Les grandes cuites des Vies minuscules Pierre Michon

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Les grandes cuites des Vies minuscules Pierre Michon
Les grandes cuites des Vies minuscules
C’est peu dire que les Vies minuscules de Pierre Michon ont la langue chargée. Que la
« passion » (celle, donc, qui pousse à « souffrir avec ») d’écrire soit comme ici indissociable
du « vice » de l’alcool dans lequel elle se trempe et se retrempe jusqu’à plus soif, et encore
bien après, voilà qui ne peut manquer de poser question sur les identités déchues données à
voir dans cette galerie de portraits, souvent tous plus poivrots les uns que les autres. Mais audelà, c’est bien entendu par réfraction l’auteur lui-même de cette « autobiographie oblique »1
qui ne peut manquer d’inquiéter, et l’autodestruction dans laquelle, quelque part avec
Rimbaud, Faulkner et Bataille, on le voit s’abîmer personnellement. Entre logorrhée et
aphasie éthylique, chacune de ces cuites « royales » révèle un rapport complexe à la langue et
à ces mots vomis ou empêchés, et finit même peut-être par dessiner, dans ce dévoiement de
fond de caniveau, l’extrême singularité de la poétique michonienne. Telles sont quoi qu’il en
soit les pistes qu’offre le motif omniprésent de l’alcool, véritable révélateur – à 90°, voire
moins – de ces zones obscures et capiteuses où l’écriture et la vie mélangent leurs vapeurs,
comme il arrive parfois qu’on se découvre dans l’être débauché qui cuve encore sa nuit.
Ouvriers agricoles, simplets de villages, aïeuls oubliés, curaillons décatis… Pas une
de ces huit « Vies » successives où l’on ne suive les pas titubants de nombreux personnages
ivres morts. Voilà, pour commencer, et avec cette tournée générale dont on écartera
provisoirement le narrateur pour mieux y revenir ensuite, le côté « assommoir » de l’affaire.
Brèves mentions, tout d’abord. Car c’est André Dufourneau qui, le tout premier, et
plutôt plus timidement que bien d’autres, inaugure ce bal de soûlards. L’orphelin, placé par
l’assistance publique chez les arrières grands-parents du narrateur, a quitté le village des
Cards l’âge d’homme venu, est parti au service militaire et a découvert son ridicule au contact
de la ville et des femmes d’officiers : « Il sut qu’il était paysan. Rien ne nous apprendra
comment il souffrit, dans quelle circonstance il fut ridicule, le nom du café où il s’enivra »
1
Jean-Pierre Richard, « Servitude et grandeur du minuscule » (1990), Chemins de Michon, Verdier poche, 2008,
p. 10. L’expression est probablement soufflée à Jean-Pierre Richard par Pierre Michon lui-même, qui parle de
son côté, lors d’un entretien de 1989, de « dispositif oblique ». Voir Pierre Michon, « Contemporain de la
légende », Le roi vient quand il veut, Albin Michel, 2007, p. 26.
(p. 18)2. Premiers alcools suivis, bien des années plus tard, lors de son retour d’Afrique où,
fils prodigue, il est parti faire sa vie, lorsque le narrateur mentionne que le grand-père « Félix
ouvrit plusieurs bouteilles – sûre alors, sa main empoignait bien le tire-bouchon, avec
dextérité déclenchait le joli bruit -, qu’il fut heureux dans les vapeurs du vin, de l’amitié et de
l’été » (p. 27).
Encore un départ, et « du vin coule, beaucoup de vin, dans le seul verre du père »
(p. 44), lorsque Antoine Peluchet, lointain aïeul du narrateur, quitte brutalement le domicile,
le labeur des champs de Toussaint, son père, en « cette nuit terrible » (p. 43) où il « emporta
au loin son nom et l’y perdit » (p. 35). Rongé par l’absence, le père lit sans doute les livres
abandonnés par le fils, s’essaye peut-être à Manon Lescaut. Constat navré, glissé entre
parenthèses : « (Il est possible aussi, mais peu probable, qu’il ne comprît goutte à tout cela ;
il referma brutalement le livre et, dans des jurons, but avec colère jusqu’à l’ivresse […]) »
(p. 51). Cette ivresse occasionnelle, accidentelle et malheureuse, le père peut cependant la
partager avec Fiéfié Décembre, son ouvrier, aide besogneux et simplet, véritable fils de
substitution qui « s’était peu à peu mis à l’écart des Décembre, son père et ses frères, et avait
dévalé la pente doucette et machinale des journaliers buveurs : vivant de rien mais du vin
qu’il faut pour quatre, ayant dans ce philtre dilué l’imitation des ascendants et le goût d’une
descendance, les infimes quant-à-soi et les fiertés sottes et secrètes qui font l’honneur des
humbles ; regardant comme tout un chacun les choses sans qu’on sût ce qu’il y voyait ;
n’étant ni homme mûr ni jeune homme vieilli, mais simplement ivrogne ; partout moqué un
peu ou rudoyé par les pires, mais accueilli à la table parce qu’il avait deux bras dont il fallait
qu’il se servît la semaine, s’il voulait le dimanche se les rouer d’alcools noirs, s’en déprendre
comme de tout il s’était dépris. Ces jours-là, au sortir tourbillonnant des bistrots de Chatelus,
Saint-Goussaud, Mourioux, il s’affalait pour la nuit au hasard d’une grange, dans les gerbes
dociles, et se parlait à lui-même longuement dans le noir avec des rires d’orgueil, des décrets
et des emportements, jusqu’à ce que les enfants du village à pas louche vinssent et, lui jetant
en pleine face une seau d’eau ou dans sa chemise l’éclair froid d’un orvet, emportassent sa
royauté fragile, éparpillée, dans des rires qui s’enfuient » (p. 51). Mais de tous ces « alcools
noirs » ingurgités « dans les bistrots de Chatelus, Saint-Goussaud, Mourioux, dans les dires
nés du vin que la fatigue décuple, dans les palabres des journaliers, et de là dans les maisons
où les hommes les rapportaient avec la nécessité de parler querelleuse, affrontée à la femme,
passéiste et inéluctable des soirs d’ivresse, Antoine ressuscita » (p. 53). Car la logorrhée
2
Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard (1984), Folio, 1996. Toutes les citations non référencées de notre
article renvoient à ce texte, dans cette édition, dont on indiquera simplement désormais la page entre parenthèses.
alcoolisée de Fiéfié redonne vie et présence au fils parti, en rapporte, en décuple chaque
dimanche la légendaire geste américaine que la solitude du père s’est inventée toute la
semaine, entre deux cognées. Précaire posture de conteur par procuration, de rapporteur trop
verbeux, de prophète « dont je veux croire que Fiéfié avait l’organe glapissant et l’allure
déguenillée » (p. 54), et dont le crédit s’écroule un jour après la foire voisine, lorsqu’une
oreille moins complaisante s’avise de réfuter la légende américaine de l’intarissable buveur,
de la moquer, de la tourner en dérision : « le fils n’était pas en Amérique, on l’avait vu de ce
côté-ci. […] Fiéfié s’emporta mais on ne l’écoutait plus, on faisait cercle autour de
l’iconoclaste ; sa parole étonnée redevint celle, sans écho, d’un ivrogne un peu niais »
(p. 59). Ce ne seront dès lors pour lui plus que de pathétiques dimanches de misère et de
solitude, où l’élan alcoolique précipitera encore quelque temps sa grotesque histoire,
indéfiniment ressassée verre après verre, au milieu des rires déchaînés des auditeurs enfin
décillés. Longue déchéance, jusqu’au jour sinistre où le hasard finit par découvrir son cadavre
au milieu des ronciers. « Peut-être avait-il reçu des coups, mais aussi bien, ivre, il avait pu
trébucher dans les ronces épaisses ici et cruelles comme des lianes du Nouveau Monde et se
fracasser triomphalement le front sur la caillasse : on ne le sut jamais » (p. 66).
À cette généalogie alcoolisée sinon alcoolique, telle que, de Toussaint à Félix, on a pu
jusqu’à présent, au cours des deux premières « Vies » du livre, la retracer côté maternel3, et
fût-elle aussi, passant par André puis Fiéfié, et pour ainsi dire s’aggravant considérablement
en eux, généalogie substitutive, le côté paternel n’a rien à envier, bien au contraire. L’histoire
d’Eugène, l’autre grand-père, est en effet sans équivoque : « Il n’aurait pas d’histoire plutôt,
s’il n’avait été, d’après le peu que j’en sais, le jouet d’une faiblesse de caractère qui sans
doute lui fut impitoyable et le conduisit, de déboires en humiliations, à cette semi-hébétude
finale, souriante et souvent avinée, que je lui connus. […] sa trogne enluminée et navrée à la
fois – plus que de clown, de Roi Lear après la débâcle, soudard aux reins brisés, toute honte
bue –, son gros nez rouge, ses non moins grosses et rouges mains, les invraisemblables plis
de ses paupières de chien, sa voix coassante enfin, tout cela me donnait plutôt envie de rire »
(p. 75). Cette faiblesse, on imagine aisément comment Eugène peut lui donner libre cours lors
de repas de famille trop arrosés : « Sans doute savais-je bien déjà que mes deux grands-pères
avaient ensemble bu beaucoup de vin, ces jours-là – et qu’était-il alors, autour d’une
bouteille, le tête-à-tête de ces deux hommes contraints au mutisme des choses essentielles ? A
l’aide de quels faux-fuyants, de quels mots sans conviction, évitaient-ils en ma présence, et
3
Pour un « Arbre généalogique du narrateur des Vies minuscules », voir Dominique Viart commente Pierre
Michon, Vies minuscules, Gallimard, Foliothèque, 2004, p. 188.
sans doute ailleurs, de nommer le “disparu”, le traître de ce mélodrame qui en était aussi le
deus ex machina dont ma présence attestait la trace, le metteur en scène déserteur sans lequel
pourtant ils n’aurait pas été réunis autour de cette bouteille, cherchant de rares mots,
comédiens sans régie ni souffleur ayant oublié leur rôle ? » (p. 77). Car si la malédiction de
ce « géniteur » disparu, enfui, grève toutes les conversations familiales de son sinistre poids
de silence, défait lentement les liens avec ce versant paternel que le narrateur avoue très peu
fréquenter, c’est encore « au café », pourtant, que l’entraîne Eugène, là qu’il essaie
maladroitement de se recomposer une famille, « fier mais comme abasourdi de boire avec
moi, qu’il présentait à qui voulait l’entendre comme “son petit-fils”, choyant ce mot
qu’indéfiniment il répétait, obtusément et gentiment, le marmonnant encore en portant le
verre à ses lèvres, le goûtant avec le vin » (p. 84). Et dans tout cela, le père lui-même alors ?
Père perdu qu’on n’ose plus évoquer, qu’on tait comme les morts dont on porte encore le
deuil ? Cette « défaillance des branches mâles » n’a pas manqué de se continuer en lui et,
observe cruellement le narrateur, « peut-être fut-ce aussi pour combler ce vide-là que l’alcool
entra dans son corps et dans sa vie – avec la place qu’on sait, celle de la plénitude toujours
empruntée et toujours évanouie, la place tyrannique de l’or liquide qui dans les flancs de ses
bouteilles recèle autant de pères, de mères, d’épouses et de fils que l’on veut. Mais j’incline à
penser qu’il but aussi pour libérer sa volonté, fuir son amour pour une mère hélas
inoubliable » (p. 78).
Il y a moins d’alcool sans doute qui coule dans les « Vies des frères Bakroot ». Ni le
cadet Rémi, l’asocial, le braillard, le teigneux, ni l’aîné Roland, le dévoreur de livres prompt à
la bagarre, aucun de ces deux frères si différents que le narrateur côtoie au collège, n’en a le
vice dans la peau. Et pourtant l’étrange relation qui va s’instaurer entre l’aîné Roland et le
professeur de latin que les élèves surnomment Achille finit, elle aussi, dans les relents
d’alcool. Car ce lettré, cet érudit théâtral, trop à l’étroit dans son siècle et chahuté par tous,
s’est entiché de Roland, jusqu’à en devenir le mentor, l’ami, le père putatif, celui qui
accompagne son éducation, l’aiguille et l’aiguillonne dans l’aventure des livres, fût-ce, digne
père infantilisant toujours son fils, sans jamais le voir grandir, sans jamais se voir vieillir non
plus, soit sans jamais voir la nécessité de renouveler pour lui les nourritures spirituelles qu’il
lui propose. Mais la perruque de travers cache mal le crâne dégarni, mais l’épouse finit par
mourir, alors… « Les mauvaises langues, qui ont peu d’imagination, disaient qu’il s’était mis
à boire ; il est vrai qu’une fois, sur la place Bonnyaud, sous une pluie battante de nuit aigre
je l’ai vu débâclé sortir du café Saint-François, martialement descendre en gesticulant le
raidillon de la rue des Pommes, son imperméable trop vaste un peu batifolant dans son pas
qui ce jour-là essayait plutôt de la chansonnette que de l’alexandrin, et fulminer fièrement tel,
avec des effets de cape ou de macfarlane, dans le vent de la cuite, un Verlaine éméché. Mais
ces excès étaient rares et sûrement inessentiels : c’était un doux, il lui manquait ce grain de
violence que les pochards de vocation cultivent et font monstrueusement germer dans chaque
ivresse ; surtout, c’était le don qui l’émouvait, non pas le circuit fermé qui va de la main à la
bouche et qui dans ce tourniquet égoïstement s’exalte et se hait, mais la main qui s’ouvre vers
une autre qui prend » (p. 122).
La « Vie » suivante, celle du père Foucault, si elle ne comporte pas de tiers personnage
alcoolique, n’en est pas moins l’une des plus arrosées du livre : c’est que dans cette longue
cohorte de buveurs qui jouent des coudes au comptoir du recueil, le narrateur lui-même a pris
place, et comment.
Mais laissons-le pour l’instant s’y frayer violemment un chemin, et poursuivons notre
lecture transversale avec la « Vie de Georges Bandy », que le narrateur retrouve par hasard,
lors d’une cure à l’hôpital psychiatrique de La Ceylette. Car c’est bien lui, ce vieil homme
« méconnaissable », « empaysanné », « le visage était couperosé à l’extrême, sous une buée
l’œil s’absentait ; là-dedans, le regard était de la neige au fond d’un trou, lors du dégel »
(p. 181). Oui, c’est lui, cet ancien prêtre frondeur et fringant de l’époque du catéchisme, au
verbe haut et à la moto pétaradante, qui laissait alors derrière lui, dans la sulfureuse odeur de
ses sempiternelles cigarettes, des parfums de luxure que se jalousaient les paroissiennes. Mais
entre ces deux hommes que le hasard réunit des années après, nulle scène de reconnaissance,
nul aveu qui viendrait accuser les ravages du temps, lorsque par exemple ils se retrouvent au
café du village où l’abbé finit ses derniers verres : « à peine marchait-il avec la raideur des
ivrognes pour qui tout est gouffre et qui, funambules, feignent de n’en rien voir » (p. 196).
Deux insertions bibliques, à quelques lignes d’intervalle (respectivement p. 196 et 197),
permettent de mesurer l’écart entre les aspirations célestes de l’abbé et sa déchéance terrestre :
« Caeli enarrant gloriam Dei » (« Les cieux proclament la gloire de Dieu », Psaume 18), puis,
à peine plus bas, « La terre chancelle devant le Seigneur, comme un homme ivre » (Esaïe,
Chapitre 24, Verset 20). C’est qu’en effet, entre temps, le sublime idéalisé du divin a tourné
au grotesque titubant de l’ivrogne, et l’abbé, dernier tégument de ce qu’il fut lui-même, est
sorti du café, a enfourché sa moto et s’est pathétiquement écroulé, quelques mètres plus bas,
puis une seconde fois, encore un peu plus loin, ivre mort. Cruel constat du narrateur, devant
cette loque qui péniblement se relève : « Il ne s’était rien passé, sinon ce qui passe sur tous,
l’âge, le vieux temps. Lui n’avait pas beaucoup changé – simplement, il avait changé de
tactique ; il avait jadis en vain appelé la Grâce en montrant combien il était digne de la
recevoir […], dans son nid de mots purs, il attendait le divin oisillon. Aujourd’hui, il ne
croyait plus sans doute que la Grâce, docile et métonymique, atteignît un bel orant en
remontant la chaîne de ses justes mots tressés jusqu’au ciel, mais qu’au contraire elle
n’empruntait que le bond intense de la métaphore, la fulgurance railleuse de l’antiphrase : le
Fils était mort sur la croix. Nanti de cette évidence, Bandy, nul et pochard, quasi muet,
travaillait à s’abolir, il était le creux que comble un jour l’indicible Présence : les ivrognes
croient volontiers que Dieu, ou l’Ecrit, sont derrière le prochain comptoir » (p. 199). Un
ultime passage par La Ceylette apprendra par la suite la sinistre fin de l’abbé, après une
énième biture avec des ouvriers agricoles. « L’Hôtel des Touristes fermé, les libations
s’étaient poursuivies au presbytère ; les compagnons très ivres s’étaient séparés à la pointe
du jour, à grand bruit dans Saint-Rémy » (p. 211). On retrouvera son corps dans un bois
voisin, appuyé contre un hêtre4.
Inutile de s’attarder outre mesure sur les quelques ombres avinées qui reluquent
Claudette, nouvelle compagne, et nouvelle bouée de sauvetage du narrateur, lorsque celle-ci
vient l’attendre à la gare de Caen, une nuit, « en robe longue et fardée, offerte à la dure
convoitise des cheminots, au troupeau harassé d’hommes à l’œil brutal, aux mains avides et
noires, défaits par des travaux lointains et qu’insulte en retour, beauté fraîche parmi les
billets froissés et les troupiers ivres, le luxe d’une femme décolletée » (p. 224). Cette même
gare de Caen où elle le laissera quelque temps plus tard, où elle le rendra à cette cohorte
animale, le renverra, désillusionnée sur sa capacité à l’en sortir pour de bon, dans sa fange
d’alcoolique invétéré.
Dans la dernière « Vie » enfin, celle de « la petite morte », passent encore quelques
trognes : celle de Félix, le grand-père maternel, « investi de grandeur fugace, [qui] drainait
du bistrot la nouvelle absolue » (p. 231) ou d’Eugène, le grand-père paternel, « aviné et
doux » (p. 242) ; celle du père, aussi, « l’homme à l’œil de verre, l’homme créé faillible et
s’acceptant tel, l’énigmatique chef borgne de quelles légions d’oubli, qui peut-être vit encore
ou peut-être ne vit plus […] le chef borgne courtisait çà et là, mentait et pourtant l’aimait
sans doute [ma mère], buvait sec » (p. 237) ; celle de l’aïeul Léonard, « sa jument cagneuse et
infatigable [le ramenant] ivre d’une foire, et mon Dieu comme il est drôle, titubant sous sa
4
Pierre Michon a pris la peine de préciser que tous les noms propres des Vies minuscules sont réels, à
l’exception de celui de l’abbé Bandy « qui ne s’appelait pas Bandy, mais Brandy. Pour un alcoolique !... ».
« Quant aux frères Bakroot, leur vrai nom s’écrivait « -rodt ». Je ne sais pas pourquoi j’ai mis deux « o », ça
sonne plus flamand, mais j’avais bien dans l’oreille ce son de crotte quand j’ai écrit cette histoire, cette
pesanteur et cette disgrâce de ces deux malheureux ploucs… Ils ont existé. J’ai appris bien après que leur nom,
en flamand, veut dire “face rouge”, rougeaud. Parfait, donc », Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Albin
Michel, 2007, respectivement p. 82 et 304.
pelisse en poil de chèvre » (p. 238)… C’est que l’événement de la naissance de la petite
Madeleine, sœur aînée du narrateur qui mourra un an plus tard, est alors l’occasion d’une
généralisation qui touche au cœur de l’objet de cet article : car au moment de cette naissance,
écrit le narrateur, la mère « eut le temps peut-être d’apercevoir que les mâles sont sans force,
tout en poigne mais ne serrant là que le lointain, non les langes mais le nom, et que la chair
profondément les ennuie, la chair toujours agitée qu’ils observent pourtant et tentent bien
droitement d’aimer, tout empêtrés qu’ils sont dans la tâche d’ajuster le visible à leurs songes
et de cette adéquation faire une ivresse enfin, mais immanquablement dessoûlent, l’enfançon
pleure et la mère s’exaspère, ils sortent et tirent doucement la porte, sur le seuil dégrisés se
payent de pauvre jactance, olympiens et perdus regardent leur ciel et leurs bois, une fois
encore font l’ange, vont boire. » (p. 239).
Au terme de ce parcours éthylique lancé dans les pas mêmes de ces innombrables
buveurs, deux constats s’imposent : d’abord, chez Pierre Michon, l’alcool est une affaire
d’hommes ; ensuite, c’est essentiellement de vin dont on s’enivre ici. Une affaire d’hommes,
en effet. Qui se perpétue d’une génération à l’autre : « les hommes s’enfuyaient dans la
jactance et les bistrots, s’enfuyaient pour de bon. […] Ainsi tous ces vieux fils d’Adam
débarquèrent-ils à Marsac, et peut-être en même temps, titubants et navrés s’étreignirent,
gros velours contre gros velours » (p. 242). De ces cuites royales, les femmes sont exclues.
Aïeules, mère, ou même compagnes, toutes échappent à ce maudit atavisme mâle, se tiennent
à l’écart et observent, d’un œil souvent réprobateur (Clara, par exemple, la femme d’Eugène,
p. 84), parfois accusateur (ainsi de Claudette, ou encore de Marianne, d’abord « inquiète »
devant les excès du narrateur, puis « atterrée » devant la loque qu’il est devenu lors d’une
soirée de débauche, et enfin prise d’un tel « dégoût » qu’elle le quitte, successivement p. 138,
144 et 172)5. Quant à ce vin, épais vin rouge dont s’abreuvent les hommes, peut-on y lire
comme le breuvage même où se mélangent les époques, où communient/communiquent les
générations, le symptôme liquide de cette malédiction masculine, qui finit en outre par se
dégrader encore en alcool plus fort (whisky, gin, etc., on y reviendra), dans le verre du
narrateur, ultime avatar de cette piètre descendance ? Le fait est qu’avec le vin, Pierre Michon
retrouve une longue filiation mythologique, sociologique et bien sûr littéraire, qui tourne le
5
Jean-Pierre Richard suggère que chez Michon, les hommes n’ont « le choix qu’entre l’embourbement et la
viduité : ou bien rustres, patauds, lourds de glaise et de nature, ou bien êtres de fuite et de vertige, attachés à
l’abstraction du Nom. Les femmes échappent à cette dichotomie, peut-être à travers l’idée de chair, qui marie de
manière primitive en elles nature et pensée », Jean-Pierre Richard, Chemins de Michon, Verdier poche, 2008,
p. 19.
dos à des mythologies alcooliques probablement plus urbaines (celle, plus dix-neuviémiste,
des « bocks » estudiantins, ou de la « fée verte » de Rimbaud et Verlaine, par exemple6). Le
vin, en effet, inscrit ses buveurs dans la longue tradition bachique, dont il est l’attribut festif
essentiel. Viril, vertueux, ce vin coule également dans la pensée judéo-chrétienne, où, sang du
Christ, il est ritualisé avec le pain lors de l’eucharistie, moment sacrificiel et communiel de la
liturgie. Enfin, la consommation du vin s’enracine bien entendu dans une longue histoire
rurale et ouvrière qui fait, contre les cocktails des citadins lettrés, le terroir inculte et laborieux
des Vies minuscules.
Tout se passe donc comme si le vin réunissait dans une longue ivresse frénétique,
compulsive, perpétuellement ressassée à travers les âges, véritables Sisyphe du levage de
coude, les hommes de la généalogie Michon, trinquant par-delà l’histoire de leur propre
misère et de leur navrante finitude. De fait, le texte, d’une « vie » à l’autre, multiplie les effets
de retour, inexorables retours du même qui accusent, comme en une tragédie antique, cette
fatalité alcoolique. Ainsi, d’une beuverie à l’autre, c’est toujours la même immense
pochtronnade qui commence et recommence, la même pathétique histoire prise de hoquet
depuis la nuit des temps, et le texte ne se prive pas de souligner, au sein d’une même « vie »
mais aussi de l’une à l’autre, soit par-delà ce qui sépare des personnages qui ne se connaissent
pas, ne vivent pas même à la même époque, les nombreux effets d’homologies : Fiéfié dans
les bistrots rejouant inlassablement avec l’Amérique et Toussaint ce que jouait la mère avec
sa relique ; Toussaint pleurant l’autre, son fils Antoine, à la mort de Fiéfié ; Bandy buvant
« d’un trait, tenant le gros verre avec une ferme délicatesse, comme s’il était d’or » (p. 196),
au bar répétant donc inconsciemment les gestes sacrés des brillants offices célébrés dans sa
jeunesse, eux-mêmes réactualisation des gestes du Christ lors du dernier repas… L’histoire,
tiroir aux infinis doubles-fonds, est ainsi celle d’une déchéance, d’une décadence et, biture
après biture, d’un éternel retour du même, encore qu’on soit ici aux prises avec une version
très peu nietzschéenne de la « décadence »7, d’autant que c’est justement chez Michon la
faiblesse des personnages qui en dit leur profonde, leur émouvante humanité.
6
Il en est largement question dans Pierre Michon, Rimbaud le fils, Gallimard (1991), Folio, 1993.
On se souvient en effet que chez Nietzsche, le « décadent » est « la personnalité dont les instincts sont débilités
et rendus anarchiques, par défaillance du système régulateur qui garantit de l'unité du Soi, de sorte qu'elle est
obligée de s'appuyer sur sa conscience et sa raison, en se fabriquant, avec la discipline ascétique de la Morale,
un piteux ersatz de la souple intelligence adaptative des instincts. Le décadent est un infirme de l'instinct, qui
essaie de compenser ses manques par une hypertrophie de la logique et de la conscience du pur Devoir », Jean
Granier, Nietzsche (1982), coll. Que sais-je ?, PUF, 2004, p. 90. Il y aurait toute une réflexion à mener sur
l’influence de Nietzsche chez Pierre Michon, notamment autour de la question du surhomme et du nihilisme dont
l’alcool est l’un des symptômes ou, peut-être, l’une des techniques métamorphiques. En écho à cette diététique
du surhomme quoi qu’il en soit, cette question de Nietzsche, dans Ecce homo : « Comment au juste dois-tu te
nourrir pour atteindre au maximum de ta force, de la vertu au sens de la Renaissance, de la vertu garantie sans
7
Reste qu’il n’est pas difficile de comprendre où mène cette histoire itérative, ce
ressassement alcoolique. Ou plutôt, puisque sa circularité ne mène probablement nulle part,
pas difficile de comprendre quel en est le dernier avatar, l’ultime actualisation. Car au bout de
cette longue cohorte substitutive de poivrots pathétiques, c’est Pierre Michon lui-même qui
apparaît bien entendu. « Tu connais Pierrot » (p. 195) : Agnès Castiglione a déjà relevé cette
assertion furtive qui permet de nouer, dans les Vies minuscules, le pacte autobiographique8. Il
ne nous paraît pas anodin d’observer que cette scène d’aveu, de nomination « oblique », a
précisément lieu dans un bar, alors que le « père » Georges Bandy termine son verre et qu’il
ne reconnaît pas, ou feint de ne pas reconnaître, le narrateur devant lui.
Donc, Pierre Michon, s’il ne tait rien des cuites des autres personnages, ne tait rien non
plus des formidables bitures auxquelles il s’adonne plus souvent qu’à son tour. Initié en
quelque sorte par Eugène, avec lequel il renoue une fragile parentèle de comptoir (« nous
bûmes de nombreux petits verres, sur le zinc en vieux cuivre rutilant comme toutes choses de
ce jour d’été en ma mémoire ; et une obscure ivresse m’éblouit avec l’illustre soleil, au sortir
du bistrot », p. 85), il en poursuit l’épreuve après la mort des grands-parents : « Je sombrais ;
pour des raisons qu’on apprendra, j’accusais avec grandiloquence le monde entier de
m’avoir spolié, et parachevais son œuvre ; je brûlais mes vaisseaux, me noyais dans des flots
d’alcool que j’empoisonnais, y diluant des monceaux de pharmacopées enivrantes ; je
mourais ; j’étais vivant » (p. 90). Sa relation avec Marianne, dans la « Vie du père Foucault »,
est tout entière empuantie d’alcool, lorsqu’il raconte par le détail une longue soirée de
débauche, au sortir d’un restaurant en sa compagnie, qui termine par une violente bagarre
avec un matamore de comptoir, en lequel Michon ne manque pas de s’identifier (nouvel effet
de ce retour du même), et à qui il s’est mis en tête de ne pas laisser les coudées franches. Dès
lors, toutes les étapes de l’autobiographie de Michon, telle qu’on pourrait la résumer par
réfraction du récit de chacun des « vies » successives, s’avèrent indissociables du vice de
l’alcool, aggravé le cas échéant de drogues en tous genres. De retour chez sa mère après la
rupture avec Marianne, où il se montre, rivé à la page infertile, « grabataire ou de drogues
diverses [s’]exaltant mais toujours distrait au monde, indolent, furieux » (p. 161), puis
acceptant provisoirement un emploi dans une Maison de la Culture : « la promiscuité en
moraline ? », cité d’après Michel Onfray, La Sagesse tragique. Du bon usage de Nietzsche, Biblio essais, Le
Livre de Poche, 2006, p. 158.
8
Voir Agnès Castiglione, « Tu connais Pierrot : autoportrait de l’artiste », in Agnès Castiglione (textes
rassemblés par), Pierre Michon, L’écriture absolue, Actes du 1er colloque international Pierre Michon,
Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002.
laquelle il me fallait vivre avec de bons apôtres forts de leur mission civilisatrice et des
fonctionnaires à hobbies, dans une constante surenchère de créativité dévote, m’exaspérait.
En haut, on parlait de poésie et de désir, du plaisir ineffable qu'on prend, dit-on, à composer
des livres ; en bas, ayant trouvé la clef de la cave où étaient stockées les bières du petit bar
intérieur, je me saoulais sans vergogne » (p. 162). Les escapades à Lyon, Toulouse, Bourges,
ni même les visites de Marianne n’y peuvent rien changer. Lors de leur dernière entrevue, se
déroule une scène effroyable, qui met un point final à leur histoire : « j’étais alors au comble
de la disgrâce ; des barbituriques pris à longueur de jour s’ajoutaient à l’alcool ; vitreux, je
chancelais dès le matin, et avait à peine la force encore de balbutier pour la millième fois mes
poèmes fétiches ou, bavochant, des Abracadabras joyciens que les anges entendaient en riant
aux éclats et, invisibles, m’abandonnaient à mes limbes » (p. 171). Le narrateur se jette sur le
volant pour ne pas que Marianne évite un petit lapin qui s’est jeté dans les phares de sa
voiture : « je descendis et le ramassai : l’amusant cavaleur aux longues oreilles était ce poil
trempé, gluant ; il pantelait encore, je l’achevai dans la voiture avec mon poing » (p. 172).
Avec Claudette, qu’il rencontre ensuite dans un bar de Montparnasse, et qui se met en tête
d’offrir une rédemption à l’écrivain qu’elle croit voir en lui, l’alcool laisse place aux
amphétamines, qu’il ingurgite à triple ou quadruple dose, en douce, dans les cabinets : « la
jolie blonde n’était pas dupe de ce jeu de cache-cache d’où je revenais l’œil rieur et les mains
dures, honteux peut-être mais éclatant de vilaine gaieté » (p. 218). Mais la supercherie fait
bientôt long feu.
Il y a pire encore, car on n’en finirait pas en effet de repérer les nombreux aveux de
ressemblance entre tel personnage aviné et le narrateur lui-même : à propos d’André
Dufourneau, « mais parlant de lui, c’est de moi que je parle » (p. 19) ; d’Antoine, dont il
s’émeut d’être « dans cette longue théorie d’héritières […] le premier homme à posséder la
relique » (p. 36), lui qui, présenté dès sa naissance au « Petit Bœuf » dans le porche de
l’église, fut « comme moi […] conduit devant ces Lares » (p. 38) ; d’Eugène, mort dans une
totale indifférence, « comme un chien ; et la pensée me réconforte, que je ne mourrai pas
autrement » (p. 88) ; du Père Foucault, du fin fond de son illettrisme « plus écrivain que moi »
(p. 158)… Parfois, cette homologie passe par le truchement de tiers auteurs, Faulkner ou
Rimbaud le plus souvent, dont on sait précisément l’importance pour Michon, illustres
intercesseurs qui jouent le rôle de relais identitaires, tout en incarnant eux aussi, quelque part
entre le livre et la vie, une nouvelle manifestation de cette répétition infinie. Ainsi d’André
Dufourneau, explicitement assimilé à « un portrait du jeune Faulkner » (p. 23), ou d’Antoine
Peluchet, que d’abord, et parmi bien d’autres hypothèses, le narrateur suppose « sobre
surnaturellement » en Amérique (p. 55), empruntant ainsi sans le nommer deux mots du
poème « L’impossible » de Rimbaud9, avant de l’assimiler directement à la légende
rimbaldienne, car comme Rimbaud, « il avait tout, presque, pour être un auteur intraitable :
l’enfance aimée et rompue désastreusement, l’orgueil féroce, un saint patron obscurément
inflexible, quelques lectures jalouses et canoniques, Mallarmé et combien d’autres pour
contemporains, le bannissement et le père refusé ; et qu’il s’en fallût comme d’habitude d’un
cheveu, je veux dire d’une autre enfance, plus citadine ou aisée, nourrie de romans anglais et
de salons impressionnistes où une belle-mère tient dans sa mère gantée la vôtre, pour que le
nom d’Antoine Peluchet résonnât dans nos mémoires comme celui d’Arthur Rimbaud »
(p. 61). Et le « je » narrateur n’en finit pas lui-même de s’en remettre à ces mêmes
intercesseurs, de se regarder dans leur œuvre qu’il cite à loisir, de faire semblant de se
reconnaître dans leur verbe, d’affecter très ostensiblement l’écriture du palimpseste à l’égard
de leurs œuvres respectives, comme pour tenter de hisser désespérément la sienne à pareille
hauteur. Effet de cette « théorie de la bouture », dont parle Jean-Pierre Richard10. Encore les
hoquets ivres de l’histoire, lorsque, ivre mort, incapable d’écrire, il en vient à préférer par
exemple « la reprise des “chemins d’ici, chargés de mon vice” » (p. 138, emprunt à
« Mauvais sang », dans Une saison en enfer11), ou encore plus bas, ivre mort à nouveau, et à
nouveau incapable d’écrire, le narrateur avoue que « singeant “l’affreux rire de l’idiot”,[il se
livrait], mensonge encore, aux mille simulacres du trépas » (p. 158, emprunt au prologue
d’Une saison en enfer12), ou enfin lorsqu’apparaît, fugitive et tragique, derrière le souvenir de
sa petite sœur décédée, l’image rimbaldienne de « la petite morte, derrière les rosiers »
(p. 245, emprunt à « Enfance », dans les Illuminations13). Autant d’états-limites, hallucinés,
où sa conscience rejoint celle, transhistorique, anhistorique, de tous ces buveurs indécrottables
et de leur communauté alcoolique : « Mon ébriété de tout à l’heure n’était plus que pesante
cuite, de celles qui aplanissent toute caractéristique individuelle au profit d’une métaphysique
sombre commune à tous les hommes, et que j’avais vue transformer en maugréeuses toupies
les ouvriers agricoles, à Mourioux, le dimanche soir » (p. 143).
9
« Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé
que le meilleur des mendiants, fier de n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était. – Et je m’en aperçois
seulement ! », Arthur Rimbaud, « L’Impossible », Une saison en enfer, in Poésies, Le Livre de Poche, 1984,
p. 145.
10
Jean-Pierre Richard, Chemins de Michon, Verdier poche, 2008, p. 58. Cette idée de la « bouture » provient
bien entendu de Rimbaud le fils, où l’on voit Rimbaud la quémander à Banville. Jean-Pierre Richard établit un
parallèle avec Michon, demandant pour sa part la « bouture » à Rimbaud.
11
« Mauvais sang », Ibid., p. 128.
12
Ibid., p. 125.
13
« Enfance », Ibid., p. 163.
D’où vient, dès lors, cette fameuse « métaphysique » ? De quel fond ineffable tire-telle son essence ? Il semble que dans l’immense noria des buveurs invétérés qu’on croise chez
Michon, l’abus d’alcool indique toujours, et toujours avec quelle cruauté, une même douleur
qui ne sait pas s’exprimer autrement : celle de l’Absence. Absence constitutivement liée ici à
la Paternité, à la filiation paternelle au sens d’une relation que la biologie ne suffit pas à
constituer, relation toujours sujette à caution donc, au contraire de la relation ombilicale à la
mère. André, Antoine, Fiéfié, Roland, « Pierrot »… Autant de fils perdus, aux pères absents
ou improbables, fussent-ils pères de substitution ou, avec la déchéance de l’abbé Bandy, père
céleste14. Voilà donc, tragiquement, ce qui n’en finit pas de revenir et que l’alcool trahit ou
compense : le Manque. Voilà donc la « spoliation » première que le narrateur ne cesse
d’accuser, et qui l’incite irrémédiablement à prendre sa place aux comptoirs successifs. Car
l’ivresse, navrante farce à laquelle l’alcoolique prête sa logorrhée improvisée, est ce qui
permet de jouer la tragédie de ce Manque. Elle est le mode électif de suscitation de l’Absent
que le Manque s’est choisi, et en un sens, elle seule soudain sait en dire paradoxalement
l’indicible présence. Il faudrait reprendre ici les innombrables allusions théâtrales, et
notamment shakespeariennes (Eugène et « sa trogne enluminée et navrée à la fois – plus que
de clown, de Roi Lear après les débâcles », p. 75 ; Hamlet p. 90, devant le tombeau des
grands-parents ; « la risible illusion de composer Ajax ivre ou Penthée quand j’étais un
maigre Falstaff » jouant sa pièce devant Marianne, « public fidèle et las », p. 170…), qui
jalonnent les récits d’ivresse des Vies minuscules. Cette perpétuelle répétition du même est
une sinistre farce aux comédiens avinés, qui se rejoue sans cesse, et qui se rejouant, parvient
pourtant, ironie tragique, à une certaine vérité de la révélation, dans l’instant de l’alcool. Ainsi
par exemple avec Fiéfié, la face « bouffonne et pathétique », en proie à un « public » hilare
qui le relance de ses quolibets : « Les grands rires éclatant soudain le suffoquaient et, comme
là-bas sous le bâton des argousins, le petit Antoine pieds et poings liés était jeté là, dans le
bistrot » (p. 62-63). Ainsi encore avec Eugène, qui meurt, à la fin des années soixante dix,
dans l’indifférence totale du narrateur, alors occupé sur une scène « où des enfants
romanesques jouaient au malheur (et pour certains, qui le sauraient plus tard, jouaient de
malheur) » à tenir « un premier rôle » : « et sans doute, grimé en Brutus, déclamais-je le plus
14
Une précision importante, à ce sujet : « L’absence du père, je l’ai instaurée comme ce que Barthes appelle un
biographème fonctionnel. Oui, cette absence fait marcher mes textes, mais je l’ai peut-être forgée pour dérober,
ou figurer, autre chose. Je ne suis plus sûr d’avoir, comme on dit, souffert de l’absence de mon père. Mon père
doit être un leurre, le grand nom que j’ai donné à l’absence. Le il dans son inhumaine perfection », Pierre
Michon, Le roi vient quand il veut, Albin Michel, 2007, p. 40.
sérieusement du monde des poncifs libertaires, le jour où s’engorgea le sang du vieux clown,
lui fit un masque triomphant et plus cramoisi que jamais, plus vineux dans l’ivresse de la
mort qui est celle des mille vins, et enfin reflua à son cœur après l’inimitable prestation de
l’agonie » (p. 88). Passons, évidemment, sur le hasard éloquent du rôle : Brutus. Cette
théâtralité alcoolique et la vérité ainsi suscitée culminent probablement avec Aimé, le père,
qu’une « vague parente » évoque un jour, dans un café de Mazirat, lors d’un ultime retour
après la mort des grands-parents : « de ce que dit cette femme, de parole et de mise vulgaires,
j’ai retenu ceci : mon père, à l’entendre, était parvenu à l’ultime degré de l’alcoolisme et,
disait-on, se droguait. Nul n’entendit le rire terrifié qui secoua mon seul esprit : l’Absent était
là, il habitait mon corps défait, ses mains agrippaient la table avec les miennes, il tressaillait
en moi d’enfin m’y rencontrer ; c’était lui qui se levait et allait vomir » (p. 91).
Et si l’alcool, l’instant suspendu de l’ivresse, ne suffit pas, il y faut alors la littérature,
l’écriture de cet instant. Certes, le constat du lendemain de cuite est souvent amer : « La
mémoire ne peut fidèlement restituer les épais caprices de l’ivresse, et se lasse à s’y efforcer »
(p. 143). Pour autant, c’est cet effort, cette tension, cette tentative de restituer ces élans où le
verbe se confronte à l’absence, va jusqu’à risquer sa propre perte, qui singularise
probablement la poétique michonienne. Oui, « l’écrivain [est] une espèce plus avide de se
perdre que l’explorateur » (p. 22). Avide ? Forçons l’étymologie : préfixe privatif, qui nie le
vide ?... Chaque récit de biture est en effet pour le narrateur l’occasion d’une réflexion sur la
question du langage et de l’écriture. Entre logorrhée et aphasie, l’alcool offre au buveur une
de ces lucidités secondes qui seules sont l’apanage des sages (Rabelais et l’oracle de la « dive
bouteille ») et des grands chamans15. Il convoque la langue, la défie, la noie, la déverse,
l’épuise. On repèrerait ainsi chez Michon deux tensions inverses et parfois simultanées, qui
disent dans ces moments, son rapport extrême aux mots16. On assiste bien d’une part à une
libération du langage, à un emballement des mots fusant soudain, vifs et précis, déployant
15
Michel Beaujour précise cependant que « l’emprise de la théorie telquellienne si calamiteuse, évita néanmoins
à Michon (ou à son protagoniste des Vies minuscules) une erreur vulgaire, à laquelle il fut peut-être sur le point
de succomber vers 1970, l’erreur qui aurait consisté à faire, comme les Beat poets américains, de l’alcool, des
narcotiques et autres amphétamines, dont il abusait alors, la version pharmacologique et moderne de la mania
ou furor poeticus des néoplatonistes de la Renaissance, ou bien le substitut de l’extase ascétique. Heureusement
rien n’est plus contraire à la Théorie – qui dans sa phase hyper marxiste, parlait constamment de production et
de travail – que le recours à une fureur exogène, fût-elle d’origine chimique », Michel Beaujour, « Poétologies
de Michon », in Agnès Castiglione (textes rassemblés par), Pierre Michon, L’écriture absolue, Actes du 1er
colloque international Pierre Michon, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002, p. 198.
16
En écho, cette observation de Pierre Michon, à propos des alcooliques : « C’est vraiment de l’homme tout pur,
dans ses deux pulsions, qui se suivent souvent avec la plus grande rapidité. Vous êtes dans un bar, ils vous
insultent, puis ils vous embrassent. Je ne vois rien là de déplorable. C’est de l’homme superlatif », Pierre
Michon, Le roi vient quand il veut, Albin Michel, 2007, p. 93.
toute leur luxuriance lexicale, toute leur souplesse syntaxique. Mais cette libération bute
contre le vide, le manque, l’incapacité à atteindre réellement la littérature, pour de bon et en
plein cœur : elle révèle l’affectation de la pose, trahit l’imposture. De ce double mouvement,
une question posée lors de la soirée avec Marianne est particulièrement révélatrice : « ma
langue ne pouvait plus même maîtriser les mots, comment pourrais-je jamais les écrire ? […]
s’il fallait mourir sans en avoir écrit, que ce fût dans la plus stupide exubérance, la caricature
des niaises fonctions vitales, l’ivresse » (p. 138). La confrontation avec le matamore de
comptoir participe très précisément de cette dynamique où, en pleine cuite, la maîtrise la plus
docte achoppe dans l’inutile : « pas une de ses fautes de langue en effet qu’exclamativement je
ne corrigeasse, avec des rengorgements de pion ; pas une de ses phrases inachevées qui ne
fût par moi bouclée dans un sens lourdement cynique […] j’étais ivre sans doute, et ma
parole avait pris le tour approprié, pâteusement intempestif et qui se croit souverain ;
cependant, je frappais juste » (p. 140, on appréciera bien sûr les imparfaits du subjonctifs, par
exemple, parfaitement saugrenus en la circonstance, ou encore la méticulosité adverbiale
surjouée). Idem, devant cet autre alter ego qu’est le père Foucault : « et puisque ma vie n’était
pas un verbier, puisque toujours m’échappait la lettre dont j’eusse voulu des pieds à la tête
être constitué, je mentais donc en me voulant écrivain ; et je châtiais mon imposture,
pulvérisais mon peu de mots dans l’incohérence de l’ivresse, aspirais au mutisme ou à la
folie, et singeant « l’affreux rire de l’idiot », me livrais, mensonge encore, aux mille
simulacres du trépas » (p. 158). C’est ainsi toute la dimension janséniste de Michon que
l’alcool met à jour, et dont la fortune et l’infortune mêlées s’expriment en contexte par deux
séries de réseaux lexicaux. Soit en effet l’écriture est vécue comme une Grâce, une Élection –
les termes sont récurrents17 – à la recherche de laquelle l’auteur n’en finit pas de s’abîmer,
verre après verre. Soit elle est dite en termes monarchiques, et le langage expose alors à une
souveraineté de pacotille18 ou au contraire, permet d’espérer enfin la pleine souveraineté de la
17
Par exemple : « j’étais depuis plusieurs mois chez ma mère, aspirant sottement à la grâce de l’Ecrit et ne la
recevant pas : grabataire ou de drogues diverses m’exaltant mais toujours distrait au monde, indolent, furieux,
et une hébétude forcenée me rivant à la page infertile sans qu’il me fût besoin d’écrire un seul mot » (p. 161).
Ou encore : « A Mourioux, mon enfer changea ; c’est à celui-ci que je me suis tenu désormais. […] Des livres
m’entouraient, bienveillants et recueillis, qui allaient intercéder en ma faveur ; la Grâce ne saurait assurément
résister à un si bon vouloir ; je la préparais par tant de macérations (n’étais-je pas pauvre, méprisable,
détruisant ma santé en excitants de tous ordres ?), tant de prières (ne lisais-je pas tout ce qui se peut lire ?), tant
de postures (n’avais-je pas l’air d’un écrivain, son imperceptible uniforme ?), tant d’Imitations picaresques de
la vie des Grands Auteurs, qu’elle ne pourrait tarder à venir » (p. 165)
18
Fiéfié, parmi de nombreux autres exemples : « sûrement le règne dominical de Fiéfié, ce trône de paille
obscure et ce sceptre d’ivresse, cette royauté grandiloquente dédiée aux araignées, outragée de seaux d’eau et
de noirceurs d’enfants, devint-il un inimaginable règne sur un seul et pauvre mot » (p. 55) ; ou le narrateur luimême : « Les amphétamines me brisaient ; mais je pense aujourd’hui, avec un serrement de cœur et un regret de
femme jadis mienne et que je n’aurai plus, que je leur dois les instants du bonheur le plus pur, et en quelque
littérature, celle où règnent sans partage les Faulkner, Rimbaud ou ce « grand auteur » qu’est
Bataille (p. 138)19.
Voilà, en quelque sorte, et pour finir, ce qui distingue Pierre Michon de la longue
cohorte des buveurs auxquels il ne cesse pourtant de s’identifier. Lui ne renonce pas, n’a pas
renoncé, et cherche encore par la littérature, ce « mécanisme d’ivresse »20, l’espoir de conjurer
l’Absence. S’il faut en croire Jean-Pierre Richard, chacune des « vies » se détache, nature
cherchant une culture, du milieu d’origine où elle est embourbée, rompt, de façon plus ou
moins violente, avec la fatalité dans laquelle elle est inscrite : « un hiatus, souvent presque
insensible, sépare quelqu’un de son enveloppement premier (sa boue, son huile, sa glycine…)
pour l’ouvrir à une altérité »21. C’est alors peut-être que, de cette tentative hors de la
malédiction des mâles, de ce pas, même titubant, fait de côté dans la longue tragédie filiale, et
en direction de l’écriture, le glissement des alcools, depuis le vin paysan et ouvrier dont on a
parlé vers la bière, le Martini, le gin-fizz ou telle « verveine de Velay, liqueur de moines qui
est verte comme une fontaine de Chassériau » (p. 138) ne serait peut-être pas chez Pierre
Michon l’indice le moins étrange, ni pour tout dire, le moins « minuscule ».
Frédéric Aribit
sorte littéraire. En ayant pris, j’étais impeccablement seul ; j’étais roi d’un peuple de mots, leur esclave et leur
pair ; j’étais présent ; le monde s’absentait, les vols noirs du concept recouvraient tout ; alors, sur ces ruines de
mica radieuses de mille soleils, mon écriture postiche, virtuelle et souveraine, spectrale mais seule survivante,
planait et plongeait, déroulant une interminable bandelette dont j’emmaillotais le cadavre du monde » (p. 220).
19
Le nom de Bataille apparaît en effet de manière oblique, lorsque le narrateur évoque « le Gilles de Rais », en
réalité Le Procès de Gilles de Rais, publié par Bataille en 1959, ouvrage consacré au légendaire criminel, luimême orphelin de père (tout comme Bataille, et bien sûr Rimbaud) et, assure Bataille, qui « se rêvait personnage
souverain », Georges Bataille, Le Procès de Gilles de Rais, OC X, Gallimard, 1987, p. 278. On sait par ailleurs
bien sûr l’importance de l’idée de « souveraineté » chez Bataille. Observons en outre que ce sont exactement ces
mêmes mots de « Grand Auteur » (avec majuscules) qui apparaissent lorsque Michon, gavé d’amphétamines
chez Claudette, prend la pose d’écrivain devant elle : « Qu’avais-je à faire de ces sottises, moi qu’un peu de
poudre blanche consacrait quotidiennement Grand Auteur ? » (p. 218)
20
Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Albin Michel, 2007, p. 78. Le thème de l’ivresse est récurrent dans
cet ouvrage pour évoquer l’activité de l’écriture.
21
Jean-Pierre Richard, Chemins de Michon, Verdier poche, 2008, p. 13.
Bibliographie indicative
- Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard (1984), Folio, 1996.
- ___, Rimbaud le fils, Gallimard (1991), Folio, 1993.
- ___, Le roi vient quand il veut, Albin Michel, 2007.
- Agnès Castiglione (textes rassemblés par), Pierre Michon, L’écriture absolue, Actes du 1er
colloque international Pierre Michon, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002.
- Jean-Pierre Richard, Chemins de Michon, Verdier poche, 2008.
- Dominique Viart commente Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard, Foliothèque, 2004.
Résumé
« En haut, on parlait de poésie et de désir, du plaisir ineffable qu'on prend, dit-on, à
composer des livres ; en bas, ayant trouvé la clef de la cave où étaient stockées les bières du
petit bar intérieur, je me saoulais sans vergogne. »
Ainsi, les Vies minuscules de Pierre Michon s’abîment-elles aussi, bien en dessous du
« plaisir ineffable » qu’il y a à les écrire, à les lire, dans l’alcool effréné, quasi-sacralisé.
Passion viciée. Ce risque de l’auto-destruction, cette perte ultime et fondatrice, hantent en
effet constamment les livres de Michon, et celui-ci tout particulièrement, des personnages
qu’on y croise, à l’auteur qu’on devine par réfraction. Ils instaurent en outre, de l’œuvre à la
vie, un précipice dangereux au fond duquel Michon trinque probablement avec Rimbaud,
Faulkner, voire Bataille. Entre logorrhée et aphasie éthylique, chacune de ces cuites
« royales » révèle un rapport complexe à la langue et à ces mots vomis ou empêchés, et finit
même peut-être par dessiner, dans ce dévoiement de fond de caniveau, l’extrême singularité
de la poétique michonienne.
Cet article suit le « parcours éthylique » des Vies minuscules de Pierre Michon. Tracé
sinueux, non linéaire, qui révèle peut-être, comme on se découvre parfois dans l’être
débauché qui cuve encore sa nuit, un de ces points obscurs et capiteux où l’écriture et la vie
mélangent leurs alcools.
Auteur
Docteur ès-Lettres, Frédéric Aribit a soutenu fin 2006 une thèse sur la question de la
confrontation entre André Breton et Georges Bataille au Centre de Recherches Poétiques et
d’Histoire Littéraire de l’Université de Pau. Après un travail sur Annie Le Brun, également
entrepris sous la direction de Jean-Yves Pouilloux, il continue à interroger le surréalisme dans
ses dimensions historiques, philosophiques, politiques et esthétiques, ainsi que les formes de
sa survivance contemporaine. Chargé de cours à l’Université de Pau, il enseigne actuellement
à l’EABJM (Paris). Il a publié plusieurs articles sur Georges Bataille, André Breton, Annie Le
Brun, à l’étranger (Roumanie, Grèce…) et en France.
[email protected]