. Nous disposions également
d’un éclairage spécial venant du territoire
américain. Tout fonctionna très bien. L’élaboration
du ponton fut dirigée par une direction très stricte ;
aspect apprécié de chacun. Tout sera enlevé d’ici
la fin du mois d’octobre.
EN TANT QU’ANCIEN MIGRANT ILLÉGAL,
COMMENT PERCEVEZ-VOUS LES
DISCUSSIONS ACTUELLES À LEUR SUJET ?
Je me reconnais totalement. Je devais passer les
frontières. La mauvaise époque. La troisième
guerre mondiale pointait le bout de son nez. Le
canal de Suez se faisait bombarder. J’y pense régulièrement. Je me souviens des
évasions. Solidaire au moment de nous échapper,
cela devient du chacun pour soi une fois dehors.
Ma carte d’étudiant me permettait d’éviter les
camps de réfugiés. Lorsque vous finissez au sein
d’un de ces camps, leurs dirigeants vous envoient
où ils veulent et quand ils le veulent. Les réfugiés
ont toujours fait partie de ce monde, mais nous
vivons des temps différents aujourd’hui. La
communication conséquente réalisée autour de ces
événements déclenche des mobilisations à plus
grande échelle. Les migrants, plus instruits,
possèdent encore leurs parents. Le contexte est
très différent.
COMMENT RÉUSSISSEZ-VOUS À VOUS
DISPENSER D’AGENTS, DE SPONSORS ET DE
BANQUES ?
Nous n’avons jamais fait d’argent. Nous
possédions uniquement ce bâtiment. Les banques
refusaient de nous prêter de l’argent. Ainsi, le
propriétaire nous prêta l’argent nécessaire pour lui
acheter l’immeuble en 1973 ! Nous vivons très
simplement. Tout l’argent va dans nos projets. Cela
s’avère très risqué ! Ainsi, un réseau de personnes
amoureuses de notre travail, disposé à acheter
mes réalisations, est indispensable. Le modèle se
révèle très durable, même lorsque les projets,
comme le Reichstag, durent 25 ans. Les droits
d’auteur et la marque nous appartiennent. Le but :
empêcher toute utilisation de quelconque image
dans le monde capitaliste. Nous louons l’endroit :
nous louions Central Park pour trois millions de
dollars par exemple, garantissant un droit absolu
du lieu. Pas de tournage, pas de voitures…
L’Harvard Business School enseigne des cas : en
2007, le cas de Christo et JeanneClaude fut étudié
! Nous détenons une société de portefeuille et
créons des filiales pour chaque projet. Cela nous
permet d’établir une entreprise locale sur place.
Les banques s’intéressent à l’art et à nos projets :
nous pouvons utiliser mes œuvres comme garantie
! Notez : nous recyclons toujours tout. Après le «
Gates », nous avons vendu 5 000 tonnes d’acier,
deux tiers du poids de la Tour Eiffel. Il s’agit d’un
arrangement capitaliste extrêmement normal. SUR QUOI TRAVAILLEZ-VOUS
ACTUELLEMENT ?
Nous avons toujours des projets en parallèle. Mme
Madeleine Albright se charge de notre projet «
Mastaba ». Cette dernière détient une compagnie
spécialisée dans ce genre d’activité. Nous la
payons pour ça. « Over the river » pourrait obtenir
le feu vert à tout moment. Notre investissement
s’élève à quatorze millions de dollars et nous
détenons l’autorisation, mais un litige est en cours.
Nous louons la rivière 87 000 $ ! Nos archives
resteront. Nous avons documenté nos œuvres
avec d’énormes livres et des milliers d’éléments :
films, tissus, dessins, et avec bien d’autres choses
encore. Nous vendons l’exposition à des structures
comme le Smithsonian, où cette archive demeurera
éternellement. Comme vous vous en doutez,
l’argent émanant de la vente de ces expositions
contribuera au financement de notre prochain
projet. Nous ne pensons jamais aux questions
d’héritage. Je dis toujours : « les choses évoluent
beaucoup en 500 ans. Regardez Vénus de Milo.
Regardez les ruines ! ».