La Franc-Maçonnerie

Transcription

La Franc-Maçonnerie
Parole vivante et Tradition
Louis TREBUCHET
Aucun homme ne peut rien vous révéler
Sinon ce qui repose déjà endormi dans
L’aube de votre connaissance…
Khalil Gibran1
PVI N°128 Hiver 2003
La Tradition implique une communion des âmes
qui sentent, pensent, se comportent,
vivent en fonction d’un même idéal ;
La Tradition est la transmission vivante.
Henri Tort-Nouguès2
« Le questionnement en quête de la parole et de l’être, voilà
peut-être un présent du rayon de Lumière qui vous a atteint. » Cette
citation de Martin Heidegger3 pourrait aussi bien être extraite d’un
rituel du premier degré tant elle paraît illustrer une des visions
possibles de l’initiation maçonnique.
Le questionnement en quête, quelle meilleure manière de décrire
le chemin sur lequel s’ouvre la porte basse de l’initiation, chemin semé
de doutes sur lequel chaque étape ne peut être abordée que par une
nouvelle question, par une nouvelle mise en question de soi-même sans
se donner de limites à la recherche de la Vérité, mais chemin sur lequel
en permanence les Frères, la Loge, le Rituel, nous rappellent
l’Orientation, le but, transformant ce qui pourrait devenir une
désespérante décomposition de soi en une Voie de questionnement en
quête…
La quête de l’être que nous portons en nous-même, la quête des
états multiples de l’être, en correspondance avec l’unité de l’Être dont
nous sommes porteur d’un reflet4, voilà qui pourrait bien s’appliquer à
1
Le Prophète, Khalil GIBRAN, Casterman
P.56, Parlez-nous de l’enseignement
L’ordre maçonnique, Henri TORT-NOUGUES, Guy Trédaniel P.92, Tradition et
Franc-maçonnerie
3
Acheminement vers la parole, Martin HEIDEGGER, traduit par Jean Beaufret,
Wolfgang Brockmeier, François Fédier. Gallimard 1976
P.93, D’un entretien de la
parole.
4
« L’Existence universelle n’est rien d’autre que la manifestation intégrale de
2
1
l’ensemble de la progression à laquelle nous convie le Rite Ecossais
Ancien et Accepté, mais l’acheminement vers la parole me paraît
particulièrement convenir comme définition de l’accomplissement en
Loge Symbolique5.
En effet, à notre époque où, dans la civilisation occidentale à tout
le moins, le pouvoir n’est plus au bout du fusil, selon l’expression du
grand timonier, mais dans le poids des mots et le choc des photos, pour
reprendre le slogan d’un de nos magazines grand public, à une époque
ou le faiseur de mots, qu’il soit artiste, journaliste, publiciste ou
politique, a souvent plus de pouvoir et gagne plus d’argent que le
producteur de nourriture ou le fabricant de machines, il me semble que
paradoxalement chacun est de plus en plus isolé, que l’échange
véritable par une vraie parole est de plus en plus rare, qu’en quelque
sorte cette parole est perdue, mais que la Franc-maçonnerie en est une
des dépositaires dans sa Tradition initiatique, et que le chemin
initiatique qu’elle propose est aussi un acheminement vers la parole6,
vers cette capacité d’échange en profondeur qui manque à notre
société occidentale post-industrielle.
Sans doute convient-il d’approfondir ici ce que l’on entend par la
parole, et en particulier la Parole initiatique à laquelle nous entraîne la
Franc-maçonnerie quand elle ouvre ses travaux sur le Livre de la Loi
sacrée au prologue de l’Evangile de Saint Jean : « Dans le principe était
la Parole… 7» La parole, ce n’est bien entendu pas seulement une voix,
aussi caressante soit-elle. Certes la voix, comme d’ailleurs l’ensemble
du corps et de la gestuelle, est essentielle à l’expression de la parole,
mais la voix seule, sans parole à exprimer est un leurre ou un piège.
« La voix sans la Parole verse dans la jouissance mortifère, la Parole
sans la voix reste lettre morte »8. La parole ce n’est pas non plus le
mot, outil de séduction de la rumeur qui monte de notre civilisation
l’Etre…et cette multiplicité indéfinie des degrés de l’Existence implique
corrélativement, pour un être quelconque envisagé dans sa totalité, une multiplicité
pareillement indéfinie d’états possibles » Le symbolisme de la Croix, René
GUENON, Guy Trédaniel
P.21,La multiplicité des états de l’être
5
Les étapes suivantes concernant la Connaissance, l’Amour et l’Action.
6
La Franc-maçonnerie, un acheminement vers la Parole, PVI n°122
7 Une rétroversion en Hébreu du début du prologue de l’évangile de Jean pourrait
être : …
, Bereshit heyeh hadavar,
Le parallèle avec le début de la Torah est saisissant…
8
« La voix sans la Loi verse dans la jouissance mortifère, la Loi sans la voix reste
lettre morte » Les trois temps de la voix, J.M. VIVES, Synapse, Février 2000, N° 163
2
moderne, mot choisi pour perdre la foule dans ses faux-sens ou doubles
sens, répété à l’envie par les média, puis par la foule elle même qui ne
se rend pas compte que le mot ne décrit pas la réalité, mais au mieux le
caricature, et au pire la travestit : Mondialisation, Malbouffe, France
d’en bas… La parole, ce n’est pas non plus uniquement l’idée qu’il faut
chercher derrière le mot, cette idée qui dans le bouillonnement de vie
et de conscience qu’est l’être humain n’est pas toujours rationnelle,
mais bien souvent proche du lieu virtuel de notre ressenti et de nos
sentiments que nous appelons notre cœur, avec toute sa charge
d’intuition, de conscient et d’inconscient, fruits de notre histoire
personnelle.
L’essence d’une vraie parole, faite de voix, de gestes, de mots,
d’idée, d’image, c’est qu’elle touche l’être au plus profond de sa
globalité et de son individualité, en même temps qu’au plus haut de sa
perception de la transcendance, et qu’elle y est comprise dans sa
globalité, parce qu’elle aussi est issue à la fois du plus profond et du
plus élevé de l’être.
Pour nous acheminer vers cette vraie parole, quoi de plus efficace,
de plus évident, que de commencer par éradiquer le bruit, l’échange
imparfait de la parole profane ? Comme on taille une vigne ou un arbre
fruitier, la franc-maçonnerie commence donc par ôter la parole à
l’apprenti qu’elle initie. En l’appelant à se dépouiller de ses métaux,
« tout ce qui brille d’un éclat trompeur », on imagine bien qu’elle lui
demande de se dépouiller, parmi les fausses valeurs de la société
profane, de ce bruit des mots infondés et trompeurs du verbiage
moderne, pour accepter, en suivant le fil à plomb, de retrouver au fond
de lui-même ce qu’il est vraiment, la pierre cachée de
V I T R I O L , en même temps que « la petite étincelle » 9 qui
l’appelle à la transcendance. C’est de ce lieu, et de ce lieu seulement,
que pourra être issue une vraie parole, une parole initiatique.
« Je ne sais ni lire ni écrire, je ne sais qu’épeler, donnez-moi la
première lettre je vous donnerai la suivante. » C’est toute la
justification de l’écoute à laquelle se forme l’apprenti par son silence
d’abord forcé puis intimement apprécié, écoute qui formera la base
première sur laquelle le Franc-maçon fondera sa parole. Chaque Frère
apporte à son frère les éléments de progression nécessaires à la
poursuite de son chemin, ne lui apportant la lettre suivante que lorsque
9
« Parfois je dis que c’est une lumière de l’esprit, parfois je dis que c’est une
petite étincelle… » Traités et Sermons, Maître ECKHART, Sermon : Il est dans l’âme
un château fort Traduction A de Libera GF Flammarion
3
la précédente est assimilée. Encore ne faut-il pas se tromper : la lettre
dont il s’agit n’est pas le savoir que l’on va jauger chez son Frère
comme un maître d’école, mais bien la question, ou le niveau de
questionnement auquel en arrive son Frère dans son cheminement, et
pour lequel on saura proposer une piste, ou la question suivante. C’est
le questionnement en quête de la parole et de l’être qui est un présent
du rayon de lumière. Là encore, cet apprentissage de l’écoute est
essentiel pour la parole. Si la parole initiatique doit être issue du plus
profond de l’être, elle doit aussi s’adresser là où l’autre peut
l’entendre, et pour cela quelles qualités d’écoute, de perception et de
tolérance ne faut-il pas développer !
Enfin la franc-maçonnerie propose à ceux qu’elle initie un mode
d’expression chargé d’harmoniques, qui permet à la parole de porter
des significations riches et profondes : le symbole. Outre que le
symbole, si l’on se réfère à sa signification dans la Grèce antique,
permet de reconstituer le lien cassé puis reconstitué entre le monde
d’en haut et celui d’en bas, il permet aussi d’établir un contact total
entre deux êtres qui communiquent non pas par les concepts et les
raisonnements intellectuels, mais à travers les symboles, et qui donc
mettent en relation d’un coup la totalité d’eux-mêmes, du plus profond
au plus élevé : le courant passe d’un coup, sur la totalité de la gamme
des harmoniques.
On pourrait approfondir ainsi au deuxième puis au troisième degré
les étapes suivantes de ce cheminement, mais ce n’en est pas ici le
lieu10. On verrait cependant qu’en final, l’aboutissement de ce
cheminement vers la vraie Parole, sur lequel la Franc-Maçonnerie
symbolique a conduit l’initié, n’est pas une fin, mais le vrai
commencement, la perception que même le mot de Maître que nous
avons reçu n’est pas le vrai mot, mais un mot substitué, et que la parole
est perdue. La Parole perdue, dans toutes les civilisations et tous les
siècles, a été le symbole de cet age perdu, heureux et légendaire, où
l’homme vivait au milieu des Dieux, où il comprenait le langage des
Dieux et le sens de l’Univers11. La Parole perdue c’est en fait le symbole
10
On pourra se reporter à l’article cité précédemment : La Franc-maçonnerie, un
acheminement vers la Parole, PVI n°122
11
« On sait que, dans presque toutes les traditions, il est fait allusion à une chose
perdue ou disparue, qui quelque soient les façons diverses dont elle est symbolisée,
a toujours la même signification au fond… » Parole perdue et mots substitués, René
GUENON, publié dans ETUDES TRADITIONNELLES en 1948, Etudes sur la Francmaçonnerie et le compagnonnage, Editions Traditionnelles,P.26
4
du lien coupé avec la transcendance, avec la perception de ce qui nous
dépasse, de ce qui dépasse la vision matérielle des choses, à la fois en
l’Homme et dans l’Univers. La Parole perdue c’est ce lien avec la
Transcendance dont nous avons la nostalgie parce que nous pensons
l’avoir eu, et l’avoir perdu. Il s’agit donc là pour le Maître de la
perception que la quête de l’être, de son être, dans laquelle il est
engagé, n’a de sens que dans la quête de l’unité de l’Être dont il est le
reflet, dans la quête de cette Vérité qui le dépasse, et qui bien sûr
s’éloignera au fur et à mesure qu’il avancera.
C’est ainsi que cette parole de l’initié, qui est une parole
profondément individuelle puisqu’elle parle du plus profond, du plus
élevé et du plus secret de l’un pour être entendue par le plus profond,
le plus élevé et le plus secret de l’autre, en arrivera à dépasser le plan
individuel de chacun pour atteindre le plan universel qui les unit, et qui
les unit à l’unité de l’Être, quel que soit le nom qu’on lui donne, Dieu
ou Al Waled ou le G A D L U , l’Un qui a son reflet immanent au
plus profond de nous : « Son fond est mon fond » nous dit encore Maître
Eckhart. C’est en cela que cette parole est alors universelle.
« Ce dont il s’agit dans tout cela… c’est avant tout la perte de
l’état primordial, et c’est aussi, par une conséquence directe, celle de
la Tradition correspondante, car la Tradition ne fait qu’un avec la
connaissance même qui est essentiellement impliquée avec la
Connaissance de cet état » 12. Ainsi, cette parole qui circule entre
Frères transmet, doit transmettre la Tradition. On pourrait presque
dire que cette parole est la Tradition. Car le mot même « tradition »
vient du latin tradere, transmettre, échanger. Quand on dit que la
Maçonnerie est de tradition orale, c’est cela qu’on dit.
Certes la transmission orale des bâtisseurs du Moyen-âge auquel
nous nous référons était naturellement due aux conditions de l’époque :
« Sans l’invention de l’imprimerie, l’architecture serait encore restée
ésotérique, car en l’absence de textes imprimés accessibles à tous, la
transmission des principes et des procédés par ‘initiation’
professionnelle était non pas le résultat d’un amour inexplicable ou
puéril de l’occulte, mais une nécessité…»13 En outre on imagine bien
que le « Je ne sais ni lire ni écrire... » de l’apprenti n’était pas
seulement symbolique à cette époque. Certes l’absence de manuscrits
12
Parole perdue et mots substitués, René GUENON, publié dans ETUDES
TRADITIONNELLES en 1948, Etudes sur la Franc-maçonnerie et le compagnonnage,
Editions Traditionnelles,P.26
13
Le Nombre d’Or, Matila GHYKA, NRF
5
est due aussi à leur serment, que nous avons repris, de ne graver ni
tracer ni sculpter, suivant en cela des Traditions anciennes, celtiques ou
Pythagoriciennes. Elle est certes due aussi à la nécessité de garder l’Art
Royal à l’écart du bûcher des inquisitions qui condamnèrent aussi bien
les détenteurs de savoirs que les mystiques de la Connaissance, et pour
éviter de disséminer, de galvauder, ce savoir-faire qui restait la
profonde valorisation et le moyen d’existence des Compagnons. Mais la
Franc-maçonnerie est une tradition orale pour une raison plus
essentielle, qu’exprime bien l’expression italienne Traduttore
Traditore : Traducteur traître, transmetteur traître. Car celui qui reçoit
la Tradition dans une vraie Parole qui lui est adressée la digère et
l’élabore en lui même, en fait l’expérience avant de la retransmettre à
un autre, au moment et dans la forme qui convient à l’autre, en
fonction de la lettre à laquelle l’autre en est si l’on peut dire.
C’est ce travail de transmission, ou plutôt de réception,
d’élaboration intérieure puis de don au bon moment, un mois, un an,
dix ans plus tard, au Frère qui en a besoin au moment où il en a besoin,
comme l’oiseau donne la becquée ou le Pélican donne son sang, qui fait
que la Tradition est vivante. C’est ce qui lui donne sa force, et qui
impose qu’elle soit orale, comme la transmission médiévale du métier
de Maçon se faisait de Maître à apprenti. C’est d’ailleurs à mon sens la
vraie définition du Maître Maçon : on n’est pas Maître seulement parce
que l’on a la maîtrise, au sens de savoir se maîtriser, on est Maître pour
avoir des apprentis, parce que l’on a la charge de transmettre ce que
l’on a reçu. Et quand il nous a été dit dans un moment très émouvant :
« C’est ainsi que tous les Maîtres Maçons, affranchis d’une mort
symbolique, viennent se réunir avec les anciens Compagnons de leurs
travaux et que, tous ensemble, les vivants et les morts, assurent la
pérennité de l’œuvre », c’est bien de l’œuvre de la transmission dont il
s’agissait. Cette œuvre à pérenniser c’est la Tradition. « Tradition et
transmission peuvent être regardées, sans aucun abus de langage,
comme presque synonymes ou équivalentes, ou tout au moins la
Tradition, sous quelque rapport qu’on l’envisage, constitue ce qu’on
pourrait appeler la transmission par excellence.»14
C’est ce travail de transmission, cette perpétuelle vitalité de la
Tradition qui fait qu’il ne peut pas y avoir de Corpus doctrinal définitif
de la Tradition. Ce serait d’ailleurs comme un paradoxe de sophiste
pour une Tradition qui enseigne qu’il n’y a pas de limites à la recherche
14
Aperçus sur l’initiation, René GUENON
6
P.64, Tradition et transmission
de la Vérité ! La notion de Landmark qu’on nous oppose quelquefois
comme référence intangible, on pourrait la comprendre, en suivant
d’ailleurs son étymologie anglaise, comme la borne qu’installe le
propriétaire pour protéger son territoire. Mais ces bornes, nos paysans
Français ont bien l’habitude d’essayer de les déplacer subrepticement
d’un coup de tracteur !
C’est aussi pourquoi il ne peut pas y avoir de vade-mecum écrit
définitif de la Tradition. Non pas parce qu’il n’y aurait pas de piliers
solides fondant la Tradition, mais parce que Tradition suppose dialogue
entre maître et apprenti, transmission et recherche à la fois individuelle
et collective, car c’est bien la Loge qui est notre maître, mais toute
parole porteuse de sens doit être élaborée individuellement par celui
qui l’émet, et être perçue individuellement par celui qui la reçoit, par
le fait même qu’elle utilise le symbole comme support de signification,
et qu’elle ne peut être perçue que si elle est reçue au bon moment. Ce
dialogue nous le retrouvons dans ce que nous appelons des catéchismes,
constitués de question et réponses, bien que le mot de catéchisme soit
mal choisi par ce qu’il représente de dogmatisme figé, alors que tous
les historiens, ou simples maçons soucieux de leurs sources, constatent
bien une évolution entre les différents manuscrits maçonniques au fil
des siècles15.
Un exemple typique de cette Tradition en mouvement se retrouve
déjà au cœur du premier point des constitutions d’Anderson,
concernant Dieu et la Religion : « Mais quoique dans les temps anciens
les Maçons fussent obligés dans chaque pays d’être de la religion de ce
pays ou nation, il a été considéré plus commode de les astreindre
seulement à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord,
laissant à chacun ses propres opinions… »16 . Force est de constater
qu’au cœur même du document que certains érigent comme un des
piliers de landmarks intangibles se trouve l’exemple même d’une
Tradition vivante en flagrant délit de modification.
Mais une Tradition vivante ne veut pas dire un laxisme devant la
mode de la modernité. Nous risquerions de payer le prix fort à
abandonner par manque de discernement les éléments essentiels qui
nous rattachent à notre Tradition, à notre questionnement en quête de
l’Être. « Ce que nous sommes, nous le sommes dans et par l’histoire.
Ce que nous sommes n’est pas seulement sorti du temps présent, mais
15
Une source indispensable : La Franc-maçonnerie : documents fondateurs, cahiers
de l’Herne, n°62
16
Constitutions d’Anderson, Traduction et notes de Daniel LIGOU, EDIMAT
7
c’est essentiellement un héritage culturel, le résultat du travail de
toutes les générations antérieures… Notre permanence spirituelle est
ancrée dans notre continuité historique. »17 Le vœu de la Loge La
Fraternité progressive, le rapport du pasteur Desmons et la décision du
convent de 187718 ont par exemple initié un mouvement profond dans
l’histoire du Grand Orient de France, ce qui cent cinquante ans plus
tard donne encore à la Maçonnerie Française de XXIème siècle un visage
bien différent de celle du XVIIIème siècle. On pourrait en un autre
exemple, exotérique celui-là, se demander, sans porter de jugement, si
l’Eglise Catholique ne paie pas aujourd’hui de telles erreurs, comme
d’avoir institué la messe face au peuple pour satisfaire à l’esprit de
communication de l’époque, rompant ainsi avec la signification
profonde de l’espace sacré orienté de l’Occident vers l’Orient, qui
inscrivait la messe dans une lignée de Tradition très ancienne, traduite
par l’architecture et l’orientation des lieux de culte. Nombre de nos
contemporains, qui ont pourtant largement abandonné la pratique
Catholique, expriment encore le besoin de se rattacher à une tradition
primordiale qu’ils ne savent, hélas, plus très bien où chercher.
Comme l’admet René Guénon lui-même, dont l’œuvre doit bien
comporter plusieurs milliers de fois le mot tradition, les traditions
vivent, déclinent et meurent. « Toutefois, nous ne voulons point dire
que la Maçonnerie doive s’enfermer dans un formalisme étroit, que le
rituélisme doive être quelque chose d’absolument immuable, auquel
on ne puisse rien ajouter ni retrancher sans se rendre coupable d’une
sorte de sacrilège ; ce serait faire preuve d’un dogmatisme qui est tout
à fait étranger et même contraire à l’esprit maçonnique. La Tradition
n’est nullement exclusive de l’évolution et du progrès ; les rituels
peuvent et doivent donc se modifier toutes les fois que cela est
nécessaire, pour s’adapter aux conditions variables de temps et de
lieu, mais, bien entendu, dans la mesure seulement où les
modifications ne touchent à aucun point essentiel. »19 Ce qui est
essentiel c’est qu’elles se rattachent toutes au fond de Tradition
primordiale que l’Homme s’est transmis d’age en age en répondant aux
mêmes questions du sens de la vie que se sont posées toutes les
générations et tous les peuples : « Vint la nuit où al-Haris, en proie au
trouble, ne put dormir. Debout à sa fenêtre il contemplait le
17
L’ordre maçonnique, Henri TORT-NOUGUES, Guy Trédaniel
P.98-109
Histoire de la Franc-maçonnerie au XIXème siècle, André COMBES, Editions du
Rocher
Tome II, P.140-143
19
L’orthodoxie maçonnique, René GUENON, La Gnose n°6, Avril 1910
18
8
firmament. Quelle merveille, se disait-il, que tous ces corps célestes
semés dans l’infini ! Qui a créé ce monde mystérieux et admirable ? Qui
dirige les étoiles dans leur cheminement ? Quel fil relie les lointaines
planètes aux nôtres ? Qui suis-je et que fais-je sur cette terre ? »20
Même si la science a depuis répondu à nombre de ces questions,
l’astrophysicien ou le mathématicien le plus chevronné ne peut
s’empêcher de se poser encore cette dernière question, et bien d’autres
non résolues.
« …Tradition contenue dans les Livres sacrés de tous les peuples,
Tradition qui en réalité est partout la même, malgré les formes
diverses qu’elle revêt pour s’adapter à chaque race et à chaque
époque »21. Cette citation est issue elle aussi de La Gnose, et ce n’est
pas un hasard, car René Guénon inscrit sa vision de la Tradition
maçonnique dans le cadre de cette Tradition gnostique de la
Connaissance de l’univers, transmission non pas de savoirs, mais d’une
Connaissance « intuitive et immédiate, s’opposant en cela à la
connaissance discursive et médiate de l’ordre rationnel…Elle est à la
fois le moyen de la Connaissance et la Connaissance elle-même, et en
elle, le sujet et l’objet sont unifiés et identifiés.22» Nous ne nous
transmettons pas des savoirs, qui pourraient faire l’objet d’éditions
définitives, mais consacreraient la mort de notre Tradition, nous nous
transmettons notre expérience de rencontre entre ce qui est en bas et
ce qui est en haut, expérience éveillée par la Parole que nous a apporté
au bon moment l’un de nos Maîtres, c’est à dire l’un de nos Frères.
Et c’est ainsi que l’on peut avancer que la Tradition réside dans
une Parole qui n’est ni pour hier, ni pour demain, mais bien dans une
Parole vivante aujourd’hui. Nous ne cherchons pas à parler au futur,
nous ne cherchons pas une quelconque modernité, nous cherchons à
comprendre notre Frère tel qu’il est ici et maintenant, pour pouvoir lui
transmettre la partie de notre expérience initiatique qui lui sera utile
ici et maintenant. C’est donc par une Parole vivante, actuelle, que se
transmet la Tradition, et c’est ainsi qu’elle prépare l’avenir, car
demain, le Frère qui l’a reçue aujourd’hui pourra alors la transmettre à
son tour dans le langage de demain. C’est ainsi que la Parole est
initiatique, et c’est ainsi que la Tradition est vivante. Et c’est pour cela
que notre rituel d’installation du Collège des officiers, qui utilise deux
20
La voix de l’éternelle sagesse, Khalil GIBRAN, Edition DANGLES
P.22
La Gnose et les écoles spiritualistes, René GUENON, La Gnose n°2, Décembre
1919
22
La crise du monde moderne, René GUENON, NRF
21
9
fois le mot de Tradition, l’accole toujours à la vie : «Puissent nos
Traditions vénérables demeurer vivantes en vous. » pour le Frère
Orateur, et « Vous engagez-vous par serment à faire vivre notre
Tradition dans les travaux de la Loge, et à défendre ainsi sa
pérennité ? » pour le Frère Expert.
C’est peut-être ainsi aussi, pour redescendre sur terre, que nous
pourrons le mieux accompagner nos jeunes Frères apprentis,
compagnons et jeunes maîtres. Ce n’est pas en publiant des vademecum du premier ou du deuxième surveillant, ou même un guide du
parrain que nous règlerons le problème des nouveaux initiés en proie au
doute, à la déception, et à la tentation de nous quitter. C’est chacun
d’entre nous, Frères maîtres, qui doit faire l’effort de parler avec ses
Jeunes Frères, d’aller s’asseoir aux agapes avec eux, de les écouter
pour comprendre à quelle lettre, à quel questionnement ils en sont dans
leur cheminement initiatique, et leur donner la lettre suivante dans une
vraie Parole chargée d’expérience et de Tradition. C’est ainsi que nous
préparerons la Maçonnerie de demain, et c’est ainsi que nous
contribueront à la pérennité de l’œuvre, car « le maître qui marche à
l’ombre du Temple, parmi ses disciples, ne donne pas de sa sagesse
mais plutôt de sa foi et de son amour. S’il est vraiment sage, il ne vous
invite pas à entrer dans la maison de sa sagesse, mais vous conduit
plutôt au seuil de votre propre esprit.»23
23
Le Prophète, Khalil Gibran, CASTERMAN
10
P.56, Parlez-nous de l’enseignement

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