Le croire

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Le croire
Le croire
La réponse à la question en débat: « Croire: libération ou aliénation? » est susceptible a priori
de beaucoup varier selon qu'on considère le croire anthropologique ou le croire religieux, et
ensuite selon qu'on distingue dans le second le croire commun à toutes les religions et celui
qui est propre au christianisme, et encore selon qu'on identifie ou qu'on distingue dans ce
dernier la foi et la religion. J'entends bien qu'il s'agit ici du croire chrétien, envisagé de
préférence du point de vue de la foi au Christ. Cependant, si on accepte au moins à titre
d'hypothèse que cette foi est impliquée dans un croire religieux, lui-même inséré dans un
croire anthropologique, il paraît difficile de décider par rapport à quoi il y aurait aliénation ou
libération sans examiner quelque peu les implications ou insertions de la foi chrétienne dans
un croire historiquement plus vaste et anthropologiquement plus profond.
J'observerai donc dans un premier temps l'enracinement de la foi au Christ dans le croire
humain et religieux, et je réfléchirai dans un second temps aux conditions susceptibles d'en
faire un chemin de liberté pour les chrétiens et de libération pour les autres hommes.
Enracinement du croire dans l'homme
Un livre récent de Julia Kristeva, intitulé « cet incroyable besoin de croire » me fournira un
point de départ. L'auteure, traitant du sujet en sa qualité de psychanalyste, entend bien parler
du croire religieux, et même proprement chrétien, mais elle l'appréhende dans un « besoin pré
religieux de croire, qui ne constitue » précise-t-elle, « qu'un des éléments composant
l'expérience complexe de la foi », élément cependant fondamental puisqu'il « fonde nos
capacités d'être ...en parlant », et elle illustre le rapport du parler au croire par ce propos de
saint Paul : « J'ai cru et j'ai parlé » (2 Co 4.13 = Ps 116,10) 1 . Il y a donc un lien essentiel
entre la foi et la parole, qu'on observe dès la naissance de l'enfant et qui se présuppose à
l'origine de l’homme, poursuit Julia Kristeva : le besoin de croire « nous confronte ni plus ni
moins à l'histoire de l'humanité: l'être parlant est un être croyant », un être qui dit « je crois »
pour attester ce qu'il « tient pour vrai », à savoir le fait d'être « subjugué » par une « vérité à
laquelle je ne peux pas ne pas adhérer », « une vérité qui me tient, qui me fait être » et ce
besoin de croire s’impose à moi « avec sa puissance de certitude éblouissante », parce qu’il
provient en définitive de mon appartenance au monde, de « cette immersion sans limites du
Moi dans le monde », dans « la chair du monde ».
Cette dernière expression, « la chair du monde », renvoie à Maurice Merleau-Ponty, qui s’est
intéressé, lui aussi, en tant que phénoménologue, à la venue de l’enfant au langage, et qui fait
reposer toute expérience du monde, et donc toute connaissance, et la philosophie elle-même,
sur ce qu’il appelle « la foi perceptive », qui est, explique-t-il, notre « ouverture initiale au
monde » par le corps, « notre lien vivant avec la nature », « notre expérience, plus vieille que
toute opinion, d’habiter le monde par notre corps », « l’ouverture à l’être, la certitude
primordiale « qu’il y a être, il y a monde, il y a quelque chose » ; et cette « foi au monde » se
dit spontanément par la parole, « témoin de l’être », née du « silence » de l’Être, écho d’une
« Parole universelle » et primordiale. Et puisque tous les individus communient entre eux par
une même expérience de l’Être, la foi au monde, selon ce philosophe, fonde la possibilité et la
vérité tout ensemble de la communication des hommes par le langage et de la connaissance
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d’autrui dans son altérité et sa ressemblance à moi-même : « Tout autre est un autre moimême ».
La question de la liberté de la foi religieuse se pose, fondamentalement, au niveau de son
enracinement dans ce besoin pré religieux de croire aux choses et aux autres. On ne saurait
dire que cet enracinement prive la foi de liberté, puisqu’il fonde l’être humain en tant
qu’humain. Encore faut-il que l’individu prenne conscience de son moi et, pour cela, qu’il
donne sens à son être-au-monde en même temps qu’il s’en dégage, qu’il s’arrache à son passé,
qui est du passif, en se projetant vers l’avenir, en se donnant un projet d’histoire qui n’en sera
pas moins projet d’engagement dans le monde et avec autrui. Être libre, c’est naître de ce qui
me fait être. Ainsi Merleau-Ponty conclut sa réflexion sur la liberté : « Qu’est-ce que la
liberté ? Naître, c’est à la fois naître du monde et naître au monde. Le monde est déjà
constitué, mais aussi jamais complètement constitué. Sous le premier rapport, nous sommes
sollicités, sous le second nous sommes ouverts à une infinité de possibles. Mais cette analyse
est encore abstraite, car nous existons sous les deux rapports à la fois. Il n'y a donc jamais
déterminisme et jamais choix absolu, jamais je ne suis chose et jamais conscience nue.
Mais, sous le rapport de ces prémisses, le dilemme posé par la question : « Croire: libération
ou aliénation? » ne semble pas justifié, car rien dans le monde ne paraît « solliciter » la foi en
Dieu, qui n'est pas un être de ce monde, et la projection de l'homme religieux en Dieu pourrait
être pure volonté de s'évader de ce monde, en sorte que la foi serait libération en même temps
qu'aliénation. A quoi on objectera qu'if n'y a pas vraie liberté hors la condition humaine. Soit,
mais qui en décidera? Qui m'empêchera de trouver un sentiment de pure liberté dans le refus
de placer ma confiance dans les choses du monde? La linguistique fournit un moyen de sortir
du dilemme. Le verbe « croire », expose Émile Benveniste, apparaît dans une langue indoeuropéenne en contexte religieux, dans un conflit de rivalité entre deux clans qui se battent
pour la suprématie de leurs dieux respectifs: chaque combattant engage toutes ses forces dans
ce combat pour la victoire de son dieu, avec la pleine assurance que ce dieu, réciproquement,
le soutiendra de toute sa puissance pour donner la victoire à ses champions; croire, c',est donc
« faire confiance; c'est engager sa confiance, mais à charge de revanche » ; la foi-confiance
est une créance qui implique restitution . Ainsi le besoin pré religieux de croire, assurément
primitif, trouve à s' exprimer pour la première fois dans un croire incontestablement religieux;
on en conclura, sans mettre un intervalle de temps entre l'un et l'autre, que le croire
anthropologique se donne sa plus haute expression dans le croire religieux, quand il se
projette dans une transcendance absolue, sans pourtant s'évader du monde, puisqu'il s'investit
dans un rapport social. Le croyant atteint le plus haut degré de liberté quand il accepte le
risque de perdre sa vie pour Dieu, sans aucune aliénation mais en vue d'une pleine libération
d'autrui, puisqu'il prend ce risque avec d'autres et pour d'autres dont il se veut solidaire.
Toutefois, la foi religieuse n'est ici envisagée que dans son jaillissement et sa visée de Dieu.
Prise concrètement, telle qu'elle est mise en question dans le langage courant, elle signifie
l'adhésion à une institution cultuelle, l'assentiment à des dogmes, l'obéissance à un magistère,
l'obligation de préceptes moraux et rituels, et c'est dans ce contexte qu'elle est le plus souvent
incriminée d'aliénation au sens d'abdication de la liberté personnelle. Les anciens Grecs
tenaient la foi (pistis) pour simple opinion, opposée au savoir (epistèmè) : changer d'opinion
au gré des modes, ou suivre une opinion dominante ou imposée par l'autorité sans la
soumettre à un jugement critique, c'est assurément manquer à là liberté de penser. Avec plus
de raison, Kant distinguait fa foi de l'opinion autant que du savoir, il reconnaissait à la foi en
Dieu une certitude subjective parfaite et la rattachait à la foi morale, donc au royaume des
fins, au domaine de la liberté, mais il était bien éloigné d'y faire entrer toutes les croyances
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religieuses ou doctrinales. Cependant, que la foi religieuse repose sur des textes qu'elle tient
pour révélés par Dieu, qu’elle s'aligne sur une tradition venue de ses origines historiques,
qu'elle se conforme à une autorité enseignante, cela n'est pas une raison, suffisante pour la
repousser dans l'opinion et incriminer ceux qui y adhèrent de manquer de liberté intellectuelle
et ceux qui l'enseignent de tenir les simples croyants en esclavage. On peut citer à ce propos le
jugement du mathématicien Cantor (1877) qui, venant de découvrir un théorème, envoie sa
démonstration pour expertise à l'un de ses confrères, avec ces mots: « Tant que vous ne
m'aurez pas approuvé, je ne puis que dire: Je le vois, mais' je ne le crois pas. » Notre savant
n'était donc pas tenté d'opposer le croire au savoir, il voulait dire que même une
démonstration rationnelle n’accède pas à la pleine dignité du savoir tant qu'elle n'est pas
partagée, c'est-à-dire reçue, reçue par des personnes qualifiées par leur compétence pour en
juger et autorisées par leur réputation à communiquer leur jugement. C'était réintroduire le
croire dans la parole, le savoir dans le rapport à autrui, et le temps dans le savoir, le temps
pour 1e savoir de cheminer .dans les circuits de la parole et de devenir une conviction
commune au plus grand n. ombre de chercheurs d'une même discipline. Merleau-Ponty disait
semblablement : « Notre rapport au vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec
eux, ou ce n'est pas au vrai que nous allons. » .
Nous pouvons conclure de ces interrogations philosophiques que la foi religieuse, dans la
mesure où elle est partagée avec d'autres et livrée à l'attestation d'une parole qui circule dans
la communauté des croyants, relève de la liberté fondamentale du besoin de croire
anthropologique, du besoin de faire confiance au monde et aux autres, liberté qui atteint son
plus haut degré quand elle s'affronte, et s'adosse en même temps, à un transcendant absolu, de
manière à échapper au déterminisme des enchaînements de la causalité et à construire une
histoire ordonnée à des fins morales.
Mais cette conclusion est abstraite tant qu'elle reste dans l’intériorité de la foi-confiance.
Qu'en advient-il, qu'en est-il devenu quand on considère celle-ci dans l'extériorité qu'elle se
donne dans l'histoire, c'est-à-dire dans la religion?
La religion dans l'histoire
Plusieurs penseurs, scrutant les origines de la religion, ont émis un jugement apparemment
opposé à la conclusion que je viens de tirer. Ainsi, Eric Dodds, cherchant pourquoi le
rationalisme en voie de triompher, même au sein des conceptions religieuses, dans la Grèce
du IVe siècle avant notre ère avait cédé la place au déterminisme astrologique, à la magie, à la
divination, aux religions dualistes, aux cultes orgiaques, bref à un « retour de l'Irrationnel »
qui allait frayer la voie au christianisme, dit-il, ne trouve pas d'autre explication que la crainte
de la liberté, le refus inconscient du lourd fardeau de choix individuels qu’une société ouverte
impose à ses membres. Et Marcel Gauchet, s'interrogeant sur l'avenir de notre société en voie
de se libérer de la religion, voit les individus acculés à l'obligation de prendre eux-mêmes en
charge les responsabilités dont leurs ancêtres s'étaient déchargés sur les dieux: « Nous
sommes voués à vivre désormais à nu et dans l'angoisse ce qui nous fut plus ou moins épargné
depuis le début de l'aventure humaine par la grâce des dieux . » Ces jugements ne sont que
des hypothèses dans la mesure où l'origine des religions échappe à l'observation historienne.
Je n'hésiterai cependant pas à y souscrire, pour autant qu'ils ne portent pas leurs soupçons sur
l’origine même de la foi en Dieu et s'en tiennent aux premières manifestations de la religion
dans les sociétés antiques, au culte des esprits et des dieux, puisque la religion biblique a pris
naissance en se séparant du polythéisme.
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Les violentes et fréquentes invectives des écrivains bibliques contre l'idolâtrie reprochent, en
effet, aux païens, à l'instar de nos historiens, de s'asservir à des images fabriquées par euxmêmes et de leur confier leur, destin aveuglément. Ainsi est-il écrit que les idolâtres « se
parjurent » et « jurent contre la vérité » d’autant plus facilement qu’ils « se sont fait de Dieu
un idée fausse » (Sg 14,28:'31) : le comportement des hommes entre eux est solidaire de leurs
rapports à Dieu. En écho à ces s invectives, Saint Paul accusera les païens d'avoir « échangé la
vérité de Dieu contre le mensonge », d'où est' résultée, dira-t-il, une perversion généralisée
des rapports des hommes les uns avec les autres et avec la nature~ (Rm 1,21-28). La « vérité
de Dieu » n'a vraisemblablement pas brillé à l'origine de l'histoire, si ce n'est comme une
lumière enfouie au fond des esprits et des coeurs, qui dénonçait aux hommes la fausseté de
leurs représentations de Dieu, à mesure qu'ils expérimentaient qu'ils en devenaient esclaves et
victimes. À l'origine de la religion d'Israël, posée au fondement de la Loi biblique,
l'interdiction de faire et de vénérer des images de la divinité opère une révolution considérable
dans l'histoire des religions et, par contrecoup, une avancée non moins remarquable de la
liberté: renonçant aux manipulations du divin, l'homme biblique se libère face à Dieu du
même mouvement par lequel il libère Dieu de son emprise, il érige la moralité en critère de la
vraie religion, il apprend à « marcher devant Dieu » avec une volonté droite, selon une
expression biblique aux multiples variations. Paul écrira, il est vrai, que l'homme, sous la loi
est encore en condition d’esclave, puisqu’il ne jouit pas de la pleine disposition de ses biens
mais en parlant de la Loi en terme de « pédagogue », il montre qu'il la considère comme un
temps d'apprentissage de la liberté, il introduit la temporalité dans le rapport de l'homme à la
vérité et de Dieu à l'homme (Ga 4;1-9).
Le christianisme opère une seconde et plus décisive, révolution quand il vient au monde; tel
un enfant nouveau-né, en se séparant de la matrice religieuse qui l'avait porté en se libérant de
la loi mosaïque comme d'un « esclavage » (Ga , 5, 1-2). Révolution relative et inchoative si
l’on s’en tient au fait chrétien : d'une part, le christianisme ne tardera pas à se placer sous une
loi nouvelle qui, toute différente qu'elle soit de l'ancienne, ne remet pas moins les chrétiens
dans une condition de servitude comparable à la précédente ; d'autre part, les croyants
viendront à cette foi nouvelle avec les représentations de Dieu, héritées de leurs anciennes
appartenances religieuses, qui masqueront sa nouveauté. Mais cette vraie nouveauté, radicale
et décisive dès le principe, tient à la personne de Jésus, qui est l'incarnation de Dieu, et à son
esprit, qui est l'Évangile.
La venue de Jésus au monde lie à jamais la foi en Dieu à un point de l'espace et à un moment
du temps, elle l'insère dans l'univers et dans l'histoire, elle interdit donc, en principe,
l'aliénation du chrétien hors du temps et du monde: le royaume de Dieu est au milieu de vous,
Dieu réclame d'être honoré et servi dans les autres. La venue de Jésus annule les
manifestations du divin dont se prévalaient les hommes des anciens temps: en réplique à
l'interdiction des images, elle s'annonce en faisant savoir que « nul n'a jamais vu Dieu » (Jn
1,18), et quand Jésus proclame : « Qui m'a vu, a vu le Père » (Jn 14,9), le croyant doit
comprendre que Dieu ne peut pas être vu, mais seulement cru, et cru seulement dans la
personne de Jésus. Échappant à la vision, la foi ne relève plus que de l'audition :fides ex
auditu (Rm 10,17), c'est-à-dire de l'annonce de la parole du Christ, mais d'une parole
transmise par des hommes et échangée entre eux. La foi se libère des séductions et des
évidences de la vue, elle se livre au témoignage mais aussi au questionnement du langage: une
telle foi au Dieu de Jésus ne peut être que libre et libérante.
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Quant à son Évangile, Jésus l'a livré lui-même semblablement et seulement en paroles,
transmises par des canaux différents et sous des formes variées: il n'a rien d'un code ni
dogmatique ni législatif ni rituel. Il apprend aux hommes à chercher Dieu sans l’assigner à
résidence dans un temple (Jn 4,21) ; à vivre entre eux humainement et fraternellement, sans
esprit de violence ni de domination (Mt 20, 25-28) mais en se soumettant les uns aux autres
dans une attitude d'amour, de service et de soutien mutuels (Jn 13,12-16.34) ; il élève l'amour
des autres à hauteur de l'amour de Dieu et enferme toute la Loi dans. ces deux seuls
commandements (Mt 22, 34-40) ; il met la condition chrétienne sous le signe d'une
perpétuelle renaissance: « Il vous faut naître d'en haut (Jn 3,7), c'est-à-dire, se tenir prêt à
répondre à tout moment aux appels toujours nouveaux de l'Esprit qui souffle où il veut: on ne
saurait définir plus clairement la vie du chrétien comme une vie de liberté, de prise en charge
par chacun de son histoire, et la raison d'être de l'Église comme la mission de conduire
l'humanité à se libérer de tous les faux dieux qui l'asservissent aux « éléments du monde » (Ga
4,3).
Ce bref regard sur la naissance du christianisme aurait-il permis de trancher le dilemme du
croire: libération ou aliénation? Il s'en faut, car il reste à observer ce que va devenir ce germe
naissant, et cette histoire nous renvoie à notre point de départ. Quand est apparu le verbe
« croire » dans le contexte d'une joute où le croyant risque sa vie pour l’honneur de son Dieu,
la foi confiance en Dieu se présentait comme un pur jaillissement de liberté, mais les
premières manifestations historiques de la religion montrent les hommes aliénés à eux-mêmes
à travers leurs représentations du divin : que s’est-il donc passé ? Il s’est passé que le croyant,
être sensible, éprouve aussi le besoin de matérialiser le gage, la créance de sa foi qu’il confie à
Dieu, de tenir en main un gage sensible du pouvoir que la foi lui donne sur son dieu ; la
religion lui en fournit les moyens dans ses rites sacrés et le pouvoir sacré de ses prêtres, et le
croyant de retomber aussitôt sous la domination des éléments du monde. Une semblable
retombée se produit aux origines du christianisme, fatalement, car l’être sensible que reste le
croyant a besoin d’assurances sensibles ; il ne lui suffit pas de croire, il réclame encore de voir
et de toucher,-une analyse linguistique du vocabulaire de la foi dans le Nouveau Testament
pourrait illustrer ce glissement de sens. Saint Paul en fit le premier l’expérience. Il enseignait
à ses fidèles la justification par la foi au Christ, dont Dieu même avait remis un « gage » (2 Co
5, 5) par le don de son Esprit ; mais les fidèles voulaient avoir un gage sensible, visible,
tangible de la remise de leur dette envers Dieu, et Paul voit ceux de Corinthe se diviser au gré
de leur « appartenance » à tel ou tel détenteur du pouvoir de baptiser (1Co 1, 10-12) et ceux
de Galatie se laissent « envoûter » (Ga 3, 1-5) par un besoin sécuritaire de rites et de lois.
Rien, dans ce retournement, ne doit nous étonner ni nous choquer, rien n’autorise à y
dénoncer une précoce aliénation du message évangélique par l’Eglise. Vu la nature sensible et
sociale de l’être humain, l’esprit de l’Evangile ne pouvait être porté au monde que par une
institution religieuse bien implantée dans le temps et l’espace et capable d’inspirer par ellemême confiance aux hommes, c’est-à-dire de faire transiter la foi au Dieu de Jésus par la
sacralité de ses rites et de son pouvoir. Ainsi le christianisme s’est-il répandu dans l’histoire à
la fois comme une force de liberté pour ses fidèles et de libération pour la société, en tant
qu’Evangile, et comme une force d’asservissement de ses fidèles à son autorité et de
domination sir la société, en tant que religion. Cette contradiction interne au croire chrétien
entre libération et aliénation s’observe tout au long de l’histoire. Elle éclate à l’époque dite de
la « modernité » (en gros XVII°-XVIII° siècle), où l’on voit la spiritualité chrétienne, nourrie
d’Evangile, contribuer puissamment à l'avènement du sujet humain, conscient de son
individualité et de sa liberté, au point qu'un historien de cette période, Jacques Le Brun,
discernait dans l'éthique kantienne de la liberté, fondée sur la « volonté pure », « un lointain
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avatar laïcisé » de l'aspiration des mystiques chrétiens au « pur amour » de Dieu. Marcel
Gauchet situe à la même époque la rupture majeure qui voit l'État moderne sortir de l'ère
chrétienne et la religion, incarnée et poussée par le christianisme, sortir de la société de façon
décisive. La crise éclate alors en ce sens que la revendication de la liberté de penser et de
parler, mère de toutes les autres, adressée aux autorités religieuses et politiques, est bien issue
du christianisme, ainsi que l'ont reconnu maints philosophes des Lumières, mais à son
détriment, car l'Église combattra violemment ces revendications tant dans son sein que dans
la société civile, et il s'ensuivra, d'une part, une sortie massive et continue des fidèles qui iront
chercher la liberté en dehors de l'Église, d'autre part, une rupture des communications entre
elle et les États désormais laïcisés ainsi qu'avec une société de plus en plus sécularisée et
incroyante.
Les choses en sont là aujourd'hui, et le croire chrétien est toujours écartelé entre « libération
ou aliénation ». Vatican Il a amorcé une belle tentative de réconciliation avec le monde
moderne, mais n'a pas ramené à l'Église ceux qui l'avaient désertée, pas plus que les bruyantes
« effervescences religieuses », signalées un peu partout hors d'Europe, ne contribuent pas à la
repeupler, malgré la persistance qu'elles attestent d'un besoin de croire bien enraciné dans du
sensible. Le monde a pourtant besoin plus que jamais que lui soit annoncé à nouveau
l'Évangile, car il n'a pas su éviter les dérives de la liberté dans les excès du libertinage contre
lesquels Paul mettait déjà ses fidèles en garde (1 Co 10, 23; Ga 5, 13). Mais pour que cette
annonce soit crue au sens de Cantor, c'est-à-dire reçue dans un monde laïcisé, il faudrait
qu'elle lui soit portée par des témoins crédibles, à savoir par des fidèles laïcs garants de la
liberté de parole qui leur est reconnue dans l'Église et qui les autorise à parler librement en
son nom.
On n'en est pas encore là. Mais la foi-confiance des chrétiens dans l'Évangile est le gage qu'ils
finiront par sortir du dilemme du croire.
Joseph Moingt - 7 octobre 2007
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