la responsabilite sans faute en matiere medicale en droit

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la responsabilite sans faute en matiere medicale en droit
LA RESPONSABILITE SANS FAUTE EN MATIERE
MEDICALE EN DROIT ADMINISTRATIF FRANCAIS
Maryse DEGUERGUE
Professeur à l’Université de Paris I
Panthéon-Sorbonne
En droit administratif français, le droit commun de la responsabilité
médicale est fondé sur la faute extra-contractuelle, qui a été une faute
lourde de 1935 à 1992. Les deux explications traditionnelles de
l’exigence d’une faute qualifiée tenaient à la difficulté de la pratique de
l’art médical et aux aléas qu’elle présente. Bien qu’ils perdurent, le
concept de faute lourde médicale a été abandonné dans le souci de
simplifier l’état du droit, caractérisé par un « certain encombrement
conceptuel »1, en raison de la coexistence de deux autres catégories de
fautes simples et de trois hypothèses de présomptions de fautes. Mais
dans le même temps, la responsabilité pour risque thérapeutique a fait
son apparition sous deux formes différentes, ce qui n’est pas sans
complexifier à nouveau l’état du droit. Certes, la responsabilité pour
risque, en matière médicale comme ailleurs, demeure un produit de luxe
pour une société riche qui n’accepte plus l’aléa et se présente toujours
comme un régime subsidiaire par rapport à la faute.
Toutefois son évolution est remarquable car, paradoxalement, le
juge administratif avait toujours refusé d’exercer son pouvoir normatif en
la matière, notamment à l’occasion des accidents consécutifs aux
vaccinations obligatoires, et ce, malgré les appels de la doctrine et
l’existence indéniable d’un risque créé par l’Etat au profit de la société
toute entière, bénéficiant de ces mesures de prophylaxie 2. Certainement,
le juge avait-il voulu à l’époque laisser au législateur le soin de consacrer
le risque en matière médicale, ce qu’il a fait ponctuellement en instaurant
1
2
Expression d’Hubert Legal dans ses conclusions sur CE, Ass., 10 avril 1992,
Epoux V., RFDA 1992, p. 571.
Le Conseil d’Etat, avant l’intervention du législateur, avait opté pour le régime de
la présomption de faute réfragable dans deux arrêts remarqués : CE, S., 7 mars
1958, Dejous, Rec. CE, p. 153 ; RDP 1958, p. 1087, conclusions Jouvin, qui se
prononçaient en faveur de la responsabilité sans faute pour dommage anormal, et
CE, Ass., 13 juillet 1962, Ministre de la Santé c/ Lastrajoli, Rec. CE, p. 507.
274
des régimes législatifs de responsabilité sans faute. Mais, par un effet
d’entraînement, le juge administratif a ensuite accepté d’appliquer au
domaine médical certaines hypothèses de risques qu’il avait consacrées
dans d’autres matières et qui étaient transposables par analogie à la
matière médicale. Aussi, les régimes de responsabilité sans faute se sontils progressivement diversifiés dans un domaine qui était à l’origine
totalement imperméable au risque.
Puis vint l’affaire du sang contaminé et son cortège de
traumatismes, qui a accrédité auprès du juge l’idée qu’il pouvait de luimême, dans un souci de meilleure protection des victimes, consacrer
certaines hypothèses de risques. Ce sont d’ailleurs les juges d’appel qui
ont les premiers innové sur ce point, en reconnaissant l’aléa que présente
une thérapeutique nouvelle. Paradoxalement encore, ce n’est pas dans
l’affaire du sang contaminé que le Conseil d’Etat français a consacré le
risque thérapeutique mais dans un arrêt rendu le même jour à propos d’un
accident relatif à un acte d’investigation courant, une artériographie. Dès
lors, il n’existe pas un, mais deux régimes de responsabilité sans faute en
matière médicale consacrés de manière prétorienne par les juges
administratifs. Or, ces régimes conservent tout leur intérêt, même après le
vote de la loi du 4 mars 2002 3, puisque la procédure d’indemnisation des
accidents médicaux que celle-ci prévoit n’est pas exclusive de la saisine
du juge compétent et de l’application du droit commun jurisprudentiel.
Après la diversification progressive des régimes de responsabilité
sans faute, on assiste donc à une complexification croissante des régimes
du risque, alors même que le juge a cherché à simplifier les régimes de la
faute dans le domaine de la responsabilité médicale.
I- La diversification progressive des régimes de responsabilité
sans faute
Cette diversification peut se constater suite à la conjonction de
deux phénomènes : d’une part, l’adoption de régimes législatifs de
responsabilité qui consacrent des cas de responsabilité sans faute, dont
3
Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du
système de soins, JORF 5 mars 2002, p. 4118.
275
certains changent la nature de la responsabilité en une garantie des
dommages ; d’autre part, la transposition par le juge, à la matière
médicale, de certains risques, éprouvés dans d’autres domaines, qui ne
sont pas spécifiques à la thérapeutique.
A- L’adoption de régimes législatifs de responsabilité
conduisant à la garantie des dommages
Quatre lois consacrent la responsabilité sans faute en matière
médicale et préfigurent l’idée de garantie des dommages :
- la première concerne l’indemnisation des dommages causés aux
donneurs de sang qui sont assimilés en fait à des collaborateurs
occasionnels et bénévoles du service public de fourniture du sang assuré
par les centres de transfusion sanguine 4.
- la deuxième concerne l’indemnisation des accidents consécutifs à
des vaccinations obligatoires : l’Etat en est responsable de plein droit,
que la vaccination ait eu lieu dans un centre agréé ou dans un cabinet
médical privé 5. Toutefois, le juge a refusé d’étendre ce régime,
particulièrement favorable aux victimes, aux accidents consécutifs à des
vaccinations simplement recommandées, mais non obligatoires 6.
- la troisième loi est connue sous le nom de son initiateur, le
sénateur Huriet, et protège les personnes qui se prêtent à des recherches
biomédicales. Toutefois, le régime de la responsabilité sans faute est
réservé aux personnes qui ne trouvent aucun intérêt thérapeutique dans
l’expérimentation, car elles sont, là encore, considérées comme des
collaborateurs occasionnels et bénévoles du service public de la
recherche médicale 7.
4
5
6
7
Loi du 2 août 1961 modifiée par la loi du 4 janvier 1993. Régime législatif
appliqué par exemple dans CAA Nantes, 11 juin 1992, Delhommeau, Rec. CE, p.
539 concernant un donneur de sang qui a éprouvé des sensations douloureuses et
un grand état de fatigue, dont il a gardé des séquelles, à la suite d’une prise de
sang.
Loi du 1er juillet 1964 modifiée par la loi du 26 mai 1975.
CE, 28 janvier 1983, Dlle Amblard, Rec. CE, p. 32.
Loi du 20 décembre 1988 qui prévoit par ailleurs un système de présomption de
faute en faveur des personnes pour lesquelles l’expérimentation présente une
finalité thérapeutique. Voir Arnaud de Lajartre, La responsabilité hospitalière
relative aux premières médicales, AJDA 1997, p. 562.
276
- enfin, la quatrième loi concrétise réellement l’évolution de la
responsabilité vers la garantie : en effet, la création du fonds
d’indemnisation pour les victimes de la contamination par le virus du
SIDA suite à une transfusion sanguine obéit à l’impératif moral de
réparation de dommages particulièrement insoutenables, quel que soit le
fait générateur de ceux-ci, que la loi ne mentionne pas 8. Le lien de
causalité entre la transfusion et la contamination ne pouvant être
démontré avec certitude, l’indemnisation apparaît en réalité fondée sur
une présomption de causalité, caractéristique des préjudices de
contamination. Ce mécanisme de garantie n’est d’ailleurs pas exclusif du
système classique de la responsabilité, puisque le juge administratif a
estimé qu’une demande d’indemnisation adressée au Fonds n’empêchait
pas une victime d’intenter une action en justice devant le juge compétent
en application des règles du droit commun pour obtenir la réparation
intégrale de ses préjudices 9.
Or, dans cette hypothèse, le droit jurisprudentiel, peu à peu réceptif
à la responsabilité sans faute en matière médicale grâce à la transposition
de certains risques consacrés dans d’autres domaines de l’action
administrative, a pris le relais du régime législatif de responsabilité en
reconnaissant les risques, au sens de dangers, que présente la fourniture
de produits sanguins par les centres de transfusion sanguine.
B- La transposition par le juge de certains risques au domaine
médical
Le juge administratif a transposé successivement le risque
professionnel, le risque spécial encouru par les tiers et le risque –danger
dans le droit de la responsabilité médicale, pendant longtemps largement
dominé par le régime de la faute. Cette progression de la responsabilité
pour risque ne s’est pas produite sans un élargissement considérable du
cercle des victimes bénéficiaires de ce régime protecteur, celles-ci
pouvant être de véritables usagers du service public hospitalier et non
plus des tiers par rapport à celui-ci.
8
9
Fonds créé par l’article 47 de la loi du 31 décembre 1991.
CE, avis, 15 octobre 1993, Consorts Jézéquel et Vallée, Rec. CE, p. 280 ; confirmé
par CE, 24 mars 1995, Rabotin, Rec. CE, p. 139.
277
- le risque professionnel tout d’abord a été appliqué aux
collaborateurs occasionnels et bénévoles qui prêtent, comme brancardiers
ou ambulanciers, leur concours à l’exécution du service public
hospitalier, soit sur réquisition de ce dernier, soit spontanément en cas de
nécessité 10.
- ensuite, le juge administratif a tiré parti du concept de risque de
voisinage, inauguré lors de l’explosion du fort de la Double-Couronne,
pour consacrer un risque spécial de voisinage aux alentours des
établissements recevant des malades mentaux ou des mineurs
délinquants. Si le développement des transports a entraîné l’abandon de
la condition de voisinage, la notion de risque spécial a survécu et justifié
l’application d’un régime de responsabilité sans faute aux victimes d’un
dommage qui ne peuvent pas être ainsi sacrifiées sans compensation à
l’évolution des méthodes de traitement des personnes considérées comme
étant difficiles. Par conséquent, en cas de risque spécial couru par une
personne tiers par rapport au service public, celle-ci peut obtenir
l’indemnisation de son préjudice sans démontrer de faute, dès lors que ce
risque a été créé par l’administration. Deux illustrations peuvent en être
données en matière médicale : ainsi, l’utilisation de méthodes
thérapeutiques libérales de réinsertion des malades mentaux crée un
risque spécial pour les tiers qui ne sont plus protégés par l’enfermement
traditionnel des personnes aliénées 11. De la même façon, le risque spécial
auquel a été exposé le mari d’une infirmière, contaminée elle-même par
le virus du SIDA dans le cadre de ses fonctions, et qui a contaminé son
mari dans le cadre des relations conjugales, ouvre à celui-ci le bénéfice
de la responsabilité sans faute de l’administration hospitalière 12. Bien que
le juge administratif n’emploie pas l’expression, il consacre là un
véritable préjudice de contamination qui lui fait présumer le lien de
causalité entre le risque spécial et le préjudice subi 13.
10
11
12
13
CE, 13 décembre 1957, Hôpital-hospice de Vernon, Rec. CE, p. 680.
CE, S., 13 juillet 1967, Département de la Moselle, Rec. CE, p. 341 concernant
une sortie d’essai d’un malade ; CE, 13 mai 1987, Mme Piollet et Anson, Rec. CE,
p. 172 concernant un placement familial surveillé.
TA Paris, 20 décembre 1990, M. et Mme B., RFDA 1992, p. 545, concl. S.
Montchambert.
Cette présomption de causalité avait déjà pu être relevée dans la contamination du
fœtus porté par une institutrice enceinte ayant contracté la rubéole dans sa classe :
278
- enfin, la notion de risque danger, transposée au domaine médical,
explique que les centres de transfusion sanguine aient été jugés
responsables, même sans faute, des conséquences dommageables de la
mauvaise qualité des produits sanguins fournis 14. C’est en effet par
rapport au concept de produit dangereux qu’il faut expliquer cette
jurisprudence et non en recourant au risque thérapeutique, dont les
conditions d’existence, telles qu’elles ont été posées par le juge, nous le
verrons, sont beaucoup plus strictes. Il n’en demeure pas moins que les
centres de transfusion dépendant d’une personne publique engagent a
fortiori la responsabilité de l’hôpital du fait de leurs défauts
d’organisation et de fonctionnement, notamment s’il est avéré qu’ils ont
interverti des résultats d’analyses ou mal transcrit leurs résultats 15.
On voit donc que, dans un contexte de domination de la faute,
plusieurs régimes de responsabilité sans faute ont préparé le terrain à la
reconnaissance par le juge administratif de l’aléa et du risque
thérapeutiques, lorsqu’il s’est départi de sa réserve consistant à écarter
son pouvoir normatif au profit du législateur. L’audace du juge
administratif, tempérée par l’existence d’un patrimoine public qui
supporte le poids des réparations, n’a pas été partagée par le juge
judiciaire suprême qui s’est expressément refusé à faire supporter l’aléa
thérapeutique aux médecins 16, même si leur assurance professionnelle
peut les couvrir des condamnations prononcées à leur encontre.
D’ailleurs, la progression du risque en matière médicale, s’il garantit une
juste réparation aux victimes et évite de stigmatiser les comportements
fautifs, ne présente pas que des avantages, car il a pour effet de diluer les
responsabilités et d’accréditer l’idée que les médecins hospitaliers,
14
15
16
CE, Ass., 6 novembre1968, Ministre de l’Education nationale c/ Dame Saulze,
Rec. CE, p. 550.
CE, Ass., 26 mai 1995, Jouan, Pavan, Consorts N’Guyen, RFDA 1995, p. 748,
concl. Daël, arrêt qui s’aligne sur la position de la Cour de cassation qui impose
une obligation de sécurité de résultat aux centres privés de transfusion : Civ. 1ère,
12 avr. 1995, JCP 1995, II, 22467, note P . Jourdain.
TC, 14 février 2000, Ratinet, RFDA 2000, p. 1232, note Dominique Pouyaud.
Civ. 1ère 8 novembre 2000 qui décide que « la réparation des conséquences de
l’aléa thérapeutique n’entre pas dans le champ des obligations dont un médecin est
contractuellement tenu à l’égard de son patient ». Voir Pierre Sargos, L’aléa
thérapeutique devant le juge judiciaire, JCP 2000, I, 202 qui plaide pour une
intervention du législateur, ce en quoi il a été entendu.
279
comme l’administration, pourront être moins vigilants à ne pas
commettre de fautes 17. Surtout, la coexistence de deux régimes différents
de responsabilité pour aléa et risque thérapeutiques complexifie l’état du
droit et ne facilite pas sa lisibilité, que du reste la loi du 4 mars 2002 n’a
guère renforcée.
II- La complexification croissante de la responsabilité pour aléa et
risque thérapeutiques
Après avoir expliqué la distinction qu’il convient d’opérer entre les
deux hypothèses d’aléa et de risque thérapeutiques, qui justifient
d’ailleurs le recours à la notion générique d’accident dans la loi
récemment votée par le législateur, il faudra mesurer les potentialités de
développement du risque thérapeutique, illustrées par la jurisprudence
récente du Conseil d’Etat.
A- La distinction nécessaire des deux hypothèses d’aléa et de
risque thérapeutique
Un point commun à ces deux hypothèses mérite d’être souligné :
pour la première fois, le risque est appliqué, non à des tiers, mais à des
usagers du service public, auxquels s’applique normalement le régime de
la faute en tant que bénéficiaires de ses prestations et censés tirer
avantage du service. Toutefois, la différence essentielle entre ces deux
hypothèses se mesure par rapport au caractère du risque médical encouru,
lié à l’état des connaissances scientifiques à son sujet : l’aléa est le risque
inconnu, alors que le risque thérapeutique est connu.
Ainsi, le juge administratif a, dans le cas d’une thérapeutique
nouvelle dont les conséquences n’étaient pas encore entièrement
connues, considéré que son utilisation créait « un risque spécial » pour
les malades qui en étaient l’objet ; et lorsque le recours à une telle
thérapeutique ne s’impose pas pour des raisons vitales, les
« complications exceptionnelles et anormalement graves » qui en sont la
conséquence directe ont été jugées engager, même en l’absence de faute,
17
En ce sens, voir Laurence Engel, La responsabilité en crise, Hachette, 1996.
280
la responsabilité du service public hospitalier 18. La portée d’une telle
décision émanant des juges du fond, et non frappée de pourvoi en
cassation, s’inscrit à la fois dans la tradition et dans la modernité.
Tradition, parce que le risque spécial est une notion, on l’a vu, largement
utilisée au profit des tiers, même si en l’espèce on peut effectivement
considérer que ce risque était « majoré » et couru par un collaborateur
occasionnel, mais non bénévole, qui devait faire avancer la connaissance
sur ce risque 19. Modernité, car en reconnaissant le risque, le juge
empêche l’inhibition que pourrait faire naître chez les médecins un excès
de précaution vis à vis de techniques opératoires non éprouvées. Ainsi, en
ne leur imputant pas faute de prendre « des risques », le juge
administratif n’oblige pas les médecins à intégrer le fameux principe de
précaution dans la stratégie thérapeutique qu’ils proposent aux malades.
Et le fait que ces risques ne soient pas connus rend bien l’opération
aléatoire, conduisant ainsi à distinguer l’aléa du risque thérapeutique.
Ce dernier a été consacré par le désormais célèbre arrêt Bianchi,
qui pose pas moins de sept conditions à l’acceptation de la responsabilité
sans faute à l’occasion du recours à une thérapeutique courante, une
artériographie en l’occurrence, dont les risques de complications sont
bien connus : une condition relative à l’acte médical –qui doit être
nécessaire au diagnostic ou au traitement du malade- ; deux relatives au
risque –qui doit être connu mais de réalisation « exceptionnelle » ; une
relative au patient qui ne doit pas être particulièrement exposé à ce
risque ; la condition du caractère direct du lien de causalité entre l’acte
médical et les dommages est classique ; enfin, deux conditions se
rapportent au dommage qui doit être sans rapport avec l’état initial du
patient comme avec son évolution prévisible et surtout qui doit présenter
18
19
CAA Lyon, 21 décembre 1990, Consorts Gomez, Rec. CE, p. 498, concernant le
recours à l’intervention de Luqué pour réduire une déformation de la colonne
vertébrale qui a entraîné une paraplégie des membres inférieurs chez un jeune
garçon.
En ce sens, A. de Lajartre, article précité.
281
un caractère d’extrême gravité 20. Finalement ces conditions drastiques
laissaient présager des applications rares du risque thérapeutique 21.
Même si le contexte de l’aléa et du risque thérapeutique diffère,
dans les deux cas, l’engagement de la responsabilité sans faute est
conditionné par l’extrême gravité du dommage, exigence qui tend à
opérer un déplacement de la gravité de la faute vers celle du dommage, et
qui ne peut empêcher de penser que ce que le juge donne d’une main, il
n’a de cesse de le retirer de l’autre…. Néanmoins, cette jurisprudence
audacieuse, mais restrictive, a révélé des potentialités de développement
de prime abord insoupçonnées.
B- Le développement des potentialités du risque
thérapeutique
Ce sont les accidents d’anesthésie qui ont conduit le Conseil d’Etat
à élargir le champ d’application du risque thérapeutique, d’une part pour
une opération non nécessaire au traitement d’une maladie, d’autre part au
profit de personnes dont la prédisposition au risque s’est révélée après
l’intervention.
Dans la première espèce, un accident d’anesthésie est survenu lors
d’une circoncision rituelle pratiquée sur un enfant de cinq ans qui est
tombé dans un coma profond puis est décédé un an plus tard 22. Quatre
des conditions posées par la jurisprudence Bianchi étaient bien remplies :
l’anesthésie était un acte médical nécessaire pour l’opération, le risque
est bien connu et de réalisation exceptionnelle, puisque estimé à 5 cas sur
1000, rien ne prédisposait l’enfant à un accident et le dommage présentait
les caractères requis. Cependant, deux particularités de l’espèce auraient
pu s’opposer à l’engagement de la responsabilité sans faute de l’hôpital :
l’opération était de pure convenance personnelle et n’était pas destinée à
soigner une maladie ; par conséquent, l’anesthésie n’était pas nécessaire
20
21
22
CE, Ass., 9 avril 1993, Bianchi, Rec. CE, p. 127, concl. Daël.
Comme le prouve CE, 30 juillet 1997, Epoux Kress, Rec. CE, p. 308, où de graves
séquelles invalidantes n’ont pas été jugées constitutives d’un dommage d’une
extrême gravité.
CE, S., 3 novembre 1997, Hôpital Joseph Imbert d’Arles, RFDA 1998, p. 90,
concl. Valérie Pécresse.
282
pour le pronostic vital et l’accident aurait pu être évité. Pourtant, le juge
administratif a fait bénéficier du risque thérapeutique les parents de la
jeune victime. L’application du risque thérapeutique à un tel cas d’espèce
pose la question de la généralisation de la responsabilité sans faute à des
opérations dites de confort, comme celles de chirurgie esthétique, pour
lesquelles l’anesthésie est indispensable, sans être nécessaire au
diagnostic ou au traitement d’une maladie.
Deux autres espèces ont donné l’occasion au Conseil d’Etat de
préciser que la responsabilité du service public est susceptible d’être
engagée dans les conditions de la jurisprudence Bianchi du fait des
dommages causés par une anesthésie générale. Bien plus, elles présentent
l’intérêt d’expliciter la condition selon laquelle « aucune raison ne
permet de penser que le patient soit particulièrement exposé au risque ».
La prédisposition du patient au risque d’accident s’apprécie avant
l’opération lors des bilans pré-opératoires destinés à déceler
d’éventuelles contre-indications. En revanche, si, après la réalisation du
risque, des examens effectués après l’intervention révèlent que le patient
était atteint d’une affection ou d’une malformation congénitale qui
l’exposait à ce risque, ces prédispositions ne s’opposent pas à
l’application de la responsabilité sans faute, puisqu’elles n’ont pas pu être
décelées avant l’opération 23.
Cette extension permet de compléter la définition du risque
thérapeutique qui est celui qui est connu scientifiquement et de
réalisation exceptionnelle, mais qui peut se révéler à la faveur d’une
prédisposition du patient non décelée avant l’acte médical. Dans ces
conditions, il est douteux que l’exécution de celui-ci soit bien « la cause
directe de dommages sans rapport avec l’état initial du patient », comme
23
CE, 27 octobre 2000, Centre hospitalier de Seclin, AJDA 2001, p. 307, note
Maryse Deguergue, concernant un accident d’anesthésie subi par un enfant de
onze ans, opéré pour réduire une fracture de l’humérus, et décédé des suites d’une
hyperthermie maligne, risque auquel il était exposé en raison d’une affection rare
qui le minait et qui n’a été découverte qu’après l’intervention. Dans le même sens,
l’arrêt du même jour, Centre hospitalier d’Aubagne, concernant une malformation
vasculaire qui exposait la patiente à un risque de paraplégie.
283
l’exige l’arrêt Bianchi. Il semble donc que le risque puisse ainsi résulter
de la combinaison de l’équation personnelle du malade et de l’aléa lié à
l’utilisation d’un produit anesthésiant. Dans ces conditions, deux
questions méritent d’être posées : tout d’abord, une prédisposition du
patient, résultant non de son patrimoine génétique mais de ses habitudes
ou de son mode de vie, pourrait-elle aussi être génératrice de risque
thérapeutique ? Ensuite, en cas d’incomplétude du bilan préopératoire,
comment le juge peut-il revenir sur le terrain de la faute médicale, dès
lors qu’il refuse de soulever d’office le moyen tiré de la responsabilité
pour faute du service public qu’il ne considère pas comme un moyen
d’ordre public ?
En ce qui concerne les autres conditions posées par la jurisprudence
Bianchi, le Conseil d’Etat veille scrupuleusement à leur respect : ainsi la
condition tenant au caractère exceptionnel du risque l’a conduit à écarter
la responsabilité sans faute pour un risque évalué à 2 % ; de même, la
condition relative au dommage, qui doit être sans rapport avec l’état
initial du patient comme avec l’évolution prévisible de cet état, a justifié
le rejet d’une action exercée par un patient, soigné depuis plusieurs
années pour une maladie qui s’est aggravée 24. Au travers de ces
exemples, on voit bien que c’est l’absence d’exposition au risque du
patient qui est la condition la plus malléable de la responsabilité sans
faute, ce qui ne saurait surprendre, car elle est au cœur de la causalité du
dommage.
Enfin, l’attitude du juge administratif vis-à-vis des infections
nosocomiales à l’hôpital public permet de s’interroger sur une nouvelle
extension de la responsabilité sans faute et sur une anticipation par le
juge de l’évolution législative réalisée par la loi du 4 mars 2002. Pendant
longtemps, une telle infection a révélé, selon l’expression consacrée,
« une faute dans l’organisation ou le fonctionnement du service public
hospitalier », marque d’une présomption de faute réfragable permettant à
l’hôpital de démontrer qu’il a pris toutes les précautions nécessaires pour
24
Respectivement, CE, 15 janvier 2001, APHP et Courrech, 2 espèces, Lamyline,
n° 184386.
284
éviter la contamination 25. Or, des espèces récentes précisent que cette
présomption subsiste « alors même que les médecins n’auraient commis
aucune faute, notamment en matière d’asepsie », ce qui tend à rendre
ladite présomption irréfragable 26. Pour autant, d’après « les canons » du
risque thérapeutique, le risque d’infection nosocomiale n’étant pas de
réalisation exceptionnelle, puisque estimé à 5 %, ne peut pas entraîner la
responsabilité sans faute de l’hôpital.
La loi du 4 mars 2002 a heureusement mis fin à ces hésitations et à
une éventuelle contradiction de termes entre les deux ordres de
juridictions, en consacrant le droit à réparation des dommages
consécutifs à des infections nosocomiales au titre de la solidarité
nationale, même si on peut regretter que cette réparation soit plafonnée.
En tout état de cause, les règles jurisprudentielles trouveront à
s’appliquer normalement dans les interstices de la loi qui sont
nombreux….
25
26
Pour un exemple récent : CE, 31 mars 1999, Assistance publique à Marseille,
RFDA 1999, p. 699, concernant la contamination par le virus de l’hépatite B d’un
patient opéré et traité par injections avec du matériel stérilisé mais déjà utilisé,
alors que la Cour de cassation, par trois arrêts du 29 juin 1999, a posé en cette
matière une obligation de sécurité de résultat.
CE, 31 mars 1999, CPAM du Vaucluse et CE, S., 15 décembre 2000, Castanet,
RFDA 2001, p. 283.
285

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