Socio anthropologie 25-FINAL-

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Socio anthropologie 25-FINAL-
RELIGION ET FRONTIERE*
Patrick MICHEL
“I did’nt cross the border, the border crossed me”
Las Tigres del Norte
(Somos mas Americanos)1
F
rontière et religion sont, dans l’histoire, étroitement
liées, au point que les frontières religieuses ont pu se
voir présentées comme plus résistantes et durables
que les autres. C’est que les frontières ont à voir avec l’identité et
que la religion est traditionnellement tenue pour un marqueur
identitaire particulièrement performant.
Dans la période actuelle, et pour s’accorder avec l’exigence
qui était celle de Lucien Febvre de dater finement, c’est-à-dire de
restituer les significations précises assignées par une époque à telle
ou telle notion, sans les surcharger d’autres signifiés produits à des
moments différents, tant la « frontière » que la religion apparaissent
comme des « objets mutants »2, leur caractéristique commune tenant
à la difficulté de les cerner. Un même paradoxe est susceptible
d’être mis en évidence les concernant. Il est possible de soutenir
* Ce texte développe une communication présentée en introduction du colloque
international « Vivre et tracer les frontières dans les mondes contemporains.
Frontières, limites et confins : espaces partagés, espaces disputés » organisé par
le Centre Jacques Berque à Tanger en janvier 2008.
1
Cité par Kevin Mc Donald, Global Movements – Action and Culture,
Blackwell, Oxford, 2006.
2
Sur cette problématique, voir B. Reitel, P. Zander, J.L.Piermay, J.P. Renard
(sous la direction de), Villes et frontières, Paris, Economica- Anthropos,
collection Villes, 2002, 268 p. et Gabriel Wackermann, « Quel sens pour la
notion de frontière dans la mondialisation », in Cités, « Murs et frontières »,
PUF, Paris, n° 31, 2007/3, pp. 83-91.
Socio-anthropologie, n° 25-26, 2e sem. 2009/1er semestre 2010
qu’il y aurait de moins en moins ou de plus en plus de frontières ; de
moins en moins ou de plus en plus de religion.
Sur cette dernière s’opposent ainsi, sur fond d’impossibilité
de fournir de définition sociologique de la religion susceptible de
faire consensus3, les thèses radicalement contraires d’une poursuite
du processus de sécularisation des sociétés, indépendamment des
apparences découlant notamment d’instrumentalisations politiques
du religieux, ou plus simplement du fait que nombre des dynamiques à l’œuvre en termes de reconfiguration du monde
contemporain empruntent au registre du religieux (ou semblent s’y
inscrire) ; ou à l’inverse d’une désécularisation placée sous le signe
de « la revanche de Dieu4, du « réenchantement du monde »5 ou du
« choc des civilisations »6, d’un monde plus « furieusement
religieux »7 que jamais. Une thèse qui apparaît d’autant plus forte
qu’elle est portée par ceux là même - Harvey Cox, Peter Berger qui avaient, hier, développé la théorie de la sécularisation.
Concernant les frontières, le développement d’une « global
society expanding outwards from the center », pour reprendre une
formule à la Giddens ou à la Fukuyama, déboucherait sur leur
effacement progressif, dans la mesure où « the idea of global society
converged as well with the increasing importance of borderless
3
Anne Gotman, recensant ainsi pour un séminaire organisé dans le cadre de la
Maison des Sciences de l’Homme à Paris au milieu des années 2000 les
tentatives de définition sociologique de la religion en avait ainsi identifié plus
d’une quarantaine durant les vingt dernières années.
4
Gilles Kepel, La Revanche de Dieu : Chrétiens, juifs et musulmans à la
reconquête du monde, Paris, Le Seuil, 1991.
5
Peter L. Berger (ed.), Le réenchantement du monde, Paris, Bayard, 2001 ;
Harvey Cox, Le retour de Dieu : voyage en pays pentecôtistes, Paris, Desclée
de Brouwer, 1995 ; Régis Debray, Dieu fin de siècle. Religion et politique,
paris, Edition de l’Aube/Libération, 1994.
6
Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000 (1ère
éd. anglaise en 1996).
7
Peter L. Berger, « La désécularisation du monde: un point de vue global », in
Le réenchantement du monde, op. cit., p. 15.
152
networks structured in terms of simultaneous exchange », comme le
dit Castells8. Mais c’est à juste raison que Michel Foucher observe
que, depuis l’effondrement du Mur de Berlin et la fin d’un monde
bipolaire, annonciateurs d’un monde mondialisé, plus de 26 000
kilomètres de frontières politiques ont été tracées, rien qu’en Europe
et en Asie centrale9. Et ce constat embraye sur l’évidence de
nouveaux « murs » qui, de la Palestine à la frontière sud des ÉtatsUnis visent à non plus empêcher de sortir mais à interdire d’entrer.
On peut ici multiplier les remarques et les objections.
Montrer ainsi que la pensée de Giddens ou de Fukuyama apparaît
héritée d’une centralité à laquelle il était possible de faire croire. Ou
nier le paradoxe en le dépassant : il y aurait, simplement, de moins
en moins de frontières pour ceux qui sont en phase avec les règles
de circulation en vigueur dans l’espace global que ces frontières
balisent et dont elles structurent et organisent le mouvement qui y
règne ; et de plus en plus pour ceux qui, pour une raison ou une
autre, ne respectent pas (ou sont dans l’impossibilité de respecter)
ces règles.
Il reste que si, comme objets, religion et frontières font
question, c’est bien parce qu’ils constituent des nœuds où identifier
les logiques multiples et contradictoires qui travaillent les sociétés
contemporaines. Le religieux a ainsi acquis depuis quelques années
une visibilité nouvelle dans les débats publics, intellectuels et
universitaires, passant des discussions propres aux sociologues de la
religion sur la validité ou non de la thèse de la sécularisation à une
appropriation de la variable « religion » par des perspectives
disciplinaires et théoriques différentes, débouchant notamment sur
des interprétations par le religieux, ou par les instrumentalisations
dont il fait l’objet de phénomènes aussi divers que les conflits
8
Voir Manuel Castells, L’ère de l’information. Vol. 1. « La société en
réseaux », Vol. 2. « Le pouvoir de l’identité », Vol. 3. « Fin de millénaire »,
Paris, Fayard, 1998 et 1999.
9
Michel Foucher, L’obsession des frontières, Paris, Perrin, 2007.
153
ethniques, le terrorisme, l’évolution politique du Moyen Orient, la
gestion de l’immigration ou la question des banlieues.
L’analyse de ces objets et des mutations qu’ils connaissent
ouvre à l’intelligence du mouvement contemporain. Un mouvement
que nous avons peine à cerner tant les outils dont nous disposons
pour le faire, issus de la référence à la stabilité (ou de la possibilité
d’y faire croire) s’avèrent frappés d’obsolescence. C’est dans cette
perspective que l’on s’appliquera ici, après s’être penché sur les
liens entretenus par la religion et la frontière, à ébaucher une
typologie des formes contemporaines d’opérationnalisation de la
religion en relation avec la frontière.
La religion apparaît comme ontologiquement liée à la
frontière. En premier lieu parce qu’elle en procède. Ou tout au
moins se construit et s’alimente de la distinction qu’elle opère entre
sacré et profane, distinction à laquelle elle s’applique à faire croire
et dont elle s’assigne pour tâche de la faire respecter. Ensuite parce
que les dieux se sont souvent vus mobilisés pour justifier des
frontières dont le caractère sacré découlerait précisément de ce
qu’ils en auraient en personne dessiné le tracé. Enfin, et sans doute
surtout, dans la mesure où le religieux a pendant très longtemps
constitué une ressource majeure pour mettre en scène des identités
territorialisées distinctes, alimentant ainsi la possibilité de faire
croire, pour chacun des ensembles concernés, en une singularité, en
une homogénéité, voire en une insularité au moins relative : du
Cujus regio, ejus religio sur lequel reposait le Système westphalien
à l’interprétation messianique que donnait Soloviev du rôle d’une
Pologne frontière de la catholicité en passant par le Dar ul islam, les
références en sont ici légion.
Le religieux continue aujourd’hui d’être mobilisé à cette fin.
On se souvient de l’article publié en 1983 par Milan Kundera dans
Le Débat et intitulé L’Occident kidnappé. L’écrivain tchèque y
posait la question de l’appartenance ou non de la Russie à l’Europe,
répondant clairement par la négative et ouvrant un débat passionné
où allaient s’échanger, des mois durant, des arguments, où le
caractère irréductiblement spécifique de l’orthodoxie tenait une
154
bonne place, tous aussi pertinents, documentés et convaincants que
contradictoires.
C’est sans doute que la Russie est et n’est pas, et simultanément, d’Europe. Et que les critères qu’on retiendra pour définir
les frontières précises de cette Europe en disent en dernière instance
beaucoup plus sur ceux qui les avancent que sur la réalité qu’ils
prétendent décrire. Car le sens ultime de certaines questions - telles
celle posée par Kundera quelques années avant l’effondrement du
communisme ou celle, concernant la Turquie, soulevée par Valéry
Giscard d’Estaing, alors président de la Convention sur l’avenir de
l’Europe - ne réside pas tant dans la réponse qui leur est donnée que
dans les raisons de leur articulation.
La question de l’appartenance européenne de la Turquie,
héritière de l’Empire ottoman (qui fut, tout au long du XIXe siècle,
« l’homme malade de l’Europe »), n’aurait dès lors pour véritable
signification que de définir, en creux, et sans l’expliciter, le contenu
d’une culture européenne (fondée sur le christianisme), d’une
approche européenne (la défense de critères permettant de limiter au
maximum l’irruption de la différence) et d’un mode de vie européen
(gagé sur la richesse). Une telle vision ne découle pas du sens
commun dont elle prétend se réclamer mais procède d’un
authentique volontarisme.
C’est dire que, souvent, lorsque la religion semble être en
cause, ce n’est pas de religion dont il est question. Ce qui débouche
sur une double interrogation : qu’est-ce que le recours à la religion
permet de dire et simultanément d’occulter ? Et pourquoi le registre
du religieux apparaît-il là plus aisément mobilisable, et dès lors sans
doute, plus opératoire que d’autres ? Les remaniements d’un
dispositif religieux, perçus comme indispensables du fait de
transformations contextuelles, sont à cet égard révélateurs car
faisant sans doute moins sens dans un registre proprement religieux
que comme indicateurs permettant de cerner les recompositions à
l’œuvre et les logiques qui sous tendent celles-ci.
Ainsi le pape Pie IX s’était-il appliqué à riposter à une
évolution qui, avec la fin de l’Ancien régime, l’avènement de l’État
nation et l’accélération du passage à une société industrielle,
155
contestait dans le temps (l’Église n’est pas « moderne ») et dans
l’espace (le pape n’a plus d’État) l’existence même de l’institution
catholique. Cette riposte a pris la forme d’un dispositif où l’Église,
s’excluant elle-même de la modernité, se constituait en alternative
antimoderne à cette modernité, dénoncée comme « entreprise
insensée de construction d’un monde sans Dieu », selon la formule
de Louis Veuillot. Privée d’espace propre, l’Église prétendait par
ailleurs, notamment via les missions, occuper tout l’espace. Enfin,
par l’infaillibilité pontificale, le pape se dotait d’une autorité
spirituelle dont aucun de ces prédécesseurs n’avait joui.
Depuis que Pie IX, relevant dans le Syllabus « les principales
erreurs de notre temps », concluait l’inventaire avec l’idée selon
laquelle « le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger
avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne »10, l’Église
est en situation d’avoir à renégocier en permanence ce rapport à
l’espace, au temps et à l’autorité11. Certes, pour Jean-Paul II, la
parenthèse de la modernité étant censée être refermée, l’Église
n’aurait plus eu besoin de se situer par rapport à elle. Cependant,
outre que cette thèse a rapidement montré ses limites, l’accélération
multiforme d’un mouvement qui travaille et bouleverse toutes les
sociétés a contraint l’Église a ré agencer terme à terme le dispositif.
Cette Église, en situation supposée de postmodernité, s’est
affichée avec Jean-Paul II comme de plain pied dans le temps
présent. Et prétend, par le biais de la réitération de la vérité centrale
(Splendor veritatis) et de la prise en compte simultanée des
spécificités du local (le voyage comme modalité d’ajustement
10
Pour le texte du Syllabus (« Recueil des principales erreurs de notre temps,
qui sont signalées dans les Allocutions consistoriales, Encycliques et autres
Lettres apostoliques de Notre Très Saint Père le pape Pie IX », 8 décembre
1864) voir http://www.salve-regina.com/Magistere/PIE_IX_syllabus.htm
11
Voir à ce sujet Patrick Michel, « Le dernier pape - Réflexions sur l’usage du
politique sous le pontificat de Jean-Paul II », in Tous les chemins ne mènent
plus à Rome [sous la direction de René Luneau et Patrick Michel], AlbinMichel, Paris, 1995, pp. 390-415.
156
élevée au rang de mode de gouvernement), à la coïncidence avec
l’espace contemporain. Enfin, le charisme médiatique du pape valait
affirmation d’un pouvoir spirituel planétaire qui le constituait en
autorité mondiale. Temps, espace, autorité : le dispositif mis en
place pour s’ajuster à la fin du pouvoir temporel de la papauté a été
adapté pour faire face aux menaces que fait peser l’évolution induite
par l’évidence du passage au global sur le pouvoir spirituel du
Vatican.
Il n’est, dans cette perspective, pas anodin que le pontificat de
Jean-Paul II ait été le théâtre de la mise en chantier et de la
production d’un catéchisme universel, pour la première fois depuis
le Concile de Trente. Comme si une analogie structurelle existait,
aux yeux de l’Église, entre le début du XVIème siècle et la fin du
XXème. La question serait ici de savoir ce que peuvent bien être à la
fin du XXème siècle les équivalents de cette découverte de
l’Amérique et de cette Réforme qui, en rendant le monde à la fois
plus grand et plus petit, et en tout état de cause pluralisé,
puisqu’échappant à l’homogénéité imposée, pour fictive qu’elle ait
sans doute pu être, avaient justifié la réitération d’une vérité
centrale, valable partout et pour tous.
La réponse à cette question passe par une analyse des
tendances lourdes d’évolution du religieux sur les scènes contemporaines. Trois orientations, liées entre elles, les récapitulent :
individuation puissante de l’établissement légitime (ou perçu et
affiché comme tel) d’un rapport au sens ; prise de distance par
rapport à toute institution du croire s’affirmant détentrice d’un
monopole de gestion du capital symbolique (Pierre Bourdieu) ou de
l’inquiète discipline de l’énonciation admise (Michel de Certeau) ;
adoption à l’égard des biens symboliques, et des pratiques qui leurs
sont liées, d’un comportement de consommateur d’autant plus
exigeant que dans un marché hautement concurrentiel, la
pluralisation de l’offre religieuse débouche sur une inévitable
relativisation des contenus proposés.
Une telle configuration ouvre la voie à des combinaisons en
principe illimitées, comme le soulignait Umberto Eco en évoquant
un horizon de « religions bigarrées » où à l’avicennisme musulman
157
répondrait un bouddhisme luthérien ou un tantrisme zoroastrien, une
totale liberté (de principe) organisant des assemblages qui auraient
pour cause et conséquence simultanées l’effondrement des
structures d’encadrement de la croyance. Dans cette logique, les
frontières entre les religions tendent à s’estomper (ce qu’attesterait
paradoxalement la montée en violence des tenants d’une spécificité
absolutisée). Le « champ symbolique » n’apparaît dès lors plus
organisé par le biais de centralités se donnant pour telles, délimitant
des territoires dont la description s’opérerait en termes de proximité
ou d’éloignement. Dans cette perspective la frontière entre croyance
et non croyance, comme ligne de séparation entre un « au-dedans »
et un « au-dehors », n’existe plus. La frontière passe à l’intérieur de
chacun.
Cette perte de pertinence d’un champ religieux caractérisé par
son autonomie illustre une situation contemporaine marquée par des
phénomènes de réindifférenciation. Pour se borner à un seul
exemple, alors que pendant longtemps la sociologie s’est efforcée de
comprendre quels pouvaient être, et comment fonctionnaient, les
mécanismes d’échange entre champs pointés comme distincts (par
exemple Max Weber et les affinités électives qu’entretiendraient
protestantisme et capitalisme), un pasteur néo-pentecôtiste n’est plus
aujourd’hui, comme pouvait l’être un acteur religieux hier, acteur
économique parce que reconnu comme légitime dans le champ
religieux, mais acteur religieux parce qu’acteur économique, tirant
sa légitimité religieuse de la reconnaissance dont il bénéficie sur ce
terrain économique, dans une logique où religion et économie
s’emboîtent, s’inscrivant dans un continuum où distinguer ce qui
relève de l’une et de l’autre devient extrêmement malaisé12.
12
Sur cette problématique, voir Jesús García-Ruiz et Patrick Michel, Et Dieu
sous-traita le Salut au marché - Éléments pour une socio-anthropologie
politique des mouvements évangéliques à partir du cas latino-américain [à
paraître].
158
Cette réindifférenciation constitue à la fois une origine et un
effet d’une dérégulation large qui affecte jusqu’aux frontières
élevées entre ce qui pouvait sembler participer d’un espace public et
ce qui appartenait à un espace privé. Les « affaires » sont légion qui
attestent le brouillage des limites entre les deux domaines (ainsi les
codes vestimentaires, et donc – à travers la question du voile – la
visibilité de l’islam dans « l’espace public » européen). Il reste que
cette fonction du religieux comme instance de brouillage (ou de
mise en évidence du brouillage) entre privé et public n’implique pas
que ce soit en dernière instance de religieux dont on parle. Par
ailleurs, que le religieux soit mobilisé à des fins de gestion de la
recomposition multiforme des scènes contemporaines n’entraîne pas
nécessairement qu’il soit pris au sérieux par ceux qui en font usage.
En tout état de cause, les contenus déployés au titre du
religieux sont à ce point plastiques, susceptibles d’utilisations
différentes, voire contradictoires ou opposées, qu’ils en viennent en
ultime analyse à apparaître comme neutres. Ce qui conduit à
souligner une fois encore que la question n’est pas du religieux en
tant que tel, doté d’une pertinence qui lui serait propre, mais de la
contextualisation nécessaire d’un objet intermédiaire, qui ouvrirait à
l’intelligence des recompositions à l’œuvre dans le contemporain,
d’un indicateur et d’une modalité de gestion des évolutions que
connaissent aujourd’hui nos sociétés.
La globalisation, en produisant des constructions territoriales
réticulaires marquées non par la contiguïté des lieux, mais par la
continuité des logiques qui s’inscrivent dans les réseaux que ces
lieux constituent, se nourrit de la mise en évidence de la relativité
des discontinuités territoriales. Cette configuration nouvelle bouleverse les repères auxquels étaient accoutumés individus et sociétés,
en signant le passage d’un monde fictivement stable, c’est-à-dire
organisé par référence à des stabilités auxquelles il était possible de
faire croire, à un monde investi et géré par le mouvement, travaillé
par les circulations induites par celui-ci. Dans cet univers, la
« limite » n’est plus au service de la fiction de l’insularité, mais
intervient comme élément majeur de gestion d’une segmentation
159
dont se nourrit le mouvement pour se perpétuer comme tel. Dans
cette perspective, la frontière est simultanément partout et nulle part.
Mais cette fonction de la religion comme vecteur de
dépassement et d’effacement de la frontière n’épuise pas le spectre
des possibles en termes d’opérationnalisation des fonctions contemporaines de la religion en relation avec la frontière. La religion est
également susceptible de constituer un lieu privilégié de réitération
de la pertinence de la frontière, d’une part, un vecteur de production
de nouvelles frontières, de l’autre.
Concernant le dépassement et l’effacement, via le religieux,
de la frontière dans un contexte marqué non tant par la globalisation
que par la conscience aiguë que nourrissent les acteurs de l’avancée
et de l’ampleur de celle-ci, deux exemples s’imposent, portant, ce
qui ne devrait pas surprendre, sur le courant évangélique
(notamment sous sa forme la plus effervescente et radicale : le néopentecôtisme) et sur l’islam, c’est-à-dire les deux confessions qui
progressent le plus vite à l’échelle mondiale aujourd’hui.
Une des caractéristiques majeures du néo-pentecôtisme réside
dans le développement massif des Églises indépendantes, à l’origine
de la fonction déterminante assignée au pasteur, acteur central de la
privatisation du religieux, simultanément propriétaire de l’institution
et des infrastructures et producteur de sens. Ces Églises
indépendantes, s’éprouvant comme uniques, prétendent chacune
représenter la totalité du religieux et se donnent le monde comme
espace d’action, embrassant la société tout entière comme terrain de
mission. De là l’extraterritorialité et l’universalité qu’elles
revendiquent. De là également l’importance assignée à un processus
de conversion qui, en plus de représenter, dans la logique néopentecôtiste, un moyen d’entrer dans l’univers global, constitue un
outil performant de gestion de la déterritorialisation induite par ce
global et de la circulation qu’il implique.
160
La progression « constante et généralisée »13 de l’évangélisme
sert à ce point de support aux entreprises visant à revisiter l’idée
d’une sécularisation continue et irréversible de sociétés travaillées
par les logiques d’une modernité plurielle qu’elle est utilisée pour
alimenter la thèse déjà évoquée d’une désécularisation. C’est dans
cette perspective que d’aucuns ont pu présenter le néo-pentecôtisme
comme la religion du XXIe siècle.
Ce pentecôtisme rénové ne cherche guère, de plus, à occulter
les liens étroits qu’il entretient avec une conception conservatrice
spécifiquement nord-américaine de la société et du monde. Dans
cette conception, dont il constitue un vecteur de diffusion majeur,
les frontières entre politique, religion, économie et idéologie
tendent, sinon à disparaître, au moins à s’estomper. L’effondrement
du communisme a certes privé cette mouvance de l’ennemi qui lui
conférait sens mais, interprété comme un signe de la bénédiction
divine, ce même effondrement dessine l’horizon d’une planète aux
couleurs américaines, projet informé par une « théologie de la
prospérité » mise au service de la « mission » que l’Amérique aurait
à charge de mener à bien. Dans cette vision, le rapport à l’islam est
essentiel, puisque aussi bien cet islam (radical, nécessairement)
apparaît comme l’autre religion qui progresserait de façon constante
et comme cette religion de l’Autre qui accréditerait l’existence d’un
« choc des civilisations » dans lequel, comme hier avec la Guerre
froide, les États-Unis incarneraient le Bien.
Ce parallèle avec l’islam radical est également susceptible de
faire sens dans le registre des identités contemporaines, et du flottement généralisé qu’elles éprouveraient du fait des recompositions
induites par la mondialisation de l’économie et de la culture.
Comme cet islam radical serait le pur produit de la confrontation
avec une modernité occidentale simultanément désirée et rejetée,
espace privilégié d’articulation des fantasmes et des frustrations, les
13
David Martin, « La poussée évangéliste et ses effets politiques » in Peter L.
Berger [dir.], Le réenchantement du monde, Bayard, Paris, 2001, pp. 81-82.
161
progrès de l’évangélisme conservateur constitueraient, comme tels,
une grille d’interprétation des modalités de gestion de la
reconstruction de dispositifs identitaires permettant d’apprivoiser le
mouvement. Et, en dernière instance – la boucle étant ainsi bouclée
– la montée en puissance de fondamentalismes opposés attesterait le
retour en force de la religion sur les scènes intérieures,
transnationale et internationale.
L’évangélisme apparaît comme une ressource privilégiée de
redéfinition identitaire et d’inscription de cette identité reconstruite
dans un univers de circulation fluide. On peut dresser le même
constat à propos de l’islam. Concernant ainsi la mise en place d’un
« islam européen (on s’inspire ici de l’approche de Chantal SaintBlancat14), l’utilisation du référent musulman s’inscrit dans une
déterritorialisation-reterritorialisation des appartenances, notamment
par rapport au pays d’origine, processus de « déculturation »
autorisant les remaniements identitaires. Le réinvestissement dans
l’islam peut dès lors être lu comme une des voies de la construction
d’une appartenance française, allemande, etc. L’islam n’est donc pas
un objet en soi devant être appréhendé en termes principalement
cultuels, mais là aussi une ressource majeure dans un processus de
(re)construction identitaire. Il participe d’un travail de définition de
soi et de l’autre susceptible de mobiliser tous les registres
disponibles.
Mais la condition à laquelle il peut remplir cette fonction
n’est-elle pas qu’un contexte spécifique constitue le religieux en une
ressource ? Que le contexte change et la pertinence de ce dernier
comme ressource perd mécaniquement de son évidence. On voit
bien le rôle joué par la conjonction entre l’accélération de la
mondialisation d’une part, le triple épuisement du nationalisme, du
socialisme et du tiers-mondisme de l’autre, dans l’activation d’un
14
Chantal Saint-Blancat, « L’islam diasporique entre frontières externes et
internes » in Religion(s) et identité(s) en Europe : l’épreuve du pluriel [sous la
direction d’Antonela Capelle-Pogacean, Patrick Michel et Enzo Pace], Presses
de Sciences Po., Paris, 2008.
162
islam politique. On voit aussi comment a joué la crainte du
communisme dans la montée en puissance de l’évangélisme. Mais,
pour en rester à ce dernier, après l’effondrement du système
soviétique, nulle surprise que l’idée d’une progression constante,
généralisée, voire irréversible de cet évangélisme doive être
sérieusement nuancée15.
Il reste que celui-ci constitue un site privilégié d’observation
des nouvelles valeurs de sociétés travaillées par un mouvement avec
lequel une complicité lui est prêtée. Il représente également un
indicateur précieux des modalités d’établissement, par ces sociétés,
d’un rapport au pluralisme, dont il apparaît d’ailleurs comme l’une
des composantes et, à ce titre, l’une des attestations. Il est, partout,
tenté de passer explicitement du statut d’acteur religieux à celui
d’acteur social, économique et, surtout, politique. La constante prise
d’initiative par des acteurs qui se considèrent comme « élus »
reformule par ailleurs les logiques de légitimité. La privatisation des
croyances entraîne celle des institutions, de leur dimension
financière, de leur capacité à articuler des modes de fonctionnement
communautaires, de la légitimité de leur appartenance. En ce sens,
les logiques historiques qui régulaient les rapports entre État et
société tendent à se transformer.
La religion est par ailleurs, susceptible de constituer un lieu
privilégié de réitération de la pertinence de la frontière, via celle de
l’identité territorialisée. Il s’agit là de réaffirmer l’existence de
critères stables en matière de construction d’un dispositif identitaire,
d’accréditer donc une identité par appartenance, supposée pérenne et
présentée comme rassurante, à laquelle se verront opposées des
identités plurielles, mouvantes, et dès lors précaires, sinon
potentiellement dangereuses. Il est à cet égard intéressant que le
Vatican ait volé au secours de la nation italienne, remise en cause
15
Voir à ce sujet l’analyse des cas coréen (Nathalie Luca) et russe (Kathy
Rousselet) dans le dossier « La résistible expansion du protestantisme
conservateur » [sous la direction de Patrick Michel], n°22 de Critique
Internationale, Presses de Sciences Po., Paris, 2004, pp. 78-143.
163
par le discours d’une Ligue du Nord pointant l’Unité réalisée au
XIXe siècle comme factice et nuisible. L’attitude de l’Église
catholique mérite ici d’autant plus d’être évoquée que la même
Église avait dénoncé - et avec quelle virulence ! - cette Unité,
condamnant tout aussi fermement le passage à l’ordre de l’Étatnation qu’elle attestait. Est-ce à dire qu’entre temps, l’Église se
serait « convertie » à la Nation ? Plus certainement, c’est la Nation
qui, au fil au temps, s’est transformée, son « sens » devenant
acceptable, voire intégrable par l’Église.
Le catholicisme se voit de plus fréquemment mis en avant
pour souligner le risque que feraient peser les circulations contemporaines sur des identités constituées et supposées stables, à l’abri
des frontières établies. Dans sa Lettre pastorale du 12 septembre
2000, le cardinal Biffi, archevêque de Bologne, voyait ainsi dans
« l’afflux croissant de populations venant de pays lointains et
différents et [dans] la diffusion d’une culture non chrétienne au sein
des populations chrétiennes » les deux grands défis auxquels serait
confrontée la société italienne. Une société donc définie sur la base
de critères identitaires stables, où la référence catholique serait
évidemment centrale. De la même façon, lorsque la Pologne,
jusqu’alors intransigeante sur la question de la référence aux
« racines chrétiennes » dans la Constitution européenne, s’est
trouvée placée dans un isolement difficilement tenable, du fait de la
défaite électorale de la droite espagnole, il en est résulté, pour
certains commentateurs polonais, une rancœur dont on mesure la
puissance à la lecture du nouveau préambule de la Constitution
européenne proposé, dans le quotidien Rzeczpospolita, par Maciej
Rybinski : « L’Europe exprime sa gratitude aux vaillants combattants islamistes (…) d’Al Qaida et à leur chef Oussama Ben Laden.
Sans leur sacrifice et leur détermination dans la lutte contre les
reliques de la civilisation chrétienne, sans leur soutien à l’idée de
socialisme en Espagne, l’adoption de cette constitution n’aurait pas
été possible ». Et Rybinski de conclure : « Ainsi, lorsque nos
descendants se rendront à la mosquée pour la prière du soir, le
muezzin pourra t-il chanter ce préambule du haut de son minaret ».
164
On notera que le radicalisme du discours est d’autant moins
compréhensible que la Pologne jouit après 1989 de frontières sûres
et unanimement reconnues, alors même que l’ensemble de ses
voisins d’avant l’effondrement du Mur de Berlin ont disparu : RDA,
Tchécoslovaquie et Union soviétique. Et ce alors également que les
frontières polonaises avaient constitué depuis la fin du XVIIIe siècle
un indicateur fort des évolutions géopolitiques en Europe
(disparition de la Pologne à l’issue des Partages, recréation d’un État
polonais au lendemain de la Première Guerre mondiale, nouveau
partage en 1939, nouvelle recréation dans des frontières modifiées à
l’issue de la Seconde Guerre mondiale).
Enfin, la religion peut constituer le vecteur de production de
nouvelles frontières ou, sans doute plus précisément, un espace de
légitimation de cette production (elle peut d’ailleurs aussi justifier la
mise en place de nouveaux dispositifs frontaliers).
Dans l’ex-Yougoslavie, la formation violente de nouveaux
États, et dès lors de nouvelles frontières, est passée par l’activation
du religieux comme critère et socle de légitimité : une Serbie
orthodoxe, une Croatie catholique, une Bosnie musulmane. En fait,
les réemplois du religieux dans cette perspective n’ont pas été sans
poser problème : une Bosnie organisée par la référence homogénéisante à l’islam et une Bosnie définie par les populations qui
l’habitaient ne débouchaient pas sur le même territoire et sur les
mêmes frontières… Mais le rôle du religieux dans l’évolution de
l’ex-Yougoslavie, s’il contribue à l’émergence de nouvelles
frontières, ressortit en réalité assez largement à la logique décrite cidessus de réitération de la pertinence de l’identité territorialisée.
Plus significative est la démarche d’un Samuel Huntington
quand il en arrive, après avoir agité le spectre d’un “choc des
civilisations”, à poser la question de savoir “Qui sommes nous?”16,
se penchant sur les processus “d’intégration” des immigrants latino-
16
Samuel Huntington, Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des
cultures, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 238.
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américains – plus particulièrement les Mexicains – à la société nordaméricaine et s’appliquant à appréhender l’identité dans son rapport
avec l’intégration. Reconnaissant la difficulté de mesurer les
changements intervenant dans ce domaine, il décide de retenir la
“conversion” comme l’indicateur privilégié du degré de celle-ci :
« Les données dont on dispose sur ce point - indique t-il - sont
limitées et, à certains égards, contradictoires. Incontestablement,
une manifestation évidente d’intégration pour les immigrants
hispaniques est la conversion à l’évangélisme protestant. Cette
évolution est liée à et coïncide avec une montée en flèche du nombre
des protestants évangéliques dans de nombreux pays d’Amérique
latine ». Revenant sur l’insuffisance de données précises sur le
nombre de convertis, il cite Ron Unz pour qui « un quart ou plus des
Hispaniques ont renoncé à leur foi catholique traditionnelle pour
rejoindre des Eglises protestantes. Il s’agit d’une transformation
religieuse d’une rapidité sans précédent qui, incontestablement, est
partiellement liée à leur intégration dans la société nordaméricaine ». Le religieux est ici central dans une procédure de
production d’une « identité compatible » et de vérification de la
conformité de cette identité. Une procédure tendant à permettre de
tracer une frontière entre « eux » et « nous ». Et que cette frontière
soit invisible n’obère en rien ni son opérationnalité ni l’importance
qui lui est reconnue.
On notera, au terme de cette réflexion, qu’une nébuleuse
comme Al Qaida participe en même temps des trois logiques dont
on a ébauché l’analyse. Réseau, pour informel qu’il puisse être, de
réseaux transnationaux, Al Qaida se joue de la frontière, tout en
réaffirmant le caractère indépassable de celle qui séparerait le
monde musulman du monde occidental. Enfin, la seule existence
d’Al Qaida induit sinon de nouvelles frontières au moins la
prolifération de nouveaux dispositifs frontaliers.
Patrick MICHEL
Directeur de Recherche au CNRS,
Directeur du Centre Maurice Halbwachs, EHESS
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