Purges et mesures d`exception déstabilisent l`appareil d`Etat

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Purges et mesures d`exception déstabilisent l`appareil d`Etat
Purges et mesures d’exception déstabilisent l’appareil
d’Etat turc
16 septembre 2016 | Par Nicolas Cheviron
La lutte contre les complices supposés de la tentative de putsch du 15
juillet a profondément déstabilisé l’appareil d’État turc. Les purges ont
saigné à blanc certains corps de la fonction publique et font régner
l’angoisse parmi les fonctionnaires des écoles, casernes, prisons et
tribunaux. Les mesures d’exception décrétées par le gouvernement ont
un peu plus éloigné la Turquie des garde-fous de l’État de droit.
Istanbul (Turquie), de notre correspondant.- Le gouvernement turc
a franchi dimanche 11 septembre un nouveau palier dans sa plongée
vers les abysses de l’anomie, en prononçant le placement sous
administration judiciaire de 28 mairies, dans leur très grande majorité
gérées jusque-là par le parti pro-kurde DBP. Prise au nom de la lutte
contre le terrorisme, la mesure, rendue possible par le régime d’état
d’urgence instauré après la tentative ratée de putsch du 15 juillet,
concerne principalement des municipalités dont les édiles sont
poursuivis pour leur rôle supposé dans le financement de la rébellion
kurde, mais n’ont pas encore été condamnés. Des élus se retrouvent
ainsi évincés de leur fonction hors de toute décision judiciaire et
remplacés, le plus souvent, par des agents préfectoraux.
La mairie de Diyarbakir sous surveillance, dimanche 11 septembre,
après la destitution du maire. © REUTERS/Sertac Kayar
Saluée par le président Recep Tayyip Erdogan, qui clamait pourtant en
2013 son respect inconditionnel du « résultat des urnes, honneur des
démocraties », cette intervention a soulevé un tollé dans l’opposition et
suscité des réactions inquiètes des chancelleries occidentales. Le viceprésident du groupe parlementaire CHP (social-démocrate), Özgür
Özel, a dénoncé « un travail de faussaires » et annoncé l’intention de
son parti de porter l’affaire devant la Cour constitutionnelle, tandis que
la coprésidente du DBP, Sebahat Tuncel, déplorait un « coup d’État
politique ». « Au moment où les autorités turques enquêtent sur des
allégations concernant la participation de responsables locaux à des
groupes terroristes ou le soutien matériel qu’ils leur auraient fourni,
nous soulignons qu’il est important de respecter le processus judiciaire
et les droits individuels, dont le droit à une expression politique
pacifique », a commenté le jour même l’ambassade des États-Unis à
Ankara. Dans le sud-est kurde, la nouvelle a été accueillie avec des
manifestations réprimées par la police, des employés de la ville de
Batman annonçant pour leur part qu’ils refusaient de travailler sous les
ordres de l’administrateur désigné par le ministère de l’intérieur.
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Mediapart
Outre le peu de cas qu’elles font de la décision des électeurs, ces
nominations sont aussi « absolument illégales » du strict point de vue
du droit, assure Orhan Gazi Ertekin, coprésident de l’association de
magistrats Justice démocratique. Le système des administrateurs
judiciaires, qui relève du droit privé, a été institué pour préserver les
intérêts d’un particulier ou d’une entreprise en difficulté. « Ici, cette
institution est redéfinie par le gouvernement comme un instrument de
contrôle politique […] qu’il utilise pour suivre ses propres intérêts »,
explique le juge. La mesure s’ajoute à une liste déjà longue de
dispositions controversées prises par l’exécutif : saisie des biens de
dizaines d’entreprises et individus soupçonnés de lien avec
l’organisation du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’être le
commanditaire de la tentative de putsch, fermeture pour le même motif
de plus de 130 médias, radiation à vie de quelque 60 000 agents
publics et suspension de plusieurs dizaines de milliers d’autres
fonctionnaires, toujours hors de tout processus judiciaire. Et les
journaux spéculent sur la prorogation de trois mois de l’état d’urgence,
jusqu’au 20 janvier 2017.
Avec près de 3 400 juges et procureurs déchus de leur fonction sur un
personnel total de 14 000, la magistrature est d’ailleurs, sans surprise,
le corps le plus touché par les purges. Les tribunaux ont en effet été
l’instrument privilégié de la « communauté » de Fethullah Gülen, qui
mène depuis trois décennies une politique d’entrisme dans les
institutions turques, pour mettre au pas les institutions hostiles à son
allié Recep Tayyip Erdogan et à l’islam politique au travers de
gigantesques procès pour complot contre l’État – Ergenekon et Masse
de Forgeron sont les plus connus. Ce sont également les juges que le
prédicateur, installé aux États-Unis depuis 1999, a tenté d’utiliser
lorsqu’il s’est retourné contre Erdogan fin 2013, en ciblant des proches
de l’actuel président avec des enquêtes pour corruption.
« Il n’y a pas de doute sur le fait que la grande majorité des juges et
procureurs expulsés étaient des membres de la “Communauté”. La
plupart d’entre eux étaient sortis de l’ombre à l’occasion des enquêtes
de la fin 2013 », estime Orhan Gazi Ertekin. Le magistrat ne redoute
pas pour l’heure une captation de l’appareil judiciaire par le parti
présidentiel de la justice et du développement (AKP), celui-ci étant
incapable de remplir les vides laissés par les purges avec ses seuls
affidés. « Au sein de la magistrature, l’AKP a constitué une sorte
d’alliance avec les nationalistes, les kémalistes, une grande partie des
sociaux-démocrates et des alévis, une fraction des Kurdes pour gérer
ensemble la justice », relève le juge. « Les vides vont être remplis en
nommant les actuels stagiaires, qui sont au nombre de 4 000. Parmi
eux, 900 ont déjà été recrutés alors qu’ils n’avaient pas atteint la moitié
de leur formation. »
« Le remplacement des juges expulsés par
des novices va conduire à un taux d’erreur
plus grand »
Le problème créé par ce coup de balai réside plutôt là, dans cette
subite perte de compétence et de mémoire d’une institution judiciaire
touchée à la tête – près de la moitié des magistrats de la Cour de
cassation et du Conseil d’État ont été expulsés. « Alors que la Turquie
ne possédait déjà pas une culture et des traditions judiciaires bien
ancrées, […] les purges signifient l’effondrement de ces traditions »,
affirme Orhan Gazi Ertekin. « En même temps, le remplacement des
juges expulsés par des novices va inévitablement conduire à un taux
d’erreur plus grand dans les jugements. » Fruit de la précipitation ou de
l’incompétence d’apprentis procureurs, quatre journalistes du
quotidien Taraf, jugés le 2 septembre pour divulgation de secrets d’État,
ont pu faire remarquer à la cour que l’acte d’accusation les visant était
rempli par paragraphes entiers d’attendus copiés-collés d’un autre
procès, et que le ministère public n’avait pas même pris le soin d’effacer
le nom de cet autre accusé.
Les forces armées sont, elles aussi, sinistrées. Si le nombre d’expulsés,
entre 3 500 et 4 000, semble peu de chose au vu des effectifs de la
deuxième armée de l’Otan (720 000 hommes), la purge a vidé les étatsmajors. On recense ainsi 158 généraux et amiraux limogés
(gendarmerie comprise), soit près de 45 % des effectifs à ce grade.
Sont également touchés de plein fouet le renseignement et la justice
militaires, ainsi que les services du personnel, des départements clés
dans la politique d’infiltration de l’armée menée par l’organisation
güleniste, selon l’ancien colonel Dursun Ҫicek, devenu député du CHP
(social-démocrate). Cette saignée survient en outre quelques années à
peine après l’expulsion de quelque 2 000 officiers et la démission de
milliers d’autres, dans le contexte des procès Ergenekon et Masse de
Forgeron, dont bien peu ont été réintégrés.
Pour l’ancien général de brigade Haldun Solmaztürk, ces
bouleversements ont affecté la capacité opérationnelle des forces
turques. « Dans n’importe quelle armée, un changement de personnel
aussi colossal, en particulier aux niveaux les plus élevés de la
hiérarchie, ne peut qu’avoir un effet profondément négatif sur la
discipline, le moral et la chaîne de commandement de cette armée.
[Cela] endommage la confiance et l’esprit de corps au sein de
l’armée », affirme-t-il. À cela s’ajoute la profonde défiance de nombreux
militaires de carrière pour un pouvoir politique qui a permis la radiation
de centaines de leurs camarades à l’issue de procès tronqués – « un
coup de couteau dans la dos », s’exclame l’ex-officier – et favorisé
l’entrée des officiers gülenistes dans les lieux de pouvoir de
l’armée. « Je savais qu’ils infiltraient l’armée et progressaient en son
sein depuis le milieu des années 1980. J’ai écrit des rapports à ce sujet.
Leur présence n’était pas cachée, pas du tout. […] Avec le soutien de
l’actuelle direction politique, leur nombre a été multiplié par 10 ou 15. Ils
avaient les mains libres, ils obtenaient tout ce qui était dans le pouvoir
du gouvernement de leur donner. Ils étaient partenaires, jusqu’en
décembre 2013 », relate l’ancien général, actuellement à la tête de
l’Institut Turquie du XXIe siècle.
Plusieurs réformes lancées pour parer l’éventualité de nouveaux
soulèvements font par ailleurs grincer des dents les militaires. Dans le
but apparent de renforcer le contrôle des autorités civiles sur l’institution
militaire, le gouvernement semble décidé à procéder à une sorte de
démembrement des différents commandements. La gendarmerie et les
garde-côtes ont ainsi été placés sous le contrôle exclusif du ministère
de l’intérieur, les hôpitaux militaires sous celui de la santé. Nécessitant
une réforme constitutionnelle, le projet de dissociation entre l’état-major
général des armées, confié à la présidence, et les commandements de
l’armée de terre, de l’air et de la marine, maintenus sous la surveillance
du ministère de la défense, suscite tout particulièrement
l’hostilité. « C’est une plaisanterie, et elle n’est pas drôle », s’insurge
Haldun Solmaztürk. « L’unité de commandement est un principe
stratégique. Toute pratique contraire à ce principe va créer un
affaiblissement. Nous allons nous battre à l’Assemblée pour empêcher
que les pratiques du pouvoir politique mettent à mal la chaîne de
commandement », assure Dursun Ҫiçek.
La suppression des lycées militaires soulève quant à elle des
interrogations sur les intentions du gouvernement, suspecté de vouloir
favoriser, en faisant disparaître ces hauts lieux de transmission de
l’héritage kémaliste, l’entrée dans les académies militaires d’élèves des
lycées d’imams et de prédicateurs (imam-hatip), viviers de l’islam
politique dont est issu l’AKP. L’inquiétude est partagée par le corps
enseignant, qui, en valeur absolue, a versé le plus lourd tribut aux
purges – 28 000 personnels expulsés, 11 300 professeurs suspendus le
8 septembre pour d’éventuels liens avec la rébellion kurde du Parti des
travailleurs du Kurdistan (PKK). Près d’un millier d’écoles privées ont
été fermées en raison des liens que leurs dirigeants auraient entretenus
avec la communauté güleniste. Certaines rouvrent aujourd’hui,
transformées en lycées imam-hatip. « C’est la marotte de Tayyip
[Erdogan], qui a fréquenté ce type d’établissement. Ils veulent aussi
imiter Fethullah Gülen, qui avait créé ses propres écoles pour former
les cadres de son mouvement. Mais à de rares exceptions près, les
imam-hatip n’attirent pas les bons élèves, au contraire des écoles
gülenistes », estime Görkem Dogan responsable local à Istanbul du
syndicat d’enseignants Egitim-Sen.
« Notre système éducatif n’est pas loin de la
mort cérébrale »
Arrestation d'un enseignant lors d'une manifestation contre les purges
anti-kurdes dans les écoles, le 9 septembre 2016 à Diyarbakir
(Turquie).
Le problème principal reste cependant, aux yeux du syndicaliste, la
situation difficile dans laquelle la brusque amputation du corps
enseignant et la fermeture des écoles associées à Gülen a placé le
système éducatif. « On avait déjà des classes de 50 ou 60 élèves, où
l’enseignement n’était guère possible. Et là, les effectifs vont encore
augmenter », commente Görkem Dogan. « Le niveau des élèves de
primaire et de collège est très nettement en baisse. Notre système
éducatif n’est pas loin de la mort cérébrale, et on vient de lui donner un
nouveau coup. »
Une autre administration est concernée au premier chef par les purges :
la direction des prisons. En moins de deux mois, les prisons turques ont
dû absorber un afflux de 27 000 nouveaux détenus, pour une écrasante
majorité écroués en raison de leurs liens supposés avec Gülen ou le
PKK. Une situation intenable pour des établissements déjà saturés – on
comptait 187 000 détenus début juillet, dont 11 000 prisonniers
politiques, pour une capacité totale officiellement de 183 000 lits, mais
plus vraisemblablement de 100 000, selon les associations. Les
autorités ont donc opté pour une mesure drastique : la publication, miaoût, d’un décret facilitant les libérations pour bonne conduite et les
réductions de peine pour les condamnés de droit commun, à l’exception
des meurtriers et criminels sexuels. « Dans la semaine qui a suivi,
38 000 personnes ont été libérées. Au total, le nombre de prisonniers
qui devraient bénéficier de cette amnistie au cours des trois prochaines
années atteint 93 000 », affirme Mustafa Eren, du Centre de recherches
sur les prisons turques (TCPS).
L’arrivée massive de nouveaux pensionnaires a également donné lieu à
un jeu de chaises musicales entre les différentes prisons du pays. « Ils
ne mettent pas les putschistes présumés au même endroit que les
autres détenus. Si une prison comprend trois dortoirs, il faut en vider un
entier pour y installer les putschistes, et les anciens occupants doivent
être envoyés vers un autre établissement », explique le sociologue. Le
chercheur signale que la prison de Sincan, dans la banlieue d’Ankara, a
été complètement vidée peu après la tentative de putsch et que la
construction d’un tribunal a débuté dans son enceinte. « C’est
probablement là-bas que les putschistes vont être jugés », ajoute-t-il.
Ces mouvements coïncident avec une politique de transfert des
détenus vers des prisons éloignées de leur domicile et de leurs familles
mise en œuvre depuis mars, fait remarquer Berivan Korkut, une autre
chercheuse du TCPS, évoquant un durcissement général de la
discipline carcérale. « On saisit les pots de yaourt dans lesquels les
prisonniers font pousser des fleurs, la ficelle qu’ils utilisent comme filet
pour jouer au volley-ball, toutes ces petites choses qui apportent du
bien-être sont supprimées », mentionne la chercheuse, en contact
épistolaire avec des dizaines de détenus. « Les fouilles sont effectuées
avec plus d’agressivité, et quand il y a des protestations, on recourt à la
force. Nous avons constaté une augmentation des demandes
d’assistance juridique pour des mauvais traitements et des coups
reçus. »
Journaliste du quotidien Taraf, fermé en juillet par décision du
gouvernement, Mehmet Baransu, accusé de divulgation de secrets
d’État et d’appartenance à l’organisation terroriste güleniste, est
emprisonné depuis mars 2015 dans l’attente de son jugement. « Après
la tentative de putsch, je n’ai pas pu prendre de nouvelles de lui
pendant 20 jours. Je ne savais pas s’il était vivant ou mort », affirme
l’épouse du journaliste, Nesibe. « Il y a tellement de restrictions. Je ne
peux pas faire passer de lessive à mon mari, je ne peux pas récupérer
son linge sale. »
Les responsables du TCPS soulignent qu’ils n’ont pu établir aucun
contact avec les détenus incarcérés après le 15 juillet, ce qui ne
manque pas de les inquiéter. « On a vu les images à la télévision, après
le putsch, des militaires, des généraux, battus, les paupières gonflées,
les lèvres éclatées. Maintenant, quel procureur va oser enquêter sur
ça ? », s’interroge Mustafa Eren.