Quatre poètes dans l`Europe monde : Yves Bonnefoy, Michel
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Quatre poètes dans l`Europe monde : Yves Bonnefoy, Michel
GÁBOR FÖRKÖLI Quatre poètes dans l’Europe monde : Yves Bonnefoy, Michel Deguy, Márton Kalász, Wulf Kirsten Sous la direction de Stéphane Michaud, Paris, Klincksieck, 2009, 240. Les actes de colloque Quatre poètes dans l’Europe monde s’organisent autour de l’œuvre de quatre auteurs contemporains considérés comme poètes majeurs de l’Occident et de l’Europe de l’Est, dit postsoviétique : les Français Yves Bonnefoy et Michel Deguy, le Hongrois Márton Kalász et l’Allemand Wulf Kirsten. La présence de ces quatre poètes dans le même ouvrage ne va pas de soi. Tandis que Bonnefoy et Deguy sont, de l’avis de tous, deux doyens de la poésie française, la présence de Kalász dans la conscience littéraire de Hongrie est loin d’être évidente aujourd’hui. En revanche, il bénéficie d’une reconnaissance en Allemagne où il dirigeait des instituts culturels hongrois à Berlin et à Stuttgart pendant des années, et son rôle médiateur n’est pas négligeable en tant que traducteur de la poésie allemande du XXe siècle, et ce fait-là l’approche de Bonnefoy et de Deguy, traducteurs et rédacteurs importants en France. Le choix qui est tombé sur Márton Kalász répond donc à une exigence de politique culturelle. Kalász et Kirsten, né à Weimar en R.D.A., sont issus d’un espace politicoculturel qui a été longtemps marqué par une coupure radicale qu’un régime oppressif avait instaurée en empéchant les échanges libres des idées. Ce n’est rien d’autre qu’une intention explicite de réunir culturellement l’Europe, déchirée par des désastres historiques, qui, en 2007 à Paris, a convoqué le colloque organisé par Stéphane Michaud avec la participation de chercheurs français, allemands, hongrois et avec celle des quatre poètes. Sans doute les auteurs du livre ont-ils bien profité de cette occasion pour présenter la littérature originaire de l’Europe postsocialiste devant le prestigieux public de Bonnefoy, mais il reste à faire quelques remarques concernant les buts et les modalités de ce colloque. Tout d’abord, il faut avouer tout simplement que l’insistance des participants sur l’idée européenne, quelque justifiée qu’elle soit, devient de Revue d’Études Françaises No 15 (2010) temps en temps ennuyeuse dans le livre. Quelques chercheurs, d’ailleurs excellents, font d’énormes efforts pour rester au sujet du colloque, et ils ont recours trop souvent aux tropes d’ordre idéologique aux dépens de l’analyse profonde des poèmes. Dans le présent livre, on met exagérément en relief le simple fait que la poésie ne connaît pas de frontières. Dans cette intention, les auteurs semblent quelques fois abuser de la notion d’intertextualité. Gerhard R. Kaiser p. e., dans son étude « Wulf Kirsten et la poésie européenne et mondiale », retrace les rapports intertextuels à travers desquels « le poème de Kirsten communique avec la poésie mondiale » (89). On accepte ce propos solennel avec quelques réserves : peut-il y avoir une poésie purement nationale sans lien avec une culture internationale, sans expérience de l’étrangeté et de l’altérité ? Mais un défaut plus grave dans la présentation des deux poètes de l’ancien bloc socialiste se manifeste : la manière, dont les intervenants esquissent la situation du poète face à un régime antidémocratique dans une relation bipolaire, simplifie les interactions entre le pouvoir, la création artistique et les institutions culturelles. Judit Maár, à propos de Márton Kalász, ne parle que des contraintes du réalisme socialiste et de l’idéologie internationaliste contre lesquelles l’identité nationale et personnelle du poète se heurte ; un tableau qui devrait être peaufiné, car la plus grande partie de l’œuvre de Kalász ne s’ébauche qu’après la déstalinisation de la littérature. Robert Davreu, dans sa communication sur le rôle de la traduction, considère le XXe siècle comme l’âge du totalitarisme (au sens que Hannah Arendt a défini), et dans la mesure où le totalitarisme est l’héritage le plus lourd de notre ère, il a raison. Mais si l’on veut comprendre les conditions de la création poétique dans la deuxième moitié du dernier siècle, il ne suffit pas de décrire la poésie comme une forme de résistance héroïque face aux forces du mal, mais il faut également traiter les compromis entre culture et pouvoir, ainsi que le parler codé dans le langage poétique de l’Europe de l’Est des années 60-70-80 où la frontière entre le courage de l’expression et l’opportunisme ne se voyait pas nettement. Le présent colloque doit aux lecteurs cette tâche. Le véritable sujet du livre Quatre poètes... est la traduction. Comme Stéphane Michaud, traducteur français de Kirsten aussi, constate, la traduction est interprétée par les participants du colloque de deux manières différentes : en 250 GÁBOR FÖRKÖLI : Quatre poètes dans l’Europe monde… tant qu’artisan d’une Europe intellectuelle et en tant que problème de toute création littéraire. Michaud, Davreu et Bonnefoy affirment que la traduction n’est pas seulement un supplément aux littératures nationales, mais elle touche la racine de la poésie qui a pour obligation la lutte constante contre l’autosuffisance de la langue. Faire de la poésie c’est se rendre compte des bornes du langage ; la traduction nous aide à prendre conscience des limites et des différences des langues nationales. Peut-être la conception de traduction de Michel Deguy est-elle la plus radicale. Comme Martin Rueff le démontre dans son écrit « Michel Deguy : le poème de la fidelité », la traduction est selon Deguy un processus herméneutique et un travail de mémoire qui exige non seulement la transformation du sens d’un texte mais encore celle du traducteur. La médiation entre les cultures européennes s’avère prépondérante dans la réception de la poésie. Kirsten lui-même raconte dans le livre comment il a découvert l’avant-garde à l’aide des lectures françaises, roumaines et hongroises. D’autres abordent la traduction dans un sens beaucoup plus concret. Ildikó Józan présente la survivance de la tradition classique (celle de la revue Nyugat) dans la réception et la traduction hongroises d’Yves Bonnefoy et de Michel Deguy. Dans le livre, nombreuses sont les références à des auteurs et à des forums culturels non-francophones. Les auteurs du livre (non seulement les deux Hongroises) mentionnent à plusieurs reprises les revues Nyugat et Nagyvilág, ainsi que plusieurs traducteurs et écrivains hongrois. (Malheureusement, il y a beaucoup à redire sur l’orthographe des noms hongrois. En plus, l’« Index des noms » confond le nom et le prénom d’Attila József, et le grand traducteur de Proust s’appelerait György Gyergyai, etc.) De ce point de vue-là, la présentation de Márton Kalász par Judit Maár est un véritable succès : l’auteur arrive à faire dans une courte intervention un tableau complet de l’œuvre, et les citations riches permettent de connaître les différentes périodes de Kalász. Certains auteurs de ce livre saisissent le sujet de l’identité européenne à travers la poésie de paysage. En premier lieu, l’œuvre de Wulf Kirsten sert d’exemple. Edoardo Costadura explique comment, en Allemagne et spécialement chez Kirsten, la poésie de nature traditionelle des Lumières et du Romantisme a glissé en poésie moderne d’un paysage habité par l’homme qui y laisse ses traces ; Jan Volker Röhnert compare d’une façon inventive la notion 251 Revue d’Études Françaises No 15 (2010) de « Heimat » de Kirsten à l’expérience de ville moderne que l’on trouve chez Deguy. L’apport du livre dans les échanges littéraires est important, et nous, Hongrois, pouvons être satisfaits de la présence de la littérature hongroise dans ces actes de colloque dirigés par Stéphane Michaud. L’euphorie de la rencontre internationale dans une Europe réunie cèdera bientôt la place à l’analyse précise et stricte qui caractérise déjà les meilleures études de ce recueil. La traduction et l’identité sont les sujets majeurs du livre Quatre poètes... qui introduit deux auteurs d’Europe centrale dans l’espace littéraire francophone avec succès, mais qui ne réussit pas à sortir des clichés en traitant les conditions de la littérature dans les décennies de dictature en Europe du Centre-Est. _________________________ GÁBOR FÖRKÖLI Université Eötvös Loránd de Budapest Courriel : [email protected] 252