Le Maître du Jugement dernier de Leo Perutz : Quand le monstre
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Le Maître du Jugement dernier de Leo Perutz : Quand le monstre
Le Maître du Jugement dernier de Leo Perutz : Quand le monstre vous tient… ou les abîmes de la conscience Jean-Pierre CHASSAGNE Selon Paul Ricœur dans Finitude et culpabilité, le monstre serait le « moyen détourné par lequel nous nous immergeons dans l’archaïsme de l’humanité »1. Force est de constater que la figure du monstre apparente la fiction littéraire à un univers non structuré par le logos. Cette dimension mythique est également présente, sous forme symbolique, dans la peinture viennoise au début du XXe siècle sous le pinceau de Klimt dans sa frise Beethoven2. En littérature, le monstre est souvent le point de cristallisation des désirs secrets ou des angoisses d’un personnage, voire du lecteur, dont il neutralise la volonté de savoir ou de comprendre. De ce fait, il est source d’ambivalence car il peut être à la fois le symptôme de la fuite de soimême et le lieu de surgissement du refoulé ou celui de la manifestation symbolique de ce que l’on veut dissimuler. Dans Le Maître du Jugement dernier de Leo Perutz, qui fut publié à Vienne en 1923, un monstre mystérieux soupçonné d’être à l’origine de multiples suicides inexpliqués fait l’objet d’une enquête des amis de sa dernière victime, Eugen Bischoff. Les investigations des détectives amateurs les conduisent sur les traces d’un être diabolique et difforme d’origine italienne qui, depuis la Renaissance, aurait le pouvoir de terrifier des artistes et de les pousser à attenter à leurs jours. Voilà du moins la piste vers laquelle convergent tous les indices décryptés. L’enquête menée débouche sur l’identification du monstre et apporte donc la preuve de l’innocence du baron Yosch injustement soupçonné par la famille de l’acteur Bischoff. Cependant, la fiction ne se clôt pas par ce constat. Lui est en effet adjoint une note de l’éditeur fictif, qui fait office de récit cadre et invalide toutes les déductions savamment 1 Paul Ricœur, Finitude et culpabilité II, La symbolique du Mal, Paris, Aubier, 1960, p. 33. La Frise Beethoven a été réalisée en 1902 pour la quatorzième exposition de la Sécession à Vienne. Illustration de la Neuvième Symphonie de Beethoven, elle montre l’aspiration de l’humanité au bonheur. Celui-ci sera atteint lorsque les forces du Mal seront dépassées et que les cohortes célestes pourront entonner l’hymne à la joie. Le deuxième panneau de cette fresque est consacré au monstre géant Typhon, une sorte de gorille terrifiant escorté sur sa droite des gorgones figurant la maladie, la folie et la mort, et sur sa gauche d’allégories de la luxure, de la concupiscence et de l’excès. Seuls la poésie et l’art, représentés sur les panneaux suivants, permettent à l’homme de surmonter ces fléaux pour accéder à l’idéal d’humanité qui trouve son accomplissement dans un baiser final transfigurant la création toute entière. 2 élaborées dans le récit enchâssé. Ce dernier peut a posteriori être apparenté à des Mémoires romancés dans lesquels Yosch, leur auteur, a soigneusement effacé toute trace de sa culpabilité en l’imputant à un monstre qui est le produit de son imagination. Le lecteur abusé est donc invité à relire ce texte comme l’aveu involontaire d’une faute. Ce faisant, il pourra repérer comment la figure du monstre est instrumentalisée et se révèle être un lieu de focalisation des angoisses refoulées de Yosch. Notre analyse s’attachera à suivre, dans un premier temps, les étapes de l’identification du monstre et de sa métamorphose au cours de l’enquête. Puis nous observerons comment l’auteur s’ingénie à mettre en scène la monstruosité par une stratégie narrative déroutante génératrice d’ambivalence. Enfin, nous étudierons les rapports entre la figure du monstre et le clivage de la personnalité du baron. Les investigations de l’ingénieur Solgrub et du docteur Gorski sur les circonstances de la mort de leur ami ont tous les ingrédients d’une enquête à la Sherlock Holmes secondé par le docteur Watson. Il s’agit en effet pour ces deux détectives amateurs, dont les professions font d’eux les représentants d’un positivisme rigoureux, de collecter et d’interpréter tous les indices susceptibles de lever le mystère sur le suicide de Bischoff et d’autres artistes morts dans des circonstances similaires. Par un pied de nez au rationalisme, Perutz convoque paradoxalement l’esprit scientifique pour apporter la preuve de l’existence de l’irrationnel. La thèse d’un monstre sanguinaire aura donc d’autant plus de crédibilité qu’elle sera étayée par une argumentation minutieuse et sans faille. La recherche de détails significatifs se répartit sur les vingt-deux chapitres du roman de façon à ménager un suspense croissant. Entre le chapitre un et le chapitre douze, aucun indice nouveau ne vient modifier la représentation que se font du monstre les enquêteurs. Puis, à partir du chapitre dix-sept, ces derniers se rapprochent de plus en plus vite de la « vérité », ce qui coûtera la vie à Solgrub. Dans le dernier chapitre, le lecteur assiste finalement au triomphe de l’esprit de déduction du Dr Gorski dont la perspicacité est en mesure de lever totalement le voile sur l’identité du monstre. Dès le premier chapitre curieusement intitulé Préface en guise de postface, Yosch, le narrateur homodiégétique, présente le monstre comme « un ennemi invisible qui n’était pas de chair et de sang mais un spectre terrifiant, un revenant des siècles passés », puis comme un « monstre sanguinaire »3 (10). Comme l’indique le titre du chapitre, il s’agit là d’un récit rétrospectif. Le baron connaît donc, au moment de la rédaction, la véritable identité du monstre, mais prend de toute évidence le parti de ne la divulguer que progressivement, en respectant scrupuleusement les étapes de l’enquête relatée. Le monstre est ainsi d’emblée instrumentalisé et devient un ressort du suspense. Sa présentation initiale l’apparente bien, comme le souligne Ricœur, aux peurs archaïques dans la mesure où son origine se perd dans la nuit des temps et où il n’est pas identifiable en tant qu’être vivant obéissant aux lois de la nature. Son aspect terrifiant est en outre renforcé par le motif du sang des victimes qui sera récurrent dans le roman. Au cours d’un épisode relaté au chapitre cinq, le monstrueux resurgit dans une vision du personnage principal sous la forme symbolique de la « Grande Faucheuse ». Peu après le suicide de son ami Bischoff, le baron Yosch erre, tel un somnambule, dans le jardin de son hôte, et croise le jardinier qui vaque à ses occupations. Mais cette rencontre se transforme immédiatement en vision d’épouvante : « Je le vois là, devant moi, qui me regarde fixement et brandit la faucille avec laquelle il coupe l’herbe. […] Mais pendant un instant, il a ressemblé à l’image de la mort dans les vieux livres »4 (46). Cette réminiscence culturelle n’a a priori rien à voir avec la figure du monstre, mais la terreur qu’inspire cette vision au baron est de même nature que l’angoisse de mort suscitée par l’être maléfique. Elle est donc un indice dissimulé du sentiment de culpabilité de ce protagoniste qui n’en clame pas moins son innocence à chaque page de son récit. Ce n’est qu’au chapitre douze que les progrès de l’enquête, essentiellement dus à la perspicacité de Solgrub, permettent de cerner le monstre d’un peu plus près. Le coupable n’ayant pu entrer dans la pièce fermée de l’intérieur où l’on a découvert le cadavre de Bischoff5, l’ingénieur qui s’appuie par ailleurs sur d’autres indices en déduit que le monstre est « un être épouvantable à la corpulence impressionnante dont l’obésité est probablement pathologique et qui est donc condamné à l’immobilité ». Puis il rajoute : « C’est une créature 3 Nous citerons d’après les deux éditions suivantes et indiquerons la page à la suite de la citation : Leo Perutz, Le maître du Jugement dernier, trad. de Jean-Claude Capèle, Paris, Fayard, 1989. Der Meister des Jüngsten Tages, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 2003 : « […] eines unsichtbaren Feindes, der nicht von Fleisch und Blut war, sondern ein furchtbarer Revenant aus vergangenen Jahrhunderten. […] das bluttriefende Ungeheuer […] » (7-8). 4 « […] wie er dasteht und mich anstarrt und die Sichel schwingt und die Halme mäht […] aber einen Augenblick lang sah er aus wie auf einem alten Bilde die Gestalt des Todes » (42). 5 On pense bien entendu au Double assassinat de la rue Morgue d’E. A. Poe ou au Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux. abominable, un être humain dégénéré »6 (111-112). Cette caractérisation situe donc la monstruosité à la frontière de l’humain. Le monstre est d’autant plus terrifiant qu’il emprunte à l’homme son image pour la déformer et la souiller. Tous les attributs de la monstruosité présents dans l’iconographie ou la littérature occidentales sont convoqués ici : la difformité, le gigantisme, la laideur, le pathologique et la perversion. Mais jusque là, le monstre est encore apparenté à l’espèce humaine, fut-elle dégénérée. Les contours de son image se précisent au chapitre dix-sept lorsque les enquêteurs découvrent le cadavre d’une nouvelle victime, Mlle Poldi. L’être maléfique ne serait pas vivant, mais mort depuis longtemps, et il aurait le pouvoir de s’insinuer dans le psychisme de ses proies pour les pousser au suicide. Il aurait un rapport avec la langue italienne et serait entreposé dans l’appartement d’un usurier collectionneur, le Juif Alvachary. Solgrub suggère que, pour le neutraliser, il faudrait le brûler. On retrouve là un motif apparenté aux flammes de l’enfer dans lesquelles doivent se consumer les péchés de l’humanité déchue. Deux chapitres plus loin, après que le monstre a terrassé Solgrub qui avait annoncé vouloir se soumettre à une « expérience », Gorski et Yosch découvrent chez Alvachary un énorme atlas du XVIe siècle. Les dernières pages de celui-ci contiennent le récit manuscrit, en vieil italien, d’un certain Pompeo di Bene. Or il s’avère que Bischoff et Solgrub ont tous deux lu ce récit avant leur mort. Le rapport entre le monstre et ce document ne se précisera qu’au terme du chapitre suivant exclusivement constitué du texte de Pompeo di Bene. Ce dernier est donc un récit enchâssé dans les mémoires de Yosch et il contient la clé de l’énigme exposée dans son récit cadre, tout en explicitant le titre du roman. Il relate les mésaventures de Chigi, un peintre italien du XVIe siècle en mal d’inspiration et passé à la postérité sous le nom du « Maître du Jugement dernier ». Le lecteur peut relever une similitude entre la destinée de ce peintre et celles de Bischoff et de Mlle Poldi. Tous trois sont des artistes tourmentés par les défaillances de leur inspiration. Pour sa part, Chigi recourt à la science occulte d’un médecin, Messire Salimbeni, qui lui fait respirer les effluves d’un mélange végétal en combustion. Chez l’artiste autrefois soupçonné d’un meurtre, ce mélange hallucinogène déclenche des visions apocalyptiques terrifiantes qui lui font perdre la raison et son identité. Après s’être réfugié dans un monastère, Chigi, frappé de démence, conquerra la notoriété en peignant toute sa vie des scènes du Jugement dernier d’une vérité terrifiante. Le récit se termine par la recette du mélange d’herbes qui a causé son malheur. A ce point précis de l’enquête, il apparaît que le monstre n’est plus identifiable à un être vivant, mais qu’il relève de la magie noire et opère au 6 « Eine Art Ungeheuer, ein Mensch von gewaltiger Körperfülle, wahrscheinlich krankhaft dick und infolgedessen zu völliger Unbeweglichkeit verurteilt ». […] „Ein Ungestüm. Eine menschliche Entartung“ (104). fil des siècles par le biais du texte écrit. Par ailleurs, il semble avoir une fonction expiatoire puisqu’il révèle les fautes cachées, ou du moins les sentiments de culpabilité de ses victimes qu’il pousse à l’auto-châtiment. Il n’en reste pas moins que l’innocence de Yosch est désormais prouvée. Il est donc d’autant plus surprenant de voir le baron, dans le chapitre suivant, se soumettre à son tour à l’épreuve de la drogue en fumant le reste du tabac contenu dans la pipe que fumait Bischoff peu avant sa mort. Sauvé de justesse par ses amis, Yosch apportera néanmoins la preuve que le monstre qui guette chacun de nous n’a pas de réalité matérielle, mais qu’il est bel et bien issu de notre inconscient, le lieu de toutes les angoisses refoulées. En proie au délire, le baron se voit menacé par un lépreux qui le terrifie. Or si l’on se souvient que la lèpre est décrite par Dante comme la punition des faussaires7, on peut se demander de quel crime le baron se sent coupable. Puis il se retrouve, toujours sous l’emprise de la drogue, dans un asile psychiatrique où sa démence est constatée. Enfin, il est terrorisé par des visions du Jugement dernier dont certains détails sont de toute évidence inspirés de l’Apocalypse de Jean. Ses amis l’empêchent juste à temps d’attenter à sa vie. Le mot de la fin appartiendra au positiviste Gorski: la drogue confectionnée par Messire Salimbeni a la propriété de stimuler l’imagination créatrice des artistes. Mais selon le médecin rationaliste, cette imagination est indissociable de la « terreur ancestrale de l’homme préhistorique dans sa solitude et son abandon »8 (205). Nous voilà donc ramenés aux peurs archaïques évoquées par Ricœur, à cela près que Gorski en propose une explication psychanalytique. Selon lui, la drogue maléfique réveillerait les terreurs inconscientes que chacun porte enfouies au plus profond de lui. Si le roman se terminait au chapitre vingt deux, il se donnerait incontestablement à lire comme un thriller fantastique dans lequel l’enquête aboutit à l’élucidation d’une énigme. Mais, comme nous l’avons indiqué plus haut, la Note de l’éditeur invalide cette interprétation en révélant la nature romanesque de ces Mémoires qui « perd[ent] tout rapport avec la réalité» (209-210) et témoigne[nt] d’« une révolte contre le passé irrémédiable »9 (221) ! Ceci nous invite à relire le récit de Yosch pour y déceler l’ambigüité avec laquelle la figure du monstre est mise en scène par une stratégie d’écriture qui se joue du lecteur tout en lui donnant des clés d’interprétation dissimulées. 7 Cf. Alighieri Dante, La divine comédie, L’enfer, XXIX, XXX. « […] die Urweltangst der einsamen Kreatur » (192). 9 « […] jeden Zusammenhang mit der Wirklichkeit verliert. […] Auflehnung gegen das Geschehene und nicht mehr zu Ändernde! » (196-197). 8 Comme souvent chez Perutz, la structure narrative de ce roman apparaît à la relecture comme un dispositif savamment calculé pour piéger le lecteur tout en lui fournissant par la bande des indices de décodage du récit. Dans le cas présent, l’auteur s’ingénie, par cette construction narrative d’une complexité machiavélique, à mettre en scène un monstre dont l’importance et le diabolisme croissent au fil du récit. Tout se passe donc comme si ce texte, du fait de sa structure en trompe-l’œil, était lui-même contaminé par le monstre qu’il met en scène pour mieux égarer son destinataire. Ou bien comme si le véritable monstre était à chercher au cœur de l’écriture. A chaque occurrence de ce motif, le lecteur perspicace peut interpréter certains détails comme des clins d’œil de l’auteur l’invitant à remettre en question la validité de l’interprétation programmée par l’intrigue. C’est ainsi que des mises en abyme et l’emboîtement des récits sur trois niveaux parasitent ou entravent la compréhension immédiate des Mémoires de Yosch. Deux références culturelles apparaissent a posteriori comme des mises en abyme incitant à dépasser le niveau de la première interprétation. Il s’agit de l’évocation du scherzo du Trio n°1 en si majeur de Brahms, puis de celle des tableaux du peintre Chigi consacrés au Jugement dernier. L’une est placée au chapitre trois, l’autre au chapitre vingt, soit au début et à la fin de l’intrigue, et toutes deux semblent accréditer la thèse selon laquelle un monstre serait à l’origine des suicides en série. Elles fonctionnent comme deux miroirs déformants réfléchissant les contours incertains du monstre et entre lesquels se déploient les étapes de l’enquête dont le but est de cerner l’identité de cet être maléfique. Le deuxième mouvement du trio de Brahms est exécuté dans le salon de Bischoff par son épouse Dina, Yosch et le Dr Gorski, ceci juste avant le suicide du comédien. Or, dans le commentaire que nous donne à lire Yosch de cette pièce musicale apparaissent pour la première fois les motifs des visions infernales et du Jugement dernier. Par le recours réitéré au champ lexico-sémantique de l’enfer chrétien (« rire fantomatique », « ronde de personnages démoniaques », « rire sardonique et tonitruant de Satan », « démons de l’enfer », « Jugement dernier », « Satan triomphe de l’âme pécheresse », « le rire désespéré de Judas », « cauchemar de ce tribunal divin »10 (20-21), Yosch programme déjà l’horizon d’attente de son lecteur et plante le décor dans lequel va pouvoir naître et se développer la figure du monstre à laquelle il a déjà été fait allusion dans le chapitre introductif. Néanmoins, les mélomanes avertis ne peuvent qu'être frappés par la subjectivité débridée du baron qui plaque un commentaire angoissé et 10 « Ein gespenstisches Gelächter, […] Karnevalsrasen bocksfüßiger Gestalten, […] Satans Gelächter, […] dröhnend […], Bachanal der Hölle, […] der Jüngste Tag, […] Satan triumphiert über die sündige Seele, […] einem Judaslachen der Verzweiflung, […] der Alpdruck des Weltgerichts » (18-19). fantasmatique sur une musique plus féerique et exaltée que démoniaque ou oppressante. Le musicien amateur présente d’ailleurs clairement a posteriori son interprétation comme une hallucination provoquée par cette musique : « Le rêve du Jugement dernier s’évanouit, le cauchemar de ce tribunal divin m’abandonna et me libéra »11 (21). Tout se passe donc comme si l’interprétation du trio avait le pouvoir de délivrer, par anticipation, le coupable de son sentiment de culpabilité, ce juste avant son forfait. Son angoisse incompréhensible à première vue, de même que cet épisode tout entier, prennent cependant un relief particulier si l’on s’intéresse aux circonstances de la genèse du trio de Brahms. La première version de ce dernier est en effet une composition de jeunesse marquée par la profonde amitié du compositeur pour son homologue Robert Schumann et par son amour platonique pour Clara, l’épouse de celui-ci. On peut donc déceler comment Perutz joue sur l'analogie des constellations de personnages pour faire naître une tension dramatique à partir d'une situation réelle attestée par la biographie du compositeur, dont certaines composantes extradiégétiques surimpressionnent rétrospectivement le récit de Yosch. Tous les ingrédients de l'intrigue sont déjà présents dans l’épisode biographique de référence : la peur panique de Schumann de sombrer dans la folie et de commettre un meurtre, sa tentative de suicide peu de temps après, l'amitié tendre qui unit son ami Brahms à son épouse. Perutz intègre ces éléments dans son récit en modifiant la donne : l'amitié de Brahms pour Clara Schumann se métamorphose en amour bafoué de Yosch pour Dina, ce qui devient le mobile possible du délit ; la terreur ne s'empare pas du suicidaire, mais de son ami et rival. Ce dernier est par ailleurs en proie au délire de persécution, comme en atteste son analyse extrêmement inattendue et troublante du trio. A la lecture des Notes de l’éditeur, en fin de roman, le scherzo de Brahms apparaîtra comme la version musicale du thème de la faute associé à la vision du Jugement dernier. L'ambiguïté du commentaire musicographique de Yosch annonce donc l'ambiguïté du récit qui l'englobe. Alors que le narrateur tente d’installer son lecteur dans un univers fantastique où règne en maître un monstre redoutable, on peut déceler dans les méandres monstrueux du texte les indices dissimulés de la culpabilité de l’autobiographe. Au chapitre vingt, le récit des mésaventures de Chigi a une fonction similaire de mise en abyme des Mémoires de Yosch. Le peintre qui a sombré dans la démence, passe le reste de sa vie dans un couvent où il peint inlassablement les monstres qui l’habitent, à savoir ceux du Jugement dernier auquel il a assisté sous l'emprise de la drogue. Cette compulsion de répétition, à laquelle s'ajoute le fait qu'il se représente chaque fois parmi les damnés, est un 11 « Der Traum vom Jüngsten Tag verflog, der Alpdruck des Weltgerichts wich von mir und gab mich frei » (19). aveu voilé de sa faute. Or il s’agit pour Yosch, comme pour Chigi, d'exorciser un sentiment de culpabilité par la création artistique, en l'occurrence, par la fiction littéraire. Le titre du roman ne renvoie donc pas exclusivement au peintre italien. Par un effet de miroir, il désigne aussi l'auteur des Mémoires qui met lui-même en scène le Jugement dernier monstrueux auquel le confronte le tribunal de sa conscience. Cependant, aucun des deux « créateurs » ne parvient à se libérer de ses démons intérieurs. C'est pourquoi l'ambiguïté de leur œuvre reflète le clivage d'un moi écartelé entre la nostalgie de l'innocence et le sentiment dévorant de culpabilité. Parallèlement à cela, le jeu avec les trois niveaux de narration crée un réseau de sens souterrain qui tantôt corrobore, tantôt invalide la thèse de l’existence d’un monstre. Rappelons pour mémoire que le récit de la vie du peintre Chigi est enchâssé dans les Mémoires de Yosch qui sont eux-mêmes inclus dans le récit-cadre constitué par la Note de l’éditeur. Pour le lecteur, ce dispositif spéculaire est de nature labyrinthique, car on a tour à tour l’impression de s’égarer sur de fausses pistes, puis de retrouver une vision cohérente des faits et du monstre. Mais les révélations de l’éditeur font finalement voler en éclats les certitudes acquises au cours de l’enquête. Dans ce dédale de la narration, le lecteur perd pied, il sombre dans un abîme sans fond pour se retrouver en fin de compte face à un monstre de chair et de sang qui n’est autre que Yosch lui-même tourmenté par sa personnalité clivée. Les Mémoires du baron posent donc le problème de l’identité multiple et insaisissable de leur auteur. A travers ce texte sont présentés trois niveaux de conscience inextricablement imbriqués, à savoir l’individu Yosch à l’époque des faits relatés, le personnage de fiction qu’il devient sous sa propre plume et le faussaire, l’auteur des Mémoires, qui retouche rétrospectivement les faits pour donner de lui une image plus conforme à ses souhaits et à la norme. Cet éclatement de son identité est signalé dès le premier chapitre sans que le lecteur naïf puisse déjà mesurer toutes les implications de l’aveu involontaire du narrateur : Mon histoire se trouve derrière moi - une liasse de feuilles volantes - et j’ai fait une croix dessus. Qu’ai-je encore à voir avec elle ? Je l’écarte de mon chemin, un peu comme si c’était un autre qui l’avait vécue ou imaginée, un autre qui l’avait écrite, et pas moi12. (11) Mais, à un deuxième niveau de lecture, ce passage se révèle être un indice du clivage du moi de Yosch. A la lumière de la psychanalyse freudienne en plein essor à l’époque de la parution du roman, cette révélation involontaire fait apparaître le monstre comme une 12 « Meine Geschichte liegt hinter mir, ein Stoß loser Papiere, ich habe ein Kreuz darüber gemacht. Was habe ich noch mit ihr zu tun? Ich schiebe sie beiseite, als hätte sie ein anderer erlebt oder erdacht, ein anderer geschrieben, nicht ich » (9). projection des angoisses et des pulsions qui tourmentent le baron. Parvenu à ce constat, le lecteur est en mesure de réinterpréter de nombreux passages des Mémoires dans lesquels se manifeste ou est évoqué le comportement psychotique de leur auteur. Ainsi donc, une fois disparu le monstre en tant que phénomène, apparaît le psychisme monstrueux de son créateur. La monstruosité est alors réinterprétée comme un effet du clivage de la conscience. Les soupçons de Dina et de son frère Félix ne sont pas dénués de fondement dans la mesure où la jeune femme a épousé Bischoff après sa rupture avec Yosch. Celui-ci pourrait donc bien avoir cherché à éliminer son rival pour recouvrer les faveurs de Dina. Le portrait que brosse Félix du baron remplit ce dernier d’effroi, mais ne soulève aucune objection de sa part. Le frère de Dina dépeint le rival de Bischoff comme un homme dangereux, calculateur et prêt à tout pour reconquérir celle qui s’est détournée de lui : […] comme s’il ne s’était agi que d’une activité sportive ou d’une partie d’échec passionnante, comme si l’enjeu était la coupe due au vainqueur d’une course et non le bonheur de ma sœur. […] Car vous poursuiviez un seul et même but ; tout le reste, tout ce qui pouvait exister dans votre vie, disparaissait derrière lui, et cela vous rendait invincible. Pour moi, il était clair que ce couple allait à sa ruine parce que vous en aviez décidé ainsi13. (68) Il apparaît ici que nul amour véritable, ni aucune passion n’est là en jeu. Le seul mobile du fiancé éconduit est une hybris monstrueuse qui lui rend insupportable tout échec et tout abandon. On remarque par ailleurs la dimension obsessionnelle de son désir de briser le bonheur du couple Bischoff. Or, ce n’est pas la dernière fois qu’est donné à entendre au lecteur un avis aussi négatif sur le baron. Quelques pages plus loin, les deux enquêteurs alarmés par les soupçons de Félix sont amenés à analyser le comportement de leur camarade qu’ils décrivent comme un être dépourvu d’humanité dont la monstruosité psychique ne laisse aucun doute. A en croire le docteur Gorski, il serait « capable de tout, […] même capable d’un meurtre » et « ce ne serait pas le premier qu’il commettrait »14 (84). Si l’on se souvient que cette conversation n’est que pure fiction, puisqu’elle est insérée dans le roman autobiographique de l’homme suspecté, il apparaît que Yosch nous livre là une image de lui monstrueuse qu’il suppose être celle de ses proches, mais qu’il porte en réalité en lui-même. N’a-t-on pas là affaire aux symptômes caractéristiques de la schizophrénie et de la paranoïa ? 13 « […] als wäre das Ganze nur sportliche Arbeit oder reine aufregende Partie auf dem Schachbrett, als ginge es um einen Rennpokal und nicht um das Glück meiner Schwester. […] denn Sie hatten nur ein einziges Ziel im Auge, und alles andere, das es in ihrem Leben gab, verschwand neben diesem einen – das machte Sie unüberwindlich. Für mich stand es fest, dass diese Ehe in Trümmer gehen werde, weil Sie es so wollten » (6364). 14 « Jede Gewalttat […] auch einen Mord […], es wäre nicht sein erster » (79). Si tel est le cas, le monstre persécuteur imaginé par le baron est bien une objectivation de ses propres pulsions et obsessions refoulées. Et l’on rejoint alors la définition que donne Julia Kristeva de l’abject. Selon elle, l’abject serait « ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. […] L’entre-deux, l’ambigu, le mixte. Le traître, le menteur, le criminel à bonne conscience […] »15. Par voie de conséquence, la découverte en soi de cette insupportable facette de son être conduirait le sujet à l’abjection de soi. Aussi peut-on considérer que, dans le cas qui nous intéresse, Yosch expulse hors de lui cette abjection ou haine de soi et que celles-ci se matérialisent dans la figure du monstre. Ce dernier s’apparente ainsi à ce que Freud a décelé dans le mot allemand « das Unheimliche », « l’inquiétante étrangeté ». Selon le psychanalyste viennois, cette dernière serait en réalité une part familière, secrète et intime de l’être, mais elle serait vécue comme étrangère tellement elle inspire d’horreur et d’angoisse au sujet qu’elle habite. Si l’on en croit les propres déclarations du baron dans ses Mémoires, lorsqu’il fait allusion à ses souvenirs de jeunesse et à ses multiples liaisons amoureuses, il nous apparaît comme un sujet narcissique et frustré. En effet, ayant pris la décision d’attenter à ses jours pour fuir le sentiment de culpabilité qui le ronge, il entreprend de brûler son courrier intime qu’il redécouvre sans pouvoir reconstruire la cohérence de sa vie sentimentale passée. Il retrouve trace de ses anciennes aventures galantes qui ne lui ont laissé aucun souvenir. Par exemple il s’avère incapable de mettre un nom sur une photographie, ou encore il retrouve le journal intime d’une jeune femme morte prématurément dont il ne nous livre pas l’identité. Puis il met la main sur quelques lignes écrites en langue étrangère sur le portrait de l’une de ses amantes, mais il constate qu’il n’a jamais tenté d’en comprendre la signification. Ce que nous devinons de ses liaisons passées, à savoir son incapacité à aimer, éclaire d’un jour nouveau sa relation avec Dina. Il semble en effet que cet homme n’ait cherché que sa propre image dans le regard des femmes qui ont traversé sa vie, ce qui explique son acharnement à détruire le bonheur de celle qui l’a laissé sur le bord du chemin. En proie au complexe d’abandon, il ne peut supporter l’expérience du vide. Face à Félix venu lui demander des comptes, il prend un plaisir évident à détruire dans les flammes le portrait de celle qui est en fait le mobile de son crime. Puis quand son innocence n’est plus remise en question, il ne tente pas de reconquérir la jeune femme, car son seul objectif était en réalité d’éliminer celui qui avait blessé son orgueil en le supplantant auprès d’elle. 15 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Essai sur l’abjection, Paris, Editions du Seuil, 1980, p. 12. Aussi n’est-il pas étonnant de le voir projeter dans la figure du monstre toute sa culpabilité refoulée. Dès le premier chapitre introductif, il avait constaté que « nous sommes tous des créatures ratées, des échecs de la grande volonté du Créateur. Nous portons en nous sans le savoir un ennemi formidable »16 (12). Les motifs de l’ange déchu et du péché originel qui affleurent ici sont mis en relation avec le monstre vengeur, cet « ennemi formidable » qui n’est curieusement pas présenté comme une entité à part entière, mais comme un autre soi-même étrange et inquiétant (unheimlich) dont la mission serait de châtier son double pour les fautes commises. Le thème du clivage de la personnalité de Yosch est repris dans le dernier chapitre du roman. Il est placé cette fois dans la bouche de Gorski que le narrateur autorise à tirer toutes les conclusions scientifiques résultant de l’enquête. Selon le médecin, le monstre aurait son origine dans le subconscient et chaque être humain porterait en lui-même son Jugement dernier. Mais n’oublions pas que les commentaires pseudo-scientifiques du Dr Gorski font en réalité partie du récit fictionnel de Yosch. Faut-il donc voir dans cette conclusion un éclair involontaire de lucidité du narrateur ou une suprême duplicité visant à masquer la vérité? A la lumière de la Note de l’éditeur, il semble que le clivage de la personnalité du baron touche ici à son comble. En effet, alors que l’autobiographe rédige ses Mémoires pour se prouver à lui-même et au monde son innocence, sa démonstration est parsemée de détails et d’aveux inconscients qui non seulement l’accusent, mais ouvrent aussi involontairement des pistes à une interprétation clinique de son cas pathologique. Aussi l’analyse que fait Schopenhauer de la démence dans Le monde comme volonté et comme représentation semble-t-elle particulièrement éclairante dans ce contexte : [S]i le chagrin causé par cette pensée ou par ce souvenir est assez cruel pour devenir absolument insupportable et dépasser les forces de l’individu, alors la nature, prise d’angoisse, recourt à la folie comme à sa dernière ressource ; l’esprit torturé rompt pour ainsi dire le fil de sa mémoire, il remplit les lacunes avec des fictions, il cherche un refuge au sein de la démence contre la douleur morale qui dépasse ses forces17. 16 « Wir alle sind Gebilde, die dem großen Willen des Schöpfers mißlungen sind. Wir tragen einen furchtbaren Feind in uns und ahnen es nicht » (10). 17 Arthur,Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. de A. Burdeau, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 249. : « […] wenn nun ein solcher Kummer, ein solches schmerzliches Wissen, oder Andenken, so quaalvoll, daß es schlechterdings unerträglich fällt, und das Individuum ihm unterliegen würde, - dann greift die dermaaßen geängstigte Natur zum Wahnsinn als zum letzten Rettungsmittel des Lebens: der so sehr gepeinigte Geist zerreißt nun gleichsam den Faden seines Gedächtnisses, füllt die Lücken mit Fiktionen aus und flüchtet so sich von dem seine Kräfte übersteigenden geistigen Schmerz zum Wahnsinn […] ». Or, c’est bien dans le même sens que vont les conclusions de l’éditeur fictif lorsqu’il constate que le récit de Yosch « perd tout rapport avec la réalité » (210) et qu’il interprète la falsification des faits comme un déni, à savoir « une révolte contre le destin et l’irrémédiable »18 (211). L’étrangeté que distille le baron par le recours au monstre est donc bien un indice ou une émanation de son étrangeté au monde. Si l’on replace Le Maître du Jugement dernier dans le contexte culturel autrichien des premières décennies du XXe siècle, le monstre apparaît comme une figure emblématique du scepticisme viennois quant à la capacité de l’être humain à mettre en pratique le fameux précepte socratique du « Connais-toi toi-même » réactualisé par Nietzsche à la fin du siècle précédent19. Sur le mode ludique du roman à suspense qui procure à Perutz un plaisir évident, l’auteur revisite les questionnements des dernières décennies relatifs à la nature et au fonctionnement du psychisme. Avant Freud, d’autres intellectuels viennois s’étaient en effet interrogés sur l’aptitude de l’homme à se connaître en profondeur. Confronté, à cette époque, à un monde radicalement nouveau qui résiste à toute interprétation univoque, le sujet se voit dépouillé des certitudes héritées du passé et menacé d'une dissolution de son moi. A la fin du XIXe siècle, Ernst Mach20 avait déjà analysé l'ébranlement de toute certitude identitaire. Sa thèse selon laquelle « le moi ne peut être sauvé »21 avait, depuis longtemps déjà, été commentée et diffusée auprès d’un large public par Hermann Bahr. Après l'effondrement de l'empire austro-hongrois en 1918, la perte d'une identité culturelle et nationale se greffe sur la crise de l’identité au niveau psychique. Elle est cruellement ressentie dans les milieux intellectuels et littéraires. L'essor de la psychanalyse freudienne ne fait qu'accentuer le doute quant à la capacité du sujet conscient de se connaître par le seul exercice de la raison. La figure du monstre semble donc particulièrement adaptée pour exprimer le doute vertigineux qui s’est emparé à l’époque des investigateurs de la conscience humaine. Enfin, il ressort de notre analyse que la figure du monstre présente un intérêt non négligeable sur le plan littéraire. Sous la plume de Perutz, elle se situe en effet au point de 18 Cf. cit. 9 Cf. « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie » (1874) in Considérations inactuelles, Paris, Gallimard, 1990. 20 Cf. Ernst Mach, L'Analyse des sensations, trad. de F. Eggers et J.-M. Monnoyer, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1996. La version originale parut à Vienne en 1885. 21 « Das Ich ist unrettbar », cf. Ernst Mach, op. cit. Selon Jacques Le Rider, Modernité viennoise et crises de l'identité, Paris, PUF, Coll. Perspectives critiques, 1990, « le réductionnisme systématique de Mach ramène le moi et le monde à des ‘complexes de sensations’ analysables sous forme de processus biophysiques élémentaires. Les jeunes Viennois verront dans ce ‘phénoménisme intégral’ la plus cruelle des démystifications de toutes les certitudes identitaires » p. 53. 19 jonction de plusieurs genres littéraires dits mineurs qu’elle renouvelle et féconde en en subvertissant les codes. Grâce au monstre, le roman policier s’enrichit d’une dimension fantastique et, ainsi, ne se limite pas à une banale chasse au coupable. D’autre part, le fantastique est instrumentalisé par le personnage principal, de telle sorte que la signification de l’intrigue ne s’épuise pas dans cette dimension irrationnelle qui est dépassée en fin de récit. Enfin, les genres des Mémoires et du roman psychologique sont pervertis par la mise en perspective d’une crise identitaire caractéristique de la Modernité. La prise en compte du pathologique bouleverse en profondeur la structure narrative du récit épique. Elle apparente le roman pérutzien à une esthétique expressionniste déjà bien ancrée en Allemagne dans les années vingt. Au symbolisme esthétisant à l’œuvre dans la peinture de Klimt, à une perspective eschatologique, succède une vision plus angoissée de l’humanité : le monstre n’y figure plus comme un obstacle passager à l’avènement d’un nouvel Âge d’or ; il devient le paradigme de la fragmentation dans un monde où l’étrangeté est souveraine.