DEPRESSION, DEPENDANCE TABAGIQUE ET NICOTINEpopulaire
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DEPRESSION, DEPENDANCE TABAGIQUE ET NICOTINEpopulaire
DEPRESSION, DEPENDANCE TABAGIQUE ET NICOTINE R. FAKHFAKH1* et G. LAGRUE2 1 2 * Institut National de Santé Publique, 5-7 Rue Khartoum, Immeuble Le Diplomate, 1002-Le Belvédère, Tunis. Centre de tabacologie, Hôpital Albert Chenevier , 40 rue de Mesly-Créteil, 94000, France Auteur correspondant RESUME SUMMARY Notre étude a pour but d’illustrer, à travers une observation, l’association entre troubles dépressifs et dépendance tabagique, ainsi que les propriétés éventuellement anti-dépressives de la nicotine. L’évaluation de la dépendance physique repose sur le test de dépendance à la nicotine de Fageström à 6 items, confirmé par le dosage de cotinine urinaire et par la mesure du CO dans l’air expiré, exprimé en ppm (parties par million). Les co-morbidités anxiodépressives sont recherchées à travers l’interrogatoire associée au test HAD (Hospital Anxiety Depression Scale) ; puis, en cas d’anomalie, par l’inventaire de dépression de Beck dans sa forme abrégée à 13 items et/ou l‘interview structurée, le Mini International Neuro-psychiatric Interview (MINI). Charle N, né en 1938, présente des antécédents personnels de psychose maniaco-dépressive et d’une double dépendance tabac et alcool, avec un sevrage alcool réussi en 1987. Après plusieurs tentatives d’arrêt du tabac, suivies chaque fois d'une aggravation de son état dépressif, il vient consulter, en 1995, en tabacologie. Il fumait alors 40 cigarettes par jour, avec une dépendance très forte (score de Fagerström à 10). Les tests HAD et Beck étant alors normaux, un traitement de substitution nicotinique par timbre a été commencé avec un succès complet. Mais, au bout de trois mois, il s’installe dans une dépression sévère et résistante aux traitements antidépresseurs (TAD). Cette situation se prolonge pendant 2 ans avec échec de tous les TAD successivement tentés. En 1997, il lui est proposé un traitement par gomme-nicotine (G-N). Dès la 1ère semaine, en prenant 2 ou 3 G-N par jour, et sans avoir modifié le TAD antérieur, son état psychologique s'améliore, et en 3 mois il retrouve son équilibre psychologique antérieur. Cette observation, confrontée aux données de la littérature, souligne l’association entre états anxiodépressifs et niveau élevé de dépendance tabagique. De même, les effets psychologiques obtenus par un apport nicotinique supplémentaire, confirment que la nicotine peut être considérée chez certains sujets comme un antidépresseur. Mots clefs : Dépendance tabagique, co-morbidité, troubles anxio-dépressifs, antidépresseurs, nicotine. The purpose of the study was to illustrate, through an observation, the association between depression and smoking dependence, as well as the considered anti-depressive properties of nicotine. Fageström Test for Nicotine Dependence was confirmed by the urinary cotinine dosage, and the expired Carbon Monoxide assessed the nicotine dependence. The anxiodepressive co-morbidity was determined through the cross-examination associated to the HAD test (Hospital Anxiety Depression Scale); then, in case of anomaly, by the depression inventory of Beck (13 items) and the structured interview : the Mini International Neuro Psychiatric Interview (MINI). Our patient, born in 1938, with the personal history of manic-depressive psychosis and alcoholic dependence severed in 1987, came to consult in 1995, after several smoking cessation attempts, followed every time by an extended and severe depression. He smoked 40 cigarettes per day, with a very high dependence (score of Fagerström = 10). The HAD and the Beck tests being normals; smoking cessation program has begun with nicotine patches. At the end of three months, he fell in a severe and resistant depression that continued during 2 years. Then, he stopped completely smoking. In 1997, a progressive treatment by nicotine- gum (NG) was proposed. Since the second week, while taking 2 to 3 NG per day, and without having modified his ADT, his psychological state improved, and in 3 months he recovered his previous psychological form. Confronted to literature data, this observation underlines the association between anxio-depressive states and the high level of smoking dependence. In the same way, the improving psychological effects of nicotine replacement, confirms the nicotine antidepressive properties. Key-words : Tobacco dependence, co-morbidity, depression, anxiety, anti-depression, nicotine. A r c h s . I n s t . P a s t e u r T u n i s , 2002, 7 9 (1-4) 65 DEPRESSION, DEPENDENCE TABAGIQUE ET NICOTINE INTRODUCTION La mortalité imputable au tabac dans le monde a été estimée à environ 4 millions de décès en 1998 et devrait s’élever à près de 10 millions par an en 2030, dont 70% dans les pays en développement (1). Depuis 1950, 70 000 articles scientifiques ont été publiés, montrant sans aucun doute possible que la consommation prolongée de tabac constitue une cause importante de mortalité prématurée et d’incapacité à l’échelle mondiale (2). Les politiques et les mesures de lutte efficaces contre le tabagisme peuvent diminuer sensiblement la prévalence du tabagisme et la consommation du tabac, et par conséquent, leurs répercussions sur la santé (1). Ces politiques de lutte ont pour objectifs de prévenir le tabagisme mais aussi de faciliter le sevrage (3). En effet, partant de l’objectif principal de la lutte contre le tabagisme qu’est la réduction de la mortalité, un effort important doit être fait afin de maximiser le nombre d’individus qui arrêtent de fumer. Ainsi, d’après le rapport de US Surgeon General de 1990, arrêter de fumer prévient l’apparition des maladies (prévention primaire) et réduit le risque d’apparition de complications (prévention secondaire) (4). De même, Doll a montré l’effet de l’arrêt tabagique dans la réduction de la mortalité (5). Cependant, si 75-80% des fumeurs désirent arrêter, moins de 10% deviennent abstinents avec un an de recul et la moitié seulement réussit à le faire avant 60 ans (6) . La dépendance nicotinique constitue l’obstacle majeur au succès des tentatives d’arrêt. Les mécanismes de cette dépendance sont complexes. Cette dépendance est divisée schématiquement en une dépendance psychologique, comportementale constante, et une dépendance physique, responsable de l’apparition de troubles lors de tentatives de sevrage (irritabilité, pulsion à fumer, anxiété, humeurs dépressives). Les mesures générales de lutte, en créant dans certains pays un climat anti-tabagique, ont eu un impact en décourageant des sujets potentiellement fumeurs d’acquérir l’habitude tabagique et en persuadant les fumeurs légers à arrêter de fumer(7). Les effets de ces mesures ont été très variables, mais plus les efforts en terme de santé publique étaient couronnés de succès et plus les fumeurs les plus dépendants étaient réfractaires à l’arrêt (7). La présence d’une co-morbidité constituerait le facteur contributif le plus important dans la sélection des sujets fortement dépendant à la nicotine. Parmi ces troubles, existent l’alcoolisme et les troubles anxio-dépressifs. Toutefois, la dépression constitue, 66 parmi plusieurs cofacteurs associés au tabagisme, le facteur associé de façon la plus robuste, et qui persiste même en s’ajustant sur les autres facteurs tels que l’alcoolisme et les troubles anxieux (9). Les états anxiodépressifs et les différentes formes d’anxiété sont deux à quatre fois plus nombreux chez les fumeurs que chez les non fumeurs. La fréquence de ces troubles est corrélée à l’intensité de la dépendance tabagique (10). La présence de ces anomalies constitue un facteur d’échecs et de rechutes lors des tentatives d’arrêt du tabac (9,10). Les raisons des difficultés de sevrage chez les sujets déprimés ne sont pas bien connues. Certaines études ont suggéré que le fumeur s’auto médique par la nicotine afin de lutter contre la dépression(12). En effet, la nicotine constitue un puissant agent pharmacologique avec un large effet stimulant et déprimant, impliquant le système nerveux central et périphérique(4). De plus, la nicotine peut induire un sentiment de mieux être et une humeur plus positive(13). Dans ce sens, certains chercheurs ont relaté un certain nombre de cas sévères de dépression à la suite d’une tentative d’arrêt et qui ont disparu à la suite de la reprise du tabagisme(9) et ceci même en l’absence d’antécédents de troubles de l’humeur(14,15). L’observation que nous rapportons est celle d’un patient ayant eu une dépression sévère après sevrage tabagique réussi. Cette dépression, rebelle aux traitements usuels, a régressé après administration de nicotine sous forme de gommes; une telle observation illustre l’association entre troubles dépressifs et dépendance tabagique, ainsi que les propriétés anti-dépressives potentielles de la nicotine. METHODOLOGIE L’observation rapportée a été étudiée selon la méthodologie mise au point et utilisée depuis plusieurs années dans le centre de tabacologie de Créteil. Elle comporte: - Une évaluation du tabagisme - La recherche des autres conduites addictives et de co-morbidités anxio-dépressives. L’évaluation du tabagisme repose sur : 1- L’interrogatoire précisant l’ancienneté et l’intensité du tabagisme. 2- L’évaluation de la dépendance physique par le test de dépendance à la nicotine: Test de Fageström à 6 items (16). 3- L’évaluation du degré de confiance en soi pour l’arrêt du tabac (self efficacy) par une Echelle A r c h s . I n s t . P a s t e u r T u n i s , 2002 FAKHFAKH ET LAGRUE Visuelle Analogique (EVA) : Echelle de 0 (nul) à 10 (extrême). 4- L’évaluation du degré de confiance en soi, en général par EVA : Echelle de 0 (nul) à 10 (extrême). Le degré de dépendance est confirmé par le dosage de cotinine urinaire et par la mesure du CO dans l’air expiré, exprimé en ppm (parties par million). Le dosage de la cotinine urinaire est réalisé par méthode colorimétrique à l’acide barbiturique (17). Un dosage simultané de la créatinine urinaire permet d’éviter les erreurs dus aux variations de la diurèse: le résultat est rendu en cotinine/créatinine (mmol/mmol), c’est à dire en mmol de cotinine par mmol de créatinine. Il est exprimé en mg de cotinine par g de créatinine en multipliant par 1,6. Les autres conduites addictives sont recherchées par l’interrogatoire : évaluation de la consommation d’alcool, passée ou actuelle, en se basant sur le nombre de verres et le questionnaire CAGE (18). L’interrogatoire recherche aussi la consommation de cannabis, de benzodiazépine...Les co-morbidités anxiodépressives font l’objet d’une investigation systématique à travers l’interrogatoire, à la recherche d’antécédents personnels et/ou familiaux d’épisodes dépressifs et /ou d’états anxieux. Associé à l’interrogatoire, le test HAD (19) (Hospital Anxiety Depression Scale) est pratiqué systématiquement. Ce test a pour but de dépister l’existence d’une symptomatologie anxiodépressive et d’en évaluer la sévérité. La note de huit constitue un seuil optimal pour l’anxiété et la dépression. En cas d’anomalie du HAD, l’inventaire de dépression de Beck, dans sa forme abrégée à 13 items (20) et /ou l‘interview structurée, le Mini International Neuropsychiatric Interview (MINI)(21) est appliqué. L’inventaire de Beck fournit une note globale de 0 à 39 : - 0-4: aucune dépression - 4-7: dépression légère - 8 - 15 : dépression modérée - 16 - 39 : dépression majeure Le Mini International Neuro-psychiatric Interview (MINI), basée sur les critères de DSMIV, est utilisé afin de permettre d’apprécier la nature des troubles guidant ainsi les indications thérapeutiques. RESULTATS Monsieur Charles N. est né en 1938. Son tabagisme débute en 1945, à la libération, à l'âge de 7 ans. Dès 14 ans, il fume déjà 20 cigarettes par jour et rapidement Tome 7 9 (1-4) passe à une trentaine. Il a 15 ans lorsqu'il commence à boire et sa consommation alcoolique devient importante et compulsive. Entre 1960 et 1987, il fait plusieurs tentatives de sevrage alcoolique qui sont suivies chaque fois d'un état dépressif. A cette période, le diagnostic retenu est celui d'un état maniaco-dépressif à minima avec de façon intercurrente des épisodes dépressifs plus marqués, soit lors des essais d'arrêt d'alcool, soit à la suite d'événements de vie, en particulier un divorce en 1986. En 1987, il réussit son sevrage alcoolique, mais une dépression profonde apparaît; il reçoit alors un traitement par antidépresseurs et benzodiazépines, poursuivis au long cours. En 1988, 1990 et 1991, des tentatives de sevrage tabagique sont suivies à chaque fois et en quelques semaines d'une aggravation de son état dépressif, malgré la poursuite du traitement psychotrope associant alors carbamazépine et antidépresseurs successivement meclobamide et paroxetine. La reprise du tabagisme est suivie très rapidement d’un retour à l’état psychologique antérieur. En novembre 1995, il consulte pour la première fois en tabacologie; il fume alors 40 cigarettes par jour et la dépendance est très forte, avec un score de Fagerström à 10. Les antécédents psychologiques sont connus ; mais à cette date, avec le traitement psychotrope, il se dit en bon état psychologique et les diverses échelles d'évaluation sont normales (HAD, test de Beck). Un arrêt du tabac est donc programmé, avec traitement de substitution nicotinique par le timbre. La dose de 21 mg/jour se révélant insuffisante, il reçoit dès la 2ème semaine une dose de 42 mg/jour avec laquelle l’arrêt du tabac est immédiatement obtenue; la posologie a été de 21 mg le mois suivant et enfin 14 mg/jour à partir du troisième mois. Quelques jours après être passé à la dose de 21 mg/jour, son moral s'effondre rapidement, malgré la poursuite et l'augmentation du traitement antidépresseur; une dépression grave et sévère s’installe alors, pour laquelle son psychiatre essaie successivement plusieurs antidépresseurs sans modification de l’état psychologique. Il a alors tous les critères d’une dépression majeure, selon le DSM IV. Deux ans plus tard, en septembre 1997, il est toujours dans un état dépressif profond et grave qui le laisse sans aucune activité tout au long de la journée, avec des idées suicidaires et des céphalées très intenses. A cette 67 DEPRESSION, DEPENDENCE TABAGIQUE ET NICOTINE Tableau I- Evolution conjointe de la prise de substituts nicotiniques (gommes 2mg) et du rapport cotinine urinaire/créatinine urinaire. DATES Avant nov.1995 Rapport Cotinine urinaire/ Créatinine urinaire 9,6 Apports nicotiniques 40 cigarettes/jour 26/09/97 0,15 07/10/97 1,5 2-3 gommes/jour 19/12/97 1,8 2-4 gommes/jour 07/02/98 3,5 6-8 gommes/jour 03/03/98 5,25 10-12 gommes/jour 05/04/98 4,7 12-14 gommes/jour 23/06/98 6,1 14-15 gommes/jour 26/07/98 7,4 18-20 gommes/jour 13/10/99 8,8 20-25 gommes/jour 19/01/00 6,81 20-25 gommes/jour date, les différentes échelles d'évaluation (H.A.D., test de Beck) sont très anormales. Il n'a pas et ne veut pas recommencer à fumer, car il a eu quelques années auparavant une atteinte coronarienne. Devant la différence impressionnante de son état existant, entre la période où il vivait avec cigarettes et celle sans cigarettes, une reprise progressive des apports nicotiniques, lui est alors suggérée. Il lui est alors proposé un traitement par gomme-nicotine. En raison des antécédents cardiaques, les deux premières gommes sont prises sous surveillance du pouls et de la tension artérielle; la tolérance étant bonne, il lui est conseillé d'augmenter progressivement leur consommation. Dès la deuxième semaine, en prenant deux ou trois gommes-nicotine par jour, et s'en avoir modifié son traitement antidépresseur antérieur, son état psychologique s'améliore et en trois mois il retrouve un équilibre psychologique avec normalisation du test HAD et de Beck. Cependant, il augmente progressivement sa consommation de gommes, et le taux de cotinine urinaire croît parallèlement (Tableau 1). A partir d'octobre 1999, il prend 20 à 25 gommes-nicotine par jour. Il est revu en janvier 2001, consommant toujours 20-25 gommes par jour. Au cours de cette évolution, les faits suivants ont été notés : 68 • A partir du sixième mois de traitement par la gomme, l’envie de fumer, qui avait complètement disparu depuis plus de deux ans, réapparaît dès le matin, comme lorsqu'il fumait. Il prend alors une gomme qui calme immédiatement ce besoin. Il est donc redevenu dépendant à la nicotine, mais maintenant sous forme de gommes. Alors qu'initialement les gommes lui semblaient d'un goût désagréable, très rapidement il les apprécie et aime les consommer. Il les utilise comme il le faisait avec les cigarettes et en ressent le besoin dès le matin. En octobre 1999, la dépendance est évidente; en se référant à l'usage des gommes, le score au test de Fagerström est à 10. • Le taux de cotinine urinaire s'est élevé progressivement, parallèlement au nombre de gommes, et il a atteint le niveau de celui que l'on trouvait dans les urines lorsqu'il fumait. • L'état psychologique apparaît très nettement lié aux apports nicotiniques, s'améliorant progressivement à mesure que les taux de cotinine urinaire augmentent. Les diverses échelles d’évaluation sont redevenues normales; au bout d'un an, apparaît une tendance hypomane, « il ne s'est jamais senti aussi bien dans la vie ». Les scores de qualité de vie A r c h s . I n s t . P a s t e u r T u n i s , 2002 FAKHFAKH ET LAGRUE - qu'il note sont les suivants : Cigarettes seules : Antidépresseurs + cigarettes: Antidépresseurs seuls : Antidépresseurs + gommes-nicotine : 2 / 10 8 / 10 0 / 10 10 / 10 DISCUSSION Une observation isolée ne permet certes pas de généraliser les faits observés ni d’établir des liens de causalité. Toutefois, cette observation est exemplaire sous plusieurs aspects. En accord avec d'autres observations cliniques (15), elle permet de souligner les faits suivants: • Chez les sujets ayant un état anxio-dépressif, la dépendance tabagique est d'un niveau très élevé. • Chez les sujets ayant eu une dépendance alcoolique et conservant après plusieurs mois ou années une dépendance tabagique, les états anxio-dépressifs doivent être recherchés systématiquement et sont très fréquents. • Les effets psychologiques obtenus par un apport nicotinique supplémentaire confirment que la nicotine peut être considérée, chez certains sujets, comme un antidépresseur. Les liens étroits entre les états anxio-dépressifs et la dépendance tabagique ont été rapportée par plusieurs auteurs. Pour Glassman et al. (9), les sujets atteints de dépression sont fumeurs dans 80% des cas. Leur tabagisme est toujours important avec forte dépendance. Chez les fumeurs, les différentes formes d'anxiété sont deux à 4 fois plus fréquentes que chez les non fumeurs. Ces troubles constituent un facteur d'échec lors des tentatives d'arrêt du tabac. Ces fumeurs très dépendants avec des co-morbidités, en particulier de type anxio-dépressif, sont de plus en plus rencontrés dans les consultations de tabacologie. L’arrêt de tabac chez notre patient a été difficile à obtenir et le syndrome de sevrage a été très intense; l’aggravation ou l’apparition d’un syndrome dépressif a été observée à plusieurs reprises dans les semaines suivant l’arrêt des cigarettes; à chaque fois, la reprise des cigarettes a été suivie en quelques jours de la disparition des troubles psychologiques. Lagrue (15) a rapporté d’autres observations de sujets ayant des antécédents dépressifs, mais stabilisés, qui ont vu leur symptomatologie dépressive s’aggraver lors de leur tentative d’arrêt. Ces symptômes dépressifs ont Tome 7 9 (1-4) régressé, soit après reprises des cigarettes, soit après administration de nicotine sous forme de gommes. Bock et al.(14) ont aussi relaté 3 observations de femmes ayant présenté une symptomatologie dépressive lors de tentatives de sevrage. Deux d’entre elles présentaient des antécédents d’épisode dépressive majeure, tandis que la troisième souffrait d’une dysphorie prémenstruelle. Les symptômes dépressifs ont aussi régressé chez ces patientes après traitement par un antidépresseur ou après reprise du tabagisme. Glassman (9) a rapporté le cas d’un homme ayant fait dans le passé deux épisodes sévères de dépression majeure, sans rapport avec un sevrage tabagique, et qui a déprimé la quatrième semaine suivant un sevrage. Le médecin lui a conseillé de reprendre son tabagisme, ce qui l’a immédiatement amélioré. Cependant, 6 mois plus tard, quand l’antidépresseur a été progressivement retiré, il a de nouveau déprimé, et la nortriptylline a été réintroduite. La même séquence s’est reproduite un an après. Quatre ans après le sevrage tabagique, il est toujours abstinent, mais avait été incapable de «supprimer » l’antidépresseur sans réaction dépressive. L’association du tabagisme avec un état dépressif constitue un obstacle à l’arrêt du tabac. Kinnunen (22), dans une étude auprès de 269 fumeurs désirant arrêter, a rapporté, en utilisant le CES-D, un taux de 34% d’état dépressif majeur parmi ces fumeurs. Ces patients ont reçu soit la gomme nicotine (2 mg et 4 mg), soit un placebo. Le taux de succès a été significativement plus important chez le groupe traité par la gomme nicotine que chez le groupe placebo. Mais, le bénéfice du traitement par la nicotine a été plus net chez les déprimés. Seulement 12,5% des fumeurs déprimés, traités par placebo, ont réussi un arrêt à 3 mois contre 29,5% pour ceux traités par la gomme nicotine. Comparativement aux non déprimés, ces fumeurs déprimés rapportent plus de stress, présentent moins de ressources pour y faire face, souffrent plus de symptômes physiques et psychologiques et ont une consommation plus accrue de cigarettes lors d’émotions négatives. Ces faits et tout particulièrement l’existence d’une amélioration rapide de l’état dépressif par absorption de nicotine, soit en fumant des cigarettes, soit à travers la consommation de la gomme, suggèrent que la nicotine constitue un psychotrope et joue un rôle antidépresseur pour certains fumeurs. Pour ceux là, la cigarette serait une véritable automédication permettant d’atténuer 69 DEPRESSION, DEPENDENCE TABAGIQUE ET NICOTINE une souffrance psychique ou morale et une vulnérabilité psychologique. En faveur de cette hypothèse, Lerman C (12), dans une étude menée auprès de 202 sujets désirant arrêter de fumers, a trouvé que la moitié d’entre eux répondaient aux critères de dépression selon le CESD et que les symptômes dépressifs sont corrélés aux degrés de dépendance. La régulation des émotions négatives et de la stimulation par la consommation de cigarettes expliquerait en partie cette relation entre dépression et dépendance nicotinique. Les fumeurs trouveraient dans la consommation des cigarettes un moyen pour réduire ces émotions négatives (renforcement négatif), y compris les symptômes négatifs du sevrage (23). Le fumeur, retrouvant ce bénéfice, s’engage à une stimulation en fumant afin de bénéficier d’un renforcement positif plus fréquent. Malgré la mise en évidence de la relation entre consommation de tabac et dépression, le mécanisme neuro-biologique n’est pas encore bien établi. Une des hypothèses repose sur l’effet neurochimique de la nicotine, impliquant la recapture de la norépinéphrine, de la dopamine, de la sérotonine dans le cerveau, similaire à l’effet des antidépresseurs (24). De même, certaines hypothèses ont été émises quant à la prédisposition génétique commune entre dépression et consommation de cigarettes (13). La reconnaissance de l’importance jouée par les émotions négatives (negative effect) dans le comportement tabagique, a conduit certains auteurs à proposer l’utilisation des antidépresseurs et anxiolytiques comme traitement de la dépendance tabagique. Niaura et al. (25) ont mené une étude randomisée en double aveugle chez 175 fumeurs, comparant l’efficacité de la fluoxétine (30 ou 60 mg/j) au placebo, après un traitement de 10 semaines, sur la prévention de la rechute tabagique après sevrage. Trente deux pourcent des fumeurs étudiés avait des antécédents d’états dépressifs majeurs reconnus par le questionnaire « Hamilton Depression » . La fluoxétine n’avait pas d’effet sur les sujets sans antécédents dépressifs. Elle s’est révélée efficace seulement chez les groupes de sujets ayant initialement un état dépressif latent. Le Bupropion, un antidépresseur inhibiteur de la recapture de la dopamine et de la noradrénaline est un des seuls antidépresseurs dont l’efficacité sur l’aide au sevrage tabagique a été prouvée, en l’absence d’états dépressifs patents ou latents . 70 Deux larges essais cliniques ont été publiés, démontrant l’efficacité du Bupropion. Hurt et al., en 1997 (26), ont comparé 3 doses de Bupropion (100 mg, 150 mg et 300 mg) avec le placebo. Le taux d’abstinence à 2 mois, validé par la mesure du CO dans l’air expiré, a été significativement plus élevé chez le groupe recevant 150 et 300 mg que chez le groupe placebo. Jorenby et al., en 1999 (27), ont étudié l’effet des timbres actifs, timbres placebo, Bupropion actif et Bupropion placebo. Le taux d’abstinence le plus élevé à une année, a été retrouvé lors de l’association du Bupropion avec les timbres (36%), contre (30%) lorsque le Bupropion est administré seul (150 mg deux fois par jour). Les manifestations de sevrage ont été moins intenses chez les trois groupes recevant le traitement actif que chez le groupe placebo. La réduction la plus importante des symptômes de sevrage a été constatée chez le groupe recevant les timbres de nicotine avec le Bupropion. Chez les sujets abstinents, la prise de poids a été plus importante chez le groupe ayant reçu le traitement actif que chez le groupe placebo. Cette prise de poids a été la plus faible chez les patients traités à la fois par les timbres à la nicotine et par le Bupropion. CONCLUSIONS Les liens entre état anxio-dépressif et tabagisme sont bien établis. Chez les sujets atteints de dépression majeure, un tabagisme important avec forte dépendance est présent dans près de 80 % des cas. Chez les fumeurs dépendant, les antécédents dépressifs sont trois ou quatre fois plus fréquents que chez les non-fumeurs. Chez ces fumeurs, l'arrêt du tabac est toujours difficile à obtenir et le syndrome de sevrage est très intense. L'aggravation ou l'apparition d'un syndrome dépressif est fréquemment observée dans les semaines suivant l'interruption conduisant à la reprise du tabagisme. Il est donc nécessaire, dès la consultation initiale, de rechercher l'existence d'un trouble psychopathologique par : • L’étude des antécédents familiaux et personnel; tout épisode dépressif antérieur, même lointain et de cause exogène, doit être pris en compte. • L'analyse des troubles survenus lors des tentatives antérieures d'arrêt : • L'utilisation d'auto-questionnaires, tels que le H.A.D. (Hospital-Anxiety-Depression Score) et le A r c h s . I n s t . P a s t e u r T u n i s , 2002 FAKHFAKH ET LAGRUE B.D.I (Beck Dépression Inventory) dans sa forme abrégée en 13 questions. • En cas d'anomalies de l'un de ces éléments, il faut avoir recours à un entretien structuré tel le "Miniinterview" basé sur les critères du D.S.M.IV. 7- 8Chez les fumeurs très dépendants, avec un état anxiodépressif, l'utilisation simultanée du traitement nicotinique et d'un antidépresseur permet d'obtenir l'arrêt du tabac, sans que se produise une décompensation anxiodépressive. Les antidépresseurs les plus employés sont les inhibiteurs de recapture de la sérotonine (I.R.S.), à condition d'utiliser initialement une posologie faible et progressive (28).Tous ces faits ont conduit à proposer l'emploi de certains psychotropes comme traitement de la dépendance tabagique. Les résultats obtenus sont prometteurs. Ainsi, il n'y a pas de modalités uniformes pour le traitement de la dépendance tabagique; les situations observées sont très diverses et une évaluation initiale est toujours indispensable, afin de préciser la nature et 1'intensité des dépendances, de déceler les co-morbidités psychologiques et de pouvoir proposer à chaque fumeur une aide spécifique. 9- 10- 11- 12- 13- REFERENCES 1- World Health Organization. World Health Report (1999). Making a Difference. Geneva. World Health Organization. 2- US Department of health and Human Services (1998). The Health consequence of smoking : Nicotine addiction. A report of Surgeon General. Rockville MD; Centers for Disease Control, (DHHS Publications. CDC 88-8406). 3- World Health Organization(1998). Guidelines for controlling and monitoring the tobacco epidemic. Geneva. World Health Organization. 4- US Department of Health and Human Services(1990). The Health benefice of smoking cessation. A report of Surgeon General. 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