DEPRESSION, DEPENDANCE TABAGIQUE ET NICOTINEpopulaire

Transcription

DEPRESSION, DEPENDANCE TABAGIQUE ET NICOTINEpopulaire
DEPRESSION, DEPENDANCE TABAGIQUE ET NICOTINE
R. FAKHFAKH1* et G. LAGRUE2
1
2
*
Institut National de Santé Publique, 5-7 Rue Khartoum, Immeuble Le Diplomate, 1002-Le Belvédère, Tunis.
Centre de tabacologie, Hôpital Albert Chenevier , 40 rue de Mesly-Créteil, 94000, France
Auteur correspondant
RESUME
SUMMARY
Notre étude a pour but d’illustrer, à travers une
observation, l’association entre troubles dépressifs et
dépendance tabagique, ainsi que les propriétés
éventuellement anti-dépressives de la nicotine.
L’évaluation de la dépendance physique repose sur
le test de dépendance à la nicotine de Fageström à 6
items, confirmé par le dosage de cotinine urinaire et
par la mesure du CO dans l’air expiré, exprimé en
ppm (parties par million). Les co-morbidités anxiodépressives sont recherchées à travers l’interrogatoire
associée au test HAD (Hospital Anxiety Depression
Scale) ; puis, en cas d’anomalie, par l’inventaire de
dépression de Beck dans sa forme abrégée à 13 items
et/ou l‘interview structurée, le Mini International
Neuro-psychiatric Interview (MINI).
Charle N, né en 1938, présente des antécédents
personnels de psychose maniaco-dépressive et d’une
double dépendance tabac et alcool, avec un sevrage
alcool réussi en 1987. Après plusieurs tentatives
d’arrêt du tabac, suivies chaque fois d'une
aggravation de son état dépressif, il vient consulter,
en 1995, en tabacologie. Il fumait alors 40 cigarettes
par jour, avec une dépendance très forte (score de
Fagerström à 10). Les tests HAD et Beck étant alors
normaux, un traitement de substitution nicotinique
par timbre a été commencé avec un succès complet.
Mais, au bout de trois mois, il s’installe dans une
dépression sévère et résistante aux traitements
antidépresseurs (TAD). Cette situation se prolonge
pendant 2 ans avec échec de tous les TAD
successivement tentés. En 1997, il lui est proposé
un traitement par gomme-nicotine (G-N). Dès la
1ère semaine, en prenant 2 ou 3 G-N par jour, et
sans avoir modifié le TAD antérieur, son état
psychologique s'améliore, et en 3 mois il retrouve
son équilibre psychologique antérieur.
Cette observation, confrontée aux données de la
littérature, souligne l’association entre états anxiodépressifs et niveau élevé de dépendance tabagique.
De même, les effets psychologiques obtenus par un
apport nicotinique supplémentaire, confirment
que la nicotine peut être considérée chez certains
sujets comme un antidépresseur.
Mots clefs : Dépendance tabagique, co-morbidité,
troubles anxio-dépressifs, antidépresseurs, nicotine.
The purpose of the study was to illustrate, through
an observation, the association between depression
and smoking dependence, as well as the considered
anti-depressive properties of nicotine.
Fageström Test for Nicotine Dependence was confirmed
by the urinary cotinine dosage, and the expired Carbon
Monoxide assessed the nicotine dependence. The anxiodepressive co-morbidity was determined through the
cross-examination associated to the HAD test (Hospital
Anxiety Depression Scale); then, in case of anomaly,
by the depression inventory of Beck (13 items) and the
structured interview : the Mini International Neuro
Psychiatric Interview (MINI).
Our patient, born in 1938, with the personal history
of manic-depressive psychosis and alcoholic
dependence severed in 1987, came to consult in 1995,
after several smoking cessation attempts, followed
every time by an extended and severe depression. He
smoked 40 cigarettes per day, with a very high
dependence (score of Fagerström = 10). The HAD
and the Beck tests being normals; smoking cessation
program has begun with nicotine patches. At the end
of three months, he fell in a severe and resistant
depression that continued during 2 years. Then, he
stopped completely smoking. In 1997, a progressive
treatment by nicotine- gum (NG) was proposed. Since
the second week, while taking 2 to 3 NG per day, and
without having modified his ADT, his psychological
state improved, and in 3 months he recovered his
previous psychological form.
Confronted to literature data, this observation
underlines the association between anxio-depressive
states and the high level of smoking dependence. In
the same way, the improving psychological effects of
nicotine replacement, confirms the nicotine antidepressive properties.
Key-words : Tobacco dependence, co-morbidity,
depression, anxiety, anti-depression, nicotine.
A r c h s . I n s t . P a s t e u r T u n i s , 2002, 7 9 (1-4)
65
DEPRESSION, DEPENDENCE TABAGIQUE ET NICOTINE
INTRODUCTION
La mortalité imputable au tabac dans le monde a été estimée à environ 4 millions de décès en 1998 et devrait
s’élever à près de 10 millions par an en 2030, dont 70%
dans les pays en développement (1). Depuis 1950,
70 000 articles scientifiques ont été publiés, montrant
sans aucun doute possible que la consommation prolongée de tabac constitue une cause importante de mortalité prématurée et d’incapacité à l’échelle mondiale (2).
Les politiques et les mesures de lutte efficaces contre le
tabagisme peuvent diminuer sensiblement la prévalence du tabagisme et la consommation du tabac, et
par conséquent, leurs répercussions sur la santé (1). Ces
politiques de lutte ont pour objectifs de prévenir le
tabagisme mais aussi de faciliter le sevrage (3). En effet,
partant de l’objectif principal de la lutte contre le tabagisme qu’est la réduction de la mortalité, un effort important doit être fait afin de maximiser le nombre
d’individus qui arrêtent de fumer. Ainsi, d’après le rapport de US Surgeon General de 1990, arrêter de fumer
prévient l’apparition des maladies (prévention primaire)
et réduit le risque d’apparition de complications (prévention secondaire) (4). De même, Doll a montré l’effet
de l’arrêt tabagique dans la réduction de la mortalité (5).
Cependant, si 75-80% des fumeurs désirent arrêter,
moins de 10% deviennent abstinents avec un an de
recul et la moitié seulement réussit à le faire avant 60 ans
(6)
. La dépendance nicotinique constitue l’obstacle majeur
au succès des tentatives d’arrêt. Les mécanismes de
cette dépendance sont complexes. Cette dépendance est
divisée schématiquement en une dépendance psychologique, comportementale constante, et une dépendance physique, responsable de l’apparition de troubles
lors de tentatives de sevrage (irritabilité, pulsion à fumer,
anxiété, humeurs dépressives). Les mesures générales de
lutte, en créant dans certains pays un climat anti-tabagique, ont eu un impact en décourageant des sujets
potentiellement fumeurs d’acquérir l’habitude tabagique
et en persuadant les fumeurs légers à arrêter de fumer(7).
Les effets de ces mesures ont été très variables, mais plus
les efforts en terme de santé publique étaient couronnés
de succès et plus les fumeurs les plus dépendants étaient
réfractaires à l’arrêt (7). La présence d’une co-morbidité
constituerait le facteur contributif le plus important dans
la sélection des sujets fortement dépendant à la nicotine.
Parmi ces troubles, existent l’alcoolisme et les troubles
anxio-dépressifs. Toutefois, la dépression constitue,
66
parmi plusieurs cofacteurs associés au tabagisme, le
facteur associé de façon la plus robuste, et qui persiste
même en s’ajustant sur les autres facteurs tels que l’alcoolisme et les troubles anxieux (9). Les états anxiodépressifs et les différentes formes d’anxiété sont deux
à quatre fois plus nombreux chez les fumeurs que chez
les non fumeurs. La fréquence de ces troubles est corrélée à l’intensité de la dépendance tabagique (10). La présence de ces anomalies constitue un facteur d’échecs et
de rechutes lors des tentatives d’arrêt du tabac (9,10). Les
raisons des difficultés de sevrage chez les sujets déprimés ne sont pas bien connues. Certaines études ont
suggéré que le fumeur s’auto médique par la nicotine
afin de lutter contre la dépression(12). En effet, la nicotine
constitue un puissant agent pharmacologique avec un
large effet stimulant et déprimant, impliquant le système nerveux central et périphérique(4). De plus, la nicotine peut induire un sentiment de mieux être et une
humeur plus positive(13). Dans ce sens, certains chercheurs ont relaté un certain nombre de cas sévères de
dépression à la suite d’une tentative d’arrêt et qui ont disparu à la suite de la reprise du tabagisme(9) et ceci même
en l’absence d’antécédents de troubles de l’humeur(14,15).
L’observation que nous rapportons est celle d’un patient
ayant eu une dépression sévère après sevrage tabagique réussi. Cette dépression, rebelle aux traitements
usuels, a régressé après administration de nicotine sous
forme de gommes; une telle observation illustre l’association entre troubles dépressifs et dépendance tabagique, ainsi que les propriétés anti-dépressives
potentielles de la nicotine.
METHODOLOGIE
L’observation rapportée a été étudiée selon la méthodologie mise au point et utilisée depuis plusieurs années
dans le centre de tabacologie de Créteil. Elle comporte:
- Une évaluation du tabagisme
- La recherche des autres conduites addictives et de
co-morbidités anxio-dépressives.
L’évaluation du tabagisme repose sur :
1- L’interrogatoire précisant l’ancienneté et l’intensité
du tabagisme.
2- L’évaluation de la dépendance physique par le test
de dépendance à la nicotine: Test de Fageström à
6 items (16).
3- L’évaluation du degré de confiance en soi pour
l’arrêt du tabac (self efficacy) par une Echelle
A r c h s . I n s t . P a s t e u r T u n i s , 2002
FAKHFAKH ET LAGRUE
Visuelle Analogique (EVA) : Echelle de 0 (nul) à 10
(extrême).
4- L’évaluation du degré de confiance en soi, en général par EVA : Echelle de 0 (nul) à 10 (extrême).
Le degré de dépendance est confirmé par le dosage de
cotinine urinaire et par la mesure du CO dans l’air
expiré, exprimé en ppm (parties par million).
Le dosage de la cotinine urinaire est réalisé par méthode
colorimétrique à l’acide barbiturique (17). Un dosage
simultané de la créatinine urinaire permet d’éviter les
erreurs dus aux variations de la diurèse: le résultat est
rendu en cotinine/créatinine (mmol/mmol), c’est à dire
en mmol de cotinine par mmol de créatinine. Il est
exprimé en mg de cotinine par g de créatinine en multipliant par 1,6. Les autres conduites addictives sont
recherchées par l’interrogatoire : évaluation de la
consommation d’alcool, passée ou actuelle, en se basant
sur le nombre de verres et le questionnaire CAGE (18).
L’interrogatoire recherche aussi la consommation de
cannabis, de benzodiazépine...Les co-morbidités anxiodépressives font l’objet d’une investigation systématique à travers l’interrogatoire, à la recherche
d’antécédents personnels et/ou familiaux d’épisodes
dépressifs et /ou d’états anxieux. Associé à l’interrogatoire, le test HAD (19) (Hospital Anxiety Depression
Scale) est pratiqué systématiquement. Ce test a pour but
de dépister l’existence d’une symptomatologie anxiodépressive et d’en évaluer la sévérité. La note de huit
constitue un seuil optimal pour l’anxiété et la dépression. En cas d’anomalie du HAD, l’inventaire de dépression de Beck, dans sa forme abrégée à 13 items (20) et
/ou l‘interview structurée, le Mini International Neuropsychiatric Interview (MINI)(21) est appliqué. L’inventaire de Beck fournit une note globale de 0 à 39 :
- 0-4:
aucune dépression
- 4-7:
dépression légère
- 8 - 15 : dépression modérée
- 16 - 39 : dépression majeure
Le Mini International Neuro-psychiatric Interview
(MINI), basée sur les critères de DSMIV, est utilisé afin
de permettre d’apprécier la nature des troubles guidant ainsi les indications thérapeutiques.
RESULTATS
Monsieur Charles N. est né en 1938. Son tabagisme
débute en 1945, à la libération, à l'âge de 7 ans. Dès 14
ans, il fume déjà 20 cigarettes par jour et rapidement
Tome 7 9 (1-4)
passe à une trentaine. Il a 15 ans lorsqu'il commence à
boire et sa consommation alcoolique devient importante et compulsive.
Entre 1960 et 1987, il fait plusieurs tentatives de sevrage
alcoolique qui sont suivies chaque fois d'un état dépressif. A cette période, le diagnostic retenu est celui d'un
état maniaco-dépressif à minima avec de façon intercurrente des épisodes dépressifs plus marqués, soit
lors des essais d'arrêt d'alcool, soit à la suite d'événements de vie, en particulier un divorce en 1986.
En 1987, il réussit son sevrage alcoolique, mais une
dépression profonde apparaît; il reçoit alors un traitement par antidépresseurs et benzodiazépines, poursuivis au long cours. En 1988, 1990 et 1991, des
tentatives de sevrage tabagique sont suivies à chaque
fois et en quelques semaines d'une aggravation de son
état dépressif, malgré la poursuite du traitement psychotrope associant alors carbamazépine et antidépresseurs successivement meclobamide et paroxetine. La
reprise du tabagisme est suivie très rapidement d’un
retour à l’état psychologique antérieur.
En novembre 1995, il consulte pour la première fois en
tabacologie; il fume alors 40 cigarettes par jour et la
dépendance est très forte, avec un score de Fagerström à 10. Les antécédents psychologiques sont connus
; mais à cette date, avec le traitement psychotrope, il se
dit en bon état psychologique et les diverses échelles
d'évaluation sont normales (HAD, test de Beck).
Un arrêt du tabac est donc programmé, avec traitement de substitution nicotinique par le timbre. La dose
de 21 mg/jour se révélant insuffisante, il reçoit dès la
2ème semaine une dose de 42 mg/jour avec laquelle
l’arrêt du tabac est immédiatement obtenue; la posologie a été de 21 mg le mois suivant et enfin 14 mg/jour
à partir du troisième mois.
Quelques jours après être passé à la dose de 21
mg/jour, son moral s'effondre rapidement, malgré la
poursuite et l'augmentation du traitement antidépresseur; une dépression grave et sévère s’installe alors,
pour laquelle son psychiatre essaie successivement
plusieurs antidépresseurs sans modification de l’état
psychologique. Il a alors tous les critères d’une dépression majeure, selon le DSM IV.
Deux ans plus tard, en septembre 1997, il est toujours
dans un état dépressif profond et grave qui le laisse sans
aucune activité tout au long de la journée, avec des
idées suicidaires et des céphalées très intenses. A cette
67
DEPRESSION, DEPENDENCE TABAGIQUE ET NICOTINE
Tableau I- Evolution conjointe de la prise de substituts nicotiniques (gommes 2mg) et du rapport cotinine
urinaire/créatinine urinaire.
DATES
Avant nov.1995
Rapport
Cotinine urinaire/
Créatinine urinaire
9,6
Apports nicotiniques
40 cigarettes/jour
26/09/97
0,15
07/10/97
1,5
2-3 gommes/jour
19/12/97
1,8
2-4 gommes/jour
07/02/98
3,5
6-8 gommes/jour
03/03/98
5,25
10-12 gommes/jour
05/04/98
4,7
12-14 gommes/jour
23/06/98
6,1
14-15 gommes/jour
26/07/98
7,4
18-20 gommes/jour
13/10/99
8,8
20-25 gommes/jour
19/01/00
6,81
20-25 gommes/jour
date, les différentes échelles d'évaluation (H.A.D., test
de Beck) sont très anormales. Il n'a pas et ne veut pas
recommencer à fumer, car il a eu quelques années
auparavant une atteinte coronarienne.
Devant la différence impressionnante de son état existant, entre la période où il vivait avec cigarettes et celle
sans cigarettes, une reprise progressive des apports
nicotiniques, lui est alors suggérée. Il lui est alors proposé un traitement par gomme-nicotine.
En raison des antécédents cardiaques, les deux premières gommes sont prises sous surveillance du pouls
et de la tension artérielle; la tolérance étant bonne, il lui
est conseillé d'augmenter progressivement leur consommation. Dès la deuxième semaine, en prenant deux
ou trois gommes-nicotine par jour, et s'en avoir modifié son traitement antidépresseur antérieur, son état
psychologique s'améliore et en trois mois il retrouve un
équilibre psychologique avec normalisation du test
HAD et de Beck. Cependant, il augmente progressivement sa consommation de gommes, et le taux de cotinine urinaire croît parallèlement (Tableau 1). A partir
d'octobre 1999, il prend 20 à 25 gommes-nicotine par
jour. Il est revu en janvier 2001, consommant toujours
20-25 gommes par jour. Au cours de cette évolution, les
faits suivants ont été notés :
68
• A partir du sixième mois de traitement par la
gomme, l’envie de fumer, qui avait complètement
disparu depuis plus de deux ans, réapparaît dès le
matin, comme lorsqu'il fumait. Il prend alors une
gomme qui calme immédiatement ce besoin. Il est
donc redevenu dépendant à la nicotine, mais maintenant sous forme de gommes. Alors qu'initialement les gommes lui semblaient d'un goût
désagréable, très rapidement il les apprécie et aime
les consommer. Il les utilise comme il le faisait
avec les cigarettes et en ressent le besoin dès le
matin. En octobre 1999, la dépendance est évidente; en se référant à l'usage des gommes, le
score au test de Fagerström est à 10.
• Le taux de cotinine urinaire s'est élevé progressivement, parallèlement au nombre de gommes, et
il a atteint le niveau de celui que l'on trouvait dans
les urines lorsqu'il fumait.
• L'état psychologique apparaît très nettement lié
aux apports nicotiniques, s'améliorant progressivement à mesure que les taux de cotinine urinaire
augmentent. Les diverses échelles d’évaluation sont
redevenues normales; au bout d'un an, apparaît
une tendance hypomane, « il ne s'est jamais senti
aussi bien dans la vie ». Les scores de qualité de vie
A r c h s . I n s t . P a s t e u r T u n i s , 2002
FAKHFAKH ET LAGRUE
-
qu'il note sont les suivants :
Cigarettes seules :
Antidépresseurs + cigarettes:
Antidépresseurs seuls :
Antidépresseurs + gommes-nicotine :
2 / 10
8 / 10
0 / 10
10 / 10
DISCUSSION
Une observation isolée ne permet certes pas de
généraliser les faits observés ni d’établir des liens de
causalité. Toutefois, cette observation est exemplaire
sous plusieurs aspects. En accord avec d'autres
observations cliniques (15), elle permet de souligner les
faits suivants:
• Chez les sujets ayant un état anxio-dépressif, la
dépendance tabagique est d'un niveau très élevé.
• Chez les sujets ayant eu une dépendance alcoolique et conservant après plusieurs mois ou années
une dépendance tabagique, les états anxio-dépressifs doivent être recherchés systématiquement et
sont très fréquents.
• Les effets psychologiques obtenus par un apport
nicotinique supplémentaire confirment que la nicotine peut être considérée, chez certains sujets,
comme un antidépresseur.
Les liens étroits entre les états anxio-dépressifs et la
dépendance tabagique ont été rapportée par plusieurs
auteurs. Pour Glassman et al. (9), les sujets atteints de
dépression sont fumeurs dans 80% des cas. Leur tabagisme est toujours important avec forte dépendance.
Chez les fumeurs, les différentes formes d'anxiété sont
deux à 4 fois plus fréquentes que chez les non fumeurs.
Ces troubles constituent un facteur d'échec lors des
tentatives d'arrêt du tabac. Ces fumeurs très dépendants avec des co-morbidités, en particulier de type
anxio-dépressif, sont de plus en plus rencontrés dans
les consultations de tabacologie.
L’arrêt de tabac chez notre patient a été difficile à obtenir et le syndrome de sevrage a été très intense; l’aggravation ou l’apparition d’un syndrome dépressif a
été observée à plusieurs reprises dans les semaines
suivant l’arrêt des cigarettes; à chaque fois, la reprise des
cigarettes a été suivie en quelques jours de la disparition des troubles psychologiques.
Lagrue (15) a rapporté d’autres observations de sujets
ayant des antécédents dépressifs, mais stabilisés, qui ont
vu leur symptomatologie dépressive s’aggraver lors de
leur tentative d’arrêt. Ces symptômes dépressifs ont
Tome 7 9 (1-4)
régressé, soit après reprises des cigarettes, soit après
administration de nicotine sous forme de gommes.
Bock et al.(14) ont aussi relaté 3 observations de femmes
ayant présenté une symptomatologie dépressive lors de
tentatives de sevrage. Deux d’entre elles présentaient
des antécédents d’épisode dépressive majeure, tandis
que la troisième souffrait d’une dysphorie prémenstruelle. Les symptômes dépressifs ont aussi régressé
chez ces patientes après traitement par un antidépresseur ou après reprise du tabagisme.
Glassman (9) a rapporté le cas d’un homme ayant fait
dans le passé deux épisodes sévères de dépression
majeure, sans rapport avec un sevrage tabagique, et qui
a déprimé la quatrième semaine suivant un sevrage. Le
médecin lui a conseillé de reprendre son tabagisme, ce
qui l’a immédiatement amélioré. Cependant, 6 mois
plus tard, quand l’antidépresseur a été progressivement retiré, il a de nouveau déprimé, et la nortriptylline
a été réintroduite. La même séquence s’est reproduite
un an après. Quatre ans après le sevrage tabagique, il
est toujours abstinent, mais avait été incapable de «supprimer » l’antidépresseur sans réaction dépressive.
L’association du tabagisme avec un état dépressif constitue un obstacle à l’arrêt du tabac. Kinnunen (22), dans
une étude auprès de 269 fumeurs désirant arrêter, a rapporté, en utilisant le CES-D, un taux de 34% d’état
dépressif majeur parmi ces fumeurs. Ces patients ont
reçu soit la gomme nicotine (2 mg et 4 mg), soit un placebo. Le taux de succès a été significativement plus
important chez le groupe traité par la gomme nicotine
que chez le groupe placebo. Mais, le bénéfice du traitement par la nicotine a été plus net chez les déprimés.
Seulement 12,5% des fumeurs déprimés, traités par placebo, ont réussi un arrêt à 3 mois contre 29,5% pour
ceux traités par la gomme nicotine. Comparativement
aux non déprimés, ces fumeurs déprimés rapportent
plus de stress, présentent moins de ressources pour y
faire face, souffrent plus de symptômes physiques et
psychologiques et ont une consommation plus accrue
de cigarettes lors d’émotions négatives.
Ces faits et tout particulièrement l’existence d’une amélioration rapide de l’état dépressif par absorption de
nicotine, soit en fumant des cigarettes, soit à travers la
consommation de la gomme, suggèrent que la nicotine
constitue un psychotrope et joue un rôle antidépresseur
pour certains fumeurs. Pour ceux là, la cigarette serait
une véritable automédication permettant d’atténuer
69
DEPRESSION, DEPENDENCE TABAGIQUE ET NICOTINE
une souffrance psychique ou morale et une vulnérabilité psychologique. En faveur de cette hypothèse, Lerman C (12), dans une étude menée auprès de 202 sujets
désirant arrêter de fumers, a trouvé que la moitié d’entre
eux répondaient aux critères de dépression selon le
CESD et que les symptômes dépressifs sont corrélés aux
degrés de dépendance. La régulation des émotions
négatives et de la stimulation par la consommation de
cigarettes expliquerait en partie cette relation entre
dépression et dépendance nicotinique.
Les fumeurs trouveraient dans la consommation des
cigarettes un moyen pour réduire ces émotions négatives (renforcement négatif), y compris les symptômes
négatifs du sevrage (23). Le fumeur, retrouvant ce bénéfice, s’engage à une stimulation en fumant afin de bénéficier d’un renforcement positif plus fréquent. Malgré la
mise en évidence de la relation entre consommation de
tabac et dépression, le mécanisme neuro-biologique
n’est pas encore bien établi.
Une des hypothèses repose sur l’effet neurochimique de
la nicotine, impliquant la recapture de la norépinéphrine, de la dopamine, de la sérotonine dans le cerveau, similaire à l’effet des antidépresseurs (24).
De même, certaines hypothèses ont été émises quant à
la prédisposition génétique commune entre dépression et consommation de cigarettes (13).
La reconnaissance de l’importance jouée par les émotions négatives (negative effect) dans le comportement
tabagique, a conduit certains auteurs à proposer l’utilisation des antidépresseurs et anxiolytiques comme
traitement de la dépendance tabagique.
Niaura et al. (25) ont mené une étude randomisée en
double aveugle chez 175 fumeurs, comparant l’efficacité de la fluoxétine (30 ou 60 mg/j) au placebo, après
un traitement de 10 semaines, sur la prévention de la
rechute tabagique après sevrage.
Trente deux pourcent des fumeurs étudiés avait des
antécédents d’états dépressifs majeurs reconnus par le
questionnaire « Hamilton Depression » .
La fluoxétine n’avait pas d’effet sur les sujets sans antécédents dépressifs. Elle s’est révélée efficace seulement
chez les groupes de sujets ayant initialement un état
dépressif latent. Le Bupropion, un antidépresseur inhibiteur de la recapture de la dopamine et de la noradrénaline est un des seuls antidépresseurs dont
l’efficacité sur l’aide au sevrage tabagique a été prouvée,
en l’absence d’états dépressifs patents ou latents .
70
Deux larges essais cliniques ont été publiés, démontrant
l’efficacité du Bupropion. Hurt et al., en 1997 (26), ont
comparé 3 doses de Bupropion (100 mg, 150 mg et 300
mg) avec le placebo. Le taux d’abstinence à 2 mois,
validé par la mesure du CO dans l’air expiré, a été
significativement plus élevé chez le groupe recevant 150
et 300 mg que chez le groupe placebo. Jorenby et al.,
en 1999 (27), ont étudié l’effet des timbres actifs, timbres
placebo, Bupropion actif et Bupropion placebo.
Le taux d’abstinence le plus élevé à une année, a été
retrouvé lors de l’association du Bupropion avec les
timbres (36%), contre (30%) lorsque le Bupropion est
administré seul (150 mg deux fois par jour).
Les manifestations de sevrage ont été moins intenses
chez les trois groupes recevant le traitement actif que
chez le groupe placebo.
La réduction la plus importante des symptômes de
sevrage a été constatée chez le groupe recevant les
timbres de nicotine avec le Bupropion. Chez les sujets
abstinents, la prise de poids a été plus importante chez
le groupe ayant reçu le traitement actif que chez le
groupe placebo. Cette prise de poids a été la plus faible
chez les patients traités à la fois par les timbres à la nicotine et par le Bupropion.
CONCLUSIONS
Les liens entre état anxio-dépressif et tabagisme sont
bien établis. Chez les sujets atteints de dépression
majeure, un tabagisme important avec forte dépendance est présent dans près de 80 % des cas.
Chez les fumeurs dépendant, les antécédents dépressifs
sont trois ou quatre fois plus fréquents que chez les
non-fumeurs. Chez ces fumeurs, l'arrêt du tabac est
toujours difficile à obtenir et le syndrome de sevrage est
très intense. L'aggravation ou l'apparition d'un syndrome dépressif est fréquemment observée dans les
semaines suivant l'interruption conduisant à la reprise
du tabagisme. Il est donc nécessaire, dès la consultation
initiale, de rechercher l'existence d'un trouble psychopathologique par :
• L’étude des antécédents familiaux et personnel;
tout épisode dépressif antérieur, même lointain et
de cause exogène, doit être pris en compte.
• L'analyse des troubles survenus lors des tentatives
antérieures d'arrêt :
• L'utilisation d'auto-questionnaires, tels que le
H.A.D. (Hospital-Anxiety-Depression Score) et le
A r c h s . I n s t . P a s t e u r T u n i s , 2002
FAKHFAKH ET LAGRUE
B.D.I (Beck Dépression Inventory) dans sa forme
abrégée en 13 questions.
• En cas d'anomalies de l'un de ces éléments, il faut
avoir recours à un entretien structuré tel le "Miniinterview" basé sur les critères du D.S.M.IV.
7-
8Chez les fumeurs très dépendants, avec un état anxiodépressif, l'utilisation simultanée du traitement nicotinique et d'un antidépresseur permet d'obtenir l'arrêt du
tabac, sans que se produise une décompensation anxiodépressive. Les antidépresseurs les plus employés sont
les inhibiteurs de recapture de la sérotonine (I.R.S.), à
condition d'utiliser initialement une posologie faible
et progressive (28).Tous ces faits ont conduit à proposer
l'emploi de certains psychotropes comme traitement
de la dépendance tabagique.
Les résultats obtenus sont prometteurs. Ainsi, il n'y a pas
de modalités uniformes pour le traitement de la dépendance tabagique; les situations observées sont très
diverses et une évaluation initiale est toujours indispensable, afin de préciser la nature et 1'intensité des
dépendances, de déceler les co-morbidités psychologiques et de pouvoir proposer à chaque fumeur une
aide spécifique.
9-
10-
11-
12-
13-
REFERENCES
1- World Health Organization. World Health Report
(1999). Making a Difference. Geneva. World Health
Organization.
2- US Department of health and Human Services (1998).
The Health consequence of smoking : Nicotine
addiction. A report of Surgeon General. Rockville
MD; Centers for Disease Control, (DHHS Publications. CDC 88-8406).
3- World Health Organization(1998). Guidelines for
controlling and monitoring the tobacco epidemic.
Geneva. World Health Organization.
4- US Department of Health and Human Services(1990).
The Health benefice of smoking cessation. A report
of Surgeon General. Rockville MD; Centers for
Disease Control, (DHHS Publications. CDC 90-8416).
5- Doll R., PetoR., Wheatly K., Gray R. and Sutherland
I. (1994). Mortality in relation to smoking: 40 year
observations on male British doctors. Br. Med. J.,
309 (6954): 901-11.
6- Jarvis M.J. (1997). Patterns and predictors of smoking cessation in the general population in Bolliger
Tome 7 9 (1-4)
14-
15-
16-
17-
18-
CT, Fagerström KO (eds) / The tobacco epidemic.
Prog Resp. Res. Basel, Karger, 28; pp. 151-164.
OF Pomerlau (1997). Nicotine dependance in Bolliger CT, Fagerström KO (eds)/The tobacco epidemic. Prog Resp.Res. Basel, Karger, 28, pp.122 –131.
J. E. Irvin and T. H. Brandon (2000). The increasing
recalcitrance of smokers in clinical trials. Nicotine
and Tobacco Research., 2: 79-84.
A.H. Glassman (1993). Cigarette smoking: Implications for psychiatric illness. Am. J. Psychiatry,
150: 546-553.
R.F. Anda, Williamson D.F., Escobedo L.G., Mast
E.E., Giovono G.A. and P.L. Remington (1990).
Depression and the dynamics of smoking- A national perspective. JAMA, 264 : 1541-1545.
A.H. Glassman, Helze J.E., Covey L.S. and al.(1990).
Smoking, smoking cessation, and major depression. JAMA, 264: 1546-1549.
C. Lerman, Audrian J., Orleans T., and al. (1996).
Investigation of mechanisms linking depressed
mood to nicotine dependence. Addictive Behavior, 21 (1): 9-19.
K.S. Kendler, Neale M.C., Mac Lean C.J., Health
A.C., Eaves L.J. and R.C. Kessler (1993). Smoking
and major depression: A causal analysis. Archives
of General Psychiatry, 50: 36-43.
B.C. Bock, Goldstein M.G. and B.H. Marcus (1996).
Depression following smoking cessation in
women. Journal of Substance Abuse, 8 (1): 137-144.
G. Lagrue, Cormier R.S. and A. Porta (1997). Les
psychotropes dans l’aide à l’arrêt du tabac. In
Aubin H.J. ed., Nicotine et troubles neuro-psychiatriques. Paris. 101-107.
T.F. Heatherton, Kozlowski L.T., Frecker R.C. and
K.O. Fagerström (1991). The Fagerstöm test for
nicotine dependence: A revision of the Fageström
tolerance questionnary. Brit. J. Addict., 86: 1119227.
G. Lagrue, Philippon C., Lafnoune N., Cormier S. and
F. Lebargy (1994). Le dosage de la cotinine urinaire: Un guide pour l’adaptation posologique du
traitement de la dépendance tabagique par la nicotine. Sem. Hôp. Paris, 70: 387-390.
M. Mayfield, MC Leod G. and P. Hall (1974). The
CAGE questionnary : validation of a new alcoholism screening instrument. American Journal of
Psychiatry, 131:1121-1123.
71
DEPRESSION, DEPENDENCE TABAGIQUE ET NICOTINE
19- A.S. Zigmond. and R.P. Snaith (1983). The Hospital
anxiety and depression scale. Acta Psychiatr.
Scand., 67 (6): 361-70.
20- L. Collet et J. Cochraux (1986). Inventaire abrégé de
la dépression de Beck (13 items). Etude de la validité. Encéphale, 12 (2) : 77-9.
21- D.V. Sheehan, Lecrubier Y., Sheehan K.H. and al.
(1998). The Mini-International Neuro-psychiatric
Interview (M.I.N.I): The development and validation of structured diagnostic psychiatric interview
for DSM-IV and ICD-10. J. Clin. Psychiatry, 59
(Suppl 20): 22-23
22- T. Kinnunen, Dohorty K., Militello F.S. and A.J. Garvey (1996). Depression and smoking cessation:
Characteristics of depressed smokers and effects of
Nicotine Replacement. J. Clin. Psychol., 64 (4) :
791-8
23- S.M. Hall, Munoz R.F. and V. Reus (1991). Smoking
cessation, depression and dysphoria. NIDA
Research Monograph, 105: 312-313.
72
24- A. Marcou, Koob G.F. and S. Watkins (2000). Neural
mechanisms underlying nicotine addiction: Acute
reinforcement and withdrawal. Nicotine and
Tobacco Research, 2: 19-37.
25- R. Niaura, Goldstein M., Depue J., Keuthen N., Kristeller J.E. and al. (1994). Fluoxetine, symptoms of
depression, and smoking cessation. Ann. Beh.
Med., 16: S117.
26- R.D. Hurt, Sachs D.P., Glover E.D., Offord K.P.,
Johnston J.A. and al. (1997). A comparison of sustained release Bupropion and placebo of smoking
cessation. N. Engl. J. Med., 337: 1195-1202.
27- D.E. Jorenby, Leischow S.J., Nides M.A. and al.
(1999). A controlled trial of sustained-release
bupropion, a nicotine patch, or both for smoking
cessation. N. Engl. J. Med., 340 : 685-91.
28- G. Lagrue, Cormier R. et A. Porta (1997). Dépistage
et traitement des états dépressifs et anxieux en
tabacologie. Act. Med. Int. Psychiatrie, 200 (suppl):
18-20.
A r c h s . I n s t . P a s t e u r T u n i s , 2002