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Aux évêques de France
OFC 2016, n° 12
Jean Birnbaum, Un silence religieux, La gauche française face au djihadisme
(Seuil, 2016)
C’est vrai, le politique doit donner des réponses à la question : « Que faire ? ». Cependant,
malgré la critique adressée par des responsables gouvernementaux à la sociologie, apporter
des réponses adéquates aux défis du temps demande à ce que ceux-ci soient compris, dans
leurs causes, et pas seulement dans leurs effets.
Les attentats perpétrés en France en 2015, et qui se poursuivent aujourd’hui en Belgique, au
Pakistan, alors qu’ils n’ont jamais cessé au Proche et au Moyen-Orient comme en Afrique, ont
donné lieu à nombre de publications qui apportent des éclairages, non d’abord sur les réponses
de sécurité les plus opportunes, mais sur les raisons de ce que vivent nos pays.
Parmi ces livres, j’en retiens trois, de publication plus récente : ceux de Jean-Pierre Le Goff,
Malaise dans la démocratie, Stock, 2016 ; de Marcel Gauchet, Comprendre le malheur français,
avec Eric Conan et François Azouvi, Stock, Les essais, 2016 ; et de Jean Birnbaum, Un silence
religieux, La gauche française face au djihadisme. Seuil, 2016. Cette fiche s’intéresse à ce
dernier ouvrage (nous reviendrons plus tard sur les deux premiers).
Le propos de Jean Birnbaum, directeur du Monde des Livres, est exprimé très clairement dans
le titre de son livre. De par son histoire et ses sources philosophiques, la gauche française
semble incapable de saisir les moteurs proprement religieux et spirituels qui peuvent nourrir
l’énergie de personnes et de groupes, et toujours elle s’arrêtera à des causes sociales et
économiques. « Depuis au moins le fin du XIXe siècle, l’identité de la gauche française repose
pour une bonne part sur une foi dans la souveraineté de la raison, de la science et du progrès »
(p. 36). « Tant et si bien que, depuis les attentats de janvier 2015, on a envisagé toutes les
explications, toutes les causalités possibles, sauf une : la religion. La religion en tant que
manière d’être au monde, foi intime, croyance partagée. Avec constance, ce facteur, comme
tel, fut passé sous silence » (p. 22).
Jean Birnbaum fait écho aux analyses de Marcel Gauchet : « Ce déni, cet embarras, cette
perplexité montrent en fait à quel point nous sommes sortis de la religion. Nous en sommes
tellement loin que le pouvoir de mobilisation qu’elle conserve nous échappe » (Marcel Gauchet,
« Les ressorts du fondamentalisme », Le Débat, n° 185, mai-août 2015, p. 64, cité p. 31).
A la fois par cécité quant au ressort religieux, mais aussi sous la contrainte du dogme de la «
non-stigmatisation », nos responsables n’ont pas voulu entendre que les revendications des
auteurs des attentats étaient proprement religieuses. « Les hommes qui ont perpétré les
Observatoire Foi et Culture - Conférence des évêques de France
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Tel. : 01 72 36 69 64
mail : [email protected]
attentats de janvier 2015 […], à chaque étape de leur radicalisation, ont mis en avant la religion
comme la force motrice de leur action, l’horizon permanent de leurs gestes » (p. 17-18).
« Pourtant, si Amedy Coulibaly et les frères Kouachi ont dit les choses explicitement, fortement,
tout s’est passé comme s’ils avaient prêché dans le désert. Sur la scène médiatique et
jusqu’aux sommets de l’Etat, les mots qu’ils ont prononcé n’ont pas été entendus. A l’Elysée
puis au Quai d’Orsay, on s’est empressé de combler la religion “par le vide”. Non, non et non,
décidément, ces actes inqualifiables n’avaient “rien à voir” avec l’islam » (p. 20).
Je peux également mentionner que, encore ce mois de mars 2016, sans même parler de leurs
causes, certains parlent des « événements », ne parvenant pas à les qualifier comme tels. Or
ne pas pouvoir nommer une chose, c’est se rendre incapable de la penser et partant, d’agir.
Jean Birnbaum appelle dès lors à comprendre les motivations internes aux religions, en
particulier la manière dont celles-ci pensent et vivent leur rapport au monde.
« Leur discours répugne à la raison, bien sûr, il s’avère incompatible avec elle, il la scandalise,
même. Mais c’est le propre de tout discours religieux. Pour ceux qui n’y croient pas, les
contenus de la foi sont toujours absurdes. Inversement, pour ceux qui y croient, l’existence de
Dieu s’éprouve mais ne se prouve pas. “Voilà ce qu’est la foi : Dieu sensible au cœur, non à la
raison”, disait Blaise Pascal » (p. 28).
« En constituant l’homme dans son rapport au monde, la religion contribue à constituer son
monde tour court. Le réel du croyant, c’est la lettre du texte, la parole de feu qui s’adresse à lui,
la rupture et le risque, les prières et les larmes, bref ce que le philosophe chrétien Michel de
Certeau nommait “le leitmotiv intérieur” (cf. La Faiblesse de croire, Seuil, 1987, p. 321) » (p.29).
Ici, je ne peux qu’inviter à aller jusqu’au bout du questionnement de Jean Birnbaum. Les
rapports du religieux avec la raison et avec le monde ne sauraient être envisagés de manière
identique pour chaque religion, ni même sans tenir compte des lieux et des époques. Le
catholicisme pense d’une manière qui lui est propre ses relations à la raison, de même que son
rapport au monde. A titre d’illustration, on peut rappeler cette parole de Lacordaire : « Lorsque
je suis devenu chrétien, je n’ai pas perdu le monde de vue ».
L’autre lieu du travail touchera le choc de la rencontre entre la pensée moderne, critique, et les
religions. C’est certainement aujourd’hui ce à quoi est affronté l’islam, et pas seulement dans
les pays occidentaux. C’est donc avant tout au cœur de l’islam que se vit cette question, ces
querelles d’interprétation, la possibilité même d’une herméneutique des sources. Le grand
malaise réside dès lors dans l’ignorance de beaucoup de musulmans à l’endroit du Coran
même, et de ses traditions d’interprétations, ignorance qui n’est d’ailleurs pas propre à cette
religion. Il y a quelques années, Olivier Roy publia un livre qui demeure important autour de
cette problématique : La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture. Seuil, 2008. On
pourra aussi revenir sur ce que vécut l’Eglise catholique au tournant des XIXe et XXe siècles
avec l’irruption de la pensée critique dans la lecture de la Bible. La crise moderniste illustre cela
(Cf. Pierre Colin, L’audace et le soupçon, Desclée de Brouwer, 1997).
« Les terroristes ne savent pas lire, à commencer par le livre sacré dont ils se réclament. C’est
bien sur ce front du texte que se joue la résistance aux djihadistes. Puisqu’ils se réfèrent à un
livre unique, il faut parier sur la multitude des livres. Puisqu’ils prétendent détenir la vérité
absolue du texte, il faut miser sur la variété des lectures possibles. Telle est l’une des meilleures
réponses aux assassins qui confondent le livre avec un manuel de terreur, et la lecture avec
une grimace sanglante » (p. 47).
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Alors que Birnbaum dénonce cette incapacité de la gauche à prendre en compte le religieux, il
fait référence à des auteurs qui ont su voir et analyser ce qui se passait, tel Michel Foucault,
lors de la révolution iranienne. « Tout au long de ses reportages iraniens, Michel Foucault a
combattu les interprétations venues d’un Occident oublieux de son passé, et dès lors incapable
d’envisager la puissance propre à l’élan religieux » (p. 109). De son enquête, il ressort que, « si
les facteurs économiques et sociaux sont importants pour expliquer la contestation en cours,
seule l’espérance messianique pouvait vraiment mettre le feu aux poudres » (p. 103).
L’attente de notre auteur n’est pas religieuse, encore moins messianique ; elle est de l’ordre du
politique. Ce dernier ne pourra dès lors être efficient qu’à la mesure où, d’une part, il s’efforce
de comprendre le religieux (qu’il faut se garder d’envisager au singulier) et, d’autre part, de
soutenir ceux qui travaillent, en son sein, à son évolution.
« Autant il est odieux de réduire l’islam à ses perversions sanglantes, autant il est absurde
d’affirmer que ces perversions n’ont “rien à voir” avec la tradition musulmane et son devenir
contemporain. L’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du
monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent
isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel » (p. 62).
Par ailleurs, le politique doit apprendre à redonner un sens, à proposer un projet. Or, depuis
1989, comme l’analysait François Furet, ceci a disparu. Dans le livre qu’il publia en 1985, Le
passé d’une illusion, ce dernier estimait que le désastre soviétique avait conduit à fermer toute
perspective de rompre avec le monde présent. « L’idée d’une autre société est devenue
presque impossible à penser, et d’ailleurs personne n’avance sur le sujet, dans le monde
d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf. Nous voici condamnés dans le monde où
nous vivons », p.572 (cité p. 179-180).
« Depuis le début des années 2000, […], la situation politique des gauches est effectivement
dominée par ce fait massif : aucune espérance nouvelle n’est venue prendre le relais des
idéaux socialistes, communistes ou libertaires, et les militants qui se battent pour changer le
monde sont condamnés soit à perpétuer des discours anciens, dont la capacité d’entraînement
va en s’amenuisant, soit à attendre qu’émerge une perspective d’un genre inédit, propre à
revivifier la quête de justice et d’égalité » (p. 181-182).
Seules les religions semblent s’être emparé ou réapproprié, et de manière radicale, d’un grand
dessein, mais, dans certains cas, il est de destruction.
D’où cet appel : « Si l’on acceptait de délaisser un instant l’approche policière pour parler
politique, si l’on déplaçait aussi l’enquête du social au spirituel, alors on poserait la seule
question qui vaille : celle de l’espérance » (p. 184).
+ Pascal Wintzer
Archevêque de Poitiers
N.B. Jean Birnbaum participera au 7ème colloque de l’OFC (organisé avec l’Académie
catholique de France, le 3 décembre 2016 : Dignité et vocation chrétienne du politique.
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