la responsabilite sans faute en matiere medicale en droit
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la responsabilite sans faute en matiere medicale en droit
LA RESPONSABILITE SANS FAUTE EN MATIERE MEDICALE EN DROIT ADMINISTRATIF FRANCAIS Maryse DEGUERGUE Professeur à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne En droit administratif français, le droit commun de la responsabilité médicale est fondé sur la faute extra-contractuelle, qui a été une faute lourde de 1935 à 1992. Les deux explications traditionnelles de l’exigence d’une faute qualifiée tenaient à la difficulté de la pratique de l’art médical et aux aléas qu’elle présente. Bien qu’ils perdurent, le concept de faute lourde médicale a été abandonné dans le souci de simplifier l’état du droit, caractérisé par un « certain encombrement conceptuel »1, en raison de la coexistence de deux autres catégories de fautes simples et de trois hypothèses de présomptions de fautes. Mais dans le même temps, la responsabilité pour risque thérapeutique a fait son apparition sous deux formes différentes, ce qui n’est pas sans complexifier à nouveau l’état du droit. Certes, la responsabilité pour risque, en matière médicale comme ailleurs, demeure un produit de luxe pour une société riche qui n’accepte plus l’aléa et se présente toujours comme un régime subsidiaire par rapport à la faute. Toutefois son évolution est remarquable car, paradoxalement, le juge administratif avait toujours refusé d’exercer son pouvoir normatif en la matière, notamment à l’occasion des accidents consécutifs aux vaccinations obligatoires, et ce, malgré les appels de la doctrine et l’existence indéniable d’un risque créé par l’Etat au profit de la société toute entière, bénéficiant de ces mesures de prophylaxie 2. Certainement, le juge avait-il voulu à l’époque laisser au législateur le soin de consacrer le risque en matière médicale, ce qu’il a fait ponctuellement en instaurant 1 2 Expression d’Hubert Legal dans ses conclusions sur CE, Ass., 10 avril 1992, Epoux V., RFDA 1992, p. 571. Le Conseil d’Etat, avant l’intervention du législateur, avait opté pour le régime de la présomption de faute réfragable dans deux arrêts remarqués : CE, S., 7 mars 1958, Dejous, Rec. CE, p. 153 ; RDP 1958, p. 1087, conclusions Jouvin, qui se prononçaient en faveur de la responsabilité sans faute pour dommage anormal, et CE, Ass., 13 juillet 1962, Ministre de la Santé c/ Lastrajoli, Rec. CE, p. 507. 274 des régimes législatifs de responsabilité sans faute. Mais, par un effet d’entraînement, le juge administratif a ensuite accepté d’appliquer au domaine médical certaines hypothèses de risques qu’il avait consacrées dans d’autres matières et qui étaient transposables par analogie à la matière médicale. Aussi, les régimes de responsabilité sans faute se sontils progressivement diversifiés dans un domaine qui était à l’origine totalement imperméable au risque. Puis vint l’affaire du sang contaminé et son cortège de traumatismes, qui a accrédité auprès du juge l’idée qu’il pouvait de luimême, dans un souci de meilleure protection des victimes, consacrer certaines hypothèses de risques. Ce sont d’ailleurs les juges d’appel qui ont les premiers innové sur ce point, en reconnaissant l’aléa que présente une thérapeutique nouvelle. Paradoxalement encore, ce n’est pas dans l’affaire du sang contaminé que le Conseil d’Etat français a consacré le risque thérapeutique mais dans un arrêt rendu le même jour à propos d’un accident relatif à un acte d’investigation courant, une artériographie. Dès lors, il n’existe pas un, mais deux régimes de responsabilité sans faute en matière médicale consacrés de manière prétorienne par les juges administratifs. Or, ces régimes conservent tout leur intérêt, même après le vote de la loi du 4 mars 2002 3, puisque la procédure d’indemnisation des accidents médicaux que celle-ci prévoit n’est pas exclusive de la saisine du juge compétent et de l’application du droit commun jurisprudentiel. Après la diversification progressive des régimes de responsabilité sans faute, on assiste donc à une complexification croissante des régimes du risque, alors même que le juge a cherché à simplifier les régimes de la faute dans le domaine de la responsabilité médicale. I- La diversification progressive des régimes de responsabilité sans faute Cette diversification peut se constater suite à la conjonction de deux phénomènes : d’une part, l’adoption de régimes législatifs de responsabilité qui consacrent des cas de responsabilité sans faute, dont 3 Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de soins, JORF 5 mars 2002, p. 4118. 275 certains changent la nature de la responsabilité en une garantie des dommages ; d’autre part, la transposition par le juge, à la matière médicale, de certains risques, éprouvés dans d’autres domaines, qui ne sont pas spécifiques à la thérapeutique. A- L’adoption de régimes législatifs de responsabilité conduisant à la garantie des dommages Quatre lois consacrent la responsabilité sans faute en matière médicale et préfigurent l’idée de garantie des dommages : - la première concerne l’indemnisation des dommages causés aux donneurs de sang qui sont assimilés en fait à des collaborateurs occasionnels et bénévoles du service public de fourniture du sang assuré par les centres de transfusion sanguine 4. - la deuxième concerne l’indemnisation des accidents consécutifs à des vaccinations obligatoires : l’Etat en est responsable de plein droit, que la vaccination ait eu lieu dans un centre agréé ou dans un cabinet médical privé 5. Toutefois, le juge a refusé d’étendre ce régime, particulièrement favorable aux victimes, aux accidents consécutifs à des vaccinations simplement recommandées, mais non obligatoires 6. - la troisième loi est connue sous le nom de son initiateur, le sénateur Huriet, et protège les personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales. Toutefois, le régime de la responsabilité sans faute est réservé aux personnes qui ne trouvent aucun intérêt thérapeutique dans l’expérimentation, car elles sont, là encore, considérées comme des collaborateurs occasionnels et bénévoles du service public de la recherche médicale 7. 4 5 6 7 Loi du 2 août 1961 modifiée par la loi du 4 janvier 1993. Régime législatif appliqué par exemple dans CAA Nantes, 11 juin 1992, Delhommeau, Rec. CE, p. 539 concernant un donneur de sang qui a éprouvé des sensations douloureuses et un grand état de fatigue, dont il a gardé des séquelles, à la suite d’une prise de sang. Loi du 1er juillet 1964 modifiée par la loi du 26 mai 1975. CE, 28 janvier 1983, Dlle Amblard, Rec. CE, p. 32. Loi du 20 décembre 1988 qui prévoit par ailleurs un système de présomption de faute en faveur des personnes pour lesquelles l’expérimentation présente une finalité thérapeutique. Voir Arnaud de Lajartre, La responsabilité hospitalière relative aux premières médicales, AJDA 1997, p. 562. 276 - enfin, la quatrième loi concrétise réellement l’évolution de la responsabilité vers la garantie : en effet, la création du fonds d’indemnisation pour les victimes de la contamination par le virus du SIDA suite à une transfusion sanguine obéit à l’impératif moral de réparation de dommages particulièrement insoutenables, quel que soit le fait générateur de ceux-ci, que la loi ne mentionne pas 8. Le lien de causalité entre la transfusion et la contamination ne pouvant être démontré avec certitude, l’indemnisation apparaît en réalité fondée sur une présomption de causalité, caractéristique des préjudices de contamination. Ce mécanisme de garantie n’est d’ailleurs pas exclusif du système classique de la responsabilité, puisque le juge administratif a estimé qu’une demande d’indemnisation adressée au Fonds n’empêchait pas une victime d’intenter une action en justice devant le juge compétent en application des règles du droit commun pour obtenir la réparation intégrale de ses préjudices 9. Or, dans cette hypothèse, le droit jurisprudentiel, peu à peu réceptif à la responsabilité sans faute en matière médicale grâce à la transposition de certains risques consacrés dans d’autres domaines de l’action administrative, a pris le relais du régime législatif de responsabilité en reconnaissant les risques, au sens de dangers, que présente la fourniture de produits sanguins par les centres de transfusion sanguine. B- La transposition par le juge de certains risques au domaine médical Le juge administratif a transposé successivement le risque professionnel, le risque spécial encouru par les tiers et le risque –danger dans le droit de la responsabilité médicale, pendant longtemps largement dominé par le régime de la faute. Cette progression de la responsabilité pour risque ne s’est pas produite sans un élargissement considérable du cercle des victimes bénéficiaires de ce régime protecteur, celles-ci pouvant être de véritables usagers du service public hospitalier et non plus des tiers par rapport à celui-ci. 8 9 Fonds créé par l’article 47 de la loi du 31 décembre 1991. CE, avis, 15 octobre 1993, Consorts Jézéquel et Vallée, Rec. CE, p. 280 ; confirmé par CE, 24 mars 1995, Rabotin, Rec. CE, p. 139. 277 - le risque professionnel tout d’abord a été appliqué aux collaborateurs occasionnels et bénévoles qui prêtent, comme brancardiers ou ambulanciers, leur concours à l’exécution du service public hospitalier, soit sur réquisition de ce dernier, soit spontanément en cas de nécessité 10. - ensuite, le juge administratif a tiré parti du concept de risque de voisinage, inauguré lors de l’explosion du fort de la Double-Couronne, pour consacrer un risque spécial de voisinage aux alentours des établissements recevant des malades mentaux ou des mineurs délinquants. Si le développement des transports a entraîné l’abandon de la condition de voisinage, la notion de risque spécial a survécu et justifié l’application d’un régime de responsabilité sans faute aux victimes d’un dommage qui ne peuvent pas être ainsi sacrifiées sans compensation à l’évolution des méthodes de traitement des personnes considérées comme étant difficiles. Par conséquent, en cas de risque spécial couru par une personne tiers par rapport au service public, celle-ci peut obtenir l’indemnisation de son préjudice sans démontrer de faute, dès lors que ce risque a été créé par l’administration. Deux illustrations peuvent en être données en matière médicale : ainsi, l’utilisation de méthodes thérapeutiques libérales de réinsertion des malades mentaux crée un risque spécial pour les tiers qui ne sont plus protégés par l’enfermement traditionnel des personnes aliénées 11. De la même façon, le risque spécial auquel a été exposé le mari d’une infirmière, contaminée elle-même par le virus du SIDA dans le cadre de ses fonctions, et qui a contaminé son mari dans le cadre des relations conjugales, ouvre à celui-ci le bénéfice de la responsabilité sans faute de l’administration hospitalière 12. Bien que le juge administratif n’emploie pas l’expression, il consacre là un véritable préjudice de contamination qui lui fait présumer le lien de causalité entre le risque spécial et le préjudice subi 13. 10 11 12 13 CE, 13 décembre 1957, Hôpital-hospice de Vernon, Rec. CE, p. 680. CE, S., 13 juillet 1967, Département de la Moselle, Rec. CE, p. 341 concernant une sortie d’essai d’un malade ; CE, 13 mai 1987, Mme Piollet et Anson, Rec. CE, p. 172 concernant un placement familial surveillé. TA Paris, 20 décembre 1990, M. et Mme B., RFDA 1992, p. 545, concl. S. Montchambert. Cette présomption de causalité avait déjà pu être relevée dans la contamination du fœtus porté par une institutrice enceinte ayant contracté la rubéole dans sa classe : 278 - enfin, la notion de risque danger, transposée au domaine médical, explique que les centres de transfusion sanguine aient été jugés responsables, même sans faute, des conséquences dommageables de la mauvaise qualité des produits sanguins fournis 14. C’est en effet par rapport au concept de produit dangereux qu’il faut expliquer cette jurisprudence et non en recourant au risque thérapeutique, dont les conditions d’existence, telles qu’elles ont été posées par le juge, nous le verrons, sont beaucoup plus strictes. Il n’en demeure pas moins que les centres de transfusion dépendant d’une personne publique engagent a fortiori la responsabilité de l’hôpital du fait de leurs défauts d’organisation et de fonctionnement, notamment s’il est avéré qu’ils ont interverti des résultats d’analyses ou mal transcrit leurs résultats 15. On voit donc que, dans un contexte de domination de la faute, plusieurs régimes de responsabilité sans faute ont préparé le terrain à la reconnaissance par le juge administratif de l’aléa et du risque thérapeutiques, lorsqu’il s’est départi de sa réserve consistant à écarter son pouvoir normatif au profit du législateur. L’audace du juge administratif, tempérée par l’existence d’un patrimoine public qui supporte le poids des réparations, n’a pas été partagée par le juge judiciaire suprême qui s’est expressément refusé à faire supporter l’aléa thérapeutique aux médecins 16, même si leur assurance professionnelle peut les couvrir des condamnations prononcées à leur encontre. D’ailleurs, la progression du risque en matière médicale, s’il garantit une juste réparation aux victimes et évite de stigmatiser les comportements fautifs, ne présente pas que des avantages, car il a pour effet de diluer les responsabilités et d’accréditer l’idée que les médecins hospitaliers, 14 15 16 CE, Ass., 6 novembre1968, Ministre de l’Education nationale c/ Dame Saulze, Rec. CE, p. 550. CE, Ass., 26 mai 1995, Jouan, Pavan, Consorts N’Guyen, RFDA 1995, p. 748, concl. Daël, arrêt qui s’aligne sur la position de la Cour de cassation qui impose une obligation de sécurité de résultat aux centres privés de transfusion : Civ. 1ère, 12 avr. 1995, JCP 1995, II, 22467, note P . Jourdain. TC, 14 février 2000, Ratinet, RFDA 2000, p. 1232, note Dominique Pouyaud. Civ. 1ère 8 novembre 2000 qui décide que « la réparation des conséquences de l’aléa thérapeutique n’entre pas dans le champ des obligations dont un médecin est contractuellement tenu à l’égard de son patient ». Voir Pierre Sargos, L’aléa thérapeutique devant le juge judiciaire, JCP 2000, I, 202 qui plaide pour une intervention du législateur, ce en quoi il a été entendu. 279 comme l’administration, pourront être moins vigilants à ne pas commettre de fautes 17. Surtout, la coexistence de deux régimes différents de responsabilité pour aléa et risque thérapeutiques complexifie l’état du droit et ne facilite pas sa lisibilité, que du reste la loi du 4 mars 2002 n’a guère renforcée. II- La complexification croissante de la responsabilité pour aléa et risque thérapeutiques Après avoir expliqué la distinction qu’il convient d’opérer entre les deux hypothèses d’aléa et de risque thérapeutiques, qui justifient d’ailleurs le recours à la notion générique d’accident dans la loi récemment votée par le législateur, il faudra mesurer les potentialités de développement du risque thérapeutique, illustrées par la jurisprudence récente du Conseil d’Etat. A- La distinction nécessaire des deux hypothèses d’aléa et de risque thérapeutique Un point commun à ces deux hypothèses mérite d’être souligné : pour la première fois, le risque est appliqué, non à des tiers, mais à des usagers du service public, auxquels s’applique normalement le régime de la faute en tant que bénéficiaires de ses prestations et censés tirer avantage du service. Toutefois, la différence essentielle entre ces deux hypothèses se mesure par rapport au caractère du risque médical encouru, lié à l’état des connaissances scientifiques à son sujet : l’aléa est le risque inconnu, alors que le risque thérapeutique est connu. Ainsi, le juge administratif a, dans le cas d’une thérapeutique nouvelle dont les conséquences n’étaient pas encore entièrement connues, considéré que son utilisation créait « un risque spécial » pour les malades qui en étaient l’objet ; et lorsque le recours à une telle thérapeutique ne s’impose pas pour des raisons vitales, les « complications exceptionnelles et anormalement graves » qui en sont la conséquence directe ont été jugées engager, même en l’absence de faute, 17 En ce sens, voir Laurence Engel, La responsabilité en crise, Hachette, 1996. 280 la responsabilité du service public hospitalier 18. La portée d’une telle décision émanant des juges du fond, et non frappée de pourvoi en cassation, s’inscrit à la fois dans la tradition et dans la modernité. Tradition, parce que le risque spécial est une notion, on l’a vu, largement utilisée au profit des tiers, même si en l’espèce on peut effectivement considérer que ce risque était « majoré » et couru par un collaborateur occasionnel, mais non bénévole, qui devait faire avancer la connaissance sur ce risque 19. Modernité, car en reconnaissant le risque, le juge empêche l’inhibition que pourrait faire naître chez les médecins un excès de précaution vis à vis de techniques opératoires non éprouvées. Ainsi, en ne leur imputant pas faute de prendre « des risques », le juge administratif n’oblige pas les médecins à intégrer le fameux principe de précaution dans la stratégie thérapeutique qu’ils proposent aux malades. Et le fait que ces risques ne soient pas connus rend bien l’opération aléatoire, conduisant ainsi à distinguer l’aléa du risque thérapeutique. Ce dernier a été consacré par le désormais célèbre arrêt Bianchi, qui pose pas moins de sept conditions à l’acceptation de la responsabilité sans faute à l’occasion du recours à une thérapeutique courante, une artériographie en l’occurrence, dont les risques de complications sont bien connus : une condition relative à l’acte médical –qui doit être nécessaire au diagnostic ou au traitement du malade- ; deux relatives au risque –qui doit être connu mais de réalisation « exceptionnelle » ; une relative au patient qui ne doit pas être particulièrement exposé à ce risque ; la condition du caractère direct du lien de causalité entre l’acte médical et les dommages est classique ; enfin, deux conditions se rapportent au dommage qui doit être sans rapport avec l’état initial du patient comme avec son évolution prévisible et surtout qui doit présenter 18 19 CAA Lyon, 21 décembre 1990, Consorts Gomez, Rec. CE, p. 498, concernant le recours à l’intervention de Luqué pour réduire une déformation de la colonne vertébrale qui a entraîné une paraplégie des membres inférieurs chez un jeune garçon. En ce sens, A. de Lajartre, article précité. 281 un caractère d’extrême gravité 20. Finalement ces conditions drastiques laissaient présager des applications rares du risque thérapeutique 21. Même si le contexte de l’aléa et du risque thérapeutique diffère, dans les deux cas, l’engagement de la responsabilité sans faute est conditionné par l’extrême gravité du dommage, exigence qui tend à opérer un déplacement de la gravité de la faute vers celle du dommage, et qui ne peut empêcher de penser que ce que le juge donne d’une main, il n’a de cesse de le retirer de l’autre…. Néanmoins, cette jurisprudence audacieuse, mais restrictive, a révélé des potentialités de développement de prime abord insoupçonnées. B- Le développement des potentialités du risque thérapeutique Ce sont les accidents d’anesthésie qui ont conduit le Conseil d’Etat à élargir le champ d’application du risque thérapeutique, d’une part pour une opération non nécessaire au traitement d’une maladie, d’autre part au profit de personnes dont la prédisposition au risque s’est révélée après l’intervention. Dans la première espèce, un accident d’anesthésie est survenu lors d’une circoncision rituelle pratiquée sur un enfant de cinq ans qui est tombé dans un coma profond puis est décédé un an plus tard 22. Quatre des conditions posées par la jurisprudence Bianchi étaient bien remplies : l’anesthésie était un acte médical nécessaire pour l’opération, le risque est bien connu et de réalisation exceptionnelle, puisque estimé à 5 cas sur 1000, rien ne prédisposait l’enfant à un accident et le dommage présentait les caractères requis. Cependant, deux particularités de l’espèce auraient pu s’opposer à l’engagement de la responsabilité sans faute de l’hôpital : l’opération était de pure convenance personnelle et n’était pas destinée à soigner une maladie ; par conséquent, l’anesthésie n’était pas nécessaire 20 21 22 CE, Ass., 9 avril 1993, Bianchi, Rec. CE, p. 127, concl. Daël. Comme le prouve CE, 30 juillet 1997, Epoux Kress, Rec. CE, p. 308, où de graves séquelles invalidantes n’ont pas été jugées constitutives d’un dommage d’une extrême gravité. CE, S., 3 novembre 1997, Hôpital Joseph Imbert d’Arles, RFDA 1998, p. 90, concl. Valérie Pécresse. 282 pour le pronostic vital et l’accident aurait pu être évité. Pourtant, le juge administratif a fait bénéficier du risque thérapeutique les parents de la jeune victime. L’application du risque thérapeutique à un tel cas d’espèce pose la question de la généralisation de la responsabilité sans faute à des opérations dites de confort, comme celles de chirurgie esthétique, pour lesquelles l’anesthésie est indispensable, sans être nécessaire au diagnostic ou au traitement d’une maladie. Deux autres espèces ont donné l’occasion au Conseil d’Etat de préciser que la responsabilité du service public est susceptible d’être engagée dans les conditions de la jurisprudence Bianchi du fait des dommages causés par une anesthésie générale. Bien plus, elles présentent l’intérêt d’expliciter la condition selon laquelle « aucune raison ne permet de penser que le patient soit particulièrement exposé au risque ». La prédisposition du patient au risque d’accident s’apprécie avant l’opération lors des bilans pré-opératoires destinés à déceler d’éventuelles contre-indications. En revanche, si, après la réalisation du risque, des examens effectués après l’intervention révèlent que le patient était atteint d’une affection ou d’une malformation congénitale qui l’exposait à ce risque, ces prédispositions ne s’opposent pas à l’application de la responsabilité sans faute, puisqu’elles n’ont pas pu être décelées avant l’opération 23. Cette extension permet de compléter la définition du risque thérapeutique qui est celui qui est connu scientifiquement et de réalisation exceptionnelle, mais qui peut se révéler à la faveur d’une prédisposition du patient non décelée avant l’acte médical. Dans ces conditions, il est douteux que l’exécution de celui-ci soit bien « la cause directe de dommages sans rapport avec l’état initial du patient », comme 23 CE, 27 octobre 2000, Centre hospitalier de Seclin, AJDA 2001, p. 307, note Maryse Deguergue, concernant un accident d’anesthésie subi par un enfant de onze ans, opéré pour réduire une fracture de l’humérus, et décédé des suites d’une hyperthermie maligne, risque auquel il était exposé en raison d’une affection rare qui le minait et qui n’a été découverte qu’après l’intervention. Dans le même sens, l’arrêt du même jour, Centre hospitalier d’Aubagne, concernant une malformation vasculaire qui exposait la patiente à un risque de paraplégie. 283 l’exige l’arrêt Bianchi. Il semble donc que le risque puisse ainsi résulter de la combinaison de l’équation personnelle du malade et de l’aléa lié à l’utilisation d’un produit anesthésiant. Dans ces conditions, deux questions méritent d’être posées : tout d’abord, une prédisposition du patient, résultant non de son patrimoine génétique mais de ses habitudes ou de son mode de vie, pourrait-elle aussi être génératrice de risque thérapeutique ? Ensuite, en cas d’incomplétude du bilan préopératoire, comment le juge peut-il revenir sur le terrain de la faute médicale, dès lors qu’il refuse de soulever d’office le moyen tiré de la responsabilité pour faute du service public qu’il ne considère pas comme un moyen d’ordre public ? En ce qui concerne les autres conditions posées par la jurisprudence Bianchi, le Conseil d’Etat veille scrupuleusement à leur respect : ainsi la condition tenant au caractère exceptionnel du risque l’a conduit à écarter la responsabilité sans faute pour un risque évalué à 2 % ; de même, la condition relative au dommage, qui doit être sans rapport avec l’état initial du patient comme avec l’évolution prévisible de cet état, a justifié le rejet d’une action exercée par un patient, soigné depuis plusieurs années pour une maladie qui s’est aggravée 24. Au travers de ces exemples, on voit bien que c’est l’absence d’exposition au risque du patient qui est la condition la plus malléable de la responsabilité sans faute, ce qui ne saurait surprendre, car elle est au cœur de la causalité du dommage. Enfin, l’attitude du juge administratif vis-à-vis des infections nosocomiales à l’hôpital public permet de s’interroger sur une nouvelle extension de la responsabilité sans faute et sur une anticipation par le juge de l’évolution législative réalisée par la loi du 4 mars 2002. Pendant longtemps, une telle infection a révélé, selon l’expression consacrée, « une faute dans l’organisation ou le fonctionnement du service public hospitalier », marque d’une présomption de faute réfragable permettant à l’hôpital de démontrer qu’il a pris toutes les précautions nécessaires pour 24 Respectivement, CE, 15 janvier 2001, APHP et Courrech, 2 espèces, Lamyline, n° 184386. 284 éviter la contamination 25. Or, des espèces récentes précisent que cette présomption subsiste « alors même que les médecins n’auraient commis aucune faute, notamment en matière d’asepsie », ce qui tend à rendre ladite présomption irréfragable 26. Pour autant, d’après « les canons » du risque thérapeutique, le risque d’infection nosocomiale n’étant pas de réalisation exceptionnelle, puisque estimé à 5 %, ne peut pas entraîner la responsabilité sans faute de l’hôpital. La loi du 4 mars 2002 a heureusement mis fin à ces hésitations et à une éventuelle contradiction de termes entre les deux ordres de juridictions, en consacrant le droit à réparation des dommages consécutifs à des infections nosocomiales au titre de la solidarité nationale, même si on peut regretter que cette réparation soit plafonnée. En tout état de cause, les règles jurisprudentielles trouveront à s’appliquer normalement dans les interstices de la loi qui sont nombreux…. 25 26 Pour un exemple récent : CE, 31 mars 1999, Assistance publique à Marseille, RFDA 1999, p. 699, concernant la contamination par le virus de l’hépatite B d’un patient opéré et traité par injections avec du matériel stérilisé mais déjà utilisé, alors que la Cour de cassation, par trois arrêts du 29 juin 1999, a posé en cette matière une obligation de sécurité de résultat. CE, 31 mars 1999, CPAM du Vaucluse et CE, S., 15 décembre 2000, Castanet, RFDA 2001, p. 283. 285