Les gardiens de la langue en Suisse

Transcription

Les gardiens de la langue en Suisse
àla
une
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Cet article est paru dans
Le Monde diplomatique
de décembre 2010.
Internet.
Association suisse des
journalistes de langue
française,
www.francophonie.ch
Fondation et association
Défense du français,
www.defensedu
francais.ch
Observateur des
langues au sein des
organisations
internationales,
www.francophonu.org
en anglais. Tel organisme s’affiche
comme The French Institute of International Relations, tel autre se baptise Paris
School of Economics. Dans l’actualité de
l’enseignement en histoire économique, on
trouve par exemple ce message adressé à
une universitaire de Paris-VII: «Chers collègues, nous sommes en train de finir de déposer la Full Proposal de notre demande de
création de réseau COST European monetary unification, from Antiquity to modern
times (EMU)»... On portraiture les défenseurs du français en victimes du syndrome
de Fachoda6, mais, à la lecture de ces lignes,
de quel côté se trouve la caricature?
L’anglais envahit aussi la vie quotidienne. Les grandes surfaces l’affichent. Carrefour s’est subdivisé en Carrefour Market,
City, Discount; une filiale d’Auchan est devenue Simply Market. Dans l’industrie, Renault Poids lourds a cédé devant Renault
Trucks, la filiale de distribution s’intitule
Renault Retail Group, les «briefings» internes se tiennent en english. Les petites et
moyennes entreprises n’échappent pas au
mouvement, au point de susciter la constitution d’un Collectif intersyndical pour
le droit de travailler en français en France.
Dans le petit commerce, les enseignes affichent Cash Converters, City Plantes, Urban Souvenirs et autres New Shop. A voir la
profusion des magasins en -land, City- et center, on saisit vite que l’imagination n’y
gagne pas toujours.
Les services publics – ou ce qu’il en
reste – sont-ils préservés? La Poste affirme:
«I Love L.A.» pour promouvoir son Livret A,
la SNCF propose ses billets «TGV-Family»,
France Télécom invente le «Time to move».
Nos enfants ne sont pas oubliés: le «drive»
les conduit aujourd’hui à l’aire de jeux et
bientôt au «game space».
DANS L’UNION EUROPÉENNE
L’Union européenne (UE) chapeaute le
mouvement. Parmi les vingt-trois langues
officielles, le français, l’anglais et l’allemand
sont reconnus comme langues de travail
(règlement du 6 octobre 1958). On observe
toutefois, depuis une douzaine d’années,
une régression de l’emploi du français et
de l’allemand. Eurostat, service des statistiques de la Commission européenne, diffuse ainsi, depuis avril 2008, sa publication
Statistiques en bref uniquement en anglais.
Comme le remarque George Parker, du Financial Times, «on a de plus en plus l’impression de vivre, à Bruxelles, dans un dominion de la Couronne». Une conférence
intitulée «Adequate information management in Europe: The EU and the challenge
of communication» «présente la particularité d’être monolingue. Anglophone, devrais-je dire (...) Il va sans dire que personne n’est choqué au sein de la Commission
par cet unilinguisme arrogant.»7
Comme beaucoup de personnalités européennes, Mme Anna Maria Campogrande,
présidente d’Athéna et fonctionnaire à la
Commission européenne, s’interroge: «Qui
peut faire quelque chose contre cet incompréhensible et avilissant sabordage de la
langue française par les Français eux-mêmes?...» A quoi l’un de ses collègues répond: «Non, les Français ne sabordent pas
la langue française: ce sont les Européens
qui se sabordent en sacrifiant tout (langue,
argent, zones d’influence) au profit des
Américains.»8 Ces évolutions se produisent
alors que le douteux débat sur l’identité
nationale a confirmé que, pour beaucoup
de Français, l’élément déterminant de celleci n’est autre que leur langue.
LA LANGUE DU LIBÉRALISME
Le parti pris de l’anglais est directement lié à la quête des affaires. En effet, les
chevaliers de l’industrie et du commerce
international ont besoin d’une langue de
communication qui facilite les échanges.
Ils adoptent logiquement celle que leur
impose l’impérialisme dans le contexte de
la mondialisation capitaliste. L’Europe de la
«concurrence libre et non faussée» construit méthodiquement l’outil du tout-libéralisme afin de parvenir au dépassement
des nations dont la langue est le symbole.
On notera, à ce propos, les attaques gouvernementales contre tout ce qui ne concourt pas à la formation du profit et est
donc considéré essentiellement comme
une charge: les centres culturels à l’étran-
ger, l’étude des langues orientales, des langues anciennes, etc.
Les catégories populaires et les personnes âgées comptent parmi les premières
victimes de cette politique. Les voici tenues
de s’adapter dans leur vie de tous les jours,
sans avoir forcément les moyens de suivre
ni d’assimiler les déformations de la langue, qui leur devient peu à peu étrangère.
Enracinées dans le monde du travail, des
forces nouvelles se mobilisent et la résistance linguistique, associée à la résistance
sociale, prend forme9. Au-delà de l’enjeu
national, c’est l’ensemble des langues de
la planète, y compris l’anglais lui-même,
qui se voient dépouillées au profit de cet
idiome bâtard qu’est l’anglo-américain.
En 1898, alors que les puissances européennes se disputent les derniers territoires disponibles en Afrique, une
expédition militaire française voit surgir une armée anglo-égyptienne de 20 000 hommes à Fachoda (Soudan).
Le rapport de forces obligera les Français à céder, mais
cette confrontation provoquera une hystérie nationaliste à Londres et à Paris.
6
7
http://blogs.ft.com/brusselsblog
8
Lire l’échange sur www.defenselanguefrancaise.org
Un large collectif a été constitué: Alliance Champlain,
Association Francophonie Avenir (Afrav), Association
pour la sauvegarde et l’expansion de la langue française
(Asselaf), Avenir de la langue française (ALF), Cercle littéraire des écrivains cheminots (CLEC), Collectif unitaire
républicain pour la résistance, l’initiative et l’émancipation linguistique (Courriel), Défense de la langue française Paris-Ile-de-France (DLF Paris-IDF), Forum francophone international France (FFI France), Le droit de
comprendre (DDC).
9
Illustrations.
A gauche: «collenote»
(post-it) de l’association
Défense du français,
destiné à la guérilla
urbaine contre les
anglicismes.
A droite: une des fiches
«Défense du français»,
qui traquent les
anglicismes et les
mauvais usages de la
langue française.
Les gardiens de la langue en Suisse
MATHIEU LOEWER
ous sommes en 2011 après Jésus-Christ; tous les pays francophones font face à l’invasion de l’anglais. Tous? Oui... Mais
d’irréductibles défenseurs du français résistent encore et toujours
à l’envahisseur. En Helvétie, l’Association suisse des journalistes
de langue française (ASJLF) a créé la Fondation Défense du français. Laquelle s’est à son tour dotée d’une association, forte d’un
millier de membres, qui lutte contre l’«hégémonie de l’anglais» et
l’«envahissement accéléré des anglo-américanismes dans tous
les domaines de la vie quotidienne».
Le vocabulaire est guerrier. Seule langue avec l’anglais parlée
sur les cinq continents et seconde langue étrangère la plus enseignée dans le monde, le français serait en danger. Vraiment? «Le
constat n’est pas très rose, mais pas trop noir non plus», tempère
Daniel Favre, président de l’ASJLF et secrétaire général de la Fondation Défense du français. S’il n’est pas question de céder au catastrophisme, impossible en revanche de nier l’évidence: l’anglais
s’immisce partout. Dans la publicité, le commerce, le sport, la finance, l’informatique, les télécommunications, les médias, la culture, les administrations, l’université, la recherche, etc. En Suisse,
où le français n’est plus obligatoirement enseigné dans plusieurs
cantons alémaniques, l’anglais est même en passe de devenir la
cinquième langue nationale.
N
PAR OÙ COMMENCER?
Résister au «tout-à-l’anglais» n’a donc rien d’un combat d’arrière-garde. La langue n’étant pas seulement un outil de communication, c’est bien la diversité culturelle que l’association défend
– loin de la vision conservatrice de la langue dont on la suspecte
parfois. «Le français a donné énormément de mots à d’autres langues et en a repris aussi beaucoup en retour. Ces échanges sont la
richesse qui fait vivre les langues. Mais la dernière étude, qui remonte à deux ans, a montré un déséquilibre total entre l’anglais et
le français: quelques dizaines de mots passent du français à l’anglais contre 10 000 dans le sens inverse», note Daniel Favre.
Pour contenir le raz-de-marée des anglo-américanismes, les
«gardiens de la langue» sont présents sur tous les fronts. Les dis-
positions de la loi fédérale sur les langues ne permettant guère de
l’endiguer, l’association intervient auprès des autorités politiques.
S’il est impensable d’instaurer en Suisse des mesures aussi contraignantes que celles de la loi 101 au Québec ou de la loi Toubon
en France, Neuchâtel et le Jura ont toutefois imposé l’usage exclusif du français dans l’administration et dans les organismes
dépendant de l’Etat. Dans le canton de Vaud, le député au Grand
Conseil Jérôme Christen a déposé une motion dans ce sens. Et à
Genève, le projet de nouvelle constitution stipule que «le français
est la langue officielle du canton», ajoutant même que «l’Etat promeut l’usage de la langue française et en assure la défense».
Si l’Etat se doit de donner l’exemple, l’école joue également
un rôle essentiel. Les défenseurs du français s’évertuent dès lors
à sensibiliser les enseignants et plaident pour que la priorité soit
donnée aux langues nationales.
CASSEURS D’ANGLICISMES
Au quotidien, l’association traque par ailleurs les atteintes à la
langue française dans l’espace public: médias, publicité, etc. Elle
invite ses membres à s’indigner de l’emploi abusif des anglicismes
par lettre ou courriel, et à entreprendre des «actions militantes»
armés de post-it – pardon, de «collenotes» (ci-dessus à gauche)!
Ainsi, en cette période de soldes, bien des commerces se verront
rappeler que «sale» est un terme... impropre. Les perles les plus désolantes sont recensées sur internet et dans le bulletin En français,
s’il vous plaît! Dans l’esprit du Grand Prix du maire de Champignac
(qui salue les fleurons d’art oratoire de nos politiciens), un Grand
Prix des Mille Zerreurs se propose aussi «de placer sous les projecteurs une offense particulièrement calamiteuse faite à la langue
de Voltaire». Première lauréate, la Radio Télévision Suisse (RTS) a
été distinguée en octobre «pour l’ensemble de son œuvre».
L’Association suisse des journalistes de langue française publie
en outre les fiches «Défense du français» (ci-dessus à droite). Usages erronés et anglicismes à la mode y sont épinglés et décortiqués
avec autant d’humour que d’érudition. Pour chaque terme anglais
inopportun, leur rédacteur propose traductions, synonymes ou
équivalents en français: souligneur de paupière pour eye-liner,
chanteur de charme pour crooner, technologie propre pour clean-
20 • LeMag rendez-vous culturel du Courrier du samedi 15 janvier 2011
tech. Reste que si «texto» a eu raison de sms en France, bien des
néologismes un rien laborieux ne sont jamais entrés dans l’usage.
«Certaines traductions par les Québécois sont quand même un
peu ridicules», concède Daniel Favre.
UNE ARME DE DOMINATION
Enfin, l’Association des journalistes de langue française vient
de nommer à Genève un observateur indépendant chargé de veiller au respect des langues de travail dans les institutions internationales telles que l’ONU. Il ne s’agit pas de remplacer l’anglais par
le français, mais de prendre en considération le rôle des langues
dans la géopolitique mondiale. La «nostalgie de l’empire» dont la
Francophonie peine à se détacher rappelle en effet que des rapports de force sont toujours en jeu.
En attendant que l’espéranto devienne la langue officielle des
échanges internationaux, mieux vaut en effet cultiver le multilinguisme que le «globish» anglo-américain. Car à langue unique,
pensée unique. Sans toutefois aller jusqu’à invoquer la «novlangue» imaginée par George Orwell dans son roman 1984, on n’hésitera pas à parler d’impérialisme culturel. Comme le soulignait
Bernard Cassen dans Le Monde diplomatique (février 2008), «à la
différence de la colonisation britannique, qui visait essentiellement les esprits des élites ‘indigènes’, l’américanisation, s’appuyant sur des marchés financiers et industriels devenus planétaires – ceux du divertissement en premier lieu –, et la volonté des
Etats-Unis de sauvegarder à tout prix leur hégémonie géostratégique ont pour cible les esprits des masses».
Lorsqu’on évoque les causes multiples (historiques, politiques,
économiques...) de l’essor de l’anglais, qui paraît inexorable aujourd’hui, la tentation est grande de jeter l’éponge ou de relativiser. Ce sont du moins les réactions observées par Daniel Favre:
«En théorie, tout le monde est convaincu du bien-fondé de notre
démarche. Mais lorsqu’il s’agit de passer à la pratique, il y a beaucoup plus de réticences, un manque d’implication. On nous répond que ce n’est pas une priorité, que ce n’est ‘pas si grave’. C’est
un combat permanent, avec des résultats souvent un peu aléatoires: il faut aimer se battre!» Sans aucun doute, car les Don Quichotte du français ont du pain sur la planche.