Les arts de la rue et les manifestations festivalières des villes
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Les arts de la rue et les manifestations festivalières des villes
Les arts de la rue et les manifestations festivalières des villes Olivier Jeudy * Université de Paris VIII (« Vincennes à Saint-Denis ») & École d’architecture de Paris-Villette Si les premières manifestations événementielles urbaines, dans les années 1970 et 1980, apparaissaient bien comme des moments singuliers d’expérimentations artistiques de la ville et de questionnements sur les différentes pratiques de création en espace ouvert, le développement de plus en plus généralisé des festivals de rue et leur succès public ont nettement déplacé les enjeux artistiques défendus initialement. Cet article traite des relations contradictoires que les « arts de la rue » (selon l’appellation aujourd’hui en vigueur) entretiennent avec les politiques culturelles des villes, en étudiant notamment l’évolution des discours et des dispositifs de médiation. Au cours des années 1990, les festivals d’arts de la rue se sont multipliés sur tout le territoire français de manière fulgurante. Suivant l’exemple de deux festivals déjà bien implantés, le festival Éclat à Aurillac, fondé en 1986, et le festival Chalon dans la rue à Chalon-sur-Saône, fondé en 1987, de nombreuses villes ont produit leur propre manifestation festivalière urbaine espérant ainsi créer un événement culturel et artistique attrayant. On dénombre aujourd’hui plus d’une centaine de villes françaises qui proposent régulièrement des spectacles de rue attirant des dizaines de milliers de personnes. L’engouement des politiques pour les arts de la rue s’explique généralement par les faibles coûts que représente l’organisation d’un tel genre de festival en regard des retombées économiques et médiatiques immédiates. De fait, le caractère événementiel et festif des spectacles et des interventions artistiques qui se déroulent dans les espaces publics renforce l’image d’une ville dynamique et conviviale. Selon les discours tenus par des élus et des médiateurs culturels, les arts de la rue seraient également porteurs de quelque chose de positif dans la vie sociale. En investissant l’espace public, les artistes de rue établissent des contacts privilégiés avec les populations et favorisent la production du “lien social” dans les villes. Ils invitent les * [email protected] 119 MEI « Médiation et information », nº 19, 2003 habitants à porter un regard différent sur l’espace urbain quotidien et ses possibles usages… En quelques années, les Arts de la rue sont devenus l’une des formes artistiques contemporaines les plus prisée par les municipalités. De leur côté, les compagnies et les artistes de rue ont profité de cette floraison de festivals pour mieux se faire connaître et renforcer leur légitimité artistique par les pouvoirs publics. En 1993 notamment, le Ministère de la culture reconnaît Lieux publics, fondé par Michel Crespin en 1982, comme Centre national de création des Arts de la rue. À la fin des années 1990, d’autres lieux de fabrique pour les arts de la rue sont également reconnus officiellement. Mais en prenant le chemin de l’institution, les arts de la rue semblent avoir perdu leur caractère originel “d’irruption” dans les lieux publics et de “subversion” du jeu social. Ne sont-ils pas devenus aujourd’hui, selon la “nouvelle” fonction sociale qu’on leur attribue communément, un art au service des politiques culturelles des villes ? Les arts de la rue associés aux manifestations festivalières des villes Historiquement, les villes ont joué un rôle prépondérant dans la fondation des festivals de rue. Plus de la moitié des créations de manifestations festivalières résulte directement de l’initiative d’une municipalité. Aussi, le rôle des municipalités dans la gestion des festivals a toujours suscité de vives critiques quant aux enjeux artistiques défendus. Bien souvent, les compagnies et les artistes de rue ont été instrumentalisés en n’étant invités qu’à des fins d’animation festive et médiatique. Les Arts de la rue ont rarement été reconnus pour la singularité de leurs différentes pratiques artistiques. L’événement festif de courte durée, proposant des spectacles déambulatoires ou des grandes parades, renforçait plutôt l’image de marque de la ville organisatrice. Et l’affluence des populations concentrées en quelques jours autour de ce genre d’événement exceptionnel avec des spectacles gratuits confirmait le processus de médiatisation d’une identité collective. Principaux bailleurs de fonds des festivals, les villes prétendent toujours exercer un droit quant aux choix artistiques de la programmation. Selon les analyses économiques et les enquêtes menées par Elena Dapporto et Dominique Sagot-Duvauroux sur le secteur des « arts de la rue » 1, les intentions des organisateurs de manifestations consistent essentiellement à animer la ville en créant une ambiance festive qui renforce les liens sociaux et travaille à la cohésion de l’ensemble de la population. Une manifestation événementielle est bien sûr l’occasion d’une mise en effervescence de la ville. Elle permet d’associer les habitants à la fête, à 1 E. Dapporto et D. Sagot-Duvauroux, 2000. Les arts de la rue, portrait économique d’un secteur en pleine effervescence. Paris : La documentation française. 120 Les arts de la rue et les manifestations festivalières des villes O. Jeudy la magie des spectacles, et les “détourne” de leurs rythmes de vie quotidien. C’est un moment d’exaltation collective, comme l’expliquerait un sociologue des religions populaires, qui rend les gens plus solidaires de leur environnement. Les compagnies et les artistes de rue, de par la spécificité de leurs démarches artistiques dans la ville, favorisent ce détournement du quotidien. En développant des spectacles et des interventions plastiques dans les lieux publics et les espaces ouverts, ils entretiennent des liens privilégiés avec le « public-population » (formule de Michel Crespin 1) et incitent celui-ci à vivre et à percevoir autrement la ville. « En détournant les places et les rues, dit le Maire de Sotteville-lèsRouen, Pierre Bourguignon, les interventions in situ ouvrent la possibilité de jouer avec l’espace urbain, de le regarder différemment, de le transformer » 2. Les interventions in situ surgissent comme des ruptures temporelles des habitudes quotidiennes et donnent la possibilité à chacun de saisir de nouvelles perceptions dans cette mise en mouvement de l’espace urbain… Aussi, la temporalité propre à une manifestation festivalière et l’affluence massive de spectateurs dans la ville participent déjà d’un moment singulier où les gens se retrouvent en dehors des conditions ordinaires de la vie. En d’autres termes, les différentes pratiques artistiques dans l’espace urbain sont elles mêmes conditionnées par le rythme de l’événement festif. Les mises en œuvre de détournement spatial et temporel réalisées par les artistes de rue finissent par n’être qu’assimilées à des pratiques occasionnelles et ludiques, liées à l’événement festivalier. L’engouement du public et la gestion du succès Si les premières manifestations événementielles urbaines, dans les années 1970 et 1980, apparaissaient bien comme des moments singuliers d’expérimentations artistiques de la ville et de questionnements sur les différentes pratiques de création en espace ouvert, le développement de plus en plus généralisé des festivals de rue et leur succès public ont nettement déplacé les enjeux artistiques défendus initialement. Michel Crespin explique par exemple qu’après dix ans de festival, « la réussite exponentielle d’Éclat (festival de théâtre de rue dont il fut le fondateur en 1986) fait passer l’événement festivalier avant l’appréciation d’une juste confrontation artistique du théâtre de rue… Ce phénomène festivalier de la concentration provoque un vrai risque de congestion » 3. Dans la presse de ces cinq dernières années, les 1 2 3 Cette formule de M. Crespin vise à spécifier la pratique artistique du spectacle de rue et sa capacité de constituer une population en un public. Cf. actes du colloque Ville et culture : arts de la rue et pratiques culturelles, organisé par l’Association des maires Ville et Banlieue, et la Ville de Sottevillelès-Rouen, novembre 1998. Le festival Viva Cité de Sotteville-lès-Rouen est aussi l’un des festivals phares des arts de la rue. Cf. interview de Michel Crespin par Nicolas Roméas, in Le théâtre de rue, 10 ans d’éclat à Aurillac, collection « Hors Les Murs », éd. Plume, 1995. 121 MEI « Médiation et information », nº 19, 2003 journalistes s’interrogent aussi sur les foules qu’attirent les grands festivals de rue. René Solis se demande si ces festivals ne sont pas victimes de leur succès : « à force d’entasser spectacles et spectateurs, tout est possible, mais tout s’annule » 1. De façon plus virulente, Bertrand Dicale pose la même question : « le théâtre de rue se suicide-t-il dans les grands festivals médiatisés attirant une foule énorme ? » 2. Pour faire face à cet afflux de gens, les organisateurs du festival Chalon dans la rue ont décidé pour leur part de limiter le nombre de compagnies et d’artistes de rue non officiellement invités. Ils souhaitent que le “Off” soit aussi bien organisé que le “In”. Selon le directeur artistique du festival Pierre Layac, « il faut garder une lisibilité, la ville n’est pas un élastique sur lequel on peut tirer indéfiniment. Nous limitons volontairement le nombre des compagnies “Off”. Cela implique peut-être moins de happenings, mais le public doit pouvoir choisir. C’est aussi une façon de préserver notre fonction sociale et culturelle. Difficile de recréer du lien dans la confusion ». Cette gestion de la programmation témoigne du rôle que se donnent les organisateurs du festival en regard du milieu professionnel des arts de la rue. Chalon dans la rue assume une fonction de vitrine et de marché pour les nombreux professionnels qui y viennent choisir de nouveaux spectacles. Afin de conserver une image conviviale du festival et une certaine dignité des arts de la rue, les organisateurs cherchent à modérer l’afflux des visiteurs. Au contraire, le directeur artistique du festival Éclat à Aurillac, Jean-Marie Songy, n’a jamais voulu remettre en cause un principe fondamental hérité du combat des années 1970 ; principe selon lequel tout artiste qui a envie de jouer doit pouvoir le faire. « Nous n’empêchons personne de venir à Aurillac, dit Jean-Marie Songy. Ce serait aller contre l’histoire même du théâtre de rue : la ré-appropriation de l’espace public… Le festival reste une page blanche qui se remplit sans aucune règle. Cela implique de la surpopulation, un brouillage esthétique. Mais nous assumons l’utopie d’une ville comme libre territoire d’expression ». Depuis 1995, le festival Éclat à Aurillac, attire chaque année 300 à 400 compagnies en plus de celles officiellement invitées (12 à 20 compagnies). La déambulation de masse dans les rues de la ville, entre les spectacles et les pompes à bière, finit par devenir étouffante. Les espaces publics sont saturés… Le festival d’Aurillac entraîne également un afflux de “jeunes errants” qui posent des problèmes de sécurité. L’aire d’accueil de Tronquières, qui leur est réservée, est devenue le “Off du Off” du festival où l’on vient faire la fête et se droguer lorsque le reste de la ville est endormi. Comme l’écrit JeanMichel Décugis, ces populations font d’Aurillac « une sorte de laboratoire social de l’errance » 3. Le lieu excentré de Tronquières est en partie suivi par une équipe de professionnels (employés municipaux, éducateurs, psychiatres…), mais la difficulté qui semble persister, c’est la gestion du mélange de publics entre “zonards” et autres populations. Au fil des 1 2 3 Libération, 6 août 1999. Le Figaro, 24 août 1998. Le Figaro, 26 août 2000. 122 Les arts de la rue et les manifestations festivalières des villes O. Jeudy années, la sécurité pendant le déroulement des grands festivals de rue est devenue une priorité. Dans un souci de prévenir le moindre mouvement de foules et de garantir la sécurité des artistes et des spectateurs, la présence des forces de l’ordre est rendue visible 1. À Chalon-surSaône, la restriction du nombre de compagnies se produisant dans le “Off” participe manifestement de cette volonté sécuritaire. Les organisateurs du festival veulent laisser lisible et accessible les spectacles en faisant attention de ne pas les “coincer” par la foule ou par d’autres spectacles. La circonscription spatiale et sécuritaire de la fête est une manière “d’éduquer le public” et de préserver l’identité artistique de la manifestation. Aussi, l’idée impérative de contrôler le désordre que provoque une manifestation d’une telle ampleur finit en quelque sorte par se substituer à l’idée même de transgression de l’espace social revendiquée par les artistes de rue. De nouvelles tendances dans la programmation artistique des festivals Les choix artistiques pour la programmation des spectacles officiels se révèlent souvent déterminants pour l’image que la ville veut donner de sa politique culturelle. Et les risques de dérive entre la fonction artistique et la fonction socioculturelle du festival sont fréquents. Les spectacles peuvent être choisis selon leur capacité à attirer du public ou pour répondre à des préoccupations politiques (lutter contre la fracture sociale, engendrer des retombées économiques, médiatiser la politique culturelle de la ville…). En général, les organisateurs de festivals de rue respectent dans leurs choix de programmation une certaine diversité des formes et des démarches artistiques, tout en affirmant leur volonté de sensibiliser les gens au devenir de leur ville, de leurs espaces publics, et de recréer des lieux de citoyenneté. Les arts de la rue doivent faire preuve d’une proximité réelle avec la population. En ce sens, les lieux de fabrique, qui accueillent en résidence différentes compagnies et 1 Cette visibilité des forces de l’ordre peut elle-même agacer certains festivaliers et entraîner des débordements. En août 2000 à Aurillac, des échauffourées entre les compagnies de C RS et la foule se sont produites sur la place du square non loin du palais de Justice. Ce spectacle de rue “imprévu” aurait été provoqué par la présence trop manifeste des forces de l’ordre… Bruno Schnebellin, Président de la Fédération des Arts de la Rue ayant assisté à la scène, raconte une arrivée cinématographique de deux cars de policiers, sirènes hurlantes, qui a immédiatement soulevé des huées de la part de tout le public… Une cannette de bière a fini par rebondir sur le toit d’une camionnette de police et les forces de l’ordre se sont mis à tirer, sans sommation, à bout portant, dans les jambes de la foule, les premières grenades lacrymogènes (Cf., la Lettre de soutien au festival d’Aurillac de Bruno Schnebellin, adressée à Madame le Ministre Catherine Tasca). 123 MEI « Médiation et information », nº 19, 2003 artistes de rue au cours de l’année, permettent de renforcer les liens entre l’artistique, la population et le politique. Comme l’explique JeanJacques Matthey, à l’époque maire adjoint chargé de la culture de Chalon-sur-Saône, « si le festival est un moment fort de la vie culturelle, il n’est que la cerise sur le gâteau. Il est essentiel que derrière, il y ait un centre de fabrication, avec résidence d’artistes, qui prolonge l’action du festival en direction de la ville » 1. Un lieu de fabrique permet d’intégrer de façon permanente les arts de la rue dans la politique culturelle locale. Ainsi, les compagnies et les artistes de rue peuvent participer à des animations dans des quartiers et sensibiliser la population aux créations artistiques qui seront à l’affiche de la prochaine édition du festival. Il s’agit d’inscrire la présence des arts de la rue dans la durée et de ne pas les “limiter” à un mode de diffusion événementiel et éphémère. Dans la programmation des spectacles officiels, les médiateurs culturels privilégient aujourd’hui des propositions artistiques qui imposent une relation plus intime avec le public. Les démarches artistiques apparaissent de plus en plus sages (théâtre frontal, opéra, danse…), de nombreux spectacles sont enfermés sous chapiteau ou en salle, un système de réservations (gratuites ou payantes) filtre le flux de spectateurs. La présence d’une billetterie et l’enfermement des espaces de représentation remettent en question deux principes fondateurs des arts de la rue : la gratuité et la libre circulation du public. Mais les organisateurs de grands festivals de rue, pour faire face à l’afflux des spectateurs, ne semblent guère avoir le choix. Si quelques compagnies se spécialisent encore dans les parades ou les grandes déambulations, les spectacles en lieux clos témoignent de la nouvelle tendance artistique des festivals de rue. Plusieurs compagnies renommées, comme Délices Dada ou Le théâtre de l’Unité, défendent elles-mêmes l’idée (non de façon systématique) d’un nombre de spectateurs limités. Il s’agit pour ces compagnies de rue de pouvoir encore créer une relation de proximité avec des spectateurs en jouant d’une mobilité créatrice d’espace. Dans les grands festivals de rue, le nombre élevé de spectacles et de spectateurs force en effet à investir autrement la ville. « Nous ne sommes plus au temps de la surprise, dit Jean-Marie Songy. Les villes ne sont plus vierges. Cela entraîne un changement des rapports avec les spectateurs ». De plus en plus, les gens viennent dans un festival de rue comme s’ils se rendaient au théâtre. Ils adoptent souvent les mêmes règles que le public qui assiste à des spectacles en salle. Dès qu’ils arrivent quelque part, certains s’assoient et attendent le début d’un spectacle à l’heure prévue par le programme ; d’autres font sagement la queue pendant des heures devant l’entrée d’un lieu de représentation. Les formes de relation que les interventions artistiques peuvent développer avec le public du festival semblent fixées d’avance et inamovibles. À l’une des dernières éditions de Chalon dans la rue, un visiteur raconte par exemple le déroulement du spectacle 1 Colloque Ville et culture : arts de la rue et pratiques culturelles, 1998, op. cit. 124 Les arts de la rue et les manifestations festivalières des villes O. Jeudy Vacherie 1 de la compagnie des Bains-Douches : « Le public, presque personne. Un truc déambulatoire était annoncé, les gens attendaient sur une place. Les acteurs passent vite, les gens ne suivent pas. Ils ont affaire à un autre public qui n’est pas le leur… Sur le parvis de la cathédrale Saint-Vincent, le public passait à travers les acteurs. Il y a tellement de monde, une telle densité, que les spectateurs ne peuvent plus les voir. La vache n’était pas à l’échelle… ». Le public du festival s’est habitué à des spectacles programmés. Dans les espaces publics, les gens ne sont plus attentifs aux actions imprévues. « Ils n’ont plus, comme le dit un plasticien, le besoin de regarder en l’air pour voir d’où cela peut provenir ». La fixité et la densité du public en des lieux déterminés restreignent également le champ d’intervention des artistes. Pouvant difficilement bouger, certaines compagnies sont en quelque sorte acculées à produire des représentations de type frontal. Les espaces publics de la ville finissent par apparaître moins appropriés, pour un travail avec le public, que les lieux clos. En prenant un billet pour entrer dans un espace de représentation réservé, les spectateurs peuvent encore espérer faire l’expérience d’un univers qui les sorte d’une atmosphère urbaine confinée. À Aurillac, le système de billetterie permet aussi à quelques spectateurs de sortir de l’agitation urbaine pour vivre une aventure artistique à la campagne 2. En effet, certaines compagnies préfèrent maintenant quitter la ville festivalière et trouver de nouveaux espaces à expérimenter. Le devenir artistique des festivals de rue Philippe Saunier Borrell estimait en 1998, lors de la septième et dernière édition du festival de Saint-Gaudens dont il était l’initiateur, que les festivals de théâtre de rue avaient fait leur temps : « Aujourd’hui, la surprise s’est perdue. Et les festivals ont fini par avoir un effet pervers : ce sont eux qui formatent la création. Il est temps de penser à d’autres moments et d’autres lieux de diffusion pour le théâtre de rue ». Les missions artistiques et intellectuelles que devaient accomplir à l’origine les festivals de rue ne sont plus tenues. Le soutien à la création et à l’expérimentation a été remplacé par une logique de marché. Les grands festivals d’arts de la rue sont devenus des vitrines où des professionnels de la diffusion viennent voir des spectacles pour mesurer leur impact sur le public et les acheter. « Artistiquement, les festivals n’avancent plus », affirme également Jean-Marie Songy. Le 1 2 Vacherie est une parodie des procès moyenâgeux intentés aux bêtes malfaisantes sur la place publique. La Vache, accusée de complot contre l’humanité et de tentative d’empoisonnement collectif, est jugée par un grand tribunal techno-scientifique… La cathédrale Saint-Vincent, devant laquelle se déroule ce spectacle, est le monument le plus important du quartier moyenâgeux de la ville. C’était un contexte urbain approprié. En 2001 par exemple, la compagnie Phun a proposé son spectacle Les Gûmes dans un arboretum à 15 kilomètres du centre-ville d’Aurillac. 125 MEI « Médiation et information », nº 19, 2003 besoin de se détourner des formes acquises et des lieux habituels se manifeste de plus en plus. De nouvelles manifestations artistiques sont mises en œuvre afin d’investir d’autres territoires et de rencontrer un public encore profane : les Spectacles de grands chemins en vallées d’Ax dans les Pyrénées (manifestation organisée par Jean-Marie Songy) ou les Envies Rhônements dans les alentours de la ville de Port-Saint-Louis, témoignent d’un mouvement évolutif des arts de la rue vers la campagne. Françoise Léger, directrice artistique de l’événement les Envies Rhônements, parle ainsi « d’élargir la réflexion sur le territoire, de sortir du cadre de plus en plus étriqué de l’espace public » 1. Les organisateurs de Chalon dans la rue s’efforcent a contrario de trouver des solutions pour poursuivre dans les meilleures conditions la fonction socioculturelle et urbaine du festival. Ils insistent davantage sur “le retour vers l’intimité”, et encouragent des créations artistiques qui sont liées au texte et à la parole. Dans cette voie, le lieu de fabrication L’Abattoir et la Fondation Beaumarchais se sont associés (en 1999) pour créer un concours littéraire Écrire pour la rue et décerner chaque année un prix à un auteur de théâtre de rue. Les traces textuelles des arts de la rue sont en effet fort rares. En valorisant la production d’écrits “pour les arts de la rue”, les organisateurs peuvent espérer une reconnaissance artistique plus digne, comme celle du théâtre conventionnel. 2 Au niveau des aides à la création, cette orientation vers l’écriture remet en cause certaines pratiques spontanées et expérimentales de l’espace urbain. Elle privilégie un théâtre de rue littéraire développant davantage une approche “intellectuelle” de l’espace public plutôt qu’une confrontation physique et expérimentale avec le public et l’espace environnant. Comme le défend un artiste plasticien, « il faut qu’il y ait une relation que tu tisses physiquement avec le public. Tu ne peux pas lui dire : “t’as pas lu mon machin, t’as pas lu ce qu’on a écrit”. Il faut qu’une relation passe physiquement pour que intellectuellement elle ait du sens pour pouvoir développer, ou rendre attentif les récepteurs du site même… Il ne s’agit pas non plus de public programmé, mais de créer du public, du mouvement ». En ce sens, les “pièces écrites” qui permettent de mieux théoriser et légitimer les démarches artistiques apparaissent également comme des contraintes de représentation pour des compagnies et des artistes de rue jouant avec le hasard et l’imprévisible de leurs mises en œuvres de situations spatiales éphémères. 1 2 Cité par Stéphane Davet, « Les arts de la rue aux limites de la ville ». Le Monde, 20 juillet 2002. Voir, sur ce sujet, le livre de Michel Simonot, 2001. De l’écriture à la scène. Des écritures contemporaines aux lieux de représentation. Coll. « entre/vues », Théâtre Dijon Bourgogne. 126 Les arts de la rue et les manifestations festivalières des villes O. Jeudy L’évolution “sensible” du discours artistique urbain La plupart des médiateurs culturels et des responsables politiques s’accordent pour dire que les artistes de la rue peuvent être révélateurs et générateurs de nouvelles formes de relations entre l’art, l’urbain et la population, mais qu’ils ne doivent pas pour autant être considérés comme les seuls acteurs de cette approche triangulaire. Les institutions (collectivités locales et État) sont responsables, en regard des citoyens, de l’aménagement urbain et de l’usage de l’espace public. Des dialogues doivent s’instaurer entre les artistes de rue et les élus puisque ces derniers ont aussi une politique urbaine à mener et des rapports à entretenir avec la population. L’art est un enjeu politique pour l’avenir de la ville. De plus en plus, les compagnies et les artistes de rue sont pris à partie dans la gestion politique et culturelle de l’espace public. Comme le remarque Bruno Schnebelin, fondateur de la compagnie Ilotopie et président de la Fédération des arts de la rue, « l’arrivée de la génération des médiateurs culturels (directeurs des affaires culturelles et autres) a tout modifié, puisqu’ils sont payés par les politiques pour les protéger. Il ne faut plus faire de vagues, mais de l’animation ». Le temps des interventions spontanées et subversives est révolu. Aujourd’hui, les élus donnent facilement l’autorisation d’investir la ville, mais en contrôlant dans les moindres détails (techniques, économiques, communicationnels…) les démarches artistiques. L’obsession accrue de la sécurité et de la réglementation des spectacles conditionne également les possibilités de création des compagnies et des artistes de rue spécialisés dans des modes d’interventions spectaculaires. Chaque proposition artistique est aujourd’hui évaluée à partir d’un cahier des charges dans lequel doivent être spécifiées les conditions techniques de la réalisation. Dernièrement, des stages de formation professionnelle se sont développés en ce sens. Ces stages consistent principalement à former des spécialistes pour calculer les contraintes techniques des projets artistiques et ne pas laisser place à “l’improvisation”. Le risque de cette réglementation des spectacles de rue, c’est que la présence de médiateurs technico-culturels favorise non seulement « le filtre et la standardisation des propositions », mais renforce aussi la subordination des créateurs aux responsables techniques des événements publics. Certains artistes, qui sont pourtant de fervents expérimentateurs des outils mécaniques et technologiques, perdent ainsi de leur autonomie afin de ne pas discréditer les membres du personnel mis à leur service… La rigueur exigée pour le cahier des charges, ainsi que la réservation d’un espace de la ville pour une intervention contrôlée, réduisent les opportunités pour les artistes d’interroger un contexte urbain à leur guise. La ville comme support de mises en œuvres et de médiations artistiques n’est-elle pas en train de leur échapper ? Aujourd’hui, les politiques culturelles des villes semblent avoir si bien intégré le secteur des arts de la rue et leur “rhétorique médiatrice” qu’il n’y aurait plus vraiment de place pour l’inscription d’une autre “dérive”, d’une autre “intrusion” dans l’espace urbain. 127