Thse Lyon 2 - Spire
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Thse Lyon 2 - Spire
Institut d'Etudes Politiques de Paris ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO Programme de Science Politique des relations internationales Centre d'Etudes et de Recherches Internationales Controverse socio-technique autour des barrages danubiens Gabčíkovo-Nagymaros, 1977-2004 (Hongrie/Slovaquie). Etude microsociologique des relations internationales. Marion Marmorat Thèse dirigée par Bertrand Badie, Professeur des Universités Soutenue le 21 décembre 2006 Avant propos Notre thèse ne suivant pas un schéma classique, une introduction spécifique s'impose. Il ne s'agit pas d'une monographie détaillée d'une affaire exotique au nom difficilement prononçable [gābchikovo-Nādjmāros] 1 car moitié slovaque, moitié hongrois. Notre ambition n'est pas d'exposer toutes les caractéristiques atypiques d'une région que seule une poignée de spécialistes connaîtrait vraiment. Cette controverse qui associe enjeu local et dimension internationale, est pour nous un exemple représentatif de problématiques plus générales ainsi qu’un champ d’application privilégié pour appréhender la recomposition des savoirs, des principes et des pratiques de l’ordre international contemporain. C’est enfin une porte d’entrée pour aborder des grands questionnements de sciences sociales et dégager une boîte à outils conceptuels utiles pour comprendre et décrire les questions liées au transnationalisme et à la contestation sociale, la mondialisation et les grands enjeux planétaires liés à l’environnement. Aussi, plutôt que d'organiser la thèse autour la démarche d'une recherche dont l'axe principal est la question "Qui gouverne ?". Notre regard se porte prioritairement sur les acteurs, sur les processus et les interactions avec l’ambition de contribuer à la réconciliation des niveaux macro et microsociologique en science politique. Nous vous proposons donc de suivre le parcours de notre réflexion qui s'est rapprochée de l'épistémologie, motivée en cela par des interrogations théoriques et méthodologiques. Nous présentons tout d'abord dans le chapitre introductif notre ancrage dans la sociologie des relations internationales et notre position face aux études consacrées à l'aire politique esteuropéenne et à la rupture de 1989. Nous y développons les principales problématiques de départ que sont les concepts de société civile, de transnationalisme, d'intégration régionale, ainsi que les thématiques plus spécifiques de l'environnement, de l'eau, des grands barrages qui sont au cœur même de notre étude. L'idée est d'engager la réflexion sur la méthodologie et la dimension théorique de la science politique tout en dégageant les fils conducteurs qui vont nous mener progressivement à l'étude microsociologique de notre étude de cas. Nous concluons ce chapitre en présentant la controverse Gabčíkovo-Nagymaros -de 1977, date de 1 Prononcer [ā] comme le [o] du "not" anglais. Prononcer le [gy] de Nagymaros comme le "d" de "dune" en anglais. A signaler que les Hongrois parlent de Bős [Beuch]-Nagymaros suivant la toponymie hongroise de cette région slovaque. 6 conclusion du traité inter-étatique, jusqu’en 2004, année de l'entrée de la Hongrie et de la République de Slovaquie dans l'Union européenne- et les enjeux spécifiques de ce sujet. La première partie intitulée "état de l'art appliqué" propose une lecture critique comparée de plusieurs ouvrages et thématiques de recherche à la lumière des parcours académiques d’universitaires d'horizons disciplinaires différents. L'idée est de différencier les démarches méthodologiques des présupposés théoriques, de manière à dégager les angles d'approche et les outils conceptuels les plus pertinents de travaux de relations internationales, de sociologie politique, des politiques publiques, d'anthropologie et de géographie. Nous procédons ensuite selon la même démarche à l'état du sujet, qui consiste à présenter ce qui a été écrit sur les barrages hungaro-slovaques, par qui et pourquoi, dans le but d'affiner la grille de lecture. La deuxième partie est consacrée à l'application de cet agenda de recherche. Dans un premier temps, des descriptifs présentent ses dimensions techniques, environnementales et économiques de manière à replacer le sujet dans une dimension historique en révélant la dynamique propre de la controverse. Nous procédons dans un deuxième temps à l'étude microsociologique en tant que telle, articulée autour de trois "catégories" d'acteurs. L’attention est portée sur les discours, les pratiques et les parcours d’acteurs de manière à décrire les formes d’activisme, de comprendre qui se cache derrière la revendication de légitimité scientifique ou d’expertise environnementale, derrière la représentation idéalisée de la société civile, de cerner les changements d’identité, l’entremêlement des niveaux locaux, nationaux et internationaux, le dynamisme des relations entre autorités et protestataires. Nous concluons en reprenant les trois aspects, empirique, méthodologique et théorique développés tout au long de la recherche : premièrement en actualisant le sujet, deuxièmement en proposant l’entrée des controverses socio-techniques développés par les sociologues des sciences comme un cadre de résolution possible de l’affaire et troisièmement en ouvrant la recherche dans une perspective macrosociologique de l’analyse du système international sur l’Europe et les études européennes. Remerciements Si l'exercice est formel, l'occasion reste inespérée de pouvoir remercier les personnes sans lesquelles cette thèse n'aurait jamais vu le jour. Je souhaite tout d'abord remercier mon directeur Bertrand Badie pour son sens développé de la synthèse et la richesse d'analyse. Je le remercie de m'avoir gardé sa confiance et de soutenir aujourd'hui le résultat singulier de ces longues années de recherche. Je tiens également à remercier Paul Gradvohl pour son soutien indéfectible depuis la maîtrise d'études est-européennes de Marne la vallée. A l'origine de mon inscription à l'INALCO et de ce choix improbable pour la langue hongroise, il m'a prodigué des encouragements décisifs aux moments d'incertitudes, relu patiemment les premières ébauches et par son écoute active a participé à l'organisation de mes pensées. Je lui dois aussi beaucoup de mes contacts à Budapest, à Bratislava et d'avoir facilité mes séjours de recherche. A Sciences-Po, je souhaite remercier Patrice Mitrano et Benoît Martin de l'atelier de cartographie de Sciences-Po pour leur travail minutieux sur ces cartes sur mesure qui me permettent d'illustrer si clairement des explications techniques plutôt compliquées, ainsi que Nadine Dada pour sa patience et ses renseignements précieux sur la recherche en science politique. L'échange doctoral de Sciences Po avec l'université de Yale et l'attribution de la bourse Fox International Fellowship qui m'a permis de résider et étudier à New Haven pendant 14 mois ont été un moment et moteur essentiels de cette thèse. Mes remerciements à ses généreux fondateurs Allison et Joseph Fox, au professeur Nancy Ruther du Yale Center for International and Area studies et aux coordinateurs David Schmidt et Larisa Satara. Ce séjour de recherche m'a permis d'approfondir mes recherches en sortant des chemins battus et d'emprunter des pistes stimulantes en profitant d'un climat d'émulation intellectuelle et de la convivialité de la vie entre Fox. Mes remerciements à l'Agrarian studies fellow, Guillaume Boccara et à Ingrid Seguel pour les repas multiculturels, les conseils de lecture et leurs encouragements. Merci à Jessica Thorpe d'avoir partagé sa joie de vivre et sa connaissance intime de Yale. 8 Mes voyages de recherche n'auraient jamais été possibles sans le financement de la Fox international fellowship et ceux de l'Ecole doctorale, sans Gizella Cseh qui a organisé la visite en Slovaquie et m'a accompagné dans la région de Žitný Ostrov, ni Szilvia Dávid qui m'a accueilli à plusieurs reprises à Budapest, m'a accompagné dans le Szigetköz hongrois et a traduit avec Emese Gajdos certains documents hongrois, ni Anne Bonlarron. Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Mária Fílková et Kamil Prochadza pour leur hospitalité dans les hauteurs de Bratislava pendant le mois d'août 2002. Ils ont accepté de partager leurs expériences et leur convictions avec une grande générosité et, avec Katka Simoncisová, ont facilité mes rencontres avec les militants environnementalistes et scientifiques slovaques. Un grand merci à toutes les personnes qui ont accepté de me recevoir et de parler de leur engagement dans les campagnes contre Gabčíkovo-Nagymaros et plus particulièrement à Alexandre Zinke et Klara Benkoviscová qui m'ont reçu à Vienne et m'ont donné accès à leur documentation. Je remercie enfin ma famille pour son soutien inestimable, sa patience et ses encouragements et plus particulièrement mon père pour son travail de relecture. Ma gratitude enfin aux amis de la Rue Marx Dormoy dont l'accueil et l'écoute ont été si précieux ces dernières années. Un grand merci également à mes amies de toujours Isabelle, Karen, à Alexandra pour son aide de composition et à Jan pour ses appels à la synthèse : "we did it !". TABLE DES MATIERES Introduction ............................................................................................................................ 13 1. Aire politique Europe centrale.................................................................................... 13 A. 1989 et incidences méthodologiques…............................................................ 14 B. Société civile : phénomène social et outil conceptuel ...................................... 18 2. Sociologie des relations internationales...................................................................... 25 A. Perspectives adoptées, entités observées.......................................................... 29 B. Ouverture pluridisciplinaire : relations internationales et politiques publiques35 C. Transnationalisme et gouvernance environnementale….................................. 42 D. Défi posé à l'histoire et la géographie............................................................... 46 3. Eau, barrages : environnement et relations internationales ........................................ 54 A. Grands barrages : facteurs de coopération ou prétexte belliqueux ? Symboles du développement…durable?................................................................................ 55 B. Derrière le Mouvement mondial anti-barrage et ces héros : un réseau d'experts, des universitaires engagés, d'acteurs profanes et des journalistes spécialisés…... 62 C. Environnement comme 2ème laboratoire de recherche pour et sur les relations internationales ....................................................................................................... 72 D. Eau comme facteur de guerre ou ciment de la coopération ?........................... 81 Chapitre liminaire .................................................................................................................. 89 1. La controverse socio-technique autour du projet hydroélectrique GabčikovoNagymaros, 1977-2004................................................................................................... 89 2. Enjeux de la recherche.............................................................................................. 113 PREMIERE PARTIE .......................................................................................................... 129 I. État de l'art appliqué : des controverses sous le microscope des sciences sociales.... 131 1. Déforestation dans l'éco-politique internationale ..................................................... 136 A. Des hommes et des arbres : une lecture technico-scientifique ....................... 136 B. Des outils pour comprendre la forêt ............................................................... 147 C. Communautés d'intelligence au service de la forêt ?...................................... 153 2. Des réseaux transnationaux de militants pour l'environnement ............................... 163 A. Des stratégies de contournement pour des causes justes................................ 164 B. Une méthode pour penser l'action et les structures......................................... 176 C. Outils et débats théoriques.............................................................................. 180 3. Grands barrages et leurs récits allégoriques ............................................................. 200 A. Le plaidoyer d'une militante ........................................................................... 205 B. Du succès des alliances transnationales et des normes................................... 210 C. De la bienfaisance des ONG........................................................................... 214 D. Du pouvoir de la science ................................................................................ 221 4. Pollution industrielle socialiste : guide d'utilisation de la mondialisation................ 236 A. Garé : déchets toxiques comme planche de salut ? ........................................ 237 B. Saisir l'espace dans les relations sociales........................................................ 245 C. Visions ethnographiques de la mondialisation ............................................... 251 10 D. Visions ethnographiques de l'Europe "post-socialiste" .................................. 259 II. État des lieux de l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros........................................................ 265 1. L' affaire vue par la presse : actes de campagne ? .................................................... 266 A. Du journalisme d'investigation ? .................................................................... 267 B. Un journaliste scientifique en campagne contre le WWF. ............................. 269 2. Un cas d'espèce ......................................................................................................... 272 A. De la puissance du lobby de la gestion d'eau. ................................................ 272 B. De la puissance des lobbys industriels............................................................ 276 C. L'environnement et démocratie. ..................................................................... 278 D. La politique de protection environnementale, un recadrage. ......................... 280 E. Une question de morale. ................................................................................. 282 3. Un exemple multifonctionnel. .................................................................................. 284 A. Du rôle des institutions dans la stabilité régionale. ........................................ 284 B. Une analyse d'anthropologie environnementale. ............................................ 287 C. Résolution de conflit....................................................................................... 289 D. Des dangers de l'éco-nationalisme ................................................................. 290 E. De la démocratie et des mouvements environnementaux............................... 292 F. De la société civile pour la protection environnementale. .............................. 294 DEUXIEME PARTIE.......................................................................................................... 299 I. Descriptifs techniques....................................................................................................... 301 1. Le Danube : avant tout un hydrosystème................................................................. 301 A. La situation avant Gabčíkovo......................................................................... 303 B. Situation prévue par le projet Gabčíkovo-Nagymaros (Traité de 1977) ........ 313 C. Situation de l'hydrosystème après la construction du projet Gabčíkovo. ....... 316 2. Les enjeux économiques........................................................................................... 328 A. La situation avant Gabčíkovo......................................................................... 330 B. Situation prévue par le traité de 1977 ............................................................. 345 C. Situation avec Gabčíkovo : apports et défaillances dans un contexte de grandes transformations politiques et économiques ......................................................... 350 II. Etude microsociologique................................................................................................. 379 1. Le WWF : acrobatie entre militantisme savant et expertise écologique................... 379 A. Ecopouvoir : entre l'instrumentalisation de la science et la politisation de l'expert ................................................................................................................. 380 B. WWF et Danube : gestion intégrée des bassins versants -IRBM ................... 384 C. Le WWF et les barrages : "Dam Right !" ....................................................... 386 D. Alexandre Zinke ............................................................................................. 387 E. Philip Weller, des grands lacs nord-américains au bassin danubien .............. 400 2. Mouvement de défense du Danube : une nébuleuse contestataire de l'opposition à la proposition .................................................................................................................... 404 A. János Vargha : lanceur d'alerte et héros malgré lui ? ..................................... 406 B. Judit Vásárhelyi du Cercle à la Charte du Danube ......................................... 420 C. Le groupe des bleus : portrait d'un autre activisme ........................................ 426 D. Béla Lipták cosmopolite enraciné, nationaliste long-courrier ? ..................... 432 3. Environnementalisme slovaque ................................................................................ 445 A. Les protecteurs slovaques de la nature dans les années 1980 : île de déviance, communauté discursive ? .................................................................................... 446 11 B. La SZOPK et Gabčíkovo après le renversement de régime ........................... 452 C. L'ubica Trubíniová : vision et engagement d'une nouvelle adepte du militantisme écologique ...................................................................................... 458 D. Juraj Zamkovsky : gestion de l'eau et développement durable, un militantisme altermondialiste ................................................................................................... 460 E. Jaromír Síbl…expert scientifique et écologiste pragmatique ........................ 464 F. Mikulaš Huba de la protection du patrimoine architectural aux cercles d'expertise internationaux.................................................................................... 470 Conclusion............................................................................................................................. 473 La controverse socio-technique Gabčikovo-Nagymaros .................................................. 473 Actualisation de l'étude de cas ...................................................................................... 473 Une solution : parvenir à une décision mesurée pour faire face à l'incertitude scientifique ? ................................................................................................................. 478 La sociologie des relations internationales : nouveaux défis ? ......................................... 484 Europe comme laboratoire............................................................................................ 488 Bibliographie générale ......................................................................................................... 497 Index prosopographique des acteurs cités ........................................................................ 539 Annexes ................................................................................................................................. 553 12 13 Introduction 1. Aire politique Europe centrale Cette thèse est ni une analyse de l'effondrement du communisme ni un travail portant sur le postcommunisme. Elle ne s'inscrit pas non plus comme une recherche sur l'aire politique centre-européenne. Pourtant le "moment charnière" qu'a été1989, les questionnements qu'il a engendrés et les réflexions spécifiques de ce champ disciplinaire l'ont nourri de manière significative au même titre que les études portant sur le renversement du communisme 2 et les travaux de jeunes chercheurs 3 . Grâce à cette étude de cas nous souhaitons, sur les pas de spécialistes de la région Antoine Marès et Etienne Boisserie qui cherchent à dépasser les mythes qui fondent notamment l'histoire slovaque dans l'histoire régionale, prendre le "contrepied de l'histoire faite d'inimitiés séculaires, de frustrations qui trouveraient leurs sources dans une insatisfaction culturelle et institutionnelle" 4 et s’interroger sur le « récit de la guerre 2 Cf. Paul GRADVOHL, "Contradictions d'un bouleversement politique", Transitions et Sociétés, juin 2004, n°6 p. 33-42 voir aussi Paul GRADVOHL, "Le mythe de la frontière. Peut-on penser la frontière dans une perspective hongroise en historien ?", dans Chantal DELSOL, Michel MASŁOWSKI, Joanna NOWICKI (dir.), Mythes et symboles politiques en Europe centrale, Paris : PUF, 2002, (p. 148-162), Ignác ROMSICS, "les élites hongroises et le changement de régime, 1998-1990", communication au colloque des 2-3 avril 2004, Ecole normale supérieure, Paris "Le communisme et les élites en Europe centrale. Destructions, mutations, conversions" [publication des actes prévue en septembre 2006]. 3 Voir par exemple Etienne BOISSERIE, Un conflit entre normes européennes et mémoires nationales. La question magyare en Roumanie et en Slovaquie (1993-97), Paris : L'Harmattan, 2003, Laure NEUMAYER, L'enjeu européen dans les transformations postcommunistes : Hongrie, Pologne, République tchèque : 19892004, Paris : Belin, 2006, Catherine PERRON, Les pionniers de la démocratie : élites politiques locales tchèques et est-allemandes, 1989-1998, Paris : PUF, 2004, Sandrine DEVAUX, Engagements associatifs et postcommunisme. Le cas de la République tchèque. Paris : Belin, 2006, Nadège RAGARU, "Apprivoiser les transformations post-communistes en Bulgarie : la fabrique du politique :1989-2004", thèse de doctorat : science politique, Paris, IEP, 2005, 2vol., 930 f. 4 Etienne BOISSERIE, "Comment écrire l'histoire slovaque à la veille de l'entrée dans l'Union européenne", Transitions et Sociétés, décembre 2003, n°5, p. 41-46. Voir aussi Etienne BOISSERIE, "La Hongrie et les traumatismes historiques slovaques", Regard sur l'Est, juillet-septembre 2002, n°30. Voir aussi Antoine MARES (dir.), Histoire et pouvoir en Europe médiane, Paris : L'Harmattan, 1996. Sur l’historiographie hongroise voir les travaux de Paul Gradvohl. 14 froide » qui s’est imposée à la fois comme une vision dominante du monde et comme l’explication majeure de la situation internationale" 5 . A. 1989 et incidences méthodologiques… Le sociologue Pierre Kende note que la date de 1989 ne saurait être considérée comme une rupture totale avec les valeurs des quarante années précédentes ; le passage à la démocratie et à l'indépendance était dans le prolongement des changements esquissés pendant la période précédente : il les a poussé à leurs conséquences ultimes" 6 . Ailleurs il explique que "la crise du régime hongrois a précédé de plusieurs années l'avènement de Gorbatchev ; elle avait sa dynamique propre qui la faisait évoluer d'une manière autonome et lui a permis d'anticiper un certain nombre de réformes institutionnelles et de concessions politiques que Gorbatchev luimême n'est venu à concevoir que plus tard" 7 . Pourtant comme le souligne avec justesse Denis Retaillé, travailler sur une aire politique n'est pas anodin, surtout dans le "cas de système(s) européen" où le géographe repère une facilité de cartographier des aires culturelles qui "transforme en blocs géopolitiques des objets dont la nature n'est pas d'abord spatiale. La question «où ?» est légitime, mais elle ne peut dispenser d'une réflexion sur l'identité de l'objet qu'elle voudrait cerner. Or l'assignation à une surface peut constituer un obstacle à l'analyse" 8 . Aussi il nous ait apparu important de réfléchir dans un premier temps sur cet espace européen à travers les commentaires et les questionnements qui lui sont le plus fréquemment associés, pour mieux aborder par-delà cette "aire" d'étude, ce sujet et alibi qu'est le Danube 9 . 5 cf. Karoline POSTEL-VINAY, L'Occident et sa bonne parole. Nos représentations du monde, de l'Europe coloniale à l'Amérique hégémonique, Paris : Flammarion, 2005 "jusqu'en 1989, l'agenda mondial, celui qui gère la politique par le haut a été façonné par une compréhension du monde vu à travers le prisme de l'opposition EstOuest. La chute du mur de Berlin n'a pas donné une nouvelle légitimité au scénario de la division Nord-Sud" (p. 21). 6 Cf. Pierre KENDE, "Ce que le communisme a légué de durable : le cas hongrois", L'Autre Europe, n°28-29, 1994, p. 81-96 (p. 82). 7 Pierre KENDE, "Bilan succinct de la transition politique en Hongrie", La Nouvelle Alternative, mars 1998, n°49, p. 41-45 (p. 41). 8 Denis RETAILLE, "La vérité des cartes", Le Débat, novembre-décembre 1996, n°92, p.87-98 (p. 92). 9 Voir Peter A.HALL, Sidney TARROW, "Globalization and area studies : when is too broad to narrow ?", The Chronicle of higher education, 23 janvier 1998, http://chronicle.com [consulté en juin 2004]. A signaler également Arjun APPADURAI, "Grassroots globalization and the research information", Public culture, 2000 vol.12, n°1. 15 Les travaux portant sur cet espace nous ont autant aidé à comprendre les particularités nationales et de l'action collective qu'ils ont nourri notre réflexion sur la dimension méthodologique et théorique. Travailler sur ce terrain d'Europe centrale, cette étude de cas et en particulier sur un temps aussi long nous a amené à réfléchir à la signification de la date charnière de 1989 qui a marqué une rupture avec les modèles explicatifs dominants pour les théories des relations internationales centrées et formées autour de la guerre froide. Bertrand Badie explique pourtant que ce n'est pas 1989 mais "l'histoire même de la guerre froide (…) [qui] a fait émerger tous les grands débats dont nous sommes aujourd'hui les héritiers (…) [depuis 1989] plutôt donc qu'une innovation théorique, on a vu se dessiner des débats qui se sont forgés à mesure que les paradigmes déjà constitués se sont trouvé confrontés à des pratiques nouvelles et à des enjeux inédits" 10 . Pierre Hassner reconnaît également que c'est avant la fin de la guerre froide que la théorie des relations internationales et le monde avec elle, ont subi le plus de modifications, "leur cadre conceptuel a éclaté aussi bien que leur cadre national. On ne peut pas parler de la théorie des relations internationales et de sa crise sans déboucher sur celles de l'ordre mondial et de la philosophie politique" 11 et d'énoncer qu'il s'agit là d'"une de ces rares occasions dans les relations internationales –ou la politique en général- où c'est l'histoire elle-même qui offre l'équivalent d'une expérience de laboratoire" 12 . Avec la fin de la guerre froide on a perdu "la clé universelle pour comprendre tous les conflits alors qu'aujourd'hui tout est interdépendant" 13 . 10 Bertrand BADIE, "les grands débats théoriques de la décennie", Revue internationale et stratégique, printemps 2001, n°41, p. 47-54 (p.47 et 48). "L'effondrement de l'ordre bipolaire a enlevé à l'Europe la position centrale qu'elle occupait depuis l'origine des temps internationaux, en tout cas depuis la paix de Westphalie. La guerre froide avait porté cette propriété jusqu'à son paroxysme, puisque le rideau de fer s'abattait au milieu du vieux continent et que le contrôle de celui-ci était l'enjeu dominant de tous les rapports de force… l'Europe devenait un espace sans enjeux de nature militaire" (p. 118) "A cette opposition frontale de deux visions du monde succède une curieuse dialectique de l'universel et du particulier, mêlant ainsi l'habilitation internationale des droits de l'homme et le retour en force des cultures sur l'arène internationale", Bertrand BADIE, L'impuissance de la puissance, Paris : Fayard, 2004, (p. 116). 11 Pierre HASSNER, "De la crise d'une discipline à celle d'une époque" dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Les nouvelles relations internationales…p. 377-378. 12 Pierre HASSNER, "De la crise d'une discipline…, p. 378. 13 Pierre HASSNER, "Le XXè siècle, la guerre et la paix", dans Pierre HASSNER, La violence et la paix. De la bombe atomique au nettoyage ethnique, Paris : Seuil, 2000, p. 325. 16 Il s'agit désormais de saisir dans ces sociétés d'Europe de l'Est "l'interaction extrêmement complexe de leur propre trajectoire et de l'emprunt aux modèles européens occidentaux"14 sachant que "le double processus de fragmentation et de globalisation qui caractérise la situation internationale actuelle [avril 1994] (…) paraît s'être accentué, allant jusqu'à remettre en cause dans une certaine mesure, la place spécifique de l'Europe centrale" 15 . Les conséquences pour l'étude et la compréhension même de l'Europe centrale, théâtre et figurante de la confrontation bipolaire, sont en quelque sorte décuplées. Nadège Ragaru indique qu'avant 1989 pendant l'époque soviétique il y avait "l'excuse du rideau de fer" pour ne pas comprendre l'Europe de l'Est. Après 1989, "l'Est servait de miroir nous permettant d'interroger la beauté vacillante des modèles politiques et économiques occidentaux. Il était le lieu de nos doutes et l'endroit où l'on rêve un avenir meilleur. Son inaccessibilité ne constituait pas, dans ces conditions, un obstacle auquel il eût fallu remédier mais bien plutôt la condition sine qua non du remodelage de nos imaginaires politiques. Depuis la chute du Mur, l'Europe centrale et orientale est ouverte aux curieux comme aux intellectuels, aux politiques comme aux hommes d'affaires. Pour autant, elle n'est toujours pas regardée en elle-même, pour ellemême. Très vite des pays comme la Pologne, la République tchèque et la Hongrie ont été érigés en une version un peu datée, de notre «moi» démocratique" 16 . Parallèlement à l'enthousiasme démocratique et à la vague des théories universalisantes qui se sont rapidement imposées, se développe un «nationalisme méthodologique» 17 véhicule de perceptions simplifiées de l'Europe centrale et orientale. Les objets d'analyse sont alors facilement confondus avec les facteurs explicatifs pour conforter des approches et théories ("gel communiste", "vide idéologique"…) relevant largement du déterminisme culturaliste 18 . 14 Bertrand BADIE, "Analyse comparative et sociologie historique", Revue internationale des sciences sociales, août 1992, n°133, p. 363-371, (p. 369). 15 Pierre HASSNER, "Situation géopolitique de l'Europe centrale" Autre Europe, n°28-29, p. 115-131, (p. 131). 16 Nadège RAGARU, "Démocratisation et démocraties européennes : le miroir brisé", Revue internationale et stratégique, printemps 2001, n°41, p. 143-155, p. 143-44. 17 Cf. Oliver FREEMAN, "La société, cette grande absente. Essai critique sur les analyses contemporaines du nationalisme post-soviétique", Balkanologie, juillet 1997, vol. 1, n°1. www.afebalk.org/balkanologie [consulté en juin 2004] 18 Par exemple "Le vide idéologique, consécutif à l'effondrement au début des années quatre-vingt-dix, des régimes communistes, favorisa la résurgence d'antagonismes séculaires longtemps dissimulés. Ceux-ci reposent sur une variété de différences culturelles, actuelles sources de tensions en Europe centrale et au cœur des conflits qui ensanglantent l'ex-Yougoslavie" cf. Philippe LEMARCHAND (dir.), L'Europe centrale et balkanique, Atlas d'histoire politique, Paris : Complexe, 1995. 17 La dimension historique des objets et du changement social, "les modalités propres de leur formation et de leur transformation à travers le temps" 19 sont à nouveau éludées 20 . Michel Dobry refuse ces analyses qui expliquent le recours à la violence ou tentent de démontrer l'existence d'une "vraie" Europe centrale en se référant aux "tempéraments nationaux". Il s'agit pour lui d'une "conclusion hâtive parce que hypostasiant de supposés invariants culturels multiséculaires, qui détermineraient de manière univoque, destins des sociétés et actions de leurs membres, elle rend le chercheur inattentif à la réalité des schèmes, grilles ou «cadres interprétatifs», à celle des réseaux de significations qui, à la fois, contraignent et servent de matériaux aux perceptions, calculs et visions du possible, du risqué et du probable des acteurs de ces processus. Et inattentif du même coup à ce qui lie entre elles ces mobilisations : car au-delà des spécificités des configurations des systèmes de domination des trois pays [RDA, Tchécoslovaquie, Roumanie], c'est une corrélation forte qui s'observe ici entre l'ordre d'apparition des mobilisations massives dans la rue et la sensation d'urgence…" 21 . Les incidences de 1989 sur le champ disciplinaire spécialiste de l'Europe centrale sont reconnues 22 notamment au travers des critiques adressées à la transitologie, aux théories de la consolidation 23 sur lesquelles nous ne reviendrons pas. Ellen Comisso et Brad Gutierrez offrent un panorama très utile des différents outils conceptuels et approches théoriques sur lesquels se sont appuyées des générations d'universitaires pour appréhender cette région, au 19 Bertrand BADIE, Culture et politique, Paris : Economica, 1993, p. 61. "il est essentiel de garder à l'esprit que chaque culture ne renvoie pas à un modèle forgé ex nihilo, mais à des contextes historiques précis permettant de comprendre dans quelles conditions tels ou tels modèles d'interactions se sont constitués et se sont ensuite stabilisés en modèles culturels organisant le système",p. 64. 20 Voir par exemple Bruno GOSSET, "Devant la multiplication des conflits locaux. Faut-il avoir peur des minorités et ce débat entre Gérard Chaliand, Dominique Moïsi, Kandel Nezan, Jean-Christophe Rufin", Le Quotidien de Paris, 17 juin 1991, n°3 601, p. 42-43 "la grille de lecture offerte par l'asymétrie Est-Ouest étant devenue caduque, et la philosophie des droits de l'homme s'étant forgé des concepts opérationnels, la notion de «minorité» a pris un sens nouveau. De nature religieuse ou ethnique, elle sert aujourd'hui d'explication à près de neuf conflits sur dix, larvés ou avérés". 21 Michel DOBRY, "Les causalités de l'improbable et du probable : notes à propos des manifestations de 1989 en Europe centrale et orientale", Cultures & Conflits, n° spécial les processus de transition à la démocratie, printemps 1995, n°17, p. 111-136 (p. 114) 22 "Un des effets de l'incapacité immédiate des sciences sociales à conceptualiser ce changement par trop paradoxal a été de laisser la place et le monopole à l'«explication» à la métaphore, affectionnée pour son efficacité descriptive immédiate apparente, mais fausse dans sa fonction cognitive", Maxime FOREST, Georges MINK, Post-communisme : les sciences sociales à l'épreuve, Prague : CEFRES, 2003. 23 Voir par exemple le numéro de la Revue française de science politique, août-octobre 2000, vol. 50, n°4-5 sur "les transitions démocratiques. Regards sur l'état de la «transitologie»". 18 nombre desquels figure le concept de "société civile". Selon eux, c'est la justification même de cette spécialité des sciences sociales qui est ici en jeu 24 . B. Société civile : phénomène social et outil conceptuel Ce concept nous intéresse d'autant plus qu'il est central pour notre étude de cas et pour les relations internationales. Il nous permet en outre de réfléchir à l'intrication étroite qui existe entre un niveau d'analyse et des présupposés théoriques. Le sociologue Georges Mink se montre critique envers le concept. Pour lui "le principal défaut de ce concept [société civile] fut d'être sinon produit, du moins manié par les acteurs eux-mêmes, pour lesquels son importance résidait dans sa charge normative : il se devait d'avoir une vertu mobilisatrice incarnée dans une opposition irréductible («eux» et «nous») et un pouvoir de différenciation et de classement. (…) son retour en force (…) participe, souvent avec une charge affective surprenante, aux joutes oratoires et, à nouveau, il est utilisé comme un élément constitutif des clivages et des classements que cherchent à s'imposer les uns aux autres les acteurs du jeu politique" 25 . Derrière cette référence explicite aux travaux d'Alain Touraine sur les nouveaux mouvements sociaux et la critique de sa méthode d'intervention sociologique 26 qui a été appliquée à la Pologne, Georges Mink participe à un débat bien plus large sur la conceptualisation du 24 Ellen COMISSO, Brad GUTIERREZ, "Eastern Europe or Central Europe ? Exploring a distinct regional identity", UCIAS edited volume, 2002, vol. 3, art. 7 voir : http://repositories.edlib.org/ucias/editedvolumes/3/7 [consulté en décembre 2003]. Voir également Georges MINK, Jean-Charles SZUREK, "Paradigmes : héritages et nouveaux questionnements", Revue d'études comparatives Est-Ouest, décembre 1994, n°4, p. 5-13 où les auteurs présentent les sociologues comme étant héritiers et tributaires de leur histoire sur le "combat très long et sinueux des sociologues est-européens pour imposer des paradigmes explicatifs contraires au dogme soviétique d'une société nouvelle, sans conflit, décrite sous forme d'une triade heureuse (les ouvriers, les paysans et l'intelligentsia)" (p. 5). 25 Georges MINK, "Les sociétés post-communistes. «amorphes» ou actives ?", Le Courrier des pays de l'Est, octobre 2001, n°1019, p. 4-15 (p. 10). 26 Qualifié de "prosélytisme scientifique" cf. Georges MINK, "La société post-communiste / théories et données sociologiques" (p. 443-467), dans Dominique COLAS (dir.), L'Europe post-communiste, Paris : PUF, 2002 (p. 447). 19 changement social en sociologie 27 , sur la «mort des classes» comme concept directeur, sur la pertinence de la centralité du concept d'élites. Les théoriciens des mouvements sociaux ont tout naturellement contribué à cette réflexion, tel Anthony Oberschall pour qui "l'année 1989, comme 1848 et 1968, était une année millésime pour les étudiants travaillant sur l'action collective et les mouvements sociaux. L'un après l'autre, comme des dominos et de manière plutôt imprévisible, des régimes communistes apparemment puissants, ont été défiés et renversés par une opposition qui a gonflé en quelques jours pour devenir de gigantesques mouvements de masse citoyens, demandant des élections libres, la démocratie…" 28 . La réflexion critique l'emporte toutefois sur l'enthousiasme telle cette analyse par Sidney Tarrow des modèles explicatifs et ses théories d'études des mouvements sociaux (1960/70) à l'aune des changements intervenus à l'Est. L'Est y est considéré comme un laboratoire pour observer l'évolution des mouvements dans le temps, après le changement de régime 29 . Charles Tilly qui met en lumière la faiblesse des modes explicatifs pour envisager l'interactivité et la dimension historique, écrit "l'année 1989 a donné du travail aux observateurs des mouvements sociaux en Europe. Ceux qui pensaient jusqu'ici pouvoir se contenter d'établir des parallèles entre les mouvements existants dans les différents pays se trouvèrent obligés d'expliquer non seulement l'existence de liens entre des mouvements dispersés mais également les rapports existants entre les contextes politiques de ces différents mouvements" 30 . A noter que la sociologie des mouvements sociaux ne reprend toutefois pas le concept de société civile pour décrire l'agitation sociale. 27 Voir le débat autour de la Sociologie critique et l'abandon du concept d'élite pour analyser le changement social lancé par une critique d'ouvrages portant sur la situation politique de l'après 1989 de Michael BURAWOY, "Neoclassical sociology : from the end of communism to the end of classes", American Journal of Sociology, janvier 2001, vol. 106, n° 4, 22 p. 28 Anthony OBERSCHALL, "Opportunities and framing in the Eastern European revolts of 1989", dans Doug McADAM, John D. McCARTHY, Mayer N. ZALD, Comparative perspectives on social movements, Cambridge : Cambridge University Press, 1996, (p. 93). 29 Sidney TARROW, "Aiming at a moving target : social science and the recent rebellions in Eastern Europe", Political science and politics, mars 1991, vol.24, n°1, p. 12-20. "Ce sont les modèles et les méthodes que nous avons développés dans les années 1960 qui rendent difficile la compréhension des récents mouvements de l'Est par les étudiants occidentaux. Ceux-ci s'adressent à la fois aux facteurs individuels et globaux au lieu de se focaliser sur le phénomène de l'action collective au sein de vagues de mobilisation", d'où les efforts du sociologue pour "viser la "cible en mouvement" de l'action collective en Europe de l'Est avant qu'elle ne quitte la scène" (p. 12) 30 Charles TILLY, "Réclamer Viva voice", Cultures &Conflits, printemps 1992, n°5, (p. 1/13). 20 Jacques Semelin avance que "penser la résistance qui se développe, c'est penser la dictature qui se fissure" 31 tout en se gardant de "mythifier (…) l'expression [de société civile] d'une sorte de globalité résistante" 32 . Pierre Hassner lui répond en s'interrogeant sur le rôle joué par la société civile dans des régimes autoritaires et totalitaires, sur l'importance à accorder à la résistance civile, questionnant tant la nouveauté d'un concept que sa pertinence face à une multiplicité de force 33 . Le politologue Michel Dobry qui selon l'expression de Jacques Lagroye, "n'a que faire des conflits d'école opposant artificiellement l'individu et les structures, le sujet et la totalité sociale" relève pour sa part qu' "il s'est joué quelque chose transnationalement dans l'émergence de ces mobilisations et, sans doute, dans leurs destins" 34 mais qu'il faut se garder de toute "illusion héroïque" 35 . Au delà des débats des sociologues spécialistes de l'Europe centrale et orientale sur les outils conceptuels ou leur conception même du rôle qu'ils ont à jouer pour encourager les résistances 36 c'est sur la trajectoire de concepts (société civile) et les choix méthodologiques (à quel niveau placer l'analyse ? sur des groupes, des individus ?) sur lesquels nous souhaitons attirer plus particulièrement l'attention. Il nous semble intéressant de noter l'influence des 31 Jacques SEMELIN, "Présentation", dans Jacques SEMELIN (dir.), Quand les dictatures se fissurent. Résistances civiles à l'Est et au Sud, Paris : Desclée de Brouwer, 1995. 32 Jacques SEMELIN, "La notion de résistance civile", dans o.c. Jacques SEMELIN (dir.), Quand les dictatures se fissurent… (p. 31). 33 Pierre HASSNER, "Les révolutions ne sont plus ce qu'elles étaient", dans Jacques SEMELIN (dir.), Quand les dictatures se fissurent. Résistances civiles à l'Est et au Sud, Paris : Desclée de Brouwer, 1995. 34 Cf. Michel DOBRY, "Les causalités de l'improbable et du probable : notes à propos des manifestations de 1989 en Europe centrale et orientale", Cultures & Conflits, n° spécial les processus de transition à la démocratie, printemps 1995, n°17, p. 111-136 (p. 115). 35 Cf. Michel DOBRY, "Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence", RFSP, août-octobre 2000, vol. 50, n°4-5, p. 585-614, (p. 607). Voir aussi Michel DOBRY, Sociologie des crises politiques, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986 la définition de l'illusion héroïque comme procédant "de l'idée que les périodes de crise politique s'opposent aux conjonctures routinières ou stables en ce qu'elles relèvent davantage que ces dernières d'une analyse décisionnelle, analyse privilégiant le choix, plus généralement, l'action des individus et des groupes. La logique de cette illusion (…) conduit à une disqualification a priori de tout examen des processus de crise politique en termes de «structures»…"(p. 79) 36 A noter le scepticisme de l'anthropologue britannique Christopher Hann cf. C.M. HANN (dir.) , Market economy and civil society in Hungary, Londres : Frank Cass, 1990, p. 1-44 et Chris HANN, "Nationalism and civil society in Central Europe : from Ruritania to the Carpathian Euroregion", dans John A.HALL, The State of the Nation. Ernest Gellner and the theory of nationalism, Cambridge : Cambridge University Press, 1998, p. 243-257. Voir aussi Chris HANN, "Civil society at the grass-roots : a reactionary view", dans Paul G.LEWIS (dir.), Democracy and civil society in Eastern Europe, New York : St. Martin Press, 1990 p. 152-165, et Chris HANN, "Political society and civil anthropology" (p. 1-26) dans Chris HANN, Elizabeth DUNN, Civil society. Challenging western models, London & New York : Routledge, 1996. 21 nouveaux mouvements sociaux 37 au-delà de toutes les limites qui ont été relevées 38 sur ce "réajustement de la grille marxiste aux nouvelles mobilisations" 39 . Comme le rappelle Christopher Rootes, spécialiste britannique des questions environnementales : "De grandes déclarations ont été faites sur la centralité du mouvement environnemental pour les processus macro-sociaux et le changement social. Ainsi Touraine voyait dans le mouvement écologiste de la fin des années 1970 l'embryon de mouvements sociaux en transformation qui serait pour le monde post-industriel soviétique ce que la classe ouvrière promettait d'être pour la société industrielle" 40 . Sylvie Ollitrault 41 montre une dimension de cette influence qui nous apparaît d'autant plus pertinente qu'elle nous permet de rebondir sur l'assertion de Georges Mink relevée plus haut, relative à la manipulation du concept de société civile pour les acteurs eux-mêmes 42 . En décrivant le processus de circularité et l'utilisation des cadres interprétatifs scientifiques, comme celui des "nouveaux mouvements sociaux", par les militants eux-mêmes, la politologue remarque la "complexité à faire la part du militant démontrant la viabilité de ces analyses et de l'analyste rendant compte du militantisme écologiste" 43 . Johanna Siméant décrit également ce "phénomène (…) qui voit les acteurs du monde social se saisir des théories des sciences sociales" et l' "utilisation de la connaissance experte et savante comme outil de l'action politique et plus précisément de l'activisme" 44 . La politologue se garde toutefois de 37 A signaler cette contribution de l'école de Budapest sur les nouveaux mouvements sociaux cf. Ferenc FEHER et Agnes HELLER, "From red to green", Telos, printemps 1984, n°59, p.35-44. 38 Charles Tilly voit par exemple dans les travaux sur les nouveaux mouvements sociaux, notamment ceux d'Alain Touraine, un problème qui "occulte à la fois les comportements des dominants et le jeu d'interaction entre acteurs. On voit donc à quel point une telle problématique constitue un handicap sérieux à toute analyse des événements de 1989 en Europe de l'Est…" (p. 3/13) qui posent justement la question des rapports (réels ou imaginés) entre des mouvements simultanés mais dispersés géographiquement Charles TILLY, "Réclamer Viva voce", Cultures & Conflits, printemps 1992, n°5. 39 Description empruntée à Sylvie Ollitrault, voir plus bas. 40 Christopher ROOTES, "Environmental movements", (p. 608-640), dans David A.SNOW, Sarah A.SOULE, Hanspeter Kriesi (dir.), The Blackwell companion to social movements, Malden : Blackwell Publishing, 2004 (p. 608). 41 Sylvie OLLITRAULT, "Science et militantisme : les transformations d'un échange circulaire : le cas de l'écologie française", Politix, 1996, n°36, p. 141-162. 42 "Son retour en force ne signifie peut-être pas sa réhabilitation heuristique, dans la mesure où son statut n'a pas gagné en neutralité. Bien au contraire, il participe, souvent avec une charge affective surprenante, aux joutes oratoires et, à nouveau, il est utilisé comme un élément constitutif des clivages et des classements que cherchent à s'imposer les uns aux autres les acteurs du jeu politique, à des fins d'anathème ou pour mieux se rassembler", art.cit. Georges MINK, Les sociétés post-communistes…", p. 10. 43 Sylvie OLLITRAULT, "Science et militantisme …, p. 158. 44 Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides et contrebandes : sur la circulation et la puissance militantes des discours savants", (p. 17-53) dans Philippe HAMMAN, Jean-Matthieu MEON, Benoît VERRIER (dir.), 22 parler d' «instrumentalisation» même si "ces frontières entre univers savants et militants sont poreuses (…) mouvantes. Parce que la question ne renvoie pas qu'à une logique de rapports de forces entre univers mais aussi aux logiques internes propres à ces univers" 45 . Ce phénomène a toutefois une double facette comme le remarque pertinemment Johanna Siméant en parlant de "double herméneutique" en référence à "la contribution des sciences sociales à la consolidation des phénomènes qu'elles prétendent se limiter à décrire, [telle] la contribution de certains travaux à l'entretien du mythe de la société civile, essentiellement identifiée au phénomène associatif" 46 . Ces entremêlements entre univers savant et militants, entre champ d'étude et sciences sociales sont éminemment présents en Europe centrale quand on aborde la question de la société civile et spécialement importants pour qui s'intéresse aux acteurs et à la mobilisation générée par la cause environnementale. Le problème se pose par exemple à l'observation de certains parcours individuels, comme celui du dissident hongrois Miklós Haraszty 47 . Ce dernier a milité contre le régime communiste et analysé l'opposition politique. Il a également participé au mouvement de défense du Danube dans le groupe des Bleus (voir étude microsociologique) 48 contre le projet hydroélectrique, exemple parfait de société civile pour nombre d'observateurs. On peut également rappeler que les livres et essais de ses dissidents généralement publiés à l'étranger ou disponibles sous forme de samizdat et accessibles à un public très restreint, étaient considérés comme les travaux les plus intéressants pour la recherche en science politique" 49 . Cette action transcende une « certaine conception de la Discours savants, discours militants : mélange des genres, Paris : L'Harmattan, 2002 (p. 17) Sur le recours au discours savant dans le cas de l'expertise environnemental, l'auteur explique qu'"il s'agit de produire un discours acceptable dans d'autres univers sociaux, incluant notamment les médias et l'opinion publique (…) importance d'un discours (…) perçu comme distancié, neutre et souvent activement «neutralisé». Il ne s'agit pas d'un discours inattaqué ou inattaquable, mais d'un discours qui rend la critique plus difficile. Il y a donc une force de la science en tant que discours perçu comme «vrai»(…) Un des aspects du combat politique passe dès lors par la définition du vrai en matière sociale, économique et politique…"(p. 22) 45 Elle parle de contrebande cf. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides….", p. 33. 46 Johanna SIMEANT, "Un humanitaire «apolitique» ? Démarcations, socialisations au politique es espaces de la réalisation de si", dans Jacques LAGROYE (dir.), La Politisation, Paris : Belin, 2003 (p. 163). 47 On peut également citer l’exeple du sociologue slovaque Martin Butor. 48 Miklós HARASZTI, "The beginning of civil society : the independent peace movement and the Danube movement in Hungary", Vladimir TISMANEANU (dir.), In search of civil society. Independent peace movements in the Soviet bloc, New York et Londres ; Routledge, 1990, p. 71-87. Autre exemple Miklós HARASZTI, "The handshake tradition : a decade of consensus politics bears liberal fruit in Hungary-But what next ?", p. 272-279 dans Sorin ANTONI, Vladimir TISMANEANU (dir.), Between past and future. The revolutions of 1989 and aftermath, Budapest : Central European University Press, 2000. 49 Vladimir TISMANEANU, "Eastern Europe : the story the media missed", Bulletin of the atomic scientists, mars 1990, vol. 46, n°2, 9 p. (p. 4/9). 23 division des tâches, entre ceux qui subissent l'oppression, d'un côté, et ceux qui en dévoilent la vérité de l'autre", franchissant la frontière entre sociologie et doxa 50 Comme nous l'avons déjà remarqué, l'opposition au projet hydroélectrique Gabčíkovo-Nagymaros n'était qu'une des formes multiples d'expression/contestation sociale, aussi doit-elle être resituée par rapport à l'histoire de l'opposition politique hongroise et de ses acteurs 51 , à l'émergence du pluralisme démocratique. Loin de mythifier ce mouvement, il s'agit pour nous de comprendre le rôle joué par ces dissidents/militants et la "résonance" des actions entreprises au nom de l'environnementalisme et de référentiels universels dans les révolutions de l'Europe de l'Est 52 . Certains perçoivent une domination imposée par une poignée de "porte-parole autorisés de l'intelligentsia, du syndicalisme et de la politique" qui laisse "les militants «réellement existants» atomisés et privés de leur propre histoire" 53 , d'autres remarquent à l'inverse l'appui des activistes sur les stratégies antipolitiques54 , notant une "évidente équation entre société civile et idéal éthique" 55 . Plutôt que de prendre partie, nous préférons nous questionner sur la validité de cette opposition et réfléchir à la construction de ces "évidences". L'analyse du sociologue Michael D. Kennedy nous aide en cela. Ses explications offrent un cadre d'interprétation dynamique pour appréhender toute la complexité de la "société civile" 56 . Ce dernier démontre la double nature de la "société civile" en Europe centrale (à la fois phénomène social et discours politique, cadre et outil pour l'action stratégique), le processus d'identification des intellectuels à des formes d'opposition politique et le tournant effectué à la faveur des transformations politiques. Ce qu'il définit 50 cf. Jean BIRNBAUM, "Intellectuels. L'ère du doute", Le Monde, 6 octobre 2006, p. 6 [référence au débat entre Jean-Paul Sartre et Pierre Bourdieu] 51 Sur le rôle des intellectuels dans le changement social voir notamment András BOZÓKI, "Intellectuals and democratization in Hungary", (p. 149-175) dans Chris ROOTES, Howard DAVIS (dir.), Social change and political transformation, Londres : UCL, 1994 52 Voir par exemple parmi d'autres Anna LOWENHAUPT TSING, "Transitions and translations", (p. 253-272) dans Joan W.SCOTT, Cora KAPLAN, Debra KEATES, Transitions, environments, translations. Feminism in international relations, New York & London : Routledge, 1997. Voir l'état du sujet. 53 Cf. préface de Bernard DREANO, Daniel COHN-BENDIT, "Préface" dans György KONRAD, L'antipolitique, Paris : La Découverte, 1987. 54 Krista M. HARPER, "From green dissidents to green sceptics : environmental activists and post-socialist political ecology in Hungary", Juin 1999, University of Californa Santa Cruz. 55 cf. ANTONELLA POCECCO, "La société civile à l'Est : concept ou nouveau mythe ?", La Nouvelle Alternative, automne-hiver 2002, vol. 17, n°57, 110-120. 56 Michael D KENNEDY, "The narrative of civil society in communism's collapse and post communism's alternative : emancipation and the challenge of Polish protest and Baltic nationalism", Constellations, 1998, vol.5, n°4, (p. 541-571). 24 comme un "récit" (à savoir une construction rhétorique des théoriciens et de ses propres partisans), n'en reste pas moins pertinent à ses yeux, et aux nôtres, ne détournant pas l'attention portée à la protestation collective et aux mouvements sociaux. La société civile "doit être située historiquement dans son propre champ de références culturelles" 57 , "son pouvoir basé sur la conviction dans la supériorité normative du projet politique se combine avec l'apparence de nombreux phénomènes sociaux potentiellement utiles pour démontrer l'inadéquation du rival communiste" 58 . C'est sur cette base ouverte que nous souhaitons travailler en tenant compte sans discrimination de toutes sortes d'acteurs mais aussi de la structure en tâchant d’éviter les dangers de l'héroïsation des acteurs individuels et de la manipulation des concepts analytiques. 57 58 Art.cit. Michael D KENNEDY, "The narrative of civil society…, p. 549. Art.cit. Michael D KENNEDY, "The narrative of civil society…, p. 550. 25 2. Sociologie des relations internationales Cette thèse s'inscrit en revanche dans le vaste champ des relations internationales et plus précisément dans la lignée des travaux de sociologie des relations internationales dont l'une des hypothèses centrales, élaborée par Raymond Aron, revient à appréhender les faits internationaux comme des faits sociaux à part entière. Comme l'explique Guillaume Devin cela "implique un traitement particulier des réalités internationales" et consiste "en bâtissant un cadre d'analyse suffisamment large (…) à souligner les continuités et discontinuités dans les modes d'action et les contraintes et les dynamiques que les acteurs contribuent à créer, mais dans lesquelles ils sont également plus ou moins involontairement pris" 59 . Toutefois "il ne s'agit ni d'histoire événementielle ni d'interprétations détachées de l'observation historique, mais d'une tentative consistant à ramener la diversité des phénomènes dits «internationaux» sous quelques rubriques fondamentales" 60 . La distinction entre affaires internes et externe s'efface aussi 61 ce qui amène les analystes de la politique étrangère comme Marie-Christine Kessler à mettre l’accent "sur la notion de programme d'action publique plutôt que sur celles de relations interétatiques ou de flux transnationaux (…) le projecteur sera moins fixé sur le contenu de la politique étrangère que sur ses conditions d'élaboration. Il s'agira d'identifier les acteurs et [l]es outils de la politique étrangère de façon à tracer un canevas des processus de décision" 62 . Guillaume Devin souligne cette érosion du monopole de la politique étrangère en expliquant que "l'ensemble complexe constitué par une pluralité d'acteurs et de méthodes diplomatiques ne permet plus de définir la diplomatie comme «la conduite des relations entre États souverains par l'intermédiaire de représentants accrédités». C'est à une conception plus globale qu'il faut désormais s'attacher en visant un système d'acteurs multiples disposant de méthodes diverses 59 Guillaume DEVIN, Sociologie des relations internationales, Paris : La Découverte, 2002, p. 3-4. Guillaume DEVIN, Sociologie…, p. 4. 61 "Avec l'affaiblissement du cadre étatique, la spécificité des relations internationales par rapport aux autres types de relations sociales s'est atténuée. On ne peut plus, comme on le faisait à l'origine, fonder la discipline sur la distinction entre l'interne et l'externe avec, dans un cas, l'existence d'un centre régulateur, intégrateur, permettant l'harmonisation des rapports sociaux (l' État) et, de l'autre, un espace anarchique, fragmenté ne connaissant que la lutte de tous contre tous en l'absence d'une autorité supérieure" (p. 108) cf. Bertrand BADIE, Marie-Claude SMOUTS, Retournement du monde… "La politique internationale ne dépend pas seulement de conditions purement externes mais demeure étroitement mêlée aux perceptions d'acteurs fortement impliqués dans de multiples compétitions proprement nationales". Guillaume DEVIN, Sociologie…, p. 12. 60 26 pour coordonner des positions d'intérêt commun dans un environnement compétitif et parfois hostile" 63 . Guillaume Devin ajoute "Tant que les processus de décloisonnement administratif et d'autonomisation des acteurs publics et privés, largement induits par des effets de l'internationalisation, se poursuivront, cette nouvelle configuration diplomatique risque d'être durable. Elle ouvre de nouveaux champs de recherche en interrogeant les relations intrasystémiques d'une «communauté diplomatique» qui ne se limite plus aux initiatives et aux personnels des ministères des Affaires étrangères et de leurs équivalents administratifs : relations horizontales pour saisir le degré de coopération entre tous les acteurs impliqués et relations verticales pour apprécier le degré de cohérence de l'ensemble" 64 La démarche sociologique implique aussi de poser "le difficile problème des relations entre les unités et les structures (…) de façon dynamique, en termes de trajectoires et d'interpénétrations". Par conséquent et comme l'explique Marie-Claude Smouts "la capacité explicative du jeu d'interactions découlera le choix des acteurs étudiés, et non l'inverse" 65 . La démarche comporte également une part de constructivisme "si l'on entend par là que la société mondiale et ses différentes composantes se construisent mutuellement et que les relations internationales n'existent pas seulement par le contenu, les processus et les effets des interactions mais aussi par le regard qui est porté sur elles" 66 . Un élément essentiel de cette démarche sociologique est la prise de distance revendiquée par rapport aux théories des relations internationales. Dario Battistella présente la conception interprétative "que se fait Aron de la théorie" en expliquant qu'il "refuse la conception explicative (…) au profit d'une approche sociologique. Aron ne nie nullement la possibilité d'un théorisation : il conçoit la théorie comme une boîte à outils à la disposition de l'analyse grâce à laquelle celui-ci peut proposer une compréhension des RI à partir du point de vue des 62 Marie-Christine KESSLER, La politique étrangère de la France. Acteurs et processus, Paris : Presses de Science Po, 1999. 63 Guillaume DEVIN, "Les diplomaties de la politique étrangère", dans Frédéric CHARILLON (dir.), Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris : Presses de Sciences Po, 2002, p. 215-242, (p. 233). 64 Art.cit. Guillaume DEVIN, "Les diplomaties… », p. 235-236. A noter également la démarche de Frédéric Charillon "pour une sociologie politique des relations internationales appliquée à la politique étrangère" : "une sociologie de tous les acteurs participant à la politique étrangère passe, entre autres mais nécessairement, par une sociologie…des décideurs et des diplomates" (p. 25) cf. Frédéric CHARILLON, "Introduction" dans Frédéric CHARILLON (dir.), Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris : Presses de Sciences Po, 2002, p. 13-29. 65 Marie-Claude SMOUTS, "La mutation d'une discipline", dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Les nouvelles relations internationales. Pratiques et théories, Paris : Presses de Science Po, 1998. 66 Marie-Claude SMOUTS, "La mutation…", p. 14. 27 acteurs, à partir de la «façon dont ils définissent les enjeux et les solutions, interprètent une situation et se perçoivent eux-mêmes…» plutôt qu'à partir des seules causes extérieures" 67 . Dario Battistella rapproche une telle conception interprétative de la théorie de sociologie compréhensive de Max Weber pour souligner qu' "à aucun moment, cette sociologie ne se contente du sens donné subjectivement par les acteur à leurs comportements ; tout au contraire, elle va au-delà de ce point de vue pour en chercher les raisons sous-jacentes ou la signification cachée, elle se plie (…) à la rigueur scientifique, et s'oppose moins à la recherche des causes en général qu'à la recherche des seules causes extérieures)" 68 . En fait "la conception compréhensive de la théorie n'explique pas les relations internationales à partir du seul niveau d'analyse de l'individu, par opposition à la théorie explicative qui se situerait, elle, au niveau d'analyse du système" 69 . Le spécialiste de relations internationales Steve Smith considère également cette distinction entre théorie explicative et compréhensive comme essentielle70 . Il en donne une explication simple qui nous paraît éclairante : "Il paraît particulièrement évident que nos théories sur le terrain nous incitent à agir d'une certaine manière, ce qui induit que ces théories finissent par s'auto-confirmer. Par exemple, quand on pense que les individus sont naturellement agressifs, il est probable que l'on adopte une posture différente à leur égard que si l'on pense qu'ils sont par nature pacifiques. Toutefois on ne saurait considérer cette déclaration comme vraie de toute évidence puisqu'elle assume que notre capacité à penser, raisonner nous dispose à déterminer nos propres choix. Autrement dit nous disposons du libre arbitre et nos choix ne sont pas déterminés dans notre dos" 71 . 67 Dario BATTISTELLA, Théories des relations internationales, Paris : Presses de Sciences Po, 2003. Dario BATTISTELLA, Théories…, p. 38. 69 Dario BATTISTELLA, Théories…, p. 39. 70 "Explication et compréhension sont deux formes différentes de l'analyse des relations internationales (…) expliquer fait référence à ce qui est moderne, scientifique (…) le point de vue de la personne de l'extérieur (…) les relations internationales sont supposées causales, déterminées et prévisibles. Comprendre induit la perspective plus historique, herméneutique et interprétative de l'initié (…) qui s'inquiète des individus, des personnes…" cf. explication de Pauline VAILLANCOURT-ROSENAU, "Review", Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique, juin 1992, vol. 25, n°2, p. 423-424, revue critique de l'ouvrage de Martin HOLLIS, Steve SMITH, Explaining and understanding international relations, Oxford : Clarendon Press, 1990. 71 Steve SMITH, Patricia OWENS, "Alternative approaches to international theory", (p. 272-293) dans John BAYLIS, Steve SMITH and Patricia OWENS (dir.), The globalization World politics. An introduction to international relations, Oxford : Oxford University Press. 68 28 Dario Battistella reprend l'idée en expliquant que "dire qu'il importe de comprendre [les relations dans lesquelles l'acteur est inséré] ne signifie pas que cette signification dépend du seul acteur, car elle peut très bien renvoyer à la culture dans laquelle il a été socialisé (…) les théories explicatives [disent] qu'un acteur international est déterminé dans son comportement par des causes objectives n'impliquent nullement que ces causes soient situées au seul niveau du système international, car elles peuvent très bien être situées au niveau de l'acteur, individuel ou collectif" 72 . La prise en compte de cette dimension épistémologique et de ces "spécificités substantielles" 73 se justifie selon nous par le fait que le choix de la méthode utilisée pour la recherche est contingente de l'approche théorique. Il existe en effet "un lien logique entre les perspectives et modes d'analyse desquels découlent les techniques d'observation" qui est rarement explicite dans les travaux de sociologie des relations internationales alors que ces travaux s'efforcent souvent de lier les échelles différentes et de combiner des approches macro et microsociologiques. L'épistémologue indique que : "Atomiste ou globaliste, la perspective sélectionnée engage en même temps ou par la suite, une vision sur la manière dont l'observation conçoit le social, soit en termes de concorde ou de conflit. Suivant que les rapports sociaux ou la société sont vus comme plutôt consensuels ou conflictuels, la problématique ne sera évidemment pas la même. Pour les uns, la société prendra la forme d'une arène où se disputent ouvertement ou sournoisement des intérêts en opposition ; pour les autres, elle sera au contraire, un lieu d'intégration et d'harmonisation d'intérêts compatibles. Un systémiste classique verra dans la fonction un dispositif avantageux d'intégration de l'action sociale à la société, tandis qu'un marxiste pourra voir dans la même fonction un mode d'intégration, un système favorable à certains intérêts au détriment d'autres" 74 . Marie-Claude Smouts donne une illustration des plus efficaces appliquées à la question de la déforestation : "Si l'on est «réaliste», on verra la forêt comme une ressource naturelle relevant de la souveraineté de l'État autour de laquelle se livre une compétition dont l'issue dépend des ressources de puissance dont disposent les différents acteurs étatiques. Si l'on est «néo- 72 cf. Dario BATTISTELLA, Théories…, p. 40. cf. Dario BATTISTELLA, Théories…, p. 40. 74 André-J BELANGER, "Epistémologues de la science politique à vos marques ! " dans Lawrence OLIVIER, Guy BEDARD, Jean-François THIBAULT, Epistémologie de la science politique, Sainte-Foy : Presses de l'Université du Québec, 1998, p. 13-57. 73 29 institutionnaliste», on verra dans la question un problème collectif à gérer pour lequel il faut mettre en place les institutions permettant de conduire à un accord plus ou moins formalisé (…). Si l'on est «structuraliste» et d'un néo-marxisme propret, on expliquera la dégradation de la forêt par les structures de l'économie mondiale et la faiblesse des organisations de la société civile, associations de consommateurs et mouvements sociaux, face aux multinationales et aux grandes institutions financières. Et si l'on être vraiment chic, on s'autoproclamera «postmoderne» et l'on trouvera dans les traductions anglophones de morceaux choisis de Michel Foucault et de Jacques Derrida quelques citations pertinentes justifiant de construire le discours déconstruisant les discours ayant construit la forêt tropicale humide en instrument de domination sur les populations" 75 . A. Perspectives adoptées, entités observées A ce stade une distinction s'impose entre les perspectives adoptées (pour établir un ordre de facteurs d'explication) et les entités observées (micro macro). Pour comprendre cette distinction nous reprenons l'exemple donné par A.J. Bélanger de l'usage d'une langue. "Entendue comme phénomène social global, [elle] se soumet volontiers à la vérification auprès des individus qui la parlent : la perspective est macro mais la vérification est micro. A l'inverse, une perspective micro ou individualiste peut donner lieu à une vérification macro : l'effet de panique suscité par l'éventualité d'une faillite bancaire constitue un événement macro que des acteurs (…) interprètent à partir d'une perspective micro, (…) par la rationalité d'épargnants prudents" 76 . Selon nous, cette distinction est utile pour concilier les deux perspectives micro et macrosociologique, qui est, selon l'épistémologue, "une ambition assez répandue en sciences sociales". Hollis et Smith soulignent les croisements de perspectives quand ils expliquent que "l'individualisme est un atout possible et effectivement commun dans la recherche de signification et d'une interprétation véritable des faits sociaux : mais (…) il n'est certainement 75 Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales. Jungle internationale. Les revers d'une écopolitique mondiale, Paris : Presses de Sciences-Po, 2001, (p. 52). 76 André-J BELANGER, "Epistémologues…, p. 40-41. 30 pas le seul possible. Une histoire de l'intérieur peut aussi être racontée en des termes qui subordonnent les individus à une entité sociale plus large" 77 . Une illustration pratique de l'application de ce type de réflexion est visible dans l'explication de l'action collective par Sidney Tarrow comme étant une "catégorie sociale qui ne tient pas en dehors de l'histoire et à l'écart de la politique. Les formes protestataires de l'action collective sont différentes de celles des relations de marché, de lobbying de politique représentative parce qu'elles mènent les gens ordinaires à confronter les opposants, les élites, les autorités… Cela signifie que nous devons insérer les formulations générales de la théorie de l'action collective dans un compte-rendu concret de l'histoire avec une compréhension de la sociologie, de la science politique et même de l'anthropologie" 78 . Les question à se poser sont les suivantes : Quel niveau d'approche adopté ? Qui regarder ? Pour appréhender quel phénomène ? Le concept de "révolution de la compétence" (skill revolution) mis en lumière par James N. Rosenau est intéressant sur ce point précis dans la mesure où il illustre la diversité des niveaux d'approche avec l'arrivée des problématiques individualistes dans l'analyse politique internationale 79 . James Rosenau estime pour sa part que "les dimensions micro-macro des interactions ont été excessivement sous-estimées comme la globalisation et la fragmegration [fragmentation + integration] ne sont pas inévitables. Elles ne sont pas des forces mythiques conduisant le monde à une destinée prédéterminée. A l'inverse, elles sont le résultat de décisions que les individus et les collectivités prennent continuellement" 80 . Selon lui peu 77 Martin HOLLIS, Steve SMITH, Explaining and understanding international relations, Oxford : Clarendon Press, 1990 (p. 3). 78 Sidney Tarrow, Power in movement. Social movements and contentious politics, Cambridge : Cambridge University Press, 1998 (p. 3-4). 79 Michel GIRARD, Les individus dans la politique internationale, Paris : Economica, 1994. L'auteur définit ainsi les enjeux : "Par un effet de retour paradoxal, le passage de la "complexité" holiste à la "simplicité" de l'individu offre une chance précieuse de redécouvrir la véritable complexité des phénomènes politiques" (p. 21) "la prise en compte des individus dans l'analyse politique internationale peut donner aux internationalistes ce qui manifestement leur manque souvent le plus : un immense terrain empirique qui leur fasse office à la fois de principe de réalité et d'espace de découverte" (p. 21). 80 James ROSENAU, Distant proximities. Dynamics beyond globalization, Princeton, Oxford : Princeton University Press, 2003 (p. 22). (p. 21). Rosenau explique la non prise en compte des facteurs individuels "micro inputs" par le fait qu'ils sont trop difficiles à identifier : "retrouver les liens micro-macro est extrêmement difficile en théorie et donc par conséquent stimulant empiriquement (…) les actions des collectivités et des individus sur la scène mondiale sont en partie des réactions les unes aux autres, mais confronté à la difficulté de les retrouver, on a tendance à trouver plus facile de prendre pour acquis la prédominance de la structure plutôt que de lutter contre le mystère que leurs interactions posent" (p. 26). James Rosenau propose pour sa part une analyse systématique. Il relève qu'il s'agit de relations de pouvoir et s'étonne qu'elles n'aient pas été analysées. Il 31 importe finalement de savoir qui de la structure ou de l'agent est le plus fort, il se contente de relever : "les pleins pouvoirs [empowerment] de l'individu sont une dynamique de l'époque émergente qui ne peut être ignorée (…) il y a des situations dans lesquelles le micro domine et d'autres dans lesquelles c'est le macro, donc beaucoup dépend des circonstances particulières des liens spécifiques micro-macr" 81 . Il ajoute qu'"une théorie viable des interactions micromacro doivent prendre en compte la source, le rythme, la direction des changements et les modèles qui prennent leur origine à la fois au niveau micro et macro" 82 . Sur les questions environnementales l'internationaliste ne pense toutefois pas que "le changement environnemental contribue à l'élévation des compétences des individus [dans la mesure où] (…) la reconnaissance et l'évaluation [du problème] se fondent sur la science, les faits, des preuves" 83 . James Rosenau estime que cette thématique reste hors de portée des profanes : "les problèmes associés avec les nouvelles ressources sont hautement techniques et pas facilement assimilables (…). Ils impliquent des niveaux d'information et de compréhension atteintes uniquement par les spécialistes qui utilisent le langage modéré de la science plutôt que la rhétorique incendiaire de la politique" 84 . Ariel Colonomos dit de James Rosenau que son grand mérite a consisté à rendre "explicite l'interaction entre deux niveaux de réalité : le micro-sociologique et le macro-sociologique (…) les individus occupent un statut nouveau, dans la mesure où l'agrégation des volontés individuelles produit des effets politiques aussi bien dans l'espace interne des sociétés que dans le système international" 85 . Et d'ajouter que "bien entendu les décisions microélabore une boîte à outils pour traiter "des valeurs, des identités, des capacités, des stratégies et des intérêts des individus comme des variables" qui prend aussi en compte "les mécanismes pour retrouver comment ces caractéristiques sont agrégées en dynamique et peuvent façonner des interactions micro-macro" (p. 27). 81 James ROSENAU, Distant proximities. Dynamics beyond globalization, Princeton, Oxford : Princeton University Press, 2003 (p. 22). 82 James ROSENAU, Distant proximities… (p. 34). 83 James ROSENAU, "Environmental challenges in a turbulent world", (p. 71-93), dans Ronnie D.LIPSCHUTZ, Ken CONCA, The state and social power in global environmental politics, New York : Columbia University Press, 1993 (p. 87). 84 Art. cit James ROSENAU, "Environmental challenges…", p. 81. 85 Ariel COLONOMOS, Sociologie des réseaux transnationaux. Communautés, entreprises et individus : lien social et système international, Paris : L'Harmattan, 1995, intro (p. 21-72) p 32. Voir Jame ROSENAU, "Les individus en mouvement comme source de turbulence globale", (p. 81-105), dans Michel GIRARD, Les individus dans la politique internationale, Paris : Economica, 1994. "On ne peut pas se contenter simplement d'affirmer que les processus systémiques de niveaux macro suffisent à expliquer les résultats globaux"(p. 82) "Ramenée à l'essentiel, l'idée que les individus sont d'une importance cruciale pour les affaires mondiales repose sur trois présuppositions : La 1ère est que les citoyens ont acquis de meilleures aptitudes analytiques. La deuxième est que [avec] ce bouleversement des compétences individuelles (…) les citoyens façonnent 32 individuelles sont conditionnées par l'appréciation et l'intégration de facteurs macrosociologiques" et rendent possible cette possibilité de traiter de l'individu dans les relations internationales. Partisan d'une approche holiste a-historique James N. Rosenau expose sa méthode qui constitue selon lui son "identité méthodologique", et consiste à se demander devant chaque phénomène :"what is this an instance of ?" (Qu'est-ce que cela illustre ?") avant de "prendre l'échelle de l'abstraction pour trouver une catégorie plus large pour classer le phénomène observé" 86 . La différence présentée plus haut entre perspectives adoptées et entités observées permet d'appréhender également le décalage entre l'analyse des flux telle qu'élaborée par Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts 87 et la sociologie des réseaux définie par Ariel Colonomos 88 . Bertrand Badie définit le mondes des réseaux comme opposant au principe de territorialité "un tout autre mode d'articulation des individus et des groupes. Le premier est fondé sur la contiguïté et l'exhaustivité, le second sur des relations affranchies des contraintes spatiales. L'un implique la fermeture et l'exclusion, l'autre, l'ouverture et l'inclusion (…). Tel est bien le trait dominant de ce mode de relation : en donnant aux liens sociaux privés une pertinence transnationale, il réhausse le statut de l'individu sur la scène mondiale, marginalise, par contrecoup, le rôle international du citoyen et tend à dépolitiser et à déterritorialiser les aujourd'hui les résultats globaux de manière beaucoup plus importante qu'autrefois. La troisième présupposition est que le système politique mondial est entré dans une période de turbulence prolongée qui le rend particulièrement vulnérable aux influences micropolitiques"(p. 83) 86 James ROSENAU, Ersel AYDINLI, "Courage versus caution. A dialogue on entering and prospering in IR", dans James N. ROSENAU, The study of world politics. Theoretical and methodological challenges, vol. 1, Londres et New York : Routledge, 2006. p. 75. 87 "On assiste à une accélération sensible du processus de différenciation entre État et société civile, espace public et espace privé. L'essor des réseaux associatifs transfrontaliers est un signe, parmi d'autres, de l'efficacité d'une mobilisation sociale réellement stimulée par les transformations technologiques" cf. Bertrand BADIE, Marie-Claude SMOUTS, Le retournement du monde…, p. 69. 88 Ariel COLONOMOS, Sociologie des réseaux transnationaux. Communautés, entreprises et individus : lien social et système international, Paris : L'Harmattan, 1995, intro (p. 21-72). Ariel COLONOMOS, Sociologie des réseaux transnationaux. Communautés, entreprises et individus : lien social et système international, Paris : L'Harmattan, 1995, intro (p. 21-72) "La philosophie des réseaux témoigne de notions dont la sociologie des relations internationales s'est faite l'écho : plurifonctionnalité, utilité, représentation. Elles explorent toutes les deux un axe de recherche commun : les relations entre l'analyse interne du mouvement et sa projection dans l'externe."(p. 53) mais l'existence de réseaux transnationaux suscite un questionnement à la fois philosophique et politique sur la notion de représentation". "La sociologie des réseaux implique une investigation depuis l'intérieur au sein de l'acteur transnational" (p. 204). Guillaume Devin estime qu' "il faut penser l'objet d'étude comme inscrit dans un réseau de relations mobiles qui lui donne une configuration particulière à un moment donné… "(p. 316). Il faut chercher à savoir "où s'arrête la chaîne des interdépendances dans laquelle sont pris les phénomènes….compétitions électorales, conflits sociaux. cf. Guillaume DEVIN, "Norbert Elias et l'analyse des relations internationales", RFSP, avril 1995, vol. 45, n°2, p. 305-327. 33 rapports internationaux" 89 mais "les mobilisations militantes contre l'État créent très vite de nouvelles territorialités dont la marque ensuite ne s'efface qu'avec difficulté dès lors qu'elle correspond à des enjeux sociaux profonds" 90 . B. Badie relève un autre contre-argument quand il prend en compte la pluralité des représentations dans le cas des enjeux territoriaux des conflits et explique que les protagonistes peuvent s'opposer "en se référant [par exemple] à des représentations dissonantes de ce que doit être l'espace, de ce que peut signifier le principe de l'importation de la territorialité " 91 Dario Battistella déduit du fait que "la démarche en Relations internationales varie non seulement selon l'idée –explicative ou compréhensive- que l'on se fait de la théorie, mais aussi selon le niveau d'analyse auquel situer de façon privilégiée son explication (…) ou sa compréhension (…) des relations internationales (…) [qu'] il n'y a donc pas une théorie, mais des théories des relations internationales". Les tenants de la sociologie des relations internationales affichent à raison une réticence face aux débats théoriques/paradigmatiques 92 , réticence à laquelle souscrit James N. Rosenau 93 . Nous estimons que les arguments développés dans ces controverses paradigmatiques importent moins que les méthodes et présupposés théoriques des auteurs qui y contribuent. Nous déduisons donc de ce qui précède l'impératif d'être attentif à ces différents points d'épistémologie dans l'exploration des différents champs disciplinaires, n'acceptant dans cette enquête sur le transnationalisme et 89 Bertrand BADIE, La fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur l'utilité sociale du respect, Paris : Fayard, 1995, (p. 135) 90 O.c. Bertrand BADIE, La fin des territoires…, p. 145 91 O.c. Bertrand BADIE, La fin des territoires…, p. 157-158. 92 "les fameux –premier, deuxième, troisième ou quatrième- dans lesquels a été enfermée la théorie des relations internationales (…) n'ont jamais beaucoup intéressé les internationalistes français", Marie-Claude SMOUTS, "La mutation…", p. 29. Guillaume DEVIN parle pour sa part d'une accumulation de nouvelles théories aussi vite exposées que démodées. 93 James ROSENAU se désintéresse de tout débat méthodologique : Voir James N. ROSENAU, "Probing puzzles persistently : a desirable but improbable future for IR theory", (p. 309-317), dans Steve SMITH, Ken BOOTH, Marysia ZALEWSKI (dir.), International theory : positivism and beyond, Cambridge University Press, 2002. "Au lieu de se focaliser principalement sur la substance de la politique mondiale et/ou de se critiquer les uns les autres pour nos conceptions sur la manière dont le système fonctionne et change, beaucoup trop d'analystes dérivent vers des préoccupations sur ce qui constitue la route appropriée pour comprendre et/ou prendre en défaut les hypothèses méthodologiques. Il y a bien sûr une relation proche et intime entre ce que nous savons et comment nous cherchons à savoir (how we go about knowing it), mais ces connections suivent des présupposés ontologiques qui établissent un cadre important dans lequel les problèmes de méthodologie sont confrontés et résolus" (p. 313). 34 l'environnement, qu' un seul parti pris en faveur de l'international 94 . Considérer notre étude de cas autant comme un objet de recherche et que comme un objet politique nous amène à croiser les angles d'approche et sortir des "sentiers battus par discipline et sous-discipline" 95 . Le fil rouge de cette recherche de relations internationales est les triples enjeux définis Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts dans Le retournement du monde, à savoir : "Recomposition du savoir, puisque l'ordre international contemporain ne cesse de s'éloigner des paradigmes classiques : au-delà des modèles réalistes qui postulent la souveraineté exclusive des États, ou des modèles organicistes qui cèdent à l'illusion d'une intégration a priori du système international, la sociologie des relations internationales se doit de recomposer son armature théorique en puisant dans des horizons nouveaux que lui ouvrent les progrès de la sociologie interne, ceux de la politique comparée et ceux de l'étude des flux transnationaux. Recomposition aussi des principes, puisque que ceux, classiques, de souveraineté, d'intérêt national ou de sécurité internationale tendent à s'émousser face aux idées nouvelles de responsabilité, de biens communs ou de sécurité globale. Recomposition des pratiques : au-delà des actions diplomatiques traditionnelles, se forgent de nouvelles formes d'intégration à la consistance encore incertaine, mais dont on sait déjà qu'elles suscitent aussi, en contrepoint, de nouvelles formes d'exclusion" 96 . Contrairement à Guillaume Devin, nous ne pensons pas que c'est l'objet de recherche qui justifie au final l'accent porté sur les variables internes ou externes 97 puisque différentes combinaisons entre perspectives adoptées et des entités observées sont possibles et que beaucoup dépend de la construction de l'objet de recherche. Aussi nous efforcerons-nous 94 Emprunt et référence à la présentation de la démarche de Yves DEZALAY, Bryant G.GARTH, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d' État en Amérique latine, entre notables de droit et «Chicago boys», Paris : Seuil, «Liber», 2002. (p. 35). 95 Expression empruntée à Johanna SIMEANT, "Champs internationaux et transformations du pouvoir d' État : en lisant Dezalay et Garth", RFSP, 2003, vol. 53, n°5, p. 819-824. 96 Bertrand BADIE et Marie-Claude SMOUTS, Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Paris : Presses de Sciences Po, Dalloz, 1999 (p. 18) 97 "il y a un assez large accord pour admettre un ensemble interactif devant être appréhendé comme un tout [mais que] c'est bien souvent la spécificité des objets d'étude qui justifiera en fin de compte la différence d'accent. Analyser la politique étrangère d'un État dont le processus de décision est complexe risque ainsi de valoriser le rôle des variables internes. Mais étudier l'évolution des relations stratégiques entre les États poussera plutôt à souligner le rôle des effets de système"o.c. Guillaume DEVIN, Sociologie…, p. 15. 35 d'appréhender l'action sociale par rapport à un ensemble plus vaste 98 sans a priori conceptuels et ce, même s'il faut bien reconnaître toutes les limites pratiques 99 et scientifiques 100 de l'entreprise. B. Ouverture pluridisciplinaire : relations internationales et politiques publiques Ce désintérêt pour les théories assumé par la sociologie des relations internationales est compensé par l'ouverture pluridisciplinaire et les efforts déployés pour combiner "en permanence des différentes sciences sociales" 101 . Guillame Devin écrit que "tous les outils conceptuels sont recevables pourvu qu'ils démontrent leur pertinence dans l'analyse de l'objet qu'ils prétendent élucider" 102 . Marie-Claude Smouts parle pour sa part d'un effort de conceptualisation empruntant tout autant à l'anthropologie politique qu'à la sociologie des mobilisations, à l'économie politique internationale qu'à la réflexion sur l'État et à la philosophie politique. Bertrand Badie explique que non seulement l'internationaliste ne peut rester indifférent "à l'étude des politiques publiques et, singulièrement, de la politique étrangère, de la politique de la défense, mais aussi, de plus en plus, de la politique économique" 103 . Plus généralement 98 Danger des approches "qui gomment les spécificités et négligent les différences (…) toute action sociale peut être également située dans un ensemble plus vaste que son seul cadre politique de référence ; elle baigne banalement dans un environnement qui transcende celui-ci et avec lequel elle échange, transige, sur lequel elle agit et par rapport auquel elle se définit", Bertrand BADIE, "L'adieu au gladiateur ? La mondialisation et le renouveau des relations internationales", Relations internationales, octobre-décembre 2005, n°124, p. 95-106 (p. 95). 99 Compte tenu de l'ampleur de l'enquête, de l'articulation entre le national et l'international, du lien entre les niveaux d'analyse micro et macro, l'ensemble fait appel à de multiples compétences qui dépassent largement les capacités d'un seul chercheur" cf. Guillaume DEVIN, Sociologie des relations internationales, …(p. 4) Voir aussi François CONSTANTIN, "Les relations internationales dans le champ scientifiques français ou les pesanteurs d'une lourde hérédité", La Revue internationale et stratégique, automne 2002, n°47, (p. 90-99) "Les frustrations peuvent naître de ces difficultés méthodologiques croissantes à maîtriser l'ensemble des données fondamentales pour la compréhension de tout problème international, même le plus pointu (le changement climatique, la guerre civile au Burundi, le devenir de l'Afghanistan, la «guerre des étoiles», etc.). Plus que jamais, le gouvernemental et l'officiel ne suffisent pas. Il faut se rendre sur le terrain, dans les antichambres ministérielles et les quartiers périphériques, pénétrer les jeux de pouvoir, identifier les intérêts matériels, les mobiles idéologiques et les sentiments des différents acteurs."(p. 98) 100 Garde-fou sur la question de la construction sociale le chapitre 4 "Splendeurs et misères d'une métaphore : «la construction sociale de la réalité»" dans Bernard LAHIRE, L'esprit sociologique, Paris : La Découverte, 2005, (p. 94-111) 101 Marie-Claude SMOUTS, "La mutation…", p. 29. 102 Guillaume DEVIN, "Norbert Elias et l'analyse des relations internationales", RFSP, avril 1995, vol. 45, n°2, p. 305-327, (p. 309). 103 Bertrand BADIE, "De la souveraineté à la capacité de l' État", (p. 37-58), dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Les nouvelles relations internationales. Pratiques et théories, Paris : Presses de Sciences Po. 36 "l'étude des relations internationales a fait des progrès sensibles en profitant des réflexions menées par les spécialistes de politiques publiques qui nous apprennent que, loin d'être la réalisation d'un hypothétique intérêt national unifié, la politique internationale des États est le produit d'une composition d'acteurs multiples, gouvernants, partis, bureaucraties, médias, groupes de pression, porteurs de valeurs, de perceptions et d'intérêts divergents. Cet État éclaté doit donc être pris en compte comme tel par l'internationaliste : les systèmes d'actions sont ainsi plus heuristiques que la rationalité étatique conçue au singulier, la capacité des États renvoyant, pour sa part, à la capacité de ce système complexe et non à celle d'une entité idéalisée" 104 105 . Guillaume Devin estime également que les politistes ne peuvent éluder la dimension internationale dans leur recherche "L'étude de l'internationalisation de nos sociétés contemporaines –mesure et interprétation de la manière dont la dimension internationale pénètre et façonne les pratiques des acteurs nationaux- introduit donc directement à ce qui fait les nouveaux principes d'ordre et de légitimité ainsi qu'aux luttes qui les accompagnent. On voit mal le politiste s'en désintéresser. Plus généralement ce sont les effets problématiques de l'interdépendance qui ne cessent de revenir au devant de son analyse. Au plan interne, sont-ils des facteurs d'homogénéisation des programmes partisans en réduisant l'autonomie des responsables politiques ou suscitent-ils l'émergence de nouvelles alternatives en recomposant le paysage économique et les clivages sociaux ? Au plan externe, tempèrent-ils les conflits en freinant les manifestations de souveraineté et en augmentant les opportunités de solutions négociées ou bien engendrent-ils de nouvelles tensions en déplaçant les rapports de force et en aiguisant la perception de nouvelles inégalités ? De telles interrogations croisent nécessairement toute réflexion sur le changement socio-politique. Certaines ne sont guère récentes mais réapparaissent avec plus d'acuité lorsque les performances annoncées par les 104 O.c. Bertrand BADIE, "De la souveraineté…", p. 47-48. A noter comment Didier Bigo définit la sociologie des relations internationales comme porteuse d'une épistémologie spécifique et débouchant sur "un programme de recherche de terrain menée par l'internationaliste lui-même en relation avec des équipes d'anthropologues et de sociologues (ou d'historiens) avec une interrogation critique forte sur la notion même de terrain (…) avec une exigence forte d'aller sur place, d'étudier les pratiques sociales et en particulier celles du quotidien…"(p. 9/10). Pour une illustration voir Didier BIGO, "Sociologie politique de l'internationale : une alternative", Cultures & Conflits, printemps 2002. Pour une illustration voir Didier BIGO, "Nouveaux regards sur les conflits ?", dans SMOUTS (dir.) Les nouvelles relations internationales…(p. 309-354). 105 37 gouvernants ne sont pas au rendez-vous" 106 . "Les relations inter-gouvernementales ne sont pas les seules à avoir un impact impact «politique», c'est-à-dire un poids sur la définition d'une politique publique ou sur le comportement d'acteurs intéressés. Les effets politiques des mouvements de capitaux, des stratégies industrielles ou de réseaux de solidarité non gouvernementaux dessinent aussi, parmi d'autres et de façon pragmatique, le territoire du «politique» et offrent autant de champs d'investigation au politiste (…) ils correspondent à l'émergence de nouveaux objets qui font les réalités politiques contemporaines" 107 ; Aussi les questionnement des spécialistes de politique publique montrent-ils beaucoup de similitude avec les études internationales. Patrick Le Galès explique que : "les recherches audelà et en deçà de l'État vont de pair avec des interrogations renouvelées sur la place et le rôle de l'État" 108 . Ce dernier justifie ce détour "pour mieux comprendre les effets de la recomposition de l'État sur les modes de gouvernement et gouvernance des territoires, sur les relations entre les villes et les États" 109 . Pierre Muller indique que "la réflexion sur la gouvernance européenne conduit à s'interroger sur la gouvernance en général et, finalement, sur les relations entre action publique et souveraineté" 110 . Patrick Hassenteufel et Bruno Palier concluent également à "la nécessaire articulation des dimensions interne et externe"111 et 106 "ce que l'on désigne parfois hâtivement sous le nom de «globalisation» vise un stade avancé d'internationalisation de multiples activités qui introduit directement le politiste au cœur des transformations organisationnelles et comportementales significatives sans son analyse du politique" (p. 237) Guillaume DEVIN, "L'international comme dimension compréhensive", dans Pierre FAVRE, Jean-Baptiste LEGRAVE, Enseigner la science politique, Paris : L'Harmattan, 1998, p. 231-240 (p. 239). 107 Art. cit. Guillaume DEVIN, "L'international comme…, p. 235 ; 108 Patrick LE GALES, "Le desserrement du verrou de l'État ?", Revue internationale de politique comparée, 1999, vol. 6, n°3, p. 627-717 (p. 627) 109 Art.cit. Patrick LE GALES, "Le desserrement du verrou…", p. 628. 110 Pierre MULLER, "Gouvernance européenne et globalisation", Revue internationale de politique comparée, 1999, vol. 6, n°3, p.707-717. Voir aussi Pierre MULLER, "Préface", dans Laurie BOUSSAGUET, Sophie JACQUOT, Pauline RAVINET, Dictionnaire des politiques publiques, Paris : Presses de Sciences-Po, 2004 où le politologue décrit l’ "analyse des politiques publiques comme une discipline internationale (p. 20) et explique que l'ouvrage s’inscrit dans le champ disciplinaire international "par la présence de concepts qui sont au cœur des débats académiques actuels dans les rencontres et les revues internationales : la question de la gouvernance, les approches néo-institutionnalistes, les recherches sur les instruments de politique publique."(p. 21). Voir Patrick HASSENTEUFEL, Yves SUREL, "Des politiques publiques comme les autres ? Construction de l'objet et outils d'analyse des politiques européennes", Politique européenne, avril 2000, n°1, p. 8-24 et enfin Sabine SAURUGGER, "La science politique et l'enseignement de l'intégration : normalisation par le 'haut' et par le 'bas' ?", Politique européenne, automne 2004, n°14, p. 105-125 où la politologue propose notamment une vision interactive des relations internationales : à la fois «l'international dans l'Union européenne» et «l'Union européenne dans le monde» (p. 118-119). 111 Patrick HASSENTEUFEL, Bruno PALIER, "Le social sans frontières ? Vers une analyse transnationaliste de la protection sociale", Lien social et Politiques, printemps 2001, n°45, p. 13-27 (p. 17). Voir également Patrick HASSENTEUFEL, "De la comparaison internationale à la comparaison transnationale. Les déplacements de la 38 cherchant à "développer une analyse transnationale, qui fait porter l'attention sur les processus concrets d'interaction entre acteurs transnationaux et acteurs nationaux" 112 . D'autres auteurs notent encore la multiplication des passerelles entre l'analyse des politiques publiques et l'étude des relations internationales 113 dans le cadre d'un rapprochement disciplinaire. Dans cette ligne, nous nous intéresserons plus spécifiquement à la sociologie de l'action telle que définit par Pierre Lascoumes 114 . Il s'agit d'une "approche où sont prises en compte à la fois les actions des institutions publiques et celles d'une pluralité d'acteurs, publics et privés, issus de la société civile comme de la sphère étatique, agissant conjointement, dans des interdépendances multiples, au niveau national mais aussi local et éventuellement supranational, pour produire des formes de régulation des activités collectives…" 115 . Ce qui nous intéresse dans cette approche c'est qu'elle considère l'action publique en matière d'environnement comme "particulièrement illustrative de ces nouvelles configurations" entre services d'États, pouvoirs locaux et collectivités territoriales et leurs "stratégies différenciées". Elle appréhende également les associations comme des "partenaires actifs et éventuellement construction d'objets comparatifs en matière de politiques publiques", RFSP, février 2005, vol.55, n°1, pp. 113132. 112 Art. cit. Patrick HASSENTEUFEL, Bruno PALIER, "Le social…, p. 22. A signaler aussi l’idée selon laquelle "les dynamiques de l'action publique informent les domaines plus classiquement traités comme «politiques»; tel[le] les relations internationales" cf. Patrick HASSENTEUFEL, Andy SMITH, "Essoufflement ou second souffle ? L'analyse des politiques publiques «à la française»", RFSP, février 2002, vol. 52, n°1, p. 53-73 (p. 57). 113 Franck PETITEVILLE, Andy SMITH, "Analyser les politiques publiques internationales", RFSP, juin 2006, vol. 56, n°3, p. 357-366. 114 Voir Gilles MASSARDIER, Politiques et actions publiques, Paris : Armand Colin, , 2003, pour une présentation du travail de Pierre Lascoumes sur la politique de l'environnement considérée comme un cas d'école d'une nouvelle rationalité de l'action publique. Sur la référence fondamentale à la théorie de l'acteur-réseau Bruno LATOUR, Changer la société. Refaire de la sociologie, Paris : La Découverte Armillaire 2006. Voir aussi Christine MUSSELIN, "Sociologie de l'action organisée et analyse des politiques publiques : deux approches pour un même objet ?", Revue française de science politique, février 2005, vol. 55, n°1, p. 51-71 pour une présentation de la sociologie de l'action organisée (p. 55). 115 Cf. la définition de Jacques COMMAILLE, "Sociologie de l'action publique" dans Laurie BOUSSAGUET, Sophie JACQUOT, Pauline RAVINET (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris : Presses de Sciences Po, 2004, p. 413-421, (p. 413) "le choix d'une telle approche justifie qu'il puisse être question d'une sociologie de l'action publique dans la mesure où, précisément, ce ne sont plus seulement les objets traditionnels de la science politique (pouvoir, instances gouvernementales, institutions étatiques, personnel politique et forces partisans, etc.) qui sont concernés, mais ce qui se passe au sein même des sociétés dans les interactions multiples, diverses et complexes, qui les structurent" (p. 414). 39 fortement contestataires" ainsi que les relations complexes entre la rationalité scientifique et technique des experts 116 qu'il nous importe ici particulièrement d'explorer. L'hypothèse de la sociologie de l'action est la suivante : "si l'on admet que l'action publique se construit aussi au cœur des relations sociales et non plus seulement au sommet de l'État, qu'elle est par là susceptible d'être fragmentée, complexe et flexible, il appartient alors à la sociologie de contribuer à l'observation et à la recherche de sens de processus d'action collective et de mobilisations où l'économie des relations entre l'État et la société civile est faite davantage de réciprocités sur le mode horizontal qu'elle ne s'analyse suivant le principe d'une dichotomie et sur la mode de la hiérarchie" 117 . Cette approche va nous permettre d'aborder la recherche sur les réseaux de politique publique à l'échelle internationale comme nous le verrons plus loin en traitant des questions d'eau et d'environnement 118 . Nous voulons également relever la réflexion menée sur les instruments pour penser le changement dans les politiques publiques 119 pour enrichir les outils conceptuels existants de la discipline et combattre "l'erreur de perspective d'un naturalisme qui poserait comme allant de soi et donc échappant au champ de l'investigation scientifique, l'existence d'une panoplie d'instruments à disposition des gouvernants, dont l'action consisterait à choisir le plus adapté à l'objectif poursuivi" 120 . Ces intruments constituent en effet "une forme condensée et finalisée et savoir sur le pouvoir social et les façons de l'exercer" 121 et s'inscrivent dans l'espace 116 Voir sur ce point la reconnaissance par Pierre Muller des apports de l'ouvrage de Pierre Lascoumes, L'écopouvoir, cf. RFSP, juin 1995, vol. 45, n°3, p. 491-493. "Ce que montre P. Lascoumes c'est qu'il ne s'agit pas d'une relation à somme nulle ; l'accroissement d'expertise dans l'action publique ne débouche pas sur sa dépolitisation, mais sur une transformation de la relation entre expertise et décision politique" (p. 493). 117 Art. cit. Jacques COMMAILLE, "Sociologie de l'action publique…", p. 418. Cette sociologie s'inscrit dans un courant «constructiviste» "où les analyses sont consacrées aux dynamiques d'articulation entre le micro et la macro, notamment dans le processus de construction des confrontations, des négociations et des établissement de compromis ou d'accords entre partenaires" (p. 418). Jean-Pierre Gaudin pour sa part inscrit cette sociologie de l'action dans une vague de «retour de l'acteur» cf. Jean-Pierre GAUDIN, L'action publique. Sociologie et politique, Paris : Presses de Sciences Po et Dalloz, 2004, (p. 138-139). Voir également son chapitre sur l'analyse des politiques "entre coopérations et concurrences disciplinaires", p. 141-144. 118 A noter cet exemple d'interdisciplinarité dans Patrick HASSENTEUFEL, "De la comparaison internationale à la comparaison transnationale. Les déplacements de la construction d'objets comparatifs en matière de politiques publiques", RFSP, février 2005, vol.55, n°1, p. 113-132. 119 Pierre LASCOUMES, Patrick LE GALES, Gouverner par les instruments, Paris : Les Presses de Sciences po, 2004. 120 Cf. Marc Olivier BARUCH, "Informations bibliographiques", Revue française d'administration publique,2005, n° 113, p. 185-193. 121 Patrick LE GALES, "Contrôle et surveillance. La restructuration de l' État en Grande-Bretagne", dans o.c. Pierre LASCOUMES, Patrick LE GALES, Gouverner…, p. 238. 40 sociopolitique de l'action publique "construit autant par des techniques et des instruments que par des finalités, des contenus et des projets d'acteur" 122 . Cet appel à l’interdisciplinarité qui selon certains est la "meilleure arme pour partir à l'assaut de la complexité" 123 doit est toutefois fortement nuancée par les analyses de Pierre Favre démasquant l’"illusion classificatoire" 124 et appelant au questionnement "des grands blocs disciplinaires solides". Réfléchissant sur la « discipline » des sciences politiques, le politologue remarque qu’ "opérer une classification des sciences supposerait d'abord que les sciences couvrent complètement et continûment l'étendue du savoir (…) toute classification des sciences vise ensuite à fixer des tâches entre les sciences (…) enfin les classifications des sciences sont en même temps des classifications des objets de science [et] (…) on ne peut classer les sciences sur la base d'une classification intuitive des objets communs de l'expérience. Cela voudrait dire que chaque science dispose par nature d'une classe d'objets dont il lui appartient en propre de faire l'étude" 125 . Aussi plutôt que "jeter des ponts" ou "tisser des liens" nous envisageons d’adopter une "vision œcuménique" de la science politique pour suivre sa ligne de pensée, vision sur laquelle Pierre Favre explique qu’aucun "pavillon commun" ne flotte, ni aucune "communauté intellectuelle unifiée" 126 ne préside 127 . Jens Batelson relève par ailleurs que la question de l'identité 122 Pierre LASCOUMES, Patrick LE GALES, "L'action publique saisie par ses instruments", O.c. Pierre LASCOUMES, Patrick LE GALES, Gouverner…,p. 12. "Cette approche s'appuie sur les travaux d'histoire des techniques et de sociologie des sciences qui ont dénaturalisé les objets techniques, en montrant que leur carrière repose davantage sur les réseaux sociaux qui se forment à partir d'eux que sur leurs caractéristiques propres" (p. 13). "L'intérêt d'une approche en termes d'instruments est de compléter les regards classiques en termes d'organisation, de jeux d'acteurs et de représentations qui dominent aujourd'hui largement l'analyse de politique publique (…) Dans un contexte politique où prévalent les grands flous idéologiques et où la différenciation des discours et des programmes s'avère de plus en plus difficile, on peut considérer que c'est aujourd'hui par les instruments d'action publique que se stabilisent les représentations communes sur les enjeux sociaux" (p. 35). 123 "Elle ne doit pas servir qu'à appréhender le monde de l'après guerre froide. Elle doit servir à déconstruire les discours d'autorité et les noyaux durs disciplinaires qui simplifiaient et cloisonnaient les perceptions de la réalité. Elle doit servir ainsi à mieux comprendre la guerre froide…" ; Pierre GROSSER, Les temps de la guerre froide, Paris : Complexe,1995 (p. 13). 124 "Or la carte des disciplines est par nature fluctuante puisqu'elle est sous la dépendance des découvertes scientifiques et techniques. Dans le devenir scientifique, sans cesse des déplacements de problématiques ou des migrations de concepts désignent des lieux nouveaux de la recherche, alors que dans le même temps certains secteurs périclitent. Sans cesse, une discipline se démultiplie en sous-disciplines qui deviennent des disciplines indépendantes qui émigrent pour s'allier à des disciplines jadis éloignées ou encore qui se recombinent de manière différente" Pierre Favre, "Retour à la question de l'objet ou faut-il disqualifier la notion de discipline ?", Politix, 1995, n°29, p. 141-157 (p. 144) 125 Art.cit. Pierre Favre, "Retour à la question de l'objet…" p. 144. 126 La science politique "recouvre ce qui n'est pas même une confédération de sous-disciplines, mais une pluralité d' États indépendants qui ne se regroupent guère que de loin en loin sous l'égide d'une ONU parisienne. Ces îlots 41 disciplinaire des relations internationales est floue et que la "confusion régnant autour du sujet d'étude (…) fait partie intégrante de l'évolution même de la discipline" 128 . Enfin, l'ouverture « œcuménique » est couplée à un souci de l'empirique. Guillaume Devin affiche sa conviction que l'exploration proposée par la sociologie des relations internationales requiert aussi et surtout un développement des études empiriques" 129 et Marie-Claude Smouts insiste sur l'intérêt de "solides études de cas" seules capables de faire face au défi de la combinaison des différentes sociales et autonomie des relations internationales" 130 . Pierre Favre résume bien cette préoccupation en expliquant que "toute science du politique s'adosse donc, mais de manière rarement formulée, à une vision du monde social où le temps est ordonné, où le passé, le présent et l'avenir sont placés dans un rapport de causalité ou d'enchaînement déterminé" 131 . Le politologue distingue plusieurs options métathéoriques : "cette suite de choix métathéoriques définit des «stratégies conceptuelles» toutes également praticables et qui sont à la source de problématiques fort différentes" 132 . Il s'avère par conséquent important pour un travail de science politique de "ne pas laisser de telles conceptions métathéoriques dans l'ombre (…) une science politique bien constituée peut pleinement s'établir, doit être à même de dire sur quelle philosophie de l'histoire elle se fonde mais ne peut en fait se réclamer que d'une philosophie de l'histoire" 133 . Concrètement nous chercherons donc à définir une boîte à outils conceptuels134 et établissant dans premier temps un état de l'art appliqué visant à faire ressortir les dimensions disciplinaires qui se rassemblent autour d'objets scientifiques construits ou en cours de construction (les flux transnationaux, le monde arabe, l'humanitaire, l'Afrique noire, les mouvements sociaux, les politiques publiques, la socio-histoire,...) communiquent en réalité peu entre eux. Les spécialistes en chaque domaine ne lisent pas les mêmes livres que leurs collègues ayant un autre terrain, ne fréquentent pas les mêmes colloques, n'ont pas les mêmes calendriers d'observations…", Art.cit. Pierre Favre, "Retour à la question de l'objet…", p. 146. 127 Art.cit. Pierre Favre, "Retour à la question de l'objet…", p. 148. 128 cf. Jens BARTELSON, "Y a-t-il encore des relations internationales ?", Revue études internationales, juin 2006, vol.37, n°2, p. 241-256. Voir aussi Marie-Claude SMOUTS, "La mutation d’une discipline", dans MarieClaude SMOUTS (dir.), Les nouvelles relations internationales. Pratiques et théories, Paris : Presses de Sciences Po, 1998, p. 11-33. 129 Guillaume DEVIN, Sociologie…, p. 4. 130 Cf. Marie-Claude SMOUTS, "La mutation d'une discipline", p. 29). 131 Pierre Favre, Comprendre le monde. Epistémologie du politique, Paris : Presses de Sciences Po 2005, (p. 13). 132 O.c. Pierre Favre, Comprendre le monde…, p. 15. 133 Pierre Favre, Comprendre le monde…, p. 19. 134 A signaler deux ouvrages qui nous ont particulièrement inspirés sur ce point : Christian LEQUESNE, L'Europe bleue. A quoi sert une politique de la pêche ? Paris : Presses de Sciences Po, 2001; Jacques LOLIVE, Les contestations du TGV Méditerranée, Paris : L'Harmattan, 1999. 42 méthodologiques et les présupposés théoriques des travaux choisis pour alimenter cette réflexion sur les acteurs, sur le transnationalisme, l'environnement, les normes et la solidarité transnationale qui en découleraient. Pour les ONG par exemple, Denis Chartier et Sylvie Ollitrault considèrent également comme une nécessité de construire "des outils d'analyse pour comprendre leurs rôles, leurs modes d'action et l'espace politique qu'elles occupent (…) [et ce pour] à faciliter les recherches pluridisciplinaires (…) questionner «l'objet ONG» afin de mieux identifier quels sont les dynamiques et enjeux politiques, économiques et écologiques mobilisés par et à travers la référence aux ONG" 135 . En résumé, s''intéresser à la question du transnationalisme impose selon nous de nous interroger sur la vision du monde sous-tendant les travaux des chercheurs. Comme les titres de de différents ouvrages le suggèrent, plusieurs options sont possibles si on considère que c'est la société qui est au cœur de l'enquête 136 , l'État 137 ou les relations transnationales 138 . La question en relations internationales est loin d’être résolue comme l’illustre une contribution récente de Jean-Jacques Roche "Le retour de l’ État dans les relations internationales" 139 qui rappelle les divergences entre internationalistes français 140 . C. Transnationalisme et gouvernance environnementale… Reconnaître aujourd'hui comme Dario Battistella que "l'impact de l'opinion des individus et l'intrusion des mouvements de masse sont trop importants pour être ignorés" 141 pose en effet plus de questions qu'il n'offre de réponses. Comme Sidney Tarrow le remarque avec justesse ce n'est pas en "réduisant la chaîne causale de la politique transnationale à un produit dérivé 135 Denis CHARTIER, Sylvie OLLITRAULT, "Les ONG d'environnement dans un système international en mutation : des objets non identifiés", dans Catherine AUBERTIN (dir.), ONG et diversité. Représenter la nature ?, Paris : IRD Editions, 2005, p. 21-58, (p. 54). Voir l'encadré sur la "structure d'analyse des ONG" (p 55). 136 cf. Don KALB, Marco van DER LAND, Richard STARING, Bart van STEENBERGEN, Nico WILTERDINK, (dir), The ends of globalization. Bringing society back in, Lanham : Rowman & Littlefield Publishers, Inc., 2000. 137 cf. Dietrich RUESCHMEYER, Peter B. EVANS, Theda SKOCPOL, Bringing the state back in, Cambridge : Cambridge University Press, 1985. 138 cf. Thomas RISSE-KAPPEN, Bringing transnational relations back in non-state actors, domestic and international institutions, Cambridge : Cambridge University, 1995. 139 Jean-Jacques ROCHE, "Le retour de l’ État dans les relations internationales", Enjeux diplomatiques et stratégiques, 2005, p. 21-27. 140 Voir par exemple Jean-Jacques ROCHE, "Les relations internationales : théorie ou sociologie ?", Le trimestre du monde, 3ème trimestre 1994, p. 35-48, voir aussi Jean-Jacques ROCHE, Le système international contemporain, Paris : Montchrestien, 1992. 43 de la mondialisation" que les analyses se précisent bien au contraire. C'est risquer de "mal préciser (mis-specify) une grande part de l'activisme transnational qui n'a rien à voir avec la mondialisation et d'ignorer le rôle important indépendant joué par l'État et les institutions internationales pour rapprocher les gens à travers les frontières nationales" 142 . Bertrand Badie, s'interrogeant sur la nature des transformations du monde relève une série de contradictions dans l'analyse de la mondialisation et, pour n'en citer qu'une : "certes, la mondialisation flattait le libre-échangisme, l'ouverture du marché et donnait ainsi des arguments à ceux qui misaient sur le retour d'une main invisible qui voulait faire fi des frontières. En même temps, elle annonçait un argument d'une toute autre ampleur : un bien, précisément parce qu'il est public, ne saurait être que métanational ; plus il concourt au bien-être général, moins il saurait être souverain" 143 . D'après Guillaume Devin le doute s'impose sur le qualificatif de "transnational" tellement il est flou : "toute forme internationalisée de solidarité privée est plus ou moins assimilée à des manifestations de solidarité transnationale" 144 . La "solidarité, fait social dont la transnationalisation constitue un attribut spécifique est, à la fois, un marqueur et un facteur du changement dans les relations internationales" 145 . Dans le domaine de l'environnement, champ où le bien commun est un enjeu évident pour beaucoup, les questions de la transnationalisation et de la solidarité se posent avec acuité. Karen T. Litfin remarque pour sa part que "la dégradation écologique, de plus en plus transnationale à la fois dans ses causes et ses conséquences, implique une toile complexe d'acteurs non-étatiques : les industriels, les scientifiques, les organisations non gouvernementales et peuples indigènes. Ainsi le verdissement des relations internationales a 141 Dario BATTISTELLA, Théories des relations internationales Paris : Presses de Sciences Po 2003, p. 198. Sidney TARROW, "Rooted cosmopolitans : transnational activists in a world of states", contribution pour l'atelier de recherché de l'école de recherche sociale d'Amsterdam sur "Contentious politics : identity, mobilization and transnational politics", 6 mai 2002. Voir la version écourtée dans Sidney TARROW, The transnational activism, Cambridge : Cambridge University Press, 2005, (p. 35-56). 143 Bertrand BADIE, "L'effectivité des biens publics mondiaux : l'ambiguïté ne vaut pas négation", dans Pierre FAVRE, Jack HAYWARD, Yves SCHEMEIL (dir.), Etre gouverné. Etudes en l'honneur de Jean Leca, Paris : Presses de Sciences Po, 2003, p. 333-347, (p. 334). 144 Guillaume DEVIN, "Les solidarités transnationales, phénomène social à l'échelle mondiale", dans Guillaume DEVIN (dir.), Les solidarités transnationales, Paris : L'Harmattan, 2004, p. 11-26, (p. 14). 145 Art. cit. Guillaume DEVIN, "Les solidarités transnationales…", p. 14. 142 44 entraîné un mouvement d'éloignement de l'orientation traditionnelle stato-centrée" 146 . "Les réponses environnementales internationales semblent générer des sources alternatives de légitimation, principalement à travers l'activisme transnational et la politique scientifique, qui sans nécessairement remplacer l'État, représentent des défis sérieux à l'autorité traditionnelle des États" 147 . Reste à savoir ce que cache cet transnationalisme et surtout comment l'appréhender. Pour Sheila Jasanoff et Marybeth Martello, sociologues de la science c'est dans le domaine de la gouvernance environnementale qu'il y a eu ces trente dernières années les tentatives de compromis entre le local et le mondial les plus intéressantes "Les initiatives environnementales révèlent, souvent pour la première fois, des aspects émergents de la politique transnationale qui va prendre de l'importance aujourd'hui : l'interaction croissante entre l'autorité scientifique et politique, mettant en lumière les lignes de faille chez chacun, le rôle essentiel des acteurs non-gouvernementaux dans la production du savoir et de la politique, l'émergence de nouvelles formes politiques de réponses à de nouvelles conjonctions d'acteurs, de revendications, d'idées et d'événements qui transcendent les frontières nationales et (…) la réaffirmation des savoirs locaux, des revendications et identités locales contre les forces de simplification et d'universalisation de la science, de la technologie et du capital" 148 . Pourtant une grande partie de la littérature universitaire ne traite encore de la dégradation environnementale que sous l'angle réducteur des régimes ou d'une opposition entre mouvements de résistance et États 149 , omettant les phénomènes de déterritorialisation, excluant toute influence autre que contestataire ("empêcheuse de danser en rond") des acteurs 146 Karen T. LITFIN, "Constructing environmental security and ecological interdependence", Global governance, juillet-septembre 1999, vol. 5, n°3, 19 p. 147 Karen T. LITFIN, "Sovereignty in world politics", Mershon International Studies Review, 1997, vol. 41, p. 167-204 (p. 195). 148 Sheila JASANOFF & Marybeth LONG MARTELLO, Earthly politics. Local and global in environmental governance, Cambridge, MA : The MIT Press, 2004, (p. 3-4). 149 Matthew PATERSON, "Interpreting trends in global environmental governance", International Affaires, octobre 1999, vol. 75, n°4, p. 793-802. 45 non-étatiques 150 . Comme Ken Conca le montre dans son ouvrage les fleuves posent un véritable défi en matière d'organisation, de recomposition et intégration territoriale 151 . Pour Bertrand Badie les deux phénomènes que sont les dynamiques locales et l'émergence de vastes ensembles régionaux" offrent un mode de rééquilibrage de la mondialisation et sont une "libéralisation impressionnante des modes de composition de l'espace" de "rupture profonde avec la conception classique de la territorialité" 152 . Il envisage pour sa part le déploiement du néorégionalisme comme expression de la montée de puissance du local, défini comme un "effet de composition entre des acteurs sans cesse plus nombreux et variés, qui revendiquent avec succès leur droit d'agir sur la scène internationale et de participer au modelage de celle-ci : les politiques d'intégration plus ou moins pensées et programmées par les États viennent interagir avec les initiatives complexes et désordonnées des collectivités locales, des entreprises, des syndicats, des réseaux associatifs les plus variés" 153 . Selon Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts "une vision purement institutionnelle de l'intégration ne saurait être que décevante. Non seulement les exemples d'intégration par fusion et création d'autorité supranational sont exceptionnels, mais cette vision de l'ordre international renvoie à une conception classique d'un ordre fondé sur la souveraineté territoriale qui ne correspond plus à la complexité du monde contemporain" 154 . Cette remarque se vérifie en Europe centrale et orientale où toutes les tentatives institutionnelles se sont en effet montrées décevantes en dépit des espoirs placés dans la coopération régionale 155 , généralement présentée comme une "preuve de maturité" 156 . L'idée 150 Ken CONCA, Governing water. Contentious transnational politics and global institution building, Cambridge, Londres : The MIT Press, 2006. 151 Pour une introduction aux nouveaux modes d'intégration voir o.c. Bertrand BADIE, Marie-Claude SMOUTS, Le retournement du monde…, p. 180-194. 152 Bertrand BADIE, Un monde sans souveraineté. Les États entre ruse et responsabilité, Paris : Fayard, 1999, p. 175. 153 O.c. Bertrand BADIE, Un monde sans souveraineté. p. 180. 154 O.c. Bertrand BADIE, Marie-Claude SMOUTS, Le retournement du monde…, p. 188. 155 Sur les efforts de coopération régionale voir par exemple : "Hello neighbours", The economist, 13 juillet 1991, p. 27, Alfred A.REISCH, "The Central European Initiative : to be or not to be ?", RFE/RL Research report, 27 août 1993, vol. 2, n°34, p. 30-37. Milada Anna VACHUDOVA, "The Visegrad Four : no alternative to cooperation ?"? RFE/RL Research Report, 27 août 1993, vol. 2, n°34,p. 38-47 ; Zóltán BARANY, "Visegrad Four contemplate separate paths", Transition, 11 août 1995, vol. 1, n°14, p. 56-59. András BOZOKI, "Regionalism, competition and geopolitics", The Hungarian Quaterly, hiver 1997, vol. 38, p. 91-110. 156 "En développant des méthodes ingénieuses et innovantes d'entraide et de coopération régionale [allusion à la première rencontre de Visegrád du 15 février 1991], ils [Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie] ont trouvé de nouvelles manières de prouver leur viabilité. Ils guident désormais le chemin vers une stabilité régionale accrue et l'élargissement de l'intégration européenne" cf , Rudolf TOKES, "From Visegrád to Kraków : cooperation, 46 la plus courante étant que "soit l'Europe centrale tente de gérer ses conflits internes et de créer les conditions d'intégration régionale seule ou en interaction étroite avec le processus ouesteuropéen, soit elle se désintégrera en se replongeant dans ces propres querelles nationales" 157 . D. Défi posé à l'histoire et la géographie L’image la plus fréquente est que « l'Europe «continent retrouvé», semblait «rentrer dans son histoire et dans sa géographie»" 158 . A la suite de Denis Retaillé il nous importe pourtant de montrer comment l'ordre géographique et adoption d'un découpage terrestre entre les hommes 159 prévalant dans les relations internationales ne relève que d'une "illusion de la stabilité du cadre" 160 . Le géographe critique sur ces bases les géographismes pratiqués par la competition, and coexistence in Central Europe", Problems of communism, novembre-décembre 1991, vol. XI, p. 100-114). Pour d'autres auteurs la coopération régionale n'est pas une fin en soi mais un moyen stratégique commun pour s'unir à l'Europe cf Béla KADAR, "The importance of regional cooperation for Hungary", Hungarian Business Herald 1994, n°3, p. 16-20. Voir aussi David SHUMAKER, "The origins and development of central Europe coopération 1989-1992", East European Quaterly, septembre 1993, vol. XXVII n°3, p. 351373°), où l'auteur parle de "l'engagement partagé aux principes que les Européens du centre admirent à l'Ouest rend la coopération régionale possible et offre un lieu prometteur pour atteindre le très attendu «retour en Europe» cf , Emmanuel WALLON, A continent ouvert. Les politiques culturelles en Europe centrale et orientale, Paris : la documentation française, 1991, 161 p. Il peut s'agir encore d'une forme de gestion des problèmes similaires pour atteindre des objectifs communs/avantages comparatifs à exploiter par l'intégration régionale, ou d'effort pour combler le fossé en matière de sécurité créée par la disparition du Pacte de Varsovie cf. Zóltán BARANY, "Visegrad Four contemplate separate paths", Transition, 11 août 1995, p. 56-59. Et enfin d'autres observateurs voient la coopération régionale commr ne forme de ligotage digne du géant Gulliver de Jonathan Swift "la myriade de réseaux de coopération sub-régionale et régionale s'entremêlant peuvent incarner les cordes, qui prises une à une serait trop faible pour ligoter le dangereux géant nommé "conflit ethnique" et le nationalisme qui menace de destabiliser toute la région", p.399 cf. John FITZMAURICE, "Regional cooperation in Central Europe", West European politics, juillet 1993, vol.16, n°3, p. 380-399. Voir aussi András BOZOKI, "Regionalism, competition and geopolitics", The Hungarian Quaterly, hiver 1997, vol. 38, p. 91-110. 157 cf. Péter HANAK, "Central Europe : an alternative to disintegration", The new Hungarian Quaterly, automne 1992, vol. XXXIII, n°127, p. 3-10, (p. 8). 158 Entre 1989 et 1991 se sont multipliées les déclarations de fin de guerre froide, dans un climat d'euphorie qui montrait qu'un épisode tragique de l'histoire de l'humanité venait de s'achever : le totalitarisme soviétique s'était effondré, les gigantesques arsenaux nucléaires commençaient à être rognés, les feux allumés par la guerre froide à la périphérie s'éteignaient les uns après les autres", Pierre GROSSER, Les temps de la guerre froide, Paris : Complexe,1995 (p. 11) 159 Denis RETAILLE, "L' État, le territoire et les relations internationales. Nouvelles approches géographiques", Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 1993/2-3, n°68-69, p. 41-64 (p. 41) 160 A signaler la critique de Marcel Merle pour qui "le territoire n'est pas seulement un concept juridique ou politique. Il s'inscrit d'abord dans le registre des phénomènes naturels propres au règne animal" le territoire reste "un enjeu et un atout dans la compétition entre groupes humains". L’internationaliste dit aussi que "le territoire n'a pas disparu, pas plus que l' État, et l'International ne peut être conçu sans eux. Leur dépréciation, réelle mais relative, provient de la circulation de flux de plus en plus denses dont l'origine est distincte et dont l'accumulation entretient dans l'imaginaire collectif, l'impression d'une marche irrésistible et irréversible vers l'universalisation. En réalité, il n'y a ni déracinement ni transfert au niveau mondial des activités, qui relevaient traditionnellement du qualificatif d'«internationales» ; mais on assiste à un écartèlement croissant entre deux pôles : celui de l'universel en faveur duquel s'exerce la pression exercée par l'environnement, et celui du 47 géopolitique : "toutes ces simplifications d'acteurs qui sont fondées sur une étendue, une situation et une configuration (fondées sur la géographie donc) et qui vont apparemment de soi sans jamais satisfaire à l'examen.(…) Voilà le mérite du tableau géographique : à chaque niveau d'échelle, à chaque niveau d'analyse, la méthode permet d'atteindre une illusoire exhaustivité qui est confondue avec une parfaite visibilité du monde" 161 . Toutes ces remarques revêtent une pertinence particulière pour notre étude de cas sur le fleuve Danube comme nous avons le relever dans les enjeux de la recherche. Il faut de plus noter comme Ken Conca que les fleuves ne sauraient se réduire à de simples voies d'eau (watercourses) par conséquent on ne peut ignorer "les liens cruciaux entre la qualité de l'eau, la répartition des terres, les modèles de développement régional à l'intérieur et au travers des frontières étatiques" 162 . Quand on aborde la question de l'eau, beaucoup d'évidences relatives à l'autorité étatique, à un territoire fixe et bordé de frontières et un savoir universel sans équivoque, ne peuvent être maintenus. Elles ne sont plus que des fictions vraissemblables 163 . Aussi Ken Conca considère-t-il à raison que ces controverses socioécologiques tournant autour de l'eau relève du registre de la politique environnementale transnationale controversée 164 et non pas tant de la géopolitique. Il dit encore : "les fleuves et rivières sont plus que des conduites d'eau qui enjambent les frontières. Ils sont des composants essentiels des écosystèmes locaux et régionaux; des éléments centraux des fonctions assurant la biodiversité des milieux d'eau douce, la recharge des aquifères, la préservation de l'intégrité des écosystèmes ; ils sont des éléments cruciaux du cycle hydrologique mondial. Les fleuves et rivières sont aussi d'importants instruments socio-culturels, des moyens d'existence, des ancrages culturels et communautaires, des composants-clés des stratégies de développement économique nationales. Dans ces circonstances, les fleuves et rivières doivent être compris non pas dans l'isolement, mais comme des éléments de systèmes socio-écologiques plus larges particulier, dont dépend quotidiennement la survie des acteurs et la sauvegarde de leur identité". Marcel MERLE, "Un système international sans territoire ?", Cultures et conflits, été 2001, n°21-22. 161 Art. Cit. Denis RETAILLE, "L' État, le territoire…", p. 47. 162 Ken CONCA, Governing water. Contentious transnational politics and global institution building, Cambridge, Londres : The MIT Press, 2006 (p. 121). 163 Ken CONCA, Governing water…, p. 9. 164 Ken CONCA, Governing water…, p. 8. 48 et plus complexes 165 . Ils génèrent des défis écologiques et socioéconomiques qui débordent des limites des bassins et de la diplomatie souveraine, et englobent (…) toute les voies d'eau malmenées par les demandes contradictoires des besoins humains, la croissance agro-industrielle; les usages de l'écosystème…" 166 . Cette vision à laquelle nous souscrivons ne se vérifie toutefois pas dans la littérature consacrée à cet ensemble politique où le Danube est traité comme un axe naturel et l'Europe centrale comme une terre promise pour la création d'une fédération. Comme le note le géographe Michel Foucher l'expression "Europe centrale" offre la "fonctionnalité d'une expression à formulation spatiale mais [est] à signification géopolitique" 167 , ce qui laisse entrevoir la prégnance de cadres de pensée peu réceptifs à l'approche de Ken Conca. Pour faire face aux profondes transformations de cette aire politique qui ont effacé la lisibilité idéologique de la bipolarité, la tendance a en effet été de se raccrocher aux "attributs géographiques" 168 . La "donnée géographique" a ainsi été considérée comme supérieure à l'histoire 169 comme le prouve toutes les recherches portant sur l'"identité géographique de l'Europe" 170 et les efforts déployés pour redonner une cohérence à un espace soumis à tant de bouleversements 171 . Un sentiment d'urgence pousse à juguler les incertitudes. C'est à cette époque après la disparition des séparations matérielles et idéologiques (la chute du mur de Berlin, la disparition du rideau de fer, la dissolution du Pacte de Varsovie) qu'ont émergé des nouvelles tentatives de découpages (religieux, économiques ou culturels) allant dans le sens d'une hiérarchisation entre les différents pays libérés de la domination soviétique. 165 Voir par exemple le travail de Cécilia Clayes-Mekdade et la définition d'un système socio-hydraulique pour appréhender les controverses d'aménagement en Camargue cf Cécilia CLAYES-MEKDADE, Le lien politique à l’épreuve de l’environnement. Expériences camarguaises, Bruxelles : PIE Bruxelles, 2003. 166 Ken CONCA, Governing water…, p. 124. 167 cf. Michel FOUCHER, "L'Europe centrale. Actualité d'une représentation à géométrie variable", Le Débat, janvier/février 1991, n°63, p. 40-45. 168 Violette REY, "Europe centrale, Europe de l'Est, un point de vue de géographe", La Nouvelle Alternative, décembre 1987, n°8, p. 41-43 (Rencontres de l'Institut d'histoire du temps présent sur l'Europe centrale). 169 Pierre GEORGE, "Europe centrale ou Europe de l'Est ? Europe centrale – une approche géographique", La Nouvelle Alternative, décembre 1987, n°8, p. 39-40 (p. 39) 170 Jacques LEVY, Europe. Une géographie, Paris : Hachette, 1998, p. 167. 171 Marie-Claude Maurel met en avant "le double jeu des héritages et de la transformation"économique pour expliquer les disparité régionales. Elle désigne des phénomènes d'«auto-organisation» des structures spatiales et des formes authentiquement nouvelles (p. 134) cf. Marie-Claude MAUREL, "Différenciation et reconfiguration des territoires en Europe centrale", Annales de Géographie, 2004, n°636, (p. 125-144). 49 Le Danube fait l'objet de différentes visions organicistes 172 , il est représenté comme un "axe naturel de convergence et de circulation" 173 . Seulement, comme le remarque Pierre Gourou, "il n'existe pas de vocation imposée par la géographie physique. Les forces qui comptent sont du domaine de la civilisation et des dérives historiques" 174 . Or c'est bien la géographie physique qui est invoquée dans une "quête naturaliste" d'un espace pertinent en "soi" et Denis Retaillé de montrer que la "forme géographique n'est qu'un outil de détection des liens qui font tenir ensemble les éléments constitutifs de la forme" 175 . Gilles Pécout refuse aussi ce recours à aux arguments d'ordre géographique "dont l'histoire montre qu'ils sont d'avantage le fruit de transactions idéologiques et culturelles que l'inscription ans le territoire de certitudes scientifiques" 176 Si l'attachement au déterminisme géographique est fort 177 et d'autres se tournent vers l'histoire : "De plus en plus de phénomènes politiques totalement contraires à la vision sereine 172 "Ayant la bonne idée de couler d'ouest en est, le Danube n'est pas seulement le grand seigneur de l'Europe centrale. Il est aussi le lien qui unit des pays irrigués par une même culture, une histoire largement commune, avant d'être soumis à la division artificielle de l'après-guerre. C'est encore, tout simplement, une puissante et belle force de la nature, un courant vigoureux contre lequel luttent péniblement chalands –par endroits." Jan KRAUZE, "Grand seigneur ou domestique ?", Le Monde, 7-8 avril 1985. Voir également Charles LE CŒUR, "Les configurations de relief de l'Europe médiane : cloisons et passage", dans Béatrice GILPIN, Yves LACOSTE, (sous la dir.), Géo-histoire de l'Europe médiane. Mutations d'hier et d'aujourd'hui, Paris : La Découverte, 1998, 224 p. (p. 19-34) où l'auteur explique que "La disparition de la grande coupure géopolitique subméridienne depuis 1989 remet en vigueur des éléments d'organisation territoriale plus classiques, privilégiant les axes disposés autour des grands pôles et dans les couloirs qui relient les principaux compartiments. Retour de configurations physiques? La disparition du "Mur" n'a pas effacé d'un seul coup les fractures économiques, mais elle a supprimé un système volontariste qui entendait réduire les diversités "naturelles" pour construire un espace régulé.". 173 Violette REY, "Europe centrale, Europe de l'Est, un point de vue de géographe", La Nouvelle Alternative, décembre 1987, n°8, p. 41-43 (p. 41). 174 Pierre GOUROU, Pour une géographie humaine, Paris : Flammarion, 1973 (p. 130). 175 Denis RETAILLE, "La vérité des cartes", Le Débat, novembre-décembre 1996, n°92, p.87-98. (p. 91) "la géographie descriptive (…) finit par ne plus manipuler que des fictions et des représentations [et aboutit à] une généralisation abusive"(p. 96). Il indique que "les exemples sont nombreux d'ensembles géographiques définis par une limite, que l'on cherche à justifier par un contenu et, souvent, encore, à réaliser" cf. Denis RETAILLE, "L'impératif territorial", Cultures et Conflits, hiver 2002, n°21-22. Tout tableau géographique est "un discours centré idéologique mais aussi le témoignage d'une réalité imaginée qui a pris corps dans le monde comme réunion d'ensembles séparés". 176 Cf. Gilles PECOUT, "Europe, que doit-on faire de ton histoire et de ta géographie ?", dans Gilles PECOUT, Penser les frontières de l'Europe du XIX au XXIè sècle. Elargissement et Union : approches historiques, Paris : PUF, collection «les rencontres de Normale Sup'», 2004. p. 23-38 (p. 24). Voir Pierre GROSSER, "De l'usage de l'histoire dans les politiques étrangères", dans Frédéric CHARILLON (dir.), Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris : Presses de Sciences Po, 2002, p. 361-389 pour l’histoire "comme une contrainte et un patrimoine" (p. 363). 177 "Les données géographiques demeurant inchangées, il est normal qu'au sein des mêmes espaces les hommes entretiennent les mêmes relations et se regroupent de la même façon : les permanences géopolitiques n'ont pas d'autres raisons" cf. Pierre BEHAR, "Europe centrale. Les nouvelles fractures", Géopolitique, automne 1992, n°39, p.58-63. Pierre Béhar dit encore "l'histoire "ne se contente pas d'expliquer les termes dans lesquels se 50 d'une Europe unifiée et renouvelée se manifestent" 178 d'où cette quête d'éléments de compréhension dans l'héritage politique 179 . Antoine Marès explique qu’ "en Europe médiane, l'histoire est au cœur de l'identité. De leur précarité politique, de leur incertitude permanente et de leur fragilité récurrente, les nations ont tiré un sens particulièrement aiguisé de la mémoire. De telle manière qu'elles ont fait de l'histoire «l'axe essentiel d'une stratégie de survie»" 180 . L’historien ajoute l’"histoire nourrit un déterminisme –aux effets constamment ambivalents- du rôle de chaque nation. Et même si ce spécifique est largement partagé – rempart et défense de la chrétienté, messianisme auto-légitimant, peuple à la fois élu et expiateur, le discours historique est focalisé sur le sens de l'existence propre de la nation" 181 . L’historien Gilles Pécout se demande si "le recours à l'histoire n'est pas l'aveu d'une impuissance, le corrélat d'une difficulté rencontrée par ceux qui doivent nous dire ce qu'est l'Union européenne" 182 . Le géographe Michel Foucher se garde pour sa part de donner une "interprétation historienne de l'avenir de cet ensemble comme déterminé par son histoire" 183 posent les questions : elle indique la voie dans laquelle on doit leur chercher une réponse"(p. 50) et dans cette perspective l'empire austro-hongrois offrait un ordre politique fondé sur la reconnaissance et l'équilibre des droits nationaux cf. Pierre BEHAR, "L'Autriche-Hongrie. Idée d'avenir ?", Commentaire, printemps 1991, vol.14, n°53, (p.43-52) 178 Leszek KUK, "Les événements de 1989-1991 dans le contexte des deux derniers siècles de l'histoire de l'Europe centrale et orientale", Essais sur le discours de l'Europe éclatée, 1994, n°12, p. 173-183. (p.173-74) 179 Voir par exemple l'historien Pierre Béhar pour qui l'empire des Habsbourgs est un "principe de réorganisation" qui s'impose, puisqu'il est "l'unique moyen d'échapper aux déséquilibres de l'Europe intégrée". Ainsi "l'idée d'un fédération danubienne et d'une fédération balkanique répond à une nécessité immuable, qui n'est autre que celle des lois de la statique".Art.cit. Pierre BEHAR, "L'Autriche-Hongrie…", p. 52 ainsi que l'ouvrage dirigé par Philippe LEMARCHAND (dir), L'Europe centrale et balkanique. Atlas d'histoire politique, Bruxelles : Complexe, 1995, dans lequel on peut notamment lire que "l'exemple le plus achevé de transculturalisme et d'adhésion spirituelle à un ensemble multinational fut l'empire des Habsbourgs" p. 106. Ceci apparaît comme une loi de la statique et est critiquée par le sociologue Pierre Kende. Son argument est que "une tentative d'intégration régionale ne serait à l'heure actuelle ni réalisable, ni utile. Bien loin de consolider les nouvelles démocraties du Centre-Est européen, elle les dresserait les unes contre les autres (…). Aux yeux des populations de cette Europe déshéritée rien ne plaide en faveur d'une fraternité avec le voisin et la nostalgie de l'Autriche-Hongrie, si tant est qu'elle existe, se limite à quelques hommes de lettres sans toucher la masse des citoyens" (p. 217).cf. Pierre KENDE, "La fédération danubienne : idée d'avenir?", Commentaire, été 1991, vol.14, n°54, (p.267-271). 180 Antoine MARES (dir.), Histoire et pouvoir en Europe médiane, Paris : L'Harmattan, 1996 (p. 10). 181 O.c. Antoine MARES (dir.), Histoire et pouvoir…, p. 12. Voir aussi Antoine MARES, "Le retour de l'Histoire en Europe centrale ?", Notes et études documentaires, 1991, n° 4942-43, p. 3-28. 182 Art.cit. Gilles PECOUT, "Europe, que doit-on faire de ton histoire et de ta géographie ?"…, p. 25. 183 Michel FOUCHER, "L'Europe centrale. Actualité d'une représentation à géométrie variable", Le Débat, janvier/février 1991, n°63, p. 40-45 (p. 42-43). "comme il est périlleux de vouloir maîtriser son destin, on recourt à l'histoire, valeur réputée sûre à la Bourse des idées. On y cherche des preuves indiscutables de l'existence d'une unité européenne, d'une vérité primordiale, alors qu'aujourd'hui il s'agit à la fois de représentation et d'un processus politique volontaire. A court d'arguments, on convoque les cartes. Mais elles ont l'inconvénient de ne pas comporter à l'est de limites nettes qui fixeraient des bornes indiscutables à un projet commun et ainsi le 51 et Claudio Magris, "porte-parole reconnu de l'idée d'Europe centrale" 184 explique que "le Danube est souvent enveloppé dans une aura anti-germanique symbolique" 185 . Les critiques de cette vision historienne sont nombreuses 186 . Les limites de la critique de ce recours à l'histoire sont relevées par le géographe Jacques Levy qui refuse quant à lui l'idée que "la géopolitique échapperait à l'histoire" sous prétexte que la "nature de la forme des continents et des milieux, la nature des peuples et au bout du compte la nature de l'homme [expliqueraient] cette fixité des enjeux"187 . Karoline Post-Vinay explique également qu’ "il n'existe pas de région naturelle (continentale ou subcontinentale) qui permettrait d'expliquer, au-delà des intentions des individus et des gouvernements, le phénomène de régionalisme dans les relations internationales : pour cela il faut partir non pas de la géographie, mais de l'histoire" 188 et que le discours de solidarité "relève de la tradition inventée". Elle relève avec justesse que l’association faite entre la coopération régionale et définiraient : qui inclure, sur quels critères et selon quels rythmes, dans le processus de "construction européenne"?" Michel FOUCHER, Fragments d'Europe, Paris : Fayard, 1993 (p.7). 184 Selon Evgen BAVCAR, "Vilenica et le prix littéraire de l'Europe centrale", La nouvelle alternative, décembre 1987, n°8, p. 26 185 Claudio MAGRIS, Danube. A sentimental journey from the source to the Black Sea, London : The Harwill Press, 1997 p. 29. Le Danube est l'Europe centrale allemano-hungaro-slavo-roumano-juive, opposée de manière polémique au Reich germanique ; c'est un univers "hinternational"[jeu de mot avec "hinterland", c'est-à-dire arrière-pays et "international"185](…) Cette Europe centrale "hinternationale" est aujourd'hui idéalisée comme incarnant l'harmonie entre des peuples différents ce qui était sans doute la réalité dans les derniers jours de l'empire hasbourgeois, une association tolérante de peuples qui a été naturellement regrettée, entre autres en comparaison avec le barbarisme totalitaire qui la remplacera sur les terres du Danube entre les deux guerres mondiales" 186 Pour une critique de cette vision idéaliste de l'empire Habsbourg voir Rafal GRUPINSKI, "Le centre de l'Europe en question", La Nouvelle Alternative, décembre 1987, n°8 "la prédominance du modèle hasbourgeois dans la reconstruction mythique de l'Europe centrale est aussi la conséquence d'un manque de sensibilité de l'Histoire (…) L'empire des Hasbourg (…) est resté un beau souvenir d'avant les deux catastrophes collectives du XXème siècle, un souvenir popularisé par la musique des Strauss, qui s'éloigne à jamais dans le nuit de l'Histoire"(p. 15-16). Voir aussi Pierre KENDE, "La fédération danubienne : idée d'avenir?", Commentaire, été 1991, vol.14, n°54, p.267-271 "Aux yeux des populations de cette Europe déshéritée rien ne plaide en faveur d'une fraternité avec le voisin et la nostalgie de l'Autriche-Hongrie, si tant est qu'elle existe, se limite à quelques hommes de lettres sans toucher la masse des citoyens"(p. 217). Voir enfin Jacques LE RIDER, "Allemagne, Autriche, Europe centrale", Le débat, novembre-décembre 1991, n°67, p. 105-126 (p. 108-109). 187 Jacques LEVY, Europe. Une géographie, Paris : Hachette, 1998. (p.87) "il faut se garder de jouer à l'espace, par glissement vers un déterminisme naturaliste, en suivant la célèbre formule de Napoléon ("la politique des États est celle de leur géographie."), le rôle de cause dernière et extérieure à l'action humaine (…) il faut donc essayer de comprendre comment ces lignes de fractures ont été non seulement produites et mais aussi reproduites, auto-entretenues"(p. 88) "Il faut donc être prudent lorsqu'on croit identifier la cause apparente (par exemple, le contact entre deux langues ou deux religions) d'une ligne de fracture, cause qui peut très bien être surtout l'effet de partages anciens puis d'ajustements en force de territoires d'empire. Inversement ces rejeux peuvent donner le rôle de marqueurs efficaces à des réalités apparemment peu fonctionnelles : la continuité des découpages permet en effet de multiplier les discriminants identitaires en valorisant parfois les plus anciens, les plus enfouis"(p. 92). 52 l’ordre mondial est une des particuliarités de l'européanisme 189 mais que les "mouvements de régionalisation économique ne sont pas nécessairement portés par un véritable régionalisme politique" 190 . Contrairement aux représentations unificatrices Michel Foucher pense d’ailleurs que le fleuve ne peut être le support de stabilité 191 et relève plutôt l'apparition de nouvelles séparations entre les pays de la zone. Face à des "horizons élargis et nouvelle échelle de référence" avec la mise en place du grand marché unique, la la réunification allemande et la démocratisation de l'ancienne Europe de l'Est 192 "le «continent» européen apparaît marqué par de grands clivages autour desquels se moulent les tendances lourdes de la nouvelle géographie européenne". Le géographe note différents clivages : économique, institutionnel et religieux 193 et reconnaît des "décalages historiques" qu'il définit comme relevant d'un "régime de diachronie" 194 . Jacques Levy questionne également cette argumentation historico-religieuse 195 de la géographie en politique" 197 196 et "l'usage . Selon lui, il existe désormais une "nouvelle donne de l'historicité", plus de "modèles cycliques ou linéaires" mais des "conceptions où les logiques 188 Karoline POSTEL-VINAY, "Le régionalisme dans les relations internationales", Relations internationales, Les Notices de la documentation française n°15, 2006, p. 117-121 (p. 117). 189 Art. cit. Karoline POSTEL-VINAY, "Le régionalisme…, p. 119. 190 Art. cit. Karoline POSTEL-VINAY, "Le régionalisme…, p. 120. 191 Référence à l'ouvrage dirigé par Michel FOUCHER La géopolitique du Danube, Paris : Ellipses, mai 1999, construit sur l'hypothèse d'une structuration possible de la stabilité danubienne autour de l'axe danubien. 192 Michel FOUCHER, Fronts et frontières, Paris : Fayard, 1991 (p. 525). 193 Michel FOUCHER, "Une nouvelle géopolitique européenne ou les temps heurtés de l'Europe",(p. 339-355), dans Georges MINK, Charles SZUREK, Cet étrange post-communisme, Paris : Presses du CNRS/La Découverte, 1992, 366 p. Michel Foucher s'intéresse à la "fonctionnalité d'une expression à formulation spatiale [Europe centrale], mais à signification géopolitique" cf. Michel FOUCHER, "L'Europe centrale. Actualité d'une représentation à géométrie variable", Le Débat, janvier/février 1991, n°63, p. 40-45. 194 Michel FOUCHER, Fronts et frontières, Paris : Fayard, 1991, (p.529). 195 Jacques LEVY, "Européens, cultivons notre géographie !", EspacesTemps.net, 4 janvier 2003. Le géographe s'interroge sur "la place de l'apport chrétien dans notre identité européenne" montrant qu'il s'agit d'un héritage mais "il appartient aux héritiers de déterminer la part de ce patrimoine qu'ils veulent valoriser, muséifier ou dilapider". 196 Exemple dans Philippe LEMARCHAND (dir), L'Europe centrale et balkanique. Atlas d'histoire politique, Bruxelles : Complexe, 1995 "Quoi de commun entre l'Europe centrale, terre de cohabitation catholique et protestante, en bonne voie de reconversion économique et que l'Allemagne souhaite voir intégrer l'Union européenne, et les Balkans, terre d'affrontement entre orthodoxie et islam, en plein marasme et susceptible d'être, en son entier, entraînée dans le vertige yougoslave"(p.6). 197 "De même que naguère avec la géopolitique, il est tentant de présenter l'espace comme une réalité figée, éternelle, de le naturaliser pour mieux l'instrumentaliser. La géographie de l'Europe est aussi ouverte que l'idée d'Europe, que l'être-européen" cf. Jacques LEVY, "Européens…". 53 cumulatives existent, mais sont le seul fait des actions de production de la société par ellemême. Plus question de convoquer une temporalité extérieure aux événements" 198 . Pierre Hassner relève cette ambiguïté 199 et résume en quelques phrases les évolutions profondes qui le poussent désormais à s'assurer "contre les simplifications euphoriques et catastrophiques 200 " et à hésiter "sur les réponses aux questions décisives" 201 : "Enfin 1989 vint, faisant éclater, avec l'empire totalitaire soviétique et là avec la guerre froide et la division de l'Europe, non seulement le corset qui emprisonnait l'évolution du continent, mais aussi le cadre conceptuel qui permettait de la mesurer. C'était la victoire des processus sur les structures, mais, par là même, aussi le triomphe de l'incertitude quant à la puissance respective et aux combinaisons possibles des forces analysées (….), la violence et la rationalité, le totalitarisme et le nationalisme, la liberté et la paix. Les incertitudes accrues de la conjoncture nous font prendre conscience des incertitudes permanentes mais précédemment dissimulées ou refoulées, de nos conceptions de base sur le sens de la politique et de l'histoire" 202 . 198 Jacques LEVY, "Une géographie vient au monde", Le Débat, novembre-décembre 1996, n°92, p. 43-57 (.52). Pierre HASSNER, "La situation géopolitique de l'Europe centrale", Autre Europe, n°28-29 (p.115-131). 200 Pour une illustration voir Maria CIECHOCINSKA, "Patrimoine commun : chance ou menace pour la nouvelle Europe centrale ou orientale ?" Essais sur le discours de l'Europe éclatée [Centre d'études slaves contemporaines], 1994, n°12, p.67-81 où sont exposés différents scénarios :"convergence" ou"concurrence"… peur de l'émiettement ethnique, polarisation vers l'Occident, arrimage à l'Ouest, et inquiétudes face au risque de désintégration vue comme une "réaction naturelle contre les expériences négatives imposées par le totalitarisme et le collectivisme". 201 Pierre HASSNER, La violence et la paix. De la bombe atomique au nettoyage ethnique, Paris : Seuil, 2000, p. 12. 202 o.c. Pierre HASSNER, La violence et la paix. p. 11-12. 199 54 3. Eau, barrages : environnement et relations internationales La controverse autour du projet hydroélectrique Gabčíkovo-Nagymaros a été un exemple emblématique tant pour la littérature scientifique 203 que pour la littérature empirique 204 . Il est considéré comme une source de conflit 205 mais également comme un événement remarquable de la campagne mondiale anti-barrage illustrant le succès d'une mobilisation citoyenne 206 . Symbole héroïque pour les uns qui illustre la puissance de l'argumentaire environnemental et l'émergence de nouvelles normes, prétexte opportun pour d'autres instrumentalisé soit par l'opposition politique démocratique soit pour masquer des ambitions nationalistes. Cette ambiguïté sur laquelle nous nous arrêterons dans le chapitre liminaire, est rarement mise en exergue et encore moins étudiée. Elle est pourtant, selon nous, représentative de la polémique mondiale régnant depuis plus de vingt ans sur les grands barrages ainsi que des débats théoriques sur la problématique environnementale, la gestion des risques planétaires et des biens communs. Deux points sur lesquels nous allons successivement nous arrêter. 203 Un exemple parmi d'autres qui seront traités en première partie dans l'état du sujet Duncan FISHER, "The emergence of the environmental movement in Eastern Europe and its role in the revolutions of 1989", dans Ken CONCA, Michael ALBERTY, Goeffrey D. DALBELKO (dir.), Green planet blues. Environmental politics from Stockholm to Rio, Boulder : Westview Press, 1995 (pp; 107-115). Voir l'état du sujet dans la première partie de la thèse. 204 Voir par exemple dans une littérature grand public ce qu'il est dit des barrages Gabčíkovo-Nagymaros cf. Marc de VILLIERS, L'eau. Paris : Solin / Actes Sud / Leméac, 2000 "Un beau jour, la Slovaquie (ou plutôt la Tchécoslovaquie à l'époque) décida de déplacer le Danube, sa frontière naturelle avec la Hongrie. Elle ferma l'ancien lit et en creusa un nouveau, en Slovaquie. Elle y construisit des barrages d'usines hydroélectriques pour son propre usage et assécha le côté hongrois. Elle provoqua la disparition des anciens terrains marécageux hongrois, "ferma" quelques affluents et abaissa la nappe phréatique hongroise. Mécontents, les Hongrois saisirent la CIJ de l'affaire –le premier différend international sur les droits de l’eau soumis à la Cour. C'était mieux que de vider la querelle sur le champ de bataille car les tensions s'intensifiaient rapidement des deux côtés. Des conflits ethniques et politiques vieux de plusieurs siècles empêchaient de parvenir à un règlement pacifique. Malheureusement, les parties perdirent toutes les deux"(p. 220). 205 Voir la carte du numéro spécial de la revue Courrier de la planète consacré à "L'eau. Inventer la coopération internationale", 2002, vol. IV, n°70 numéro, p. 60-61. 206 Patrick McCULLY, "A stream of consciousness. The anti-dam movement's impact on rivers in the 20th century", World Rivers Review, Février 2000, vol. 15, n° 1, 4 p. l’auteur cite l'Europe de l'Est et les barrages de l'autoritarisme (p. 5). 55 A. Grands barrages : facteurs de coopération ou prétexte belliqueux ? Symboles du développement…durable? Comme le rappelle la Commission mondiale des barrages, ces grands ouvrages hydroélectriques sont au cœur d'un débat portant sur la signification et la finalité mêmes du développement. Face à la nécessité de prendre en compte les dimensions sociales, écologiques d'un développement fondé sur la mise en valeur des ressources hydrauliques et énergétiques il faut se rappeler que ces barrages ne sont qu'une option parmi d'autres. La Commision mondiale des barrages écrit : "Les investissements énormes réalisés ainsi que les innombrables conséquences des grands barrages ont provoqué des conflits à propos du site et des impacts, faisant des barrages –existants ou en projet- l'un des dossiers les plus chaudement débattus dans le domaine du développement durable. Les défenseurs évoquent les exigences du développement social et économique que les barrages visent à satisfaire : irrigation, électricité, maîtrise des inondations et approvisionnement en eau. Les détracteurs mettent en évidence les conséquences négatives des barrages, comme le poids de la dette, les dépassements de coûts, le déplacement de populations et leur appauvrissement, la destruction d'écosystèmes importants et de ressources halieutiques, et le partage équitable des coûts et avantages" 207 . Ken Conca estime que les controverses sur les grands barrages et les projets hydrauliques sont devenues progressivement les épisodes de conflits sociaux les plus fréquents et les plus transnationalisés 208 . Ce qui les distingue c'est le large éventail d'acteurs impliqués. On retrouve en général un pôle constitué de milieux politiques, de grandes agences centralisées des gouvernements, les institutions internationales et l'industrie de la construction de barrages, et un autre pôle constitué des opposants qui comprend les communautés affectées par les ouvrages, des membres sympathisants des associations de défense des droits de l'homme et de l'environnement national ou régional; et des groupes transnationaux de défense de cause 207 Commission mondiale des barrages, Barrages et développement. Un nouveau cadre pour la prise de décisions, Tour d'horizon, 16 novembre 2000, voir www.dams.org [consulté en février 2003]. 208 Ken CONCA, Governing water…p. 167. 56 (advocacy groups) tels Probe international, Oxfam, ou International Rivers Network. Les échanges entre opposants auparavant isolés se multiplient illustrant "les répercussions socioeconomiques de la protestation". Si les grands barrages sont devenus des "objets de passions" 209 ils n'ont toutefois pas "été érigés en question politique mondiale", à l'instar de la forêt tropicale 210 et du problème de la déforestation. Certains auteurs comme Ken Conca et Sanjeev Khagram estiment le contraire quand ils parlent respectivement des "norms of watershed democracy" 211 et de "combinaison de défense de cause transnationale et d'institutionnalisation des normes" 212 résultant de l'action du mouvement anti-barrage. Il s'avère que le consensus sur la nécessité de mettre fin à ces grandes constructions hydroélectriques ne s'est pas réellement imposé dans la durée en dépit d'une importante vague internationale de mobilisation anti-barrage et de la reconnaissance par tous les acteurs 213 de leurs impacts sociaux et environnementaux. La décision de la Banque mondiale 214 de reprendre ces investissements après une pause de quelques années 215 , son retrait de grands projets (Trois Gorges en Chine, projet Sardar Sarovar en Inde…) et la mise en place d'une commission d'enquête indépendante (Commission mondiale des barrages 1998-2000) 216 parallèlement au "verdissement" de ces procédures 217 (procédure d'évaluation des impacts environnementaux, participation des populations dans le processus de décision…) illustre le contraire et souligne la complexité des 209 Vanessa HOULDER, "1 600 sujets de discorde sur la planète", Courrier international, 18/11/1999, n°472. Cf. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales, jungle international. Les revers d'une écopolitique mondiale, Paris : Presses de Sciences Po, 2001. 211 Ken CONCA, Governing water…chapitre 6 : "The ecology of human rights : anti-dam activism and watershed democracy", (p. 167-214). 212 Sanjeev KHAGRAM, Dams and development. Transnational struggles for water and power, Ithaca et Londres : Cornell University Press, 2004. 213 Voir Commission internationale sur les grands barrages, "Charte sur les barrages et l'environnement", 1997. Voir le site officiel de ce syndicat de l'ingénieurs hydrauliciens www.icold-cigb.org [consulté en octobre 2003]. 214 La Banque mondiale est un acteur puissant de l'économie politique de la construction de barrages et du développement car c'est la principale source de financement. 215 Voir la réaction des opposants : Patrick McCULLY, "Backlash ! shock of CD spurs the big dam industry into action", World Rivers Review, octobre 2003, vol. 18, n°5, p. 5-7. Pour une réaction à la nouvelle stratégie de la Banque mondiale voir Peter BOSSHARD, Janneke BRUIL, Korinna HORTA, Carol WELCH, Gambling with people's lives. What the World Bank's new high-risk/high reward strategy means for the poor and the environment, Rapport septembre 2003, Amis de la Terre, IRN, Environmental defense, disponible sur les sites des ONG : www.foe.org , www.environmentaldefense.org , www.irn.org 216 Voir Ken CONCA, Governing water…p. 178. 217 Voir pour une analyse des réformes de la Banque mondiale, de la campagne contre les banques multilatérales de développement et du rôle des acteurs non-étatiques voir Jonathan A.FOX, L.David BROWN (dir.), The struggle for accountability. The World Bank, NGOs, and grassroots movements, Cambridge : The MIT Press, 1998. 210 57 enjeux soulevés par ces controverses socio-techniques. Ce sont moins les barrages en euxmêmes que la problématique plus globale de l'eau dans laquelle ils s'inscrivent qui a atteint ce statut de "grande cause internationale allant de soi" 218 . Or comme l'explique Alexandre Taithe, le débat sur la nature de l'eau n'est pas tranché et les efforts de conceptualisation comme bien public mondial restent très débattus 219 . Sur cette question de l'eau Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis 220 expliquent avec pertinence que "pour évidente qu'elle apparaisse, l'idée de l'unicité de la ressource en eau est une innovation récente (…). Ce que l'on nomme aujourd'hui le problème de l'eau au singulier n'a été pendant longtemps qu'un assemblage de problèmes ponctuels" 221 . Ils rappellent qu'il existe une grande diversité des manifestations géophysiques de l'eau et que "l'interconnexion entre ces différents milieux n'a été prise en compte que dans la période récente". De plus cette diversité est démultipliée par celle des échelles territoriales" 222 . Les usages qui ont longtemps cohabité "révèlent des conflits d'intérêt majeurs entre les besoins en eau de qualité et les usages qui les dégradent" et "les «problèmes de l'eau» révèlent des risques hétérogènes : raréfaction de la ressource, altération de la faune et de la flore aquatiques, pollutions portant atteinte à la potabilité, inondations menaçant la propriété individuelle et les aménagements collectifs" 223 . Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis discernent trois étapes dans ce qu'ils appellent une complexification de la problématique de l'eau. L'attention ayant été portée en priorité successivement sur la répartition des ressources, sur la qualité et enfin sur la préservation des écosystèmes. Bernard Barraqué, spécialiste des questions d'eau parle de l'émergence d'un 218 Expression empruntée à Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 22. Alexandre Taithe explique "s'il est encore trop tôt pour parler d'une politique internationale de l'eau, il y a bien un consensus sur la nécessité d'une action concertée de l'ensemble des acteurs internationaux pour gérer une raréfaction inévitable des ressources en eau par habitant" cf. Alexandre TAITHE, "Tempête dans un verre d'eau. Droit, besoin, ou quel bien public ?", dans François CONSTANTIN (dir.), Les biens publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour l'action collective ? Paris : L'Harmattan, 2002, (p. 220). 219 "La théorie des biens publics mondiaux vient enrichir, sans le trancher, le débat sur la nature de l'eau par un renouvellement terminologique, mais elle ne renouvelle pas les solutions préconisées et les concepts centraux auxquelles elle reste liée (bien commun, patrimoine mondial, droit de l'homme). Elle ne semble être, dans le cadre de la gestion des ressources naturelles, qu'un approfondissement du développement durable" o.c. Alexandre TAITHE, "Tempête dans un verre d'eau… (p. 238). 220 Pierre LASCOUMES, Jean-Pierre LE BOURHIS, "Les politiques de l'eau : enjeux et problématiques", Regards sur l'actualité, mai 1998, p. 33-41. 221 Art. cit. Pierre LASCOUMES, Jean-Pierre LE BOURHIS, "Les politiques de l'eau …", p. 35. 222 Art. cit. Pierre LASCOUMES, Jean-Pierre LE BOURHIS, "Les politiques de l'eau …", p. 34. 223 Art. cit. Pierre LASCOUMES, Jean-Pierre LE BOURHIS, "Les politiques de l'eau …", p. 34. 58 génie de l'environnement qui s'inscrit dans l'ingénierie de l'eau au même titre que le génie civil (transfert de l'eau…), et le génie sanitaire (traitement de l'eau…). Il le définit comme étant composé d'une "maîtrise de nouvelles disciplines et de nouveaux savoir-faire relativement aux processus naturels, mais également des relations beaucoup plus développées entre les élus disposant de l'autorité d'organisation, les techniciens assurant le fonctionnement des réseaux et des systèmes alternatifs, et les citadins…" 224 . Face à cette complexification de la décision politique, les ingénieurs et les scientifiques voient arriver d'autres acteurs. Il explique ailleurs que "la problématique de l'environnement remet [finalement] en question les pratiques des ingénieurs de l'eau, cristallisées à une époque où la protection sanitaire des populations urbaines contre les dangers de la nature était un impératif de l'action publique. On se tourne vers des démarches moins régaliennes et plus interactives, moins fondées sur de grands travaux et davantage sur un fonctionnement plus efficace, plus économique au sens large" 225 . Les remarques de l'internationaliste Ken Conca rejoignent en grande partie les conclusions faites dans le champ de l'action publique, à savoir que les conflits sur les fleuves et les rivières remettent en cause le savoir stabilisé, si important quand il s'agit de conclure des régimes internationaux conventionnels. "Les controverses [défiant] les frontières nettes entre le savoir technique et le contexte social", il est difficile d'invoquer des "vérités universelles irréfutables" 226 . "Les efforts pour établir les frontières du débat et la vérité sur l'impact environnemental de l'aménagement fluvial ont été contrecarrés par la découverte surprenante de nouveaux problèmes et de leurs effets tels les ravages sur la biodiversité en eau douce, les effets écologiques en aval, les risques sismiques induits par les barrages, les impacts sur les écosystèmes des plaines alluviales et plus récemment la découverte d'émissions potentiellement importantes de gaz à effet de serre des grands réservoirs" 227 . Loin d'être dissuasive, toute cette "ingénierie environnementale" doit désormais être prise en compte. Ainsi depuis quelques années, pour faire accepter ces grands barrages connus pour les investissements exorbitants en capitaux, le déplacement des populations et la destruction 224 Bernard BARRAQUE, "Les politiques de l'eau en Europe", RFSP, juin 1995, vol. 45, n°3, p. 420-453, (p. 449). 225 Bernard BARRAQUE, Les politiques de l'eau en Europe, Paris : La Découverte, 1995, (p. 256). 226 Ken CONCA, Governing water…p. 171. 227 Ken CONCA, Governing water…p. 167. 59 environnementale "les projets sont généralement accompagnés de programmes ambitieux de relogement, de conservation, de projet de remplacement de moyens de vie et mécanismes de financements sophistiqués (…). Comme de plus en plus d'impacts négatifs apparaissent, de nouveaux éléments sont ajoutés au projet nécessitant un savoir qui soutient en retour l'industrie hydroélectrique" 228 , certaines ONG et universitaires prenant part à ces adaptations de terrain. S'agit-il d'une avancée 229 à mettre au compte du mouvement d'opposition aux grands barrages ? D'une adaptation du processus de domination de ce nouveau langage politiquement correct du développement durable ? Peu importe. Ce qui nous intéresse avant tout ce sont les processus en œuvre, la circulation des idées, les interactions entre les différents acteurs, les échanges éventuels entre registres discursifs, l'émergence de nouveau référentiel et les aller et retour entre les différentes scènes politiques. Si on adopte une approche perspectiviste 230 il est possible d’observer que les groupes de résistants locaux, les ONG environnementales et des droits de l'homme et leur action sur la Banque mondiale sont généralement mis en avant dans la présentation de la campagne mondiale anti-barrage 231 . On relève la même liste d'acteurs pertinents et événements catalyseurs (campagnes contre les banques multilatérales internationales et pour la réforme de la Banque mondiale, résistances locales brésilienne et indienne à des projets hydrauliques et le rapprochement des représentants les populations affectées dont sont notamment issues les 228 Shalmali GUTTAL, "On the challenges and opportunities inherent in bridging the academic/activist divide", janvier 2004 [www.focusweb.org]. 229 Pour Sheila Jasanoff, sociologue des sciences, ces avancées peuvent être perçues de manière positive. Pour elle en effet les barrages sont en effet un exemple de ce qu'elle appelle la politique du "design": "conçus et réalisés dans une vague d'enthousiasme pour la modernisation, ces barrages deviennent à la fin du XXème siècle des symboles de concepts technologiques mal-conçus dans beaucoup de pays nouvellement indépendants. Non seulement les experts ont échoué à prendre en compte les conséquences environnementales de long terme, mais comme les mouvements de protestation l'ont montré de manière dramatique, ils ont aussi ignoré les impacts sur la vie des gens [affectés] qui ont perdu leur terre et leur habitation dans les grands projets de relogement. Alors que les armées de gens dépossédés ont obtenu le droit à parole et une visibilité, même des institutions aussi impersonnelles que la Banque mondiale ont été forcées de reconsidérer leur politique de développement pour prendre en compte les apports locaux (from below)", cf. Sheila JASANOFF, "Technology as a site and object of politics", p. 745-763, dans Rober E.GOODIN, Charles TILLY (dir.), The Oxford handbook of contextual political analysis, Oxford : Oxford University Press, 2006, (p. 754). 230 Le phénomène existe différemment selon chaque point de vue cf. Pierre GROSSER, Les temps de la guerre froide, Paris : Complexe,1995 231 Voir par exemple Sanjeev KHAGRAM, Dams and development. Transnational struggles for water and power, Ithaca et Londres : Cornell University Press, 2004, p. 183-215. Fred PEARCE, Green warriors. The people and the politics behind the environmental revolution, London : The Bodley Head, 1990, Patrick McCULLY, Silenced rivers. The ecology and politics and large dams, Londres : Zed Books, 1996, Thayer SCUDDER, The future of large dams. Dealing with social, environmental, institutional and political costs. 60 déclarations de San Francisco-1988, Manibeli-1994, Curitiba-1997 232 ). Il s'avère que tous les observateurs ne s'accordent pas sur l'influence accordée à certains acteurs. Tout dépend justement de leur vision du monde. Certains auteurs insistent plus volontiers sur les groupes de résistance locaux, d'autres sur le rôle des ONG américaines dans l'organisation du mouvement 233 , sur la montée de l'environnementalisme 234 , sur la concomitance opportune de la campagne de réformes de la Banque mondiale et le rôle primordial joué par des gens à l'intérieur de la structure 235 , sur l'impulsion des scientifiques à l'origine de la prise de conscience des impacts sociaux et environnementaux 236 . Les universitaires qui se sont intéressés à ces controverses se sont en général principalement penchés sur les mobilisations sociales, la question des normes et des cadres d'interprétation des campagnes de protestation 237 . Ken Conca reconnaît toutefois que la représentation dichotomique des pro- et anti-barrages qu’il utilise lui-même n’est pourtant là que pour faciliter la démonstration portant sur la transnationalisation de la résistance car elle ne saurait masquer toute sa complexité. En pratique, peu de groupes sont idéologiquement opposés aux grands barrages mais Londres : Earthscan, 2005 ; Ken CONCA, Governing water…chapitre 6 : "The ecology of human rights : antidam activism and watershed democracy", (p. 167-214). 232 Les textes des déclarations sont disponibles sur le site de l'IRN www.irn.org. Voir le tableau comparatif des revendications dans Ken CONCA, Governing water…p. 186-189. 233 Fred Pearce insiste sur le décalage qui peut exister entre les revendications des représentants des opposants du tiers-monde et le discours des ONG américaines. Ces responsables "accusés d'être que des fanatiques écologistes (ecofreaks) cherchant à arrêter le monde d'atteindre la voie de la prospérité américaine à travers le développement, trouvèrent dans les pays du tiers-monde beaucoup de colère pour étayer leur point de vue" Fred PEARCE, Green warriors. The people and the politics behind the environmental revolution, London : The Bodley Head, 1990 (p. 214) 234 "La montée de l'environnementalisme a énormément aidé les opposants [locaux] aux barrages et la campagne anti-barrage a joué un rôle important dans le développement des mouvements environnementaux nationaux." "les opposants aux barrages ne sont pas que des "anti-", ce sont des défenseurs de pratiques de gestion et de technologies plus durables, équitables et efficaces", cf. Patrick McCULLY, Silenced rivers… (p. 282) 235 Voir Ken CONCA, Governing water…p. 177-184 ; Sanjeev KHAGRAM, Dams and development…p. 189198. 236 L'anthropologue américain Thayer Scudder explique que dès le milieu des années 1960 les chercheurs et praticiens ont commencé à critiquer les effets indésirables et les impacts environnementaux et sociaux inutiles. Il explique que c’est à partir de ce mouvement perceptible dans la sphère scientifique que la campagne s’est organisée (p. 6-7) cf. Thayer SCUDDER, The future of large dams. Dealing with social, environmental, institutional and political costs. Londres : Earthscan, 2005, p. 6-7. 237 Trois exemples parmi d'autres : Franklin Daniel ROTHMAN, Pamela E.OLIVER, "From local to global : the anti-dam movement in Southern Brazil,1979-1992", Mobilization, avril 1999, vol. 4, n°1. Mik MOORE, "Coalition building between native American and environmental organizations in opposition to development. The case of the new Los Padres dam project" dans Leslie KING, Deborah McCARTHY (dir.), Environmental sociology. From analysis to action, Lanham : Rowman & Littlefield Publishers, Inc., 2005, p. 371-393. Et enfin Dieter RUCHT, "Mobilization against large techno-industrial projects : a comparative perspective", Mobilization : an international journal, 2002, vol. 7, n°1, p. 79-95. 61 revendiquent des solutions sociales, économiques et écologiques 238 . "Cette forme de politique basée sur le réseau est moins uniquement venue du local (up from the grassroots) qu'un mouvement social et pourtant elle est moins institutionnalisée et plus contestataire que les processus conventionnels de lobbying" 239 . Pourtant pour Ken Conca, le mouvement anti-barrage s'inscrit bien dans ce que Sidney Tarrow appelle "un nouveau monde de dispute" (new world of contention) qui se définit par "des valeurs communes, un discours commun et d'intenses échanges d'informations et de services" tels les réseaux transnationaux de militants décrits par Margaret Keck et Kathryn Sikkink 240 . Ken Conca s'intéresse donc autant aux champs disciplinaires des relations internationales qu'à la sociologie des mouvement sociaux telle que développée par Doug McAdam, Sidney Tarrow, Charles Tilly. Les politologues américaines Margaret Keck et Kathryn Sikkink considèrent en effet que cette branche de la sociologie permet de saisir : "l'histoire à multiples niveaux de l'activisme anti-barrage [qui] contient des éléments des mouvements sociaux et des réseaux de défense de cause (advocacy networks)". L'idée de K. Conca est qu'il ne faut pas s'arrêter aux discours officiels mais prendre en compte des processus sociaux plus secondaires pour pouvoir cerner plus précisément les effets de "l'émergence de la solidification d'une communauté transnationale d'activistes anti-barrages" en terme de normes et d'institutionnalisation de ces normes 241 . Il considère que des processus d'hybridation sont à l'œuvre qui amènent à l'entremêlement des rôles dans chaque controverse entre État s et acteurs non-étatiques (plutôt que leur exclusion). Le jeu est alors dynamique et évolue autour des questions du savoir, de l'autorité (souveraineté contre expertise) et du territoire. La question des acteurs et des interactions entre sphère publique/privée, officielle/informelle, savante ou profane s'imposent mais ne sont pas couvertes par la littérature s'intéressant aux seules ONG en dépit des efforts d'ouverture de certains auteurs. Ainsi Thomas Princen 238 Ken CONCA, Governing water… cf. la note 4 p. 407. Ken CONCA, Governing water…p. 173. 240 Margaret KECK, Kathryn SIKKINK, Activists beyond borders : advocacy networks in international politics, Ithaca : Cornell University Press, 1998. Voir l'étude de cas consacrée aux réseaux transnationaux de militants dans l'état de l'art, première partie. 241 Il se fonde sur l'étude des suites de la Commission mondiale des barrages, la réaction des représentants des différents pôles d'intérêt, cf. Ken CONCA, Governing water…p. 173 et suivantes. 239 62 considère que les ONG ne sont pas ces acteurs "altruistes plein d'abnégation" 242 que l'on décrit souvent. Elles occupent toutefois selon lui une niche diplomatique en créant des liens entre les niveaux politiques locaux et internationaux. Elles sont des "contributeurs importants à la transformation institutionnelle et à l'apprentissage social (…) par la construction de liens translatéraux" 243 et de manière plus générales "les ONG environnementales insufflent des préoccupations scientifiques planétaires dans des situations politiques et économiques qui sinon auraient reléguer ces problèmes à la marge"244 . Ce type d'analyse tend à appréhender les ONG comme des acteurs monolithes, rationnels et par définition bienveillants. Autant de points qui font être étudiés dans l'état de l'art. Le chapitre suivant consacré à une description du microcosme mondial anti-barrage et à ces héros montre les limites d'analyses qui se fondent sur des catégories fixes et une représentation "idéale d'organisation militante et désintéressée" 245 . B. Derrière le Mouvement mondial anti-barrage et ces héros : un réseau d'experts, des universitaires engagés, des acteurs profanes et des journalistes spécialisés… L'idée dans ce chapitre est justement de mettre en lumière la diversité des acteurs participant à ces grands débats sur l'eau et les grands barrages et, la variabilité de leur identité, de leurs titres à parler. Peuvent se cotoyer, s'allier, échanger, s'opposer des ingénieurs, des experts de l'eau, des universitaires plus ou moins personnellement engagés dans un groupe de résistance locale, des journalistes spécialistes de l'environnement ainsi que des acteurs profanes. Il nous importe ici de montrer l'existence de réseaux et l'influence que jouent les relations personnelles et professionnelles dans la diffusion internationale de pratiques transnationales. Notre objectif est de signaler le flou des catégories d'acteurs, la fréquence des passerelles 242 Thomas PRINCEN, "NGOs : creating niche in environmental diplomacy" (p. 29-47) Thomas PRINCEN, Matthias FINGER, Environmental NGOs in world politics. Linking the local and the global, Londres : Routledge, 1994 (p. 42) 243 Art. Cit. Thomas PRINCEN, "NGOs : creating niche…", p. 228. 244 Art. Cit. Thomas PRINCEN, "NGOs : creating niche…", p. 232. 63 entre monde universitaire, monde protestataire et monde institutionnel et de préciser le rôle de la communication et des médias. La première remarque qui s'impose est que le concept d'ONG est loin de recouvrir toute la palette des acteurs informels que l'on retrouve dans ce microcosme. Sylvie Ollitrault prend en compte dans son étude sur le militantisme et la science autant les "«savants» (professeurs de sciences naturelles, universitaire «écologues»), (…) [que] des acteurs ayant un attrait pour la nature (ornitologues amateurs) ou [ceux ayant] un intérêt immédiat pour un problème de cadre de vie (défenseurs de la bicyclette, victimes de nuisance)" 246 . Pierre Lascoumes pense que dans le cas d'une controverse il est également nécessaire de "dépasser l'opposition élémentaire entre les défenseurs de l'intérêt général/les défenseurs d'intérêts égoïstes, les représentants du progrès et les défenseurs d'un mode de vie passéiste. L'égalisation relative des "titres à parler", l'opportunité donnée à tous les porte-parole d'argumenter pour eux-mêmes et d'interroger les justifications des autres, transforment pour un temps les hiérarchies ordinaires. Ces activités permettent également la constitution d'identité de représentation qui diffèrent des légitimités technique ou politique dominantes. Ces identités ont aussi vocation à s'hybrider au fil du déroulement de la controverse et à se réajuster autour des différentes conceptions d'un intérêt public territorialisé (aménagements) ou circonstancié (OGM)" 247 . Il importe ainsi d'envisager, au-delà de la variété des "titres à parler", que les univers savants et militantisme se croisent comme nous l'avons déjà observé dans le chapitre précédent sur la question de la société civile en Europe centrale. Il arrive en effet que les acteurs du monde social se saisissent des théories des sciences sociales 248 . Aussi retrouve-t-on des "hybrides 245 Cf Denis CHARTIER, Sylvie OLLITRAULT, "Les ONG d'environnement dans un système international en mutation : des objets non identifiés", dans Catherine AUBERTIN (dir.), ONG et diversité. Représenter la nature ?, Paris, IRD Editions, 2005, p. 21-58 (p. 22). 246 Sylvie OLLITRAULT, "Science et militantisme", Politix, 1996, n°36, p. 141-162 (p. 153). 247 cf. Pierre LASCOUMES, "La productivité sociale des controverses", Penser les sciences et les techniques dans les sociétés contemporaines, projet du Ministère de la Recherche et de la Technologie, intervention du 25 janvier 2001 voir : http://histsciences.univ-paris1.fr/penserlessciences/semin/lascoume.html [consulté en octobre 2005]. (p. 6/9). 248 Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides et contrebandes : sur la circulation et la puissance militantes des discours savants", dans Philippe HAMMAN, Jean-Matthieu MEON, Benoît VERRIER (dir.), Discours savants, discours militants : mélange des genres, Paris : L'Harmattan, 2002, (p. 17-53). 64 discursifs (…) dans les univers militants" 249 qu'il ne faut pas "invalider comme relevant du transfert illégitime de connaissance" 250 . Johanna Siméant décrit ce recours au militantisme «savant» comme renvoyant plutôt "aux logiques des arènes et forums dans lesquelles interviennent certains groupes d'intérêt protestataires" 251 et considère qu'il s'agit d"une "fonction de rationalisation, et de réassurance" 252 . La première remarque qui s'impose quand on observe la résistance anti-barrage est le rôle clé joué par un petit nombre d'ouvrages. Ceux-ci sont des références reprises autant par la littérature protestataire que par la littérature théorique consacrées à ces questions d'eau et aux conflits d'aménagement. Ils ont été rédigés par des écologistes ou des journalistes spécialisés dans les questions d'environnement 253 comme Fred Pearce 254 et Edward Goldsmith et Nicholas Hildyard, éditeurs (et fondateur pour le premier) de la revue écologiste britannique The Ecologist et enfin par le militant Patrick Mc Cully. Certains d'entre eux ont pris part à des campagnes comme par exemple Nicholas Hildyard ou Patrick Mc Cully contre les projets hydroélectriques de la vallée indienne de la Narmada. Ces auteurs mettent en avant que leurs ouvrages sont le résultat de longues enquêtes et nombreux voyages d'étude. Ils se présentent comme des relais d'information sur les projets hydroélectriques et proposent des alternatives255 . En revendiquant la connaissance du terrain et celle de la littérature universitaire, ils adoptent une attitude de sérieux, une "attitude savante", pour assurer leur crédibilité dans la bataille de légitimité qui fait rage entre les 249 Art.cit. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides…", p. 47. Art.cit. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides…", p. 47. 251 Art.cit. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides…", p. 23. 252 Art.cit. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides…", p. 24. 253 Fred PEARCE, The damned rivers, dams and the coming world water crisis, Londres : Bodley Head, 1992. Edward GOLDSMITH, Nicholas HILDYARD, The social and environmental effects of large dams, Cornwall : Wadebridge Ecological Centre, 1984 vol. 1 et 2. Patrick McCULLY, Silenced rivers. The ecology and politics and large dams, Londres : Zed Books, 1996 où l'auteur stigmatise « dam-building bureaucracies ». 254 A signaler aussi ses plus récents ouvrages Fred PEARCE, Keepers of the spring. Reclaiming our water in an age of globalization, Washington : Island Press, 1996, Fred PEARCE, When the rivers run dry. Water, the defining crisis of the twenty-first century, Boston : Beacon Press, 2006. 255 A noter comment Fred Pearce vulgarise les techniques d'aménagement hydraulique en matière de protection contre les inondations, promouvant le génie environnemental, voir par exemple : Fred PEARCE, "We can't hold back the water anymore", The New Scientist, 10 janvier 2004. Voir également Fred PEARCE, "The parched planet", The New Scientist; 25 février 2006, le journaliste diffuse la notion d'eau virtuelle (concept développé dans les années 1990 pour évaluer l'eau utilisée pour la production de nourriture et toutes sortes de biens), condamne également l'exploitation des eaux fossiles (issues des nappes phréatiques). 250 65 experts 256 . Ils s'assurent de l'autorité sociale des savants 257 et proclament des compétences acquises par leur position sociale 258 . Pierre Lascoumes explique l'utilisation sociale et intellectuelle de la science : "parce que les luttes politiques sont des luttes symboliques dans lesquelles il s'agit d'imposer sa parole et son point de vue, tous les outils pouvant y contribuer sont susceptibles d'être utilisés. De surcroît l'impossibilité d'avoir recours à la force du nombre va presque inévitablement faire se tourner les protestataires vers celle de l'expertise (…). Le point est manifeste dans le cas de l'expertise écologique : il s'agit de produire un discours acceptable dans d'autres univers sociaux, incluant notamment les médias et l'opinion publique. (…) Il ne s'agit pas d'un discours inattaqué ou inattaquable, mais d'un discours qui rend la critique beaucoup plus difficile. Il y a donc une force de la science en tant que discours perçu comme «vrai» (c'est-à-dire attesté comme tel par l'organisation sociale de la science.(…) Un des aspects du combat politique passe dès lors par la définition du vrai en matière sociale, économique et politique, et mobilise à ce titre toutes les disciplines qui en traitent. Sous cet aspect, la connaissance sera d'autant plus utile que produite par des personnes pouvant être identifiées comme scientifiques reconnus, plutôt que des acteurs jugés trop proches des militants. Il s'agit donc de «faire des choses qui tiennent», de stabiliser des argumentations et des bribes argumentaires, des «boîtes noires» difficilement attaquables" 259 . Certains de ces auteurs incontournables changent en effet de casquette, acceptent des missions de consultant pour des organisations internationales (par exemple Fred Pearce260 ) ou créent 256 Expressions empruntées à Claudia DUPUIS, "L'appropriation d'un discours savant par des militants anti-jeu d'argent : un cas nord américain exemplaire" dans Philippe HAMMAN, Jean-Matthieu MEON, Benoît VERRIER (dir.), Discours savants, discours militants : mélange des genres, Paris : L'Harmattan, 2002, p. 201224. 257 "perçus comme aptes au désintéressement, titulaires de connaissances permettant des formes de distanciation. L'autorité sociale est également liée à celle des discours garantis comme «vrais». Elle peut aussi renvoyer à l'appartenance des élites sociales" cf. Art.cit. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides et contrebandes …"(p. 42). 258 Sylvie OLLITRAULT, "Science et militantisme : les transformations d'un échange circulaire : le cas de l'écologie française", Politix, 1996, n°36, p. 141-162. 259 Pierre LASCOUMES (dir.), "Expertise et action publique", Problèmes politiques et sociaux, mai 2005, n°912, p. 83-84. 260 A noter comment Yves Dezalay et Bryant G. Garth expliquent que "bon nombre de ces agents utilisent avec brio le registre international pour multiplier les casquettes institutionnelles et pratiquer sans risque l'art du double jeu. Le même individu peut se présenter comme spécialiste de sciences politiques ou comme porte-parole de valeurs nationalistes dans un contexte et comme promoteur de la «règle internationale de droit» dans un autre" (p. 36) cf. Yves DEZALAY, Bryant G.GARTH, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d' État en Amérique latine, entre notables de droit et «Chicago boys», Paris : Seuil, «Liber», 2002. 66 des centres de recherche indépendants. L'opposition entre insider/outsider 261 (initié/étranger) utilisée par Sidney Tarrow est éclairante sur ce point. Le sociologue explique : "quelques activistes transnationaux se comportent comme des "initiés", ils exercent des pressions et collaborent avec les élites internationales jusqu'à la co-optation, tandis que d'autres défient les politiques des institutions internationales et dans certains cas contestent leur existence". Sidney Tarrow conclut que "dans la politique de contestation internationale la ligne entre les "initiés" des ONG et les "outsiders" des mouvements sociaux est généralement difficile à déterminer avec précision, les coalitions entre les deux familles d'activistes sont très courantes" 262 . Ces acteurs/auteurs clés de la cause anti-barrage jouent par ailleurs un rôle important dans la divulgation de l'information et dans la diffusion de l'idée que les barrages comportent des dangers environnementaux et sociaux. Ils contribuent à donner une dimension internationale à des actions locales 263 , participant ainsi à la mythification de certaines campagnes et à transformer des représentants locaux en héros 264 , que ces derniers soient les lanceurs d'alerte profanes ou non 265 , ou plus couramment les récipiendaires d'un prix international prestigieux (prix Nobel alternatif, prix Goldman pour l'environnement, prix Sasakawa du programme de l'ONU pour l'environnement…) 266 . Le rôle des universitaires dans les campagnes anti-barrage doit également être souligné. Ces derniers sont d'importantes sources d'information et d'explication des enjeux complexes liés à 261 Sidney TARROW, The new transnational activism, Cambridge : Cambridge University Press, 2005, o.c. Sidney TARROW, The new transnational activism, p. 29. 263 "La maison brûle : 54 héros de l'écologie pour sauver la terre", Courrier international, .5-14 décembre 2005, n°788. Fred PEARCE, Green warriors. The people and the politics behind the environmental revolution, London : The Bodley Head, 1990. Jacques LESLIE, Deep water : the epic struggle over dams, displaced people, and the environment, New York : Farrar, Straus and Giroux, 2005. Voir aussi Fred PEARCE, "Defenders of the earth. The environmental expert Fred Pearce selects the planet's top ten eco-warriors", The Independent, 23 janvier 2006, où le journaliste dresse notamment le portrait de José Bové "un altermondialiste talismanique". 264 Par exemple Chico Mendes et la défense récolteurs de caoutchouc au Brésil (voir le chapitre consacré à la déforestation dans l'état de l'art), Medha Patkar (chapitre consacré aux grands barrages), voir l'index prosopographique pour cette dernière. 265 Fred PEARCE, Green warriors. The people and the politics behind the environmental revolution, London : The Bodley Head, 1990, p. 107-131 (portrait de János Vargha). Voir aussi Marq de VILLIERS, L'eau, Paris : Solin Actes Sud Liméac, 2000, Voir enfin Jacques LESLIE, Deep water : the epic struggle over dams, displaced people, and the environment, New York : Farrar, Straus and Giroux, 2005. 266 Voir notamment le numéro spécial dressant le portrait de personnalités remarquées pour leur action environnementale. A noter la diversité des statuts et compétences (patron, militant anarchiste ou avocat talentueux) et comment l'attention est portée sur le travail d'un médecin, d'un biologiste, d'homme politique 262 67 l'hydrologie à la géomorphologie (deux thématiques centrales pour comprendre le fonctionnement du delta intérieur dans le cas Gabčíkovo-Nagymaros) comme le montrent Stephen Bocking dans une controverse portant sur le développement urbain et la préservation d'une zone naturelle fragile (moraine) 267 , ou David Dumoulin qui a relevé le rôle des ethnobiologistes mexicains dans la protection de la biodiversité 268 . Ces universitaires peuvent mettre leur expertise au service d'ONG, travailler comme consultant pour des grandes organisations internationales et s'engager dans plus ou moins personnellement dans une campagne comme William F. Fisher 269 , ou Thayer Scudder, participant par exemple respectivement comme observateur et membre à part entière de la Commission mondiale des barrages. Le premier, anthropologue, professeur associé de développement international à l'Université Clark (Worcester, Massachussetts) a organisé une grande conférence sur les controverses hydroélectriques de la vallée indienne de la Narmada 270 . Le second professeur d'anthropologie à l'Université de technologie de Californie, partisan d'une anthropologie du développement 271 , est un consultant de longue date de la Banque mondiale, membre de l'ONG International Rivers Network et se bat pour la défense des populations déplacées par les grands projets hydroélectriques. Dans le domaine de l'environnement les carrières universitaires et le militantisme écologiste peuvent se confondre. On peut noter l'exemple de ces "écrivains scientifiques" 272 également biologistes et/ou anthropologues (Jean-Marie Pelt 273 , Jared Diamond…) ainsi que comme commissaire européen, et plus classiquement le travail de membres d'ONG tels Greenpeace cf. "La maison brûle : 54 héros de l'écologie pour sauver la terre", Courrier international, 5-14 décembre 2005, n°788. 267 Stephen BOCKING, "Protecting the Rain Barrel : discourses and the roles of science in a suburban environmental controversy", Environmental Politics, novembre 2005, vol. 14, n°5, p. 611-628 ; 268 David DUMOULIN, "Les savoirs locaux dans le filet des réseaux transnationaux d'ONG : perspectives mexicaines", Revue internationale des sciences sociales, décembre 2003, n°178, p. 655-666. 269 Pour plus de détails voir le chapitre consacré aux grands barrages dans la première partie. 270 Voir William F. FISHER (dir.), Toward sustainable development ? Struggling over India’s Narmada River. Londres : M.E. Sharpe, 1995. 271 Voir l'index prosopographique. 272 A noter que ce discours savant autrement appelé «jus de crâne» n'est pas forcément un moyen d'accès privilégié aux médias. Comme l'explique Johanna Siméant "c'est la mixité même des registres savants/militants qui est une condition de leur succès, du fait de leur capacité à toucher le sens commun en même temps qu'à la science" (p. 46). Art.cit. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides et contrebandes …"(p. 47) 273 Ouvrages de Jean-Marie Pelt biologiste et botaniste, professeur émérite de l'Université de Metz et de Jared DIAMOND, Effondrement, comment les sociétés décident de leur disparition, Paris : Gallimard, 2006 qui est aussi consultant en écologie pour de grandes entreprises qui sont capables pour certaines d'actions bonnes et puissantes" cf. "Jared Diamond : de l'avenir de la planète" Entretien par Olivier POSTEL-VINAY, Le Magazine littéraire, juillet-août 2006, n°455, p. 90-95 (p. 92). 68 l'engagements de l'économiste espagnol Pedro Arrojo274 . Ces exemples contribuent à brouiller les catégories, créant des passerelles entre mondes public/privé, formel/informel, entre les statuts de activiste/chercheur, observateur/prescripteur. Sur ce point on peut citer l'exemple de l'activiste Patrick McCully invité à s'exprimer dans un séminaire réservé à des discussions universitaires pour présenter une analyse "vécue" de la politique internationale 275 . Ces contributions de militants sont considérées pour les analystes comme une source primaire d'information sur la "société civile transnationale"276 . Les militants "se distinguent par leur longue expérience concrète de «relais» rapprochant les arènes de défense de causes locales, nationales et transnationales" 277 . Certains sociologues considèrent en outre que leur discipline a " un rôle majeur à jouer dans la défense des intérêts de l'humanité dans une société civile de dimension nationale et mondiale" 278 et qu'il est de leur " responsabilité de saisir l'occasion unique de façonner de manière différente l'ordre mondial" 279 . Donatella Della Porta explique par exemple que "si la globalisation a contribué à la crise d'un modèle représentatif de démocratie, en démontrant son caractère illusoire, la réflexion sur les formes nouvelles de démocratie (délibérative, participative, directe, etc.) est en tout état de cause ouverte, non seulement dans les mouvements mais aussi dans les sciences sociales" 280 . Denis Charter et Sylvie Ollitrault relèvent un autre aspect de ce phénomène en montrant à l'inverse comment de "nombreux ouvrages scientifiques [sont devenus] de véritables 274 Professeur d'économie de l'Université de Saragosse en Espagne, leader du mouvement pour une Nouvelle culture de l'eau.Voir l'index prosopographaphique. Voir Sylvie CLARIMONT, "La politique hydraulique en débat : grands barrages et mobilisations citoyennes dans le bassin de l'Ebre, Journées d'études Argumentations écologiques, sociétés locales et grands barrages, Paris X Nanterre, 26 et 27 janvier 2006, laboratoire TerritoiresUMR PACTE, Grenoble et UMR LADYS, Paris. 275 Patrick McCully "How to sue a trilateral network : an activist's perspective on the World Commission on dams", Agrarian Studies Colloquium Université de Yale, 19 janvier 2001, 28 p. [non publié]. 276 A souligner les limites de l'exercice quand les militants sont amenés à évaluer leur influence à la lumière de leurs objectifs et que leurs conclusions passent pour des évidences pour les chercheurs, voir par exemple Deborah MOORE, Leonard SKLAR, "Reforming the World Bank's lending for water : the process and outcome of developing a water resources management policy", p. 345-390 [sur Deborah Moore, voir l'index prosopographique, Leonard Sklar est géologue, il a présidé la recherche pour IRN]. 277 Voir également Jonathan A.FOX, L. David BROWN (dir.), The struggle for accountability. The World Bank, NGOs, and grassroots movements, Cambridge : The MIT Press, 1998. (p. 19) 278 cf. Michael BURAWOY "The world needs public sociology", Sosiologisk Tidsskrift, 2004, n°3. 279 Jackie SMITH, "Response to Wallerstein : the struggle for global society on a world system", Social forces, mars 2005, vol. 83, n°3, p. 1279-1285 69 bréviaires à usage des acteurs transnationaux", ce que les auteurs expliquent par "la proximité de certains auteurs universitaires avec le monde militant et par le rôle que ces ONG vont développer dans le nouveau paysage géopolitique né de la chute du mur de Berlin, avec la dislocation du bloc communiste, la recomposition des forces de contestation et une nouvelle régulation du monde" 281 . En ce qui concerne le microcosme anti-barrage, nous avons relevé parmi les groupes constitués et acteurs pertinents, des associations non-gouvernementales (International River Network et sa publication World Rivers Reviews 282 , European River Network 283 …) des centres de recherche indépendants incontournables et centres (Environmental Policy Institute 284 , Pacific Institute de Californie, The Corner House de Londres 285 ….) et des personnalités marquantes 286 de la lutte anti-barrage comme Riccardo Petrella 287 ou Peter Gleick 288 souvent désigné comme le "gourou international de l'eau". Les publications du 280 Donatella DELLA PORTA, "Globalisation et mouvements sociaux. Hypothèses à partir d'une recherche sur la manifestation contre le G8 à Gênes", Pôle Sud, novembre 2003, n°19, p. 175-195 (p. 193). 281 Denis CHARTIER, Sylvie OLLITRAULT, "Les ONG d'environnement dans un système international en mutation : des objets non identifiés", dans Catherine AUBERTIN (dir.), ONG et diversité. Représenter la nature ?, Paris, IRD Editions, 2005 (p. 21-58).p. 26. 282 International Rivers Network a été créé en 1987 à San Francisco en Californie. Patrick McCully est le directeur de campagne. Le réseau travaille sur des bassins fluviaux et avec les associations locales, les mettant en relation avec les institutions internationales et servant de relai d'information à leur lutte cf. o.c. dans Thayer Scudder, The future of large dams…p. 267. 283 European Rivers Network ou Réseau fleuves Europe est un projet de SOS Loire vivante, créé en 1994 par Roberto E.Epple au Puy-en-Velay en coopération avec IRN-Californie. L'organisation travaille en faveur de la protection des rivières, l'amélioration de la communication entre les associations, sert de relai entre des associations de différentes activités. 284 Voir l'entrée Brent Blackwelder dans l'index prosopographique. 285 Voir l'entrée Nicholas Hildyard dans l'index prosopographique. 286 A noter qu'elles peuvent être rattachées au "monde étatique" Nous pensons par exemple : àKader Asmal, juriste sud-africain, militant anti-apartheid et pour les droits de l'homme, ministre de l'Eau et de la Forêt sous Nelson Mandela nommé président de la Commission mondiale des barrages, ou Gro Harlem Bruntland, ministre de l'Environnement et premier ministre de Norvège qui a dirigé une commission de spécialistes de l'environnement dont est issu en 1987 le rapport Our common future/Notre avenir à tous. Marie-Christine Kessler qui s’est intéressée au « noyau décisionnel » de la politique étrangère française remarque que le pouvoir des acteurs officiels "ne se limite pas à un secteur d'intervention particulier. Il est horizontal et peut se rencontrer dans toutes les affaires qui intéressent la politique extérieure de la France". Elle relève également comment les conseillers diplomatiques ne sont pas forcément des émissaires fidèles du Quai d'Orsay "ils peuvent avoir d'autres allégeances. Ils sont généralement «politisés» et peuvent faire passer leurs avis et leurs fidélités politiques avant leur appartenance à leur corps" (p. 138) cf. Marie-Christine KESSLER, La politique étrangère de la France. Acteurs et processus, Paris : Presses de Science Po, 1999 287 Politologue et économiste, professeur à l'Université de Louvain (Belgique). Voir l'index prosopographique 288 Président et co-fondateur Pacific Institute situé à Oakland en Californie. Voir l'index prosopogaphique. 70 centre de réflexion Pacific Institute font autorité 289 et Peter Gleick participe activement au débat universitaire portant sur la sécurité de l'eau 290 et la sécurité environnementale. Il est important de noter que même si ces différents acteurs se réfèrent aux mêmes documents, signent les mêmes pétitions, partagent le même vocabulaire et l'idée qu'il faut ériger de nouvelles normes 291 , ils ne constituent pas un front uni. On peut noter une grande variété dans les discours, l'emploi de différentes stratégies, ainsi que des dissensions plus fondamentales, telle cette querelle entre Edward Goldsmith et Nicholas Hildyard sur la question de la justice sociale et d'instrumentalisation des arguments environnementalistes dans des campagnes d'extrême droite 292 . Nicholas Hildyard vise pour sa part essentiellement les grandes entreprises comme dans la campagne contre le barrage turc Ilisu où il a ciblé les entrepreneurs britanniques 293 . On peut remarquer que Larry Lohman, qui travaille dans le même centre de réflexion The Corner House présente quant à lui une analyse distanciée de l'action militante dans le cas des grands barrages 294 . L'association américaine IRN cible plutôt les organisations financières internationales, alors que le WWF préfère jouer la coopération avec les gouvernements et la promotion des réglementations internationales pour influer sur les projets (voir le chapitre Microsiologie de la deuxième partie). Le tableau du microcosme très rapidement esquissé ici permet de lancer la réflexion sur les questions du savoir, d'expertise et de questionner ces explications qui concluent un peu trop 289 Les rapports du Pacific Institute sont aussi cités par Bjørn LOMBORG, The skeptical environmentalist. Measuring the real state of the world, Cambridge : Cambridge University Press, 2003 où ce dernier défend l'idée que nous avons assez d'eau et que les problèmes proviennent d'une mauvaise gestion. 290 Voir Peter H. GLEICK, "Environment and security. The clear connections", The Bulletin of the atomic scientists, avril 1991, vol. 47, n°3, p.17-21, Daniel D. DEUDNEY, "Environment and security : muddled thinking", The Bulletin of the atomic scientists, avril 1991, vol. 47, n°3, p.22-28 ; ou encore Peter GLEICK, "Changements de paradigmes", Courrier de la planète, 2002, vol. IV, n°70, p. 30-34. 291 Deux exemples de travail conjoint : IRN, "Twelve reasons to exclude large hydro from renewables initiatives", novembre 2003 avec le soutien de douze organisations (Oxfam, Amis de la terre, European Rivers Network…). Peter BROSSHARD, Eliah GILFENBAUM, Aaron GOLDZIMER; Nicholas HILDYARD (dir.),"A trojan horse for large dams. How credit agencies are offering new subsidies for destructive projects under the guise of environmental protection", Rapport pour ECA Watch septembre 2005, participation The Corner House, Environmental Defense, FERN, Amis de la terre-Japon, the Halifax Initiative, IRN, Probe International, The World Development Movement … 292 Cf. Nicholas HILDYARD, " "Blood" and "culture" : ethnic conflict and the authoritarian right", Corner House Briefing 11, janvier 1999. 293 Voir l'index prosopographique sur Nicholas Hildyard. 294 .Voir l'index prosopographique sur Larry Lohrmann. 71 rapidement à l'existence d'une coopération naturelle et de solidarités transnationales. Sur ce point, Sidney Tarrow relève avec justesse que toute mobilisation sociale ne consacre pas forcément le slogan «think globally ; act locally» et qu'il est nécessaire de distinguer les contestataires réunis dans des mouvements locaux d'opposition des défenseurs de cause (NGO advocates) 295 . Le sociologue réserve le terme de "mouvements sociaux mondiaux" aux acteurs qui se battent pour la création d'une société mondiale. Il cherche à "distinguer parmi les ONG internationales convenables [decorous] qui gravitent autour des institutions internationales mais n'ont pas de racines nationales importantes, les coalitions de groupes d'activistes (nationally-based) qui protestent contre le capitalisme international ou ses expressions institutionnelles, ainsi que les mouvements sociaux nationaux. Ceux-ci bien que profondément affectés par la mondialisation, ont peu de prise en dehors de leur propre société" 296 . Sidney Tarrow en conclut qu'il faut reconnaître que la mondialisation et l'internationalisation sont deux choses différntes, le premier terme recouvrant les flux économiques transnationaux, le deuxième les relations politiques triangulaires entre les État s, les acteurs non-étatiques et les institutions internationales. Des "processus distincts qui se recoupent mais ne sont pas réductibles l'un à l'autre" 297 … Nous comprenons ici que c'est la définition même de l'environnement et de la politique environnementale qui se jouent derrière cette mobilisation et les interactions entre scientifiques, représentants d'État, écologistes, industriels, groupes organisés, coalitions transfrontalières, organisations internationales et intérêts supranationaux 298 . Pour rependre le fil de la réflexion plus épistémologique entamée plus haut et introduire le prochain chapitre portant sur la thématique environnementale dans la recherche des relations internationales, nous nous référons à l'analyse de Nazli Choucri. Celle-ci décrit opportunément comment les hypothèses de recherche découlent d'une conception de la vie sur terre et d'une compréhension spécifiques des processus sociaux et environnementaux. L'auteur attire ainsi 295 Sidney TARROW, "The dualities of transnational contention : "two activist solitudes" or a new world altogether ?", Mobilization : an international journal, février 2005, vol. 10, n°1, p. 53-72, (p. 53-54). 296 Sidney TARROW, "Rooted cosmopolitans : transnational activists in a world of states", contribution pour l'atelier de recherché de l'école de recherche sociale d'Amsterdam sur "Contentious politics : identity, mobilization and transnational politics", 6 mai 2002, p. 11/26. 297 Sidney TARROW, The new transnational activism, Cambridge : Cambridge University Press, 2005 (p. 19) 298 Nazli CHOUCRI, "Environmentalism" (p. 253-255), dans Joel KRIEGER (dir.), The Oxford companion to politics of the world, Oxford : Oxford University Press, 2001, p. 253-255. 72 l'attention sur les liens micro/macro, sur les effets de répercussions (feedback) et les incertitudes opérant à différents niveaux et dans différents cadres temporels 299 . C. Environnement comme 2ème laboratoire de recherche pour et sur les relations internationales Comme Philippe Le Prestre nous pensons que "l'environnement, c'est plus que la nature, c'est aussi une appréhension du monde, un produit culturel et un champ d'action économique, politique et social" 300 . Ce dernier décrit la politique internationale de l'environnement comme étant devenue "le domaine de l'hyperbole, de l'émotion, du manque de rigueur intellectuelle et de convictions qui se substituent aux démonstrations empiriques", mais reconnaît que c'est aussi "un formidable laboratoire où tester les hypothèses contemporaines sur l'érosion de la souveraineté, la construction des biens publics mondiaux, l'imbrication des échiquiers dans une situation d'interdépendance complexe et les nouveaux aspects de la sécurité" 301 . Les questions environnementales internationales posent des défis importants aux relations internationales "en soulevant des questions sur la signification et le rôle des États dans la politique environnementale et sur les rapports entre pouvoir et savoir, et sur la distinction entre sphères d'activité «internationales» et nationales" 302 . Seulement c'est depuis peu de temps que la politique environnementale internationale est un véritable "prodrome de nouvelles relations mondiales" 303 et a vraiment suscité les recherches 304 . Comme l’explique Karoline Postel-Vinay, "le discours écologiste, véhiculant la vision d'un espace commun 299 O.c. Nazli CHOUCRI, "Environmentalism…, p. 253 Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement et relations internationales. Les défis de l'écopolitique mondiale, Paris : Armand Colin, 2005 (p. xii). 301 Marie-Claude SMOUTS, Dario BATTISTELLA, Pascal VENESSON, Dictionnaire des relations internationales. Approches, concepts, doctrines. Paris : Dalloz, 2006, (p. 206) 302 Owen GREENE, "Environmental issues", dans John BAYLIS, Steve SMITH and Patricia OWENS (dir.), The globalization of world politics. An introduction to international relations, Oxford : Oxford University Press, (p. 475). 303 cf. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement et relations internationales. Les défis de l'écopolitique mondiale, Paris : Armand Colin, 2005. 300 73 planétaire –l'écosystème-, s'est montré précurseur dans l'élaboration d'une représentation d'un monde unifié et interdépendant" 305 . Marie-Claude Smouts remarque en effet que les sciences sociales ont eu des difficultés à appréhender les problèmes liés à l'environnement et notamment aux "risques planétaires". Elle parle de "trou noir pour les sciences sociales" 306 au sujet de ces "objets théoriques chargés d'une gravité si forte qu'ils ne rayonnent pas. On sait qu'ils sont là, énormes et puissants mais on ne peut pas les représenter comme si leur densité et leur attraction extrêmes en faisaient des objets inconcevables". Dans un premier temps les internationalistes s'y sont peu intéressés" 307 . John Vogler le confirme en dressant le tableau de l'attention politique et universitaire accordée aux problèmes d'environnement et de ressources "dans la période qui a suivi [la conférence de] Stockholm. A cette époque les problèmes environnementaux étaient considérés par la plupart des chercheurs universitaires comme une spécialité technique périphérique" 308 . Marie-Claude Smouts note en outre que ces problèmes n'ont rien d'objets immanents et constants "leur liste évolue en permanence et s'allonge d'année en année 309 ; ils sont liés entre eux et font système ; leur configuration brouille la distinction classique et bien commode entre local, régional, mondial" 310 . Comme les problèmes environnementaux posés par les barrages le montrent bien, ils "ont la particularité d'être simultanément locaux et planétaires. 304 Voir Peter DORAN, "Earth, power, knowledge : towards a critical global environmental politics", dans John Macmillan, Andrew LINKLATER, Boundaries in question. New directions in international relations, London & New York : Pinter publishers, 1995, (p. 193-211). 305 Karoline POSTEL-VINAY, L'Occident et sa bonne parole. Nos représentations du monde, de l'Europe coloniale à l'Amérique hégémonique, Paris : Flammarion, 2005, p. 140. 306 Marie-Claude SMOUTS, "Un trou noir dans l'espace mondial : le risque environnemental306 global" dans Anne-Marie LE GLOANNEC, Aleksander SMOLAR (sous la dir.), Entre Kant et Kosovo. Etudes offertes à Pierre Hassner, Paris : Presses de Sciences-Po, 2003, (p. 241-254). 307 Art.cit. Marie-Claude SMOUTS, "Un trou noir…, p. 242. 308 John VOGLER, "The environment in international relations : legacies and contentions", dans John VOGLER, Mark F. IMBER (dir.), The environment and international relations. Global environmental change programme, Londres et New York : Routledge, 1996, p. 1-21. (p. 7) 309 "C'est une des caractéristiques majeures de la problématique de l'environnement de ne pas être «donnée une fois pour toutes» et d'évoluer en permanence"(p. 3), cf. Jacques THEYS, "Quelles menaces ? Quelles politiques ? Les grands problèmes d'environnement : la vision des scientifiques", Cahiers français, janvier-février 2002, n°306, (p. 3-8). 310 Art.cité Marie-Claude SMOUTS, "Un trou noir…, p. 243. 74 Ils se manifestent de façon différente selon les lieux et les moments, tout en liant les espaces et les êtres dans un même destin" 311 . Jacques Theys explique plus avant que "dans les années 70-80, la «mise sur agenda» des différents problèmes d'environnement s'est faite de manière relativement aléatoire, en fonction des événements, des pressions de l'opinion ou des opportunités économiques" et c'est seulement dans les années 1990 que "tout un ensemble d'exercices visant effectivement à hiérarchiser ou à anticiper les risques en matière d'environnement" 312 . Ceci éclaire la remarque de Steve Smith qui estime que la notion d'environnement n'est pas claire : "le terme d'environnement n'a pas qu'une signification et (…) les différentes significations dépendent du positionnement (location) [de l'observateur] en terme de culture, d'économie, d'ethnie, de genre et de religion. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de problèmes environnementaux urgents tels que, l'effet de serre, la diminution de la couche d'ozone (…) mais que ces problèmes peuvent être interprétés de différente manière. (…) Il n'y a pas une seule logique qui découlerait de l'identification d'un problème environnemental, encore moins une seule solution" 313 . De plus comme le rappelle Philippe Le Prestre "de par sa résonance culturelle, normative et scientifique [l'environnement] est non seulement un objet mais aussi un instrument de rapports politiques. Le recours aux valeurs véhiculées par l'environnement, ou les conséquences de la dégradation des écosystèmes naturels et du cadre de vie des populations facilitent la mobilisation politique en faveur d'une certaine cause. L'environnement devient non plus une fin mais un moyen, un point de ralliement contre un certain ordre politique ou une bannière sous laquelle les État s avancent des revendications traditionnelles sur la scène internationale " 314 . Nombre d'auteurs spécialistes de l'environnement considèrent pourtant ces problèmes environnementaux comme des évidences autonomes de la dimension technique qui les 311 Art.cité Marie-Claude SMOUTS, "Un trou noir…, p. 246. Jacques THEYS, "Quelles menaces ? Quelles politiques ? Les grands problèmes d'environnement : la vision des scientifiques", Cahiers français, janvier-février 2002, n°306, p. 3-8 (p. 3). 313 Steve SMITH, "Environment on the periphery of international relations : an explanation", Environmental politics, 1993, vol. 2, n°4, p. 28-45 (p. 31). 314 O.c. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 422. 312 75 définissait jusqu'alors. John Vogler voit par exemple dans l'éveil de l'intérêt pour l'environnement, un changement paradigmatique dans la mesure où il a induit "un tournant vers la prise de conscience des phénomènes globaux plutôt que seulement localisés ou transfrontaliers [diminution de la couche d'ozone stratosphérique, changements climatiques, effet de serre en croissant]. L'interconnexion entre ces questions et l'extraordinaire éventail des interdépendances (…) pèsent sur les étudiants des relations internationales et d'économie politique internationale. Il n'est désormais plus possible d'étiqueter (pigeonhole) les problèmes environnementaux en relations internationales comme relevant d'une étroite spécialité technique" 315 . Pourtant comme le souligne Marie-Claude Smouts "quand les chercheurs commencent à fournir les preuves scientifiques de leur existence, arrive alors le temps de la controverse entre spécialistes sur la nature, l'ampleur, le lieu et la temporalité des dommages possibles…" 316 . Le décalage se creuse entre ces incertitudes scientifiques et la prise de conscience de ces risques qui ont été en partie mis en évidence : "le cadre de référence ne serait plus l'intérêt national mais l'intérêt du genre humain. Ce qu'il conviendrait de sécuriser (…)[ce sont] les conditions de vie sur l'ensemble de la planète pour l'ensemble des individus. Le temps de l'action politique ne serait plus celui des mandats électoraux mais d'un «développement durable» soucieux des «générations futures»" 317 La politologue note a contrario de ce discours un véritable malaise dans l'appréhension de l'enjeu planétaire 318 indiquant que finalement les "gouvernements ne sont pas encore prêts" à coopérer. Steve Smith note également cette "tendance des gouvernements à adopter une logique communautariste dans leur politique étrangère en contraste flagrant avec la logique cosmopolitique qui devrait guider toutes les politiques environnementales. Les gouvernements approuvent ces appels cosmopolitiques mais vont rarement assez loin pour se heurter aux intérêts de groupes dominants [estimant] que le coût est trop élevé" 319 . Pour Steve 315 John VOGLER, "The environment in international relations : legacies and contentions", dans John VOGLER, Mark F.IMBER (dir.), The environment and international relations. Global environmental change programme, Londres et New York : Routledge, 1996, p. 1-21. (p. 7) 316 Art.cité Marie-Claude SMOUTS, "Un trou noir…, p. 246. 317 Marie-Claude SMOUTS, "Risque planétaire et sécurité environnementale", Esprit, mai 2001, n°274, p. 133141, (p. 138). 318 Art.cité Marie-Claude SMOUTS, "Risque planétaire…, p. 139. 319 Cf. Steve SMITH, "Environment on the periphery of international relations : an explanation", Environmental politics, 1993, vol. 2, n°4, p. 28-45 (p. 33). Pour une illustration de cette thèse noter le travail d'Emmanuelle 76 Smith c'est la question du pouvoir qui est essentielle ici. Le pouvoir est éludé dans les recherches en relations internationales sur l'environnement et cela conduit à une impasse. Il considère que "les spécialistes de l'environnement ne devraient jamais sous-estimer le pouvoir retranché dans les organes de l'État qu'ils attaquent de manière implicite ou explicite" 320 . Ken Conca pense également que cette "tendance à invoquer l'espèce humaine comme la catégorie sociale appropriée pour l'analyse des problèmes environnementaux sert à brouiller des questions très réelles de pouvoir et d'autorité et à masquer des degrés très hauts de responsabilité sur la cause des problèmes environnementaux" 321 . Sur la même ligne de pensée Béatrice Pouligny322 déclare qu'il faut se méfier du cliché "qui voudrait que la défense des arbres, de la faune ou de l'eau relève clairement de l'intérêt commun de toute l'humanité (…) il arrive aussi à la défense des «biens communs» d'entrer en concurrence avec celle des populations locales". La politologue note à l'inverse une grande pluralité de situations, d'acteurs et une série de "liens complexes, mouvants et surtout très asymétriques" 323 . B. Pouligny discerne même le danger qu'il y aurait "à se focaliser sur une «société civile mondiale» et à interpréter le moindre incident comme la preuve qu'elle est en train de se faire, on risque de passer à côté des motivations réelles de l'affrontement transnational qui sont, pour une large part, d'ordre national et local et de nature très concrète" 324 . Il est important de garder en tête que l'intérêt général n'est qu'un "construit argumentaire permettant la transfiguration d'intérêts particuliers ou de rapports de domination relayés par Mülhlenhöver, "l'environnement, dès lors qu'il est introduit volontairement en politique étrangère par les décideurs, est très largement un argument, voire un instrument de politique étrangère. Cet instrument sert des fins politiques médiatiques, commerciales et financières tant nationales qu'internationales. Il sert également, quoique dans une moindre mesure, des fins stratégiques. La fonction intrinsèquement environnementale de l'argument est par suite très marginale même s'il convient de ne pas avoir une vision manichéenne des choses…" (p. 26) cf. Emmanuelle MÜHLENHÖVER, L'environnement en politique étrangère : raisons et illusions. Une analyse de l'argument environnemental dans les diplomaties électronucléaires française et américaine. Paris : L'Harmattan, 2002. 320 Steve SMITH, "Environment on the periphery of international relations : an explanation", Environmental politics, 1993, vol. 2, n°4, p. 28-45, (p. 44). 321 Ken Conca, "In the name of sustainability. Peace studies and environmental discourse", Peace and Change, avril 1994, vol. 19, n°2, p. 91-113. (p. 104). 322 Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux d'un processus équivoque", Critique internationale, octobre 2001, n°13, p. 163-176. 323 Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux…, p. 169. 324 Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux…, p. 169. 77 l'administrateur" 325 . De plus comme Pierre Lascoumes et Jean Pierre Le Bourhis l'expliquent, "la définition du bien commun est toujours à construire et ne se résume pas à un contenu donné d'avance". Aussi "la légitimité à parler au nom de l'intérêt général n'est plus le monopole de l'État et que celui-ci doit faire face à la concurrence des pouvoirs locaux, qui revendiquent avec succès un droit d'intervention ou de veto" 326 . Un autre problème relevé par Steve Smith est que la pratique des relations internationales et l'objet de recherche (academic subject) sont bien souvent confondus 327 . "Trop souvent les praticiens et les universitaires sont attirés par la logique éthique et morale, ou bien par le sens commun de leur argumentation et ne prêtent pas suffisamment d'attention aux "réalités" du pouvoir politique et économique" 328 . Ce qui est inquiétant pour lui et qui a retenu notre attention, c'est que trop de travaux universitaires sur les questions environnementales dépendent d'approches basées sur une série de concepts et d'hypothèses inconstestées [italique dans l'original]" 329 . John Vogler reconnaît aussi une tendance à la "théorisation normative" 330 en expliquant qu'elle a une énorme influence historique dans le développement de la discipline. Pour lui elle se justifie aisément : "ce renouvellement d'intérêt pour la théorie normative est particulièrement pertinent pour les relations internationales du changement environnemental mondial (Global environmental change) car il accentue la dichotomie entre tradition communautariste et tradition cosmopolitique. C'est précisément la tension entre le citoyen et la communauté nationale d'une part et une conception des êtres humains comme espèce unique au sein d'une biosphère globale d'autre part, qui est au cœur de la discussion portant 325 Pierre LASCOUMES, Jean-Pierre Le BOURHIS, "Le bien commun comme construit territorial", Politix, 1998, n°42, p. 37-66 (p. 37). 326 Pierre LASCOUMES, Jean-Pierre Le BOURHIS, "Le bien commun… (p. 66) 327 Steve SMITH, "Environment on the periphery of international relations : an explanation", Environmental politics, 1993, vol. 2, n°4, p. 28-45 (p. 29). Voir par exemple Ronald B.MITCHELL, "International environment", dans Walter CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A. SIMMONS, Handbook of international relations, Londres : Thousands Oaks, 2002 (p. 500-516) qui organise sa revue de la littérature sur la politique environnementale autour de la notion de régime et évalue dans quelle mesure les universitaires peuvent contribuer à la gestion environnementale (p. 512). 328 Art. cit. Steve SMITH, "Environment on the periphery…", p. 29. 329 Art. cit. Steve SMITH, "Environment on the periphery…", p. 31. 330 John VOGLER, "The environment in international relations : legacies and contentions", dans John VOGLER, Mark F.IMBER (dir.), The environment and international relations. Global environmental change programme, Londres et New York : Routledge, 1996, p. 1-21. (p. 13). 78 sur ce changement" 331 d'où le caractère normatif et instrumental de la politique environnementale. La naturalisation des problèmes est un autre problème. Dans ce cas, ce sont les conditions biophysiques qui définissent le type de politique nécessaire comme dans les travaux de Thomas Princer et ses collègues où " c'est la crise écologique qui crée l'espace politique, la niche, dans laquelle les ONG accomplissent leur tâche" 332 . A l'opposé de ces explications, Robert Boardman estime que ce n'est pas l'état de l'environnement qui définit l'orientation universitaire mais bien la discipline elle-même qui se manifeste ; les praticiens des relations internationales investissant littéralement le sujet. R. Boardman discerne alors plusieurs différences et notamment celle qui a consisté à charger d'un intérêt particulier les questions écologiques pour prouver l'importance même d'un changement de paradigme dans la théorie des relations internationales. Ceci est visible dans l'attention portée aux mouvements sociaux transnationaux et aux communautés épistémiques. Il explique que "les effets cumulatifs de l'attention de ces chercheurs spécialistes de l'environnement sur ces phénomènes (…) consistent à renforcer la tension dans la théorie entre les parti pris en faveur de l'Éta et de la société mondiale" 333 . D'autres approches conduisent quant à elles à souligner le potentiel catastrophique des problèmes environnementaux eux-mêmes. Il opte pour sa part pour une approche hybride empruntant aux relations internationales et à l'économie politique. Robert Boardman critique enfin le fait que le raisonnement écologique à une échelle macrosociétale retombe soit sur des arguments réducteurs ou déterministes qui minimisent la complexité et les choix, soit sur des hypothèses prenant pour acquis le comportement humain 334 . La meilleure illustration de ce travers sont ces écrits environnementaux produits par des acteurs et des sympathisants du monde environnemental qui sont des éléments clés 331 Art. Cit. John VOGLER, "The environment in international relations…, p. 13. Thomas PRINCEN, Matthias FINGER, Jack P. MANNO, "Translational linkages" dans Thomas PRINCEN, Matthias FINGER, Environmental NGOs in world politics.Linking the local and the global, Londres : Routledge, 1994 p. 217-236 (p. 218). 333 Robert BOARDMAN, "Environmental discourse and international relations theory : towards a proto-theory of ecosation", Global Society, 1997, vol.11, n°1, p. 31-44 (p. 38). 334 Robert BOARDMAN, The political economy of nature. Environmental debates and the social sciences, Basingstoke : Palgrave, 2001, (p. 44). 332 79 dans une tâche plus grande de praxiologie 335 . "Les fins et les moyens sont entremêlés. Les concepts de science politique et méthodologies deviennent les moyens pour une meilleure compréhension des problèmes environnementaux et l'analyse de ces questions sont à leur tour un moyen pour enrichir la connaissance en science politique. Ces flux d'enquête à double-sens ont conduit certains critiques à dire que la substance des questions environnementales a été perdue" 336 . Philippe Le Prestre rejoint Robert Boardman en établissant une distinction parmi les perspectives des auteurs s'intéressant à la sécurité environnementale "un point de vue essentiellement analytique [alors que] d'autres s'intéressent davantage à son caractère normatif et instrumental" 337 . Ce dernier pense qu'"étudier la politique environnementale internationale peut nous apprendre plus de choses sur nos constructions que sur notre environnement" 338 . L'environnement comme construction sociale Karen T. Litfin insiste plus spécialement sur la construction sociale quand elle déclare que "le caractère évidemment matériel des problèmes environnementaux obscurcit souvent un caractère social moins évident" 339 ce qui correspond à une naturalisation des problèmes environnementaux" et entretient un "troublant penchant pour la réification et une fausse universalisation". "Le fait que les problèmes environnementaux soient construits dans les discours comme sources de conflit ou d'opportunités pour la coopération, a des implications pratiques importantes sur la manière de s'en occuper. Tout comme le langage sécuritaire masque les questions se rapportant au sujet de la sécurité, le langage de l'interdépendance risque de peindre un tableau faussée de la communauté de valeur [mutuality]" 340 . Dans la même ligne de pensée, Ken Conca considère que tous les concepts développés autour des problèmes environnementaux sont avant tout des métaphores : "L'interdépendance écologique, 335 le développement durable, le réchauffement mondial, la sécurité O.c. Robert BOARDMAN, The political economy of nature…p. 10. O.c. Robert BOARDMAN, The political economy of nature…p. 20. 337 O.c. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 416 338 Robert BOARDMAN, "Environmental discourse and international relations theory : towards a proto-theory of ecosation", Global Society, 1997, vol.11, n°1, p. 31-44 (p. 43). 339 Karen T.LITFIN, "Constructing environmental security and ecological interdependence", Global governance, juillet-septembre 1999, vol. 5, n°3, (p. 2/13). 340 Arrt. Cit. Karen T.LITFIN, "Constructing…. p. 19/19. 336 80 environnementale ne sont pas des concepts faciles à définir….[mais] des métaphores qui façonnent notre conception des causes, des effets, des problèmes et des solutions. Ce sont des pratiques sociales qui sont menées en relation avec des structures de pouvoir existantes et qui inévitablement tiennent en plus haute estime certains intérêts et préoccupations au détriment des autres" 341 . Robert Boardman résume bien la situation en remarquant que "les traces de plusieurs visions du monde dans l'histoire des relations internationales peuvent être détectées dans le traitement des questions environnementales" et que "les hypothèses sur les relations internationales ou l'économie politique internationale ont souvent été des piliers essentiels, bien que cachés, pour la défense de cause telles la critique du pouvoir et de l'irresponsabilité environnementale des grandes entreprises multinationales ou des conséquences écologiques involontaires de style de vie individuel, de choix de consommateurs" 342 . On retourne à nouveau sur le "phénomène de double herméneutique" observé par Johanna Siméant quand les sciences sociales contribuent "à la consolidation des phénomènes qu'elles prétendent se limiter à décrire" 343 . Pour Bertrand Badie cette problématique du bien-être à l'échelle internationale reflète l'une des contradictions de la mondialisation et du grand désordre "sémantique et théorique, mêlant les arguments et introduisant les contradictions majeures, là où les idéologies avaient installé un semblant de cohérence" 344 . La montée de l'idée d'interdépendance "liée intimement à la mondialisation, (…) plaide pour un retour à la notion d'humanité solidaire, tout le monde dépendant de plus en plus étroitement de tout le monde, (…) [mais] l'«érosion des frontières» [devenu] ainsi un facteur apparemment opportun (…) détruit empiriquement l'idée d'humanité et transnationalise évidemment le bien commun ; elle libère les intérêts privés de tout contrôle. De même l'essor des «acteurs transnationaux» permet-il la constitution de 341 Ken Conca, "In the name of sustainability. Peace studies and environmental discourse", Peace and Change, avril 1994,vol. 19, n°2p. 91-113. (p. 95) 342 Robert BOARDMAN, "Environmental discourse and international relations theory : towards a proto-theory of ecosation", Global Society, 1997, vol.11, n°1, p. 31-44 (p. 33) 343 Johanna SIMEANT, "Un humanitaire «apolitique» ? Démarcations, socialisations au politique es espaces de la réalisation de si", dans Jacques LAGROYE (dir.), La Politisation, Paris : Belin, 2003 (p. 163). 344 Bertrand BADIE, "L'effectivité des biens publics mondiaux : l'ambiguïté ne vaut pas négation", dans Pierre FAVRE, Jacques HAYWARD, Yves SCHEMEIL (dir.), Etre gouverné. Etudes en l'honneur de Jean Leca, Paris : Presses de Sciences-Po, 2003, p. 333-347 81 promoteurs de biens publics communs mondiaux qui acquièrent ainsi leur advocacy network, tout en accélérant la décomposition des autorités publiques et la multiplication des niveaux de leur exercice. D'où la contradiction majeure : la progression de l'idée de bien mondial s'accompagne d'une mise en concurrence des entrepreneurs de coopération" 345 . Pierre Hassner résume cette complexité en expliquant que : "l'écologie peut mener à une solidarité globale au nom de la planète ou à des identifications et à des conflits régionaux ou nationaux" 346 . La question de l'eau est à ce stade une bonne illustration des idées présentées sur les problèmes de naturalisation et théorisation normative. Elle montre tout l'intérêt de décrypter la double herméneutique des sciences sociales. D. Eau comme facteur de guerre ou ciment de la coopération ? Le premier point important à noter sur ces questions environnementales est le décalage, signalé par Philippe Le Prestre, entre les différentes vagues de recherche en relations internationales et leur résonance dans le débat public. Ainsi c'est "Paradoxalement, au moment où ces relations causales [entre la dégradation de l'environnement et la violence] sont largement remises en question, notamment dans le cas des conflits sur l'eau, que ces idées sont de plus en plus fréquemment invoquées dans le discours public" 347 . On peut noter, à titre d'exemple, le succès de l'expression "or bleu" pour parler de l'eau avec l'idée que c'est plus une cause de conflits qu'une clé pour la résolution de conflits régionaux 348 . Cette vision des choses désormais véhiculée par les médias implique une compréhension réaliste de l'état du monde où les "intérêts économiques particuliers ou nationaux" 349 prévalent et "les acteurs des relations internationales aspirent à un gain hydraulique 345 Bertrand BADIE, "L'effectivité des biens publics mondiaux…, p. 334-335. Pierre HASSNER, "De la crise d'une discipline à celle d'une époque ?", dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Les nouvelles relations internationales. Pratiques et théories, Paris : Presses de Sciences Po, 1998. 347 Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 416. 348 Autre exemple : "l'exploitation des fleuves et nappes phréatiques transfrontalières conduit à la tragédie des communs". A noter cet exemple de déterminisme géographique :"Dans le cas des fleuves transfrontaliers, les usagers ne partagent pas équitablement les conséquences d'une mauvaise gestion. Le cours d'eau des fleuves, d'amont en aval, crée un positionnement géographique inégal des agents le long du fleuve. Les États situés le plus en amont disposent d'un avantage relatif sur les États situés plus en aval : ils ont la possibilité de réduire la la qualité et de la quantité de l'eau qui sera disponible en aval" (p. 17) cf. Muserref YETIM, "Une affaire de contexte", Courrier de la planète, 2002, n°70, p. 16-18 349 Barah MIKAIL, "L'eau, un enjeu environnemental aux répercussion géopolitiques", Revue internationale et stratégique, hiver 2005-6, n°60, p. 141-149 (p. 144) 346 82 supplémentaire ou (…) ambitionnent une domination de leur environnement régional" 350 . Enfin dans cette vision c'est "le système économique international, favorisé par les exigences de la mondialisation du capitalisme, fait la part belle à une volonté de compétitivité économique qui repousse constamment les limites du respect de l'environnement" 351 . Le débat universitaire a été lancé par les travaux de Thomas Dixon-Thomas 352 qui "spéculaient sur le potentiel de conflits autour des ressources partagées"353 . Cet auteur mettait en avant les conséquences sociales résultant de la pénurie d'eau. Son argument principal était que : "la pénurie réduit la production alimentaire, aggrave la pauvreté et les maladies, encourage de grandes migrations, sape l'autorité morale de l'État et sa capacité à gouverner. Avec le temps, ces tensions peuvent déchirer le tissu social d'une société pauvre, causer des troubles populaires chroniques et de la violence" 354 . Cette présentation des enjeux liés à l'eau et aux fleuves laisse entrevoir une conception très organiciste du monde : "les guerres au sujet des fleuves (river water) sont susceptibles d'arriver entre voisins qui se partagent le fleuve (amont/aval) seulement dans des conditions très précises, [à savoir si] le pays en aval est très dépendant de l'eau pour son bien-être national, si le pays en amont peut limiter le débit du fleuve, s'il existe une histoire d'antagonisme entre les deux pays et le plus important, si le pays en aval est plus fort militairement que son voisin en amont". De nombreux auteurs se sont inscrits en faux par rapport aux travaux de Thomas HomerDixon 355 (programme d'études sur la paix et la sécurité de l'université de Toronto) arguant du fait qu'il s'agissait d'"une vision stratégique et partielle des incidences d'une raréfaction régionale de l'eau douce" 356 qui s'inscrit dans la problématique de la sécurité environnementale 357 . Une importante polémique est née autour d'écrits comparables dans une 350 Art.cit. Barah MIKAIL, "L'eau…", p. 148. Art.cit. Barah MIKAIL, "L'eau…", p. 145. 352 Voir notamment Thomas F. HOMER-DIXON, Marc A. LEVY, "Environment and security", International Security, hiver 1995-96, p. 189-198. Voir le site personnel de Thomas Homer-Dixon www.homderdixon.com 353 Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement et relations internationales. Les défis de l'écopolitique mondiale, Paris : Armand Colin, 2005 (p. XIV). 354 Thomas HOMER-DIXON, "The myth of global water wars", Toronto Mail, 9 novembre 1995. 355 Voir Daniel D. DEUDNEY, Richard A.MATTHEW (dir.), Contested grounds. Security and conflict in the environmental politics, State University of New York Press, 1999. 356 Alexandre TAITHE, "Quelles menaces ? Quelles politiques ? Gestion de l'eau et risques de pénurie", Cahiers français 2001, n°306, p. 16-21 (p. 16). 357 A noter que Peter Gleick "gourou international" de l'eau défend également l'idée des conflits de l'eau cf. Peter H.GLEICK, "Water and conflict. Fresh water resources and international security", International security, été 1993, vol. 18, n°1, p. 79-112. "Le débat sur le fait de savoir s'il y a une composante environnementale à la 351 83 moindre mesure à ce que Johanna Siméant décrit comme possédant un "caractère de machine de guerre scientifico-essayiste". Les hypothèses deviennent de "«grand récit» à partir duquel vont se positionner, de colloques en ouvrages et d'ouvrages en controverses, les travaux des sciences sociales" 358 . Contrairement à Thomas Homder-Dixon, Philippe Le Prestre remarque qu'"on ne peut isoler l'eau comme facteur décisif de conflits armés, ni pour les affrontements passés, ni pour les conflits actuels" 359 . "L'importance politique de la dégradation des ressources renouvelables réside non pas dans des liens directs avec des conflits violents, mais dans le fait qu'elle diminue la résilience des systèmes" 360 . Aussi Philippe Le Prestre envisage t-il plusieurs possibilités "Les sources de pénurie potentielles (modes de consommation, action unilatérale, sécheresse…) et les différents usages de l'eau (hydroélectricité, pêche, navigation, pollution, irrigation, récréation, etc.) peuvent induire des dynamiques politiques différentes. Ces différences devraient affecter le rôle que peuvent jouer de telles disputes comme sujets de tensions supplémentaires au sein de relations déjà conflictuelles ou le degré selon lequel elles pourraient en être dissociées et ne pas entraver la recherche d'une solution politique plus général" 361 . Cette prise de conscience aurait incité selon lui les chercheurs à explorer une autre piste et notamment à étudier les facteurs liés à la probabilité de coopération, cherchant à dépasser le déterminisme géographique antérieur. Daniel D. Deudney s'oppose à T.Homer-Dixon et sur l'exemple des grands barrages il déclare déclare que ce sont des armes potentielles dans les mains d'un ennemi mais que cela crée une situation de prise en otage mutuelle qui réduit finalement les motivations des États à employer sécurité internationale est une chimère. Les ressources sont utilisées comme des outils ou des cibles de guerre, comme des objectifs stratégiques pour lesquels se battre. L'intérêt croissant pour ces connections, pourtant, reflète plus qu'un élargissement du champ universitaire des relations internationales : il montre le changement fondamental dans la nature des menaces mondiales sur le bien-être et les relations entre les nations" (p. 21) cf. Peter H. GLEICK, "Environment and security. The clear connections", The Bulletin of the atomic scientists, avril 1991, vol. 47, n°3, p.17-21. 358 cf. Johanna SIMEANT, "Un humanitaire «apolitique» ? Démarcations, socialisations au politique et espaces de la réalisation de soi", dans Jacques LAGROYE (dir.), La Politisation, Paris : Belin, 2003, p. 163-196. Voir par exemple Nancy Lee PELUSO, Michael WATTS, Betsy HARTMAN, Violent environments, Ithaca : Cornell University Press, 2001, auusi Peter H. GLEICK, "Environment and security. The clear connections", The Bulletin of the atomic scientists, avril 1991, vol. 47, n°3, p.17-21, Daniel D. DEUDNEY, "Environment and security : muddled thinking", The Bulletin of the atomic scientists, avril 1991, vol. 47, n°3, p.22-28, et enfin Peter GLEICK, "Changements de paradigmes", Courrier de la planète, 2002, vol. IV, n°70, p. 30-34]. 359 Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement… 360 Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 397. 361 O.c. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 403. 84 la violence pour résoudre les conflits 362 . Et l'universitaire de critiquer l'"effervescence conceptuelle" née de la redéfinition de la sécurité nationale et de la prise en compte des menaces environnementales 363 . Pour Ken Conca, ce lien établi entre la violence contre nature et la violence contre l'homme, explique pourquoi "les militants pour la paix et les activistes environnementalistes trouvent si souvent un terrain d'entente" et pourquoi les études sur la paix se sont intéressées à l'environnement 364 . Sur la question de la pénurie d'eau il estime que "le rôle crucial de la structure sociale et des pratiques culturelles dans la détermination de la capacité des systèmes naturels à faire vivre des populations humaines" est généralement ignoré 365 et préfère envisager l'enchevêtrement de composantes mécaniques discrètes [au sens mathématique] du monde plutôt que de se remettre au déterminisme évolutionniste. Il reconnaît toutefois un intérêt à ces images de rareté et de sécurité qui ont su éveiller des consciences et pousser l'inscription sur agenda. Seulement "l'invocation des métaphores hiérarchiques, concurrentielles et finalement conflictuelles rend plus difficile d'imaginer le monde dans lequel des structures sociales modifiées renforcent les valeurs de paix, de justice et d'égalité. En tant que programme politique la sécurité environnementale a deux objectifs : 1.) attirer le type d'attention gouvernementale réservée normalement aux affaires qui tombent dans le registre de la sécurité nationale, 2.) libérer des budgets de défense pour la protection de l'environnement". En fin de compte Ken Conca conclut que "le discours sur la sécurité environnementale semble plus apte à militariser l'environnement qu'à "verdir" le concept ou la pratique de la sécurité" 366 . Matthew Paterson perçoit quant à lui les problèmes environnementaux comme autant d'opportunités de coopération : "les problèmes environnementaux sont conçus en terme 362 Daniel DEUDNEY, "Environment and security : muddled thinking", Bulletin of atomic scientists, avril 1991, vol. 47, n°3, p. 26. 363 Cf. Art.cit. Daniel D. DEUDNEY, "Environment and security … et Daniel D. DEUDNEY, Richard A.MATTHEW (dir.), Contested grounds. Security and conflict in the environmental politics, State University of New York Press, 1999, 312 p. Sur la banalisation du concept de sécurité écologique voir Marie-Claude SMOUTS, "Risque planétaire et sécurité environnementale", Esprit, mai 2001, n°274, p. 133-141. Relève la banalisation du concept de sécurité environnementale/écologique 364 Ken CONCA "In the name of sustainability. Peace studies and environmental discourse", Peace and Change, avril 1994,vol. 19, n°2p. 91-113 (p. 109). 365 Art.cit. Ken Conca, "In the name of sustainability… (p. 104). 366 Ken Conca, "In the name of sustainability…, p. 106. 85 d'interdépendance interétatique et ainsi analysés comme des problèmes d'action collective" 367 . Selon cette définition "il y a peu de différence entre la dynamique des problèmes environnementaux et celle de la coordination de l'économie mondiale, la promotion des droits de l'homme et autres domaines où l'interdépendance entre les États génèrent des pressions pour la coopération entre les États. (…) les promoteurs de l' approche [des régimes] fondent l'hypothèse selon laquelle le système interétatique peut en principe répondre aux changements environnementaux mondiaux parce que les prémisses veulent qu'il n'y a pas d'obstacles insurmontables à la coopération dans l'anarchie de la politique internationale" 368 Yves Lacoste défend également l'idée que les grands travaux hydrauliques sont une base pour la coopération internationale et ce dans une veine très fonctionnaliste. Pour ce géopoliticien369 ce n'est en effet "peut-être pas tout à fait utopique, [de] penser que l'instauration de ce grand marché hydraulique dans le cadre du Moyen-Orient puisse un jour contribuer à atténuer le conflit entre Israéliens et Palestiniens en fournissent aux uns et aux autres l'eau dont ils ont besoin" 370 . Il explique que "les grands travaux hydrauliques peuvent contribuer à transformer la pénurie et les risques de conflits qu'elle engendre en une entente de différents État s pour un véritable marché international de l'eau" 371 . Le géopoliticien défend plutôt l'idée que la question d'eau et le caractère belligène 372 lié à sa rareté n'est pourtant qu'un prétexte pour 367 Matthew PATTERSON, "Interpreting trends in global environmental governance", International Affairs, octobre 1999, vol. 75, n°4, p. 793-802. (p. 794). 368 Art. cit. Matthew PATTERSON, "Interpreting trends…". 369 A signaler que l'approche critique de Frédéric LASSERRRE sur cette version de la géopolitique : "L'erreur de nombre de ces "géopoliticiens" a été de croire à la possibilité de réduire l'analyse de l'actualité politique à une axiomatique des stratégies et du rapport des hommes au territoire, à un déterminisme qui permettrait, compte tenu de la configuration spatiale et politique d'une région, d'expliquer simplement autant les origines que le futur d'un conflit et les intentions des acteurs. Cette prétention à la simplicité (…) découle d'une approche mécaniste selon laquelle un phénomène procède d'une cause et la même cause entraîne l'émergence du même phénomène, quels que soient le lieu et la société concernés" cf. Frédéric LASSERRE, Emmanuel GONON, Espaces et enjeux. Méthodes d'une géopolitique critique. Paris : L'Harmattan, 2001 (p. 13). F. Lasserre propose une "approche multivariée" qu'il décrit comme attentive aux représentations des acteurs cf. Frédéric LASSERRE, L'eau, enjeu mondial. Géopolitique du partage de l'eau. Paris : Le Serpent à Plumes, 2003. Il conclut pourtant sur le cas d'une controverse sur l'hydroélectricité au Québec qu'il s'agit de "rivalités de représentations territoriales". (p. 422). Conclusion qui se rapproche de "l'herméneutique du sens commun" tel que définit Bernard LAHIRE, L'esprit sociologique, Paris : La Découverte, 2005, (p. 101). 370 Yves LACOSTE, L’eau dans le monde. Paris, Larousse « Petite encyclopédie », 2003, p. 93. 371 Yves LACOSTE, L’eau …p. 112. A l'opposé voir le commentaire de Peter GLEICK "la tendance est aujourd'hui à la démolition ou l'arrêt d'exploitation de barrages, qui soit ne servent plus à rien, soit ont causé de sérieux dégâts écologiques. Près de 500 barrages dans le monde ont été retirés et le mouvement de restauration des cours d'eau va croissant" Peter GLEICK, "Changements de paradigmes", Courrier de la planète, 2002, vol. IV, n°70, p. 30-34 (p. 31). 372 "L'eau est présentée comme un enjeu primordial qui expliquerait à lui seul tous ces conflits. Pourtant une analyse sérieuse ne doit pas dissocier la "géopolitique de l'eau" de l'ensemble des tensions géopolitiques qui 86 l'expression de rivalités plus anciennes entre États ou au sein des États, et ce sont ces rivalités qui "s'expriment par les barrages et projets hydrauliques" 373 . Il pense que les écologistes ont intérêt à développer cette menace de pénurie374 Il dénonce cette mode qui met la question de la pénurie de l'eau en exergue (qui correspond à la première vague de recherches selon Pierre Le Prestre), et prend position en stigmatisant les campagnes de résistance aux barrages, critiquant les assertions relatives à leurs effets environnementaux et les discours anti-développement des activistes indiens 375 . Le géopoliticien défend les barrages comme projet de développement dont il minimise les impacts sociaux et environnementaux 376 pour en souligner les avantages face à l'effet de serre, mais aussi le rôle de facilitateur pour la coopération 377 . Un autre contributeur du périodique Hérodote, Jean-Luc Racine 378 souligne à son tour les excès de ce qu'il appelle "théologie de l'environnement" et dénonce la bataille d'arguments" et "querelle d'experts" tournant autour des barrages. existent entre les États (…) le litige sur le débit du Tigre et de l'Euphrate étant plutôt la conséquence de raisons géopolitiques bien antérieures à la construction des barrages du Grand Projet anatolien" (p. 91) Yves LACOSTE, L’eau dans le monde. Paris, Larousse « Petite encyclopédie », 2003, 128 p 373 o.c. Yves LACOSTE, L'eau…p. 84 374 "alors que les écologistes prônent des mesures de stricte économie dont l'application n'est pas pour demain, les augures d'une prétendue "hydropolitique" annoncent des "guerres de l'eau" pratiquement inéluctables qui seraient le péril majeur du 3è millénaire" cf. Yves LACOSTE, "Géopolitique de l’eau", Hérodote, 2001, n°102, p. 3-12. 375 Yves LACOSTE, "Géopolitique de l’eau", Hérodote, 2001, n°102, p. 3-12. 376 Lacoste note que derrière les dénonciations des écologistes des changements d'écosystème ce n'est qu'un "lac prenant la place d'un rapide" ou "les lacs de retenue ne sont pas nécessairement des espaces répulsifs, et sur leurs rivages s'installent nombre des habitants de l'ancien fond de vallée, qui reçoivent une aide supplémentaire pour créer des activités nouvelles (pêche, tourisme, cultures arrosées)", art. cit. Yves LACOSTE, "Géopolitique de l’eau…, p. 11. 377 "L'idée des grands travaux hydrauliques comme base d'une coopération internationale n'est peut-être pas tout à fait utopique, et l'on peut penser que l'instauration de ce grand marché hydraulique dans le cadre du MoyenOrient puisse un jour contribuer à atténuer le conflit entre Israéliens et Palestiniens en fournissant aux uns et aux autres l'eau dont ils ont besoin" p. 93 ou encore "les grands travaux hydrauliques peuvent contribuer à transformer la pénurie et les risques de conflits qu'elle engendre en une entente de différents États pour un véritable marché international de l'eau" p. 112 o.c. Yves LACOSTE, L'eau…. 378 Jean-Luc RACINE, "Le débat sur la Narmada : l'Inde face au dilemme des grands barrages", Hérodote, 3ème trimestre 2001, n°102, p. 73-85. 87 89 Chapitre liminaire 1. La controverse socio-technique autour du projet hydroélectrique Gabčikovo-Nagymaros, 1977-2004 Traité de coopération mutuelle : enjeux géostratégique et intérêts corporatistes ? Idée élaborée par les ingénieurs hydrauliques dans les années 1950, le projet de barrages Gabčíkovo-Nagymaros n'a été entériné qu'en 1977 par un traité signé par la République populaire de Hongrie et la République socialiste fédérative de Tchécoslovaquie. Il porte sur la construction et le financement conjoints d’un système hydroélectrique de grande ampleur s'inscrivant dans le cadre du CAEM (Conseil d’assistance économique mutuelle) pour améliorer les échanges entre les deux pays frères. Le projet est prévu sur le secteur moyen du fleuve, en plaine, là où le Danube forme un delta intérieur et marque en grande partie la frontière entre les deux satellites socialistes. Il comprend deux séries d'ouvrages avec des centrales hydroélectrique interdépendantes (voir la carte n°2 en annexe). En aval de Bratislava et à quelques km du rideau de fer sont prévus un lac de retenue (60 km²), un premier ouvrage de dérivation (Dunakiliti) à cheval sur la frontière et un canal (hauteur de 18 m) conduisant la majeure partie du débit dans une première centrale hydroélectrique Gabčíkovo sur le seul territoire tchécoslovaque (capacité installée : 720 MW fonctionnant en régime de pointe). Il est prévu que ce canal devienne la voie de navigation internationale sur une quarantaine de kilomètres. A une centaine de kilomètres en aval, un deuxième barrage est imaginé dans le coude du Danube à Nagymaros, sur le seul territoire hongrois, pour contenir les variations de niveau d'eau liées au fonctionnement par éclusées de la première centrale hydroélectrique et produire de l'électricité au "fil de l'eau" (capacité installée de158 MW). Le projet prévoit également des travaux d'aménagement du lit du fleuve et une partie de certains affluents situés entre les deux séries d'ouvrages 379 . En 1977 les objectifs affichés sont la production d'électricité, l'amélioration de la navigation sur un secteur 379 Voir le croquis n°2 en annexe. 90 réputé difficile de cette voie d'eau internationale, le développement de l'irrigation et enfin la protection contre les inondations. On constate très vite des divergences entre les deux parties en terme de moyens financiers, humains et matériels et ce dès le début des travaux, 1978 pour la Tchécoslovaquie. La Hongrie connaît les difficultés financières et peine pour assumer un investissement aussi massif. Elle demande des études supplémentaires pour évaluer les impacts en matière d'environnement pour retarder le début des travaux. En 1983, l'Académie hongroise des sciences produit un rapport critique, mais celui-ci est enterré. La République populaire de Hongrie obtient un premier report et en 1986 signe un accord avec un consortium autrichien pour le financement et la construction de l'ouvrage de Nagymaros dans le coude du Danube. Le remboursement de l'emprunt est prévu sous forme de livraison d'électricité380 prévue pour durer de 1996 à 2015. Campagne de défense du Danube et résistance civile en Hongrie A partir de 1980, la résistance s'organise en Hongrie contre le barrage de Nagymaros grâce à une tolérance du régime, pourtant assez relative et changeante 381 (durcissement en 1985, répression de certains rassemblements, harcèlement des meneurs…) 382 . Ce sont les révélations de János Vargha, un journaliste biologiste de formation, qui lancent l'alerte (voir figure n°18 en annexe). Ce dernier explique que le projet a été imposé par le "lobby de l'eau" (ingénieurs hydrauliciens et Emil Mosonyi expert reconnu dans sa spécialité) dans le but d'accroître son pouvoir au mépris de la planification centralisée. Il dénonce également les 380 Gabriel PARTOS, "Austro-Hungarian deal on Danube dam", BBC Current affairs, CARIS REPORT, 34/86, 29 mai 1984. 381 A noter cet article nuançant l'image de la Hongrie, "baraque la plus gaie du communisme" cf. Andrew SHORT, "Liberal Hungary ?", East European Reporter, été 1985, vol. 1, n°2, p. 34-36. Voir aussi les articles de Bill LOMAX "The dialogue breaks down" et "Harassment of opposition intensifies", Labour focus on Eastern Europe, hiver 1984, vol. 7, n°1, p. 23-28. Bill LOMAX, "Police harassment of samizdat activists", Labour focus on Eastern Europe, hiver 1982-83, vol. 5, n°5-6, p. 37-38. 382 Le sociologue Pierre Kende explique "Intellectuellement, la Hongrie des années 1980 avait connu la «liquéfaction» idéologique du communisme non seulement sous l'effet de l'ouverture à l'Occident, mais aussi sous celui de contestations venant des milieux littéraires, scientifiques et artistiques ainsi que des milieux réformateurs à l'intérieur même du parti dirigeant". "Dès le début des années 1960, pour une plus grande liberté dans la recherche et l'expression artistique, la lutte cintre les tabous imposés par le régime dirigeant autour de János Kádár avaient le souci d'obtenir la collaboration des gens compétents. Peu à peu les tenants de l'idéologie officielle assouplirent leur contrôle sur les sciences économiques, le droit, la sociologie ou les techniques de gestion administrative, toutes disciplines considérées comme utiles pour le pouvoir.(….) Fascinés, les observateurs occidentaux y voyaient l'esquisse d'un compromis historique durables ; ils ne se rendaient pas compte des risques que courait un régime idéocratique, dès lors qu'il acceptait sa défaite sur le plan des idées" Pierre KENDE, Le défi hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris : Buchet-Chastel, 2004 p. 115-149 (p. 118). 91 arrières pensées de la Tchécoslovaquie pour contrôler de cette partie de son territoire peuplée en majorité par une population d'origine hongroise 383 . Un petit groupe informel d'intellectuels tenu au fait par des scientifiques informés et critiques se forme à partir de 1984 (Cercle du Danube-Duna Kör) et s'inquiète officiellement de l'absence d'évaluation des impacts environnementaux du projet hydroélectrique. Il se préoccupe des conséquences induites par les choix techniques et financiers qui prévalent dans ce type de chantier et met en garde contre les conséquences négatives tant pour l'économie que l'environnement (menaces sur l'approvisionnement et la qualité de l'eau, sur l'écosystème …). Le Cercle du Danube diffuse le contenu de documents officiels et rapports scientifiques de l'Académie hongroise des sciences via sa propre lettre d'informations (Duna Kör Hirei), dont des extraits sont aussi publiés dans des samizdats hongrois comme Beszelő et diffusés à l'étranger (Radio Free Europe/Radio Liberty, East European Reporter de Londres). Le groupe lance des pétitions demandant l'organisation d'un référendum sur le projet puis le retrait de la Hongrie du Traité (2.600 signatures pour la première, 124 000 signatures réunies en février 1989. Ces actions sont soutenues et font référence à des chercheurs académiciens et professeurs universitaires), elles prennent la forme de marches de protestation (ex. février 1986 marche de protestation réprimée, des militants autrichiens sont aussi arrêtés) (voir les figures n°6 à 9 en annexe). Le prix Nobel alternatif 384 lui est accordé au Cercle du Danube en 1985, conférant une légitimité internationale à un groupe sans existence légale en Hongrie, contribuant à la visibilité importante à la cause de la défense du Danube (figure n°19). Une résolution du parlement européen rédigée à l'initiative des députés verts exhorte les deux gouvernements à annuler le projet (13 mars 1986). Le Cercle du Danube est alors soutenu par des militants d'associations écologistes autrichiennes (Global 2000, WWF-Autriche), des membres des partis verts germanophones (Autriche, RFA) et dans une moindre mesure, par des membres de l'Union slovaque des protecteurs de la nature et du paysage-SZOPK 385 . Les militants et politiciens autrichiens dénoncent la participation des entreprises nationales et la caution financière accordée par 383 János VARGHA, "Egyre távolabb a jótól", Valoság, novembre 1981, p. 56-69 ["De plus en plus loin de ce qui est bon"] 384 Traduction de Right Livelihood Award, qui est une récompense accordée par une fondation privée créée en 1980 par Jakob von Uexhull (écrivain germano-suédois, député européen pour le parti vert allemand, activiste vert). Non reconnue par l'institution Nobel, le prix est accordé à des personnalités ou des associations pour "leur travail à des solutions concrètes et exemplaires aux défis les plus urgents du monde actuel". En 1985 une somme de 25.000 $ est accordée aux lauréats. Voir le site officiel www.rightlivelihood.se 92 l'État fédéral comme relevant du colonialisme environnemental. Les ONG apportent un soutien logistique et pratique (techniques de communication/manifestation…), participent aux marches de protestation et tentent de mobiliser la classe politique et l'opinion publique autrichiennes. Les pressions sur l'Autriche et la dénonciation de sa participation sont alors l'un des axes de la campagne contre Nagymaros pour les défenseurs hongrois du Danube. Les opposants hongrois prennent à témoin le peuple autrichien en avril 1986 en payant un encart publicitaire dans l'hebdomadaire Die Presse pour présenter leur point de vue et expliquer le rôle de l'Autriche. Cette initiative est vivement condamnée en Hongrie où les journaux officiels parlent de déformation de la vérité par des "exhibitionnistes" sans compétence perturbant le paysage national et les relations de bon voisinage, pour satisfaire leur intérêts particuliers 386 . En Hongrie la critique est reste dans un premier temps sur le seul terrain scientifique et technique et les responsables du projet 387 répondent par voie de presse en insistant sur la viabilité économique de l'investissement, la prise en compte de la protection environnementale et la fiabilité des études sur les risques sismiques, la pollution de l'eau... Des propositions complémentaires sont faites pour le développement de la région affectée (reboisement) et des rencontres sont organisées avec les responsables politiques locaux des municipalités riveraines et les députés pour expliquer le projet. Les responsables du projet au niveau central refuseront l'invitation de participer à la conférence internationale d'information 388 sur Gabčíkovo-Nagymaros organisée en septembre 1988 par le WWFAutriche, le Cercle du Danube, l'IRN 389 et l'Académie hongroise des sciences (1988) 390 . Cette conférence réunit des experts scientifiques, des intellectuels étrangers et hongrois pour présenter les dimensions techniques (hydrologiques, géomorphologiques…) historiques du projet et l'exemples d'aménagements hydroélectriques étrangers. 385 Association environnementale slovaque officielle créée en 1969. "Environmental group's protest disapproved", BBC/SWB, 24 avril 1986, "Signers of anti-dam are politically motived, self-serving", FBIS 21 mars 1986. 387 Interventions du commissaire gouvernemental en charge du projet, du directeur de la société d'investissement OVIBER-Országos vízügyi beruházási vállalat, du directeur de l'institut de planification hydrologique, du bureau national chargé de la gestion de l'eau… 388 A.V., "The Bős (Gabčíkovo)-Nagymaros", The new Hungarian, Quaterly, été 1989, vol. XXX, n°114, p. 134136. 389 International Rivers Network, ONG californienne créée en 1987. 390 "Conference on Gabčíkovo-Nagymaros project", BBC SWB 7 septembre 1988, "Authorities allow open criticism of controversial dam scheme", BBC SWB, 3 septembre 1988 386 93 D'autres groupes se forment avec pour objectif exclusif ou non de s'opposer au projet hydroélectrique. Certains se démarquent de la stratégie jugée trop modérée du Cercle du Danube (les Bleus-Kék, Amis du Danube, clubs universitaires écologistes 391 …) ils cherchent à diffuser les informations concernant Gabčíkovo-Nagymaros le plus largement possible. Avec le ralliement à la défense du Danube des groupes d'opposition politique (MDF-Forum démocratique hongrois, FIDESZ-jeunes démocrates…), des associations professionnelles (Union des architectes, des écrivains…) et de cercles d'intellectuels 392 (Société d'amitié Bajcsy Zsilinszky, Cercle Örley de l'Union des écrivains…) la ligne discursive essentiellement technique jusque là, tend à se "politiser". On note ici la victoire d'une partie des membres du Cercle du Danube qui optent pour une critique directe de la politique économique et du traitement de la nature dans l'idéologie socialiste393 . Ces dissensions amènent János Vargha a quitté le Cercle en juillet 1989. Le projet hydroélectrique est alors présenté comme la grande idée des spécialistes soviétiques dans les années les plus sombres du stalinisme, comme un "monument d'un gouvernement dictatorial" pour lequel les considérations stratégiques prévalent (accès aux navires soviétiques aux portes de l'Occident). Tous ces groupes forment ce que les observateurs comme les participants présenteront comme un mouvement civil pour la défense du Danube, mais en réalité la coalition des groupes est de courte durée 394 . Il est pourtant montré comme une illustration de la vague "verte" ("verte" pour écologique), de la mobilisation de la société civile contre le communisme observée 391 BME Zöl Kör- Cercle vert de l'Université technique de Budapest, ELTE Természetvédelmi Klub- Club de protection de la nature de l'Université Eötvös Loránt 392 Ignác ROMSICS, Volt egyszer egy rendszerváltás, Budapest : Rubicon-Könyvek, 2003 [Il était une fois un changement de régime] 393 A signaler sur le contexte politique général les propos de Pierre Kende "A partir de 1987 les groupes d'opposition commencèrent à se diversifier. Il s'avéra alors qu'il existait à tout le moins deux oppositions différentes : une dissidence intellectuelle, dont les protestations avaient pour cible le système totalitaire, et une mouvance nationaliste et populiste dont les préoccupations portaient avant tout sur la situation des minorités magyares des pays voisins. La première tendait vers un changement de régime en réclamant plus de droits et de libertés. La seconde cherchait plutôt à influencer les dirigeants en place en leur soufflant de se préoccuper davantage des intérêts de la nation, à commencer par la défense des communautés magyares séparées de la mère patrie [cf. signataire pétition Cercle du Danube le poète Sándor Csoóri] (…) Durant les deux ans qui ont précédé la disparition du communisme hongroise ces deux oppositions se sont renforcées mutuellement sans pour autant se confondre, ni même éprouver beaucoup de sympathie l'une pour l'autre. Par la suite, les gens qui les avaient animées devinrent simultanément les fondateurs du nouveau régime et les principaux adversaires politiques en présence" (p. 120) "A partir de 1988, il était possible d'assister, à Budapest, à des réunions semi-publiques où se discutait la situation du pays, ainsi que des manifestations publiques qui, sans préconiser un changement de régime, soulevaient des sujets sensibles tels que la construction d'un barrage sur le Danube ou les méfaits du dictateur roumain Ceauşescu, que le numéro un hongrois se gardait de critiquer publiquement" (p. 122) cf. Pierre KENDE, Le défi hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris : Buchet-Chastel, 2004 p. 115-149. 94 ailleurs dans le bloc soviétique (dans les pays baltes, en Russie, en Bulgarie…). A la fin des années 1980, l'opposition au projet hydroélectrique danubien connaît une couverture médiatique croissante et fait les grands titres de la presse internationale. Elle est aussi largement relayée par les actions de Béla Lipták, un hongrois exilé de 1956, qui crée aux États-Unis où il réside une Fondation pour la défense de l'environnement en Hongrie. Il cherche à mobiliser la communauté des Hongrois vivant à l'étranger ainsi que le réseau d'associations et militants américains opposés aux grands barrages, obtenant le soutien de sénateurs américains. Béla Lipták dénonce "la monstruosité barbare" que sont les barrages et oriente ses pressions contre l'Autriche, organisant le boycott du tourisme... Chute du communisme et bifurcation des trajectoires : démarches unilatérales Victoire de la démocratie avec l'abandon d'un symbole staliniste En Hongrie, l'opposition au barrage de Nagymaros est l'une des causes (avec le sort de la minorité hongroise de Roumanie 395 …) qui va mobiliser massivement la population à partir de 1988, plus que les thématiques jugées plus politiques comme le mouvement pour la paix 396 . Les critiques mettent en avant la destruction de la zone humide et d'un écosystème très riche ainsi que la menace pesant sur les ressources en eau potable. Ces arguments sont soumis au débat au parlement et font apparaître au grand jour les dissensions internes 397 au sein du régime hongrois sur la question de l'abandon ou la poursuite du projet hydroélectrique 398 . En 394 Création du Nagymaros Bizottság-Comité Nagymaros. Voir par exemple les articles portant sur les groupes d'opposition hongrois cf. East European Reporter, automne 1988, vol. 3, n°3, p. 48. A noter Alfred REISCH, "Hungary seeks to make minority rights an international issue", Radio Free Europe/Radio liberty Situation report, Hungary/3 3 avril 1987, p. 11-16, Edith MARKOS, "Official and dissident views in the magyar minority in Slovakia", Radio Free Europe/Radio liberty Situation report, Hungary/5, 15 juin 1987, p. 9-12. 396 cf. Miklós HARASZTI, "The beginning of civil society : the independent peace movement and the Danube movement in Hungary", Vladimir TISMANEANU (dir.), In search of civil society. Independent peace movements in the Soviet bloc, New York et Londres ; Routledge, 1990, p. 71-87. Sur le mouvement hongrois pour la paix voir les articles de Bill LOMAX, "The Hungarian peace movement" Labour Focus on Eastern Europe, hiver 1982-83, vol. 5, n°5-6, p. 35-38. 397 George SCHÖPFLIN, Rudolf TŐKES, Iván VÖLGYES, "Leadership change and crisis in Hungary", Problems of communism, septembre-octobre 1988, vol. XXXVII, n°5, p. 23-46. Eugene FORTINBRAS, "Kádár packed his bags…and stayed up", East European Reporter, mars 1988, vol. 3, n°2, p. 51-54. 398 Entre le chef du Parti socialiste ouvrier hongrois Karoly Grosz qui soutient le projet et le premier ministre Miklós Nemeth, cf. "Greens cheer, governments battle after dam project halted", BBC SWB, 19 mai 1989. Le ministre de l'Environnement (structure créée en 1987) László Marothy est partisan du projet. "Laszló Marothy's report on the Bős-Nagymaros barrage", BBC SWB, 12 octobre 1988 [adresse au parlement hongrois] Il finira par démissionner en pour ne pas avoir "à retourner sa veste" sur ce projet qu'il a toujours soutenu. 395 95 1988, les réponses officielles à la contestation sociale mettent toujours en avant le coût économique du désengagement et le gaspillage inacceptable des investissements. Dans un premier temps la décision sera prise d'accélérer le projet (6 février 1989), mais quelques semaines plus tard, semblant céder à la pression populaire 399 et dans un climat politique agité 400 où une table ronde de négociations s'organise avec les opposants politiques 401 , le premier ministre Miklós Nemeth demande la suspension les travaux pour éviter des "travaux irréversibles" (mai et juin 1989). La Tchécoslovaque proteste et menace de demander des compensations financières 402 et parle de situation hydrologique urgente. Le premier ministre condamne le projet en parlant d'un "symbole d'un modèle économique dépassé et d'un processus décisionnaire révolu" 403 , d'un "énorme fardeau pour le pays, son économie, son environnement, l'atmopshère politique et pour les institutions" 404 . Dans une première étape il demande l'avis des experts, ce qui est salué par la table ronde des partis et organisations de l'opposition et porté au crédit du mouvement du Danube 405 (voir les figures n°1 à 3) En juillet 1989 la conférence bilatérale réunissant les représentants scientifiques et techniques de la République populaire de Hongrie et de la République fédérative socialiste tchécoslovaque bute toujours sur la question des risques environnementaux notamment hydrologiques et sismiques 406 décrits par les experts hongrois pour justifier une suspension du projet. 399 Tournant marqué par le discours de Imre Pozsgay (vice-premier ministre hongrois) : "ce n'est pas juste une question d'expert. Il n'est pas nécessaire d'être cordonnier pour indiquer l'endroit là où la chaussure blesse, que la décision soit pour ou contre, les conséquences de la décision doivent toujours être payées par le peuple" "les Hongrois paieront pour le projet ou pour son annulation alors il lui paraît normal de prendre en compte l'opinion du peuple et des manifestants". 400 A noter la manifestation du 15 mars 1989 de commémoration de la révolution de 1848 et la demande de l'opposition d'en faire un jour férié en plus du 4 avril et le départ des troupes soviétique, ainsi que la cérémonie de ré-enterrement de Imre Nagy en juin 1989 cf. Tamás HOFER,, "The demonstration of March 15, 1989, in Budapest : a struggle for public memory". Program on Central and Eastern Europe working Paper Series Center for European Studies. Harvard University, n°16, 1991, 45 p. 401 "Si l'année 1989 est «l'année zéro du changement de régime», celui-ci est arrivé, par touches successives, dans un processus où tout ce qu'il fallait pour que la transformation soit irréversible a été patiemment négocié entre le pouvoir communiste et ses opposants" Pierre KENDE, Le défi hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris : Buchet-Chastel, 2004, p. 115-149 (p. 123). 402 "Consequences of Danube dam building stop viewed", FBIS-EEU-89-171,6 septembre 1989. 403 Edith MARKOS-OLTAY, "Government suspends work on Nagymaros hydroelectric project", RFE/ research Situation report, 30 mai 1989. 404 "Nemeth breifing on Nagymaros", BBC/SWB, 2 juin 1989. 405 "Hungary-Czechoslovakia. Budapest suspends dam project, angers Prague", FBIS Trends 7 juin 1989, p.1218. Le débat est repris dans la presse nationale hongroise voir l'opinion d'opposants "A Duna Kör véleménye", Magyar Hírlap, 22 avril 1989 [L'opinion du Cercle du Danube]. 406 "Czechoslovak-Hungarian specialist conference on Danube barrage project", BBX SWB, 3 août 1989. 96 La décision d'abandonner le barrage de Nagymaros est finalement validée par un vote du parlement hongrois (31 octobre 1989) concomitamment au renversement du régime communiste (6 octobre : abandon des principes du centralisme démocratique et de la dictature du prolétariat ; 23 octobre 1989 proclamation de la République de Hongrie). Ce vote est considéré comme la victoire de la mobilisation sociale, incarnant la démocratie dans laquelle la protection de l'environnement acquiert le statut de valeur supérieure. Les opposants aux barrages et notamment le leader du Cercle du Danube, à l'origine de l'alerte, sont désignés comme des héros et le projet Gabčíkovo-Nagymaros est qualifié de symbole de l'irrationalité économique destructrice du communisme. Il est clair désormais pour tout le pays que : "Des intérêts politiques et financiers étrangers et de puissants lobbies industriels hongrois étaient responsables de la promotion d'un projet absurde économiquent et désastreux écologiquement. Ces intérêts répondaient au désir de l'Union soviétique de posséder une voie d'eau profonde permettant d'accéder à l'Allemagne de l'Ouest, au désir tchécoslovaque d'annexer 20 km de rives du Danube et à l'intérêt de l'Autriche de recevoir un montant considérable d'énergie en exportant la pollution consécutive à sa production" 407 . Le premier gouvernement élu démocratiquement de Jozef Antall 408 (constitué le 16 mai 1989) reprend l'abandon du barrage Nagymaros dans son programme politique 409 et annonce sa volonté de renégocier le traité de 1977 avec le partenaire tchécoslovaque pour faire accepter l'abandon du barrage Nagymaros et celui du fonctionnement en régime de pointe de la centrale hydroélectrique de Gabčíkovo. En Hongrie, l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros est désormais traitée par les diplomates et les juristes et non plus les techniciens et les bureaucrates 410 . Il est décidé que le site de Nagymaros doit être réhabilité et la zone de Gabčíkovo est incluse dans un schéma transfrontalier de protection de la nature. 407 Győrgy KRASSO, "Hungarian blues", Index on censorship, 1989, n°6-7, (p. 63-66). Qualifié de «gouvernement des professeurs», il a adopté une "position combative quant au sort des communautés magyares des pays voisins" cf. Pierre KENDE, Le défi hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris : Buchet-Chastel, 2004, p. 115-149 409 Hungary's national renewal program. The first three years (1990-1992) of the Republic, Budapest, septembre 1990. 410 Sur l’idée de refonte de l'idée de «protection de l'environnement»" Samuel DEPRAZ, Adám KERTESZ, "L'évolution de la notion de protection de l'environnement en Hongrie. Analyse géographique et sociale à partir de l'exemple des parcs nationaux hongrois", Annales de Géographie, 2002, n°626, p. 419-430. 408 97 Barrage comme symbole de l'indépendance slovaque Après le renversement du communisme en Tchécoslovaquie 411 , les responsables politiques pragois laissent tout d'abord entendre qu'une renégociation du traité de 1977 est possible 412 et soutiennent l'idée d'un parc naturel transfrontalier. Seulement la question de la poursuite du projet Gabčíkovo-Nagymaros est rapidement investie d'intérêts fondamentaux à Bratislava. A l'inverse de ce qui se passe en Hongrie, le projet hydroélectrique est amené à incarner l'indépendance politique et économique slovaque. Le symbole est mobilisé dans différents domaines. Tout d'abord dans l'organisation des forces politiques au niveau fédéré-slovaque marquée par des luttes intenses413 , l'éviction puis le retour en force de Vladimir Mečiar 414 . Une alliance d'intérêts politiques, économiques et bureaucratiques favorable à la poursuite du projet s'impose rapidement 415 . Le symbole est également présent dans les rapports avec la minorité hongroise de Slovaquie ; c'est un argument dans une rhétorique nationaliste désirant prouver les arrières pensées irrédentistes de la Hongrie dans cette affaire et discréditer les forces politiques hungarophones dans le pays 416 . 411 John K. GLENN, "Competing challengers and contested outcomes to state breakdown : the Velvet revolution in Czechoslovakia", NY University, Social forces, vol. 78, issue 1. septembre 1999 (p. 187-211). Voir aussi Elena MANNOVA, A concise history of Slovakia, Bratislava : Sloval Electronic Press, 2000 p. 278-295 le chapitre sur la dictature communiste en Slovaquie, p. 296-305 « de la Tchéco-slovaquie à la République slovaque ». 412 Cf. Alfred REISCH, "The Gabčíkovo-Nagymaros project : a wasteland awaiting the fruits of political change", RFE/Report on Eastern Europe, 26 janvier 1990, vol. 1, n°4, (p. 25-29). 413 Voir Antoine MARES, "Tchèques et Slovaques à la recherche d'un État", Revue des deux mondes, mai 1993, p. 62-7. 414 Voir notamment Carol LEFF SKALNIK, "Dysfunctional democratization ? Institutional conflict in postcommunist Slovakia", Problems of post-communism, septembre-octobre 1996, vol. 43, n°5, 36 p. Voir aussi Sharon FISHER, "Slovakia : the first year of independence", RFE/RL Research Report, vol. 3, n°1, 7 janvier 1994, p. 87-91. Voir aussi Etienne BOISSERIE, "L'existence étatique, une fin en soi ?", Regards sur l'Est, maijuin 2000, n°21. 415 Sur la politique de privatisation de Vladimir Mečiar et ses scandales, voir Ivan MIKLOS, "Economic transition and the emergence of a clientalist structures in Slovakia", dans John GOULD, Sona SZOMOLANYI (dir.), Slovakia : problems of democratic consolidation and the struggle for the rules of the game, Columbia International Affairs online, 1997 www.ciaonet.org (chap.3). Sur la première éviction de Vladimir Mečiar voir Jan OBRMAN, "Slovak politican accused of secret police ties", RFE/RL Research Report, avril 1992, vol. 1, n°15, 10 avril 1992, p. 13-17. Sur son retour en 1993 et les tractations politiques voir : Milan NIC, Jan OBRMAN, Sharon FISHER, "New Slovak government : more stability ?", RFE/RL Research Report, 26 novembre 1993, vol. 2, n°47, p. 24-30. Voir aussi Sharon FISHER, "New Slovak governmen formed after Mečiar's fall", RFE/RL Research Report, 1 avril 1994, vol. 3, n°13, p. 7-13. Voir enfin Martin BUTORA, Zora BUTOROVA, Tatiana ROSOVA, "The hard birth of democracy in Slovakia : the eighteen months following the 'tender' revolution", The Journal of communist studies, décembre 1991, vol. 7, n°4, p. 435-459. 416 Voir Etienne BOISSERIE, "Tensions dans la coalition gouvernementale et problème magyar en Slovaquie", La Nouvelle Alternative, 2001, vol. 16, n°55, p. 106-120. 98 L'avenir du projet hydroélectrique est enfin l'une des pierres d'achoppement dans les relations au sein de la fédération 417 . Pour les partisans de la séparation de la Tchécoslovaquie, le projet incarne le caractère irréconciliable des intérêts 418 en matière de politique économique et sociale qui conduit à la séparation de la République fédérative tchèque et slovaque (entérinée le 1er janvier 1993 419 ). Les responsables politiques slovaques (gouvernement provisoire puis premières élections en 1991) expliquent que c'est une question d'indépendance économique, qu'elle cherche avant tout à assurer son autosuffisance énergétique et à améliorer la navigation. Le symbole est enfin activé dans les relations diplomatiques avec la Hongrie dominées par la question du statut de la minorité hongroise de Slovaquie. L'agenda est occupé par les politiques slovaques qualifiées de discriminatrices par Budapest 420 (désignation du slovaque comme langue "mère", redécoupage administratif, suppression de la double signalétique…) et est bousculé par les déclarations "nationalistes"des deux camps 421 . Les négociations bilatérales se poursuivent 422 , Jozef Vavroušek, ministre fédéral de l'Environnement, s'est lancé dans une opération de conciliation et pourtant le gouvernement de coalition slovaque de Jan Carnogurski (avril 1991-juin 1992) opte en juillet 1991 pour la poursuite unilatérale de la partie supérieure du complexe hydroélectrique Gabčíkovo avec la 417 Sur la politique étrangère slovaque au sein de la Tchécoslovaquie voir Jan OBRMAN, "Uncertain prospects for independent Slovakia, RFE/RL Research Report, 11 décembre 1992, vol. 1, n°49, p. 43-48. Sharon FISHER, "Slovakia's foreign policy since independence", RFE/RL Research Report, 10 décembre 1993, vol. 2, n°49, p. 28-34. 418 A noter la menace de démission lancée à l'octobre 1992 par le gouvernement fédéral tchécoslovaque face à son incapacité à influer sur la question du détournement du Danube Cf. "Conflict over dam threatens Prague", New York Times, 28 octobre 1992. 419 Dušan KOVÁČ, "La séparation de la fédération tchéco-slovaque : toujours plus de mythes que d'analyses", La Nouvelle Alternative, printemps-été 2003, vol. 18, n°58, p. 35-41. 420 Voir Edwin BAKKER, "Minority conflicts in Slovakia and Hungary", Thesis Rijks- universiteit Groningen. Capelle a/d Ijssel, Labyrint Publication, 1997, 279 p. 421 A signaler l’allocation d'investiture de József Antall qui déclare "être –dans son âme- le premier ministre de 15 millions de Magyars" alors que la Hongrie ne comptait que 10,5 millions d'habitants ". Voir les réactions : Stephen ENGELBERG, Judith INGRAM, "Now Hungary adds its voice to the ethnic tumult", The New York Times, 25 janvier 1993, Tony BARBER, "Tension over Hungarians abroad", The Independent, 11 janvier 1993. A noter la polémique autour des déclarations nationalistes du politicien hongrois István Csurka, représentant d'une ligne d'extrême droite cf. East European Reporter, nov-décembre 1992, voir sur ce sujet Judit INGRAM, "The resurgent right", Uncaptive minds, automne 1992, vol. V, n°3, p. 89-93 ; J.F. BROWN, "A challenge to political values", RFE/RL Research Report, 9 octobre 1992, vol. 1, n°40, p. 23-29 ; Judith PATAKI, "Istvan Csurka's tract : summary and reactions", RFE/RL Research Report, 9 octobre 1992, vol. 1, n°40, p. 15-22 et István CSURKA, "If we don't break out, we'll be wiped out", East European reporter,septembre-octobre 1992, p. 47-48. A noter enfin Antonela CAPELLE-POGACEAN, "Hongrie/Roumanie : rivalités et synergies dans la marche vers l'Europe", Politique étrangère, hiver 1996-97 n°4, 61ème année, p. 653-866. 422 Cf. Peter MARTIN, "The Gabčíkovo-Nagymaros dam dilemma", RFE/Report on Eastern Europe, 16 août 1991, p. 6-11. 99 construction d'une Variante C (voir la carte n°3 en annexe). Cette décision est imposée après l'examen par des commissions d'experts de différentes options (de A à F allant de l'abandon total du projet à la reprise conjointe avec la Hongrie). Elle s'oppose cependant aux conclusions d'experts hydrauliciens tchèques et slovaques (colloque de janvier 1991). L'option est aussi condamnée par le comité environnemental du parlement slovaque qui conditionne la mise en chantier de la Variante C à 19 clauses (résolution du 25 juin 1991). Le Comité proposera en vain en janvier 1992 une modification de l'ouvrage pour trouver un compromis avec la Hongrie. Ces résolutions et les efforts du ministre slovaque de l'Environnement pour dénoncer l'illégalité des travaux, sont sans effet et les agences d'État qui ont géré l'affaire, bénéficiant d'une large impunité. L'argument officiel mis en avant, est que les travaux sont trop avancés et que les pertes occasionnées par un abandon sont trop élevées. Appelée Variante C ou encore "solution provisoire" (dans l'attente du re-engagement de la Hongrie), ces travaux visent à remplacer l'ouvrage de dérivation de Dunakiliti (dont les travaux ont été suspendus par les Hongrois), par un ouvrage situé en amont (à Čunovo) pour détourner les eaux du Danube avant que le fleuve ne devienne mitoyen et faire fonctionner la centrale hydroélectrique de Gabčíkovo. Le chantier débute en septembre 1991. Le projet est géré par les mêmes sociétés d'État , scientifiques et d'ingénieurs que par le passé parmi lesquels certaines personnalités s'imposent comme les promoteurs les plus actifs avec le soutien des gouvernements successifs (Julius Binder directeur de l'entreprise nationale Vodohospodarska Vystavba-VV chargée de l'investissement, Miroslav Liška ingénieur hydraulicien, Igor Mucha professeur en hydrogéologie) (Figure n°27). L'expertise scientifique et l'avancée technologique sont présentés comme autant d'objection solide aux "mensonges fallacieux" des écologistes et à la "politisation artificielle" de problèmes que la technique peut résoudre facilement. Le président du Parlement slovaque Ivan Gasparovic dit "il faut laisser les scientifiques et les techniciens réfléchir à la manière d'obtenir l'équilibre le plus efficace entre la terre et cet objet technologique" 423 . On objecte aux considérations politiciennes qui ont mené à l'abandon du projet et à sa diffamation 424 sur la base du droit international et des "principes humanistes du projet". 423 "Gasparovic letter on Gabčíkovo dam project", FBIS-EEU-93-050, 17 mars 1993. Juraj KRÁLIK, "Birth of the agreement. Comment of a diplomat", dans Olga VAVROVÁ, Gabčíkovo, Bratislava : Vydala Národná Obroda, avril 1993, p. 12. 424 100 Campagne Stop Gabčíkovo : la résistance slovaque Dans le même temps, une résistance se forme en Slovaquie au niveau local autour de la municipalité de Šamorín directement concernée par les ouvrages hydrauliques. En décembre 1989, une première manifestation rassemblant des opposants hongrois et tchécoslovaques est organisée sur le site de Gabčíkovo. S'inscrivant dans la vague de démocratisation, la résistance dénonce les risques des barrages pour la sécurité des habitants vivant à proximité du canal de dérivation dont on craint la rupture. Une campagne appelée "Stop Gabčíkovo" est organisée avec le soutien de quelques écologistes issus de l'Union slovaque des protecteurs du paysage et de la nature 425 et surtout celui d'Alexandre Zinke du WWF-Autriche. On organise une chaîne humaine en mai 1991 et crée une association du nom d'Eurochain-Initiative citoyenne, un concert rock, et enfin il est décidé d'occupé le chantier de la Variante C du 3 juillet-8 août 1991. Le site sera finalement libéré manu militari (voir la figure n°20). L'opposition locale reçoit le soutien des maires des municipalités hungarophones de cette région slovaque 426 . Béla Lipták participe également à cette campagne en organisant des actions de protestation, diffusant des informations dans la presse américaine. Il dénonce l'action unilatérale slovaque qui va "priver le Danube de ses poumons", le transformer en "égout à ciel ouvert" et marquer la "fin de tout espoir de réconciliation entre Slovaques et Hongrois". Les opposants slovaques prennent toutefois leur distance par rapport à cette personnalité et son discours nationaliste. Il déclare qu'il s'agit de "la grande Slovaquie" en train de se construire et parle d'"holocauste environnemental" 427 . Il entre en confrontation directe avec les responsables de la Variante C qui dénoncent des manœuvres politiques. Les arguments des opposants du barrage sont jugés comme fallacieux, leurs auteurs discrédités comme participant d'une "entreprise de destruction de l'économie slovaque" et 425 cf. Ann WARD, "young nature enthusiast on trial", East European Reporter, hiver 1986, vol. 1, n°4, p. 38-39. Edith OLTAY, "Hungarians in Slovakia organize to press for ethnic rights", Report on Eastern Europe, 1er juin 1990, p. 21-27 “maintenant la minorité hongroise a la possibilité d’exprimer ses préoccupations et d’établir ses propres organisations culturelles et groupes d’intérêts politiques", (p. 21). Voir surtout Iván GYURCSIK, James SATTERWHITE, "The Hungarians in Slovakia", Nationalities Papers, 1996, vol. 24, n°3, p. 509-523, Darina MALOVA, "The development of Hungarian political parties during the three election cycles (1990-1994) in Slovakia", dans Sonya SZOMOLANYI, Grigorii MESEZNIKOV (dir.), Slovakia : parliamentart elections 1994, causes, consequences, prospects. Bratislava 1995 Slovak political science association, F.Ebert Foundation, Viera BACOVA, "Slovaks and the Hungarian minority living in Slovakia : who attacks and who defends ?", dans Thanasis D.SFIKAS, Christopher WILLIAMS (dir.), Ethnicity and nationalism in East Central Europe and the Balkans, Aldershot : Ashgate, 1999, p. 143-167. 426 101 "ennemis de la Slovaquie" travaillant pour le compte de l'étranger c'est-à-dire pour la Hongrie 428 . Des campagnes de communication faisant la promotion de la Variante C insistent sur la dimension identitaire de l'opposition, sur "l'inéluctabilité et l'urgence de la construction" des ouvrages désormais présentés comme une nécessité écologique 429 (voir les figures n°3134) Négociations bilatérales, médiation européenne et ingérence non-gouvernementale La Variante C sera considérée dans un premier temps comme un "tigre de papier" par les experts du Danube (ex militants anti-Nagymaros) et la réaction hongroise officielle tarde à venir. Dans un premier temps et face au refus opposé à sa proposition de modification du Traité de 1977, le gouvernement hongrois décide de l'abroger de manière unilatérale (décision entrée en vigueur le 25 mai 1992) arguant des dommages environnementaux irréversibles causés au Danube et à la région riveraine 430 . Le premier ministre hongrois József Antall dénonce la violation du traité de paix de 1947 qui fixait la frontière au milieu du chenal navigable, et celle de la souveraineté territoriale car le projet tchécoslovaque aboutit au contrôle unilatéral des eaux du Danube. Il met en avant les menaces pesant sur l'approvisionnement en eau de 5 millions de personnes. Il s'agit pour certains écologistes d'une véritable agression écologique et d'une priorité inacceptable accordée aux intérêts économiques de court-terme sur la préservation de ressources naturelles vitales 431 . Une campagne de protestation est organisée par les écologistes hongrois 432 , des démarches sont entreprises par le gouvernement auprès des institutions multilatérales ; des courriers sont envoyés aux dirigeants politiques et religieux occidentaux et au secrétaire général de l'ONU Boutros Boutros Ghali, pour obtenir leur soutien. L'attention est attirée sur la présence de la minorité hongroise et les politiques discriminatoires slovaques, sur la dimension des droits de l'homme de l'affaire. Le ministre des Affaires étrangères hongrois appelle la CSCE à lancer une procédure d'urgence résolution des conflits alors que des rumeurs, rapidement démenties, 427 Béla LIPTÁK, "West and East, dams threaten environment", New York Times [courrier des lecteurs], 31 décembre 1992. 428 Déclaration de Julius Binder, cf. "Official calls Gabčíkovo opponents paid agents", FBIS-EEU-92-188, 28 septembre 1992. 429 Július HANDŽÁRIK, "Clara pacta-boni amici. Les bons comptes font les bons amis", Europa Vincet (Bratislava), 1997, n°3, p. 38-43. 430 Karoly OKOLICSANYI, "Hungary cancels Treaty on Danube dam construction", RFE/RL Research Report, 26 juin 1992, vol. 1, n°2, p. 46-54. 431 András LANYI, "Hungary : a case of ecological aggression", Transitions, juin 1997, vol. 4, n°1, p. 92-95 102 parlent de possibilité de confrontation militaire 433 . La Hongrie demande également la médiation de la Commission du Danube 434 et exerce des pressions sur le Conseil de l'Europe pour conditionner l'adhésion de la Slovaquie au respect du droit des minorités. Le premier ministre hongrois J.Antall relève, dans un discours prononcé pour l'inauguration du canal Rhin-Main-Danube en septembre 1992, le climat de guerre civile qui règne dans la région et le danger d'instrumentalisation des tensions sociales 435 . En Slovaquie Julius Binder dénonce l'abrogation unilatérale du Traité de 1977 par la Hongrie et l'arrêt des travaux qui vise selon lui à "endommager l'économie slovaque et a exacerbé les tensions avec la minorité hongroise" et à créer de l'instabilité pour mener une politique d'autonomie pour la minorité et restaurer par la suite l'empire hongrois" 436 . La médiation organisée par la Commission européenne en 1992 échoue quand la partie slovaque, en violation de l'engagement pris par le représentant tchécoslovaque à Londres, procède au détournement du Danube (23-27 octobre 1992) et ce, à quelques semaines de la séparation de la Tchécoslovaquie (31/12/1992). Les condamnations sont vives. Après le détournement du Danube, les Slovaques contrôlent les eaux du Danube et sa répartition entre le canal de dérivation et le lit originel (Figues n°15). La commission européenne envoie des missions d'étude composées d'experts indépendants pour évaluer la situation (novembre 1992, mai 1993). La Hongrie et la Slovaquie signent sous ses auspices un 432 "Gabčíkovo dam opponents to protest and appeal to world public", MTI Econews, 2 octobre 1992. Karoly OKOLICSANYI, "Slovak-Hungarian tension : Bratislava diverts the Danube", RFE/RL Research report, 11 décembre 1992, vol. 1, n°49. Voir par exemple cette présentation des faits “Du point de vue hongrois, les causes réelles de tension et l’éventualité d’un conflit ne résultent pas des revendications des minorité mais de l’absence de démocratie en Slovaquie et de la difficulté à obtenir un accord sur le statut des minorités nationales en Slovaquie " (p. 26) cf. Alfred A. REISCH, "The difficult search for a Hungarian-Slovak accord", RFE/RL Research Report, 23 octobre 1992, vol. 1, n°42, p. 24-31. 434 Organisation intergouvernementale établie à la suite de la Convention de Belgrade dont l'objectif est de garantir la libre navigation. Elle a essentiellement des compétences techniques et juridiques. 435 "Rhine-Main-Danube channel opening. Antall's speech", MTI Econews, 25 septembre 1992. Voir aussi Alfred A.REISCH, "Slovakia's minority policy under international scrutiny", RFE/RL Research Report, 10 décembre 1993, vol. 2, n°49, p. 35-42 ; Alfred A.REISCH, "Hungarian coalition succeeds in Czechoslovak elections", RFE/RL Research Report, 26 juin 1992, vol. 1, n°26, p. 20-22 ; Alfred A.REISCH, "Hungarian-Slovak relations : a difficult first year", RFE/RL Research Report, 17 décembre 1993, vol. 2, n°50, p. 16-23 ; Sharon FISHER, "Meeting of Slovakia's Hungarians causes stir", RFE/RL Research Report, 28 janvier 1994, vol. 3, n°4, p. 42-47. 436 Cité par Nicholas DENTON, Anthony ROBINSON, "Danube dam threatens to open floodgates of hostility : an explosive project", Financial Times, 29 octobre 1992. Voir aussi Julius BINDER, "Here is the waterwork. Let it serve and bring benefit", dans Olga VAVROVÁ, Gabčíkovo, Bratislava : Vydala Národná Obroda, avril 1993, p. 37-38 , voir enfin Julius BINDER, "An open letter", Europa Vincet (Bratislava), 1992, vol. 14, n°6, p. 12. 433 103 accord de compromis 437 en avril 1993 pour porter l'affaire devant la Cour internationale de justice onusienne à La Haye (CIJ). Après le détournement du Danube du 23 octobre 1992… Alors que l'affaire est portée devant la justice internationale et que les pays préparent leurs défenses, du côté slovaque les travaux d'aménagement se poursuivent jusqu'en 1996 sur le barrage de dérivation et sur la rive gauche du delta où est mis en place un système d'approvisionnement artificiel en eau. L'ouvrage principal qui est le barrage de dérivation de Čunovo est inauguré en grande pompe en août 1996 par une messe célébrée par un prêtre catholique connu par ses affinités avec les nationalistes (Anton Hlinka). L'aménagement hydraulique de Gabčíkovo est présenté dans les brochures comme un projet de sauvetage du delta intérieur du Danube apportant des profits économiques et des bienfaits à l'environnement 438 (Figure n°26). Les porte-parole s'emploient à démontrer que les prétendues prophéties catastrophiques n'ont pas été exaucées et que l'argumentaire environnementaliste relève de la propagande (Figure n°31 et 32). Des visites du site sont organisées en Slovaquie pour démontrer que depuis octobre 1992 la nature est plus verte que jamais 439 . Ils parlent des gains pour la population riveraine par rapport à la protection contre les inondations. La survie de l'écosystème serait désormais garantie par la gestion artificielle de l'eau 440 , palliant à la dégradation inexorable du fleuve causée en grande partie par les barrages situés en amont (Allemagne et Autriche) et des interventions antérieures. 437 Accord de compromis du 7 avril 1993 posant à la Cour internationale de justice de répondre à trois questions : 1. La Hongrie était-elle en droit de suspendre puis d'abandonner en 1989 les travaux relatifs à Nagymaros et à la partie du projet de Gabčíkovo ? 2. La République fédérative tchèque et slovaque était-elle en droit de recourir à la "solution provisoire" et de la mettre en service ? 3. quels sont les effets juridiques de la terminaison du traité de 1977 par la République de Hongrie ? 438 Vojetch HRASKO, "Aménagement hydraulique de Gabčíkovo – sauvetage du delta intérieur du Danube", Bratislava : Kasico s.a., 1993, voir aussi la brochure Hydroelectric system Gabčíkovo-Nagymaros. Development of the Slovak-Hungarian section of the Danube, Bratislava, mars 1995. 439 Fred PEARCE, ,"Rising water drowns opposition to Slovakia's dam", The New Scientist, 16 juillet 1994, vol. 143, n°1934, et Fred PEARCE, "Dam truths on the Danube", The New Scientist, 17 septembre 1994, vol. , n°143 (1943) p. 27-31. 440 Julius BINDER, "Gabčíkovo : the case for", East European reporter, sept-octobre 1992, vol. 5, n°5, p. 76-78. "Les tests scientifiques ont démontré la résistance du barrage. Les défauts qui peuvent exister seront éliminés avec le temps et ne sont pas une menace pour la population. Les revendications [des opposants] ignorent les bénéfices du projet dont la région profite déjà. L'infrastructure technique a commencé à s'améliorer et permettra le développement futur de la région comme centre de vacances qui créera des emplois pour les locaux. La région a un excellent potentiel pour un développement rapide" (p. 78) 104 Restée mobilisée après le détournement du Danube qui a marqué pour les militants antibarrage l'échec de la campagne Stop Gabčíkovo, la section autrichienne du WWF dénonce la disparition de la forêt alluviale (écosystème précieux) et les transformations hydrologiques en cours 441 . Revendiquant sa bonne connaissance de l'affaire (depuis 1986), sa "grande compétence" et sa "responsabilité", la représentation de l'ONG internationale continue de faire des recommandations "dans le but de prévenir la destruction progressive et totale de cette zone humide et développer à long terme une solution qui ne nuise pas à l'environnement danubien" 442 . Son engagement jugé trop personnel personnel fait l'objet de critiques au siège international du WWF à Gland en Suisse 443 . Après avoir pris de connaissance du rapport d'évaluation scientifique slovaque qui infirme toute catastrophe environnementale, le directeur du programme Europe (Magnus Sylven) fait amende honorable et présente ses excuses aux autorités slovaques à l'été 1994, reconnaissant la validité des arguments des promoteurs et ses impacts positifs 444 . Le WWF-Autriche maintient que l'hydrologie a été profondément perturbée et que la biodiversité de la plaine alluviale a subi des dommages considérables (Figure n°23 et 25). Le coordinateur du programme A. Zinke engage la rédaction d'un mémoire amicus curiae (ami de la Cour) 445 en collaboration avec des ONG américaines 446 (spécialistes des questions de fleuves et associations spécialisées dans les questions juridiques) qui expose à titre consultatif leur point de vue, à la CIJ. Sur le plan diplomatique, dans le cadre de leur politique d'adhésion à l'Union européenne et à l'OTAN 447 , les premiers ministres slovaque Jozef Moravčik (mars-octobre 1994), Gyula Horn en Hongrie (1994-98) optent ouvertement pour la réconciliation 448 . Un traité bilatéral d'amitié 441 Alexandre ZINKE, Emil DISTER (dir.), , "Save the Danube NOW", Déclaration du WWF, 1994. Art.cit. Alexander ZINKE, Emil DISTER, "Save the Danube NOW. 443 Daniel SCHACHT, Lori POTTINGER, "Devastating the Danube and Drave with dams", World Rivers Review, janvier 1996. 444 Fred PEARCE, "Rising water drowns opposition to Slovakia's dam", New Scientist, 16 juillet 1994, vol. 143, n°1934, p. 8 et suivantes. 445 Greenpeace international, Natural Heritage Institute, International Rivers Network, Human Rights AdvocateUSA, Sierra Club Legal Defense Fund-USA, WWF-Suisse, SZOP-Slovaquie, Slovak Rivers Network, NGO memorial on legal and scientific issues, mai-juin 1995, présenté par la Hongrie à la CIJ le 29 juin 1995. 446 Natural Heritage Institute, International River Network, Human Rights Advocate, Sierra Club Legal Defense Fund-USA. 447 Sylvie KAUFFMANN, "Washington presse les pays d'Europe centrale de régler leurs différends", Le Monde, 17 mars 1995. Voir aussi Laure NEUMAYER, "L'Union européenne vue d'Europe centrale et orientale", La Nouvelle alternative, mars 1998, n°48, dossier spécial p. 3-37. 448 "Foreign minister views relations with Slovakia", FBIS-EEU-94-115, 4 août 1994. Martin PLICHTA, "La visite du premier ministre hongrois en Slovaquie. Budapest et Bratislava cherchent à régler leur contentieux", Le 442 105 est signé le 19 mars 1995 mais vidé de toute substance lors du processus slovaque de ratification. Vladimir Mečiar, nouvellement réélu, noue alliance pour son 3ème gouvernement avec le parti nationaliste slovaque et imprime une reprise en main du régime 449 . La tension entre les deux pays reste importante et la question des barrages est toujours considérée comme l'un des contentieux régionaux les plus graves. En Hongrie, la désignation de Gyula Horn comme premier ministre qui marque l'arrivée du parti socialiste hongrois (MSZP) au pouvoir 450 , mobilise à nouveau les écologistes et notamment le groupe de défense du Danube créé après 1989 (la Charte du Danube) ouvertement anti-communiste. Ces derniers pensent que ces ex-communistes vont pousser à la reprise du projet. Ils craignent qu'il ne devienne une carte pour un marchandage de l'amélioration du sort de la minorité et qu'un accord ne soit conclu avant que la Cour internationale de justice n'ait jugé l'affaire. Ils réactivent le réseau de soutien pour la gestion durable des fleuves et rivières. Accords bilatéraux, prise de parole des collectivités locales et initiatives individuelles Sur l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros et suivant les recommandations de la Commission européenne, un accord dit de "restitution de l'eau" est signé par les deux États le 19 avril 1995. Il comporte des mesures techniques temporaires dans l'attente du jugement de la CIJ pour augmenter le débit des eaux dans le lit originel du Danube et sa distribution dans les bras annexes du fleuve qui sont les deux points les plus problématiques depuis le détournement (Voir figure n°17). Le Cercle du Danube et la Charte du Danube s'opposent aux mesures techniques temporaires qui rompent le statu quo souhaité en matière de gestion de l'eau dans le Szigetköz 451 . Le refus de toute intervention est considéré comme une condition nécessaire dans leur revendication du retour des eaux du fleuve dans le lit principal. Une adaptation à la situation de pénurie reviendrait implicitement à reconnaître la Variante C. Ce point de vue est contesté par les maires des municipalités riveraines du Szigetköz qui commencent à intervenir à la faveur de Monde, 9 août 1994. Voir aussi Emma TOLEDO LAREDO, "Le poids des minorités hongroises dans les relations internationales de la Hongrie", Transitions, 2/1996, vol. 37, p. 79-125. 449 "Mečiar, magyars and maps", The Economist, 19 août 1996, vol. 340, n°7978, p. 38-39 ; "Tongue-tied", The Economist, 13 septembre 1997, vol. 344, n°8034, p. 54-55. Voir aussi Carol SKALNIK LEFF, "Defining Slovakia : Slovaks, Hungarians, and identity-security politics in international context", Occasional papers, Université du Missouri, Center for international studies n°9704 avril 1997. 450 A signaler les changements dans la politique étrangère hongroise, voir par exemple Gusztáv MOLNAR, "A turning point in foreign policy", The New hungarian quarterly, printemps 1996, vol. 37, n°141, p. 72-81. 106 la réforme du système local et autonomie des collectivités locales452 . Affirmant leur voix au chapitre, ils contrecarrent l'influence des écologistes de la capitale et demandant la mise en place de solutions techniques de compensation pour la baisse du niveau de l'eau dans le lit du Danube et son bras principal (Mosoni Duna) 453 . La question de la réhabilitation de la région devient progressivement un enjeu de politique locale qui s'inscrit dans le cadre d'une réflexion sur le développement économique régional, notamment touristique. Les écologistes défendent une autre vision de la situation autour de Gabčíkovo qui contraste avec la revendication de leur homologues hongrois pour le partage si ce n'est la restitution des eaux du Danube. Ces premiers soulignent des dangers périphériques qui menacent la région de Gabčíkovo : l'abattage extensif de la forêt alluviale, le développement de la monoculture forestière, la multiplication des sources de pollution (industrielle, agricole, humaine…) et un développement immobilier et touristique illégal. Le barrage n'est donc plus l'objectif central des actions concernant cette région motivées par la protection de la biodiversité, la promotion des nouvelles zones protégées, une gestion forestière durable. L'objectif des écologistes est la promotion de zones naturelles protéges, le développement d'une gestion forestière durable. Béla Lipták continue à organiser pendant quelques années une marche de commémoration du détournement du Danube. En juillet 1994 il diffuse son Plan de compromis pour résoudre le conflit (Voir figure n°21). Le WWF propose en septembre 1995 une autre solution de réhabilitation qui repose principalement sur le rétablissement d'un régime dynamique de l'eau. 451 V.F., "Környezetvédők akciókra készülnek", Magyar Nemzet, 3 février 1995 ["Les écologistes se préparent à l'action"]. 452 Marie-Claude MAUREL, "La naissance de nouveaux acteurs sociaux sur la scène locale", Revue d'études comparatives Est-Ouest, décembre 1994, n°4, p. 131-145. Marie-Claude MAUREL (dir.), Recomposition de l'Europe médiane, Paris : SEDES, 1997. Edith LHOMEL, "Nouvelles politiques de développement régional", Le Courrier des pays de l'Est, août-septembre 1998, n°432, p. 3-22. Voir aussi Kenneth DAVEY, "Hungary into the second reform", dans John GIBSON, Philip HANSOON, Transformation from below : local power and the political economy of post-communist transitions, Cheltenham, Brookfield : Edward Elgar, 1996 (p. 115-127). Kenneth DAVEY, "Local government in Hungary", dans Andrew COULSON, Local government in Eastern Europe. Establishing democracy at the grassroots, Cheltenham, Brookfield : Edward Elgar, (p. 57-75). Voir aussi Marie-Christine KESSLER, "Modes et modèles de transformation de la gestion publique", Politiques et management public, mars 1996, vol. 14, n°1, p. 5-18 453 Sur les négociations du ministre de l'Environnement avec les maires du Szigetköz voir J.E, "Kísérlet a Szigetközben", Uj Magyarország, 2 septembre 1003 [Expérience à Szigetköz], János BERCSI, "Mégis megkezdődik a Mosoni-Duna vízmgosztása", Magyar Hírlap, 12 juillet 1993 [Le partage des eaux pour le Mosoni-Duna commence tout de même], Juliana SZEKELY, "Sziget-közjaték", Magyar Hírlap, 12 juillet 1003 [Jeux de société à Szigetköz]. Voir aussi "Dispute over Danube dam threatens Hungarian wetlands", New York Times, 11 juillet 1993. 107 Jugement de La Haye : gérer l'après septembre 1997 Le jugement de la CIJ rendu le 25 septembre 1997 454 met fin à cinq années de procédure sans apporter toutefois de solution claire, les torts étant partagés, les deux parties revendiquent dans un premier temps leur victoire diplomatique. Les responsables politiques slovaques s'estiment satisfaits que la validité du traité de 1977 ait été reconnue. Vladimir Mečiar et Jan Carnogursky se battent pour faire reconnaître la paternité de la Variante C et en récupérer le crédit 455 . La Hongrie a échoué à faire reconnaître le principe de "péril grave et imminent" qui était aussi défendu dans l'amicus curiae par les ONG pour justifier l'abrogation du traité. Les juges s'en remettent à la loi des traités et promeuvent la réconciliation du développement économique et de la protection de l'environnement dans le cadre d'un développement durable 456 . Les négociations bilatérales reprennent pour appliquer le jugement. Un appel est lancé par les personnalités du Cercle et de la Charte du Danube au nom du Mouvement du Danube pour que y participer : "Ne décider de notre avenir sans nous !". 454 La Cour répond que 1. la Hongrie n'était pas en droit de suspendre puis d'abandonner en 1989 les travaux ; 2. la Tchécoslovaquie était en droit de recourir à la "solution provisoire" mais pas en droit de la mettre en service à partir d'octobre 1992 . 3. la notification de la terminaison du Traité de 1977 n'a pas eu pour effet juridique d'y mettre fin. Elle prescrit aux parties de reprendre les négociations pour trouver une solution permettant de concilier les intérêts économiques et environnementaux. Cf. Cour international de justice, Affaire relative au projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), 25 septembre 1997, Rôle général n°92. 455 A signaler à la même époque cette proposition de Vladimir Mečiar faite au premier hongrois Gyula Horn d'échanger les populations : minorité slovaque de Hongrie contre minorité hongroise de Slovaquie. Jane PERLEZ, "Slovak leader fans a region's old ethnic flames", The New York Times, 12 octobre 1997. Martin PLICHTA, "Le premier ministre slovaque propose d'expatrier la minorité hongroise", Le Monde, 13 septembre 1997. 456 Voir le jugement du 25 septembre 1997, rôle général 92, Affaire relative au projet Gabčíkovo-Nagymaros, www.icj-cij.org et l'article 140. "il est clair que les incidences du projet sur l'environnement et ses implications pour celui-ci seront nécessairement une question clef. Les nombreux rapports scientifiques présentés à la Cour par les Parties, même si leurs conclusions sont contradictoires, fournissent amplement la preuve que ces incidences et ces implications sont considérables"… la CIJ ne valide pas le principe de "danger grave et imminent" par lequel la Hongrie a cherché à justifier l'abrogation unilatérale du traité en 1992. La CIJ se positionne en revanche sur le développement durable , mais pas contre les barrages : "au cours des âges, l'homme n'a cessé d'intervenir dans la nature pour des raisons économiques et autres. Dans le passé, il l'a souvent fait sans tenir compte des effets sur l'environnement. Grâce aux nouvelles perspectives qu'offre la science et à une conscience croissante des risques que la poursuite de ces interventions à un rythme inconsidéré et soutenu représenterait pour l'humanité –qu'il s'agisse de générations actuelles ou futures-, de nouvelles normes et exigences ont été mises au point, qui ont été énoncées dans un grand nombre d'instruments au cours des deux dernières décennies. Ces normes nouvelles doivent être prises en considération et ces exigences nouvelles convenablement appréciées non seulement lorsque des États envisagent de nouvelles activités, mais aussi lorsqu'ils poursuivent des activités qu'ils ont engagés dans le passé. Le concept de développement durable traduit bien cette nécessité de concilier le développement économique et la protection de l'environnement. Aux fins de la présente espèce, cela signifie que les Parties devraient ensemble examiner à nouveau les effets sur l'environnement de l'exploitation de la centrale de Gabčíkovo. En particulier elles doivent trouver une solution 108 Un accord cadre est discuté par les représentants gouvernementaux pendant l'hiver 97-87, et ce dans le secret. La révélation selon laquelle le commissaire hongrois chargé de l'affaire János Nemcsók est en train de négocier la construction d'un deuxième barrage dans le coude du Danube soulève un tollé, la condamnation des écologistes et le départ de l'alliance des démocrates libres-SZDSZ de la coalition gouvernementale (Voir les figures n°10 et 11). Le WWF réagit en mettant en garde le gouvernement contre une démarche qui pourrait avoir des conséquences sur la procédure d'adhésion de la Hongrie à l'Union européenne 457 . En mars 1998, une manifestation est organisée contre l'accord-cadre, elle est alors présentée comme la plus grande manifestation depuis dix ans. L'accord-cadre est dénoncé par le gouvernement Fidesz (Parti des jeunes démocrates) de Viktor Orbán qui gagne les élections législatives quelques semaines plus tard. Il rejette officiellement l'idée de construire un deuxième barrage et désigne János Vargha, "leader historique" du mouvement du Danube, comme conseiller spécial sur la question, rattaché au Cabinet du premier ministre. Face à l'échec des négociations, le premier ministre slovaque Vladimir Mečiar demande d'un décision supplémentaire à la CIJ en septembre 1998 pour faire pression sur la Hongrie. Il échoue aux élections législatives octobre 1998 à la suite d'une campagne électorale très animée qui a mobilisé une grande attention internationale. Son remplacement par un gouvernement de coalition dirigé par Mikulaš Dzurinda (qui comprend le parti de coalition des Hongrois de Slovaquie) entraîne un changement de stratégie mais pas de rupture fondamentale sur la question de Gabčíkovo 458 . Eduard Kukan, le ministre des affaires étrangères déclare que les pays sont d'accord pour considérer les barrages non pas comme un problème politique, mais comme un problème juridique. Négociations bilatérales qui piétinent… des situations nationales qui s'éclaircissent En décembre 1999, le commissaire hongrois László Szekély du gouvernement FIDESZ fait une proposition officielle à la Slovaquie dans laquelle il n'y a pas de deuxième barrage et où la Hongrie demande plus d'eau dans le lit originel du Danube. Un symposium est par exemple satisfaisante en ce qui concerne le volume d'eau à déverser dans l'ancien lit du Danube, dans les bras situés de part et d'autre du fleuve". 457 "New Danube dam could threaten Hungary's accession to EU", déclaration du WWF, 18 février 1998. 458 "Dzurinda's cabinet follows Mečiar's line on Gabčíkovo issue", CTK National news wire, 25 février 1999. Voir aussi Etienne BOISSERIE, "Réussites et limites de la réorientation de la politique étrangère slovaque depuis 1998", La Nouvelle Alternative, printemps 2001, n°54, p. 56-65. 109 organisé par le cabinet du premier ministre (Viktór Orbán) et le ministère des Affaires Etrangères hongroises en janvier 2000 sur la question de la réhabilitation 459 . La proposition hongroise dont les détails ne sont pas connus, sera finalement refusée par la partie slovaque en décembre 2000. La proposition officielle slovaque qui arrive en février 2001 insiste sur l'absence de preuve des impacts sur l'environnement, mentionne l'impossibilité légale d'imposer la construction d'un deuxième barrage et demande des compensations financières et la garantie de la navigabilité. Les négociations bilatérales sont gelées à l'approche des échéances électorales de 2002, chaque pays espérant un changement politique chez son voisin. L'année 2001 est marquée par l'inauguration en grande pompe d'un projet transfrontalier, la reconstruction du pont Maria Valeria sur le Danube entre les villes Šturovo en Slovaquie et d'Esztergom en Hongrie 460 , signe d'une coopération bilatérale placée sous les auspices européens (financement Phare) (Voir la carte n°4). En Hongrie, l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros réapparaît dans l'actualité lors des scrutins nationaux et locaux soit comme un enjeu sur lequel les candidats sont amenés à se positionner soit par un rappel d'un engagement coupable par le passé en faveur du projet. Si la position officielle hongroise ne change pas (pas de deuxième barrage sur le Danube, plus d'eau dans le lit au niveau de Gabčíkovo), les commissaires en charge des négociations sont remplacés à chaque alternance et les tâches régulièrement redistribuées entre ministères. L'affaire est ainsi passée de la responsabilité du cabinet du premier ministre, au ministre des Affaires Etrangères, au ministère de l'Environnement et de la Gestion de l'eau. Seule un discours à tonalité juridique prévaut 461 . Les études d'impact et la diffusion de ces informations 459 A signaler que le gouvernement de Viktor Orban et du parti Fidesz est marqué par des initiatives controversées en faveur des minorités hongroises, voir le débat sur "status law" qui offrait des avantages culturels, sociaux et financier en échange d'une déclaration d'identité hongroise. Voir par exemple Klara KINGSTON, "The Hungarian status law", RFE/RL East European Perspectives, 3 octobre 2001, vol. 3, n°17. Voir le portrait récent Marion Van RENTERGHEM, "Vitkor Orbán. Héros invisible de la colère hongroise", Le Monde, 30 septembre 2006. Sur la politique étrangère de Viktor Orbán et le "traitement des affaires culturelles des minorités magyares, comme si elle relevaient de leur compétence » voir aussi Pierre KENDE, Le défi hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris : Buchet-Chastel, 2004, voir 254-261. 460 Pont détruit à Noël 1944 durant la retraite de la Wehrmacht de Hongrie, qui impose un détour de deux heures de voiture pour atteindre un autre pont enjambant le Danube, remplacé par un bac. Le projet de reconstruction est réapparu en 1991, mais a été bloqué en raison de l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros puisque la construction d'un deuxième barrage sur le Danube en aval impliquait un réhaussement du pont. L'ouvrage représente pour certains l'état des relations bilatérales. Les négociations sont longues. Financé à 50% par le programme européen Phare il est finalement inauguré le 11 octobre 2001 461 A noter également la valse des ministres de l'Environnement (8 en treize ans en dépit de la stabilité gouvernementale) et le rattachement de la Gestion de l'eau au ministère de l'Environnement en mai 2002. Voir la 110 scientifiques sont gérées par un groupe de travail de l'Académie hongroise des sciences en charge du Szigetköz, la gestion technique revenant au secrétariat de Transdanubie (Eduvízig). La question de la réhabilitation s'impose progressivement comme un enjeu de politique nationale centrée désormais sur la transposition de l’acquis communautaire 462 (revendications financières pour la réhabilitation) et locale dans le Szigetköz où des associations de communes s'organisent pour gérer le problème. Les maires et représentants politiques s'affrontent par l'intermédiaire de projets concurrents tel celui portant sur l'extension de la zone protégée qui existe depuis 1987 par la création soit d'un parc naturel, soit d'un parc national. Ce choix implique des différences en terme de sources de financement, de contraintes pour l'exploitation agricole et le développement touristique, ce qui peut encourager ou contrarier les ambitions et possibilités de développement économique des communes. La communication est établie avec le comité de région de la ville située à Mosonmagyaróvár et avec les communes de la région slovaque voisine de Žitný Ostrov (hungarophone dans sa majorité) riveraines du delta et des projets de coopération transfrontalière étudiés notamment dans le cadre européen des eurorégions 463 (ouverture de poste frontières, création d'un parc national transfrontalier, projet commun de financement d'une centrale hydroélectrique flottante…). Les revendications visent l'allocation de ressources au niveau du budget national pour les projets de réhabilitation du Szigetköz 464 . critique du responsable de WWF-Hongrie Ferenc MARKUS, "A természetvédelem labirintusa", Népszabadság, 22 mars 2002 [Le labyrinthe de la protection de la nature]. Voir aussi la désillusion précoce en matière de politique environnementale, Karoly OKOLICSANYI, "Hungary : Antall's governement proves less than green", RFE/RL Research report, 21 août 1992, vol. 1, n°33, p. 65-69. Voir aussi Samuel DEPRAZ, Adám KERTESZ, "L'évolution de la notion de protection de l'environnement en Hongrie. Analyse géographique et sociale à partir de l'exemple des parcs nationaux hongrois", Annales de Géographie, 2002, n°626, p. 419-430. 462 Voir Marie-Claude MAUREL, "L'élargissement à l'Est : une nouvelle donne pour l'Union européenne", Annales de Géographie, 2004, n°636, (p. 115-123). 463 Jaroslav BLAHA, Daniela HEIMERL, "Les coopérations transfrontalières : nouvelles géographies économiques en Europe centrale", Le Courrier des pays de l'Est, octobre 1996, n°413, p. 28-51. 464 "les acteurs sociaux impliqués à l'Est partagent un même credo : chacun voit dans l'Europe la solution immédiate à ses problèmes concrets où se réfère, pour l'avenir, à un «modèle européen» de l'environnement qui serait la panacée" (p. 6) d’où l’attractivité du modèle européen cf. Marie-Hélène MANDRILLON, "Avantpropos", Revue d'études comparatives Est-Ouest, mars 2006, vol. 36, n°1, p. 5-8. Sur les travaux de réhabilitation voir Attila CSEFALVAY, "Erdők sarjadtak már a Duna-mederben", Kisalföld online, 15 octobre 2003 [Les forêts reprennent déjà dans le lit du Danube], et sur l'allocation et revendications budgétaires voir "Szigetkö : 145 millió", Kisalföld online, 3 octobre 2003. 111 Situation slovaque En Slovaquie l'affaire est en apparence mieux gérée qu'en Hongrie. Dominik Kocinger dirige la commission pour la construction et l'exploitation du projet Gabčíkovo-Nagymaros au sein du ministère de l'Agriculture et représente le gouvernement slovaque depuis juillet 1990. La commission centralise les informations et propose une vitrine électronique bilingue des dispositions légales concernant le projet (accords bilatéraux) et les rapports d'évaluation scientifique et autres publications faisant la promotion des ouvrages 465 . D. Kocinger participe à un front uni avec les porte-parole zélés du "lobby du béton". Ces derniers rappelant la validité du traité de 1977 demandent la construction d'un deuxième barrage sur le barrage. Après un long embargo les informations commencent à filtrer sur les difficultés financières de la société d'investissement VV et son incapacité à rembourser les emprunts contractés auprès d'une banque américaine en raison d'un désaccord sur la redistribution des bénéfices au sein de l'alliance d'intérêts formé avec la société nationale d'électricité. Le commissaire slovaque Dominik Kocinger révèle publiquement en juillet 2002 des soupçons de malversations qui auraient eu lieu entre 1995 et 1997 (fausses factures et détournement de l'argent public, prises illégales d'intérêt) impliquant des responsables de VV et dirigeants de grandes entreprises nationales de bâtiment. Julius Binder qui a quitté la direction de la société d'investissement est élu au parlement pour le parti d'opposition HZDS de V.Mečiar, défend sa probité, le succès de Gabčikovo (commémoration du 10ème anniversaire du détournement 466 ) et accuse les Hongrois d'irrédentisme. Du côté hongrois, l'affaire est sur un banc de sable politique 467 puisque que pendant dix-huit mois aucun responsable dans le gouvernement de Péter Medgyessy (promesse électorale de ne 465 Voir www.gabcikovo.gov.sk site bilingue slovaque/anglais . Aucune vitrine n'a eu cette longévité en Hongrie, la dernière initiative date de décembre 2005 avec la constitution d'un site officiellement consacré aux documents du jugement de La Haye de septembre 1997 voir www.bosnagymaros.hu [version anglais en construction] Bős étant le nom hongrois pour Gabčíkovo. 466 A signaler la couverture médiatique de l'événement en Hongrie, par exemple dans la presse locale du Szigetköz : "Tíz éve Duna nelkül", Kisalföld online, 26 octobre 2002 [10 années dans la Danube] et presse nationale hongroise "Tíz éve Dunára szomjás a Szigetköz", Magyar Hírlap, 28 octobre 2002 [10 ans que le Danube a soif dans le Szigetköz] et enfin cet exemple dans le journal hungarophone de Slovaquie Lajos TUBA, "Egy évtized bősi hordaléka", Uj szó, 24 octobre 2002 [10 années de sédiments à Gabčíkovo] article qui infirme des années de propagande. 467 Cf. József SZILVASSY, "Politkai zátonyon a bősi vita", Népszabadság, 3 avril 2002 ["La dispute sur Gabčíkovo est sur un banc de sable"], cf. Zoltán ÖTVÖS, "Csak porosodik a bősi dosszié", Népszabadság, 26 janvier 2002. [le dossier de Gabčíkovo prend la poussière]. Gergely HUTH, "Ujább csapás a Szigetközre", 112 pas construire de deuxième barrage) n'est nommé au grand mécontentement des Slovaques 468 mais aussi des défenseurs du Danube hongrois 469 , de l'opposition politique nationale 470 et locale 471 et des experts 472 . Un représentant officiel est finalement nommé en novembre 2003 473 , le ministère de l'Environnement est désigné comme l'entité gouvernementale centralisatrice et des consultations nationales sont entamées 474 . La décision officielle de nommer le juriste Arpád Prandler pour représenter la Hongrie à la Cour internationale de justice, connu pour être partisan du projet Gabčíkovo-Nagymaros créé un tollé en janvier 2004 475 . L'ancien commissaire hongrois János Nemcsók qui s'était illustré en 1997 en concluant un accord secret, demande pour sa part l'organisation d'un référendum sur la construction du deuxième barrage, expliquant que le Danube se dégrade et que des aménagements s'impose d'urgence. 476 Magyar Nemzet, 4 janvier 2003 [Un nouveau coup pour le Szigetköz]. Zóltán ÖTVÖS, "Szigetközi apátia", Népszabadság, 5 août 2003. 468 A noter cet interview du ministre slovaque de l'Environnement László Miklós József SZILVASSY, "Bős : a szakemberek nem jutottak szóhoz", Népszabadság, 11 février 2002 [Gabčíkovo : on ne donne pas la parole aux experts]. 469 Ö.Z, "Bős : tudatos semmittevés ?. A Duna Charta a kormány taktikája bíralja", Népszabadság, 30 mars 2002 [Gabčíkovo : un désoeuvrement volontaire ? La Charte du Danube critique la tactique du gouvernement]. 470 Ö.Z,, "Illés : a kórmány fél Bőstől", Népszabadság, 12 novembre 2002 [interview de Zóltán Illés du parti Fidesz : le gouvernement a peur de Gabčíkovo] , "Illés Bős miatt sajnálkozik, Népszabadság, 14 novembre 2002 [Les regrets de Z. Illés sur Gabčíkovo]. A noter enfin l'article ironique sur l'impasse dans laquelle se trouve la Hongrie : Zóltán ÖTVÖS, "Világos helyzet", Népszabadság, 15 novembre 2003 [Une situation claire]. 471 "Szigetközi aggodalmak", Népszabadság, 7 avril 2003 [Les inquiétudes du Szigetköz], B.É, M.Á, "Szigetköz : sok pénzbe kerül", Kisalföld, 8 mai 2003 [Le Szigetköz : cela coûte beaucoup d'argent]. 472 János A. SZILAGYI, "Uj megosztást kíván a Szigetköz", Magyar Hírlap, 19 avril 2003 [Szigetköz souhaite un nouveau partage (des eaux)]. Miklós HARGITAI, "Uj vízmegosztást sürgetnek", Népszabadság, 15 avril 2003 [Exhortation à un nouveau partage des eaux]. A signaler les positions de Emil Janák, ingénieur hydraulicien en charge du secrétariat de Transdanubie pour la gestion d'eau dans Ferenc HAJBA, "Szigetköz : lassú értékvesztés közben", Népszabadság, 31 décembre 2003 [Szigetköz : au cœur d'une lente dégradation]. 473 A signaler cet entretien : "Erdey György. A legújabb bősi kormánymegbízott", HVG, 22 janvier 2004 [György Erdey, le nouveau commissaire pour Gabčíkovo-Nagymaros]. 474 "Civilekkel egyetetett Persányi Bős-Nagymarosról", Greenfo, 25 novembre 2003 [Miklós Persányi le ministre de l'Environnement se met d'accord avec les associations civiles sur Gabčíkovo-Nagymaros]. 475 Gergely HUTH, "Skizofrén állapotban került a kormány bős-nagymarosi politikája", Magyar Nemzet, 14 janvier 2004 [La politique gouvernementale sur Gabčíkovo-Nagymaros dans un état de schizophrène]. A signaler la crainte d'un retour des bureaucrates pro-barrage avec le nouveau gouvernement socialiste : "További restauráció Bős ügyében ?", Magyar Nemzet, 30 janvier 2004 [La restauration se poursuit dans l'affaire Gabčíkovo]. 476 Voir les réfutations de cette proposition technique "A népszavazás nem a megoldás, Kisalföld online, 19 février 2004 [Un référendum n'est pas une solution], "Nem a vízlepcső a megoldás, nem kell népszavazás", Magyar Nemzet, 19 février 2004 [Un barrage n'est pas la solution, il ne faut pas de référendum]. Dr Gábor TIMAR, "Nemcsók, a partisan", Népszabadság, 23 mars 2004. 113 La Slovaquie menace de se tourner à nouveau vers la Cour internationale de justice pour faire exécuter la décision de septembre 1997 477 et demande que les négociations soient accélérées. Elles reprennent le 13 avril 2004 à quelques jours de la date d'entrée dans l'Union européenne des deux pays (1er mai 2004). Les revendications officielles hongroises font dorénavant référence à la Directive cadre sur l'eau et la majorité des acteurs mobilisés placent leur espoir dans l'adhésion européenne pour arriver à résoudre le conflit. Au niveau local on peut enfin noter les efforts surprenants mais très illustratifs des municipalités riveraines sur les deux rives pour tirer profit de la force hydroélectrique du Danube 478 . 2. Enjeux de la recherche Il ne s'agit pas de prendre position pour ou contre le projet hydroélectrique, ni de se positionner pour ou contre les grands barrages en géénral, ni de dire qui a raison qui a tort, encore moins de tenter de discerner qui est sincère et qui ne l'est pas, ni même de juger quelles préoccupations sont plus valables ou estimables que d'autres. Un tel positionnement reviendrait selon nous à accorder du crédit à des représentations dichotomiques qui réduisent la situation à une confrontation irréconciliable de "paradigmes" (intérêts financiers contre préservation de l'environnement) 479 . Il nous importe à l'inverse de questionner les explications 477 "Pozsony Hágához fordulhat a bősi vízlépcső ügyében", Kisalföld online, 30 décembre 2003 Fin 2003 on apprend qu’un projet de mini-centrale hydroélectrique sur le site du barrage abandonné de Dunakiliti pour le Szigetköz est considéré cf. Attila CSEFALVAY, "Elvi vízjogi engedélyre várnal Dunakilitin", Kisalföld online, 1er septembre 2003, Ferenc HAJBA, "Törpe vízerőmű települ Dunakilitibe ?", Népszabadság, 1er septembre 2003. En 2004 pour les villages hungarophones de Slovaquie isolés par le canal de dérivation "Mónika JOKAN, "Kink hozna hasznot a doborgazi erőmű ?", Uj Szó, 8 décembre 2004 [A qui servira la centrale de Dobrohost ?], Adrián LORINCZ, "Kerdőjelek egy nem letező körül", Uj Szó, 30 septembre 2004, Attila CSEFALVAY, "Megtartanák az erőművüket", Kisalföld online, 14 novembre 2004. 479 Exemples d'un tel discours :"en réalité, il s'agit d'un conflit entre deux groupes que l'on retrouve des deux côtés de la frontière. C'est un conflit entre les représentants slovaques et hongrois d'une approche communiste démodée de la nature, et les représentants slovaques et hongrois qui soutiennent la préservation des valeurs naturelles et du développement durable" cf. SZOPK, SRN, "Damning the Danube. What the dam builders don't want you to know. A critique of the Gabčíkovo dam project", Bratislava, Mars 1993. Voir aussi László PERECZ, "Hongrie-Slovaquie. Gabčíkovo la dernière valse sur le Danube", Courrier international, 27 mars-2 avril 1997, n°334 [traduction d'un article du Népszabadság, quotidien hongrois] : "ce qui est donc le symbole de 478 114 qui mettent en avant l'idée d'une instrumentalisation du projet à des fins nationalistes 480 ou bien d'une exploitation de l'environnement pour attiendre des objectifs politiques. Un autre risque serait de se limiter à souligner le décalage existant entre le discours et la réalité481 . Nous pensons en revanche que la "méfiance épistémologique est de mise", qu'un "détachement par rapport aux connotations associées" au terme d'environnement, protection de la nature et de symboles est nécessaire. Il faut se garder des jugements de valeurs 482 sur l'affaire et de tomber dans une théorisation normative courante dans le traitement des controverses environnementales. Ces précautions de méthode et ce choix de distanciation par rapport à l'objet d'étude s'impose pour deux raisons. Une première série de raisons tient à la polémique qui entoure le sujet, la polarisation de la couverture médiatique sur l'affaire 483 et le parti pris en faveur de la position hongroise 484 . Notre souci est de ne pas accorder plus de crédit aux sources hungarophones qu'aux sources primaires slovaques, qui ne nous sont pas accessibles. Comme le souligne avec pertinence la nation là-bas est le symbole du changement ici et les symbole signifiant plus qu'eux-mêmes, on ne peut donc pas fléchir". 480 Voir Judith INGRAM, "Slovaks pushing Danube project", New York Times, 25 octobre 1992 pour une condamnation de l'instrumentalisation nationaliste "symbole d'un compromis dépassé dans l'intérêt d'une paix entre voisins est pour la Slovaquie un symbole opportun de souveraineté". A l'inverse voir l'idée développée par les porte-parole de la Variante C selon laquelle l'abandon du traité et l'argumentaire environnementaliste n'est qu'un véhicule pour des ambitions expansionnistes hongroises cf. Egil LEJON, Gabčíkovo-Nagymaros. Old and new sins, Bratislava : H&H, 1996. Voir aussi dans Olga VAVROVÁ, Gabčíkovo, Bratislava : Vydala Národná Obroda, avril 1993, p. 24-25 "Quand Budapest a trouvé (…) que ces actions de pression développées dans le monde entier étaient sans effet, elle a commencé un jeu dangereux en faisant exploser les passions nationalistes, inquiétant la minorité hongroise de Slovaquie sur la menace de génocide et de baisse des droits de la minorité liée à la possibilité d'un "désastre à Gabčíkovo" (p. 24). Il s'agit d'un "instrument écologique utilisé par Tchèques et Hongrois contre l'indépendance slovaque". 481 Karoly OKOLOCSANYI, "slovak-Hungarian tension : Bratislava diverts the Danube", RFE/RL Research report, 11 décembre 1992, vol. 1, n°49 482 Expressions empruntées à Gilbert RIST, Le développement, une croyance occidentale, Paris : Presses de Sciences Po, 2001, l'auteur cherche à se préserver dans son analyse sur le développement "du moralisme initial qui déclenche l'autocensure et obscurcit le propos" (p. 13). 483 Un des premiers articles dans la presse étrangère : "The Danube, blue is green", The economist, 8 décembre 1984. A signaler cet article qui reprend point pour point les arguments du Cercle du Danube cf. Suzanne SATORY, "La grande pétition de la «vague bleue»", Le Monde, 7-8 avril 1985. 484 Par exemple voir cette présentation de la politique étrangère hongroise parlant de "dévotion assidue en faveur d’une politique étrangère de la réconciliation et la reconstruction de la confiance, recherchant la sécurité à travers l’OTAN, et l’Union européenne et non par des proclamations ou des actions unilartérales" (p. 326) cf. Daniel N.NELSON, "Hungary and its neighbors : security and ethnic minorities", Nationalities papers, juin 1998, vol. 26, n°2, p. 313-330. A signaler deux publications qui ont offert une tribune à la confrontation des points de vue : Julius BINDER et Judit VÁSÁRHELYI, "Damming evidence ?", East European Reporter, septembreoctobre 1992, vol. 5, n°5, p. 76-80 et le dossier "What to do with Gabčíkovo ?", Transitions, juin 1997, vol. 4, n°1, p. 93-95 [contributions András LÁNYI, "Hungary : a case of ecological aggression", Gabriel JENCIK, "A response to broken promises"]. A signaler également un rare article critique sur l'opposition politique hongroise 115 Jacques Rupnik il est primordial de "résister à la tentation stéréotype d'une Slovaquie plus nationaliste, plus à gauche, plus étatiste, plus chrétienne et plus tournée vers l'Est" 485 , de se méfier du dénigrement systématique de Vladimir Mečiar (image d'ancien boxeur et de dernier communiste en Europe centrale) et du porte-parole du projet Gabčíkovo-Nagymaros : Julius Binder 486 . Le point de vue slovaque est quant à lui défendu dans des publications indépendantes, souvent multilingues, généralement financées par l'entreprise nationale en charge de l'ouvrage, ou sponsorisées par des Slovaques vivant à l'étranger (Président du Congrès mondial des Slovaques), ou encore par des entreprises de travaux publics impliquées dans la construction 487 . Il faut toutefois signaler que le parti pris en faveur de l'argumentation hongroise dans cette controverse permet toutefois aux responsables slovaques de jouer la carte de la "victimisation" et aux nationalistes de rappeler les 1000 ans de domination hongroise sur leur pays 488 . et les dissensions existantes dans le mouvement environnementaliste Danube, "Hungary : let them defeat themselves", The Economist, 8 février 1986. 485 cf. Jacques RUPNIK, "Le divorce tchéco-slovaque et l'élargissement. Intégrer l'Union européenne ensemble ou séparément", Transitions et Sociétés, juin 2003, n°4, p. 99-114 (p. 113). A noter sur ce point l'étude de la couverture par la presse britannique de la politique en Slovaquie (1994) dénonçant les préjugés cf. Adam BURGESS, "Writing off Slovakia to the "East" ? Examining charges of bias in British press reporting of Slovakia, 1993-1994", Nationalities Papers, 1997, vol. 25, n°4, p. 658-682. A contrario ce commentaire recent sur la dernière campagne électorale slovaque (été 2006) "Les cauchemars sur la politique ex-communiste représente/montre un gouvernement populiste, raciste et autoritaire. La nouvelle coalition slovaque [élections d'août 2006] comprenant les trois aspects, elle promet des nuits sans sommeil aux Slovaques d'esprit libertaire et aux étrangers. Mais tous les mauvais rêves ne se réalisent pas" cf. "Slovakia's odd coalition. Iffy and whiffy", The Economist, 12 août 2006, p. 23 486 Voir par exemple la diabilisation du personnage Christopher DODD, "Damning of the Danube", The Guardian, 12 février 1993 "L'ingénieur Julius Binder a construit des ouvrages en béton sous le nez de 2 000 habitants ses trois villages slovaques au bord du Danube. Il a asséché leurs puits, s'est frayé un chemin au travers leur forêt, détourné des petits affluents vers des turbines géantes et drainé les zones humides. Les champs de blé et vergers sont menacés. Les poissons vont suffoquer en raison de la pollution lourde…". 487 Voir par exemple Miroslav LISKA (dir.), Danubius Magnus/ Gabčíkovo, Preklady Agentúra VKM, Vytlačil Danubiaprint, Bratislava 1993. Autre exemple : Oľga VAVROVÁ, Gabčíkovo, Bratislava : Vydala Narodná Obroda, a.s. 1993. Voir enfin Egil LEJON, Gabcikovo-Nagymaros. Old sand new sins, Bratislava : H&H, 1996. A noter que la notice sur les barrages Gabčíkovo-Nagymaros dans Wikipédia (encyclopédie écrite coopérativement) a été visiblement rédigée par un partisan du projet. 488 A noter dans la préface de l'historien Ladislav Deák, “les problèmes actuels dans les relations hungaroslovaques qui sont visibles dans les différentes interprétations et les bilans dressés de la question de la minorité hongroise, sont enracinés dans l’histoire et liés plus généralement aux intérêts politiques de la Hongrie dans la région d’Europe centrale. Cette connaissance insuffisante de ces liens avec le passé est exploitée par la Hongrie et les représentants des parties minoritaires hongrois de Slovaquie pour informer volontairement et partialement le public international sur les droits des membres de la minorité hongroise. Etant donné que cette information déformée intentionnellement altère l’image de la jeune République slovaque, la plaçant dans la position d’un État qui néglige ses obligations et transgresse les droits des minorités ethniques, les auteurs de cette publication se sont engagés dans la mission d’élucider dans un espace limité et une forme accessible au grand public (popular form) les aspects fondamentaux des relations slovaco-hongroises, les replaçant dans une bonne perspective" cf. Augustin MARO, Pavol MARTINICKY, "Slovak-magyar relations. History and present day in 116 La seconde raison est plus fondamentale. Elle découle de notre réflexion sur la sociologie des relations internationales et sur ses apports : une ouverture pluridisciplinaire « œcuménique », un regard constructiviste et une étude empirique ; et explique l'attention portée à l'approche portant sur les controverses socio-techniques, telle que développée notamment par Pierre Lascoumes sur la gestion de l'eau et l'environnement. Le sociologue propose un angle d'approche qui nous semble particulièrement pertinent pour notre étude de cas en expliquant que "c'est par facilité confortante que l'on met volontiers l'accent sur les divergences dans les réponses sociales, alors que l'essentiel des oppositions porte sur la définition du problème luimême. Bien des conflits reposent plus sur des appréhensions radicalement différentes des situations en jeu que sur le choix des solutions. Dans un tel contexte, les messages émis sont brouillés tant à l'émission qu'à la réception et l'accord sur des qualifications communes, difficile à établir. Sans le partage d'un minimum de référents entre intervenants, l'action collective ne peut se structurer, elle en reste aux effets d'annonce ou se défait au moindre obstacle" 489 . La solution proposée est de voir dans quelle mesure en "rompant avec les conceptions négatives des controverses" on peut arriver à "rendre tangible la co-existence de cadres de connaissances différents permettant de penser et de traiter les situations d'incertitudes scientifiques, mais aussi sociales". Dans la présentation de notre étude cas nous avons cherché à mettre en évidence les ambiguïtés et les contradictions, notre objectif est maintenant de contrecarrer les idées préconçues qui circulent généralement sur cette affaire qui tendent à réduire la controverse soit à un conflit ethnique typique de la région et résultat du dégel idéologique, soit à un conflit environnemental d'un type nouveau dans lesquels les acteurs sociaux s'imposeraient au détriment des États souverains. Plutôt qu'un conflit inter-étatique nous préférons parler ici de controverse socio-technique pour mettre en évidence des enjeux jusque là ignorés, révélés par une analyse microsociologique. Il est important de noter qu'il s'agit ici de relations internationales et en ce sens que nous ne saurions isoler la micro d'une macropolitique, pensant qu'elles peuvent être embrassées d'un figures", Bratislava : Signum, Slovak Society for the Protection of Democracy and Humanity, Bratislava, Slovak Republic 1995 p. 3. A signaler le point de vue opposé dans les travaux : Miroslav KUSY, "The Hungarian minority in Slovakia under the conditions of the Slovak nation state", Perspectives, 1996, n°6-7, p. 63-73 ; Miroslav KUSY, "Autonomy as a way of political management of ethnic conflicts. The case of the Hungarian minority in Slovakia", Südosteuropa, 5-6/1997, vol. 46, p. 284-293. 117 même regard. Aussi dans le cadre de la sociologie des relations internationales nous intéresserons-nous avant tout aux interactions entre les individus, aux ramifications infraétatiques et supranationales et à leur évolution, rapportées à la dynamique propre de la controverse. L'objectif est de discerner et de décrire des pratiques et des discours des acteurs pertinents les dynamiques sociales et de les inscrire dans le jeu international. Nous reprenons donc l'idée de Pierre Lascoumes selon laquelle il est important de ne pas "pathologiser" l'affaire, autrement il ne faut pas considérer ce type de controverses "comme une surface, un symptôme d'enjeux particularistes inavoués et inavouables qui entretiendraient à dessein des oppositions pour mieux se positionner sur d'autres plans [qui] constitueraient un type d'interaction perverse" 490 . Conflit ethnique… On peut observer cette appréhension "pathologique" de la controverse Gabčíkovo-Nagymaros dans un grand nombre d'études. Le projet hydroélectrique hungaro-slovaque représente pour beaucoup d'auteurs l'archétype du conflit interétatique post-1989 en raison de la nonconcordance des frontières et des populations, de la question de la répartition du débit des cours d’eau 491 . On insiste alors sur l'inéluctabilité du conflit en raison du caractère explosif des ingrédients présents et de leur instrumentalisation par les acteurs : occupation historique de la région par la Hongrie, revendications territoriales portant entre autres sur le tracé du fleuve frontière (dernière modification en 1945), présence d'une minorité nationale en Slovaquie (10 % de la population slovaque sont d’origine hongroise) qui est principalement concernée par les barrages, retour en force des discours nationalistes au début des années 489 Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…(p. 57). Pierre LASCOUMES, "La productivité sociale des controverses" Intervention au séminaire, Penser les sciences et les techniques dans les sociétés contemporaines, 25 janvier 2001. Disponible sur :<http://histsciences.univ-paris1.fr/penserlessciences/semin/lascoume.html> (consulté le 1er octobre 2005). "Cela offre la possibilité d'observer un conflit sans le réduire, et peupler l'univers d'informateurs à demi-idiots ou, inversement complètement machiavéliques diraient Michel CALLON, Bruno LATOUR, "Pour une sociologie relativement exacte", 1983 www.ensmp.fr/~latour/ 491 "auparavant symbole de la mobilisation de base qui a contribué au renversement des régimes non démocratiques d'Europe centrale, est devenu le symbole des conflits ethniques qui dominent dans la région [guerre de Yougoslavie]" cf. "Danube dam storm boils over", The Guardian, 21 mai 1992. Voir aussi YvesMichel RIOLS, "La mise en route d'une centrale électrique slovaque sur le Danube. Epreuve de force entre Budapest et Bratislava", Le Monde, 20 octobre 1992, "jadis considéré comme une caricature de la mégalomanie communiste, l'encombrant héritage de Gabčíkovo-Nagymaros représente aujourd'hui l'un des principaux contentieux entre gouvernements démocratiques de Budapest, Prague et Bratislava". 490 118 1990 et de la dimension identitaire (protection des droits collectifs ou droits individuels) 492 . Ces études sont caractéristiques d’un fort déterminisme historique et d’une vision culturaliste où les identités ethniques 493 et nationales considérées comme permanentes, et leur différence irréductible, détermineraient une orientation politique précise 494 . D’où les sempiternelles références quelque peu tendancieuses aux «siècles de ressentiment», au «bouillonnement du chaudron ethnique» et à l’immaturité politique de ces pays dominés par des «haines ancestrales». Sur ces discours déterministes, l’historien Pierre Grosser déclare que "parler de «poudrière balkanique», de «Chine immobile» ou d'un Proche-Orient chargé d'histoire, berceau des trois religions monothéistes renseigne moins sur l'histoire de la région qualifiée que sur le poids des représentations et la vision statique et sélective de ceux qui véhiculent ces expressions" 495 . Il ajoute que "ces réifications historiques des politiques, des relations et des structures, qui provoquent dans les raisonnements bien des déterminismes, sont le résultat de multiples reconstructions, érigeant en réalité et en contrainte permanente ce qui parfois ne relève que de l'événement, voire de la coïncidence. Mais elles sont le résultat également de grandes narrations et de pratiques à l'effet cumulatif" 496 . A raison il conclut que "la mise en valeur d'un référent en fonction duquel tout est jaugé et étalonné pose d'autant plus de problèmes qu'à la fois le référent lui-même et le fait d'utiliser un tel référent sont des choix biaisés et des constructions artificielles" 497 . Eléphant rouge et pérestroïka verte La deuxième représentation la plus fréquente de la controverse associe la mobilisation contre "cet éléphant rouge" 498 à la "pérestroïka verte" composée par les protestations de groupes 492 Par exemple, Françoise CONAC, "Les malheurs d'un projet de coopération conçu au temps du socialisme : Gabčíkovo-Nagymaros", dans Françoise CONAC (dir.), Barrages internationaux et coopération. Paris : Khartala, 1996, (p. 351-369). Voir le chapitre dans la première partie consacrée à l'état du sujet. 493 Pour une critique de la catégorie "ethnique" dans la statistique mais à porter plus large, voir Alain BLUM, "Les limites de la statistique", Le Monde, 1 août 2006. 494 Voir par exemple Rogers BRIBAKER, Nationalism reframed : nationhood and the national question in the new Europe, New York : Cambridge University Press, 1995; 495 Pierre GROSSER, "De l'usage de l'histoire dans les politiques étrangères", dans Frédéric CHARILLON (dir.), Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris : Presses de Sciences Po, 2002, p. 361-389 (p. 363) 496 o.c. Pierre GROSSER, "De l'usage de l'histoire…", p. 364. 497 o.c. Pierre GROSSER, "De l'usage de l'histoire…", p. 368. 498 Jeu de mot emprunté cf. "Green Danube, red elephant", The Economist, 17 septembre 1988. 119 écologistes russes, estoniens ou bulgares. Dans cette vision, l’environnement n’est souvent perçu que comme un thème de ralliement pour des mécontentements divers ou une couverture acceptable pour la contestation du communisme. Cette interprétation a été diffusée par des militants, s'est vue confirmée dans les discours des dissidents qui cherchaient à faire reconnaître la spécificité de l’Europe centrale dans le bloc soviétique. Elle semble s'être imposée quasi naturellement à l'analyste. Dans ce tableau, l’opposition aux barrages incarne la défense des valeurs démocratiques, moralement supérieures (la protection de l’environnement devant l'une d'elles) contre le gigantisme irrationnel et destructeur du socialisme représenté par les barrages. Il s'agit ici d'un «amalgame de la représentation et de la justification»499 . Les analystes qui ont tiré de telles conclusions à partir de la mobilisation sociale contre le barrage de Nagymaros des années 1980 peinent d’ailleurs à appréhender l’après 1989. Ils se désolent de la disparition de la société civile et de l’absence de concrétisation de la «ferveur écologique», sans toutefois remettre en cause la pertinence de schémas explicatifs évolutionnistes ni la validité de la rupture temporelle de 1989. Ce faisant ils préjugent de la cohésion des petits groupes qui se sont opposés au barrage, de la cohérence des discours des opposants, du cloisonnement entre les différentes catégories d’acteurs (formels, informels…) et enfin de la pertinence de la rupture de 1989 500 . Dans ce cas, la controverse souvent lestée de jugements normatifs (gentils écologistes contre bétonneurs et plus rarement éco-terroristes contre entrepreneurs du progrès) n’a plus qu’un rapport très lointain avec le fleuve, les barrages et la multitude d’interactions sociales et de processus dans lesquels le projet s’insère. Pierre Grosser présente avec plus de nuance son interprétation de l’émergence du discours écologique "contre le système interétatique qui a cherché à fossiliser les contrôles sociaux par l'intermédiaire d'une suicidaire guerre froide, se formerait une société civile globale grignotant ce système de l'intérieur par son émancipation intellectuelle et ses formes originales 499 Denis RETAILLE, "L'impératif territorial", Cultures et conflits, 2002, n°21-22, p. 21-40. Voir également Jacques RUPNIK, L'Autre Europe. Crise et fin du communisme, Paris : Odile Jacob, 1990 qui observe une "conception écologiste de l'«antipolitique» centrée sur des questions concrètes; la méfiance vis-à-vis de la politique du parti et le contournement de la bureaucratie étatique" comme une nouvelle séduction pour les jeunes. La question selon lui est de savoir "si le «verdissement» de l'Europe centrale [qui] est une des tendances majeures des années 80 (…) résistera au retour actuel de la politique «réelle»" p. 74. 500 120 d'organisation. Ainsi, il existe une image de mouvements sociaux, voire d'une société civile mondiale qui reprendraient à leur compte le projet universaliste de l'humanité que le monde des États n'a pas pu ou n'a pas voulu mettre en œuvre. (…) La mobilisation autour de l'écologie a certes pu être promue par des nationalistes conservateurs qui critiquaient les conséquences de la modernité communiste sur la nature; elle a aussi été l'objet de réflexions postmodernes (en Hongrie, en RDA par exemple, avec l'influence notable respectivement des «grünen» autrichiens et allemands), proches de celles des militants occidentaux. Mais cette approche appelle certaines interrogations ; n'est-ce pas plus le désordre contestataire que l'organisation qui a été déterminante ? Peut-on vraiment comparer les mouvements sociaux à l'Ouest et à L'est ? Et enfin, ces mouvements ont-ils réellement eu un rôle significatif ?" 501 . L’ historien estime pour sa part que "les groupements qui ont proliféré à l'Est inventaient avant tout une forme de politique anti- État : l'intérêt était plus dans l'acte même d'opposition que dans la cause défendue (…) leur insistance sur l'action symbolique et non sur la représentation des groupes sociaux n'était pas très différente des pratiques communistes" 502 Nous souhaitons tout d'abord noter que le discours environnemental n'a jamais été l'apanage des seuls acteurs sociaux, ni des seuls spécialistes (écologues…). La protection de l’environnement est déjà une préoccupation officielle de la Hongrie communiste quand les premières critiques contre le projet hydroélectrique se font entendre. L’adoption de cette norme dans les années 1970, bien que superficielle et toujours respectueuse de la conception marxiste de l’environnement, a déjà conduit à l’élaboration de lois, à la signature de traités bilatéraux, à la création d'institutions et à la tolérance de quelques associations environnementalistes relativement indépendantes. A titre d’exemple, les problèmes liés à la pollution industrielle et à la dégradation du lac Balaton (haut lieu du tourisme occidental) ont déjà été désignés comme préoccupation nationale, ils sont traité par la presse officielle hongroise au début des années 1980. Tout ceci constitue en fait une toile de fond favorable à l’émergence d’une contestation sur la thématique environnementale et ce, d'autant plus qu'elle est une priorité pour beaucoup de scientifiques frustrés de ne pouvoir influer sur les décisions. 501 502 Pierre GROSSER, Les temps de la guerre froide, Paris : Complexe,1995 (p. 253). O.c. Pierre GROSSER, Les temps…p. 254. 121 La thématique environnementale en Europe de l'Est est également un sujet de préoccupation pour les Occidentaux 503 , particulièrement après la catastrophe de Tchernobyl en 1986. L'assimilation est faite entre écocide et régime communiste dans des schémas explicatifs simplistes 504 qui éludent la dimension historique de la résistance interne 505 et les éléments spécifiques qui ont mené à cette dégradation environnementale particulièrement aiguë dans les économies socialistes 506 . Aussi nous intéressons-nous aux pratiques et aux discours de ces acteurs qui se sont mobilisés et ont nourri cette controverse pour comprendre le rôle joué par la cause environnementale et les dimensions techniques et scientifiques du débat. Dans le chapitre liminaire nous avons insisté sur la diversité de ces acteurs, protestataires, défenseurs de cause, membres d'ONG ou acteurs profanes, agents d'État ou responsables institutionnels. Cette présentation montre qu'il y a eu deux campagnes de protestation bien distinctes. Nous observons pour notre part une véritable "nébuleuse contestataire" selon la terminologie de Sylvie Clarimont plutôt qu'une coalition unie et cohérente en faveur de la protection du Danube. Il s'avère par ailleurs difficile de discerner des catégories bien distinctes en raison de l'évolution des pratiques entre sphère publique et privée, formelle et informelle et de la référence à la science et la technique qui brouille la frontière entre savant et profane (expertise écologique des activistes et 503 Odile GUAZ, "Ecologie : plutôt verts que rouges", Le Nouvel Observateur, 26 juillet 1990, p. 68-69 "A Strasbourg, une centaine de députés verts venus de tous les pays de l'Est ont bouleversé les Européens qui les avaient invités. Là-bas, la pollution, la destruction biologique sont telles qu'un enfant sur six naît malformé." 504 Cf. Jean-Michel LE BOT, Du développement durable au bien public. Essai anthropologique sur l'environnement et l'économie, Paris : L'Harmattan, 2002 (p. 26). "le système soviétique fonctionnait comme une machine à détruire l'environnement : volonté de «rattraper et dépasser» à tout prix l'Occident quitte à «brûler les étapes» d'un développement conçu sur le modèle de productivisme industriel, priorité accordée aux indices de production brute, concurrence entre les intérêts sectoriels des différents ministères, le tout dans le cadre d'un régime totalitaire laissant extrêmement peu d'espace à la contestation." 505 Voir les travaux de Marie-Hélène Mandrillon sur l'émergence de l'écologie en URSS autour des aménagements du lac Baïkal et comment l'historienne souligne qu'il faut procéder avec prudence et ne pas trop rapidement assimiler écologie et antistalinisme une 'observation fine démontrant le décalage en terme de périodisation et un mouvement plus profond et antérieur de désidéologisation cf. Marie-Hélène MANDRILLON, "Les voies du politique en URSS : l'exemple de l'écologie", Annales ESC, novembre-décembre 1991, n°6, (p. 1375-1388). A noter également ces travaux qui resituent la politique soviétique en matière hydroélectrique par rapport à l'agriculture et décrit le rôle des géographes, des hydrologues de l’Académie des sciences de l’URSS dans les études environnementales cf. Thane GUSTAFSON, Reform on Soviet politics. Lessons on recent policies on land and water, Cambridge : Cambridge University Press, 2004. 506 A noter l'analyse de .Zsuzsa GILLE, "Two pairs of women's boots for a hectare of land : nature and the construction of the environmental problem of State socialism"," Capitalism, Nature, Socialism, décembre 1997, vol. 8 n°4 p. 1-21. L'auteur explique cette dégradation en repartant de la relation entre la nature et la société et non pas par les différences idéologiques entre capitalisme et socialisme d' État. Elle relève la différence de valeurs accordées aux ressources naturelles : valeur administrative ou valeur sociale et surtout les conflits spécialement nuisibles pour l'environnement qui en résultent. 122 militantisme actif des scientifiques). La distinction entre initié et étranger (insider et outsider) perd finalement toute validité. Les interrogations de Sidney Tarrow sur ces groupes constitués et sur le caractère "naturel" de la mobilisation prennent ici une pertinence toute particulière. Le sociologue questionne l'assimilation faite entre mouvements protestataires et défenseurs de cause (NGO advocates) ainsi que le caractère transnationaliste de l'activisme. "Les activistes sont-ils isolés des mouvements sociaux nationaux, des extensions de la protestation nationale ou des ponts entre le local et le mondial ?" 507 . Plus largement il s'agit de s'intéresser à la manière dont se recompose le paysage international. Selon Bertrand Badie : "l'international se recompose dans l'effervescence de la communication publique, dans l'aptitude des nouveaux acteurs à produire un débat qui contribue à asseoir leur influence et leur légitimité, mais aussi à créer de l'engagement et de la conviction. (…) le processus est en même temps source d'appropriation et de libération. D'un côté il permet à de nouveaux intérêts de contrôler un part de la société internationale ; de l'autre, en démultipliant les interventions au sein de celle-ci, il renforce l'autonomie des individus et leur donne une latitude de choix qui se distingue de la vision réaliste de l'allégeance citoyenne" 508 . La contribution à la lutte contre les barrages de la branche autrichienne du WWF ainsi que de celle de Béla Lipták (émigré hongrois) offrent des angles d'approche intéressants pour appréhender toute la diversité du jeu des acteurs non-étatiques sur la scène internationale. Ceci illustre la résonance internationale que peuvent avoir certaines actions individuelles et l'évolution des pratiques d'une association environnementale internationale (de l'action directe à la coopération avec les État s et cogestion de programmes internationaux) Ces cas montrent les phénomènes de cohabitation et les transformations de l'actions protestataire ainsi que la variété des formes d'expression d'intérêts et de défense de cause. Il s'agit de repérer comme Johanna Siméant ces "basculements éventuels entre action contestataire et autres formes de 507 cf Sidney TARROW, "The dualities of transnational contention : "two activist solitudes" or a new world altogether ?", Mobilization : an international journal, février 2005, vol. 10, n°1, p. 53-72. 508 Bertrand BADIE, La diplomatie des droits de l'homme, 2002 (p. 272). 123 représentation des intérêts, ce qu'une focalisation excessive sur la protestation ou à l'inverse le plaidoyer rend problématique" 509 . Béatrice Pouligny relève avec justesse les inégalités et hiérarchies dans l'action transnationale 510 , questionne les discours de certaines groupes et acteurs autoproclamant leur représentativité 511 et la "prétention de certaines associations qui se transnationalisent à représenter le «bien commun» et à fédérer toutes les initiatives" 512 . Cela impose de prendre en compte la variété des trajectoires historiques des organisations" 513 et de ne pas considérer le «transnationalisme» pour un acquis, ni comme un synonyme de démocratie. Béatrice Pouligny note par exemple le rôle décisif des experts et la manière avec laquelle "des groupes étroits d'«entrepreneurs de normes», (…) ont la capacité parce qu'ils sont les plus proches des réseaux de pouvoir et en connaissent les codes" 514 . Il s'agit avant tout de s'interroger sur cette rhétorique «enchantant» une société civile de manière totalement autonome des contraintes s'exerçant sur les acteurs" 515 . Controverse socio-technique et incertitudes Comme nous l'avons expliqué dans le chapitre introductif, la science et la technique tiennent dans les questions d'environnement une place très importante et ce qui se confirme aussi dans la présentation de la controverse. Ces deux thématiques offrent par conséquent un angle d'approche intéressant si l'on peut dépasser l'opposition entre science/technique et politique et se départir de l'idée qu'il s'agit en fait de paradigmes irréconciliables oscillant entre "prophétisme technophile et apocalypse technophobe" 516 . Bruno Latour souligne comment "la plupart des affaires déclenchées par le mouvement écologiste dépendent entièrement des 509 Johanna Siméant dans "Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les mouvements sociaux «transnationaux» dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association française de Science politiques, Lyon 14-16 septembre 2005, table ronde n°1, 39 p. 510 "interactions inégales entre des acteurs aux ressources, et aux pouvoirs différents" cf. Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux d'un processus équivoque", Critique internationale, octobre 2001, n°13, p. 163-176. (p. 165) 511 Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux d'un processus équivoque", Critique internationale, octobre 2001, n°13, p. 163-176. 512 Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux … (p. 176) 513 Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux … (p. 165). 514 Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux … (p. 168). 515 Denis CHARTIER, Sylvie OLLITRAULT, "Les ONG d'environnement dans un système international en mutation : des objets non identifiés", dans Catherine AUBERTIN (dir.), ONG et diversité. Représenter la nature ?, Paris, IRD Editions, 2005, p. 21-58, (p. 32). 124 sciences pour devenir visibles. (…) qu'on pense par exemple à l'«effet de serre» ou à la disparition progressive des cétacées : à chaque fois, les disciplines savantes se retrouvent en première ligne, ce qui n'était pas le cas pour d'autres mouvements sociaux" 517 . Stephen Bocking utilise cet angle d'approche pour étudier une controverse environnementale canadienne 518 . Ce dernier relève que "le rôle [de la science] est lourd de tensions et de contradictions" 519 bien que "la plupart des gens jugent évidente la pertinence du savoir scientifique dans les affaires environnementales. (…) La politique environnementale peut être remplie d'intérêts et d'attitudes conflictuels, mais toutes les parties semblent s'accorder au moins sur le fait que la science est essentielle. Et pourtant, jamais la relation de la science à la politique environnementale n'a été aussi activement débattue qu'aujourd'hui 520 . Sheila Jasanoff renforce cette idée quand elle observe que la science est "le champ de bataille préféré des environnementalistes. Selon elle, des années de recherche sur les controverses environnementales indiquent que les confrontations sur la science sont souvent la manifestation de surface d'engagements politiques et culturels plus profonds qui prédisposent les acteurs à minimiser l'importance de certaines sources d'incertitude sur la nature et à en exagérer d'autres. Autrement il s'agit plus de jugements sociaux et politiques que scientifiques. A l'inverse, les conflits qui tournent ostensiblement autour de faits scientifiques après une observation attentive, s'avèrent refléter des différences dans le cadrage du problème -sur les causes, la sévérité, les frontières, la distribution et les possibles solutions- des intérêts qui s'opposent. En se tenant en dehors des limites d'une production de savoir officiel, généralement sponsorisé par l'État , les ONG sont particulièrement bien situées pour observer les limites des cadrages des experts les plus en vue, pour questionner les hypothèses non 516 Expression empruntée à Philippe DESCOLA, "Offrir ce magnifique moteur qu'est la curiosité. Entretien par Nicolas Truong", Le Monde de l'éducation, juillet-août 2006, p. 52-55. 517 Bruno LATOUR, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris : La Découverte / Poche, 2004, note 1. p. 301. 518 Karen T. LITFIN, Ozone discourses. Science and politics in global environmental cooperation, New York : Columbia University Press, 1994 (p. 9). 519 Stephen Bocking, Nature’s experts. Science, politics, and the environment, New Brunswick : Rutgers University Press, 2004, (p. 4) 520 "La science est largement vue comme trop liée à des intérêts puissants, ramenant à l'industrie et aux gouvernements. Selon certains observateurs, l'action même de définir les problèmes environnements comme scientifiques fait obstacle à la prise en compte de leurs dimensions politiques et économiques- particulièrement les inégalités de pouvoir et de richesse" Stephen BOCKING, Nature’s experts...p. ix. 125 expliquées, exposer les valeurs derrière certains choix tacites et offrir des interprétations alternatives de données ambiguës" 521 . La sociologue de la science explique également qu' "étiqueter un problème comme "scientifique" ou "politique" entraîne implicitement une allocation de pouvoir –le pouvoir de parler et d'être entendu sur les problèmes en cause- et les groupes d'intérêts se battent pour ces étiquettes" 522 . Ce que reconnaissent à leur tour Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yann Barthe quand ils déclarent : "Contrairement à ce que l'on aurait pu penser il y a encore quelques décennies, le développement des sciences et des techniques n'a pas apporté avec lui plus de certitudes. A contraire, d'une manière qui peut paraître paradoxale, il a engendré toujours plus d'incertitudes et le sentiment que l'on ignore, est plus important que ce que l'on sait. Les controverses publiques qui en résultent accroissent la visibilité de ces incertitudes. Elles soulignent leur ampleur, leur caractère apparemment irréductible et accréditent du même coup l'idée qu'elles sont difficiles, voire impossibles à maîtriser. C'est dans les domaines de l'environnement et de la santé, qui constituent sans aucun doute les deux terrains les plus fertiles pour les controverses socio-techniques, que ces incertitudes sont les plus criantes" 523 . Cette approche implique que nous nous intéressions aux acteurs sous l'angle de leur expertise suivant les définitions de l'expert proposée par Pierre Favre 524 et Pierre Lascoumes 525 . Il est en effet important que noter que l'"expertise n'est pas un "attribut exclusif d'une catégorie 521 Sheila JASANOFF, "NGOs and the environment : from knowledge to action", Third World Quaterly, 1997, vol.18, n°3, 18 p. (p. 3/18). 522 Sheila JASANOFF, "Science and norms in global environmental regimes", dans Fen OSLER HAMPSON, Judith REPPY (dir.), Earthly goods. Environmental change and social justice, Ithaca : Cornell University Press, 1996, p. 173-197, (p. 181) 523 Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris : Seuil, «La couleur des idées», 2001 (p. 37). 524 L'"expert est celui qui est reconnu par sa communauté scientifique d'origine et par son commanditaire politique ou administratif ou syndical. Dans le meilleur des cas, l'expert, le plus souvent à son corps défendant, devient une ressource pour ceux qui le mobilisent. L'expertise est utilisée «à des fins d'augmentation du pouvoir» : «les acteurs défendent leurs intérêts par le biais de l'expertise»". Cf. Pierre FAVRE, Comprendre le monde pour le changer. Epistémologie du politique. Paris : Sciences Po, Les presses, 2005 "l'expert n'existe pas en tant que tel, il n'existe qu'à partir du moment où il est désigné par son commanditaire" (p. 304). 525 Définition de l’ "expert" : "à l'origine, l'expert est une personne qui détient un savoir particulier dans un milieu professionnel. Spécialiste reconnu dans son domaine, il tire sa compétence spécifique de son expérience, des acquis d'une longue pratique au cours de laquelle il a été confronté à des situations délicates et variées posant des problèmes particuliers qu'il a appris à résoudre…"(p. 7) Pierre LASCOUMES, "Avant-propos", dans Pierre LASCOUMES (dir.), "Expertise et action publique", Problèmes politiques et sociaux, mai 2005, n°912 (p. 5-8) 126 spécifique d'acteurs" 526 et que la démarcation entre spécialistes et non spécialistes tend à s'effacer 527 . Michael D. Kennedy sociologue spécialiste de l'Europe centrale remarque également une frontières entre experts et intellectuels estimant que "l'intelligentsia a gagné de l'autorité en devenant porte-parole d'un nouvel universalisme et de la société civile"528 , phénomène que l'on peut observer avec l'engagement des intellectuels dans la mouvance de la défense du Danube. Ceci n'exclut évidemment pas la question du pouvoir et des inégalités, Michel Callon et Yann Barthe rappellent que "dans la science, le pouvoir est partout"529 . L'idée est en revanche d'éviter tout déterminisme : "Nous ne disons pas qu'il n'y a pas de grands méchants loups, ni des faibles sans ressources. Mais prétendre savoir ces choses-là à l'avance, c'est faire preuve d'une grande suffisance théorique" 530 . C'est la dynamique même de la controverse qui peut renseigner 531 : "le pouvoir est envisagé comme le produit d'un certain nombre d'épreuves, comme le résultat qu'il s'agit d'expliquer et non comme le facteur explicatif" 532 , autant de précisions qui doivent être considérées avec les précautionq de méthode annoncées plus haut. Nous en déduisons l'importance de prendre en compte la dynamique de la controverse qui tend à être éludée par la recherche d'une causalité ou l'application d'un déterminisme explicatif. Or les controverses "se déploient dans le temps et dans l'espace. Leur trajectoire est en grande partie imprévisible car elle dépend de la nature et du degré des incertitudes, mais également de la manière dont certaines d'entre elles finissent par être réduites ou par disparaître. Quels groupes sociaux vont entrer en scène ? Quelles alliances vont-ils nouer ? Quelles options technologiques vont être révélées, ou au contraire écartées, par les recherches 526 "Avant-propos" (p. 9-14) dans Laurence DUMOULIN, Stéphane LA BRANCHE, Cécile ROBERT, Philippe WARIN (dir.), Le recours aux experts. Raisons et usages politiques, Grenoble : PUG, 2005, (p. 9). Les auteurs en déduisent qu'il faut briser les frontières disciplinaires, au croisement de l'analyse des politiques publiques, de la sociologie politique et de la sociologie des professions. 527 Cf. Corinne DELMAS, "Pour une définition non positiviste de l'expertise", dans T. RIBEMONT (dir.), Expertise et engagement politique, Paris ; L'Harmattan, coll. Cahiers politiques (p. 59) 528 cf. Michael D. KENNEDY, "The intelligentsia in the constitution of civil societies and post-communist regimes in Hungary and Poland", Theory and Society, février 1992, vol. 21, n°1, p. 29-76. (p. 29) 529 Michel CALLON, Yannick BARTHE, "Décider sans trancher. Négociations et délibérations à l'heure de la démocratie dialogique", Négociations, 2005/2, n°4, p. 115-129 (p. 122) 530 Art. cit. Michel CALLON, Yannick BARTHE, "Décider sans trancher…", p. 122. 531 "On estime souvent que les asymétries entre acteurs proviennent d'une distribution inégale des capacités d'expertise. Mais, dans les controverses que nous avons étudiées, il s'est avéré que l'expertise scientifique ne constituait pas toujours une ressources pertinente", Art. cit. Michel CALLON, Yannick BARTHE, "Décider sans trancher…", p. 123. 532 Art. cit. Michel CALLON, Yannick BARTHE, "Décider sans trancher…", p. 123. 127 entreprises ? Quelles nouvelles pistes de recherche vont être explorées ? Ces questions sont en permanence formulées et reformulées, au fur et à mesure que la controverse socio-technique se développe" 533 . Autant de questions qui constituent le squelette d'un agenda de recherche qui nous allons étoffer progressivement en constituant une boîte à outils appropriée. Pour conclure en revenant sur la piste épistémologique de l'introduction nous reprenons une citation Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yann Barthe pour leur analyse introspective sur les sciences sociales. Ces derniers relèvent selon nous avec justesse comment "par rapport aux savoir-faire traditionnels, les sciences sociales et humaines disposent (…) d'un pouvoir terrible : celui de disqualifier la parole des acteurs (…). Les sciences sociales s'attribuent couramment le pouvoir exorbitant de rétablir un sens dont elles assurent sans trembler qu'il est caché et que leur mission est précisément de le dévoiler. Les psychosociologues (…) se contentent de déplacer l'origine du discours, de l'attribuer aux angoisses irrationnelles dont il faut tenir compte, non pas pour prendre les décisions, mais pour les faire accepter. Une fois disqualifiée, la parole sauvage, spontanée, il reste à reconstruire une parole civilisée, encadrée. (…) Ce qui est formidable avec les sciences sociales, c'est qu'elles sont suffisamment diverses, variées, pour être capables à la fois de faire taire et de faire parler" 534 . 533 534 O.c. Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un monde incertain…, p. 47. O.c. Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un monde incertain…, p. 158. 129 Première partie 131 I. État de l'art appliqué : des controverses sous le microscope des sciences sociales Cette première partie est consacrée à l'état de l'art et l'état du sujet. Les présentations de la littérature grise traitant des problématiques de recherche et de ce qui a été déjà écrit sur le sujet sont des passages obligés de toute thèse de doctorat. Elles prennent ici une ampleur particulière en raison du rôle central qu'elles jouent dans notre démarche intellectuelle. Celleci vise à croiser les niveaux d'analyse en s'intéressant autant aux questions de méthodes qu'aux présupposés théoriques, dans le but de définir un cadre d'analyse. "Susciter des interrogations sur les questions conceptuelles sans perdre de vue la dimension empirique permettant d'y parvenir" 535 , tel pourrait en être le principe directeur de cette recherche qui considère l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros autant comme un objet politique que comme un objet de recherche. Nous partons de l'hypothèse que "le choix des paradigmes, celui des méthodes et des techniques d'investigation modifient considérablement l'éclairage donné sur l'objet"536 , et qu'il existe "un lien indissociable entre le mode et le niveau d'analyse, [car] les techniques de recherche [ne sont] pas en elles-mêmes univoques" 537 . Aussi nous a t-il semblé important de distinguer "le niveau de la construction théorique des problèmes (ce qu'on cherche à expliquer et/ou comprendre, autrement dit l'objet de la recherche) et le niveau de la démarche empirique (la méthode et le terrain de la recherche)" 538 . Ce croisement des données théoriques et méthodologiques 539 "permet de dégager le régime de généralisation spécifique à chaque cas (induction ou déduction) et d'apprécier en conséquence la pertinence entre matériaux de 535 Principe emprunté à Christian LEQUESNE, Andy SMITH, "Interpréter l'Europe : éléments pour une relance théorique", Cultures & Conflits, hiver 2001, http://www.conflits.org/article.php3?id_article=226. Ils considèrent "l'intégration européenne comme un défi pour le monde de l'action mais aussi un défi pour l'intelligibilité de ce monde". 536 Guy HERMET, Bertrand BADIE, Pierre BIRNBAUM, Philippe BRAUD, Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Paris : Armand Colin, 2001. entrée "méthodologie", (p. 174-179). 537 Frédéric SAWICKI, "Les politistes et le microscope" dans Myriam BACHIR (dir.), Les méthodes au concret, Amiens : PUF/CURAPP, 2000, (p. 143-164), p. 150. 538 o.c. Frédéric SAWICKI, "Les politistes…", p. 145. 539 Frédéric SAWICKI parle de taxinomie. 132 recherche et théorie ; elle incite en outre à spécifier les objectifs propres à chaque démarche" 540 . Cette distinction contribue à éclairer la manière avec laquelle les chercheurs en sciences sociales gèrent le problème micro-macrosociologique. Pour Frédéric Sawicki, cette difficulté "ne saurait se réduire aux dichotomies traditionnelles entre holisme et individualisme 541 ou entre action et ordre social" 542 . De même qu'il ne saurait y avoir de méthode supérieure à une autre puisque "la pertinence de chaque méthode doit en fait être appréciée par rapport à l'objet et à l'objectif concrets de la recherche" 543 . Christine Musselin emploie cet éclairage pour questionner la proximité existant entre sociologues, gestionnaires et politologues et voir dans quelle mesure la sociologie de l'action organisée et l'analyse des politiques publiques traitent vraiment du même objet quand toutes deux parlent d'action publique. Ainsi souligne t-elle en arrière-plan de sa pensée que des "démarches (…) peuvent se situer entre le macroscopique et le microscopique [alors que] le niveau de construction des problèmes [s'évalue] sur un continuum entre le micrologique 544 et le macrologique" 545 . Un état de l'art "appliqué" nous est apparu comme la méthode la plus appropriée pour cet type d'exercice. Celui-ci consistera à reprendre dans le détail des études de cas telles qu'exposées par différents auteurs afin de mettre à jour dans un deuxième temps les méthodes employées et les outillages théoriques mobilisés pour enfin conclure sur les apports et les limites de chaque cas 546 . 540 o.c. Frédéric SAWICKI, "Les politistes…", p. 150. L'intérêt de l'opposition de ces idéaux-types de démarche sociologique se vérifiant essentiellement sur le plan méthodologique puisqu'elle n'est jamais radicale dans les faits, cf. l'entrée "individualisme et holisme" dans David ALCAUD, Laurent BOUVET (dir.), Dictionnaire de sciences politiques et sociales, Paris : Dalloz, 2004, p. 169-172. Voir aussi Pierre BIRNBAUM, Jean LECA (dir.), Sur l'individualisme. Théories et méthodes, Paris : Presses de la Fondation nationales sciences politiques, 1986. 542 o.c. Frédéric SAWICKI, "Les politistes…", p. 146. 543 o.c. Frédéric SAWICKI, "Les politistes…", p. 151. 544 Terminologie appliquée à la dimension théorique, à distinguer de "microscopique", "macroscopique" désignant le type d'approche méthodologique. Voir le "tableau de pensée" consacré au mode d'investigation et mode d'analyse dans les sciences sociales dans Frédéric SAWICKI, "Les politistes…", p. 147. 545 Christine MUSSELIN, "Sociologie de l'action organisée et analyse des politiques publiques : deux approches pour un même objet ?", Revue française de science politique, février 2005, vol. 55, n°1, p. 51-71. 546 Sur ce débat théorie/méthode voir la citation de P. Hall reprise par Patrick Hassenteufel et Andy Smith : P. HALL, "Aligning ontology and methodology in comparative politics", communication au colloque «Comparative historical analysis», Brown University, 27-29 avril 2000, "Le rapport entre la méthodologie et l'ontologie est crucial parce que la pertinence des techniques d'enquête dépend de la nature des rapports causaux qu'elles sont censées découvrir. Par exemple, il est peu utile d'appliquer des méthodes conçues pour découvrir 541 133 Le choix des études de cas est motivé par plusieurs raisons. La première tient à un souci de cohérence. Ainsi chaque cas ou thématique de recherche (ex. les grands barrages) s'inscrit à la fois dans la problématique de l'environnement (environnement comme stratégie de mobilisation, comme risques et choix technologiques, comme normes relevant du patrimoine universel), s'intéresse à un ou plusieurs phénomènes de mobilisation sociale et touche à la dimension transnationale. Dans cette dernière perspective nous étudierons certains "objets" de préoccuation mondiale (enjeu planétaire), des campagnes de protestations, réseaux de solidarité et nouvelles pratiques internationales ainsi que sur la thématique de la mondialisation. Ces axes de recherches sont autant de fils conducteurs qui assurent lisibilité et cohérence sans toutefois fixer de limites trop strictes à une réflexion pluridisciplinaire. Il s'agit plus généralement de s'intéresser à ces nouveaux acteurs de la scène internationale et à leurs interactions (populations locales, indigènes, riveraines, associations locales ou ONG internationales, agences onusiennes, organismes multilatéraux, institutions financières internationales…), et également aux idées 547 Une deuxième raison est de mettre en exergue la variété des champs disciplinaires traitant de ces thématiques de recherche et de souligner l'intérêt d'une démarche pluri-disciplinaire. Aussi avons-nous choisi de nous intéresser aux travaux de politologues (Marie-Claude Smouts, Margaret Keck et Kathryn Sikkink, Sanjeev Khagram), de sociologues (Zsuzsa Gille, Michael Goldman), d'anthropologue (William F. Fisher) même s'il faut signaler tout de suite que ses catégories ne sont définitives. Cela correspond d'une part à la démarche pluridisciplinaire revendiquée par la sociologie des relations internationales dans laquelle cette recherche s'inscrit, et d'autre part à une volonté d'inscrire plus largement ce travail dans le champ large des sciences sociales. Cette démarche sans a priori souhaite faire part, sans prétention exhaustive, des apports intéressants de la recherche universitaire actuelle sur les questions des des rapports fonctionnels si on cherche à analyser un monde où les relations causales ne sont pas fonctionnelles mais relèvent d'autres formes de causalité. En un mot, pour être valides, les méthodologies adoptées dans un champ doivent être en phase avec son ontologie" cf. Patrick HASSENTEUFEL, Andy SMITH, "Essoufflement ou second souffle ? L'analyse des politiques publiques «à la française»", RFSP, février 2002, vol. 52, n°1, (p. 5373). 547 A noter les travaux de Daniel C.THOMAS, "The Helsinki accords and political change in Eastern Europe", dans Thomas RISSE, Stephen C. ROPP, Kathryn SIIKINK, The power of Human rights. International norms and domestic change, Cambride : Cambridge University Press, 1999, p. 205-233, et aussi Ninna TANNENWALD, William C WOHLFORTH," Introduction : the role of ideas and the ends of the cold war" et Nina TANNENWALD, "Ideas and explanation advancing the theoretical agenda", Journal of cold war studies, printemps 2005, vol. 7, n°2, n°spécial (p. 3-12), et (p. 13-42). 134 acteurs, des études transnationales, de l'environnement pour les relations internationales. Elle s'attache donc à rendre compte de certains travaux en sociologie, de politique publique, de géographie (sociologie des mouvements sociaux, sociologie de l'action politique, sociologie de la science, géographie politique…) en s'arrêtant sur des approches spécifiques mais aussi à lire attentivement des ouvrages devenus des références 548 et enfin, plus accessoirement, à présenter quelques courants universitaires d'Amérique du nord peu diffusés en France qui peuvent faire apparaître des pistes de recherche stimulantes 549 . Pierre Favre explique qu’il n’y a pas d’objet spécifique à la science politique, ce que confirme Guillaume Devin quand il explique qu’"il faut se défaire de l'idée que les études internationales porteraient exclusivement sur des objets internationaux. Elles englobent un champ plus vaste dans lequel ce sont les dynamiques mixtes – à la fois endogènes et exogènes- qui président aux «grands transformations». En ce sens; l'analyse internationale invite à penser les processus de changement dans la durée et dans une perspective globale" 550 . Guillaume Devin relève également le "risque d'autonomiser de manière excessive et injustifiée les études internationales des études politiques en général" 551 . L’avantage pour Pierre Favre est que "dès lors que l'on reconnaît que la définition de l'objet de la discipline n'est pas un problème théorique, mais un problème pratique et empirique, les combats pour la scientificité ne s'y déroulent pas et la congruence du mode savant et du mode commun de désigner une région de l'univers social devient socialement avantageuse" 552 . Dans cette ligne nous tenons à préciser que notre objectif est de passer outre "la parcellisation" des 548 Certains ouvrages comme Margaret KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyong borders…"sont à ce point cités qu'on ne peut totalement oublier l'influence qu'ils ont, et les routines qu'ils contribuent à renforcer" (p. 6/39) cf. Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les mouvements sociaux «transnationaux» dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association française de science politique Lyon 14-16 septembre 2005, table ronde n°1. 549 Cf. Patrick HASSENTEUFEL, Andy SMITH, "Essoufflement ou second souffle ? L'analyse des politiques publiques «à la française»", RFSP, février 2002, vol. 52, n°1, p. 53-73. 550 Guillaume DEVIN, "L'international comme dimension compréhensive", dans Pierre FAVRE, Jean-Baptiste LEGRAVE, Enseigner la science politique, Paris : L'Harmattan, 1998, p. 231-240 (p. 238). 551 Art. cit. Guillaume DEVIN, "L'international…, p. 232. L’auteur remarque avec intérêt l'option choisie par les politistes qui est de "traiter des phénomènes internationaux non sous la forme de questions distinctes mais comme un dimension obligée de l'analyse politique (…) penser les objets (…) comme inscrits dans des systèmes d'interactions qui ne sont pas nécessairement enclavés dans les frontières du territoire national (…) Non seulement ce renversement de perspective éviterait de cloisonner arbitrairement les sous-disciplines de la science politique mais il contribuerait à analyser d'une manière compréhensive les phénomènes politiques" (p. 232). 552 Pierre Favre, "Retour à la question de l'objet ou faut-il disqualifier la notion de discipline ?", Politix, 1995, n°29, p. 141-157 (p. 156). 135 compétences en science politique, déjà abordée en parlant de l’aire politique Europe centrale : "La diversité des résultats obtenus, la multiplication des travaux publiés, rend de plus en plus difficile leur maîtrise, et la discipline [de la science politique] tend naturellement à se diviser en sous-champs fortement autonomes (relations internationales, sociologie des mouvements sociaux, politiques publiques, etc.) voire en modes d'approches antagonistes, socio-histoire du politique, théorie des choix rationnels, sociologie pragmatique, etc. Chacun se spécialise, perd la vue de l'ensemble, et n'a plus la capacité de capter les mouvements globaux de la société" 553 . Dans le champ des relations internationales Jens Batelson préconise avec justesse de développer "une meilleure compréhension [du] propre rôle [du chercheur] dans la constitution même de son sujet d'étude" de d’engager un "rapport réflexif. Ceci permettrait de comprendre le rapport discursif dans lequel ont été constitués l' État et le système des États, ainsi que la manière dont les théories des relations internationales ont servi à légitimer certaines institutions et pratiques" 554 . Une précaution s’impose également par rapport à notre souci de faire resurgir la dimension méthodologique des travaux étudiés. Comme l’indique Pierre Favre face à l’ objectif de "faire surgir les questions qu'il faut se poser", "il faudrait se garder de pousser à la limite cette nécessité de la critique méthodologique, car elle pourrait être autodestructive" 555 . Il ne peut alors s’agir que d’un "préalable à l'étape plus féconde de la recherche (…) il ne faut cependant pas surestimer ce phénomène [contradiction des résultats explicable par la divergence des fondements théoriques] : l'histoire des sciences sociales montre avec constance que les problématiques et les terrains d'enquête varient simultanément. Durant une période, on fait porter l'investigation sur tel terrain avec telle problématique, à la période suivante, la problématique change mais aussi le domaine empirique auquel on applique l'interrogation" 556 . 553 Pierre FAVRE, Comprendre le monde pour le changer. Epistémologie du politique, Paris : Presses de Sciences Po, 2005 (p. 361). 554 cf. Jens BARTELSON, "Y a-t-il encore des relations internationales ?", Revue études internationales, juin 2006, vol.37, n°2, p. 241-256 (p. 254). 555 Pierre FAVRE "Sur la nature et l'usage des états des travaux" dans Fabien JOBARD, "L'usage de la force par la police dans les pays anglo-saxons", Rapport pour l'Institut des hautes études de sécurité intérieure, décembre 1994. 556 Art cit. Pierre FAVRE "Sur la nature et l'usage…". 136 1. Déforestation dans l'éco-politique internationale Le premier travail sur lequel nous avons choisi de nous arrêter est celui de la politologue Marie-Claude Smouts Forêts tropicales 557 . Cet ouvrage a retenu notre attention pour une multitude de raisons et notamment pour la manière dont la politologue aborde un problème environnemental mondial dans une démarche sociologique. S'inscrivant dans l'approche de sociologie des relations internationales, elle cherche à dégager de l'analyse des pistes de recherche spécifiques, dans une démarche inductive 558 . Dans les faits, le sujet est traité comme un moyen dans une réflexion plus large portant notamment sur les outils conceptuels de la discipline des relations internationales face aux nouveaux enjeux. "Ainsi la façon dont est traité le sujet «déforestation» reflète moins le caractère particulier de l'objet «forêts tropicales» que les jeux d'interactions structurant la société mondiale à un moment donné" 559 . L'attention portée à la dimension technico-scientifique du sujet ainsi que les présupposés théoriques de l'auteur (théorie des communautés épistémiques de Peter Haas, Ecole anglaise des relations internationales) expliquent également ce choix. Un tel travail d'enquête représente à nos yeux un exemple à suivre pour aborder les sujets liés à la dimension environnementale. A. Des hommes et des arbres : une lecture technico-scientifique Cette étude conduite par Marie-Claude Smouts porte sur les bois tropicaux. Il ne s'agit pas d'une monographie d'un produit de base, telle que l'auteur avait pu se l'imaginer dans les années 1980 mais d'une analyse critique de l'écopolitique mondiale à travers le problème de la 557 Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales. Jungle internationale. Les revers d'une écopolitique mondiale, Paris : Presses de Sciences-Po, 2001. 558 "La théorie doit être développée à partir d'un corpus de données empiriques (traitées de manière comparative) et non s'inscrire dans une théorie donnée priori" o.c. Christine MUSSELIN, "Sociologie de l'action…", p. 61. 559 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 51. 137 déforestation. "Sous les bois tropicaux, je trouvais les arbres, sous les arbres la forêt et sous la forêt toutes les questions sensibles de l'environnement planétaire : biodiversité, effet de serre, droits des populations locales" 560 . Indirectement par cet aveu on entrevoit toute l'évolution de la discipline des relations internationales et le déplacement de l'attention des États et des organisations internationales vers les acteurs et les dynamiques sociales, définis plus largement. Elle présente la forêt tropicale comme étant "un système d'acteurs beaucoup plus vaste dont les organisations internationales ne sont qu'une composante" 561 . Ce sysème comprend "experts individuels, centres de recherche, fonctionnaires internationaux, administrations publiques, industriels, associations professionnelles, (…) ONG" 562 . Cette spécialiste du système onusien insiste d'ailleurs sur les limites de celui-ci sur cette question de la déforestation 563 , en insistant sur le fait que la forêt ne fait l'objet d'aucun régime 564 . Elle explique ailleurs que "le point de départ et le point d'aboutissement d'une politique de préservation de la forêt se trouvent dans les systèmes d'interactions sociale dans lesquels s'insèrent les espaces boisés. Ce sont les systèmes d'interaction construits à tous les niveaux autour des multiples fonctions de la forêt qu'il convient de décortiquer en préalable à toute action politique pour que se révèlent les mécanismes d'échange, les liens de dépendance, les stratégies contribuant à l'exploitation abusive de ses ressources. Dans cette démarche, les variables socio-culturelles (…) caractérisent les modes d'énonciation –et par conséquent la structuration et l'issue- du problème" 565 . 560 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 15. La politologue a auparavant travaillé sur le système ONU et sur les relations Nord/Sud. 562 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 317. 563 "La forêt est entrée dans la logique impitoyable de l'exercice «onusien» consistant à trouver au niveau mondial le compromis entre quantité d'approches divergentes qui donnera l'illusion d'une vision commune baptisée consensus. D'où ces énumérations en forme de millefeuille qui ne satisfont personne mais ne déplaisent à aucun : une couche pour le Sud, une couche pour le Nord, un peu de crème sucrée pour lier le tout", o.c. MarieClaude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 100. 564 "Si prémices il y a d'une écopolitique forestière internationale, cela n'a rien à voir avec l'établissement d'un quelconque «régime». Il n'y a pas de système mondial d'action collective, pas de grand accord formalisé, pas de structure institutionnelle qui s'impose, pratiquement pas d'engagements financiers communs pour le long terme, bref rien de ce qui fait le bonheur des théoriciens des régimes", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 201. 565 Marie-Claude SMOUTS, "Un monde sans bois ni lois. La déforestation des pays tropicaux", Critique internationale, octobre 2000, n°9, p. 131-146 (p. 132). 561 138 Marie-Claude Smouts adopte une approche relationnelle de l'environnement 566 qui contraste avec les représentations les plus courantes de ce type d'études 567 . Ainsi pour elle, les bois tropicaux, simples matières premières, renvoient à "un certain type de rapports sociaux, politiques et économiques organisant les relations de l'homme et de la nature dans un milieu particulier" 568 . Sa recherche tend avant tout à comprendre comment la déforestation est devenue "une grande cause internationale allant de soi" 569 . Rappelant que la notion même de "forêt tropicale" telle qu'énoncée dans les discours internationaux, est une construction sociale, la politologue s'intéresse au mécanisme qui a permis de bâtir un tel enjeu planétaire. Elle conclut que "la fonction écologique de la forêt tropicale n'est déjà plus une valeur méritant d'être préservée en soi" 570 car cela ne s'appuie sur aucune preuve scientifique. Notons comment elle explique ailleurs qu'en matière de risques environnementaux mondiaux, la hiérarchisation dans les préoccupations varient et comment les internationalistes se sont trouvé désarçonnés 571 . Elle utilise le concept de «risques du jour» pour souligner l'inconstance caractéristique des représentations de menaces mondiales 572 . La politologue 566 Pour le sociologue Pierre Lascoumes "l'environnement doit être pensé non pas selon la logique des sujets, ni celle des objets, mais en fonction de leurs relations, c'est-à-dire selon les pratiques qui l'ont produit [l'environnement] et le transforment sans cesse", "il n'y a d'espèces et de milieux que vécus et pratiqués", (p. 1112), cf. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir. Environnements et politiques, Paris : La Découverte, collection «textes à l'appui/série écologie et société», 1994. 567 Voir par exemple Thomas PRINCEN, Matthias FINGER (dir.), Environmental NGOs in world politics. Linking the local and the global, London & New York : Routledge, 1994. 568 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 24. 569 "la première tâche de cet ouvrage sera d'examiner comment et pourquoi la forêt tropicale a été érigée en question politique mondiale au début des années 1980", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 22. 570 Selon elle, il s'agit "d'un bien marchand potentiel que l'on pourra produire, vendre, échanger sur un marché créé de toutes pièces", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 37. 571 "A l'instar des responsables politiques, [les internationalistes] s'en remettent aux sciences «dures» et aux statisticiens du risque, quand ils ne choisissent pas tout bonnement d'ignorer la question en la jugeant sans pertinence"(p. 242) ou encore "sociologues et politistes ont considéré avec suspicion [la science de l'écologie] qu'ils n'avaient pas construit et qui posait la problématique des interactions en termes inédits" (p. 249), MarieClaude SMOUTS, "Un trou noir dans l'espace mondial : le risque environnemental global", (p. 241-254), dans Anne-Marie LE GLOANNEC, Aleksander SMOLAR (dir.), Entre Kant et Kosovo. Etudes offertes à Pierre Hassner, Paris : Presses de Sciences Po, 2003, 572 "Les divergences de perception de la menace combinées à l'inflation continue des risques environnementaux rendent impossible un consensus mondial sur les priorités. L'inscription sur l'agenda diplomatique se fait de façon aléatoire, en fonction des événements, des opportunités économiques, de l'influence de tel ou tel groupe d'ONG, des jeux politiques", Marie-Claude SMOUTS, "Les trajectoires du risque environnemental global", (p. 189-198), dans Josepha LAROCHE, Mondialisation et gouvernance mondiale, Paris : PUF, collection «Enjeux stratégiques», 2003, (p. 193). 139 remarque que les aspects "différés et cumulatifs" 573 des risques compliquent l'action 574 , d'où une situation d'aporie pour l'écopolitique mondiale : "les enjeux sont élevés, les décisions à prendre sont urgentes mais les faits sont incertains et les valeurs sont en discussion" 575 . Dans cette étude de cas, elle s'applique à expliquer la multifonctionnalité de la forêt, les aspects techniques de la sylviculture 576 (phénomène d'érosion, complexité des interactions au niveau hydrologique 577 …) et la nécessité de la considérer comme un système 578 . Dans le cas de la forêt tropicale, les spécificités sont telles qu'elle accentuent les problèmes 579 . Elle en déduit que "la compatibilité des fonctions est pratiquement impossible à assurer sur un espace forestier donné sans un arbitrage et sans une administration forte pour le faire respecter" 580 laissant entendre que le salut est dans une gestion rationalisée 581 . La politologue s'attaque sur cette base aux discours alarmistes, démontrant l'absurdité de certains messages en expliquant les phénomènes scientifiques en jeu 582 ou en se référant 573 "L'articulation complexe des différentes échelles, d'espace, de temps, de vulnérabilité, rend très difficile la maîtrise sur le plan conceptuel, et plus encore sur le plan pratique, [de] l'enchaînement des causes et des effets dans la crise écologique", o.c. Marie-Claude SMOUTS, "Les trajectoires …, p. 198. 574 "Prétextes à l'inaction politique et à l'endormissement de l'opinion" o.c. Marie-Claude SMOUTS, "Les trajectoires…, p. 195. 575 o.c. Marie-Claude SMOUTS, "Les trajectoires…, p. 198. 576 Elle explique par exemple que pour un forestier, la notion d'"aménagement durable" est un pléonasme, o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 277. 577 "le lien entre l'existence de la forêt et la réduction des inondations est plus complexe (…). Il faut savoir de quelles espèces se compose la forêt en question, quelles activités lui sont associées, de quelle façon elle est exploitée", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 33. 578 La forêt tropicale "n'est pas un milieu clos réservé aux forestiers, indépendant de l'environnement sociopolitique et des autres secteurs de la vie publique. Elle n'est pas seulement une source de matière première pour le commerce et l'industrie, pas seulement une source de revenu pour les États et les élites politiques, pas seulement une ressource dont plusieurs centaines de millions de personnes tirent leurs moyens de subsistance, pas seulement une réserve de biodiversité intéressant l'ensemble du genre humain, pas seulement un écosystème où vivent plusieurs millions d'autochtones...", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 40. 579 "Les enjeux sont plus lourds, les intérêts plus contradictoires, les conflits plus violents", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 42. 580 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 42. 581 Sur la question de la conservation par exemple, elle estime que "les seuls projets qui ont une chance de fonctionner correctement sont des projets internationaux montés par des spécialistes en conservation expérimentés, disposant de collaborateurs bien formés, indépendants par rapport aux pouvoirs politiques locaux, soutenus par une grande institution internationale publique ou privée pendant une longue période", o.c. MarieClaude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 265. 582 "Le slogan des années 1980 sur l'Amazonie «poumon de la planète» était une absurdité. En situation normale, une forêt constituée absorbe presque autant d'oxygène qu'elle en rejette dans l'atmosphère et dégage presque autant de gaz carbonique qu'elle en produit. La respiration des végétaux et des organismes qui se nourrissent de la biomasse équilibre la fixation de gaz carbonique par la photosynthèse…", o.c. Marie-Claude SMOUTS, "Les trajectoires…, p. 35. 140 concrètement au terrain pour invalider certains débats 583 . Pour elle les obstacles à l'aménagement durable de la forêt ne sont ni techniques, ni scientifiques 584 , mais résident dans "les possibilités concrètes d'application sur le terrain" 585 . Elle laisse entendre par déduction que ce qui pèche relève d'un domaine moins rationnel, qualité "disqualifiante" en l'espèce 586 . Acteurs en compétition : experts, activistes et autochtones Il est intéressant de relever la posture de l'internationaliste sur la question de l'espace et l'aspect microsociologique des problèmes de la déforestation. Sur la dimension spatiale elle rappelle comment les incidences pratiques des interventions sur la forêt sont des sources de conflit 587 , et insiste sur l'importance de prendre en compte les réactions autochtones. La dimension locale est mentionnée via le décalage des perceptions sur ce système forestier transnational censé incarner les "intérêts supérieurs de l'humanité"588 . Il existe des différences dans la conception même de la nature "la traduction du discours transnational dans un langage intelligible par ceux censés le mettre en pratique" 589 tend à éluder.. Si au niveau rhétorique la greffe ne prend pas, l'observation des pratiques démontre que les acteurs locaux peuvent déployer des stratégies inattendues. Elle s'inscrit ainsi en faux contre l'image de victimes souvent associée aux populations autochtones 590 et refuse tous les extrêmes : à savoir l'idéalisation romantique 591 ou le rejet systématique d'une participation 583 Par exemple "le débat exploitation/protection reste largement théorique. Vu du terrain il est même surréaliste" o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 43. 584 Elle explique que "les exploitants forestiers professionnels savent faire tout cela très bien", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 279. 585 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 279. 586 Elle parle surtout du délicat mélange entre éthique et technique "quand on "inclut (…) la gestion de produits multiples, ligneux, non ligneux, la production de services divers attendus de la forêt, le respect des fonctions écologiques, la satisfaction des besoins sociaux des populations, tout cela dans une perspective à long terme, on entre dans la plus grande confusion. Tout se mélange ; l'éthique et la technique, les objectifs que l'on souhaite atteindre et les moyens d'y parvenir", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 280. 587 "La perception de l'espace et de son utilisation optimale est par-dessus tout source de conflit : les découpages entraînés par les projets de conservation, l'écotourisme, les concessions forestières sont souvent en décalage avec les usages villageois, les droits coutumiers, les limites symboliques du terroir" [à noter définition terroir par spécialiste de l'Afrique]", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 323. 588 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 323. 589 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 323. 590 "Les fameux «partenaires locaux», référence obligée du nouveau discours international, déploient des stratégies d'adaptation insoupçonnées et se laissent difficilement insérer dans des schémas durables dès lors qu'ils découvrent le jeu du marché et les mille façons d'en tirer bénéfice", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 45. 591 "Le danger serait qu'un nouveau romantisme se construise autour de ces merveilleux peuples des forêts qui sauraient spontanément quoi faire aujourd'hui pour conserver les arbres et les espèces animales pour peu qu'on 141 locale au processus décisionnel 592 . Aussi enquête t-elle sur les argumentaires de justification (pauvreté, démographie, agriculture de rentes..) qui font souvent peser la responsabilité sur les populations locales. Elle cite les experts en agronomie tropicale et autres spécialistes pour comprendre les problèmes (culture sur brûlis, transmigration…) de manière à contrecarrer des schémas simplistes et réducteurs. Marie-Claude Smouts remarque à l'inverse des "responsabilités enchevêtrées" et des "interactions complexes" et estime que ces schémas imposentt des interprétations de la réalité 593 . Aussi s'efforce-t-elle de les démêler sur la question du commerce de bois 594 dans une démonstration étayée de références et d'explications techniques et scientifiques 595 . Marie-Claude Smouts accorde beaucoup de crédit au travail des spécialistes dans cette recherche. Leur importance apparaît sous deux aspects : dans l'aide qu'ils ont pu apporter à la politologue dans sa recherche (argumentation axée sur des explications technicoscientifiques), mais aussi dans le rôle central dont ils sont crédités pour gérer le problème même de la déforestation. Elle a privilégié le contact direct avec les "vrais spécialistes" de la forêt, c'est-à-dire "ceux qui y travaillent, ceux qui l'étudient, ceux qui l'habitent"596 , et participé à un forum international (Organisation internationale des bois tropicaux) pour s'entretenir avec eux, recueillir des témoignages 597 (qualifiés de francs et plutôt impartiaux). les laisse faire et que les gouvernement ne s'en mêlent pas. Tout aussi marqué que les fantasmes de l'homme blanc, ce pari sur l'innocence originelle de l'indigène à de bonnes chances d'être perdu", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 267. 592 "Les populations locales ne sont pas seulement ces populations dominées et malmenées que l'on découvre périodiquement dans les médias. Elles vivent, imaginent, prennent des initiatives, revendiquent, s'adaptent, s'insurgent" (p. 324). M.C. Smouts note toutefois comment au début de la campagne pour la forêt tropicale humide "les populations se trouvaient prises en otage et payaient le prix de batailles de paradigmes où elles ne pouvaient mais" (p. 259) et ailleurs comment l'attention accordée aux populations varient et dans le cas des grands parcs africains "la protection des sites, de la flore et de la faune au nom d'une certaine conception occidentale de la vie sauvage s'est accompagnée de drames sans nombre", (p. 263), o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… 593 "une route en forêt pourrait être autre chose que le pur désastre écologique dépeint par des conservationnistes intransigeants, bien dotés en voitures tout terrain", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p.164. 594 Voir le chapitre 4, p. 167-200. 595 Marie-Claude Smouts utilise des sources institutionnelles (ex. FAO, Association technique internationale des bois), des données techniques de centres de recherche spécialisée (CIRAD.-forêt) et des marchés financiers, des articles de revues professionnelles… A noter des références très pointues comme par exemple sur les essences d'arbres : ex. "pour ceux qui s'intéressent aux arbres, on mentionnera le padouk et le kavazingo dont la production a dépassé celle de l'ozigo traditionnelle au Gabon, et le moabi en forte progression", note 4 page 169. 596 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 16. 597 Ces spécialistes sont indirectement crédités pour leur franchise et leur impartialité. 142 Elle accorde ainsi une place centrale au savoir et à ses détenteurs 598 dans la ligne de la théorie des communautés épistémiques développée par Peter Haas (voir plus bas). Les ONG sont en revanche stigmatisées pour leur absence de discernement, leur manque de compétence technique et le travail de simplification qui relève selon elle de la désinformation 599 . Elle critique notamment la manière dont ils accaparent le discours au détriment des spécialistes 600 et profitent de l'absence de consensus au sein de la communauté des forestiers pour s'imposer 601 . Marie-Claude Smouts rappelle que la conservation est à la fois un "gagne-pain" et une "idéologie" 602 , ce qui annihile l'image de bienveillante bienfaisance associée aux organisations non gouvernementales. "Ce sont elles [les ONG] qui lancent les mots d'ordre et mettent de nouveaux concepts à l'ordre du jour (ou bien les réinventent). Comme elles sont aussi les employeurs de beaucoup de jeunes diplômés (…) elles peuvent à bon droit se targuer d'une expertise scientifique". La politologue est toutefois amenée à nuancer sa critique à l'observation de certains faits (processus de certification) pour reconnaître des qualités à ces acteurs non-gouvernementaux (souplesse, rapidité de réaction, capacité de mise en réseau 603 ). Celles-ci contribuent en effet partiellement à l'élaboration et au respect de nouvelles normes auxquelles elle accrédite un 598 "Les gouvernements et les experts se rencontrent et «dialoguent», ô combien ! Mais ce sont les ONG qui imposent les thèmes et le choix des objets «scientifiques».", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 113. 599 Par exemple elle explique que "Greenpeace et le WWF se saisirent de l'information en oubliant toutes les nuances et précautions accompagnant la présentation scientifique" et comment leur message a continué à circuler, véhiculé par les agences de presse, repris dans les discours officiels des ministres alors qu'il s'agissait d'une "erreur scientifique avérée"(p. 119) ou encore que "les scientifiques sont dépossédés du discours public sur leur objet"(p. 121). La voix des scientifiques n'est pas particulièrement écoutée "tout au plus leurs études connaissent-elles une publicité passagère lorsqu'elles sont utilisées à des fins stratégiques par les organisations inter-étatiques, les ONG, ou les industries du bois y trouvant matière pour justifier leurs positions", p. 121, o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… 600 Elle indique par exemple que les ONG occidentales parlent à la place des ingénieurs forestiers du tiers-monde (p. 124). Elle critique "l"habileté des grandes ONG [qui a été] d'avoir saisi le vent les premières" (p. 307) et "l'emprise des ONG sur l'élaboration de la problématique légitime et leur capacité à faire passer leurs propres critères sur des critères universels en discréditant tout ce que ne venait pas d'elle", (p. 303) o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… , 601 "Il est impossible de présenter un front uni lorsqu'il s'agit de définir des priorités relevant autant de l'éthique et du choix politique que de la technique forestière. Dans ce vacuum, les ONG se sont installées et elles occupent le champ du discours, laissant loin derrière non seulement les forestiers mais aussi les biologistes, les botanistes, les anthropologues, les sociologues. Elles assument tous ces rôles à la fois"? o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… , p. 125. 602 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… , p. 266. 603 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… , p. 31. 143 certain mérite : comme de maintenir la notion de «bon comportement» sur l'agenda, de favoriser une éthique de la discussion entre tous 604 . Les États ne sont traités ici que comme des acteurs parmi tant d'autres et l'auteur de s'inteorrge pas sur les incidences pour la souveraineté ou le principe de territorialité des interactions. Marie-Claude Smouts souligne essentiellement des clivages opposant les pays industrialisés aux pays en développement 605 Normes et pragmatisme L'attitude de Marie-Claude Smouts est plus ambivalente sur la question des normes 606 . Elle les crédite d'un rôle symbolique tout en se montrant critique sur l'absence de résultats concrets ou sur les intentions stratégiques dont les acteurs transnationaux les parent. Aussi considère telle que "l'ensemble de principes énoncés à Rio constitue une sorte de «référentiel commun» que les responsables de l'exploitation forestière, publics et privés, ne peuvent ignorer" 607 , mais ajoute "jusqu'à présent, l'inscription des questions d'environnement à l'ordre du jour des négociations internationales n'a pas modifié les pratiques sur la scène internationale ni les approches théoriques pour les analyser (…). Malgré l'énormité de ce qui est en jeu, l'environnement ne constitue qu'une série de dossiers parmi d'autres" 608 . 604 La certification "entretient un climat, elle oblige les acteurs internationaux à définir ouvertement leurs valeurs. Elle favorise une éthique de la discussion entre tous…", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… , p. 309. 605 "les clivages restent puissants sur la scène internationale : entre les pays en développement et les pays industrialisés, entre la culture forestière des vieux pays d'Europe occidentale et d'autres cultures forestières (nord-américaines notamment), entre les champions de la conservation et les partisans de l'exploitation commerciale" (p. 39) 606 Voir ce qu'elle a pu écrire avec Bertrand Badie "La règle n'est pas une donnée immanente surgissant spontanément des nécessités de l'échange ou d'une communauté d'intérêts. Trop d'intérêts contradictoires animent l'acteur international, surtout lorsqu'il s'agit d'un acteur aussi complexe que l'acteur étatique, pour que la règle puisse être déduite du seul jeu des intérêts. Les études sur la décision, et notamment le modèle bureaucratique, ont bien montré l'impossibilité de déterminer à l'avance et de façon objective la nature de l'intérêt national."(p. 110). "L'acteur dominant dans un domaine, individuel ou coalisé, finit par faire admettre les normes qui lui conviennent, souvent parce qu'il apparaît le mieux placé pour assurer l'efficacité de l'action collective" (p. 111), " (…) pourquoi l'acteur international s'y soumet-il ? Parce que la règle permet d'avoir des relations avec les autres, de sortir de l'incertitude, de trouver une place dans l'action collective autrement que par la crise, et autrefois par la guerre. (…) Elle offre une solution à un problème, elle donne une rationalité commune, elle permet de rassembler une collectivité autour d'un projet". (p. 112), o.c. Bertrand BADIE, Marie-Claude SMOUTS (dir.), Le retournement du monde… 607 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 39. 608 O.c Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 50. 144 Sur la forêt, elle convient que "sans contenu précis ni support théorique bien solide, le discours sur la forêt «patrimoine mondial» et «bien planétaire» s'est bien imposé" 609 . MarieClaude Smouts repère tout d'abord un "décalage entre la sphère de décision internationale où se construisent les normes dites universelles et les micro-décisions prises sur le terrain par des populations dont la survie dépend du milieu environnant [notant qu'il] est insurmontable" 610 . Elle reconnaît une vertu aux notions que sont le développement durable611 et "la gestion forestière durable" 612 du simple fait que leur évocation pèse comme une contrainte sur les acteurs 613 , mais s'indigne que le discours portant sur la forêt, "sous couvert d'éthique et d'intérêt universel, [soit] un discours «lénifiant qui expulse le conflictuel et les rapports de force»" 614 . Marie-Claude Smouts insiste également sur les effets de «déterritorialisation» et de «décontextualisation» 615 par rapport à la sphère politique et économique, laissant entrevoir par là les conséquences spatiales importantes des normes énoncées au niveau international. "Patrimoine mondial et bien planétaire, la forêt n'est plus un bien réel susceptible d'appropriation privée soumis aux règles du marché (..) La forêt n'est plus une ressource géographiquement située" 616 . Elle refuse cette réification liée à la notion de bien planétaire, 609 O.c Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 135. O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… , p. 324. 611 A noter ailleurs sa définition du développement durable comme outil analytique (permettant de "dénoncer tout ce qui ne va pas dans la façon classique de considérer le développement") et projet politique, dans ce cas-là, il est contestataire et met en cause l'ordre existant. Cf. Marie-Claude SMOUTS, "Introduction. Le développement durable : valeurs et pratiques", (p. 1-16) dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Le développement durable. Les termes du débat, Paris : Armand Colin, 2005, (p. 7). A noter aussi la position plus optimiste de Pierre Lascoumes qui qualifie le concept d'"illusion motrice", cf. Pierre Lascoumes, "Le développement durable : une «illusion motrice»", (p. 95-107), dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Le développement durable. Les termes du débat, Paris : Armand Colin, 2005. 612 "Elle manque de précision et doit son succès rhétorique à cette imprécision même : tous peuvent s'en réclamer en lui donnant le contenu qu'il convient. (…) Mais comme tout le monde a pris l'habitude de s'y référer, elle oblige à négocier. C'est sa première vertu" o.c. Marie-Claude SMOUTS, "Les trajectoires…, p. 275. 613 "L'ensemble de principes énoncés à Rio constitue une sorte de «référentiel commun» que les responsables de l'exploitation forestière, publics et privés, ne peuvent ignorer. La notion de «gestion forestière durable» est devenue omniprésente, et son évocation permanente pèse comme un contrainte sur les acteurs", o.c. MarieClaude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 39. 614 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 316. 615 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 315. 616 La forêt "est un bien immatériel qui subsume toutes les valeurs attachées à la nature : vie, beauté, pérennité, mystère", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 315. Voir aussi sa contribution sur les biens publics mondiaux : Marie-Claude SMOUTS, "Une notion molle pour des causes incertaines", (p.368-382) dans François CONSTANTIN (dir.), dans Les biens publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour l'action collective ? Paris : L'Harmattan, 2002. "Les biens publics mondiaux sont proclamés d'en haut et a priori. Ils postulent un consensus global et supposent ce problème résolu. Les données d'un ordre mondial souhaitable sont énoncées en termes universels par quelques-uns et présentées comme des biens profitables à tous. Tous les 610 145 point sur lequel elle s'accorde avec l'internationaliste spécialiste de l'Afrique, François Constantin qui s'est aussi beaucoup intéressé à cette question 617 . Ce dernier 618 propose comme solution de replacer le lieu de la gestion là où il se doit, c'est-àdire à proximité de "la savane, la brousse, la forêt où cohabitent quotidiennement des hommes et des animaux". Cela implique de "repenser totalement l'action publique dans le sens non pas du renforcement d'une bureaucratie mondiale centralisée mais au contraire d'un partage élargi du pouvoir à tous les niveaux stratégiques de l'action, c'est-à-dire au village" 619 . François Constantin reconnaît ainsi l'importance de la dimension micro-locale : "les risques ou les menaces justifiant l'action collective se matérialisent généralement en des lieux précis (espèces ou sites menacés par exemple), à commencer par le village, et affectent la vie quotidienne des gens qui y vivent" 620 . Sur la question des biens publics mondiaux Marie-Claude Smouts 621 s'accorde avec François Constantin 622 pour souligner au mieux l'ambiguïté de la notion et au pire la domination qu'il acteurs sont amenés à entrer dans la problématique qui s'impose peu à peu à l'ensemble de la société internationale. On n'est pas loin de l'ordre hégémonique décrit par GRAMSCI et transposé par Robert COX dans les relations internationales""(p. 376). A titre anecdotique pour montrer l'effet de mode et l'appropriation du vocabulaire par les militants, nous reprenons ce commentaire d'un membre de MSF "Le développement est une notion ambiguë marquée par un paternalisme colonial, établissant des différences entre développés et sousdéveloppés. C'est une rhétorique des vainqueurs. Il faut arrêter de parler de développement [pour parler] de biens publics mondiaux. C'est quelque chose de plus fécond. A MSF, on défend les biens publics mondiaux : l'accès à la santé qui assure une forme de sécurité publique. Parler de développement est une commodité rhétorique : ça permet de montrer que les humanitaires ne se soucient que de l'après", p. 391, Samy COHEN, "ONG, altermondialistes et société civile internationale", RFSP, juin 2004, vol. 54, n°3, p. 379-397. 617 François Constantin déclare que "selon les intervenants et selon le contexte, la rhétorique des biens communs (…) est utilisée pour faire naître des images et des contours incertains, mais inscrite dans une nébuleuse de valeurs aussi peu contestables que l'équité, la solidarité, la justice et un développement qui doit être durable. Sous des apparences de normes, on est dans le champ des constructions idéologiques" p. 95 dans François CONSTANTIN, "La communauté internationale face aux défis de l'environnement. Biens communs et relations Nord-Sud", Cahiers français, janvier-février 2002, n°306, (p. 93-99). Voir aussi, François CONSTANTIN, "L'humanité, l'éléphant et le paysan. Bien commun et pouvoir local", Critique Internationale, octobre 2000, n°9, (p. 177-130), p. 120 . 618 Pour une vision critique de la régulation localisée, voir François CONSTANTIN, "Éléphants et baleines, des biens communs à conserver : retour vers le local", (p. 199-211) dans Josepha LAROCHE, Mondialisation et gouvernance mondiale, Paris : PUF, collection «Enjeux stratégiques», 2003. 619 O.c. François CONSTANTIN, "L'humanité…", p. 118. Voir plus bas, la question des "savoirs locaux", abordé dans l'étude de cas consacré aux grands barrages et aux travaux du sociologue Michael Goldman. 620 François CONSTANTIN, "La communauté internationale…", p. 93. 621 "Le bien public mondial est une construction élitiste d'universitaires et de fonctionnaires difficile à «vendre» à l'opinion, aux entreprises et aux responsables politiques tandis que ses évidentes faiblesses théoriques rendent peu probable que se construise autour de lui une communauté épistémique assez forte pour peser sur l'action…"(p. 381) cf. Marie-Claude SMOUTS, "Une notion molle pour des causes incertaines", (p.368-382), dans François CONSTANTIN (sous la dir.), dans Les biens publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour l'action collective ? Paris : L'Harmattan, 2002. 146 véhicule 623 . Dans le cas de la forêt tropicale son attitude semble plus nuancée mais toujours caractérisée par le même pragmatisme. "La déforestation est la somme d'histoires singulières vécues et relatées par des acteurs multiples dont il convient d'écouter la voix sans hiérarchie préconçue. Tous ne pèsent pas du même poids dans l'espace public international mais, sur le terrain, tous participent au devenir de la forêt, pour le meilleur et pour le pire" 624 . Elle sait que la forêt ne peut pas être protégée dans sa totalité 625 . Sans reprendre la notion de régulation localisée 626 , la politologue s'attache "aux modalités pratiques sous les tropiques" 627 de solutions techniques à la déforestation qui, selon elle, existent avec le l'aménagement forestier 628 . A défaut de communauté épistémique solide pour gérer seule et de manière rationnelle les problèmes 629 , elle en vient à préconiser une gestion au cas par cas relevant d'une «ingénierie sociale» et d'arbitrages "qui ne sont opérants qu'à un niveau local. A ce niveau, rien n'est jamais donné à l'avance, tout est chaque fois à réinventer" 630 . Elle conclut pourtant sur une note optimiste en relevant d'une part les évolutions positivistes telles l'enracinement d'un discours portant sur la gestion durable et les changements d'attitudes des États et des entreprises, et d'autre part des expériences réussies 631 . 622 A contraster avec la vision d'une internationaliste pratiquant l'économie politique. Josepha LAROCHE, La politique internationale, Paris : L.G.D.J, 2000. Biens communs reconnus patrimoine commun et appelant des techniques de gestion collective. Environnement perçu comme jouant un "rôle économique majeur (…) facteur d'intégration du capitalisme à l'échelle mondiale" (p. 445). 623 "l'invocation des biens publics mondiaux reflète, au mieux, une nouvelle version de l'idéalisme, volontariste, déconnectée du monde réel, au pire, une volonté délibérée d'occulter les rapports de force et les jeux de puissance. Quoi qu'il en soit, l'invocation (…) laisse toujours la part belle à l'hêgemôn", O.c. Marie-Claude SMOUTS, "Une notion molle…", p. 375 624 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 142. 625 "Le système doit aussi composer : il faut admettre qu'une certaine partie du couvert forestier sera inéluctablement détruite pour favoriser ce qu'on appelle le développement : routes, mines, barrages, élevage, cultures de rente, etc", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 325. 626 O.c. François CONSTANTIN, "Éléphants et baleines… 627 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 42. 628 "Considérée du seul point de vue technique et vue comme une pure question de sylviculture, la chose est faisable, tous les forestiers le diront.", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 44. 629 "En dehors du cercle des ingénieurs forestiers qui se comprennent entre eux mais ont perdu le monopole du discours sur le sujet, les concepts restent flous. Les notions mêmes de forêts, boisement, reboisement, déboisement ont un contenu différent selon les interlocuteurs", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 44. 630 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 139. 631 "Les expériences de gestion participative se multiplient. Beaucoup ne réussissent pas, car cela demande du temps, de l'écoute, une connaissance très fine des usages de la forêt par chacun des acteurs en présence et une bonne compréhension des modes de régulation sociales propres à la communauté concernée. Mais il y a des exemples positifs et l'on sait maintenant qu'il convient d'aller dans cette direction", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 325. 147 Marie-Claude Smouts souhaite marquer ses distances autant vis-à-vis des discours idéologiques alter-mondialistes 632 ou néo-libéraux, que des croyances placées dans la sagesse des population locales pour rappeler "les particularités de l'exploitation du bois dans les pays tropicaux, la fragilité des institutions politiques et sociales dans ces pays" 633 . Cette citation semble souligner l'importance d'une étude plus microsociologique de chaque cas par delà les grands discours globalisants. Voyons comment cela se traduit dans la méthode employée pour relater un cas concret de déforestation. B. Des outils pour comprendre la forêt Pour analyser la méthodologie mise en œuvre par l'auteur, nous nous arrêterons sur le traitement d'une controverse liée au problème de la déforestation de la forêt amazonienne. Marie-Claude Smouts va l'aborder au travers des campagnes de protestation menées par les peuples indigènes et tout d'abord celle menée par Chico Mendes pour la cause des seringueiros 634 du Brésil. Nous nous focaliserons moins sur les faits que sur leur présentation dans le but de mettre en évidence les spécificités du regard de l'internationaliste et de comprendre les incidences pratiques de certains choix méthodologiques. Marie-Claude Smouts revendique la multidisciplinarité et une expertise poussée. Elle déclare : "il faut des études très fines combinant l'analyse biophysique et la socio-économie, l'écologie, l'histoire et la science politique". Il ne nous importe pas ici de reprendre toutes les composantes de cette boîte à outils. Celle-ci constitue d'ailleurs une précieuse source d'inspiration pour la composition de notre propre grille d'analyse. Nous avons choisi de nous arrêter sur l'usage d'un concept de sociologie de la science qu'est la traduction (le transcodage) 632 Elle classifie celles-ci parmi les "Y'a qu'à" et parle en l'occurrence du "plaidoyer militant contre la «marchandisation» du monde et les néfastes multinationales du bois ou bien, à l'opposé, invocation béate des vertus de l'économie libérale et du néo-institutionnalisme", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 46. 633 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 46. 634 Récolteurs de caoutchouc. 148 et sur la place faite à la science et aux discours scientifiques que sont des questions importantes pour notre propre étude de cas. Forêt tropicale brésilienne et caoutchouc : "un jeu complexe d'images-miroir" La politologue cherche ici à comprendre quelles ont été les stratégies déployées par "les hommes engagés dans la lutte de terrain" dans la mesure où leurs interventions ont été décisives pour inscrire le problème de la destruction de la forêt dense humide dans l'agenda international. Elle va ainsi s'intéresser plus précisément à l'un des principaux protagonistes à l'origine de la contestation, Chico Mendes 635 retraçant l'évolution d'une lutte destinée à l'origine à libérer les récolteurs de caoutchouc de conditions de vie misérables 636 . Marie-Claude Smouts insiste alors sur deux facteurs de changement, le premier tient à l'adoption de la démocratie au Brésil 637 et au programme de développement de la forêt amazonienne, le second a consisté en l'adoption de la thématique environnementale 638 par les défenseurs des droits des récolteurs de caoutchouc pour réorienter une lutte limitée à la seule scène politique nationale et axée jusqu'alors sur le syndicalisme. Chico Mendes a ainsi suivi les conseils avisés de deux connaisseurs de la forêt tropicale 639 , en phase avec la "petite communauté d'intellectuels écologistes" brésiliens et avec des militants américains. Smouts parle à ce sujet de «transcodage» à usage externe", faisant écho au titre du chapitre "traductions de survie" 640 et aux travaux des sociologues Michel Callon et Pierre Lascoumes. 635 Pour l'histoire de Chico Mendes, Marie-Claude Smouts cite les ouvrages de journalistes spécialisés américains (Andrew Revkin, Alex Shoumatoff). 636 Elle semble accorder du crédit à cette lutte en expliquant par exemple au sujet de ces récolteurs que "la vie est rude, dangereuse mais reste en harmonie avec l'environnement", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 68. 637 "Le retour de la démocratie au Brésil favorise un essor du militantisme et des idées de justice sociale", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 70. 638 "Ce dernier [Chico Mendes] a besoin de soutiens, de moyens ; s'il faut changer de langage et se présenter comme défenseur des arbres, pourquoi pas ?" (…) on parlera encore de justice sociale, de droits sur la terre, de travail libre, mais on insIstera surtout sur l'importance des [mobilisations des exploitants] pour «sauver les arbres».", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 71. 639 Une anthropologue brésilienne ayant travaillé dans la région et un politologue britannique, représentant du programme de l'Oxfam (ONG luttant contre la pauvreté et l'injustice) qui a notamment contribué à financer certains projets éducatifs du mouvement constitué par Chico Mendes. 640 "Pour que cet enjeu là arrive sur l'agenda politique international, il a fallu que des hommes engagés dans la lutte sur le terrain se livrent à une opération de «transcodage» traduisant les objectifs qui étaient les leurs dans le registre utilisé par les écologistes étrangers", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p.67 149 Smouts souligne l'ambiguïté d'un "langage clair" qui véhicule un "double message" 641 . Elle ironise sur les incidences de la démarche en décrivant un "déferlement de pauvres hères et de grands prédateurs [qui composent désormais] une histoire de cendre et de sang par trop désespérante pour le grand public" 642 . Elle accorde toutefois du crédit à Chico Mendes, relevant comment son assassinat en 1988 a été un catalyseur pour les défenseurs de la forêt643 . Ce dernier semble d'autant plus mériter à ses yeux le statut de héros positif 644 que les représentants des indiens d'Amazonie qui vont lui succéder dans le "cirque médiatique" s'avéreront des porte-parole plutôt douteux 645 . La politologue parle alors d'un "jeu d'utilisation mutuelle" qui démontre l'usage d'une "stratégie rationnelle" de la part des acteurs locaux 646 et d'un sentiment de culpabilité des occidentaux 647 . Pour Marie-Claude Smouts en effet "les Américains et les Européens sensibles aux questions d'environnement entendent crépiter les brasiers de la forêt amazonienne comme un écho de leur propre angoisse" 648 . Cette attitude confinerait d'autant plus au ridicule qu'elle se fonde sur des assimilations erronées 649 , telle la représentation de la 641 "Nous nous battons pour la défense de la forêt mais nous faisons aussi des propositions raisonnables correspondant exactement à ce dont les écologistes américains, défenseurs de la forêt d'Amazonie, avaient besoin pour avancer leur cause à Washington", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 71. 642 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 72. 643 "qui inscrivit pour de bon la sauvegarde de la forêt tropicale au rang des grandes causes mondiales dans sa traduction dramatique", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 72. 644 Marie-Claude Smouts relève comment ce dernier a pu être exaspéré par cette image de "bon écologiste d'Amazonie luttant contre le réchauffement climatique", voir O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, note 2, p. 72. 645 Marie-Claude Smouts reprend avec ironie les déboires de la collaboration entre le show business et les indiens d'Amazonie. Elle parle de la fabrication de "héros mondial de l'écologie à la Walt Disney" (p. 74) et conclut que : "Décidément, les bons sauvages ne sont plus ce qu'ils étaient", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 74. 646 "La pauvreté et l'état d'insécurité dans lequel se trouvent les populations forestières les incitent à placer dans une situation de marchandage permanent, y compris avec les anthropologies venus les étudier et les bénévoles venus les «aider» (…). Lorsqu'il s'agit d'obtenir un soutien international, leurs atouts de départ dans le marchandage sont inexistants sauf à capitaliser sur les attentes de ceux qui les encouragent. Et lorsque ces derniers indiquent clairement le rôle, les postures et le message qui sont attendus, la stratégie rationnelle n'estelle pas de s'y conformer ? «Je vous donne l'image de moi dont vous avez besoin ; en retour j'attends de vous les moyens de poursuivre mes vrais objectifs»", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p 75. 647 "Sur fond d'incendies, du record de chaleur de l'été 1988, d'inquiétudes sur le réchauffement climatique, l'Occident avait besoin de forêt «vierge» et de bons sauvages «jardiniers de la forêt»", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p 72. 648 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 78. 649 Voir la référence faite aux travaux de l'anthropologue du Muséum national d'histoire naturelle Claudine Friedberg pour décrypter la réalité de l'exploitation dont les forêts font l'objet et le pourquoi d'une médiatisation de certaines populations amazonienne au détriment d'autres. 150 forêt amazonienne comme «poumon de la planète» et l'idéalisation du «bon sauvage», du «jardinier d'Eden» qui ne saurait passer des accords avec les compagnies forestières. Traduction-transcodage : sociologie des organisations ou sociologie des sciences ? Pour Marie-Claude Smouts l'inscription des problèmes de la forêt tropicale sur l'agenda international relèverait donc d'un véritable tour de passe-passe politique comme l'illustre l'usage de ces stratégies de traduction des revendications locales. Elle parle d'"opération de «transcodage» traduisant les objectifs (…) dans le registre utilisé par les écologistes étrangers" 650 . La politologue reprend là une notion élaborée par le sociologue Michel Callon 651 dans une tradition de sociologie des sciences 652 et l'utilise alternativement avec le terme de transcodage 653 élaboré par Pierre Lascoumes dans le cadre des politiques publiques. Son attention se porte sur le rôle joué par différents acteurs et l'incidence de telles influences sur l'évolution de la cause à l'échelle internationale. Elle s'attache à démontrer le décalage des discours écologistes par rapport à la réalité des phénomènes physiques et biologiques 654 , à tester la légitimité des causes liées à l'environnement par rapport à l'authenticité et la crédibilité de ses défenseurs. Son objectif semble avant tout d'exposer les tactiques mises en œuvre par ces acteurs non-gouvernementaux [voir le concept de "framing" dans l'étude de cas consacré aux réseaux transnationaux de militants] et moins d'appliquer le cadre 650 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 67. Michel CALLON, "Eléments pour une sociologie de la traduction : la domestication des coquilles SaintJacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieu", L'Année sociologique, numéro spécial, «la sociologie des sciences et des techniques», 1984, vol. 36, p. 169-207. Voir la définition de la traduction comme analyse "des phénomènes de construction de nouvelles significations et les réseaux d'acteurs spécifiques permett[ant] la production d'accords sur le sens des actions", Voir la présentation par Pierre LASCOUMES, "Traduction", p. 437-443, dans Laurie BOUSSAGUET, Sophie JACQUOT, Pauline RAVINET, Dictionnaire des politiques publiques, Paris : Presses de Sciences-Po, 2004, collection «Gouvernance», (p. 437). 652 Voir Olivier MARTIN, Sociologie des sciences, Paris : Nathan, 2000, (p. 113-119) consacrées à la théorie de la traduction 653 Pierre LASCOUMES, "Rendre gouvernable : de la "traduction au "transcodage". L'analyse des processus de changement dans les réseaux d'action publique", (p. 325-338), dans C.U.R.A.P.P., La gouvernabilité, Paris : Presses Universitaires de France, 1996. Voir la définition de transcodage dans Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir. Environnements et politiques, Paris : La Découverte, collection «textes à l'appui/série écologie et société», 1994."Par transcodage nous entendons l'ensemble de ces activités de regroupement et de traduction d'informations et de pratiques dans un code différent. Transcoder, c'est d'une part agréger les informations éparses et les lire comme une totalité : c'est aussi les traduire dans un autre registre relevant de logiques différentes, afin d'en assurer la diffusion à l'intérieur d'un champ social et à l'extérieur de celui-ci", (p. 22). 654 On peut citer à nouveau l'exemple de sa démonstration de l'absurdité du slogan assimilant l'Amazonie au fonctionnement «poumon de la planète», O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 35. 651 151 microsociologique d'analyse de la sociologie des sciences. Celui-ci impliquerait l'analyse de tous les discours et surtout une vision fondamentalement positive de l'opération 655 . Comme l'explique Pierre Lascoumes il "s'agit [avec la sociologie de la traduction] moins de caractériser des réseaux d'acteurs et des répertoires de justification que de rendre compte des dynamiques qui accompagnent ou traversent l'intervention des autorités publiques et de spécifier les interactions qui les construisent" 656 . Il est ainsi question de "production de sens de l'action collective" 657 et de "mettre en évidence les procédures de construction d'une situation-problème, les catégories de pensée à travers lesquelles elle s'énonce et les formes argumentatives qu'elle mobilise" 658 . Il insiste particulièrement sur le caractère méthodologique de la démarche résolument inductive 659 et sur le fait que "le chercheur doit accepter de raisonner dans un contexte de doute, d'incertitudes qui ne produit pas le chaos, mais une intelligibilité spécifique : les significations produites ne s'imposent pas d'un extérieur mais sont le résultat de compromis" 660 . Il affirme également que "le domaine de la gestion des risques est par excellence celui où aucune "bonne science", ni aucun "sage politique" ne parviennent à eux seuls à élaborer des décisions acceptables" 661 . A titre d'illustration sur la question environnementale, le sociologue retient trois activités de transcodage relevant "des pratiques des médias, de l'action administrative, de l'action associative" 662 ce qui laisse entrevoir d'autres pistes de recherche dans le cas de la forêt 655 "Le transcodage formalise les produits de la mise en œuvre par un travail d'évaluation et, dans ce sens, contribue à l'élaboration de jugements, c'est-à-dire de diagnostics, de confrontations de valeurs –base éventuelle de projets et de revendications nouveaux", Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 24. 656 O.c. Pierre LASCOUMES, "Rendre gouvernable …, p. 336. 657 O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 26. 658 O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 59. 659 Voir aussi sur ce point Olivier MARTIN, Sociologie des sciences, Paris : Nathan, 2000. "Méthodologiquement, l'analyse des processus de traduction et d'émergence des acteurs-réseaux doit respecter les trois principes suivants : 1. le principe de symétrie humain/non humain (…) le chercheur doit tenir compte à la fois des scientifiques et de leur comportements et des résultats, des connaissances et expériences sur la nature…2. le principe de suivi des circonstances et associations…3. le principe de non-clôture… nécessaire de saisir l'ensemble du corps social qui entretient une liaison avec la science : les industriels, les techniciens, les ingénieurs, les financiers, les utilisateurs, les consommateurs, les chercheurs… (p. 117-118). 660 O.c. Pierre LASCOUMES, "Traduction", p. 439. 661 Pierre LASCOUMES, "La productivité sociale des controverses", Penser les sciences et les techniques dans les sociétés contemporaines, intervention du 25 janvier 2001 voir : http://histsciences.univparis1.fr/penserlessciences/semin/lascoume.html [consulté en octobre 2005], p. 7/9. 662 O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 25. 152 tropicale. Dans les faits, Pierre Lascoumes s'attache ainsi à décrypter les récits véhiculés par les médias en catégorisant les différentes formes de transcodage à l'œuvre 663 . Le politologue Pierre Muller 664 explique quant à lui que "cette posture théorique [de la sociologie de la traduction] permet d'éviter les pièges d'une perspective trop substantialiste en mettant l'accent sur la complexité des activités de «mobilisation et d'élaboration de significations communes à partir de données hétérogènes»" 665 . Marie-Claude Smouts a contrario de cette approche microsociologique et du cadre méthodologique qu'elle impose, déclare adopter une démarche de sociologie des organisations 666 . Il s'agit pour elle d'y trouver "des éléments de réponse s'agissant du comportement des ONG et des grandes bureaucraties internationales" 667 . Cette posture intellectuelle implique selon Christine Musselin, le respect de certains postulats : "faire des acteurs l'unité de base de l'analyse" 668 , "considérer que leur comportement ont un sens" 669 , reconnaître l'"importance des interactions et la dimension de pouvoir qui s'y joue" 670 . "La force de cette approche [étant] de placer le pouvoir et les relations de pouvoir au centre de son 663 Les différentes formes de transcodage "déterminent, chacune spécifiquement, la qualification des problèmes et des référents qui la soutiennent, la diversité des acteurs mobilisés, les liens de causalité établis, la mise en relation avec d'autres enjeux et les jugements qui ne découlent". Il distingue : un transcodage naturalisteanecdotique, un transcodage politico-événementiel, un transcodage politico-économico-technique", Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…p. 69. 664 Pierre Lascoumes distingue le "transcodage" du concept de "médiation" élaboré par le politologue, voir Bruno JOBERT, Pierre MULLER, "Les médiateurs, acteurs centraux des politiques", dans L'État en action, Paris : PUF 1987, voir o.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 22-23. 665 Pierre Muller regrette que "la question de l'impact des structures sur le comportement des acteurs reste entière et, donc, celle de la prédictibilité du changement", (p. 166) dans Pierre MULLER, "Esquisse d'une théorie du changement dans l'action publique", RFSP, février 2005, vol. 55, n°1, (p.155-187). 666 Voir aussi sur la présentation d'autres choix méthodologiques dans Marie-Claude SMOUTS, "Organisations internationales et théories de la régulation : quelques éléments de réflexion", Revue internationale des Sciences Sociales, novembre 1993, n°138, p. 517-526, où elle critique la théorie des régimes à la lumière des apports de la théorie de la régulation. 667 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 45. 668 Autrement dit l'agent prime sur la structure mais ne la nie pas. 669 Rationalité "instrumentale (poussée par les intérêts des acteurs), axiologique (animée par des valeurs), cognitive (fondée sur les connaissances et les perceptions) ou institutionnelle (liée aux contraintes que fait peser l'institution)", o.c. Christine MUSSELIN, "Sociologie de l'action…", p. 64-65. Il s'agit d'un type d'explication relevant du modèle interactionniste où les comportements sont interprétés comme des actions entreprises en vue d'obtenir certaines fins (…). L'accent est placé sur le fait que les comportements ne résultent pas de déterminismes, mais d'une intention stratégique de l'acteur" (p. 32-34) Philippe BERNOUX, La sociologie des organisations, Paris : Seuil, 1985. 670 "Dans cette perspective, les bonnes relations ou, au contraire, les conflits, l'absence de relations ou, à l'inverse, leur intensité ou leur densité sont de puissants indicateurs des marchandages, des échanges, des négociations, des déséquilibres, des alliances, des coalitions qui sous-tendent les interactions entre les acteurs", o.c. Christine MUSSELIN, "Sociologie de l'action…", p. 65. 153 analyse et de remettre en cause (…) la centralité de l'État, du politique et des structures d'autorité" 671 . Ceci se retrouve dans l'attention portée par l'internationaliste aux relations de pouvoir, et explique l'adaptation personnelle du concept transcodage. Seulement les propos de l'internationaliste finissent aussi par correspondre à ce qui relève du transcodage politicoéconomico-événementiel dans la typologie proposée par Pierre Lascoumes. La définition de ce type de récit éclaire en effet beaucoup les propos tenus dans Forêts tropicales, à savoir que "l'accent mis dans ces discours sur la recherche de critères de décision rationnels explique le choix des acteurs retenus. Le type principal est l'expert, celui qui maîtrise une connaissance scientifique et technique" 672 . Dans cette vision les solutions existent "nature et politique peuvent être pensées conjointement mais l'articulation de leurs contraintes respectives ne peut être accomplie que sur la base d'une connaissance dont la science est le référent principal. Dans cette perspective, la validité de la politique environnementale repose principalement sur une légitimité scientifique et doit faire une place centrale aux experts" 673 . Un troisième niveau d'analyse placé sur les présupposés théoriques devrait permettre d'enrichir la compréhension de la posture de l'auteur et de replacer ce travail sur le terrain des relations internationales. C. Communautés d'intelligence au service de la forêt ? Théorie des communautés épistémiques : Sans "surestimer le poids des coalitions scientifiques dans la structuration du débat international", Marie-Claude Smouts considère que "l'idée (…) selon laquelle des régimes internationaux se construisent à travers les «communautés épistémiques» 671 674 n'est pas sans O.c. Christine MUSSELIN, "Sociologie de l'action…", p. 66. O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 82. 673 O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 83. 674 Peter HAAS, "Epistemic communities and international policy coordination", p. 1-35 et Peter HAAS Emanuel ADLER, "Epistemic communities, world order, and the creation of a reflective research program", International Organizations, hiver 1992, vol. 46, n°1, p. 3367-390. Voir la présentation de la théorie des communautés épistémiques comme une école de pensée de la théorie des régimes utilisant une approche dite de "weak cognitivism": dans Andreas HASENCLEVER, Peter Mayer, Volker RITTBERGER, "Interests, power, knowledge : the study of international regimes", Mershon International Studies Review, 1996, vol. 40, (p. 177228), p.209-210. A noter les hypothèses épistémologiques : 1. l'interprétation fait le lien entre les structures 672 154 intérêt, surtout si on la prend à rebours pour regarder ce qui se passe quand aucune communauté de savoir ne parvient à s'imposer dans le jeu politique mondial" 675 . Cette utilisation peut paraître surprenante dans la mesure où la théorie échoue à expliquer ce qui se passe quand "les coalitions gagnantes" n'émergent pas, ce qui est justement le cas pour la forêt tropicale. Pour la politologue ce problème et les autres faiblesses 676 qu'elle relève, n'enlève pas tout mérite à la théorie des communautés épistémiques. Elle apprécie notamment "la manière dont [la théorie] fait valoir l'importance des facteurs cognitifs et des représentations dans la définition d'une politique internationale", l'importance accordée à l'ensemble des croyances partagées "sans lequel il n'y a pas d'action internationale" et enfin "les pistes données pour saisir dans quelles conditions un réseau de spécialistes forme une communauté épistémique susceptible de peser sur l'écopolitique mondiale" 677 . "Toute la théorie repose sur un postulat : les convictions normatives et l'intelligence commune des problèmes, portés par un réseau intellectuel soucieux de dépasser le rôle de producteur de connaissance et de trouver l'accès aux lieux de décisions, peuvent infléchir le cours du débat international" 678 . Marie-Claude Smouts indique que dans le cas de la forêt, si une communauté épistémique fait défaut, il n'en existe pas moins des communautés de savoir 679 . En compétition les unes avec les autres, elles prêchent chacune pour leur chapelle et participent à la confusion générale. Elle semble ainsi regretter que la représentation marchande des économistes de internationales et la volonté humaine, celle-ci dépend du savoir des acteurs en un temps donné. Ce savoir forme les perceptions de la réalité et informent les preneurs de décision des liens entre fin et moyens. Par conséquent les intérêts des acteurs ne sauraient être considérés comme des données mais doivent être analysés comme autant d'éléments contingents de la manière dont les acteurs comprennent le monde social et naturel ; 2. l'importance de la subjectivité : cela induit que pour constituer un régime il faille un minimum de compréhension collective, condition nécessaire pour le choix de règles ; 3. les décideurs sont en attente d'informations scientifiques ou supposées fiables. Une situation d'incertitudes entraîne un plus haut niveau de coopération et explique l'influence des experts sur la politique (p. 206-207). Voir l'inscription des travaux de Peter Haas par rapport aux études sur le transnationalisme dans Thomas RISSE, "Transnational actors and world politics", (p. 255-275), dans Walter CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A.SIMMONS, Handbook of international relations, London, Thousand Oaks, New Delhi : Sage Publication, 2002. 675 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p 114. 676 Elle relève également comment "toute la problématique des groupes de pression et de la rationalité bureaucratique est laissée de côté comme si la science se construisait à l'extérieur du champ social et politique", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p 115. 677 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 115. 678 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 116. 679 A noter la confusion dans l'usage des termes, notamment dans l'intitulé de cette partie "Des «communautés épistémiques» en compétition", portant sur les communautés de savoir, p. 112. 155 l'environnement puisse s'imposer et que les organisations internationales et bailleurs de fonds fassent autant de place à l'approche en termes de coûts-avantages 680 . "La place des variables sociologiques et culturelles" sont présentées ici comme aussi importantes que les "données techniques et considérations économiques" 681 et l'échec du Plan d'action forestier tropical lancé en 1985 qui faisait la part trop belle aux seuls forestiers en est la meilleure illustration. Elle parle à son sujet de "production techno-bureaucratique" 682 dont la mauvaise fortune explique qu'aujourd'hui les ingénieurs forestiers aient perdu le monopole du discours sur la forêt tropicale au profit des ONG. Au premier abord, l'apport principal de l'usage de la théorie des communautés épistémiques semble se limiter à démontrer son inadaptation au cas d'espèce683 . L'auteur insiste sur l'impossibilité de trouver un consensus 684 : "En dépit du verbiage œcuménique entendu dans les conférences internationales, aucun accord de portée opérationnelle sur les fonctions de la forêt n'est possible au niveau mondial. Tout le problème en effet, est de savoir comment hiérarchiser ces fonctions à un moment donné sur un espace donné. Cela ne se décrète pas une fois pour toutes" 685 . Situation inextricable qui se répète dans d'autres problèmes "planétaires" portant sur le réchauffement climatique et la pollution de l'air. 680 "les adeptes de l'analyse coût-avantage se présentent avec des modèles à prétention universelle et une règle d'or, ou plutôt de dollar, pour éclairer la décision collective. L'avantage est considérable", (p. 128) "La vision de la forêt comme un ensemble de biens et de services marchands s'est imposée en dehors de tout débat politique par la force d'une communauté épistémique sûre d'elle-même, arrivée à point nommé pour atténuer l'inconfort des décideurs face à la complexité d'un bien planétaire qu'ils ne savaient pas comment aborder", (p. 131) o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… A noter l'ironie avec laquelle elle doute que le marché puisse sauver les forêts et cette allusion moqueuse à la "poésie des dispositifs incitatifs à double dividende" o.c. MarieClaude SMOUTS, "Sans bois, ni lois…", p. 145. 681 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 133. 682 "Ils [fonctionnaires et experts, tous forestiers] mettaient en place ce qu'ils savaient faire et ce pour quoi ils avaient été formés : des plans de mise en valeur des forêts tropicales orientés tout entiers vers la production et le développement industriel", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 63. 683 Elle déclare aussi : "on cherche en vain la fameuse «communauté épistémique» dont certains internationalistes américains ont montré l'importance dans le processus d'apprentissage et de changement. Tant sur les données de la déforestation, ses causes et son étendue, que sur les moyens d'en diminuer le rythme, les informations sont incomplètes et les diagnostics varient. Les experts y gagnent en contrats. Les forums se succèdent. Les rapports s'accumulent. La forêt tropicale continue de se dégrader", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 45. 684 "Autant on peut s'entendre entre professionnels du monde entier sur le diamètre idéal d'un moabi ou de rendement de telle variété de meranti, autant il est impossible de présenter un front uni lorsqu'il s'agit de définir des priorités relevant autant de l'éthique et du choix politique que de la technique forestière"? o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 125. 685 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 45. 156 Ce constat d'échec n'entraîne toutefois pas une remise en cause des présupposés théoriques de ces communautés épistémiques 686 . Cette théorie justifie en effet l'attention portée aux scientifiques mais ne saurait les exempter de toute enquête et ce, d'autant plus sûrement qu'ils échouent dans leur rôle de moteur de coopération. Il s'avère d'autant plus intéressant d'étudier les motivations de cette catégorie d'acteurs, leur discours et l'origine de l'autorité qui leur est conférée que les organisations non-gouvernementales semblent en revanche focaliser toutes les critiques. Or comme le rappelle la sociologie des sciences, aucun savoir n'est neutre, il implique forcément des postures normatives. La posture technico-scientifique privilégiée dans cette étude de la forêt tropicale n'échappe pas à cette analyse. L'internationaliste Steve Smith se rallie à cette idée en indiquant que : "Tous les jugements techniques ont une dimension politique et il n'y a pas de discours libre de considérations normatives". Ce dernier insistant par ailleurs sur le danger de la théorie des communautés épistémiques qui serait : "de tomber dans le piège d'un raisonnement technique erroné quand il s'agit de politique internationale environnementale [et notamment] du danger d'assumer qu'il existe des solutions techniques aux problèmes environnementaux" 687 . Steve Smith indique à ce sujet que Peter Haas luimême reconnaît les limites de sa théorie et le fait que "les communautés épistémiques sont possibles dans un très petit nombre de cas non controversés" 688 . L'écopouvoir de Pierre Lascoumes fournit également un argument pertinent à opposer à la critique des ONG formulée par Marie-Claude Smouts et au fait qu'elle les confronte aussi frontalement aux experts. Réfléchissant à la place des scientifiques et des ingénieurs, le sociologue relève que ce sont désormais les écologistes qui assurent la promotion des valeurs et des savoirs technico-scientifiques :" les problèmes environnementaux ont été construits, pensés et administrés davantage en continuité qu'en rupture avec l'approche scientifique et technique du monde. Contrairement à ce qui est souvent reproché aux mouvements 686 "Savoir ce que recherchent exactement les membres d'une communauté épistémique, le bien public international ou la satisfaction de leurs propres intérêts (prestige, argent, esprit de corps, etc.) serait instructif. Cela ne relève pas de cette problématique. Pour Peter Haas et ses collègues, il ne s'agit pas de savoir pourquoi les scientifiques cherchent à exercer de l'influence sur la construction des régimes internationaux mais de montrer qu'ils en ont", et la politologue d'en rester là. Voir Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 116. 687 Steve SMITH, "Environment on the periphery of international relations : an explanation", Environmental politics, 1993, vol. 2, n°4, (p. 28-45), p. 37. 688 O.c. Steve SMITH, "Environment on the periphery…", p. 38. 157 écologistes, loin d'assurer la promotion de valeurs et de savoirs prétechniques et irrationnels, ils ont au contraire assuré l'avènement d'un gouvernement rationnel du vivant, que nous nommerons l'éco-pouvoir" 689 . Pierre Lascoumes explique qu' "en vingt ans de lutte et de revendication, l'écologie militante a renforcé dans beaucoup de domaines les demandes de connaissances scientifiques" 690 . Il conclut sur la revanche des ingénieurs et des savants dans le champ de l'écologie "dans la mesure où ils sont les transcodeurs essentiels des enjeux environnementaux" 691 . Ils n'auraient donc été disqualifiés qu'en apparence. Cette explication apporte un éclairage fondé sur l'analyse des discours et offre une autre interprétation du rôle joué par les acteurs nongouvernementaux dans la promotion d'une vision scientifiques des problèmes environnementaux. Cette interprétation achoppe dans cette étude sur la forêt tropicale sur les convictions personnelles de l'auteur (posture normative). Une communauté épistémique restant à ses yeux la meilleure solution pour "canaliser les discours, organiser l'information de façon à proposer aux acteurs étatiques une définition commune du problème et des solutions possibles" 692 , tâche essentielle que des ONG trop "nombreuses, diverses, monomaniques [qui] ont chacune leur objet prioritaire" 693 ne peuvent accomplir. Pourtant comme le souligne Philippe Le Prestre dans sa critique de la théorie des communautés épistémiques 694 , "l'existence d'une communauté scientifique soudée ne garantit ni impact ni progrès" 695 . Ce dernier estime quant à lui que l'intérêt méthodologique et empirique de l'approche est "sujet à caution" : "Pourquoi étudier les communautés 689 O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir, p. 8-9. "Elle a revalorisé les savoirs techniques en tant que définisseurs de solutions et d'applications concrètes. Enfin, elle a promu des procédures de décision, telles l'étude d'impact et l'enquête publique, dans lesquelles les avis d'experts, professionnels et collectifs, l'emportent sur la confrontation démocratique des intérêts", O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir, p. 300-301 691 O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir, p. 298. 692 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 113. 693 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 113. 694 Voir également les travaux de Thomas RISSE-KAPPEN dont "Ideas do not float freely : transnational coalitions, domestic structures, and the end of the cold war", International Organization, printemps 1994, vol. 48, n°2 : approche combinant l'analyse des structures nationales et sociétales avec l'étude des processus de construction des coalitions politiques entre les élites, prônant une meilleure compréhension de l'interaction entre facteurs systémiques et nationaux dans l'analyse du transnationalisme et l'importance des idées (le savoir, les valeurs et les concepts stratégiques) (p. 186). 695 O.c. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 317. 690 158 épistémiques (qui s'appuient sur le savoir) plutôt que les ONG ou les groupes de plaideurs transnationaux (qui s'appuient sur des valeurs) ?" 696 . Pour la politologue américaine Sheila Jasanoff la théorie des communautés épistémiques, ce"manteau scientifique (…) qui recouvre une couche de politique et de valeurs" est problématique. Elle pense que "la perspective offerte par les études sur la science (science studies) suggère que –étant donné l'état présent hautement imparfait du savoir sur l'environnement mondial- le consensus représenté par les coalitions "épistémiques qui marchent doit être sous-tendu par de profondes convictions politiques " 697 . Ce que lui pose problème c'est qu'avec cette acceptation du savoir scientifique "comme variable analytique indépendante [c'] est la possibilité de reconsidérer de manière critique les questions de valeur et de pouvoir qui sont toujours sur la table des négociations des négociations environnementales internationales, [et] que le marchandage soit formulé dans des termes épistémologiques ou dans des termes politiques" 698 . Dans une ligne post-moderne plus radicale, on peut enfin noter à titre plus anecdotique la critique des communautés épistémiques par Karen Litfin axée sur le lien entre savoir et politique 699 . Elle reproche à la théorie de Peter Haas de minimiser l'importance des pratiques discursives et d'exagérer la capacité du savoir scientifique à générer des consensus politiques. Elle estime également que la théorie se montre trop optimiste sur la capacité d'un savoir 696 Philippe Le Prestre emploie ce terme pour traduire "advocacy" cf. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 316. Johanna SIMÉANT parle quant à elle de réseaux de "défense de causes", cf. Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les mouvements sociaux «transnationaux» dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association française de Science politiques, Lyon 14-16 septembre 2005, table ronde n°1, 39 p. (voir plus bas le paragraphe consacré aux limites). 697 Sheila JASANOFF, "Sciences and norms in global environmental regimes", (p. 173-197), dans Fen OSLER HAMPSON, Judith REPPY (dir.), Earthly goods. Environmental change and social justice, Ithaca, London : Cornell University Press, 1996, (p. 195). 698 Sheila JASANOFF, "Sciences and norms…", p. 197. L'auteur passe ici en revue la littérature utilisant cette théorie. Elle relève les motivations expliquant la formation de ces entités, mais aussi les moteurs d'action qui sont couramment décrits : "Les communautés épistémiques peuvent se former à partir de l'intérêt personnel des scientifiques, ou par la convergence des intérêts des États ou les effets d'une macro-dynamique [ordre politique et économique hégémonique]. Ces coalitions qui s'installent au cœur du pouvoir politique se présentent alors comme l'incarnation [the face] de la science et d'un savoir objectif. On s'y réfère en parlant d'alliances fondées sur le savoir ["knowledge-based" alliances]. Si ces coalitions réussissent, on accorde alors un statut cognitif supérieur à leurs analyses causales des phénomènes environnementaux. Il est nécessaire à ce stade de pousser l'investigation tant empirique que normative sur le décalage qui pourrait exIster entre les bases réelles de cette autorité et les représentations que l'on en a", p. 196. 699 Voir Karen T. LITFIN, Ozone discourses. Science and politics in global environmental cooperation, New York : Columbia University Press, 1994. 159 consensuel de sous-évaluer le conflit politique 700 . Karen T.Litfin considère en revanche que les discours sont d'importants centres de pouvoir et que savoir et pouvoir sont constitutifs l'un de l'autre 701 . A la lumière de ces postures alternatives s'inscrivant plus ou moins directement dans le champ disciplinaire des relations internationales, il est intéressant de se pencher sur les préférences de Marie-Claude Smouts en matière de (théories) relations internationales. Ecole anglaise et société mondiale Il est important de rappeler à ce stade de notre étude que l'une des ambitions avouée de l'ouvrage Forêts tropicales est "de tester, chemin faisant, les paradigmes aujourd'hui proposés par la discipline des relations internationales" 702 . L'auteur, sans sacrifier à la revue de la littérature de relations internationales 703 , fait allusion à sa filiation d'idées avec l'Ecole anglaise de la Société mondiale 704 . Cette référence constitue un élément essentiel pour la compréhension de son travail dans la mesure où elle induit une interprétation des faits et une méthodologie. Marie-Claude Smouts explique la vision du monde qui a prévalu à cette analyse et l'inscription de cette recherche dans le champ de la sociologie des relations internationales, en faisant référence aux travaux de John W. Burton, au paradigme de la 700 Elle souligne qu'en raison de ce manque d'attention aux discours, Peter Haas néglige le rôle des valeurs et des intérêts dans la formulation des prétentions au savoir (knowledge claims), voir Karen T. LITFIN, "Framing science : precautionary discourses and the ozone treaties", Millennium, summer 1995, vol. 24, n°2, p. 251-277, (p. 255). 701 A noter que Karen Litfin adopte une approche cognitive et les présupposés de la théorie post-structuraliste (voir l'étude de cas consacré aux grands barrages, la partie consacrée au socioloque Michael Goldman). 702 o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 51. 703 Qualifiée de "glose sur la glose", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, note 2, p. 313. A noter les publications précédentes de la politologue consacrées à cette dimension, notamment, o.c. Marie-Claude SMOUTS, "La mutation d'une discipline…" 704 Marie-Claude Smouts définit cette école :"C'est dans l'héritage de [la]tradition grotienne, sorte de via media entre le pluralisme réaliste et le solidarisme universaliste, que l'Ecole anglaise inscrit sa propre analyse des relations internationales, autour de la notion de «société mondiale», définie par [Hedley] Bull comme un «groupe d'États (…qui….), conscients de certains intérêts et valeurs communs, se conçoivent comme étant liés par un ensemble de règles communes dans leurs relations réciproques et participent au bon fonctionnement d'institutions communes». Notion descriptive (…) le concept de société internationale est également une notion prescriptive : la mise sur pied d'institutions communes, telles que le droit et dans la guerre, les conventions et usages diplomatiques, la pratique de l'équilibre des puissances et la gestion de la vie internationale par le concert des puissances, est la condition pour que soient maintenus à la fois un ordre international prudent et une justice internationale modérée. L'idée normative de justice internationale constitue le trait d'union entre la substance ontologique de l'Ecole anglaise et son épistémologie." (p. 179) dans Marie-Claude SMOUTS, Dario BATTISTELLA, Pascal VENNESSON, Dictionnaire des relations internationales. Approches, concepts, doctrines, Paris : Dalloz, p. 168-172. 160 "société mondiale" 705 et à son modèle en toile d'araignée (cobweb model) de représentations des relations transnationales. "Plutôt que de dépeindre les relations internationales en termes d'États entrant en contact les uns avec les autres au niveau de leurs seuls gouvernements, telles des boules de billard ne se touchant qu'à la surface et s'entrechoquant en fonction de leur taille respective, mieux vaut les concevoir comme une gigantesque toile d'araignée tissée par une infinité d'activités transsociétales –échanges commerciaux, mouvements touristiques, flux financiers, réseaux migratoires, transactions culturelles, etc- couvrant la planète telle un immense filet" 706 . Présenté comme alternative à la politique mondiale, ce paradigme postule que les acteurs supranationaux et transnationaux peuvent et doivent être traités comme des acteurs distincts et autonomes des acteurs étatiques, qu'ils peuvent influencer la politique internationale. Il n'y a pas par ailleurs de jeu d'influences hiérarchisées et d'autorité entre ces acteurs. "Le monde est conçu plus comme une suite de systèmes en interaction les uns avec les autres plutôt que comme des entités définies géographiquement et juridiquement" 707 . Ce paradigme marque ainsi la fin de la division interne/externe et insiste sur les phénomènes d'interdépendance. Il est perçu par certains comme la pierre fondatrice de la théorie de la turbulence de James Rosenau, appelé encore "paradigme de la politique de postinternationale" auxquels se réfèrent les tenants de la sociologie des relations internationales comme Bertrand Badie. Marie-Claude Smouts reconnaît la pertinence de cette démarche : "l'hypothèse selon laquelle il faut repenser l'espace politique, dépasser la dichotomie agentstructure et réfléchir en termes de nœuds d'interaction entre acteurs dont la nature (publique ou privée ?) est de moins en moins déterminante, cette hypothèse nous semble validée par ce que nous avons pu voir de l'action internationale autour de la forêt tropicale humide" 708 . 705 John W. BURTON, World society, Cambridge : Cambridge University Press, 1972. O.c. Dario BATTISTELLA, Théories des relations internationales…, p. 190. "Le message central était que les motifs (patterns) les plus importants en politique mondiale étaient ceux créés par le commerce, les communications, le langage, l'idéologie, etc. en plus des relations politiques traditionnelles entre les États", Steve SMITH, John BAYLIS (dir.), The globalization of world politics, Oxford : Oxford University Press, 2001, p. 910. 707 Voir J. Martin ROCHESTER, "The paradigm debate in international relations and its implications for foreign policy making : toward a redefinition of the "national interest" ", The Western political Quaterly, mars 1978, vol. 31, n°1, p. 48-58. 708 O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 314. 706 161 Dario Battistella explique également que John Burton "fonde son espoir en un monde pacifié sur l'argumentation de ces transactions sociétales, estimant que les «conflits sont moins probables au sein d'un groupe qui est bien intégré. Ce sont les contacts continus et les sympathies mutuelles entre peuples de différentes nationalités et idéologies qui font que l'on puisse parler d'une société mondiale»" 709 . La volonté de John Burton d'inscrire son travail dans la résolution des conflits rappelle l'attachement de Marie-Claude Smouts pour des solutions pratiques pour la forêt tropicale. Cet objectif normatif et critique est partie intégrante du cadre d'analyse des tenants de l'Ecole anglaise et représenterait un atout par rapport à l'approche constructiviste 710 . Rappelons ici aussi l'exposé introductif sur les relations internationales et l'environnement et l'attachement de Marie-Claude Smouts à la coopération "exigence de haut degré" : "le risque planétaire ne saurait être géré sans un effort concerté impliquant tous les acteurs pertinents sur la planète" 711 En fait le débat sur l'Ecole anglaise reste ouvert : "pour certains (B.Buzan) l'Ecole anglaise est un réalisme modifié ; pour d'autres (T.Dunne), c'est un constructivisme avant la lettre 712 ; pour d'autres encore et d'abord pour ses propres membres, c'est une approche à part entière" 713 . Le rationalisme ou "grotianisme" restent au cœur de cette étude. Nous retenons de cette recherche une démarche de questionnement des évidences dans un domaine, l'environnement, où les problèmes sont facilement simplifiés et déformés. L'auteur cherche à dresser le tableau le plus juste possible de son objet dans toute sa complexité technique, s'assurant ainsi les bases d'une lecture critique des comportements, des actions et du discours des acteurs les plus influents, à savoir les ONG. Elle fait appel à un large éventail 709 O.c. Dario BATTISTELLA, Théories des relations internationales…, p. 190. Emanuel ADLER, "Constructivism and international relations" (p. 95-118), dans Walter CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A. SIMMONS (dir.), Handbook of international relations, London, Thousand Oaks, New Delhi : Sage publications, 2002 711 Marie-Claude SMOUTS, "Risque planétaire et sécurité environnementale", Esprit, mai 2001, n°274, p. 133141 (p. 140). 712 Voir l'ouvrage de Martha FINNEMORE, National interests in international society, Ithaca : Cornell University Press, 1996, qui passe en revue le concept d'intérêt national à la lumière des approches proposées par l'Ecole anglaise, le constructivisme et l'institutionnalisme sociologique. 713 O.c. Dario BATTISTELLA, Théories des relations internationales…, note 1, p. 157. Voir à ce sujet Robert JACKSON, "Is there a classical international theory" (p. 203-218), dans Steve SMITH, Ken BOOTH, Marysia ZALEWSKI (dir.), International theory : positivism and beyond, Cambridge : Cambridge University Press, 2002. 710 162 de disciplines tant sociales que techniques, bâtissant une boîte à outils riche –imposée par la multifonctionalité de l'objet- et originale -pour un travail de relations internationales. Ce travail nous a également intéressé parce qu'il a donné la parole à tous les acteurs et plus spécifiquement aux acteurs subnationaux et transnationaux dans une vision de la société mondiale qui fait fi de la séparation traditionnelle entre interne/externe et de la domination de l'acteur étatique. Nous nous sommes également intéressés à la préoccupation affichée pour le local et les incidences pratiques et vécues des décisions internationales en notant toutefois que la réciproque, à savoir les interactions du local vers le mondial, se résume à l'élaboration de stratégies opportunistes aux résultats vilipendés par l'auteur. Cela participerait alors aux effets de déterritorialisation et de décontextualisation des discours portant sur les biens publics mondiaux mais excluerait toute influence des acteurs locaux sur la politique mondiale, réduits à de simples pions par les ONG environnementale internationales. Le contre-point de Pierre Lascoumes est d'autant plus important de noter en complément qu'il offre la piste de recherche offerte apparaît féconde. Ce dernier insiste dans son analyse des controverses liées à l'environnement, sur le rôle des acteurs associatifs et les apports complémentaires d'une démarche liée aux politiques publiques, deux points fondamentaux. En fait, cette démarche déjà souligné en introduction souhaite rompre avec les conceptions négatives des controverses cherche "moins [à] savoir ce que les différents types d'acteurs sociaux pensent et disent de l'environnement, [qu'à] comprendre comment ils le pensent et l'expriment" 714 . 714 O.c., Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 59. 163 2. Des réseaux transnationaux de militants pour l'environnement L'ouvrage de Margaret Keck et Kathryn Sikkink, Advocacy beyong borders est une étude du système international axée principalement sur les acteurs. S'intéressant aux nouvelles formes de gouvernance, les auteurs, deux politologues américaines, élaborent le concept de réseaux transnationaux de militants 715 (transnational advocacy networks-TAN) et étudient leurs influences. Elles cherchent à comprendre de quelle manière ces réseaux se forment, réussissent à faire émerger des solutions collectives sur les problèmes soulevant des questions d'éthique relevant des droits de l'homme et de l'environnement. Elles choisissent ces problèmes au motif qu'ils ne sont pas considérés ni par les théoriciens des relations internationales, ni par ceux de l'action collective comme susceptibles d'engendrer une coopération internationale 716 . "Les États ont peu d'incitation pour coopérer sur ces questions, et parce que beaucoup des campagnes menées par les réseaux défient les notions traditionnelles de souveraineté nationale, on s'attendrait peut-être à ce qu'ils coopèrent pour bloquer leur activité" 717 . Elles suggèrent que ces formes particulières d'organisations non-gouvernementales réussissent à promouvoir au niveau international des normes à travers diverses stratégies dans un processus intersubjectif. L'ambition affichée est d'arriver à la clarté théorique dans une série de domaines en répondant aux questions suivantes : 1. Comment, pourquoi, entre qui et dans quel but les relations transnationales émergent-elles ? 2. Quels types d'idées et de problèmes sont plus susceptibles de créer ces liens et d'être utilisés par les réseaux dans l'élaboration de leur tactique et stratégie ? 3. Quelles sont les implications pour la politique internationale de 715 Voir les définitions reprises par Thomas RISSE, "Transnational actors and world politics", (p. 255-275), dans Walter CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A.SIMMONS, Handbook of international relations, London, Thousand Oaks, New Delhi : Sage Publication, 2002. Parmi les réseaux, qu'il distingue des organisations formelles (firmes multinationales et organisations non-gouvernementales internationales), il compte les communautés épistémiques définies par Peter Haas. 716 Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. Advocacy networks in international politics, Ithaca et Londres : Cornell University Press, 1998.p. 203. 717 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 203. 164 ces formes d'organisation qui ne sont ni hiérarchisées ni réductibles à des relations de marché ? 718 A. Des stratégies de contournement pour des causes justes Pour ce faire, les auteurs se focalisent sur des campagnes internationales définies comme étant "des séries d'activités reliées stratégiquement dans lesquelles les membres d'un réseau diffus de principes développent de manière explicite des liens visibles et des rôles reconnus dans la recherche d'un objectif commun" 719 . Elles justifient leur choix ainsi : "L'analyse des campagnes ouvre une fenêtre sur les relations transnationales comme arène de combat, ce que ne permet pas une attention portée sur les réseaux eux-mêmes ou sur les institutions qu'ils essayent d'influencer. L'accent mis sur les campagnes souligne les relations (comment les connections sont établies et maintenues entre les membres du réseau, entre les activistes, leurs alliés et leurs opposants). Nous pouvons identifier le type de ressources qui rendent une campagne possible, tels l'information, le leadership, le capital matériel et symbolique. Nous devons aussi prendre en compte les types de structures institutionnelles, nationales et internationales, qui encouragent ou empêchent des types particuliers d'activisme transnational" 720 . Margaret Keck et Kathryn Sikkink s'intéressent exclusivement aux réseaux, type particulier d'acteur transnational 721 qu'elles distinguent explicitement des communautés épistémiques et 718 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 200. O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 6. Une première série de campagnes dites "historiques" portent sur le vote des femmes, la lutte contre l'esclavage, tandis que d'autres plus contemporaines portent sur l'environnement, les droits des femmes et les droits de l'homme. Pour une analyse de des domaines de mobilisation choisies ici, voir Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les mouvements sociaux «transnationaux» dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association française de Science politiques, Lyon 14-16 septembre 2005, table ronde n°1, p. 8/39. L'auteur y critique la catégorisation des organisations non-gouvernementales de changement social de Keck et Sikkink. 720 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 7. 721 Voir Sidney TARROW, "La contestation transnationale", Culture et Conflits, n°38-39, automne 2001, pour une réflexion sur les appellations données aux acteurs transnationaux et sur l'abus du terme de «mouvements sociaux». Il donne la définition suivante pour les acteurs transnationaux : "groupes socialement mobilisés ayant des membres au moins dans deux pays engagés dans une interaction soutenue de contestation avec les détenteurs du pouvoir d'au moins un pays autre que le leur, ou contre une institution internationale ou un acteur économique multinational" p. 15/40. Il conçoit les réseaux par rapport aux mouvements sociaux et aux organisations internationales non gouvernementales, comme un "contenant" "Ces réseaux constituent les structures informelles et changeantes par lesquelles les ONG, les militants des mouvements sociaux, les responsables gouvernementaux et le personnel des institutions internationales peuvent entrer en contact et aider des acteurs nationaux pauvres en ressources à peser politiquement au sein de leur propre société" p. 19/40. 719 165 des acteurs économiques 722 . Les réseaux sont composés de militants et leur formation tient essentiellement à la place centrale des idées et des valeurs. Ils ont une influence tant sur le plan national que transnational grâce à l'agilité et à la fluidité caractéristiques de ce type d'organisations appropriéess à cette période de changement rapide de définition de problème 723 . "Dans les domaines des droits de l'homme et de l'environnement, ils rendent accessibles des ressources internationales à de nouveaux acteurs impliqués dans des luttes nationales politiques et sociales" 724 et ils brouillent incidemment les frontières entre les relations entretenues par les États avec leurs nationaux et les recours au système international dont peuvent se servir tant les citoyens que les États. En cela ces réseaux de plaideurs 725 contribuent à la transformation des pratiques internationales et de la notion de souveraineté. Ils profitent en réalité du contexte marqué par l'évolution de la communication et des technologies, et aussi de la nouvelle réceptivité de l'opinion publique par rapport aux droits de l'homme. Elles s'intéressent à travers plusieurs études de cas aux différentes structures, stratégies et objectifs des réseaux. Selon elles, la nouveauté du concept réside dans le fait que les activistes ne se contentent pas d'essayer d'influencer les politiques (le comportement des États et des organisations internationales), mais s'efforcent de transformer les termes et la nature du débat. Même s'ils ne réussissent pas toujours, les activistes n'en demeurent pas moins des acteurs de plus en plus importants. Guidés tant par leur principe que par des stratégies, ils "cadrent" les problèmes les rendant compréhensibles pour des publics bien ciblés, pour attirer l'attention, encourager l'action et s'insérer dans des espaces institutionnels favorables. Les auteurs reprennent la notion de cadre/cadrage (framing processes) utilisée par certains théoriciens des mouvements sociaux 726 à partir de la définition de David Snow à savoir : "les 722 Elles introduisent une typologie sur la base des motivations des réseaux transnationaux qui peuvent être essentiellement instrumentales (ex. firmes multinationales, banques), ou axées sur le partage d'idées (ex. groupes scientifiques, communautés épistémiques), ou enfin fondées sur le partage de valeurs et de principes (ex. les réseaux transnationaux de militants) cf. Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders… p. 30. 723 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 200. 724 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 1. 725 Traduction de Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement et relations internationales. Les défis de l'écopolitique mondiale, Paris : Armand Colin, 2005, 477 p. 726 Par exemple Doug McADAM, John D.McCARTHY, Mayer N.ZALD, Comparative perspectives on social movements, Cambrige : Cambridge University Press, 1996, p. 5-7. A noter la présentation de ce concept présenté comme «cadres d'expérience» qui relève le glissement d'interprétation. Désormais "cet appareil conceptuel 166 efforts conscients développés par des groupes de personnes pour façonner des visions [understandings] collectives du monde et d'eux-mêmes qui légitiment et motivent des actions collectives" 727 . L'idée étant que "si la combinaison des [variables explicatives traditionnelles que sont] les possibilités politiques et les structures de mobilisation donnent un certain potentiel structurel d'action aux groupes, cela reste insuffisant pour expliquer l'action collective". Il est nécessaire par conséquent de prendre en compte des dimensions plus cognitives et l'influence des idées sur l'action collective. La construction de cadres cognitifs (cognitive frames) est un élément important dans la stratégie des réseaux. Ces derniers ne sont pas puissants dans le sens traditionnel du terme, et ils impliquent rarement de mobilisation de masse 728 , "ils doivent [par conséquent] user du pouvoir de l'information, des idées, et de stratégies pour modifier l'information et les contextes en matière de valeur dans lesquels les États dictent des politiques" 729 . Ils disposent d'autres ressources relevant de la politique symbolique (symbolic politics), politique d'influence (leverage politics) et politique de la responsabilité (accountability politics). Aussi "Les activistes cadrent des problèmes en identifiant et en fournissant des explications convaincantes pour des événements symboliquement puissants qui, en retour, deviennent des catalyseurs pour la croissance des réseaux" 730 . Keck et Sikkink parlent de la résonance des cadres pour souligner la relation existant entre le travail d'interprétation d'un mouvement et sa capacité à influencer des mouvements plus larges. Les membres des réseaux cherchent activement des manières d'inscrire les problèmes sur les agendas gouvernementaux publics en les cadrant de manière innovante et en cherchant des lieux favorables. Quelquefois ils posent des questions en cadrant d'anciens problèmes de nouvelle façon, ils aident des acteurs dans la redéfinition de leur identité et leurs intérêts 731 . déplace l'intérêt vers un travail réflexif, puisque conscient et tactique, de redéfinition des représentations" (p. 87), cf. Lilian MATHIEU, "Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l'analyse des mouvements sociaux", RFSP, février 2002, vol. 52, n°1, p. 75-100. 727 O.c. Philippe LE PRESTRE, L'écopolitique mondiale… 727 Doug McADAM, John D.McCARTHY, Mayer N.ZALD, Comparative perspectives…, p. 6. 728 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 18. 729 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 16. 730 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 22. 731 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 17. Voir l'étude sur la formulation et la circulation du concept de «savoirs indigènes» art.cit. David DUMOULIN, "Les savoirs locaux… 167 Les auteurs remarquent que les réseaux se développent plus facilement sur des questions relatives aux dimensions normatives de bien et de mal, dans la mesure où cela touche aux sentiments et peut faciliter le recrutement de volontaires. Contrairement aux mouvements nationaux les réseaux de militants "doivent concorder avec les systèmes de valeur (belief system), les expériences de vie, les histoires, les mythes, les contes populaires dans beaucoup de pays et de cultures" 732 . Les politologues relèvent alors deux types de problèmes dont se saisissent plus particulièrement les réseaux : ceux impliquant les atteintes corporelles (bodily harm) sur des personnes vulnérables et d'autres relatifs à l'égalité juridique des chances ; ces deux thèmes étant plus susceptibles de transcender les contextes politiques et culturels spécifiques. Pour les deux chercheuses, la créativité des réseaux réside surtout dans le déplacement des références et dans la façon avec laquelle ils peuvent s'attaquer à des problèmes structurels au travers d'un cadrage stratégique. Et de citer la requalification de problèmes touchant aux droits de propriété et à la répartition des terres comme questions environnementales. En soit cela n'épuise pas les problèmes de pauvreté et d'inégalité mais cela peut améliorer les chances de les résoudre partiellement 733 . Cela permet de remédier à l'absence de moyens de pression matérielle (pression via les programmes d'aide ou crédits accordés par les institutions financières 734 ) en jouant de la pression morale (mobilisation de la honte). Keck et Sikkink soulignent par ailleurs l'importance dans une campagne de transformer un problème en une histoire exposant clairement et succinctement la causalité, pour devenir suffisamment convaincante. Cela explique qu'il puisse exIster d'importants décalages entre le récit original et les nouvelles versions diffusées par les porte-parole que sont généralement les ONG. Les populations locales perdent quelquefois le contrôle de leur histoire dans une campagne internationale 735 . Phénomène de confiscation et de délocalisation du bien, condamné par François Constantin (voir étude de cas précédente), reconnu par Keck et Sikkink qui remarquent que certains parlent dans ce cas d'impérialisme culturel 736 . Elles 732 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 204. O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 27. 734 Voir exemple O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 23. 735 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 19. 736 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 39. 733 168 préfèrent voir se dessiner un modèle de solidarité basé sur une communauté de destin 737 . En réponse à l'argument de la confiscation, elles mettent en avant les bénéfices indéniables du succès d'une campagne contre la violence faite aux femmes par rapport à la stérilité des critiques stigmatisant des réseaux transnationaux "destinés à imposer des considérations des États occidentaux, des fondations et ONG sur les mouvements du tiers-monde" 738 . Stratégie environnementale Dans ce travail, l'environnement n'est pas présenté comme une norme universelle "en dépit d'une forte dimension éthique" 739 parce que les réseaux de militants invoquent indistinctement des normes professionnelles, des intérêts et aussi des valeurs. Par conséquent "l'environnementalisme est moins une série de principes reconnus universellement qu'un cadre où se reconfigurent les relations avec une variété de revendications portant sur l'usage des ressources, les droits, la propriété, et le pouvoir" 740 . Cette appréhension de la thématique environnementale se rapproche de la démarche de l'anthropologue Anna Tsing Lowenhaupt qui souligne la dimension essentiellement socioculturelle de l'environnement et porte son attention sur les pratiques, la rhétorique et les institutions spécifiques à ce domaine, tout autant que sur la manière dont les acteurs cherchent à articuler leurs positions sur des catégories plus importantes et plus puissantes. Selon cet auteur, c'est par exemple une erreur de vouloir dépolitiser la "nature". Elle souligne que la politique environnementale résulte avant tout de luttes de définition, par conséquent on doit s'intéresser avant tout aux articulations et collaborations 741 . Pour M. Keck et K. Sikkink ce sont les évolutions au niveau du système international 742 qui expliquent l'émergence et le développement des réseaux de militants et ce jeu autour de la 737 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 78. O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 197. 739 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 121. voir William CHALUPKA, "There must be some way out there. Strategy, ethics, and environmental politics", (p. 67-90) dans Warren MAGNUSSON, Karena SHAW (dir.), A political space. Reading the global through Clayoquot Sound, Minneapolis & London : University of Minnesota Press, 2003 p. 121. 740 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 121. 741 Anna LOWENHAUPT TSING, "Notes on culture and natural resource management", working papers, WP 99-4, Berkeley workshop on environmental politics. 30 p 742 Voir o.c. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…pour une présentation de la chronologie spécifique à l'écopolitique internationale, p. 131-165. 738 169 problématique environnementale à partir des années 1980. Elles mettent en avant l'importance du contexte institutionnel (les nouvelles instances créées sont autant d'arènes autour desquelles les ONG peuvent se mobiliser) et du changement de mentalité (ideational) sur les relations entre environnement et développement. Ces circonstances ont favorisé l'arrivée de nouveaux acteurs et de nouvelles problématiques, mais elles ne sauraient être des conditions suffisantes. Keck et Sikkink remarquent que "les idées, les possibilités et même les ressources peuvent passer inaperçues". Ce qui fait la différence c'est l'esprit "d'entreprise" (political entrepreneurship) d'un petit nombre d'individus qui reconnaissent de nouvelles possibilités politiques et s'allient à d'autres personnes pour s'en occuper de manière stratégique" 743 . Les auteurs remarquent que les réseaux transnationaux qui s'engagent sur la thématique environnementale "s'attaquent à des problèmes qui sont reconnus comme liés aux biens communs, mais dont la résolution est politiquement coûteuse" 744 . Elles portent essentiellement leur attention sur des réseaux établis entre pays développés et pays en développement, agissant sur des situations où des victimes avaient souffert physiquement. Elles notent que dans ce cas les problématiques environnementales qui se prêtent le mieux à une interprétation dualiste opposant le bien et le mal concernent le déplacement de populations indigènes et la destruction de leur cadre de vie. Cela est susceptible d'entraîner une forte contestation et expliquerait pourquoi les campagnes les plus connues ont été celles organisées pour s'opposer à la déforestation et aux grands barrages. Les possibilités d'association entre questions de développement et d'environnement sont multiples, fortement politisées et comportent une dimension idéologique affirmée. Aussi sur la question de la déforestation étudient-elles "comment les différents contextes stratégiques et les possibilités politiques, les différentes types d'organisations politiques nationales, mais aussi les ressources, les différentes idées et visions du monde influencent les différents cadrages stratégiques" 745 . Elles ne se préoccupent par conséquent pas, ni du contenu des discours, ni de se positionner dans le débat, à la différence de Marie-Claude Smouts. Comme dans le paradigme des communautés épistémiques de Peter Haas, l'information est une ressource capitale pour les réseaux transnationaux de militants, à ceci près que c'est son 743 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 132. O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 203. 745 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 133. 744 170 interprétation et l'usage stratégique qui en est fait qui comptent le plus 746 . Aussi Keck et Sikkink interprètent-elles différemment de Marie-Claude Smouts le problème de la déforestation. Rappelons en effet que cette dernière déplore l'absence de communauté autour de la notion de forêt tropicale et le détournement de l'information qui conduit à la dépossession des scientifiques du discours public. Pour les premières, "le problème de la forêt tropicale est [en effet] lourd d'incertitude scientifique [et] (…) il est peu probable que les écologistes résolvent [l]es questions et ce qu'ils ont fait dans certaines campagnes c'est de recadrer le problème, attirant l'attention sur l'impact de la déforestation sur des populations humaines spécifiques. De cette manière, ils appellent à l'action indépendamment des données scientifiques. Les militants pour les droits de l'homme, pour l'alimentation infantile, les groupes de femmes ont joué un rôle similaire, dramatisant les situations des victimes et transformant des faits bruts en histoires d'homme, dans le but d'inciter les gens à agir" 747 . Loin de s'opposer à Marie-Claude Smouts, Margaret Keck et Kathryn Sikkink décortiquent le processus que la première condamne, le recadrant par rapport aux objectifs d'une campagne poursuivis par une catégorie spécifique d'acteurs. Elles se distinguent toutefois en créditant les activistes internationaux de bonnes intentions de par la spécificité de leurs engagements. Comparons sur un exemple précis ces auteurs. Exemple de la mobilisation pour le caoutchouc brésilien Le décalage entre ces politologues est visible dans le regard porté à l'occasion de l'étude d'un même cas et dans l'interprétation qui en est faite : l'affaire des exploitants de caoutchouc de la forêt amazonienne brésilienne 748 . Keck et Sikkink étudient cette campagne dont le cadrage a permis d'établir un rapport nouveau entre les questions sociales et environnementales "transformant les luttes nationales sur la justice sociale et sur le type de développement à mettre en place, en des considérations mondiales (…). Ce processus (hautement politique) a eu une dimension nationale et internationale, induisant une relecture de la problématique 746 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 30. O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 20. 748 Voir Kathryn KECK "Social equity and environmental politics in Brazil. Lessons from the rubber tappers of Acre", Comparative politics, juillet 1995, vol.27, n°4, (p. 409-424). 747 171 Nord-Sud et des problèmes de développement et d'égalité 749 . Contrairement à Marie-Claude Smouts, les politologues américaines portent une attention toute particulière à une autre campagne de mobilisation alors en cours à Washington DC qui ciblait les institutions multilatérales pour le développement et condamnaient leur indifférence par rapport aux impacts environnementaux des projets qu'elles contribuaient à réaliser. Elles voient là un contexte institutionnel favorable au développement d'une campagne internationale et une variable essentielle (en conjonction avec un contexte politique national favorable) dans le succès de la campagne qui a ainsi pu bénéficier d'une interaction stratégique de poids 750 . Elles mettent ainsi à jour les contacts décisifs qui se sont noués entre les principaux protagonistes de la campagne (le représentant charismatique Chico Mendes et les anthropologues et activistes qui l'ont conseillé). Ces interactions expliquent d'une part le changement de stratégie et la mise en avant du sauvetage de la forêt tropicale comme une des motivations essentielles des populations indigènes, et d'autre part l'intense médiatisation qui fera du Brésil un pays emblématique dans les discussions portant sur le développement et l'environnement dans le tiers-monde. Elles n'expliquent toutefois pas totalement l'intensité des répercussions symboliques autour de ce cas. Margaret Keck y voit "un instrument dans l'effort constant mené pour mêler tant sur le plan éthique que matériel, les arguments portant sur la justice sociale et la destruction environnementale. Cela laissait présager la possibilité que l'environnementalisme ne soit pas qu'un agrément, mais plutôt la partie intégrante d'une lutte pour les droits fondamentaux de subsistance. Cela inversait la cause et la conséquence : ce n'était plus nécessairement les pauvres qui dégradaient l'environnement, et les riches qui voulaient sauver les pauvres d'euxmêmes. Dans cette étude en revanche, les pauvres devenaient les protagonistes en cherchant une solution plutôt que les objets de solutions imaginées ailleurs". "L'environnement prenait une valeur universelle sur laquelle les revendications similaires pouvaient s'appuyer. (…) allégorie morale pour l'opinion publique internationale, cela donnait du poids aux revendications environnementalistes selon lesquelles la préservation des forêts tropicales était un bien universel" 751 . 749 O.c Kathryn KECK, "Social equity…", p. 418. Voir Margaret E. KECK, Kathryn SIKKINK, Activists beyond borders…, p. 126-127. 751 O.c Kathryn KECK, "Social equity…", p. 417. 750 172 Keck reconnaît que ce récit n'a pas toujours été consensuel, que l'intervention des écologistes étrangers a pu être perçu comme une tentative de dépolitisation et d'asepsie des revendications sociales locales par un certain nombre d'acteurs nationaux au Brésil. De plus, elle estime qu'il est dangereux de vouloir généraliser à tout prix cet exemple en raison de la spécificité du contexte et de la rareté d'une telle conjoncture. "Les liens (linkages) internationaux peuvent être une ressource politique importante pour les mouvements du tiers monde de ce type. Ils sont précieux comme complément dans le développement des ressources politiques au niveau local et ne sont pas des remplacements. La durée de l'attention internationale étant finalement courte" 752 . Margaret Keck insiste sur le pouvoir de la traduction en des termes humains la notion plutôt abstraite de développement durable qui reste à ses yeux une métaphore puissante. A noter comment Denis Chartier et Sylvie Ollitrault arrivent à une même conclusion en remarquant que si la frontière entre ONG humanitaires et ONG d'environnement perdure "de curieux glissements s'opèrent : un intérêt originellement environnemental devient humanitaire et encore, sous l'effet des programmes de promotion du développement durable, des requalifications se produisent, des nouvelles appellations apparaissent" 753 . Des succès discursifs et procéduraux Sur les réseaux transnationaux de militants environnementalistes et plus particulièrement les campagnes axées sur la forêt tropicale, Keck et Sikkink tirent plusieurs enseignements. Elles soulignent d'une part comment ces réseaux sont construits sur "une tension entre la reconnaissance de causes structurelles et l'élaboration de stratégies qui cherchent des remèdes en attribuant la responsabilité et en influençant le comportement d'acteurs particuliers" 754 . 752 O.c Kathryn KECK, "Social equity…", p. 421. Denis CHARTIER, Sylvie OLLITRAULT, "Les ONG d'environnement dans un système international en mutation : des objets non identifiés", dans Catherine AUBERTIN (dir.), ONG et diversité. Représenter la nature ?, Paris, IRD Editions, 2005 p. 21-58 (p. 33). Voir également une présentation des revendications environnementales intégrant un volet social voir cf. Sylvie Ollitrault, "Des plantes et des hommes. De la défense de la biodiversité à l'altermondialisme", RFSP, juin 2004, vol. 54, n°3, p. 443-463 (p. 447-449). L'auteur explique que "cette transformation n'a pu s'opérer que sous l'effet des mutations internes du discours, des pratiques des acteurs et sous l'effet des contraintes extérieures, de financement notamment, qui ont obligé à mobiliser la thématique du développement durable pour toute opération environnementaliste"(p. 447). 754 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 161. 753 173 Elles reconnaissent d'autre part "comment les luttes générées autour de la signification, du pouvoir et de l'accès aux ressources mettent l'accent sur la dimension Nord-Sud" 755 . Sur ce problème de déforestation au Brésil, Anna Tsing Lowenhaupt qui relève généralement les rapports de pouvoir 756 , reconnaît l'existence d'un "esprit unificateur" derrière les tactiques de traduction décrites par Margaret Keck. Elles permettent selon l'anthropologue "aux activistes d'évoluer à partir d'un village particulier vers le monde, relient le mouvement Chipko à la tragédie de Bhopal, les populations rurales et urbaines, les forêts avec l'industrie" 757 . Jusqu'ici leur analyse rejoint les conclusions de Marie-Claude Smouts. Keck et Sikkink relèvent à l'instar de la politologue française que l'action la plus importante des réseaux a été de changer le ton du débat et que leurs efforts de politisation des problèmes sont peu appréciés par les scientifiques et les décideurs politiques. "Alors que la communauté épistémique cherche à élaborer des politiques solides et essaye sur la base de leur savoir légitime de persuader les gouvernements de les adopter, les réseaux de militants cherchent des moyens de pression sur les acteurs et des institutions capables de procéder aux changements désirés" 758 . Parallèlement à l'expertise des scientifiques, ils revendiquent un temps de parole équivalent pour une source aussi légitime de connaissance, à savoir les témoignages directs des victimes. Les réseaux ont par ailleurs contribué à élargir les notions d'information et de savoir (d'origine locale) à prendre en compte dans la définition de l'agenda de la forêt tropicale et ont ainsi obtenu une place à la table des négociations en tant qu'acteurs. Ils ont également élaboré un nouveau scénario en matière de gestion forestière, accordant un rôle aux populations locales, aux organisations non-gouvernementales. Leur influence est limitée, mais 755 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 161. Selon cet auteur, les normes qu'elle nomme "universalismes" peuvent servir des visées contradictoires : "employé comme directive issue de cultures dominantes et adressées à des cultures plus marginales, [mais aussi] comme moyens accessibles à ces dernières pour influencer des processus politiques transnationaux", p. 287 dans Anna LOWENHAUPT TSING, "Transitions and translations", (p. 253-272) dans Joan W. SCOTT, Cora KAPLAN, Debra KEATES, Transitions, environments, translations. Feminism in international relations, New York et London : Routledge, 1997. 757 O.c. Anna LOWENHAUPT TSING, "Transitions and translations..., p. 264. 758 O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 161. 756 174 leur rôle désormais légitimé, ne peut plus être ignoré par les instances internationales, telles la Banque mondiale 759 . Selon Keck et Sikkink, c'est essentiellement sur les deux niveaux discursif et procédural que les réseaux ont enregistré des succès. Sur ce point précis Smouts relève également que "l'enjeu fondamental de la compétition (…) est la construction du discours partageant le bien et le mal dans l'établissement d'une gestion forestière durable" 760 , validant les conclusions des politologues américaines. Ensemble elles déplorent l'absence de changement sur le terrain : ni pour la forêt, ni pour ceux transformés en icônes médiatiques de campagnes à première vue couronnées de succès. Leur chemin se sépare pourtant sur l'interprétation des faits et notamment la place accordée aux acteurs non-gouvernementaux, ce qui renvoie à des conceptions différentes du monde et de son fonctionnement. Marie-Claude Smouts pour sa part tend à stigmatiser les ONG 761 et leurs stratégies de domination. Ces dernières entravent le processus institutionnel de négociation, qui bien qu'imparfait, s'organise lui, sur la base du savoir scientifique, seul garant à ses yeux des meilleures solutions pratiques. Les politologues américaines ne reconnaissent pas de place au savoir ni à la validation scientifique des arguments de campagne qu'elles décortiquent. Rappelons que pour M. Keck et K. Sikkink l'environnement n'est qu'une stratégie. Leur attention portée exclusivement sur une catégorie d'acteurs, n'induit toutefois pas une confiance sans borne dans leur pouvoir et ce d'autant moins que, dans la vision du monde qui les guide, les États demeurent les détenteurs ultimes des décisions. La coopération internationale reste le point de mire de ces deux auteurs qui cherchent à repérer les pratiques qui permettent de promouvoir l'adoption de principes universels par les gouvernements, sur des questions les moins susceptibles de figurer sur les agendas classiques de négociations inter-étatiques. Pour elles, ces acteurs ne sont pas les métaphores de liberté qui se lèveraient face à des gouvernements corrompus ou totalitaires, ni les bras armés d'un projet de colonisation ayant pour fonction l'alignement sur des référentiels occidentaux. 759 O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 161. O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 308. 761 Elle dénonce ainsi "L'emprise des ONG sur l'élaboration de la problématique légitime [dans le cas de l'écocertification des bois exotiques] et leur capacité à faire passer leurs propres critères pour des critères universels en discréditant tout ce qui ne venait pas d'elles", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 303. 760 175 En ce qui concerne les normes et principes, elles montrent que les normes occidentales des droits de l'homme ont influencé les définitions des réseaux mais que ceux-ci les articulent différemment au cours de leur activité 762 . Comme en matière de gestion d'eau et de bassins fluviaux, les auteurs estiments que le discours portant sur les droits de l'homme est un langage qui impose une discipline tout en restant permissif. Elles soulignent ainsi que "beaucoup de réseaux ont été des lieux (sites) de négociation politique et culturelle plutôt que des simples promulgateurs (enactors) des normes occidentales dominantes" 763 jouant ainsi de la capacité de transformation inhérente à toute construction sociale. Les auteurs insistent sur les principes altruistes sur lesquels fonctionnent les réseaux de militants car c'est une garantie de respect d'un registre traditionnel d'actions. Pour elles, il ne s'agit pas d'agents de propagande des référentiels occidentaux, même si elles reconnaissent que les réseaux sont mus simultanément par des principes et par des stratégies. Quand ils sont confrontés à la difficulté à des contextes politiques et culturels peu favorables à leur cause, ils recourent au recadrage stratégique des problèmes. Ce processus bien que hautement politique, est fondé sur "des idées, des principes et des expériences vécues [qui] contribuent au développement de relations entre États et acteurs non-étatiques en dehors de l'antinomie Nord-Sud" 764 . L'influence de ces réseaux ne concurrencent pas directement le pouvoir et les puissants, puisqu'il correspond à un pouvoir de communication (communicative power) dit encore pouvoir discursif. Il agit sur un mode circulaire (par exemple les ONG organisent des conférences internationales qui à leur tour encouragent la formation d'ONG), sur le terrain de l'informel, non-contraignant (par exemple le statut consultatif de certaines ONG au sein d'organisations internationales). "Le pouvoir communicatif est exercé par la proposition, la remise en cause, la critique et la publicité" 765 . Constitué de normes et de discours "il est incarné par les acteurs tels que les défenseurs de droits, les victimes de la mondialisation, les protagonistes des luttes mondiales" 766 . Ce pouvoir ne saurait toutefois être imaginé sans 762 O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 211. O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 211. 764 O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 125. 765 Kathryn SIKKINK, "Restructuring world politics : the limits and asymmetries of soft power", (p. 301-317), dans Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, Restructuring world politics. Transnational social movements, networks and norms, Minneapolis et London : University of Minnesota Press, 2002, (p. 305). 766 O.c. Kathryn SIKKINK, "Restructuring world politics…", p. 306. 763 176 interaction avec le système international (pouvoir inhérent au contexte et aux échanges entretenus avec les différents acteurs), ni surtout sans réflexion critique de la part du chercheur sur le fonctionnement interne de ces formations, les questions de représentativité et de responsabilité (accountability). Sikkink relève d'ailleurs que les critiques couramment adressées aux ONG pour les lacunes en terme de démocratie interne, d'indépendance vis-à-vis des États, de fiabilité et transparence sont fondées. Sans remettre en cause leur influence, ces limites sont considérées comme devant inciter ces acteurs à revoir leur cohérence interne. Voyons maintenant quels sont les fondements méthodologiques et les choix théoriques derrière la différence de perspectives relevée entre les auteurs de ces deux premières études de cas. Il apparaît derrière une problématique commune (comment gérer les problèmes mondiaux relevant de la thématique des biens communs) des différences méthodologiques qui induisent des niveaux d'analyse finalement difficilement comparables. B. Une méthode pour penser l'action et les structures Margaret Keck et Kathryn Sikkink se sont inspirées "à la fois du choix rationnel et d'autres modèles institutionnalistes 767 . En d'autres termes, les idées comme les intérêts ont de l'importance et les stratégies politiques réagissent à la fois à une logique des conséquences et à une logique de convenances" 768 . L'idée directrice est qu'il est possible de "penser l'activité stratégique des acteurs dans un univers politique structuré de manière intersubjective"769 . Elles se fondent sur deux types d'approche des relations internationales : le rationalisme 770 et 767 A titre de comparaison il est intéressant de noter comment Marie-Claude Smouts, prenant de la distance vis-àvis des néo-institutionnalistes, s'intéresse au travail des sociologues des entreprises et à la théorie de la régulation en raison des parallèles entre les démarches et la similitude des questionnements (construction de l'engagement réciproque dans un jeu social coopératif) cf Marie-Claude SMOUTS, "Organisations internationales et la théorie de la régulation : quelques éléments de réflexions", Revue internationale des sciences sociales, novembre 1993, n°138. 768 Cf. John CAMPBELL, "Pour convaincre les sceptiques : à propos des idées et des critiques de la théorie du choix rationnel", Sociologie et Sociétés, vol. 34, n°1, printemps 2002, p. 45-46. Voir Emanuel ADLER, "Constructivism and international relations" (p. 95-118), dans Walter CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A. SIMMONS (dir.), Handbook of international relations, London, Thousand Oaks, New Delhi : Sage publications, 2002 pour une présentation des différentes justifications données par les constructivistes sur la question de la compatibilité avec le rationalisme, p. 108-109. 769 O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 5. 770 Voir Emanuel ADLER, "Constructivism and international relations" (p. 95-118), dans Walter CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A. SIMMONS (dir.), Handbook of international relations, London, Thousand Oaks, New 177 le constructivisme social 771 . La première travaille sur les incitations/contraintes, sur les institutions et les règles, la seconde raisonne à partir des normes, des relations sociales et des ententes intersubjectives et les auteurs pensent que les deux séries de préoccupations sont complémentaires. Les réseaux sont considérés comme des structures quand elles recherchent les modèles d'interaction entre les organisations et les individus et aussi comme des acteurs. D'où ce regard à plusieurs facettes porté sur les interactions transnationales. Fonctionnalisme rationnel contre constructivisme social Les deux approches (fonctionnalisme rationnel et constructivisme social 772 ) sont généralement opposées 773 sur la question des institutions internationales et leur vision de la politique internationale 774 . Il apparaît intéressant de s'arrêter sur leurs similitudes et leurs différences pour comprendre la spécificité de la démarche analytique constructiviste dans ce cas concret, particulièrement pertinent pour comparer ces deux premières études de cas. Margaret Keck et Kathryn Sikkink partagent l'idée que les arrangements institutionnels internationaux ont une nature intersubjective et qu'il faut se pencher sur les relations entre les normes et les institutions 775 . Les tenants du rationalisme insistent pour leur part sur le contexte créé par les objectifs généraux des principaux acteurs de la politique internationale, Delhi : Sage publications, 2002, pour une présentation de la rationalité telle que perçue par les constructivistes (moins une question de choix sur la base de théories vraies, que de comportement variant selon le milieu, les attentes et les dispositions des gens), qui est plus proche d'une capacité matérielle (p. 103). Voir Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "International norms dynamics and political change", International organizations, automne 1998, vol. 52, n°4, p. 887-917 pour un rapprochement entre des travaux théoriques récents utilisant le choix rationnel et des études empiriques constructivistes. Les auteurs parlent alors de construction sociale stratégique (p. 909-910). 771 Voir Steve SMITH, Patricia OWENS, "Alternative approaches to international theory", (p. 272-291), dans John BAYLIS, Steve SMITH (dir.), The globalization of world politics. An introduction to international theory, Oxford : Oxford University Press, 2005, pour une présentation des différentes approches des relations internationales sur la base de la distinction entre théories explicatives/constitutives, fondatrices ou non (foundational) dans l'idée de démontrer : "(…) le rôle que ces hypothèses sur la nature du savoir ont sur les théories"(p. 274). 772 Sur le constructivisme social, à noter la critique dans le chapitre consacré à la construction sociale de la réalité par Bernard LAHIRE, L'esprit sociologique, La Découverte, 2005, p. 94-111. Voir plus bas. A signaler la présentation distinction faite entre constructivisme et "constructivisme sociale" dans Bruno LATOUR, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris : La Découverte, 2006, (p. 126-134). 773 Voir Beth A. SIMMONS, Lisa L. MARTIN, "International organizations and institutions", (p. 192-211), dans Walter CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A. SIMMONS (dir.), Handbook of international relations, London, Thousand Oaks, New Delhi : Sage publications, 2002. 774 Voir les travaux de Martha FINNEMORE qui met en avant la complémentarité entre différentes approches et disciplines. Par exemple Martha FINNEMORE, "Norms, culture and world politics : insights from sociology's institutionalism", International organizations, printemps 1996, vol.50, n°2, p. 325-347. 178 tandis que les tenants du constructivisme social mettent l'accent sur les significations sociales et développent l'idée que les institutions et les intérêts se constituent réciproquement. Plus généralement "tandis que le fonctionnalisme rationnel cherche à expliquer la coopération dans un contexte d'anarchie, les constructivistes sociaux mettent en doute la primauté de l'anarchie. Ils tendent de réaffirmer l'importance du contexte social pour comprendre les relations internationales (…) [et] de situer les institutions dans leur contexte social intersubjectif" 776 . Les spécialistes de l'Ecole anglaise qui s'inscrivent dans cette approche rationaliste "incitent [ainsi] les chercheurs à analyser les processus politiques et sociaux sous-tendant la vie internationale". Dans les approches constructivistes : "l'analyse des institutions internationales (…) ne prend rien pour acquis : les acteurs pertinents, leurs intérêts et leur vision des règles sont tous sujet à interprétation" 777 . "Accentuant les effets de répercussion (feedback) et la complexité des interactions sociales, les institutions ne peuvent être traitées comme de purs résultats de choix exogènes " 778 . Sur le plan méthodologique, les spécialistes de l'Ecole anglaise travaillent comme des historiens et aboutissent à des descriptions très précises permettant d'interpréter les événements. "Ils ne s'engagent pas dans des exercices explicites visant à tester des hypothèses 779 . Cette démarche contraste avec les études sociologiques qui adoptent plus couramment une démarche constructiviste dans laquelle "les réflexions théoriques et les hypothèses sont explicites, les méthodes relevant du positivisme, engageant souvent des calculs quantitatifs sophistiqués 780 . Margaret Keck et Kathryn Sikkink adoptent quant à elles dans leur ouvrage une démarche inductive fondée sur les faits (grounded theory), ce qui se traduit par l'étude qualitative des histoires de réseaux engagés dans des campagnes transnationales 781 . Toutes les conclusions énoncées sont donc le résultat d'observations empiriques et d'une confrontation systématique 775 O.c. Beth A. SIMMONS, Lisa L. MARTIN, "International organizations…, p. 199. O.c. Beth A. SIMMONS, Lisa L. MARTIN, "International organizations…, p. 197. 777 O.c. Beth A. SIMMONS, Lisa L. MARTIN, "International organizations…, p. 198. 778 O.c. Beth A. SIMMONS, Lisa L. MARTIN, "International organizations…, p. 198. 779 O.c. Martha FINNEMORE, "Norms, culture…", p. 334. 780 Oc. Martha FINNEMORE, "Norms, culture…", p. 334. 781 Voir Emanuel ADLER, "Constructivism and international relations" (p. 95-118), dans Walter CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A. SIMMONS (dir.), Handbook of international relations, London, Thousand Oaks, New 776 179 avec des points communs frappants (striking commonalities) des problèmes observés dans différentes régions du monde. "A partir de ces points communs, nous avons élaboré quelques arguments initiaux expliquant l'émergence des réseaux et les conditions dans lesquelles ils sont efficaces. Dans la tradition de la "grounded theory" nous utilisons des études de cas additionnelles pour explorer plus avant et affiner nos hypothèses" 782 . L'idée directrice est de fonder dans le concret une montée en généralité des résultats et des raisonnements et non pas de partir d'une série d'hypothèses comme le font les travaux des théoriciens des mouvements sociaux 783 . Notons qu'en général, "contrairement aux tenants des théories utilitaristes et matérialistes, les constructivistes ne considèrent pas les identités et les intérêts comme des évidences. Par conséquent, comprendre les processus dont ils sont issus, constitue une part importante du programme de recherche" 784 . L'attention ainsi portée aux processus induit une réflexion spécifique en matière de causalité et d'explication. "Pour les constructivistes, comprendre comment les choses s'agencent et comment elles arrivent, ne relèvent pas de la simple description (…) c'est essentiel pour expliquer les comportements et ce qui induit des résultats politiques" 785 . Il s'agit de saisir les significations intersubjectives qui sont au cœur de l'approche constructiviste. En général, les constructivistes "expriment par leur conceptualisation de la co-constitution d'agents et de structures, un processus itératif par lequel les agents redéfinissent sans cesse des normes par la pratique, tout en étant encadrés et reconstitués par ces structures sociales ellesmêmes. Par définition, les facteurs internationaux ne peuvent donc pas jouer le rôle explicatif primordial. Il n'y a pas de «premier niveau», de point de départ analytique, qu'imposerait la logique : les stratégies de recherche des constructivistes diffèrent selon le segment de ces Delhi : Sage publications, 2002, pour une présentation des différentes méthodes employées par les constructivistes, p. 101. 782 O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 6. 783 Pour un exemple de démarche hypothético-déductive portant sur des réseaux de militants transnationaux et des mouvements sociaux en Amérique latine voir Pamela L.MARTIN, The globalization of contentious politics : the Amazonian indigenous rights movement, New York : Routledge, 2003. 784 Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "Taking stock : the constructivist research program in international relations and comparative politics", Annual review of political science, 2001; n°4, p. 391-416, (p. 394). 785 O.c. Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "Taking stock , p. 394. Voir aussi Michael N. BARNETT, Martha FINNEMORE, "The politics, power, and pathologies of international organizations", International 180 processus itératifs qu'ils cherchent à analyser" 786 . De plus, "puisque le constructivisme considère l'interaction de la structure et de différentes sortes d'agents comme essentielles à la compréhension et à l'explication des intérêts et des institutions, il faut se demander comment il conceptualise le rôle des ces agents. (…) Son intérêt pour le sens que l'agent doté d'intentions donne de son action diffère des explications par les structures ou les choix rationnels." 787 . Comme précédemment indiqué, Margaret Keck et Kathryn Sikkink optent pour la complémentarité de ces types d'explication. Au niveau analytique, l'approche constructiviste se distingue des "théories individualistes 788 qui traitent les visions collectives comme de simples épiphénomènes d'actions individuelles et nient leur pouvoir explicatif ou leur statut ontologique. Toutes les analyses constructivistes [sont] (..) holistes" 789 . Ainsi dans Activists beyond borders les auteurs insistent sur le fait que "la "voix" des réseaux n'est pas la somme des voix composant le réseau, elle est le produit de l'interaction des voix" 790 . C. Outils et débats théoriques L'un des apports principaux d' Activists beyond borders tient à la spécificité de la boîte à outils théoriques, présentée indirectement dans la partie précédente par un éclairage sur les hypothèses épistémologiques et la méthodologie. Il est désormais plus facile de comprendre comment les auteurs arrivent à combiner des approches. Organization, automne 1999, vol. 53, n°4, p. 699-732, pour une illustration de cette approche sur la question des organisations internationales, leur pouvoir et comportements dysfonctionnels. 786 Audie KLOTZ, Cecelia LYNCH, "Le constructivisme dans la théorie des relations internationales", Critique Internationale, hiver 1999, n°2, p. 51-61, (p. 57). 787 O.c. Audie KLOTZ, Cecelia LYNCH, "Le constructivisme…, p. 58. 788 Voir Pierre BIRNBAUM, Jean LECA (dir.), Sur l'individualisme. Théories et méthodes, Paris : Presses de la Fondation nationales sciences politiques, 1986. Ils définissent l'individualisme méthodologique comme tendant à "à expliquer des phénomènes collectifs «macroscopiques» à partir des comportements et des stratégies individuels («microscopiques»), il apparaît nettement distinct des autres individualismes puisqu'il est ici un attribut du chercheur et non un attribut de l'objet : il ne caractérise pas le processus étudié mais la méthode de son étude." (p. 14). "Une société n'est pas un système, telle est aussi la leçon de l'individualisme méthodologique, ce qui rend ce paradigme si peu satisfaisant non seulement pour ceux qui cherchent à comprendre le «tout» mais aussi ceux qui voudraient trouver à leurs croyances quelque fondement «solide»"(p. 21). 789 O.c., Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "Taking stock …", p. 393. 790 O.c., Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "Taking stock …", p. 207. 181 Transnationalisme et mouvements sociaux Elles s'inscrivent pour partie dans le transnationalisme de Nye et Keohane 791 qui, en précurseurs, récusèrent la position dominante de l'État dans la politique internationale. Cela leur permet d'envisager "l'émergence d'une multitude de points de contact entre les sociétés" 792 et induit consécutivement le brouillage de la distinction entre politique nationale et internationale, central aux yeux des deux politologues. Elles présentent le concept des réseaux comme un "raffinement" de ces travaux. Elles introduisent d'autre part la théorie des mouvements sociaux, sous-discipline de la sociologie, pour pouvoir étudier ces réseaux distinctement des autres acteurs transnationaux. Le point de contact est l'approche constructiviste et l'idée directrice est de combiner l'analyse structurelle avec celle centrée sur les acteurs 793 dans le but d'étudier les nouvelles formes d'action collective transnationale. Avec Martha Finnemore, elles croient à des possibilités d'hybridation (cross-fertilization) à un niveau intermédiaire de théorisation (small-t theoretical generalizations). Il s'agit pour elles de limiter "la discordance entre une théorisation macro de relations internationales et intermédiaire (mid-level) de politique comparée" 794 . Par une "investigation croisée" elles croient en l'élaboration de théories portant sur "la manière avec laquelle les structures d'opportunités politiques nationales et transnationales peuvent interagir les unes avec les autres et les modèles caractéristiques en résultant" 795 . Ce pont jeté entre les disciplines est salué par Sidney Tarrow, sociologue des mouvements sociaux qui parle plus précisément de l'étude de la contestation internationale au sein de la discipline des relations internationales. Il 791 Ouvrage de référence Joseph NYE et Robert KEOHANE, Transnational relations and world politics, Cambridge, MA : Harvard University Press, 1971. 792 O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 29. 793 Voir aussi Sanjeev KHAGRAM, James V.RIKER, Kathryn SIKKINK (dir.), Restructuring world politics. Transnational social movements, networks and norms, Minneapolis, London : University of Minnesota, 2002. Ouvrage s'inscrivant dans la même ligne en rapprochant deux pans de littérature portant d'une part en sciences politiques sur le transnationalisme, les régimes et les normes et d'autre part en sociologie et sciences politiques sur les mouvements sociaux. 794 O.c Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "Taking stock …", p. 411. 795 O.c Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "Taking stock …", p. 411. 182 développe lui-même une analyse holistique de l'histoire des mouvements sociaux sans échafauder de théorie mono-causale ni déterministe 796 . Comme ce dernier, Margaret Keck et Kathryn Sikkink s'inscrivent dans une tendance 797 qui tend à réconcilier deux approches 798 , l'une microsociologique dite de la "resource mobilization", et l'autre macrosociologique dite des "nouveaux mouvements sociaux" (rôle des valeurs 799 ) sans toutefois appliquer ici le programme de recherche pointu d'une démarche hypothético-déductive 800 . Elles retiennent tant les aspects cognitifs que relationnels des approches et argumentent qu' "en désagrégeant les États nationaux en plusieurs éléments parfois en compétition les uns avec les autres- qui interagissent différemment avec divers types de groupes, nous obtenons une vue plus multidimensionnelle de la manière avec laquelle les groupes et les individus pénètrent dans l'arène politique" 801 . Elles partagent avec les théoriciens des mouvements sociaux, un intérêt pour le processus de création de sens. "Nous ne pouvons pas comprendre les coalitions et réseaux transnationaux à moins d'admettre qu'une grande partie de leur activité soit consacrée à changer la compréhension et l'interprétation des acteurs, soit en d'autres termes, la création, l'institutionnalisation et la surveillance (monitoring) des normes" 802 . D'où l'emploi de cette notion de cadre, dont la définition donnée par Sidney Tarrow rappelle que "ce ne sont pas des idées mais une manière d'emballer et de présenter les idées. Les mouvements en font usage en 796 Voir Sidney Tarrow, Power in movement. Social movements and contentious politics, Cambridge : Cambridge University Press, 1998. 797 Voir Bert KLANDERMANS, Sidney TARROW, "Mobilization into social movements : synthezising Europeans and American approaches", (p. 1-38), dans Bert KLANDERMANS, Hanspeter KRIESI, Sidney TARROW (dir.), From structure to action : comparing social movement research across cultures, Greenwich, London : JAI Press Inc., 1988. 798 A noter la critique de ce rapprochement qui ne juxtaposerait sans intégrer les niveaux d'analyse (p. 91), cf. Lilian MATHIEU, "Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l'analyse des mouvements sociaux", RFSP, février 2002, vol. 52, n°1, p. 75-100. 799 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 31. 800 Voir les limites de l'ouvrage Activist beyond borders, dans o.c. Sidney TARROW, "la contestation transnationale…", p. 20/40. 801 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 32. 802 Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, "From Santiago to Seattle : transnational advocacy groups restructiring world politics" (p. 3-23), dans Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, Restructuring world politics. Transnational social movements, networks and norms, Minneapolis et London : University of Minnesota Press, 2002, (p. 12) 183 essayant de mobiliser un consensus, c'est-à-dire, d'user d'une communication persuasive destinée à convaincre les autres de prendre parti" 803 . En retour les théoriciens des mouvements sociaux ont repris les travaux de Keck et Sikkink et le "modèle en boomerang" 804 pour illustrer la possible conceptualisation de la mondialisation comme nouvelle structure d'opportunités politiques 805 , élargissant le terrain d'investigation de l'action collective à l'échelon international. Pour certains auteurs, ce modèle permet d'appréhender le fait que les mouvements peuvent à la fois être affectés et de transformer la structure d'opportunités politiques et ainsi de comprendre comment la mondialisation peut fournir de nouvelles ressources et opportunités aux mouvements sociaux pour influencer acteurs étatiques et non étatiques. Il doit toutefois être complété par d'autres outils conceptuels tels les structures de mobilisation et le cadrage culturel. Ils déclarent ainsi que "la mondialisation a en réalité rapproché les mouvements sociaux au travers des frontières dans une "sphère publique transnationale", espace réel et conceptuel dans lequel les organisations évoluent, s'affrontent et contestent leur objectifs, apprennent les unes des autres". L'action n'est pas délocalisée, elle est diffusée via des échanges discursifs forgés dans cette sphère. Les travaux de Margaret Keck et Kathryn Sikkink explorent selon eux les voies par lesquelles les espaces transnationaux du discours et de l'action sont en train de transformer l'action 803 O.c. Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, "From Santiago to Seattle …", p. 12. Pour une présentation critique du "modèle en boomerang" et de son développement ultérieur, dit "modèle en spirale" (voir plus bas), voir Kathryn SIKKINK, "Patterns of dynamic multilevel governance and the insideroutsider coalition", (p. 151-173), dans Donatella della PORTA, Sidney TARROW, Transnational protest and global activism. People, passions, and power, Lanham : Rowman & Littlefield, 2005. A signaler la description antérieure de ce phénomène d'investissement des acteurs sociaux de la scène internationale cf. Bertrand BADIE, L' État importé. L'occidentalisation de l'ordre politique, Paris : Fayard 1992. "Tout converge pour inciter les acteurs sociaux à investir davantage la scène internationale : la mondialisation de l'économie, l'essor des techniques de communication à longue distance, la mobilité accélérée des individus, la crise de l' État-nation. 805 "Une "structure d'opportunités politiques est la manière avec laquelle l'allocation de ressources et de pouvoir privilégie des alternatives à l'action collective tout en augmentant le coût d'autres [alternatives]", John A. GUIDRY, Michael D. KENNEDY, Mayer N.ZALD, "Globalization and social movements", (p. 1-32), dans John A. GUIDRY, Michael D. KENNEDY, Mayer N.ZALD, Globalizations and social movements. Culture, power, and the transnational public sphere, Ann Arbor : The University of Michigan Press, 2000, (p. 2). Voir Charles TILLY, "Réclamer Viva Voce", Cultures et Conflits, printemps 1992, n°5, p. 5/13 pour une présentation critique du concept développé originellement par Sidney Tarrow. Voir Lilian MATHIEU, "Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l'analyse des mouvements sociaux", RFSP, février 2002, vol. 52, n°1, p. 75-100, pour une présentation de la conceptualisation "structure des opportunités politiques" autrement appelé "influence du contexte politique sur la contestation" (p. 76). Voir enfin l'exposé des limites du concept transposé au niveau international "les différences de définitions, mais surtout les difficultés inhérentes à une conception souvent statique et objectiviste de la structure des opportunités, ont conduit à amender le concept dans une direction plus souple et dynamique" (p. 158-159) cf. Lilian MATHIEU, "La constitution du mouvement altermondialiste français", Critique internationale, avril/juin 2005, n°27, p. 147-161. 804 184 collective. "Elles se focalisent sur les flux transnationaux d'information, de ressources et de tactiques qui se rapprochent de quelques unes des qualités de la sphère publique dans les espaces nationaux" 806 . Idées et structures En s'appuyant également sur les travaux de Thomas Risse Kappen et sur son argument de la «structure nationale» 807 , les auteurs prennent activement part au renouveau des études sur le transnationalisme engagé dans les années 1990. Thomas Risse Kappen explique que "l'impact des acteurs transnationaux (…) dépend des structures nationales de la politique visée et de la liberté avec laquelle les acteurs transnationaux agissent dans un environnement régulé par les institutions internationales. Les différences institutionnelles nationales déterminent à la fois l'accès des acteurs transnationaux au système politique et leur capacité à s'allier avec des acteurs nationaux." 808 . En d'autres termes il pense que pour espérer influencer la politique, les acteurs transnationaux ont besoin, tout d'abord d'accéder au système politique de l'État ciblé et, ensuite de se rapprocher de partenaires nationaux ayant la capacité de former des coalitions. "Les idées promues par les alliances transnationales et les communautés épistémiques ne comptent pas, à moins de réunir ces deux conditions" 809 . Il cherche à atteindre une meilleure compréhension de l'interaction entre facteurs systémiques et nationaux en l'absence de théorie du changement en relations internationales 810 . 806 John A. GUIDRY, Michael D. KENNEDY, Mayer N.ZALD, "Globalization and social movements…", p. 10. Voir Thomas RISSE-KAPPEN, "Ideas do not float freely : transnational coalitions, domestic structures, and the end of the cold war", International organization, printemps 1994, vol. 48, n°2, p. 185-214. La structure nationale comprend la machine organisationnelle des institutions sociales et politiques, leur routine, leurs procédures de décision tout autant que les normes et les valeurs prescrivant le comportement approprié selon la culture politique. Cette dernière étant composée d'idées qui changent peu et font l'objet d'un consensus social (p. 209). Cette approche par les structures nationales permet, selon son auteur, de rendre compte de la différence d'influence qu'ont des idées promues par les communautés transnationales et de théoriser les interactions entre les États et les relations transnationales (p. 212-213). Les idées ne sont que des variables intermédiaires entre les conditions structurelles et la définition des intérêts et préférences des acteurs (p. 214). 808 O.c. Thomas RISSE, "Transnational actors…", p. 258-259. 809 O.c. Thomas RISSE-KAPPEN, "Ideas...", p. 208. 810 Voir Isabelle GRUNBERG, Thomas RISSE-KAPPEN, "A time of reckoning ? Theories of international relations and the end of the cold war" (p.104-146), dans Pierre ALLAN, Kjell GOLDMANN (dir.), The end of the cold war : evaluating theories of international relations, Dordrecht, Boston, London : Martinius Nijhoff Publishers, 1992. 807 185 Thomas Risse Kappen partage en outre avec les auteurs étudiés ici, un intérêt à découvrir de quelle manière les idées et les normes peuvent influencer le comportement des individus et des États 811 . Leurs observations conduisent toutefois Margaret Keck and Kathryn Sikkink à relever que les dispositions institutionnelles nationales n'expliquent pas entièrement l'impact des acteurs transnationaux et pourquoi, dans les mêmes circonstances nationales, certains réseaux réussissent et d'autres non 812 . La nature des problèmes en cause et des réseaux constitue des facteurs explicatifs plus forts que les structures internationales et nationales. Les auteurs soulignent que les éléments dynamiques de la politique nationale doivent être autant pris en compte que les structures nationales 813 . Tout en contribuant au même objectif théorique qui est de prouver le pouvoir explicatif indépendant des normes et des idées, ces auteurs peuvent se démarquer les uns et des autres sur les interprétations finales et notamment sur la place accordée à l'État. Selon Thomas Risse-Kappen l'ouvrage de Keck et Sikkink reste très stato-centré et ne s'attache pas à discerner les implications de ces activités sur la société internationale814 contrairement aux travaux de Paul Wapner par exemple. État et société civile mondiale Pour Paul Wapner les études portant sur les activistes sont fondées sur une définition trop restrictive de la politique puisque seules comptent les actions destinées à influencer les gouvernements. "Ainsi perçues, les activistes transnationaux sont uniquement des groupes de pression cherchant à changer la politique au niveau étatique et à créer des conditions au sein du système international qui encouragent ou diminuent la coopération internationale. Les autres efforts en direction des sociétés au sens large sont ignorés ou dévalorisés parce qu'ils ne 811 Voir Thomas RISSE, Stephen C.ROPP, Kathryn SIKKINK, The power of human rights. International and domestic change, Cambridge : Cambridge University Press, 1999 où ils développent le modèle en spirale du changement en matière des droits de l'homme pour expliquer les variations en matière d'application au niveau des États. 812 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 202. 813 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 202. 814 O.c., Thomas RISSE, "Transnational actors…",p. 268-269. 186 sont pas considérés comme relevant de la politique" 815 . Il déclare qu'il existe entre l'individu et les États "une arène de l'engagement social", sur laquelle évolue les organisations nongouvernementales et que leurs actions (désignées comme "une dimension civique des efforts des ONG" 816 ), relèvent de la politique. "L'idée derrière une politique civique mondiale (world civic politics) c'est que les États n'ont pas le monopole sur les instruments qui gouvernent les affaires humaines et qu'il existe des formes non-gouvernementales de gouvernance qui peuvent être employées pour induire de larges changements" 817 . A partir de l'observation de trois grandes organisations environnementales (Greenpeace, WWF-Fonds mondial pour la nature et les Amis de la Terre) il dégage une typologie d'actions de politique civique 818 . Le travail de Paul Wapner est fréquemment associé à la global civil society développée par l'internationaliste Ronnie D.Lipschutz. Cette approche résulte d'une vision dualiste du système international marquée tant par la fragmentation politique que par l'émergence "d'un système diffus de gouvernance" 819 et par l'influence de nouvelles formes et lieux d'autorité fondées sur des savoirs et pratiques locaux 820 . Pour Ronnie D. Lipschutz la gouvernance qui en résulte est avant tout fonctionnaliste et n'induit en aucun cas l'idée d'une communauté internationale unifiée. "Bien que nous reconnaissons qu'il n'existe pas de gouvernement mondial en tant que tel, il y a un système émergent de gouvernance mondiale qui comprend à la fois des arrangements réglementaires institutionnalisés –que certains appellent "régimes"- 815 Paul WAPNER, "Politics beyond the state. Environmental activism and world civic politics", World Politics, avril 1995, n°47, p. 311-340, (p. 312) 816 Paul WAPNER, Environmental activism and world civic politics", Albany : State University of New York Press, 1996 (p. 10). 817 Paul WAPNER, Environmental activism and world civic politics, Albany : State University of New York Press, 1996, p. 7 818 Il distingue différents types de politique civique mondiale. A travers l'exemple de Greenpeace, il met en avant le concept de "globalisme politique" qui recouvre le travail de l'association pour la création d'une sensibilité écologique. Il parle de "localisme politique" à travers l'étude du WWF qui s'attaque à des problèmes locaux en donnant les moyens aux populations locales d' influencer les processus de prise de décision. Enfin il désigne sous le terme "internationalisme politique" la stratégie mise en place par les antennes des Amis de la Terre pour créer directement des liens entre les actions locales, nationales, et internationales en dehors des structures étatiques. O.c. Paul WAPNER, Environmental activism… 819 Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet : local knowledge and global environmental governance", Global governance, 1997, n°3, p. 83-102, (p. 83) [dernier chapitre de l'ouvrage co-dirigé : Ronnie D.LIPSCHUTZ, Judith MAYER, Global civil society and global environmental governance. The politics of nature from place to planet, Albany : State University of New York Press, 1996] 820 Le savoir est défini comme étant "un système de relations conceptuelles, tant scientifiques que sociales, qui explique les causes et les effets et offre une possibilité d'intervention humaine, de manipulation dans le but d'influencer ou d'orienter les résultats de certains processus". Le savoir local inclut une dimension supplémentaire à savoir des éléments sociaux et culturels spécifiques à ces unités spatiales délimitées, o.c. Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet …, p. 84. 187 et moins de normes, règles ou procédures formalisées qui modèlent les comportements en dehors de cadre constitutionnel ou d'un pouvoir matériel" 821 . "C'est de la gouvernance sans gouvernement, mais en même temps cela ne marque pas la fin ou la désintégration de l'État (…) ces arrangements doivent être plutôt compris comme une relation dialectique entre deux structures mutuellement constitutives : les États et la société civile" 822 . Ronnie D. Lipschutz préfère parler de "fonction de gestion" (management function) pour décrire ces formes de coopération que l'on trouverait "au niveau d'organisation sociale où les savoirs locaux et globaux se combinent de manière appropriée. Il est plus probable que ce niveau soit local –laboratoire, groupe de recherche, voisinage, bassin hydrographique- que global" 823 . En résumé pour R. Lipschutz, "la gouvernance remplace le gouvernement ; les réseaux informels de coordination remplacent les structures formelles de commandement. C'est ainsi que la gouvernance s'effectue" 824 . Il explique par ailleurs que son cadre d'analyse ne fait que souligner "l'hypothèse épique selon laquelle les populations peuvent et contribuent à créer des mécanismes de choix sociaux, pour leur intérêt collectif, qui peut éventuellement aider à protéger la nature". Il s'inscrit par conséquent en faux par rapport aux théories qui offrent la vision d'une gestion mondiale de population passive ou résistante. Son modèle "suggère [en revanche] que les populations, en agissant localement, peuvent avoir une influence réelle et importante au niveau mondial" 825 et que ces actions sont autant de choix faits en considération de contraintes propres à l'endroit d'origine. Margaret Keck et Kathryn Sikkink s'écartent de la vision unifiée de Paul Wapner ou de la société civile mondiale plus fonctionnaliste de Ronnie D.Lipschutz : "Nous préférons concevoir la société civile transnationale comme une arène de lutte, une zone fragmentée et disputée " 826 . Elles restent finalement attachées à une vision stato-centrée de la politique internationale dans la mesure où l'objectif recherché reste d'influencer les États et organisations inter-étatiques. 821 Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet , p. 96. Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet , p. 97. 823 Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet , p. 89. Il conçoit donc les coalitions transnationales comme autant de jeu à niveaux multiples ("n-level game") dans lequel les niveaux intermédiaires sont soit coincés soit forcés par les niveaux supérieur ou inférieurs. 824 Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet …, p. 98. 825 Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet …, p. 99. 826 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 33. 822 188 Elles s'écartent également de la conception de la société mondiale de l'Ecole anglaise car, contrairement à Hedley Bull, elles doutent de l'existence d'un corpus fixe de valeurs fondatrices de la société. Elles veulent poursuivre l'investigation par delà les explications systémiques : "pour observer des normes à l'œuvre, nous devons examiner les actions des individus et des groupes dans leur contexte historique. Normes et pratiques se constituent mutuellement : les normes ont un pouvoir en raison de ce que font les gens" 827 . Ce qui distingue les activistes transnationaux qu'elles étudient c'est justement le fait qu'ils "cherchent à amplifier le pouvoir générateur des normes, à élargir le champ des pratiques ouvert par ces normes et à renégocier ou transformer parfois les normes" 828 . Selon elles, il n'existe pas de dichotomie entre les actions de principe et celles guidées par la stratégie. "Les pratiques ne sont pas qu'un écho aux normes, elles les rendent réelles. Sans l'activité perturbatrice de ces acteurs, il est peu probable qu'un changement de normes ou de pratiques arrive" 829 . Elles s'accordent avec Hedley Bull quand il décrit un nouveau système caractérisé par des chevauchements d'autorité et la multiplicité des loyautés. Leurs points de vue divergent cependant sur l'importance accordée aux luttes de pouvoir et de sens (meaning) et à la distinction faite entre les acteurs transnationaux "Pour comprendre comment le changement arrive au niveau de la politique internationale il faut comprendre qu'il existe au sein des différentes catégories d'acteurs transnationaux, des processus et des logiques très différentes" 830 . Kathryn Sikkink développe dans une autre publication 831 les liens possibles avec la société internationale d'Hedley Bull. Société dans laquelle les États se conçoivent comme liés par une série commune de valeurs dans leurs relations les uns aux autres, qu'ils partagent quand il s'agit de faire fonctionner des institutions communes. A la différence près que, pour elle, l'accent ne porte alors pas uniquement sur les États puisque des groupes de militants transnationaux peuvent initier des changements au niveau des normes et contribuer au processus de restructuration de la politique mondiale. La prise en compte de la structure des 827 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 35. O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 35. 829 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 35. 830 O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 210. 831 Kathryn SIKKINK, "Restructuring world politics : the limits and asymmetries of soft power", (p. 301-317), dans Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, Restructuring world politics. Transnational social movements, networks and norms, Minneapolis et London : University of Minnesota Press, 2002, (p. 22). 828 189 normes permet une meilleure compréhension de la structure du système global que la structure de pouvoir ne peut expliquer à elle seule. Kathryn Sikkink cite à titre d'exemple le problème soulevé par les grands barrages hydroélectriques (voir étude de cas suivante), les revendications et appels de nouvelles normes (pour une participation démocratique au processus de décision des institutions financières internationales). Les groupes transnationaux s'opposent aux intérêts puissants d'acteurs économiques et politiques, mais ils ne peuvent changer les discours qu'à la marge et conduire seulement dans certains cas à des changements significatifs de politiques. "Nous comprenons que ces mouvements appelant à des normes qui défient les puissants intérêts politiques et économiques rencontrent de sérieux obstacles, mais au final, les intérêts ne sont pas fixes, seulement interprétés et la structure des normes fait partie intégrante de ce qui aide les États (et les entreprises) à interpréter leurs intérêts" 832 . Margaret Keck et Kathryn Sikkink dans Advocacy beyond borders apparaissent se rapprocher de l'analyse de Pierre Hassner selon laquelle "la faiblesse plus générale de solutions comme la "société internationale" ou les "régimes" fonctionnels" réside dans le fait qu'ils "risquent de fonctionner par beau temps [fair weather theories], dans les situations normales, mais de se gripper dans les situations extrêmes où chaque État obéit à ses propres priorités et à ses propres urgences, et considère la coopération comme un luxe désirable mais inabordable" 833 . Normes et intérêts Il nous semble intéressant de relever ici les parallèles existant avec la sociologie des relations internationales et les travaux de Bertrand Badie. A première vue ces auteurs partagent une même vision du jeu inter-étatique et de l'éthique universelle, celle de la paix positive fondée "sur l'idée que les démocraties ne se font pas la guerre, et que la démocratie est source de paix pour des raisons qui mêlent valeur et utilité" 834 , mais aussi une même circonspection quant à une éventuelle "démocratisation de la vie internationale". Selon Bertrand Badie, la démocratisation "reste trop marquée par les effets de multilatéralisme intergouvernemental, 832 O.c. Kathryn SIKKINK, "Restructuring world politics…", p. 303. Pierre HASSNER, "les intrus : théorie et pratique des relations internationales devant le problème des réfugiés", (p. 311-332), dans Pierre HASSNER, La terreur et l'empire. La violence et la paix II, Paris : Seuil, 2003, p. 326. 834 Voir o.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 73, et o.c. Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders… "les démocratie ne se font pas la guerre", p. 203. 833 190 fait de puissance et d'arbitraire étatique" 835 . Pour nos auteurs américaines également "des droits de l'homme effectifs n'impliquent pas la simple victoire des normes sur les intérêts". Seulement, "les réseaux ont de l'influence au sein des États parce qu'ils aident à reformuler les intérêts nationaux en des temps marqués par la remise en cause des notions de souveraineté et d'intérêt national. Dans une période de flux globaux importants, les décideurs en matière de politique étrangère sont souvent incertains sur ce que doit être l'intérêt national et comment le promouvoir au mieux. Les réseaux de militants ont servi en réalité de pourvoyeurs (carriers) d'idées sur les droits de l'homme, les insérant dans le débat politique au moment crucial où les décideurs politiques s'interrogent sur leur politique passée" 836 . Bertrand Badie se démarque toutefois de l'idéalisme, même prudent, de Keck et Sikkink 837 . Pour lui en effet "dès que l'on touche à l'éthique, il est facile de céder au simplisme. La politique internationale des droits de l'homme n'abolit nullement le passé ; elle ne remplace pas l'ordre du cynisme par celui de la morale ; elle ne substitue pas les ONG humanitaires aux États westphaliens. Elle conduit à une modification des pratiques plutôt qu'à un abandon des principes : nul ne saurait annoncer, ni souhaiter l'avènement d'un ordre moral sur la planète" 838 . En fait, "plus qu'un handicap, la politique internationale des droits de l'homme crée des règles du jeu originales qui parfois demeurent mal connues y compris chez ceux qui y ont recours. Les droits de l'homme se plaisent à s'attaquer à la puissance : ils ne l'ont pourtant jamais abolie ; leurs entrepreneurs dénoncent couramment les États mais n'hésitent pas à réclamer leur aide ; quant à la rhétorique du bien et du mal, ce n'est pas la première fois qu'elle est appelée au chevet du profit !" 839 . Sur la question des acteurs et des ONG, la position de Bertrand Badie est plus sceptique. Certes "par le travail de promotion thématique, ces ONG [Amnesty International, la Fédération internationale des droits de l"homme, Human Rights Watch] contribuent à l'émergence de [biens] sur la scène mondiale ; par l'effort de défense ici et là de cas individuel, elles donnent à ces biens une valeur, contribuant à déterminer le coût de l'accès 835 O.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 313.. o.c. Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 119. 837 "Entre le monde des États et celui de l'espace public international, toutes les configurations sont possibles : rivalités, concurrence, hostilité, confrontation, échange, complicité, instrumentalisation réciproque. Le jeu international s'accomplit dans ce processus interactif complexe"o.c. Bertrand BADIE, La diplomatie… p. 274 838 O.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 11. 839 O.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 11. 836 191 public comme celui que doit subir l'État qui l'entrave(…) ces acteurs participent de façon non négligeable à la production normative" 840 . Il voit un intérêt au fait que ces acteurs contribuent à la promotion des normes mais ses conclusions restent sévères par rapport aux conclusions des politologues américaines. Cela "peut être source de démocratisation (…) en entretenant le débat, en éloignant les questions diplomatiques de la sphère du savoir technique pour les intégrer à l'éthique de la conviction ; elle le sera [démocratie comme source de démocratisation], en revanche de façon incertaine en plaçant de plus les comportements des individus ou les opinions à la merci des manipulations médiatiques, des ruses forgées par les lobbies ou des émotions artificiellement entretenues" 841 . Ce qui fonde les convictions idéalistes de Margaret Keck et Kahryn Sikkinik ne sont, pour Bertrand Badie, que des "moments (…) plus féconds d'humanisation des relations internationales qui correspondent (…) soit à des conjonctures de fluidité et d'incertitudes, soit à des situations dans lesquelles la mobilisation s'effectue précisément à l'initiative des acteurs non étatiques. (…) Venant de l'espace public international, elle [humanisation] sera informelle, insidieuse et souvent captieuse : mais elle crée des représentations nouvelles, des exigences durables, et sur cette base, tout un mécanisme d'interactions stratégiques auquel les États sont contraints de se soumettre" 842 . Espace public mondial contre réseaux L'internationaliste observe cependant et ce, a contrario de Keck et Sikkink, la "formation d'un espace public mondial 843 (…) solidaire tant de l'essor des acteurs transnationaux que de la formalisation des biens publics mondiaux : parce qu'ils deviennent des arènes où l'on débat 840 Bertrand BADIE, "L'effectivité des biens publics mondiaux : l'ambiguïté ne vaut pas négation" (p. 333347).dans Pierre FAVRE et.al., Etre gouverné. Etudes en l'honneur de Jean Leca, Paris : Presses de Sciences Po, 2003, p. 343. 841 O.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 273. 842 O.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 28. 843 Définition donnée de l'espace public international : "ensemble d'interactions extra-étatiques qui s'opèrent sur la scène internationale afin d'en produire les enjeux, d'en assurer la publicité, d'orienter les opinions qui s'y expriment et donc de participer à l'élaboration des politiques qui la structurent"dans o.c. Bertrand BADIE, La diplomatie… (p. 273). Cet espace "se constitue davantage en scène politique qu'en opinion construite (…) ne débouche pas mécaniquement sur la mobilisation victorieuse d'une opinion internationale qui aurait à chaque fois raison des délibérations internationales" il "dessine les contours d'une nouvelle arène internationale où les acteurs interagissent et s'interpellent selon des modalités qui dépassent le contestable idéal du simple gouvernement d'opinion (…) [c'est] un jeu de mobilisation et d'expressions multiples et croisées qui ne se limite plus à un simple face à face entre les gouvernements et les opinions, au demeurant manoeuvrables" (p. 292-293). 192 des questions internationales, parce que par définition ils transcendent les frontières, parce qu'ils sont animés et surveillés par des acteurs qui ont intérêt à donner la priorité au mondial sur le national, parce qu'ils contraignent peu ou prou les États, parce qu'ils rencontrent de plus en plus les intérêts propres des OIG (organisations intergouvernementales), parce qu'ils sont de plus en plus producteurs de normes et enfin parce qu'ils commencent à produire une responsabilité qui les relie à l'opinion, ces espaces deviennent des lieux d'articulation de biens publics mondiaux" 844 . Aussi pour Bertrand Badie, toutes les questions internationales "sortant du monopole d'État (…) entrent dans l'espace public (…) En se désétatisant, les enjeux internationaux se sont en fait nationalisés, devenant ainsi l'attribut de la communauté politique toute entière" 845 . Plus récemment Bertrand Badie affirmerque finalement "l'espace public fait [certes] œuvre de surveillance [mais] aussi efficace soit-il, il ne se substitue pas pour autant à la puissance et n'accomplit même pas une œuvre équivalente à celle qui fut en son temps promue par les sociétés civiles nationales. Loin de conduire à une «société civile mondiale», tous ces changements n'aboutissent qu'à un conglomérat de relations sociales transnationales, assez fortes pour bousculer la puissance, mais trop faibles pour lui opposer un nouveau partenaire. Ce point intermédiaire est probablement la clé des principales incertitudes planétaires" 846 . Keck et Sikkink promeuvent quant à elles la vision d'un système politique mondial, à distinguer du monde inter-étatique, constitué par les relations entre les acteurs, les institutions, les normes et les idées. "Le système international que nous présentons est composé non seulement d'États, (…), mais aussi de denses toiles d'interactions entre les citoyens des différents États qui tout à la fois reflètent et aident à maintenir des valeurs, des croyances (belief) et des projets communs" 847 . Elles accordent de l'importance au potentiel international de la communauté cosmopolite des individus et particulièrement de ceux dont le comportement est guidé par des principes et déplorent le discrédit pesant encore sur l'idéalisme. Dans cette optique la mondialisation n'est pas un rouleau compresseur inévitable mais plutôt "un enchaînement particulier d'interactions entre individus résolus" 848 qui n'induit aucun déterminisme au niveau macrosociologique. Contrairement aux théories libérales 844 O.c. Bertrand BADIE, "L'effectivité des biens publics mondiaux p. 344 O.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 269. 846 Bertrand BADIE, L'impuissance de la puissance, Paris : Fayard, 2004, p.280-281. 847 O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 213. 845 193 auxquelles se rattache l'Ecole anglaise, elles avancent l'idée que "les individus et les groupes influencent les préférences de leurs propres États et aussi celles d'autres groupes, individus et États à travers un mélange de persuasion, de socialisation et de pression" 849 . Cette théorie des réseaux fournit selon ces auteurs, un modèle de compréhension du changement social qui implique la transformation réciproque des préférences et de l'identité des individus engagés dans la société transnationale. Keck et Sikkink soulignent la pertinence de cette idée de "constitution mutuelle" dans la mesure où elle supplée aux failles des théories dites structurelles en ajoutant, aux variables macrosociologiques, le point de vue des agents, l'importance de variables non structurelles (identité, objectifs) et les facteurs de mobilisation et de transformation induits des interactions. Réseaux et solidarité : limites et autres apports Kathryn Sikkink reconnaît dans un article récent les limites du modèle en boomerang 850 qui n'expliquerait pas toutes les modalités d'interactions. Elle indique ainsi que "beaucoup d'activistes environnementaux et syndicaux confrontés à la répression et aux blocages au plan national ne cherchent pas d'alliés internationaux. Ils croient au contraire que la législation et les protections en application dans leur pays risquent d'être érodées par le transfert du pouvoir de décision aux institutions internationales" 851 et parle à ce sujet de "déficit démocratique". "En opposition au modèle en boomerang (…) dans le modèle du déficit démocratique, les activistes sont poussés par force et de manière défensive sur l'arène internationale et l'essentiel de leurs activités est dirigé vers la protection des gains faits sur le plan national" 852 . Kathryn Sikkink dresse alors un tableau dit de "gouvernance multilevel" dynamique et conclut sur 848 O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 213. O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 214. 850 Kathryn SIKKINK, "Patterns of dynamic multilevel governance and the insider-outsider coalition", (p. 151173), dans Donatella della PORTA, Sidney TARROW, Transnational protest and global activism. People, passions, and power, Lanham : Rowman & Littlefield, 2005. 851 O.c. Kathryn SIKKINK, "Patterns of dynamic multilevel governance…", p. 155. 852 O.c. Kathryn SIKKINK, "Patterns of dynamic multilevel governance…", p. 155, l'auteur dresse une typologie des modalités d'interactions en s'interrogeant sur les possibilités d'accès aux structures d'opportunité nationale et internationale. Le modèle en boomerang n'est plus qu'une modalité parmi quatre autres modalités d'actions. Kathryn Sikkink l'applique ici à une étude de cas portant sur les problèmes de justice et de responsabilité en Argentine et l'action des groupes de défense des droits de l'homme. A noter le tournant méthodologique. Sur la "gouvernance politique multiniveaux", voir Jean-Pierre GAUDIN, Pourquoi la gouvernance ?, Paris : Presses de Sciences Po, «La bibliothèque du citoyen», 2002 et la réflexion méthodologique de Christian LEQUESNE, 849 194 l'idée que "le boomerang n'a jamais été une forme optimum d'activisme politique. Il s'agissait d'une série particulière de tactiques élaborées dans des circonstances politiques difficiles (less than desirable)" 853 . Elle répond ainsi à certaines des critiques qui leur ont été adressées, notamment par Sidney Tarrow, mais pas entièrement. Plus généralement pour Sidney Tarrow "l'occurrence simultanée de la redécouverte de la politique transnationale et du virage constructiviste 854 a conduit maints chercheurs en relations internationales à s'intéresser à des réseaux de militants fortement axés sur des questions normatives et à ignorer ceux qui sont mus par des intérêts matériels prédominants, comme les réseaux transnationaux de syndicats" 855 . Il reste toutefois sceptique sur les apports d'un concept aux contours aussi flous et pourtant si souvent utilisé 856 . Le politologue Guillaume Devin relève pour sa part les limites normatives du modèle d'action proposé par Keck et Sikkink. Elles proviennent, selon lui, de l'ambiguïté entourant la notion de solidarité : ces justes causes sur lesquelles elles se focalisent et qui fondent leur idéalisme 857 . Ce dernier remarque un décalage entre conceptions idéologiques et pratiques858 et doute pour sa part que le concept de réseau puisse être une notion éclairante pour "Comment penser l'Union européenne ?" (p. 103-133), dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Les nouvelles relations internationales. Pratiques et théories, Paris : Presses de Sciences Po, 1998. 853 O.c. Kathryn SIKKINK, "Patterns of dynamic multilevel governance…", p. 171. 854 Sur les limites du constructivisme voir Bernard LAHIRE, L'esprit sociologique, Paris : La Découverte, 2002. Nous retenons que "le constructivisme sociologique s'avère nécessaire pour dénaturaliser les catégories et prendre ses distances vis-à-vis d'elles-mêmes" (p. 101). "Montrer qu'une catégorie (un problème, une notion…) n'est pas naturelle mais qu'elle a une histoire, que son succès social éventuel (…) a des conditions historiques de possibilité, constitue une manière (…) féconde de produire de la connaissance en sociologie"(p.101). 855 o.c. Sidney TARROW, "La contestation transnationale…", p. 11/40. Voir Donatella della PORTA, Sidney TARROW, Transnational protest and global activism. People, passions, and power, Lanham : Rowman & Littlefield, 2005, pour la présentation d'une interprétation médiane (entre micro et macrosociologie) de l'action collective transnationale selon un modèle dit d' "internationalisme complexe" (voir plus bas). 856 Voir Sidney Tarrow, Power in movement. Social movements and contentious politics, Cambridge : Cambridge University Press, 2ème édition 1998. L'auteur consacre un chapitre à la notion développée par Margaret Keck et Kathryn Sikkink "transnational advocacy networks" (p. 188-193), il les distingue des mouvements sociaux, remarquant la nouveauté de cette tendance qui consiste à s'occuper des affaires des autres : "Si l'hypothèse est correcte nous apprendrions plus en regardant les réseaux transnationaux comme des acteurs extérieurs fournissant des ressources et des possibilités à des mouvements nationaux en formation, qu'en se focalisant sur l'abstraction qu'est la société civile globale, considérant chaque incident d'activisme transnational comme la preuve de son avènement" (p. 192). 857 Guillaume DEVIN, "Les solidarité transnationales, phénomène social à l'échelle mondiale", (p. 11-26) Guillaume Devin (dir.), Solidarités transnationales, Paris : L'Harmattan, 2004 858 "Ce décalage dans les conceptions idéologiques et pratiques des solidarités explique les principales caractéristiques des solidarités transnationales aujourd'hui : à la fois dominées par les pays développéw (solidarité hiérarchique), partagées entre l'individualisation et la communautarisation (solidarité conflictuelle) et transnationalement imparfaites (solidarité à vocation internationale plus que transnationale stricto sensu)," dans o.c Guillaume DEVIN, "Les solidarité transnationales…, (p. 25). 195 appréhender la question de transnationalisation des solidarités 859 . Sur ce domaine, il relève dans le cas d'ONG de développement, la diversité des acteurs non-étatiques, des phénomènes d'institutionnalisation conduisant à la marginalisation des organisations les plus militantes. Il exprime finalement un doute leur efficacité dans le dispositif de coopération 860 . Le même scepticisme conduit Johanna Siméant à s'intéresser à ce que recouvre la thématique de la solidarité dans les travaux de sciences sociales 861 . Elle met aussi en garde contre le danger de confondre un fait sociologique et "les récents avatars de ce que l'on peut qualifier de «solidarisme transnational» 862 . Elle s'efforce ainsi de "clarifier les déclinaisons pratiques et intellectuelles des théories des acteurs, (…) de séparer ce que peuvent être les usages scientifiques des autres usages de (…) notions" 863 se référant à la solidarité. A l'instar de Sidney Tarrow qui souligne aussi les problèmes de définition dans les travaux de Keck et Sikkink, Johanna Siméant constate aussi "la confusion [qui règne] entre la protestation transnationale, transnationale" 864 les organisations transnationales, et l'action collective . Elle insiste sur deux points. Le premier est que les catégories d'acteurs (ONG, mouvements transnationaux, altermondialistes) ne sont pas des "entités figées et étanches, le deuxième est qu' "il ne faut pas les confondre analytiquement" 865 . Or ces points 859 "L'expression de la solidarité comme forme de coopération à plusieurs n'est pas le monopole de quelques sociétés de bienfaisance ; elle ne se réduit pas à une morale de dévouement. Elle devient, au contraire, un phénomène social beaucoup plus général qui touche aussi bien les acteurs publics que privés", o.c Guillaume DEVIN, "Les solidarité transnationales…, (p. 12-13). 860 Guillaume DEVIN, "Les ONG et les pouvoirs publics : le cas de la coopération et du développement", Pouvoirs, 1999, n°88, p. 65-91. 861 "Il est pourtant difficile de spécifier si leur nouveauté, selon ces travaux, réside dans l'idéologie, dans l'organisation de ces mouvements ou enfin dans la structure des réseaux sociaux sur lesquels ils s'appuient", cf. Johanna SIMÉANT, "Solidarisme et solidarités dans les mobilisations transnationales", (p. 75-87) dans o.c. Guillaume Devin (dir.), Solidarités transnationales… (p. 78) 862 Elle définit le terme de solidarisme comme un "ensemble de croyances, discours et productions théoriques faisant référence à l'existence d'une solidarité comme responsabilité partagée, et qui contribue à dessiner les contours d'une idéologie généralisée, particulièrement manifeste dans les mobilisations se revendiquant de l'environnement, de l'altermondialisme, de l'humanitaire", o.c. Johanna SIMÉANT, "Solidarisme et solidarités…, p. 81. 863 O.c. Johanna SIMÉANT, "ONG et humanitaire…, p. 76. 864 Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les mouvements sociaux «transnationaux» dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association française de science politique Lyon 14-16 septembre 2005, table ronde n°1, p. 23/39. 865 Nonna MAYER, Johanna SIMEANT, "L'espace de l'altermondialisme", RFSP, juin 2004, vol. 54, n°3, p. 373-378, (p. 378), A noter comment dans cet article introductif d'un dossier consacré aux altermondialistes, les auteurs reprennent les deux approches de Keck et Sikkink (sociologie des mouvements sociaux et sociologie des relations internationales) en expliquant que : "La première [sociologie des mouvements sociaux] privilégie les conditions d'émergence de cette nouvelle cause [altermondialisme] et ses cadres d'interprétation, les reconversions militantes et organisationnelles qui en permettent l'institutionnalisation, les évolutions du 196 problèmatiques sont visibles dans ce travail sur les réseaux transnationaux de militants en dépit des précautions des auteurs pour limiter leur regard à un type spécifique d'acteurs et d'action. La "profusion" et le "prophétisme" 866 que constatent Johanna Siméant dans la littérature se consacrant à la «société civile» et dont se détachent Keck et Sikkink, incite cette première à adopter une approche plus microsociologique, s'intéressant dans le cas des ONG humanitaires à l'"étude du travail idéologique de fabrication d'appartenances communes et de liens subjectifs" 867 . L'important pour Johanna Siméant est d'éviter deux écueils "la célébration des acteurs de la société civile (…) ou à l'inverse la dénonciation critique sur le double registre des «effets pervers» et de la dénonciation de «l'hypocrisie»" 868 , préoccupation à laquelle nous souscrivons pleinement. La politologue opte ainsi pour une "sociologie politique internationale attentive aux trajectoires des individus" qui prend aussi en compte les "champs de forces plus larges" 869 . Aussi, traiter des mobilisations transnationales comme le font Keck et Sikkink, implique pour Johanna Siméant "de spécifier ce que l'on observe, et de prendre garde que toute participation à une mobilisation, nationale ou transnationale, ne soit pas ramenée au label de «mouvement social transnational»" 870 . Il s'agit alors de "distinguer la répertoire d'action protestataire. La seconde [sociologie des relations internationales] s'attache plutôt aux turbulences de la scène mondiale, à l'irruption des «nouveaux acteurs transnationaux» qui viendraient concurrencer l' État et préfigurer l'émergence d'une «internationale» civile, à commencer par les ONG" (p. 373). 866 Cf. Johanna SIMÉANT, "ONG et humanitaire", (p. 9-33), dans Johanna SIMÉANT, Pascal DAUVIN (dir.), O.N.G et humanitaire, Paris : L'Harmattan, 2004, (p. 10). 867 O.c. Johanna SIMÉANT, "Solidarisme et solidarités..., p. 84. Nous relevons avec intérêt comment dans ses travaux portant sur l'humanitaire elle distingue participation et associative et participation politique et insiste sur le rôle joué par les sciences sociales dans la réification de la «société civile» , thématique sur laquelle nous reviendrons dans la deuxième partie, cf. Johanna SIMÉANT, "Un humanitaire «apolitique» ? Démarcations, socialisations au politique et espaces de la réalisation de soi", (p. 163-511), dans Jacques LAGROYE (dir.), La politisation, Paris : Belin, 2003. "Il y a une homologie frappante entre l'engouement des sciences sociales pour les associations, et celui qui pousse aujourd'hui jusqu'aux classes politiques à valoriser cet appel à une «société civile» artificiellement autonomisée du politique et de l'État en même temps qu'elle est appelée à les renouveler" (p. 164). 868 Elle cite les "ONG environnementales, de droits de l'homme et humanitaires, les mouvements sociaux transnationaux contre les excès du capitalisme, les réseaux de revendications…", Johanna SIMÉANT, "ONG et humanitaire…, p. 14. 869 O.c. Johanna SIMÉANT, "ONG et humanitaire…, p. 19. 870 O.c. Johanna SIMÉANT, "ONG et humanitaire…, p. 25. 197 globalisation des protestataires et celle de leurs objets de revendication" 871 et de comprendre les "médiations idéologiques par lesquelles chaque contexte se retrouve intégré à la protestation" 872 . Le programme de recherche 873 que propose implicitement Johanna Siméant en réaction notamment à l'ouvrage Advocacy beyond borders est par conséquent une source d'inspiration précieuse pour établit notre grille de recherche. Nous retiendrons plusieurs points importants comme autant de jalons méthodologiques et conceptuels recadrant les apports des réseaux transnationaux de militants et plus largement de la littérature consacrée à l'action collective transnationale. Le premier point retenu parmi les réserves exprimées par Johanna Siméant est l'interrogation sur les "liens entre les protagonistes de l'action collective.(…) ces liens peuvent être physiques et impliquer des interactions de face à face (…) ou renvoyer à des liens objectifs dans la division internationale du travail économique" 874 . Le deuxième élément est ce besoin de "reconstituer les processus spécifiques à chaque processus d'action collective transnationale et à chaque configuration historique en abandonnant l'idée que cela corresponde à des logiques uniformes (notamment en «valeurs»)" 875 . Un troisième point rappelle l'importance du rôle joué par d'autres acteurs que les organisations nongouvernementales, notamment les organisations internationales et le "monde des fondations et des think-tanks" 876 . La politologue le résume avec une métaphore empruntée à Sidney Tarrow, le "récit corail" 877 , qui mène à relativiser certains usages des notions de cadre et 871 Citation reprise de Charles Tilly, Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les mouvements sociaux «transnationaux» dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association française de science politique Lyon 14-16 septembre 2005, table ronde n°1 (p. 13/39). 872 Référence à l'ouvrage de Yves DEZALAY, Bryant G.GARTH, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d' État en Amérique latine, entre notables de droit et «Chicago boys», Paris : Seuil, «Liber», 2002. 873 A signaler le travail d'analyse de l'auteur de la sociologie de l'action collective dans Johanna SIMÉANT, La cause des sans papiers, Paris : Presses de la Fondation nationales des sciences politiques, 1998, p. 29-72. 874 Art.cit. Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ?…", p. 23/39. 875 Art.cit. Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ?…", p. 24/39. 876 Art.cit. Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ?…", p. 33/39. 877 "La mondialisation ne peut pas ex nihilo inciter des acteurs non-étatiques faibles et dispersés à se rencontrer et à développer les identités collectives communes et les réseaux nécessaires pour influencer les acteurs les plus puissants sur la scène mondiale. Par contre, les institutions internationales servent de «récifs corail» aux acteurs non-étatiques en contribuant à créer des liens horizontaux au-delà des frontières entre militants ayant des revendications semblables ou complémentaires", art. cit. Sidney TARROW, "La contestation transnationale…", p. 217. 198 desTANs 878 en gardant à l'esprit que "les institutions internationales, quoiqu' établies par les État s, généralement les plus puissants d'entre eux, constitue le berceau de la contestation transnationale" 879 . Le dernier élément qui a retenu notre attention est l'importance accordée, dans une approche combinant les regards micro et macrosociologique, à la "sociographie fine des activistes et des participants aux événements" 880 , moins dans le but d'analyser les discours que de repérer le profil sociologique des militants. Il s'agit d'une étape nécessaire pour reconstituer l'espace pertinent de l'action collective transnationale. Ainsi sur l'action humanitaire qui est l'un de ses terrains d'études, la politologue considère t-elle que "L'observation «micro» d'une mission humanitaire importe tout autant qu'une analyse «macro» des flux d'aide –plus exactement, ces deux dimensions n'ont aucune vocation à être disjointes mais au contraire articulées, ce qui ne suppose pas que l'une ait un rôle prééminent sur l'autre" 881 . J.Siméant remarque plus généralement que "rien n'indique, par ailleurs, que les flux transnationaux aient vocation à être saisis de façon seulement macrosociologique, malgré la difficulté des terrains de recherche dans l'international, qui rendent toujours délicate l'identification des lieux pertinents de l'observation" 882 . Dans un travail antérieur portant sur les sans-papiers, la sociologue revendique d'ailleurs "la variation du niveau d'observation [qui lui] apparaît comme une ressource intellectuelle particulièrement féconde dès lors qu'elle permet d'envisager successivement les mobilisations 878 TANs- Transnational advocacy networks, réseaux transnationaux de militants. Voir par exemple Franklin Daniel ROTHMAN, Pamela E. OLIVER, "From local to global : the anti-dam movement in Southern Brazil", Mobilization, avril 1999, vol. 4, n°1. 879 art. cit. Sidney TARROW, "La contestation transnationale…", p. 217. 880 Art.cit. Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ?…", p. 32/39. A noter également les travaux de Florence Passy. Cette dernière étudie une ONG suisse, la Déclaration de Berne, dans une démarche à la fois quantitative (selon elle les analyses axées sur le modèle structurel font ressortir le rôle clé des réseaux) et plus microsociologique, au travers des récits de vie des militants qui lui permettent de suivre l'évolution de l'engagement individuel. S'interrogeant également sur la dimension normative des mobilisations, elle considère a contrario de Keck et Sikkink que l'engagement altruiste n'est pas une forme particulière d'engagement politique, et préfère considérer l'altruisme comme une construction culturelle cf. Florence PASSY, L'action altruiste. Contraintes et opportunités de l'engagement dans les mouvements sociaux, Genève : Librarie Droz, S.A, 1998. Autre exemple : Florence PASSY, Marco GUIGNI, "Récits, imaginaires collectifs et formes d'action protestataire. Une approche constructiviste de la contestation antiraciste", Revue française de science politique, octobre-décembre 2005, vol. 55, n°5-6, p. 889-918. L'accent est ici accent porté sur l'action protestataire, l'objectif est de répondre aux faiblesses identifiées du paradigme dominant de la sociologie en replaçant la culture "au centre", au travers des récits de la nation et imaginaires de la citoyenneté. 881 O.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMEANT, Le travail humanitaire…, p. 23. 882 O.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMEANT, Le travail humanitaire…, p. 20. 199 (…) au travers de leurs acteurs, de leurs pratiques et de l'espace social et politique dans lequel elles se déroulent, tous aspects imbriqués et où, ce faisant, seul le changement de point de vue –et d'échelle- d'observation permet de distinguer les nœuds stratégiques dans l'écheveau du réel" 883 . Les controverses socio-techniques et notamment celles liées aux grands barrages sont selon nous des lieux privilégiés d'observation pour saisir ces flux, aussi consacrons-nous le prochain chapitre à les étudier. 883 Johanna SIMÉANT, La cause des sans papiers, Paris : Presses de la Fondation nationales des sciences politiques, 1998, p. 72. 200 3. Grands barrages et leurs récits allégoriques Les motivations qui nous ont conduit à cette troisième étude de cas sont un peu différentes. La première étude de cas portant sur la déforestation (Marie-Claude Smouts) a permis d'appréhender, à travers un décryptage de la construction d'un objet international, la question de l'environnement dans les relations internationales (écopolitique) et le rôle de différents acteurs dans la construction et les efforts de résolution d'un problème global. L'étude de cas portant sur le livre de Margaret Keck et Kathryn Sikkink a placé l'éclairage moins sur un problème en particulier que sur les acteurs et les principes moraux comme moteurs de l'action collective internationale. La question des grands barrages permet d'appréhender plus directement ces ouvrages techniques, "artefacts politiques" 884 Il s'agit également de confronter les approches, méthodologies et hypothèses théoriques de plusieurs chercheurs américains, un anthropologue-William F. Fisher-, un sociologue -Michael Goldman- et un politologue Sanjeev Khagram- et de présenter d'autres cas emblématiques de la campagne internationale contre les grands barrages, toile de fond de la controverse Gabčikovo-Nagymaros qu'il est important de présenter. Margaret Keck relève comment cette campagne internationale contre les grands barrages constitue une référence majeure et remarque que certains événements historiques peuvent se transformer en récits allégoriques et devenir des modèles à reproduire dans les campagnes de protestation internationale 885 , citant les exemples de la lutte des exploitants de caoutchouc brésiliens, la mobilisation contre les projets hydroélectriques de la vallée indienne de la Narmada. C'est en partie pour cette raison que nous avons choisi ici de nous arrêter plus spécifiquement sur les controverses indiennes. L'idée est également de montrer la différence des cadrages avec l'affaire hydroélectrique Gabčíkovo-Nagymaros et notamment l'absence de l'argumentaire environnementaliste dans les discours de résistance. 884 Expression empruntée à Sheila JASANOFF, "Technology as a site and object of politics", dans Robert E.GOODIN, Charles TILLY (dir.), The Oxford handbook of contextual political analysis, Oxford : Oxford University Press, 2005 (p. 745-763). La sociologue de la science, citant tour à tour Sanjeev Kagram; Arundhati Roy et Michael Goldman (auteurs que précisément nous avons retenu dans ce chapitre) explique que les grands barrages sont devenus de modèles technologiques mal conçus pour beaucoup de nations nouvellement indépendantes" et le site de protestation du mouvement anti-mondialisation (p. 754). 885 Margaret KECK, "Social equity and environmental politics in Brazil : lessons from the rubber tappers of acre", Comparative politics, juillet 1995, vol. 27, n°4, (p. 409-424). 201 Une autre de nos motivations est de mettre en lumière les contacts existant entre les protagonistes de ces campagnes de par le monde 886 . Ceci constitue en effet autant d'indications précieuses pour démêler les tenants et aboutissants de ces phénomènes en réseau. Notons ainsi comment la réunion en mars 1997 à Curitiba au Brésil des personnes affectées par les grands barrages en provenance de vingt pays est considérée comme l'événement fondateur de cette campagne de pression internationale contre les grands barrages 887 . Comme déjà relevé, la mobilisation hongroise contre la construction du barrage à Nagymaros est systématiquement mentionnée dans la chronologie de cette campagne internationale 888 . Ces cas de controverses hydroélectriques sont également l'occasion de relever l'existence de passerelles entre recherche et militantisme au niveau de l'action, de souligner l'existence d'influences réciproques entre acteurs et universitaires et d'illustrer concrètement les stratégies des organisations non gouvernementales telles que mises en lumière par Margaret Keck et Kathryn Sikkink (ex. l'exploitation des témoignages des "victimes"). Aussi nous arrêteronsnous sur le témoignage de l'écrivain Arundhati Roy, militante charismatique contre les barrages de la Vallée Narmada qui fait référence dans le milieu universitaire 889 . Sanjeev Khagram, James V. Riker, Kathryn Sikkink soulignent dans l'introduction de leur ouvrage qu'au cours de leur recherche, la distinction entre universitaires et praticiens (scholar and practitioner) est devenue de plus en plus floue : cette "extraordinaire mobilité et ces mouvements perpétuels au sein du groupe central d'auteurs reflètent [selon eux] un nouveau 886 A noter la signature des principaux opposants hongrois et slovaque de notre étude de cas GabčíkovoNagymaros (János Vargha, Béla Liptak, Juraj Zamkovski) sur la déclaration de Maheshwar, du 11 mai 1998 demandant la suspension de la construction d'un barrage de la vallée Narmada. Voir le site officiel de la coalition NBA www.narmada.org [consulté en avril 2002]. 887 Il y sera décidé de faire du 14 septembre une journée mondiale contre les grands barrages, pour les rivières, l'eau et la vie. 888 Voir par exemple Patrick Mc CULLY, "A stream of consciousness. The anti-dam movement's impact on rivers in the 20th century", World Rivers Review, février 2000, vol. 15, n°1. 889 A signaler cette mention de l'essai de Arundhati Roy qui doit être lu (recommended reading) par tous les étudiants en politique et technologie cf. Wiebe E. BIJKER, "Why and how technology matters", dans Robert E.GOODIN, Charles TILLY (dir.), The Oxford handbook of contextual political analysis, Oxford : Oxford University Press, 2005 p.681-706, (note 2, p. 688). A noter également la reprise d'un de ses textes Arundhati ROY, "The power politics" dans. Louise AMORE (dir.), The global resistance reader, Londres : Routledge, 2006 (p. 328-336) [traduction The algebra of infinite justice, Londres : Harper Collins, 2002, (p. 129-163) à côté de Naomi Klein mais également Robert W.Cox, Michel Foucault… 202 mode d'activisme-universitaire fondé (informed scholar-activism)" 890 . Nous reviendrons dans la deuxième partie sur ces liens entre science et militantisme, sur le rôle de l'expertise savante. Nous nous contentons pour le moment de relever la participation de l'anthropologue William F.Fisher aux débats de la Commission mondiale des barrages et son travail comme consultant pour des institutions internationales, ainsi que le fait que le politologue Sanjeev Khagram a été conseiller de la Commission mondiale des barrages. Nous notons enfin dans une autre direction que certains travaux du sociologue Michael Goldman touchant au projet de barrage Laotien Nam Theun II figurent sur les sites "contestataires" (anti-Banque mondiale, ONG de défense des bassins fluviaux) et sont une base de revendication pour ces acteurs. Les parcours personnels des protagonistes des campagnes, et les rapports qui les unissent sont pour nous à ce stade autant d'informations qui permettent de retracer les coulisses d'une controverse, en suivant par exemple le circuit de l'information dans cette campagne mondiale contre les grands barrages. Cela permet par ailleurs d'envisager le transnationalisme dans une dimension historique plus large, plus macrosociologique aussi, sans perdre de vue l'ancrage local de l'action internationale des acteurs. Aussi nous reprendrons dans un premier temps la controverse relative au barrage indien Sardar Samovar avec un bref descriptif et la présentation de l'action et des écrits de l'écrivainactiviste Arunhati Roy dans le but d'alimenter la comparaison. Puis nous aborderons successivement trois analyses différentes des problèmes posés par les grands ouvrages hydroélectriques : l'analyse transnationaliste du politiste Sanjeev Khagram (proche des travaux de Margaret Keck et Kathryn Sikkink), une analyse plus anthropologiste et internationaliste de William F. Fisher qui reprend la question des actions nongouvernementales et enfin le travail du sociologue Michael Goldman qui permettra d'aborder l'approche dite post-structuraliste, importante à connaître pour qui s'intéresse aux questions environnementales. 890 Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, Restructuring world politics. Transnational social movements, networks and norms, Minneapolis et London : University of Minnesota Press, 2002. p. ix. Les auteurs mettent en avant l'application pratique de leur recherche : "contribuer à la discussion sur la manière d'encourager la capacité des réseaux et coalitions transnationaux à donner du pouvoir (empower) et amplifier la voix des secteurs les moins puissants de la société, faciliter l'accès à la justice transnationale, et améliorer leur propre représentativité, leur démocratie interne et leur efficacité" (préface, p. ix). 203 Le projet Sardar Samovar : un barrage épique ? Le projet Sardar Samovar est l'un des 3 300 projets de développement (barrages de tailles différentes, destinés à assurer l'approvisionnement en eau de régions souffrant de sécheresse et à produire de l'électricité) concernant le fleuve Narmada, l'un des 7 fleuves sacrés d'Inde. Long de 1320 km, il traverse le pays d'Est en Ouest et trois états (Madhya Pradesh, Gujarat, Maharashtra). Il implique le déplacement de dizaines de milliers de foyers. Le premier barrage a été achevé en 1990. Sa construction n'a été accompagnée ni de compensations suffisantes ni de programme de réhabilitation. Un large mouvement d'opposition s'est constitué au début des années 1980 contre ce barrage, le plus grand, qui s'inscrit dans une liste déjà longue de luttes contre des barrages 891 . Né dans un village à partir de la mobilisation des personnes déplacées (oustees), le mouvement a grossi et évolué parallèlement à l'organisation d'une campagne nationale contre les grands barrages. Une coalition d'ONG -NBA-Narmada Bachao Andolan 892 - émerge de la fusion d'organisations locales avec pour leader une sociologue originaire de Bombay, Medha Patkar 893 . Cette organisation NBA commandite dès 1986 des études qui font état d'erreurs dans l'évaluation coûts/bénéfices du projet Sardar Samovar. L'organisation dénonce l'insuffisance des fonds consacrés au relogement des populations expulsées et critique une politique de développement jugée très inégale car favorisant l'approvisionnement en eau des citadins au détriment des communautés rurales, soit des millions de personnes (populations tribales) dépendantes du fleuve pour leur subsistance. La NBA, en 1990, pèse sur la décision du gouvernement japonais de retirer sa promesse de prêt pour le projet. Sous sa pression, soutenue par un fort soutien international et après les conclusions critiques d'un rapport indépendant (Morse), la Banque mondiale se retire du projet, mais l'état du Gujarat décide de poursuivre seul les travaux. Une procédure devant la Cour suprême est lancée. Un première décision en 1994 donne gain de cause à NBA. Elle ordonne alors le gel des travaux jusqu'à l'établissement de véritables études d'impact, interdit tout déplacement de population sans plan préalable de réinstallation et incite à rechercher un compromis sur la taille du barrage pour limiter le nombre de déplacés et les hectares de terre perdues (lac de 891 Le Silent Valley project dans l'état du Kerala en Inde a été l'un des premiers barrages dans le monde en développement a entraîné une campagne internationale de protestation dans les années 1970. 892 Sauver le mouvement Narmada, voir le site officiel de la coalition d'associations www.narmada.org 204 retenue). Cette dernière donnera plus de 6 ans plus tard le feu vert (2000) à la construction du barrage Sardar Sarovar. Le mouvement désormais dirigé par NBA participe par son travail de lobbying à la création de la Commission mondiale des barrages (1998-2000) et son leader Medha Patkar fera partie de la commission mixte d'experts désignée pour mener l'enquête. Elle approuvera le rapport final en regrettant la tiédeur des propos concernant le cas Sardar Samovar. Le conflit autour de la vallée Narmada est devenu un cas d'école pour examiner les problèmes posés par les politiques de développement, l'organisation d'une résistance locale et la création d'une campagne internationale ciblant tous les grands projets hydroélectriques dans le monde. Selon la formule de l'anthropologue William F. Fisher, qui a organisé en 1992 une conférence internationale réunissant tous les acteurs 894 : "La controverse Narmada sert de forum pour les débats portant sur le développement durable et justice sociale" 895 et pourtant elle ne serait se résumer à l'affrontement entre deux blocs monolithiques896 c'est-à-dire un régime prodéveloppement imposant ses décisions à une population locale démunie. "Comme d'autres conflits touchant au développement, [il s'agit d'] un processus contradictoire, et intérieurement conflictuel entraînant des conséquences considérables involontaires". William f. Fisher résume en quelques mots cette controverse en expliquant que "Narmada a capté l'imagination de beaucoup d'acteurs à différentes étapes : selon les publics, le nom peut évoquer l'image encourageante d'une ressource renouvelable et exploitable, ou incarner la mère patrie ancrée dans le bassin fluvial, ou encore représenter un puissant symbole religieux et désigner un site de pèlerinage religieux historique. (…) cela se traduit par des nombreuses causes défendues par la coalition d'ONG [à savoir] l'environnement, les droits de l'homme, le développement, la religion, le logement, l'agriculture, l'énergie et lesdroits des populations indigènes" 897 . 893 Voir l'index prosopographique. Les contributions sont réunies dans William F.FISHER (dir.), Toward sustainable development. Struggling over India's Narmada river, Armonk, Londres : M.E.Sharpe, 1995. 895 O.c. William F.FISHER (dir.), Toward sustainable development…, preface, p. x. 896 Pour William F.Fisher, considérer la Banque mondiale comme un acteur monolithique revient à effacer les différences d'opinion et les rapports d'influence au sein du personnel. 897 William F.FISHER, "Development and resistance in the Narmada Valley", (p. 3-46), dans o.c. William F.FISHER (dir.), Toward sustainable development…,p. 7. 894 205 A. Le plaidoyer d'une militante Arundhati Roy 898 est devenue à partir de la publication de son essai Common good en mai 1999 une porte-parole très médiatique de la cause Narmada. Elle participe aux marches de protestation, organise des conférences de presse... En 1999 elle fait une tournée de conférences aux États-Unis pour présenter son plaidoyer consacré à la dénonciation des grands barrages dans la vallée Narmada 899 . Elle est sponsorisée par l'International River Networket son nom est cité comme caution intellectuelle dans les écrits du secrétaire général de l'IRN, Patrick McCully et l'ouvrage de ce dernier Silenced rivers : the ecology and politics of large dams est une des références clés de l'essai de cette dernière déjà signalée. Son texte est un appel à un engagement le plus large possible nécessaire pour redonner vie à une campagne décrite en 1999 comme essoufflée ce qui valide la remarque de Margaret Keck sur la brièveté de l'attention internationale 900 . Ce texte au contenu décousu, fourmille d'exemples disparates et de rappels historiques prend rapidement la tournure d'un pamphlet dirigé contre l'État indien. Cette affaire est selon elle plus "qu'une simple bataille pour la survie d'un fleuve" 901 . Elle explique encore que cette histoire est difficile à raconter car "bourrée de chiffres et d'explications" 902 , qu'elle a pour sa part compris, ayant eu accès à des documents secrets. Elle se place donc parmi les quelques initiés connaissant les tenants et aboutissants de l'affaire. Elle décrit d'ailleurs au travers d'une chronologie de l'affaire, (ponctuée de topos portant sur les grands barrages, la politique hydroélectrique indienne et l'absence de démocratie dans un régime si inégalitaire) les problèmes posés par les systèmes d'irrigation (détrempage et salinisation) et les impératifs techniques en matière de drainage. 898 Voir l'index prosopographique. A noter aussi : "A l'invitation de la Déclaration de Berne (ONG suisse), en collaboration avec Earth Justice Legal Defense Fund (US), la célèbre auteur indienne Arundhati Roy et la cinéaste Jharana Jhaveri ont témoigné dans le cadre de la Commission des droits de l'homme à Genève. Devant un parterre de délégués, d'ONG et de médias, elles ont évoqué les grands problèmes de droits de l'homme posés par la construction de barrages géants dans la vallée de la Narmada en Inde", cf. La Déclaration de Berne, "Arundhati Roy témoigne sur les grands barrages", Lausanne, 23 mars 2000, www.evb.ch 900 "La lutte dans la vallée est fatigante et elle est passée de mode. Les équipes internationales de télévision et les reporters engagés s'en sont allés chercher ailleurs des pâturages plus fertiles. Les films documentaires ont été dûment visionnés et appréciés. La compassion de tous s'est usée. Mais les travaux, eux, se poursuivent, et le barrage monte un peu plus chaque jour…", Arundhati ROY, "Pour le bien commun…", p. 93. 901 O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun"…, p. 56. 902 Arundhati ROY, "Pour le bien commun", dans L'écrivain-militant, Paris : Gallimard, Folio Documents, 2003, (p. 71). 899 206 A l'inverse des politologues et internationalistes qui soulignent comment le climat démocratique de l'Inde a constitué un facteur décisif en permettant la liberté de manifestation, les associations de militants, l'expression dans les médias, l'écrivain refuse que cette lutte soit présentée comme "le signe d'un fonctionnement démocratique des institutions" 903 . Elle préfère parler de "fruit du développement moderne (…) [derrière] le droit d'élever la voix et de se faire entendre" 904 . Quant au retrait de la Banque mondiale du projet en 1993 en réponse au mouvement de protestation, elle voit là "une immense victoire morale pour les gens de la vallée" car jusqu'ici "personne n'avait jamais réussi à faire reculer la Banque mondiale, surtout pas une armée constituée des gens les plus pauvres d'un pays parmi les plus pauvres du monde" 905 . C'est donc une victoire du peuple contre l'État. Développement équitable et populations indigènes En résumé on peut dire que la tonalité du texte contraste avec le statut d'observateur éclairé et objectif auto-proclamé en introduction 906 . L'essai véhicule l'image schématique et réductrice d'une opposition binaire entre une logique de développement humain et une logique de préservation de la nature. Arundhati Roy n'est pas préoccupée par l'impact écologique, ce sont les questions de développement équitable, les droits des populations indigènes, les questions de relogement et de développement qui l'intéressent le plus. Paradoxalement, même si elle critique l'entreprise des écologistes qui consiste à exclure les habitants de réserve préservant la biodiversité 907 , elle n'en reste pas moins accusée de prôner un éco-romantisme 908 antidéveloppementaliste. Les quelques références à la nature qu'elle fait laissent en effet entrevoir un naturalisme naïf avec une croyance dans l'harmonie entre l'homme et la planète. Inversement, les grands barrages entrepris par l'État incarnent selon elle un irrationnel diabolique : "ils interrompent les circuits qui ont toujours relié l'œuf à la poule, le lait à la 903 O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 91. Tant que la situation ne change pas, la démocratie n'est qu'un "écran aux allures engageantes derrière lequel sévit en toute impunité la pire des injustices" (p. 75) et de qualifier de "crimes commis au nom du développement" 904 O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 92. 905 O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 97. 906 voir son refus "d'interprétations qui gauchissent le débat sans pour autant le faire avancer" o.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 57. 907 O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 116. 908 Voir la réponse de Gail MOVEDT, "An open letter to Arundhati Roy", sur le site officiel de la NBA, www.narmada.org/debate/gail/gail.open.letter.html [consulté en septembre 2005]. Par ailleurs, pour cette dernière, la NBA ne correspond pas à la description de Roy (petite armée désordonnée) mais plus à une large 207 vache, la nourriture à la forêt, l'eau au fleuve, l'air à la vie et la terre à l'existence humaine"909 . Elle inscrit pourtant la lutte pour la vallée de la Narmada dans un combat général "pour les fleuves, les montagnes et les forêts du monde entier"910 . "Faits, valeurs, science et équité" Cet essai d'Arundhati Roy illustre la complexité de ce construit qu'est l'environnement sur lequel travaille la politologue américaine Sheila Jasanoff 911 . L'universitaire américaine considère que cette notion d'environnement n'est pas aussi universelle que ces défenseurs l'affirment ce qui explique qu'elle soit aussi contestée. Déplorant que les préoccupations environnementales s'insèrent dans une ligne de réflexion linéaire et positiviste, elle cherche à démontrer à l'inverse, par l'analyse des discours, les différences majeures d'interprétation. Elle relève ainsi la particularité de la vision écologique des Indiens dont le discours se caractérise par un langage ouvertement polémique qui dénonce l'impérialisme écologique et croise les concepts "brouillant la frontière entre faits et valeurs, science et équité". D'après Sheila Jasanoff, cela s'explique par la prégnance de l'histoire coloniale toujours aussi présente dans les discours ce qui laisse entrevoir une interpétation culturaliste de l'environnement. Relevant plus généralement la pluralité des représentations visuelles de la planète terre elle conclut que celle-ci consiste un défi à l'épistémologie de l'environnementalisme global occidental. Comme nous avons pu le relever dans les études de cas précédentes et au-delà des limites d'explications axées sur les différences culturelles, Sheila Jasanoff cherche à mettre en avant les liens existant entre savoir scientifique et pouvoir politique, rappelant le caractère alliance internationale bénéficiant de l'argent et du soutien de la haute bourgeoisie de par le monde, des grandes villes indiennes, et d'un très faible soutien local. 909 O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun"…, p. 134. 910 O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun"…, p. 94. A signaler à nouveau l’étude sur cette protestation Jean-Luc RACINE, "Le débat sur la Narmada : l’Inde face au dilemme des grands barrages », Hérodote, 3ème trimestre 2001, n°102, p. 73-85, où l’auteur resitue les discours des opposants par rapport à la "traduction gandhienne de valorisation du local contre la puissance étatique" (p. 74) et conclut que le barrage n’a finalement été qu’un alibi "le Sardar Sarovar a cristallisé l’essentiel des conflits entre États" (p. 77). L'auteur y voit la confrontation irréductible des représentations locales et nationales sur ce que doivent être les politiques de développement. Yves Lacoste dans le même revue va plus loin dans sa critique de la campagne mondiale contre les barrages et explique dans le cas indien que "le réquisitoire contre les barrages [de la NBA] (…) nie, avec des arguments pour le moins fallacieux que ces grands travaux aient véritablement contribué à faire face au formidable accroissement de la population de l’Inde dans les cinquante dernières années" (p. 11). 911 Voir notamment Sheila JASANOFF, "Heaven and earth : the politics of environmental images", dans Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, Earthly politics. Local and global in environmental governance, Cambridge : MIT Press, 2004. 208 indissociable entre la manière de connaître le monde et les façons qu'ont les gens de chercher à l'organiser et à le contrôler. Aussi insiste t-elle sur le rôle de la science et de la technologie dans la construction de la croyance collective. Elle prête attention au choix de valeurs qui se cachent derrière "des problèmes environnementaux formulés de manière scientifique" 912 . "La science est le champ de bataille (/sujet de discussion) préféré de l'environnementalisme. Des décennies de recherche sur les controverses environnementales indiquent que les affrontements sont souvent des manifestations de surface, d'engagements politiques et culturels plus profonds qui prédisposent les acteurs soit à minimiser l'importance de certaines sources d'incertitude sur la nature ou en accentuer d'autres". A l'instar de Pierre Lascoumes 913 et de son concept d'écopouvoir, Sheila Jasanoff ajoute que "le cadrage (framing) des problèmes environnementaux englobe autant de jugements sociaux et politiques que scientifiques. Par conséquent les conflits qui se créent autour des faits scientifiques finissent, après un examen approfondi, par refléter des différences dans le cadrage du problème par les parties opposées –sur les causes, la sévérité, les frontières, la distribution et les solutions envisageables" 914 ce qui rejoint la remarque de Pierre Lascoumes déjà relevée sur le fait que " l'essentiel des oppositions porte sur la définition du problème luimême (…) plus [que] sur des appréhensions radicalement différentes des situations en jeu" 915 . A noter enfin dans la même ligne, comment Gilbert Rist souligne toute l'ambiguïté mais aussi l'utilité des malentendus qui entoure la question même du développement, principal élément de l'argumentaire déployé par la résistance au projet Sardar Samovar : "Cette ambiguïté de la notion –liée aux intérêts qui s'affrontent- permet de jouer sur différents tableaux, selon que l'on privilégie ce qui devrait être ou ce qui est, les signes de ce que l'on espère ou la réalité constatable. Et chacun de s'enfermer dans sa propre vision du monde, construite qu gré de ses intérêts de connaissance" 916 . 912 O.c. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, Earthly politics…, p. 12 "Ce que nous nommons «environnement» est tout ce que l'on veut sauf un espace spontané. Ce n'est ni un bien pré-existant, ni un patrimoine a-historique, ni une entité dotée d'une essence intemporelle. Notre environnement est une nature travaillée par la politique." O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 11. 914 Sheila JASANOFF, "NGOs and the environment : from knowledge to action", Third World Quaterly, 1997, vol.18, n°3, 3/18 p. 915 o.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 57. 916 Gilbert RIST, Le développement. Histoire d'une croyance occidentale, Paris : Presses de Sciences Po, 2001, p. 347. L'auteur reconnaît le potentiel de différents mouvements sociaux refusant le développement tel qu'imposé 913 209 Le texte d'Arundhati Roy correspond sur beaucoup de points à ce que Pierre Lascoumes appelle un transcodage politico-événementiel 917 de la controverse dans lequel notamment "les lenteurs et les contradictions administratives, le cynisme de certains industriels et aménageurs ou l'inertie complice des autorités locales sont des cibles favorites". Arundhati Roy stigmatise effectivement les agissements de ce qu'elle appelle le Triangle de fer ("expression désignant la collusion entre hommes politiques, bureaucratie et compagnies de construction" 918 ), des experts étrangers (qualifiés de "charlatans"), et de la Banque mondiale (dont elle critique vertement la politique d'aide). Pour elle, il n'existe aucun doute sur la nocivité des grands barrages 919 , mais comme le soulignent ses détracteurs, elle ne propose aucune alternative sinon un abandon pur et simple des projets, une meilleure répartition des ressources et le maintien des modes de vie traditionnels pour les populations dites tribales. Dans cet essai, les barrages sont présentés comme "la plus sûre manière de priver le paysan de sa sagesse ancestrale, et la méthode la plus éhontée pour enlever l'eau, la terre et l'irrigation aux pauvres et en faire cadeau aux riches" 920 . Les savants locaux sont ici réifiés 921 . Le débat technico-scientifique apparaît donc clos, la partie ne se jouant plus désormais qu'entre riches et pauvres. Le témoignage d'Arundhati Roy dans cette controverse reflète le travail exécuté précédemment par les organisations non gouvernementales pour recadrer cette lutte autour de la notion de développement, de relogement, et une conception particulière de l'environnement, du rapport de l'homme à la nature incidemment véhiculée. Son engagement illustre le fonctionnement des réseaux autour de quelques personnalités phares, le phénomène de par le néo-libéralisme : "parce que, très rapidement, la confiance en soi libère l'initiative, la reconstitution du lien social entraîne celle de la solidarité, l'insoumission aux anciens pouvoirs fait apparaître de nouvelles possibilités non seulement de tirer son épingle du jeu mais aussi d'acquérir de nouvelles ressources" (p. 400-401). 917 O.c. Pierre LASCOUMES, L'éco-pouvoir…, p. 86-87. 918 O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 80. 919 "chacun sait désormais que les grands barrages font l'inverse de ce que voudraient nous faire croire ceux qui en souffrent pour l'apologie" cf. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 65. "Dans les grands pays industrialisés, on les décommande, voir on les fait sauter. Qu'ils fassent plus de mal que de bien ne relève plus d'une simple conjecture. Les grands barrages sont obsolètes, ringards, anti-démocratiques. Ils constituent un moyen idéal pour un gouvernement de renforcer son autorité (en lui permettant de répartir l'eau à sa guise et de décider du lieu et de la nature des cultures)" O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 64. 920 O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 64. 921 Voir plus bas la partie consacrée aux travaux de Michael Goldman. Pour une lecture historique critique, voir les travaux de l'historienne Alice INGOLD, "Savoirs locaux, savoirs d'experts sur l'eau au XIXè siècle", Journées d'étude des 26-27 janvier 2006, Argumentations écologiques, sociétés locales et grands barrages, Université Paris X. 210 légitimation réciproque, l'importance d'une argumentation percutante diffusée par les médias. Il révèle incidemment les manipulations opérées par des discours médiatiques axés sur une approche émotionnelle des problèmes 922 qui résume les dimensions économiques et techniques à des choix politiques contestables 923 et réifie l'harmonie régnant entre l'homme et son milieu. B. Du succès des alliances transnationales et des normes Contre les grands barrages ? Pour Sanjeev Khagram 924 , le fait que les grands barrages soient désormais perçus comme des projets néfastes, est le résultat du pouvoir acquis par les mouvements sociaux et les organisations de base pourtant faibles à l'origine. Le politologue américain met en avant "qu'en moins d'une décennie, les coalitions transnationales ont réussi à modifier l'appréhension commune en matière de grands barrages. Perçus originellement comme des outils naturels et évidents (des symboles) du développement et de la modernité, ils sont progressivement considérés comme des projets controversés et problématiques. [D'après lui ] les mouvements ont changé avec succès la politique non seulement avec leurs idées et leur discours, et mobilisé des milliers de personnes ("populations tribales" 925 ) qui devaient être relogés, en les aidant à porter leur détresse de manière spectaculaire à l'attention des médias, et de l'opinion publique nationale et internationale" 926 . Confrontés à l'absence de normes 922 "Imaginez ces populations qui tout à coup ne peuvent plus faire confiance à leur fleuve. Comme si l'être aimé tombait brusquement sous le coup d'une psychose. (…) Mais je vais me faire taper sur les doigts si je poursuis dans cette veine. Quand on traite de l'intérêt général, il n'y a pas de place pour les sentiments" O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 101. 923 En ce qui concerne la répartition de l'eau, Arundhati Roy explique que certains intérêts sont privilégiés par le gouvernement central (ex. le puissant lobby sucrier, les cultures maraîchères des grands centres urbains, les promoteurs de complexe hôtelier de luxe) au détriment des petits fermiers. 924 Sur la participation de l'écrivain-activiste Arunhati Roy à la campagne, Sanjeev Khagram souligne le coup de fouet que cela a apporté mais également comment "son engagement a semblé provoquer l'organisation, la mobilisation et la violence encore plus importantes chez les partisans du barrage, particulièrement des groupes et dirigeants fondamentalistes hindus", cf. Sanjeev KHAGRAM, Dams and development. Transnational struggles for water and power, Ithaca et Londres : Cornell University Press, 2004, note 98 p. 247. 925 Terme employé dans la campagne de lutte contre les projets de la vallée Narmada, qui est objet de controverse. 926 Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, "From Santiago to Seattle : transnational advocacy groups restructiring world politics" (p. 3-23), dans Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn 211 internationales sur le sujet, les activistes se sont attachés à en construire, mobilisant un consensus international par leur action collective dans des cadres d'interprétation prédestinés. Les lignes directrices édictées par la Commission mondiale des barrages (1998-2000) seraient la meilleure illustration de leur succès, même si les derniers développements en matière de financement des grands ouvrages tendent à en montrer les limites 927 . La campagne d'opposition aux projets hydroélectriques de la vallée Narmada est l'occasion pour Sanjeev Khagram, dans la lignée des travaux de Margaret Keck et Kathryn Sikkink, de montrer comment "les coalitions transnationales 928 influencent les organisations internationales comme la Banque mondiale et, en retour, font usage de la pression de ces organisations internationales pour changer la politique nationale de la construction hydroélectrique en Inde" 929 . Pour ce faire il se fonde ici sur la même boîte à outils théoriques : relations internationales et sociologie des mouvements sociaux 930 . Dans son étude, Sanjeev Khagram compare essentiellement deux mouvements de résistance qui sont apparus à des moments différents. Il cherche à comprendre pourquoi le premier mouvement de résistance locale (fin des années 1970) a échoué et le second, qui a amené au désengagement de la Banque mondiale, a réussi. Il remarque l'importance des changements intervenus entre temps au sein de la Banque mondiale (objet d'une campagne de pression pour la réforme de l'institution focalisée sur les financements accordés aux projets de développement "douteux"), l'usage fait dans la campagne des normes internationales pour légitimer les causes défendues. Il note que la pression exercée sur les autorités (la justice indienne) passe via des ONG internationales et la Banque mondiale mais insiste sur le facteur SIKKINK, Restructuring world politics. Transnational social movements, networks and norms, Minneapolis et London : University of Minnesota Press, 2002, (p. 13). 927 Voir le paragraphe consacré aux grands barrages dans le chapitre introductif. 928 Les coalitions transnationales se distinguent des réseaux de militants étudiés par Margaret Keck et Kathryn Sikkink sur plusieurs points. Les coalitions induisent un plus grand niveau de coordination, nécessitant des contacts plus formalisés pour identifier et mettre au point des stratégies d'action. Elles opèrent en mélangeant tactiques institutionnelles et non institutionnelles. Les mouvements sociaux transnationaux se distinguent essentiellement par le caractère perturbateur de leurs actions et un haut niveau d'identité collective. O.c. Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, "From Santiago to Seattle …", (p. 7). 929 Sanjeev KHAGRAM, "Restructuring the global politics of development : the case of India's Narmada Valley dams", (p. 206-230), dans Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, Restructuring world politics. Transnational social movements, networks and norms, Minneapolis et London : University of Minnesota Press, 2002, (p. 22) 930 A noter les efforts de l'auteur pour une (re-)définition d'un champ spécifique d'études transnationales : Sanjeev KHAGRAM, Peggy LEVITT, "Towards a field of transnational studies and a sociological transnationalism research program", Hauser Center Working Paper series, août 2004, n°24, 42 p. 212 essentiel qu'a constitué (structure d'opportunités politiques) la démocratie indienne 931 . Il conclut, sur la base de ce qu'il désigne comme des campagnes réussies, au pouvoir potentiel des formations transnationales et normes internationales dans la restructuration de la politique globale du développement 932 . La mobilisation sociale nationale d'une part accroît le coût (tant économique que politique) payé par les autorités indiennes et les donateurs étrangers pour poursuivre le projet et d'autre part fonde la légitimité des activités de lobbying des coalitions transnationales. De la compatibilité de l'analyse et de l'enquête Pour Sanjeev Khagram, la condition essentielle qui a permis l'utilisation des normes par les acteurs non gouvernementaux a été leur institutionnalisation tant au niveau de la Banque mondiale que de la législation indienne. La combinaison et la coordination du plus de stratégies et d'acteurs possibles et l'établissement de liens transversaux entre des problématiques très différentes sont, pour lui, des conditions additionnelles expliquant le succès. Norme ? Succès des acteurs non-gouvernementaux ? A ce stade de la présentation, il faut remarquer à quel point ces deux explications restent floues voire insatisfaisantes. A première vue, on pourrait même ajouter que l'étroitesse des rapports entre universitaires et militants pourtant vantée, ne comble pas le décalage, visible déjà dans les deux premières études de cas, entre l'analyse d'une campagne qualifiée de succès par les premiers et une réalité décrite comme inchangée et dénoncée par les seconds. Pour Sanjeev Khagram et les co-éditeurs de l'ouvrage, il s'agit avant tout de mettre en avant l'interaction existant entre les structures d'opportunités politiques politique nationales et internationales 933 . Les conséquences pratiques sont importantes et entraînent des effets contradictoires : plus de possibilité d'alliance et de 931 O.c. Sanjeev KHAGRAM, "Restructuring the global politics…", p. 217. "La première coalition transnationale a réussi à modifier la question du relogement (resettlement) en liant les efforts de lobbying des ONG nationales et transnationales à l'évolution des normes internationales en terme de droits des populations indigènes et du relogement. La deuxième coalition transnationale a finalement réussi à bloquer l'application [d'une décision] en liant un mouvement social national encore plus organisé avec les efforts de lobbying conjoints au niveau transnational avec une série encore plus large et approfondie de normes touchant aux populations indigènes, au relogement, aux droits de l'homme et à l'environnement", O.c. Sanjeev KHAGRAM, "Restructuring the global politics…", p. 227. 933 O.c. Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, "From Santiago to Seattle…", p. 18. 932 213 soutien pour les groupes locaux, avec des difficultés nouvelles pour gérer les échanges (distance, langue, culture) mais aussi plus d'opposants éventuels. En s'attachant plus au contexte qu'au discours, l'analyse péche par excès d'optimisme. Ne relevant que les liens discursifs et normatifs, il élude les questions de savoir et de pouvoir mis en lumière par Sheila Jasanoff et plus généralement les effets pratiques de la campagne sur la situation d'origine. Il ne rend pas non plus compte des effets discursifs ni procéduraux que cet attachement pour une norme qu'il considère comme acquise : à savoir que les grands barrages étant reconnus comme néfastes sont désormais interdits. L'idéalisme prévaut, sans emprise sur une réalité de terrain dont la complexité n'est pas décrite dans cet ouvrage. Le croisement des publications du politologue Sanjeev Khagram laisse cependant apparaître une interprétation plus nuancée des barrages, par-delà le seul cas du barrage Sardar Samovar. Un article en particulier apporte un complément intéressant au problème des normes étudié ici 934 . Intégrant les résultats de l'enquête indépendante de la Banque mondiale, et se fondant sur sa propre expérience en la matière (dix ans), l'auteur se positionne à l'extérieur du débat "conventionnel" (pour/contre les grands barrages) pour déclare: "en adoptant des mesures raisonnables, il est probable que d'autres grands barrages seront construits dans le futur mais ils seront moins nombreux, causeront moins de conflits sérieux et auront des résultats plus équitables et durables" 935 . Il croit que la science et les techniques peuvent parvenir à une meilleure compréhension. Il résume ce qu'il présente finalement comme un rééquilibrage des bénéfices et des impacts par cette formulation "ni temples, ni tombes", qui relance en fait le débat plus qu'il ne le court-circuite. L'auteur renvoie ici aux productions de la Banque mondiale pour une définition de la norme qu'il considère comme maîtresse dans cette question 934 Sanjeev KHAGRAM, "Neither temples nor tombs", Environment, mai 2003. Se fondant sur une "preuve mondiale" (global evidence on performance), l'auteur insiste sur la grande variabilité des cas et l'impossibilité de conclure à la nocivité automatique des barrages. A noter par exemple comment il rappelle que tous les barrages n'entraînent pas forcément de déplacement de populations (seulement un tiers d'entre eux), mais que dans ces cas les populations indigènes sont le plus susceptible d'être touchées. Même constat en matière d'impacts environnementaux : "Les enquêtes combinées à des études de cas suggèrent que les impacts sur les écosystèmes (parmi lesquels la rupture des voies de migrations des poissons, l'érosion des berges, la salinisation des sols) sont complexes et relativement changeants et généralement réversibles et varient grandement d'une région à l'autre"(p. 4/7). Il souligne sur ce point l'inefficacité de réduction de ces impacts. 935 Art.cit. Sanjeev KHAGRAM, "Neither temples…, p. 4/7. 214 de grands barrages, à savoir le respect "un développement et une gestion de l'eau et des ressources énergétiques durable et équitable et la gestion" 936 . Le politologue Stéphane La Branche 937 qui s'est aussi penché sur le rapport de la Commission mondiale des barrages relève pour sa part toutes "les zones floues du développement durable" et souligne le fait que "le problème de l'évaluation multimodale du développement durable et participatif illustre l'enjeu du statut de l'évidence dans une prise de décision démocratique et participative" 938 . A l'inverse du cheminement méthodologique de Sanjeev Khagram, Stéphane La Branche fonde sa réflexion théorique sur une enquête empirique (étude de cas au Ghana notamment) et s'attaque aux évidences normatives que sont les normes tant vantées par les tenants des réseaux transnationaux de militants. Au-delà même des oppositions dichotomiques classiques en matière d'hydroélectricité, l'appel systématique à des normes supérieures bloquent en fait la réflexion sur ces controverses. Stéphane La Branche estime que la question clé est de savoir si "les promoteurs de barrages commencent à observer les normes de développement durable parce qu'ils le doivent ou parce qu'ils y croient ?" 939 . C. De la bienfaisance des ONG William Fisher, anthropologue de formation et professeur de relations internationales, s'est quant à lui intéressé à l'affaire Narmada au début des années 1990. Il était proche de deux 936 L'auteur reconnaît l'ambiguïté du concept de développement durable mais pense que "l'expérience et le savoir accumulés depuis vingt ans sont une contribution suffisante" (p. 29). Il propose avec d'autres une relecture anthropomorphique du concept en le combinant avec celui de "sécurité humaine", ajoutant la notion de droits à celle de besoins. Sanjeev KHAGRAM, William C. CLARK, Dana FIRAS RAAD, "From the environmental and human security to sustainable security and development", Journal of human development, juillet 2003, vol. 4, n°2, p. 289-313. A noter que les auteurs désignent un autre niveau d''analyse et l'action "intermédiaire", entre local et global. Ils proposent des cadres d'action (pour une science et une vie [livelihoods] durables, p. 303) qu'ils voient porter par des "champions et coalitions de changement" (p. 303-306). A signaler que l'article s'inscrit dans un programme de recherche de l'Université de Harvard, "sustainability science", voir le site : http://sust.harvard.hu . 937 Pour une analyse des normes de développement durable et participatif, nous renvoyons aux travaux du politologue Stéphane La Branche, par exemple Stéphane LA BRANCHE, "Vers une évaluation du développement durable appliquée aux aménagements hydrauliques", Revue Energie, s.d. n°spécial, p. 305-309. L'auteur soulève également un problème méthodologique de l'enquête commanditée par la Banque mondiale "les normes de développement durable ne sont pas des propositions issues d'une évaluation objective et comparée des diverses filières électriques dont l'hydraulique, alors qu'elles servent à la fois de cadre d'analyse et d'idéologie pour mettre en œuvre et disséminer des pratiques de participation politique et de prises en compte de l'environnement qui ont des effets directs sur la dimension technique de l'évaluation des barrages" (p. 3). 938 Stéphane LA BRANCHE, "Vers une évaluation du développement durable…, p. 3. 215 groupes d'activistes Arch-Vahini, Narmada Bachao Andolan et aussi travaillé comme consultant pour des organisations non gouvernementales (ex. CARE) et le Programme de Développement des Nations Unies dans différents pays. Il a assisté à Londres à la présentation du rapport final de la Commission des grands barrages. Il a dirigé en 1995 Toward sustainable development? Struggling over India's Narmada River 940 regroupant les contributions de chercheurs et de militants, d'opposants et de partisans. Politique internationale et micropolitique William Fisher va traiter de l'affaire de la vallée Narmada (cette "lutte aux enjeux apparemment locaux" 941 ). dans plusieurs publications, se plaçant soit du point de vue de l'internationaliste ou de l'anthropologue. Dans le premier cas, il opère une montée en généralité et tire des conclusions sur la naissance de "lignes d'influence politique" et d'un "champ politique transnational". Il note ailleurs comment l'explosion associative au niveau global a engendré des axes de recherche différents selon les disciplines. Les internationalistes examinent selon lui l'impact des coalitions et réseaux non-gouvernementaux sur la politique internationale et le rôle de ces derniers sur la formation de la société civile. Comme Johanna Siméant, il critique cette dernière notion en se focalisant sur les organisations nongouvernementales 942 . En tant qu'anthropologue 943 il s'intéresse à la transformation des notions de gouvernance, aux processus d'association. Il relève la complexité des interactions entre les différents acteurs du 939 Stéphane LA BRANCHE, " La transformation des normes de participation et de durabilité en valeurs ? Réflexions pour la théorie des régimes", Revue d'études internationales, décembre 2003, vol. 34, n°4, p. 611629, (p. 17/20). 940 Cité plus haut. 941 William FISHER, "Grands barrages, flux mondiaux et petites gens", Critique internationale, octobre 2001, n°13, p.°123-138. 942 William F. FISHER, "Doing good ? The politics and antipolitics of NGO practices", Annual Review of anthropology, 1997, vol. 26, p. 439-464. Voir aussi Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les mouvements sociaux «transnationaux» dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association française de Science politiques, Lyon 14-16 septembre 2005, table ronde n°1, 39 p. Voir également l'ouvrage offrant une sociologie politique de l'humanitaire à travers l'étude de l'engagementt, Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire : les acteurs des ONG, du terrain au siège, Paris : Presses de Sciences Po, 2002. 943 "Ces changements dans la nature des formes d'action collective tant locales que mondiales se recoupent avec des questions d'importance vitale pour les anthropologues. Etudier ces changements [1.] enrichit notre connaissance des connections locales et translocales qui permettent et contraignent le flux d'idées de savoir, de financement et de personnes [2.] nous invite à reconsidérer à la fois les notions conventionnelles de gouvernance et les idées de Michel Foucault sur la gouvernementalité et comment les technologies de contrôle affectent à la 216 système international et la force d'un discours portant "sur les ONG qui crée un savoir, définit une série de pratiques approprié et encourage le comportement des ONG tel que défini comme approprié" 944 . Selon lui, la société civile internationale n'existe pas 945 et le terme n'a que "peu d'utilité analytique" 946 . C'est seulement "un champ de concurrences entre différents groupes (…) [aussi] dangereuses que prometteuses" 947 . Il refuse toute idéalisation en expliquant que l'arène mondiale "n'est ni une zone exempte de luttes de pouvoir, ni un espace ouvert d'échange d'arguments rationnels et de prise de décision apolitique. C'est au contraire un lieu politique et disputé, où l'équilibre des pouvoirs change sans cesse" 948 . Dans la même veine, les ONG ne doivent pas non plus être considérées comme désintéressées et apolitiques sous prétexte qu'elles sont non-gouvernementales et à but non-lucratif. Aussi a t-on tort d'attendre d'elles qu'elles fassent le bien et uniquement le bien car en définitive c'est une notion contestée 949 . Il souligne par exemple que "les connections faites entre développement, sentiment de puissance (empowerment) et démocratisation restent spéculatives et rhétoriques" 950 . La solution, selon lui, pour éviter tant la réification que le réductionnisme quand il s'agit d'ONG, est d'opérer une différenciation parmi les formes d'organisations et comprendre ce qui se passe dans un lieu précis à un moment donné au delà des conflits de définition (ONG, QUANGO, CONGO…). Il faut également concevoir les ONG comme "une arène où les luttes fois les champs personnels et politiques [3.] et à l'examen des changements de relations entre les citoyens, les associations et l'État", o.c; William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 441. 944 O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 442. 945 A noter la position de Jean-François BAYART, Le gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris : Fayard, 2004, pour qui, à l'inverse des thèses les plus fréquentes, " la fibre de la «société civile internationale» est comme le tendon de la mondialisation : elle assure l'insertion de l'État sur la mondialisation, et réciproquement ; elle contribue à l'engendrement de l'inégalité sociale à l'échelle planétaire et à sa mise en forme organisationnelle ou politique", p. 105. 946 O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 131. 947 O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 131. 948 O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 131. 949 "L'idée que l'on se fait des ONG reflète les tensions entre ceux qui pensent que de nouveaux moyens sont nécessaires pour atteindre les objectifs du développement et ceux qui défendent une reconsidération des fins en matière de développement et reconnaissent que les moyens que nous employons (…) comptent autant que les fins elles-mêmes", O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 446 950 O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 444. Jean-François Bayart affirme quant à lui que : "la «société civile internationale» (…) serait moins un véhicule de démocratisation ou de justice sociale qu'un avatar du contrôle ou de l'administration des périphéries par le centre du système mondial de pouvoir et d'accumulation, en quelque sorte, une recomposition du «despotisme décentralisé». (…) Elle serait pourvue de la même ambivalence qui a caractérisé le «dialogue» entre les colonies et les métropoles et marqué l'universalisation 217 de l'ensemble de la société ont lieu, plutôt que comme une série d'entités. Se focaliser sur les processus et les connections fluides et changeantes au niveau local, régional, national et international (…) permet d'éviter les généralisations simplistes et révèle la diversité idéologique et fonctionnelle des ONG" 951 . La société civile doit ainsi être considérée "non comme un secteur qui conteste la volonté des gouvernements mais comme un vecteur des différends portant sur les relations gouvernementales" 952 . Il note que dans les connections transnationales, il y a en fait autant de risques que de possibilités. Elles peuvent offrir aux organisations du sud des moyens de pression (leverage) et une autonomie dans la lutte contre leur gouvernement, comme l'affirment Keck et Sikkink et les théoriciens des réseaux transnationaux, mais ces rapports les exposent aussi à un possible contrôle extérieur ou du moins à des critiques (attaques) portant sur l'origine des financement et des intérêts défendus. William Fisher relève le risque fréquent que des ONG deviennent des entrepreneurs contractuels et que les groupes locaux et leurs membres se transforment en simples clients 953 . Sur la question des grands barrages, il exprime sa défiance vis-à-vis des schémas binaires simplificateurs dont l'essai de Arundhati Roy est une bonne représentation. En aucun cas "ces luttes n'opposent des régimes de développement monolithiques et des populations locales en état d'infériorité absolue. Il ne faut pas non plus y voir le combat entre des efforts nationaux de développement et une alliance transnationale héroïque" 954 . Aussi combine t-il les angles d'approches : "un angle de vue assez large pour inclure à la fois des réseaux qui soutiennent les grands projets de développement et ceux qui s'y opposent, ainsi que les idéologies qui les subséquente de l'État. Elle confirmerait en tout cas que la formation de [l'État] doit décidément beaucoup aux flux transnationaux", o.c., Jean-François BAYART, Le gouvernement du monde…, p. 109. 951 O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 449. 952 O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 456. 953 O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 454. A noter la réflexion de Pascal Dauvin et Johanna Siméant sur la «société civile» tant au niveau des pratiques que des discours tenus par les ONG qui met en avant la complexité des interactions et la nécessité de poursuivre l'enquête au-delà des prises de distance affichée. Ni les ONG, ni les populations des pays bénéficiaires seraient "dupes des programmes mis en place, leur capacité à fournir une adhésion formelle et ironique (…) pouvant souvent être d'une réjouissance inventivité. Mais suffit-il de ne pas adhérer à une idéologie ou à un programme économique pour ne pas diffuser certains linéaments au travers de ses pratiques ?" (p. 251). Les auteurs en déduisent de cette observation l'ambivalence du travail des ONG, cf Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris : Presses de Sciences Po, 2002. 954 O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 135. 218 sous-tendent" 955 qu'il associe à une micropolitique de ces groupes visant à retracer les relations de pouvoir 956 . De l'idéalisation du local et du non-gouvernemental Pour appuyer son analyse des controverses de la vallée Narmada, William F. Fisher cite le travail de la sociologue indienne Amita Baviskar 957 . Cette dernière révèle le fossé existant entre la rhétorique affichée par les ONG et les pratiques, très éloignées du programme égalitaire prôné. Les intérêts locaux sont défendus par une intelligentsia vivant dans la capitale qui soutient l'idée d'une articulation théorique entre justice sociale et développement durable écologique (ecological sustainability), en décalage avec les réalités locales. Elle parle de phénomène d'appropriation et d'assimilation de la "résistance dans un cadre théorique" 958 . Amita Baviskar pense qu'il est possible d'arriver à une meilleure "adéquation (…) de manière à tirer avantage de la vision normative des intellectuels, tout en incorporant une vue plus réaliste de la vie des [populations locales]" 959 . En raison de cette appropriation, les populations sont finalement exclues de leur propre histoire. La sociologue montre ici une autre facette des stratégies de contournement de l'État louées par les tenants des réseaux transnationaux de militants (Margaret Keck et Kathryn Sikkink, et Sanjeev Khagram). Amita Baviskar relève que "la conscience de l'élite qui divise le monde entre développement et résistance accrédite les luttes pour la terre, les forêts et les rivières d'une légitimité aux yeux des environnementalistes. En liant les luttes locales à un contexte mondial, une telle appropriation est stratégiquement utile (…) mais peu importe la noblesse de la cause (…) la réification du niveau de base (grassroots) et l'idéalisation de la vie des gens 955 "En somme il s'agit d'analyser non seulement l'impact des modèles dominants de développement sur les populations locales, mais la façon dont des processus complexes de niveau planétaire configurent des vécus locaux, et la place de ces derniers dans la contestation des processus mondiaux", O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 135 956 "Déballer la micropolitique de ces ONG consiste à placer ces associations dans un contexte plus large, les comprendre non pas comme des "tout" locaux soumis à des contextes politiques nationaux et mondiaux plus larges mais comme des sites fragmentés [référence aux travaux d'anthropologie de George MARCUS] qui ont de multiples connections au niveau national et transnational", O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 450. 957 Voir Amita BAVISKAR, In the belly of the river. Tribal conflicts over development in the Narmada Valley, New Dehli : Oxford University Press, 2004. A noter que la sociologue s'est investie sur le terrain du développement équitable, via la défense des droits civiques de New Delhi. Elle a notamment produit des rapports pour la Fondation Ford. Ses écrits sont mentionnés sur le site de la coalition NBA www.narmada.org 958 O.c. Amita BAVISKAR, In the belly of the river…, p. 228. 959 O.c. Amita BAVISKAR, In the belly of the river…, p. 238. 219 [produisent] une représentation vulnérable à la réfutation" 960 . Ceci aboutit à masquer les besoins réels de ces communautés et le rôle bénéfique d'activistes indépendants des structures non-gouvernementales les plus puissantes" 961 . Selon elle, il n'existe pas d'alternative naturelle au développement dans ces communautés : "Notre tâche n'est pas simplement de redécouvrir ou de dredécouvrir une manière "indigène" immaculée de connaître le monde, mais de s'attaquer aux problèmes liés à la compréhension et à l'action de ses populations" 962 . Sur la même ligne de pensée mais avec un angle d'approche différent, William Fisher relève que le cas Sardar Samovar représente "un cas d'espèce, sélectionné par des ONG occidentales comme un conflit approprié pour faciliter une stratégie de mise en relation des coalitions d'écologistes venant du nord comme du sud, de la capitale comme du niveau de base (grassroots), pour faire pression sur les forces politiques ayant de l'influence sur les banques de développement" 963 . Il explique que cette affaire "montre bien comment la globalisation de la résistance à des projets locaux de développement est issue de la circulation mondiale des hommes, des techniques, de l'argent, de l'influence et des idées" 964 et doit donc finalement peu à la mobilisation locale originelle contrairement au discours public des militants. A l'instar de Sanjeev Khagram, William Fisher souligne que le succès de l'alliance sur la Narmada [esentiellement le retrait de la Banque mondiale] a tenu à la pluralité des acteurs et des stratégies mis en place 965 et à cette coalition d'organisations formée à l'occasion de la Commission mondiale des barrages, l'ICDRP 966 . Il s'applique, a contrario du politologue, à 960 O.c. Amita BAVISKAR, In the belly of the river…, p. 241. O.c. Amita BAVISKAR, In the belly of the river…, p. 242. 962 O.c. Amita BAVISKAR, In the belly of the river…, p. 243. A noter dans la postface de la 2ème édition que la sociologue change de ton et exprime des doutes sur la dureté des premiers commentaires relatifs à ces associations représentantes des intérêts locaux. L'affaire n'est pas résolue et avec le recul, elle trouve que la campagne a été courageuse. Elle explique aussi que depuis le déclin des actions de résistance, les populations locales considèrent également les activistes avec plus de magnanimité. 963 O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 453. 964 O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 126. 965 Utilisation des "capacités des réseaux des droits de l'homme et d'environnement et [participation] des institutions de recherche et des organisations militantes indépendantes, nationales et internationales, des mouvements locaux de mobilisation, des éléments des médias, des intellectuels, des services de l'administration et des fonctionnaires, des individus appartenant à des organisations multilatérales telles que la Banque mondiale" O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 133. 966 Le Comité international sur les barrages, les fleuves et les hommes est une coalition de groupes d'opposants à de grands barrages provenant de treize pays qui a notament tenté d'influer l'enquête indépendante de la Banque mondiale sur les barrages. Voir Patrick McCULLY, "How to use a trilateral network : an activist's perspective on the World Commission on Dams", Agrarian Studies Colloquium, Yale University, présentation du 19 janvier 2001. Le secrétaire général de l'International Rivers Network, Patrick McCully y décrit le processus de lobbying 961 220 relever les relations de pouvoir qui ont sous-tendu toute l'affaire dans le but d'éviter toute réification et généralisation abusives. A première vue ces propos n'apportent pas de démenti aux travaux de Margaret Keck et Kathryn Sikkink qui se démarquent par une analyse pointilleuse des stratégies de chacun, et une description des contextes historiques particuliers. Tous s'accordent sur le rôle important joué par les acteurs transnationaux non-gouvernementaux et reconnaissent les nouvelles formes d'influence politique mondiale qui en découlent. Ils divergent toutefois sur un point important déjà abordé avec les réflexions critiques portant sur la solidarité. William F Fisher parle quant à lui de la notion de "faire le bien". L'ouvrage Activists beyond borders s'y rattache directement puisque les auteurs ne s'intéressent qu'aux problèmes liés à l'éthique et aux normes/principes altruistes. Amita Baviskar a montré pour sa part comment la noblesse de la cause défendue ne doit pas se faire au détriment des réalités locales. Plus généralement, William Fisher critique cette tendance qui consiste à considérer toute ONG comme foncièrement progressiste. Il considère que les mouvements sociaux comme les ONG, peuvent autant soutenir l'État que rechercher le statu quo ou s'y opposer, ce qui induit un grande variété de positions possibles, pas toutes progressistes. Pour lui "il n'y a pas d'histoire simple et cohérente relative à de bonnes ONG se confrontant à de méchants États" 967 et même si les ONG se disent inspirées par des valeurs humanistes, elles ne seraient être considérées neutres, car elles sont du ressort de la politique 968 . mis en place pour faire valoir leurs arguments décrivant un véritable modèle de négociation internationale. William Fisher se montre plus sceptique sur l'impact de la coalition, estimant que sa contribution principale se limite à son offre d'expertise. Il souligne que beaucoup de militants anti-barrage ont été déçus et que, dans cette procédure trilatérale vantée par Mc Cully : "on a bien vu comment certaines voix locales ont été amplifiées tandis que d'autres ne parvenaient pas à se faire entendre dans cet écheveau d'organisations et d'alliances". Il explique cette "sélection" tant par le type de contraintes imposées que par les possibilités de participation effective (nature du contexte politique national, adéquation des valeurs et principes aux objectifs internationaux, qualité des leaders) . O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 130.-132. 967 O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 452. 968 "Beaucoup d'ONG et de coalitions translocales dans lesquelles elles participent, sont inspirées par une vision particulière de la société qu'elles aimeraient développer. Ces valeurs diffèrent –les ONG peuvent se voir comme humanisant les politiques d'ajustement structurel, aidant les populations locales à s'adapter à des projets de développement définis au niveau étatique ou induisant des changements dans l'ordre économique et social- mais elles ne sont pas neutres : leurs motivations principales sont des croyances sur ce qui est juste ou faux [citation reprise de Kathryn Sikkink]. Même si ces ONG présentent leur jugement éthique comme un règle standard qui prévaut en dehors de tout contexte politique, ces jugements sont avant tout politiques", O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 458. 221 Les points de vue se réconcilient toutefois sur la définition du pouvoir. La définition qu'en donne William F Fisher se rapproche de la manière dont Margaret Keck et Kathryn Sikkink ont défini l'influence exercée par ces acteurs transnationaux. Le premier souligne que "le pouvoir c'est moins une confrontation entre deux adversaires qu'une question de gouvernement, à savoir que gouverner revient à structurer le champ des actions possibles des autres" 969 . Seulement William F Fisher, situer les ONG dans cette définition est une opération complexe. "Les ONG sont tellement différentes les unes des autres, tant par leur nature que par leur composition, qu'elles peuvent soit émerger, soit contribuer, ou encore défier la régulation inhérente à tout processus de gouvernement" 970 . L'anthropologue met ainsi l'accent sur la complexité des situations et des acteurs qui apparaissent dans les récits des activistes, linéaires ou monolithiques tout en conservant un angle de vue macrosociologique adopté par les tenants du transnationalistes que sont les spécialistes des réseaux transnationaux. William Fisher conteste ainsi l'idéalisme affiché des analyses portant sur le rôle des normes en rappelant que les promoteurs de celles-ci sont aussi des acteurs politiques, aussi imparfaits que les autres acteurs de la scène internationale. Aussi ne croit-il donc pas aux stratégies altruistes censées différencier les réseaux transnationaux de militants des autres acteurs non-gouvernementaux. Il pense en revanche que "des processus complexes de niveau planétaire configurent des vécus locaux" et qu'il faut par conséquent analyser "la place de ces derniers dans la contestation des processus mondiaux" 971 , ce qui revient à combiner les préoccupations micropolitiques de l'anthropologue avec les aspirations plus macrosociologiques de l'internationaliste. Sa réflexion sur le pouvoir axée sur les travaux de Michel Foucault nous permet d'introduire le dernier élément de ce chapitre, à savoir le point de vue du sociologue, qui adopte une posture théorique plus radicale. D. Du pouvoir de la science Les travaux du sociologue Michael Goldman apporte un autre éclairage à cette étude sur les grands barrages. Il introduit une lecture néo-marxiste des interactions entre acteurs de la scène internationale et insiste particulièrement sur le rôle de la science telle que formatée et 969 O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 458. O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 458. 971 O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 135. 970 222 véhiculée de concert par les institutions internationales et les agents non-gouvernementaux. Intéressé par les relations entre pouvoir et savoir et plus particulièrement celles s'établissant dans le domaine de l'environnementalisme mondial, l'universitaire s'intéresse à la Banque mondiale 972 et au renouellement du discours expert, ce depuis les transformations internes engagées au début des années 1990 qui visaient à prendre en compte les impacts écologiques et sociaux des investissements. Ce "verdissement" (greening) du discours et des pratiques résulte autant de la pression des mouvements sociaux que d'une recherche de légitimité menée par l'organisme international. Production d'un savoir "vert" Il décrit comment les ONG, du nord principalement, assistent la Banque dans des projets qui historiquement lui avaient attiré beaucoup de critiques. Il s'intéresse plus spécifiquement à la production ce que qu'il appelle un "savoir vert" (green knowledge) –savoir environnemental et social-, "une science verte du développement" visible dans son agenda, ses politiques, son financement, ses outils et données. Cela implique que tout projet doit désormais comprendre une procédure d'enquête publique effectuée auprès des populations concernées par les projets d'investissement. Il en ressort "un nouveau discours d'amélioration écologique [et] (…) un nouveau processus de gouvernance environnementale mondiale" 973 . Ce verdissement induit que "la plus grande partie des investissements de la Banque mondiale sont désormais explicitement cadrés dans un discours mondial environnemental, ce qui oriente indirectement le résultat des estimations" 974 . Les conséquences sont importantes pour les États débiteurs 972 A signaler la réflexion sur le savoir de la Banque mondiale et les stratégies de l'expert cf. Stéphane LA BRANCHE, "La «bonne gouvernance» : l'expansion de l'expertise de la Banque mondiale au politique" (p. 379400), dans Laurence DUMOULIN, Stéphane LA BRANCHE, Cécile ROBERT, Philippe WARIN (dir.), Le recours aux experts. Raisons et usages politiques, Grenoble : PUG, 2005. 973 Michael GOLDMAN "The birth of a discipline. Producing authoritative green knowledge, World Bankstyle", Ethnography, 2001, vol. 2, n°2, p. 191-217, (p. 194). A noter que cet article a fait l'objet d'une nouvelle publication avec des modifications sous le titre "Imperial science, imperial nature : environmental knowledge for the World (Bank)", (pp. 55-80), dans o.c. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, Earthly politics… 974 "Les conclusions des scientifiques qui sont embauchées pour conduire leurs évaluations, reflètent les contraintes institutionnelles et politico-culturelles dans lesquelles les recherches sont conduites. Les concepts nouveaux de conservation, biodiversité, développement durable et gestion de bassin versant se retrouvent transcrits dans les réglementations nationales, dans les directives des agences d'État et dans les justifications des grands investissements (ex. barrages, plantations d'arbre, parc de protection de conservation et de la biodiversité). (…) Tout comme la production du savoir colonial, la production du savoir vert par la Banque mondiale a des racines et aussi des effets transnationaux" o.c., Michael GOLDMAN, "The birth of a discipline…", p. 193. 223 dans la mesure où leurs institutions sont remaniées pour remplir les conditions posées à ces grands crédits, telles que celles portant sur une gestion des éco-territoires 975 . Ce savoir est "un processus qui cadre (frame) les discours actuels sur le développement durable, et cache les moteurs de l'expansion capitaliste derrière les idées de rationalité et de libéralisation. En bref, la production du savoir vert devrait être compris comme un élément de nouveaux exercices de pouvoir" 976 . Comme William F. Fisher, Michael Goldman s'intéresse aux relations de pouvoir et à la gouvernementalité développée par Michel Foucault 977 , notion à partir de laquelle il élabore le concept d'écogouvernementalité978 avec l'idée particulière que "nous pouvons beaucoup apprendre sur les relations de pouvoir en enquêtant sur la coproduction des régimes de droits territoriaux et discours sur la vérité environnementale" 979 . Le sociologue prend pour étude de cas le projet de barrage financé par l'organisme au Laos sur l'un des affluents du Mékong, la Nam Theun 980 , qui est une illustration de la nouvelle 975 "Ces outils, ces méthodologies et classifications servent à créer une nouvelle carte cognitive (cognitive mapping) de la nature, de la société, de l'État et des citoyens au Laos. Ils sont une ressource importante pour des discours qui se référent aux normes, au droit, à une vérité en matière d'éco-rationalité mondiale. Ils tentent de construire ou remplacer les formules précédentes qu'étaient les tribus des collines, les habitants des forêts, les scientifiques et les représentants du développement", Michael GOLDMAN, "Constructing an environmental state : eco-governmentality and other transnational practices of a 'green'World Bank", Social problems, 2001, vol. 48, n°4, pp. 499-523 (p. 513). 976 Michael GOLDMAN, Rachel A. SCHURMAN, "Closing the "great divide" : new social theory on society and nature", Annual review of sociology, 2000, vol. 26, p. 563-584. 977 "Foucault soutient que le pouvoir produit du savoir. Tout pouvoir nécessite du savoir et tout savoir se fonde sur et renforce des relations de pouvoir existantes. Ainsi, il ne peut exIster de vérité en dehors du pouvoir", cf. Steve SMITH, Patricia OWENS, "Alternatives approaches to international relations", (p. 272-291, dans o.c. John BAYLIS, Steve SMITH, The globalization of world politics, Oxford : Oxford University Press, 2005. Voir l'utilisation faite du concept par Jean François BAYART, Le gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris : Fayard, 2004. "Concept fructueux en posant d'emblée que le pouvoir est une «action sur les actions» à l'interface des «techniques de soi» «des techniques de domination exercées sur les autres»", p. 52. Voir aussi Béatrice Hibou, "De la privatisation des économies à la privatisation des États", dans Béatrice HIBOU, (dir.), La privatisation des États, Paris : Karthala, p. 11-67. Michael Goldman dit que "c'est à travers ce "projet néolibéral vert" que des institutions comme la Banque mondiale ont rendu des milieux naturels et des communautés dépendantes de ces ressources, lisibles et responsables. Dans des situations problématiques (…), les États transnationalisés de manière inégale et les acteurs non-étatiques ont cherché à améliorer les conditions pour la nature et les populations en introduisant une nouvelle logique culturelle/scientifique pour interpréter les qualités du territoire national. Ce faisant, un discours hégémonique sur la différence écologique enracinée dans l'idéologie de marché néo-libérale a émergé, définissant de certaines sortes de territoire comme dégradé, et d'autres comme des instruments nécessaires à l'amélioration des populations, des États, des natures", Michael GOLDMAN, "Constructing an environmental state…", p. 501. 978 Michael GOLDMAN, "Constructing an environmental state : eco-gouvernementality and other transnational practices of a "green" world bank", Social problems, 2001, vol. 48, n°4, p. 499-534. 979 O.c. Michael GOLDMAN, "Constructing an environmental state…", p. 501. 980 L'objectif de l'ouvrage est de vendre à la Thaïlande un millier de mégawatts par an et de générer des revenus de 220 millions de dollars annuels à partir de 2010. Une coalition de 153 ONG de 42 pays s'est tournée vers la Banque mondiale pour qu'elle refuse de financer l'ouvrage, mais celle-ci finit par entériner après 10 ans de 224 approche de la Banque mondiale, profondément marquée selon lui par l'"effet Narmada" 981 . On trouve par exemple, en dehors de l'ouvrage hydroélectrique, toute une série de projets annexes relatifs à la protection environnementale 982 . Pour ce travail, il a interviewé des membres du personnel de l'institution, des consultants indépendants, des agents gouvernementaux et des représentants de la communauté internationale du développement sur le terrain. Il a également effectué des recherches ethnographiques au sein de la Banque mondiale dans son quartier général de Washington DC et conduit des entretiens avec des professionnels, des scientifiques et des militants dans le cadre d'un travail plus large sur l'institution financière. Il relève une série de problèmes au niveau des fameuses études d'estimation/enquêtes publiques liés au choix des consultants (flagrants conflits d'intérêt et doutes portés sur l'indépendance de l'étude), à l'imposition d'une terminologie spécifique, aux contraintes temporelles, et à la censure (de passages ou de rapports entiers qui contreviendraient aux attentes des investisseurs) 983 . Ces EIA-environmental Impact Assessment ne seraient finalement que des pare-feu contre les attaques des activistes et rien de plus. Contrairement à ce qu'affirme le discours officiel, elles n'apporteraient aucune garantie d'impartialité ni d'exactitude dans les estimations. Quant à la participation des personnes directement concernées par les projets au processus de négociation, Michael Goldman estime qu'il s'agit tergiversations (après une série de rapports/contre-rapports) le 31 mars 2005, sa participation au projet, qui comprend quatre intervenants technico/financiers dont EDF. L'organisme de crédit a imposé des conditions (lignes directrices) à sa contribution et se déclare déterminer à vérifier que les dividendes retirés de l'exportation d'énergie ne soient pas gaspillés. Elle a également aidé le gouvernement laotien à désigner et financer un comité d'experts pour conseiller la gestion des questions environnementales et sociales, ainsi que des experts juridiques pour négocier l'aspect financier du projet et elle a enfin imposé des études, notamment sur le relogement des personnes déplacées. voir : Jean-Jacques POMONTI, "La Banque mondiale finance un barrage controversé au Laos", Le Monde, 6 avril 2005, p. 5. Voir Henry FOUNTAIN, "Despite worries, push to build big dams is strong", New York Times/Le Monde, 11 juin 2005, p. 3. Voir le site official de la Banque mondiale www.worldbank.org/laontz de l'IRN www.irn.org/programs/mekong/namtheun.html 981 A noter que Michael Goldman utilise les écrits de l'activiste Patrick McCully pour comprendre le problème posé par les grands barrages. 982 Un projet de protection et gestion forestière, un projet de gestion des zones protégées de la vie sauvage, des réserves extractives pour les populations indigènes, [cf. concept créé par les activistes de la campagne des exploitants de caoutchouc de la forêt amazonienne brésilienne] des fermes expérimentales pour une agriculture modernisée et irriguée, projets d'éco-tourisme, plantations arboricoles et gestion durable… 983 "Les savoirs étaient isolés de manière sélective et/ou adaptés à un régime de vérité plus large. Il devint clair dans mes conversations avec les chercheurs en sciences sociales et sciences naturelles que l'expertise la plus sophistiquée, les analyses, les données, les observations, la sagesse et les pratiques –des seuls scientifiques du Nord- n'apparaîtraient jamais dans des rapports scientifiques commanditées par des institutions du développement s'ils contrevenaient à leurs objectifs", o.c., Michael GOLDMAN, "The birth of a discipline…", p. 202. 225 également de poudre aux yeux, "cela a pour effet de normaliser des relations asymétriques entre experts du développement et "bénéficiaires", de "scientificiser" des stéréotypes concernant ces derniers, [stigmatisés comme] simplets ou responsables de la dégradation environnementale et nécessitant un développement à tout prix" 984 . Dans le cas Nam Theun II, le sociologue relève que l'UICN 985 a cherché à étouffer des objections levées dans un rapport d'estimation, en soulignant comment les nombreux projets de zones de protection de la biodiversité qu'elle espérait réaliser (sur plus de 15% du territoire laotien) devaient être financés par les revenus générés par le barrage. Michael Goldman voit là, les conséquences de la nouvelle politique de rapprochement entre ONG et Banque mondiale, dont la participation du directeur général David McDowell de l'UICN 986 au groupe de conseil international (International Advisory Group) commandité par l'organisme financier pour évaluer le projet, est une parfaire illustration 987 . 984 o.c., Michael GOLDMAN, "The birth of a discipline…", p. 203. Union internationale pour la conservation de la nature. Organisation mi-publique, mi-associative qui offre une expertise scientifique et technique dans l'établissement des aires protégées et assure le secrétariat de grandes conventions pour la protection des espèces. Elle est par ailleurs à l'origine du concept de "développement durable", proposé en 1980. Voir Antoine de RAVIGNAN, "Entretien avec Marie-Claude Smouts. Il nous faudra bientôt une autre planète", Alternatives Internationales, octobre 2003, hors-série, n°1, p. 64-66. O.c., MarieClaude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 83. 986 D'autres dénonceront cette attitude complaisante de l'organisation environnementale en rappelant qu'EDF, qui participe à la construction du barrage, figure au nombre de ses donateurs. Le secrétaire général de UICN justifiera son soutien au barrage en arguant du fait que le bassin de la Nam Theun sera mieux protégé si le l'ouvrage est construit avec la participation de la Banque mondiale. A noter le contre-point de l’anthropologue américain Thayer Scudder, consultant de la Banque mondiale qui tout en critiquant les impacts sociaux et environnementaux des ouvrages hydroélectriques ne s’oppose pas de manière catégorique à tout grand barrage. Il estime que cette position est « fondamentaliste ». A noter qu’il s’agit ici sur ce cas du NamTheun II, d’une controverse interne à l’anthropologie entre un courant non-reconnu comme sous-discipline dite anthropologie du développement (voir chapitre introductif et index prosopographique pour Thayer Scudder) et l’anthropologie post-structuraliste à laquelle se réfère Michael Goldman. Cette dernière estime que les anthropologues du développement renforcent des modèles de développement ethncentriques et de domination. Voir par exemple Arturo ESCOBAR, « Anthropology and the developent encounter : the making and marketing of development anthropology », American ethnologist, novembre 1991, vol. 18, n°4, p. 658-682. 987 "En dix ans, dans ce processus d'établissement de différences épistémiques et éthiques au sein de la nature et du territoire (ex. manière dont certaines espèces sont décrétées plus importantes que d'autres, favoritisme de certains savoirs sur d'autres), les cartographies cognitives [voir l'étude de cas consacré à Zsuzsa Gille sur la pollution en Hongrie] de cette étrange collection de compagnons [OI, ONG…] ont convergé de manière étonnante", O.c. Michael GOLDMAN, "Constructing an environmental state…", p. 516. A noter le constat assez proche tiré par Stéphane La Branche pour qui le discours sur la bonne gouvernance "cache, tant bien que mal, un projet politique et même civilisationnel bien précis" (p. 383) dont sa force tient au fait qu'elle fait " référence aux valeurs de la démocratie et de la justice (…) associées au «bon développement»" (p. 390). Sans dénonciation idéologique, l'auteur s'interroge cependant sur le rapport entre «bonne gouvernance» et démocratie : "l'imposition de la démocratie est-elle démocratique et peut-elle réussie même si elle l'est ?" Art.. cit. Stephane LA BRANCHE, "La «bonne gouvernance» …(p. 397). 985 226 Moins intéressé par les cas de corruption et de collusion d'intérêts économiques et politiques si fréquents dans ce type de grands projets, Michael Goldman souligne davantage les forces institutionnelles derrière ce processus de production de savoir 988 . Il se focalise donc sur le travail scientifique effectué en amont pour justifier les investissements, qui conditionne les emprunts, et les subventions ainsi que le formatage des institutions nationales destinées à être aidées dans les programme de "capacity building" 989 . Beaucoup de lois laotiennes touchant à la protection environnementale ont par exemple été rédigées par des consultants de la Banque mondiale, des agences onusiennes (UNDP) ou même des ONG 990 . Par la création de ces législations sur l'usage des ressources, des nouvelles éco-zones, de régulation de l'accès aux forêts, tout un nouveau répertoire a été introduit (conservation, biodiversité, gestion forestière durable…) dont la signification découle des négociations entre experts et agences transnationales. L'élément le plus dérangeant pour Michael Goldman est que désormais, ce qui compte comme biodiversité au Laos, a été définie par des acteurs autres que les gens vivant dans ces milieux, ce qui lui confère un caractère paradoxalement exotique 991 . "Cette nouvelle logique autoritaire de gestion par éco-zone qui consiste à découper le Laos en morceaux, a été conçue pour s'assurer qu'il y aura des ressources en bois pour l'export, des bassins pour les barrages et une biodiversité préservée pour les firmes pharmaceutiques et les éco-touristes"992 . Cette 988 "Je trouve utile de s'interroger sur le processus de production à partir duquel émergent de nouvelles formes hégémoniques afin de mieux comprendre le cheminement conduisant à la coagulation de l'adjectif "vert" avec le nom "néolibéralisme" en un artefact naturalisé et participant à la circulation de cet état d'esprit –"il n'y a pas d'alternative"- au sein des communautés scientifico-épistémiques à travers le monde", o.c. Michael GOLDMAN, "Constructing an environmental state…", p. 50. 989 "Les financiers (funders) ont donné vie et contribué au soutien d'instituts de recherche, de centres de formation, aux agendas nationaux scientifiques et politiques. De cette manière le savoir en matière de développement vert est imbriqué avec les processus de formation professionnelle [autant de] formes autoritaires de pouvoir et mécanismes disciplinaires" et "le mécanisme se perpétue et démultiplie via les agences gouvernementales au niveau local"., o.c., Michael GOLDMAN, "The birth of a discipline…", p. 205. 990 Pascal Dauvin et Johanna Siméant parlent à ce sujet de techniques gestionnaires vues comme l'un des aspects de l'action des ONG. Cf. Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris : Presses de Sciences Po, 2002, (p. 249-264). 991 O.c., Michael GOLDMAN, "The birth of a discipline…", p. 207. 992 Il va plus loin en parlant de réalisation in fine de projets de nationalisation et contrôle de la minorité ethnique vivant dans les forêts. Jean-François Bayart sur la même thématique déclare que "les politique d'ajustement (…) servent les desseins hégémoniques des élites nationales en dépolitisant leur domination qu'elles exercent au nom du "développement" (…) la multilatéralisation de la «révolution passive» à laquelle la société civile prête la main est bien une ressource pour l'État et non une menace", o.c. Jean-François BAYART, Le gouvernement du monde…, p. 126. 227 même vision du monde représente parallèlement les petits producteurs comme attardés et destructeurs sur le plan écologique. Science et environnementalisme, les nouveaux masques du pouvoir ? Pour toutes ces raisons, Goldman montre un grand scepticisme envers les discours alarmistes en matière de dégradation environnementale 993 proférés pour justifier l'intervention transnationale. Dans un ouvrage qu'il dirige, Privatizing nature 994 il s'attache à évaluer "l'idée selon laquelle les communautés locales sont dans une meilleure position pour décider ellesmêmes de comment gérer leur environnement naturel"995 . Aussi, dans la même ligne de pensée que l'internationaliste africaniste François Constantin (voir l'étude de cas consacrée à la déforestation), Michael Goldman s'attache à démontrer les dessous de la notion de biens communs 996 . Pour lui la question centrale est de savoir "qui contrôle les droits de propriété" car dans ce cas on sait qui "contrôle les processus d'extraction de ressources et les changements environnementaux. «Biens communs» est une métaphore mobilisée par les discours axés sur la propriété (…). Les différents acteurs sociaux se battent pour des droits de propriété différents : les communautés dépendantes des ressources naturelles pour leur moyen de subsistance et pratiques culturelles, les entreprises pour les matières premières et la production de valeur ajoutée, les agences étatiques pour les recettes fiscales et l'accroissement de leur juridiction, toutes se battent pour un droit sur l'environnement dont dépend leur pouvoir" 997 . 993 "Je dis "apparent" [risque d'extinction] parce qu'il n'est pas clair si les excursions des scientifiques occidentaux peuvent capturer aussi rapidement la complexité des relations sociales et écologiques, particulièrement les changements sur la durée (ils cherchent à justifier l'idée selon laquelle les choses ne font que s'empirer) (…). Il est loin d'être évident que les espèces disparaissent et que les écosystèmes tombent en ruine de la manière dont la documentation le suggère, c'est-à-dire par la main du pauvre", o.c. Michael GOLDMAN, "Constructing an environmental state …", (note de bas de page 14, p. 505) 994 Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature. Political struggles for the global commons, London : Pluto Press, Transnational Institute (TNI), 1998, 257 p. A noter la préface rédigée par Susan George, vice-présidente d'Attac-France. 995 O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 8. 996 Voir aussi Michael GOLDMAN, "Inventing the commons : theories and practices of the commons", (p. 2053), dans o.c. Michael GOLDMAN (dir.), O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature… pour une lecture critique des différents types de littérature portant sur le sujet. 997 O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 2. "Ironiquement, les appels les plus véhéments pour revigorer les biens communs ne viennent pas uniquement des populations (grass-roots commoners) essayant de récupérer le contrôle sur les ressources locales et les pratiques de production à des forces non locales prédatrices. 228 Michel Goldman remarque que "sur le terrain, il n'y a pas deux biens communs (commons) qui se ressemblent. C'est seulement sur place, en rendant compte des pratiques culturelles et des cycles écologiques, que l'on peut comprendre la vraie complexité des accords relatifs à la jouissance des ressources et des terres. Ils ont eux-mêmes évolué avec le temps, ce sont des construits sociaux" 998 . Le sociologue rejoint donc François Constantin et la préférence exprimée par ce dernier pour une psychosociologie de terrain, seule approche appropriée pour appréhender les particularités micro-sociales des problèmes environnementaux locaux. Sans toutefois opposer la "technoscience" des experts mondiaux à "l'ethnoscience" des populations locales, Goldman veut mettre fin à la croyance largement répandue selon laquelle la science est "autonome, progressive, objective et sait tout sur tout"999 . Sachant que toutes les sciences sont contextuelles, son idée est plutôt de réfléchir au pouvoir accordé aux institutions internationales en les dotant de moyens pour s'occuper de l'avenir de la planète. On peut alors observer comment la dialectique établie entre les problèmes écologiques locaux et mondiaux 1000 reflète les divisions transnationales du travail. "Ces relations de savoir/pouvoir sont imprégnées de calcul, de rationalité et [exercent] une influence sur les normes mondiales en matière de gouvernance sociale et écologique. Nous retrouvons des discours mondialisant sur l'environnementalisme, repris par des institutions internationales non étatiques (ex. ONG, réseaux scientifiques, non-gouvernementaux), qui poussent énergiquement à l'établissement de normes universalisantes, de comportements et de procédures pour réguler la sécurité environnementale. Ces incursions du savoir/pouvoir éludent l'hétérogénéité et le conflit et tendent à représenter au contraire le monde comme rationnel, consensuel et aisément modulable par la durabilité" 1001 . Quelques uns des arguments les plus convaincants émanent d'universitaires du nord, d'analystes politiques de la Banque mondiale et même de firmes forestières, pharmaceutiques et piscicoles", p. 6. 998 o.c. Michael GOLDMAN, "Inventing the commons…", p. 26. 999 O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 5. 1000 "Parce que les biens communs ne sont pas sous le contrôle total des populations, des institutions et des ethnosciences locales et parce que les points chauds peuvent se réveiller partout entraînant des conséquences en amont comme en aval, beaucoup de partisans des biens communs concluent à tort qu'une nouvelle génération d'"experts globaux" est nécessaire. Ce détournement de la logique conduit au besoin pour une science globale pour comprendre les nouveaux problèmes transnationaux et de nouvelles institutions mondiales pour les gérer", O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 5. 1001 o.c. Michael GOLDMAN, Rachel SCHURMAN, "Closing the great divide…", p. 576. 229 Michael Goldman relève toutefois comment "les tendances transnationales de la politique environnementale ont deux facettes étroitement liées : de puissantes incursions de la part de corporations transnationales, d'États du nord et des institutions financières internationales, [mais aussi] des liens puissants entre mouvements sociaux de solidarité à travers les frontières nationales" 1002 . Il note comment, dans les "stratégies contre-hégémoniques" déployées par les mouvements sociaux, la lutte environnementale est seulement l'un des thèmes de mobilisation et ne relève pas d'une conception scientifique quantitative 1003 : droits à des moyens d'existence (livelihood rights), à des formes raisonnables et socialement justes de répartition des terres à des relations de production durable" 1004 . D'un point de vue théorique, Michael Goldman s'inscrit dans un courant dit de "critique poststructuraliste du développement" 1005 fondé à l'origine par des anthropologues inspirés par les travaux de Michel Foucault. Parmi eux, certains se sont plus particulièrement intéressés aux mouvements sociaux comme producteurs clés de régimes discursifs environnementaux. A noter les travaux d'Arturo Escobar, de Peter Brosius qui portent sur la "transnationalité" 1006 et 1002 O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 7. "Les mouvements radicaux portant sur les biens communs parlent autant de luttes sur la définition de la nature que des luttes portant sur la formation de classe, la construction de la nation, du genre et des frontières entre les races", O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 15. 1004 O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 16. Voir aussi l'exposé de ses affiliations théoretico-idéologiques dans o.c. Michael GOLDMAN, Rachel A. SCHURMAN, "Closing the "great divide" … 1005 La posture post-structuraliste implique que l'on considère le langage et le discours comme constitutifs de la réalité et que des formes de pouvoir sont introduits à travers la production de discours. Cette approche est quant à elle centrée sur l'analyse du développement comme discours culturel et du rôle qu'il joue dans la mise en forme et la définition de la réalité. La pénétration du discours sur le développement et l'idéologie dénaturent les réalités politiques et historiques de l'entreprise de développement. Il est dit que ce discours agit comme un régime de représentation ou comme une vision du monde hégémonique qui façonne systématiquement et construit les identités des peuples du soit-disant tiers-monde et ne leur permet pas de penser d'autres principes d'organisation pour atteindre le bien-être. Cf.Vijayendra RAO, Michael WALTON (dir.), Culture and public action : a crossdisciplinary dialogue on development policy, Standford University Press, 2004.Voir aussi l'article de Marc ABELES, "Michel Foucault et l'anthropologie", Sciences Humaines, hors-série, n°3, mai-juin 2005, p. 44-45. 1006 "En un temps où la préservation de la biodiversité et les droits des populations indigènes sont devenus des préoccupations mondiales, des mouvements localisés (localized) ont trouvé des terrains d'entente en dehors des frontières nationales. De tels groupes, tout en revendiquant leur localité (locality), légitiment de manière simultanée les inquiétudes locales en se référant à des discours globaux et sont de plus en plus entraînés dans des réseaux d'information et de financement transnationaux. Parallèlement, des ONG du nord propagent les discours locaux, les généralisent pour qu'ils puissent participer aux discours valorisés au niveau mondial. Très souvent il n'est pas possible de distinguer ce qui est local de ce qui ne l'est pas : les origines des représentations sont brouillées dans des processus de traduction et de distribution" cf. Peter BROSIUS, "Analyses and interventions : anthropological engagements with environmentalism", Current anthropology, juin 1999, vol. 40, n°3, p. 277309, (p. 281). Voir aussi Arturo ESCOBAR, "Steps to an antiessentialist political ecology, Current anthropology, février1999, vol. 40, n°1, p. 1-30. 1003 230 enfin l'ouvrage Liberating ecologies 1007 . En français on pourra lire les travaux de Gilbert Rist 1008 qui dénonce lui aussi les jeux rhétoriques et la participation "aveuglée d'acteurs pourtant partisans d'un développement alternatif 1009 dans des pratiques qui, bien qu'ayant changé d'étiquettes, n'en restent pas moins contestables 1010 . Michael Goldman partage avec eux la préoccupation selon laquelle : "dans la mesure où nous assimilons l'environnementalisme avec les mouvements et les campagnes environnementaux, nous ignorons un développement contemporain actuel qui est l'enveloppement progressif de la politique environnementale par des institutions pour une gouvernance nationale et mondiale" 1011 . Ce qui retient particulièrement notre attention chez Michael Goldman c'est son appréhension du local. Il se fonde pour cela sur les travaux de l'historienne féministe des sciences Donna 1007 Richard PEET, Michael WATTS (dir.), Liberating ecologies. Environment, development, social movements, London et New York : Routledge, 1996. Il est spécifié par rapport aux présupposés marxistes, que "le spectre des mouvements sociaux s'opposant à l'hégémonie s'étend bien au-delà du contrôle des moyens de production pour inclure la culture, l'idéologie, et le mode de vie. Il y a un intérêt particulier qui provient de ce travail poststructuraliste sur les discours, à examiner les pensées, les imaginaires, les déclarations, et les institutions des groupes dominants et subalternes", p. 34. A signaler parallèlement chez Jean-François Bayart les apports théoriques : concepts de «domination» de Max Weber, d'«hégémonie» du marxiste Antonio Gramsci, et d'«assujettissement» chez Michel Foucault pour saisir "un régime de production, d'institutionnalisation et de légitimation de l'inégalité sociale" et la perpétuation dans les esprits de certain artefact, à savoir ici l'État. O.c. Jean-François BAYART, Le gouvernement du monde, p. 53-54. 1008 Voir Gilbert RIST, Le développement. Histoire d'une croyance occidentale, Paris : Presses de Sciences Po, 2001 et. Gilbert RIST, "Le prix des mots", (p. 9-23) dans Gilbert RIST (dir.), Les mots du pouvoir. Sens et nonsens de la rhétorique internationale, Paris : PUF, Genève : Nouveaux cahiers de l'IUED, 2002, p. 10. 1009 Gilbert RIST, "Une illusion sans avenir", Courrier de la planète, octobre-décembre 2004, n°74, p. 22-27. 1010 "Malgré d'incessantes innovations théoriques, l'écart entre les riches et les pauvres n'a cessé de croître et l'état de la planète de se détériorer. (…) parce que les changements de discours n'entraînent pas nécessairement une transformation des pratiques. (…) Que l'on privilégie tantôt la gouvernance, tantôt la pauvreté, tantôt le commerce international, ne doit pas faire illusion. Les «recettes de développement» imposées par les institutions financières internationales sont toujours les mêmes" (p. 23). Il dénonce le "relativisme culturel dans une posture romantique idéalisant les traditions lorsqu'elles sont contraires aux droits humains" (p. 24) et insiste sur l'importance de prendre en compte "la pluralité des pratiques sociales et la manière concrète dont les hommes et les femmes produisent (p. 25) o.c. Gilbert RIST, "Une illusion sans avenir…". 1011 O.c. Peter BROSIUS, "Analyses and interventions…", p. 286. 231 Haraway et sur son concept de "savoir situé" (situated knowledge) 1012 qui impose la partialité 1013 comme une valeur plus juste que tous les universalismes a-politiques. Sheila Jasanoff et Marybeth Long Martello reprennent les travaux de cette dernière pour la pertinence de sa réflexion sur la science, le savoir et l'importance de les considérer comme enracinés dans un lieu 1014 pour ouvrir la discussion sur les défis environnementaux contemporains. Au niveau empirique, elles relèvent ainsi comment les régimes internationaux environnementaux (ex. désertification) font de plus en plus la part belle aux savoirs locaux 1015 , traditionnels, indigènes et comment les ONG se présentent souvent comme les "possesseurs de cette expertise locale". "[Ces savoir] peuvent servir d'instruments pour le développement durable et permettre d'établir des connections avec les villages "sur le terrain"" 1016 . Les remarques des auteurs s'opposent à la vision offerte par Peter Haas sur le rôle central des communautés épistémiques (voir étude de cas sur la déforestation) : "Le tournant en faveur du savoir local 1017 fait plus de place à des visions plus variées et fragmentées de ce qui ne va pas avec l'environnement, des valeurs en jeu et par dessus tout de 1012 Le savoir situé est présenté comme une alternative au relativisme. Il s'agit de tous "les savoirs critiques partiaux, localisables qui soutiennent la possibilité de réseaux de connexion appelant la solidarité en politique et les conversations partagées en épistémologie. Le relativisme [étant] une manière d'être nulle part en prétendant être partout à la fois, [c'est un des] mythes commodes dans les rhétoriques qui enveloppent la science.(…) c'est précisément dans la politique et l'épistémologie des perspective partielles que réside la possibilité d'une investigation soutenue, rationnelle, objective.", Donna HARAWAY, "Savoirs situés", Multitudes, 16 janvier 2004 [date de mise en ligne], http://multitudes.samizdat.net [consulté en avril 2005]. 1013 "Seule une perspective partielle promet une vision objective. Tous les récits de la culture occidentale sur l'objectivité sont des allégories, des idéologies qui gouvernent les relations entre ce que nous appelons le corps et l'esprit, la distance et la responsabilité", o.c. Donna HARAWAY, "Savoirs situés…", p. 4/14 1014 Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, "Introduction. Globalization and environmental governance", (p. 1-29), oc. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, Earthly politics…, p. 14. 1015 Sur les savoirs locaux, voir David DUMOULIN, "Les savoirs locaux dans le filet des réseaux transnationaux d'ONG : perspectives mexicaines", Revue internationale des sciences sociales, décembre 2003, n°178, p. 655666, mentionné plus haut. Réflexion critique du concept de "savoirs locaux", vu comme "label", objet de multiples instrumentalisations : "Pour les écologistes, il s'agit surtout de critiquer notre mode de développement et/ou de préserver –ou mieux gérer- des écosystèmes fragiles et fortement «biodivers». Les anthropologues et les théoriciens, peuvent, eux, aborder ce thème pour questionner l'épistémologie des sciences, pour prendre position dans une discussion anthropologique sur l'existence d'universaux humains"(p. 656). 1016 O.c. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, "Introduction…", p. 9. 1017 Bon exemple du fossé existant entre savoir local dit aussi "savoir pratique" (practical knowledge) et la science, dans James SCOTT, Seeing like a state. How certain schemes to improve the human condition have failed, New Haven et Londres : Yale University Press, 1998. En matière de classification de la flore "ce qui compte c'est l'usage local et la valeur. Ainsi les catégories dans lesquelles les différentes plantes sont triées suivent la logique d'un usage pratique : bonne pour faire de la soupe, bonne pour fabriquer de la ficelle, aide à cicatriser les coupures, utile pour les maux d'estomac, empoisonnée pour le bétail, utile pour tisser les vêtements, préférée des lapins (…) Ce savoir n'est pas statique cependant, il s'étend sans cesse grâce à de nouvelles expérimentations" ce qui n'a pas grand chose à voir avec les catégories botaniques préférées par les chercheurs, p. 322. 232 ce qui devrait être fait sur ce qui est perçu comme des dommages et des menaces" 1018 . Il en découle une définition élargie de l'"expert" incluant des non-scientifiques qui peuvent alors participer aux comités d'experts. On pense ici au rôle d'expert-profane proposé par la sociologie des sciences dont nous parlerons dans la deuxième partie. Au niveau épistémologique, cette idée de "savoir situé" permet aux auteurs de conceptualiser le local dans une définition moins géographique que liée "à des communautés particulières, des histoires, des institutions". Jasanoff et Long Martello repèrent dans les filiations qui se créent à partir d'une même appréhension du monde, un "local moderne", qui peut entrer en compétition avec d'autres et "se déplacer au-delà des contraintes spatiales et particularité culturelles" 1019 . "Ces notions changeantes de localité et globalité ne sont plus que de simples curiosités universitaires. Elles ont des conséquences importantes sur la configuration du pouvoir et l'efficacité de la gouvernance dans les domaines de l'environnement et du développement (…). L'interaction entre niveau local et global influence le type de savoirs sur l'environnement qui sont découverts, acceptés comme faisant autorité et utilisés dans les processus de décision" 1020 . En résumé, le point de vue du sociologue exposé ici tranche avec les approches et les conclusions des auteurs cités précédemment 1021 , en cela qu'il ne se satisfait pas des succès des acteurs transnationaux dans la promotion de nouvelles normes et leur application par les grandes organisations internationales, loués ailleurs. Il recherche, par-delà la rhétorique et l'application de ces procédures censées garantir une meilleure transparence, une autre gouvernance, de nouvelles formes de domination. Plus de distinction, ni de hiérarchisation 1018 O.c. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, "Introduction…", p. 9. O.c. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, "Introduction…", p. 14. 1020 O.c. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, "Introduction…", p. 18. 1021 Michael Goldman se rapproche en revanche de Jean-François Bayart dans la dénonciation des rapprochements entre bailleurs de fonds et ONG et des inégalités induites par des politiques publiques de préservation de l'environnement. Ils se réfèrent d'ailleurs tous deux à l'ouvrage de James FERGUSON, The antipolitics machine. "Development", depoliticization, and bureaucratic power in Lesotho, Cambridge : Cambridge University Press, 1990 qui met en avant le discours de développement comme machine à dépolitiser. "La célébration moralisante de la good governance, de la «transparence» et de la «démocratie de marché», l'exaltation puérile du secteur informel en tant qu'«autre sentier» de la croissance capitaliste, la magnification de la société concrète sous la forme de son hypothèse, la «société civile», toutes ces thématiques désamorcent la critique politique et rendent inutile l'idée révolutionnaire, en même temps qu'elles blanchissent idéologiquement 1019 233 entre scientifiques et activistes, entre acteurs formels et les autres mais une attention portée aux détails des actions menées en commun, à leurs incidences sur les États ainsi investis et un regard posé sur les coulisses de l'expertise. L'auteur tend toutefois à idéaliser le savoir local ce qui le conduit à éluder les difficultés des populations et leurs besoins d'aide, comme l'a justement souligné Amita Baviskar 1022 . Michael Goldman amalgame également toutes les ONG à un seul type d’action et d’intentions pour mieux les critiquer contrairement aux distinctions générales énoncées par William F. Fisher et aux particularités de son étude de cas 1023 . Nous avons par ailleurs pu établir certains parallèles avec François Constantin sur les biens communs, ou Jean-François Bayart sur la question du renouveau de pratiques néo-coloniales sous de nouvelles apparences. L'étude des travaux de Michael Goldman a pour nous avant tout le mérite d'enrichir la réflexion sur plusieurs points d'intérêt majeur que sont le débat sur les notions de science/savoir et de pouvoir, la question des normes et la place de l'environnement. Elle permet également d'élargir la perspective théorique à une littérature plus idéologique 1024 . Comme nous l'avons déjà souligné, Pascal Dauvin et Johanna Siméant dans Le travail humanitaire ont relevé les mêmes problèmes à partir de l'observation des pratiques et discours des ONG qu'ils relient à la "diffusion de savoir-faire gestionnaires et [aux] aspects entrepreneuriaux de l'activité humanitaire" 1025 . Ils estiment quant à eux qu'il ne faut pas limiter l'interprétation à "l'idée selon laquelle les ONG seraient le fer de lance du libéralisme (…) [cela] renvoie aussi à l'appropriation par les ONG de catégories («ethnies», la circulation des crédits de l'aide à des régimes quant à eux tout ce qu'il y a de plus politique". O.c. J-F. BAYART, Le gouvernement du monde…, p. 106. 1022 A noter également les similitudes de cette enquête de Michael Golman sur le savoir vert avec l'analyse de l'appropriation du concept de "capital social" par la Banque mondiale "dans un but essentiel défensif d'autopromotion" (p. 96) cf. Pierre ENGLEBERT, "La Banque mondiale et les vertus insoupçonnées du «capital social»", (p. 83-100), dans Gilbert RIST (dir.), Les mots du pouvoir. Sens et non-sens de la rhétorique internationale, Paris : PUF, Genève : Nouveaux cahiers de l'IUED, 2002. 1023 Pour une présentation des différentes ONG et de la situation dans le cas du barrage Nam Theun II voir o.c. Thayer SCUDDER, The future of large dams…, p. 268-9. 1024 Voir o.c. Dario Battistella, Théories des relations internationales…, p. 235-265. 1025 O.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. …, p. 255. "De nombreux aspects de l'action des ONG (promotion de la société civile, techniques gestionnaires, monétarisation, référence aux communautés) ne sont pas sans engendrer un rapport à l' État pour le moins brouillé, voir dissous si le terme ne laissait supposer qu'il a jamais existé sous la forme du rapport du citoyen occidental à l' État providence."(p. 257) 234 «communautés»…) qu'elles contribuent à consolider" 1026 , les auteurs présentant alors la diversité des situations au travers d'exemples de rapports pouvant s'établir entre ONG, populations locales, État s 1027 . A l'instar de William F. Fisher, les politologues insistent sur l'idée qu' "il serait bien trop rapide de considérer toutes les ONG comme les simples exécutantes des grands bailleurs et des État s bénéficiaires" 1028 et qu'il faut s'interroger sur la méthodologie en recherchant "les lieux pertinents de l'observation (…) quand des niveaux multiples à ce point multiples sont mobilisés" 1029 . Sidney Tarrow souligne également "que la plupart des analystes voient les institutions internationales comme des agents d'exploitation ou hégéominiques, mais leurs actions vis-àvis des acteurs non-étatiques peuvent aussi un mécanisme relationnel étant donné que les groupes nationaux sont forcés de s'entendre en raison dans des interactions de plus en plus proches avec ces institutions, et se découvrent aussi des intérêts communs" 1030 Il s'avère ainsi important de savoir discerner les possibilités au-delà des risques, les forces et les connections derrière les contraintes selon la terminologie et l'analyse de la sociologue Zsuzsa Gille sur laquelle nous nous arrêtons maintenant. 1026 O.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. …, p. 258. A signaler comment les auteurs expliquent dans un premier temps que : "l'hypothèse d'une mise en place transnationale, par les ONG, de politiques publiques relativement standardisées, est renforcée par le fait que, malgré les réelles nuances de sensibilité ou d'orientation entre ONG dans leurs pays d'origine, on constate sur le terrain un aplanissement assez grand de leurs différences. Cela est dû à la fois à la pression des bailleurs en faveur de l'application de certaines de leurs priorités (…) et au mouvement général de standardisation de l'action humanitaire" (p. 281). Ils prennent toutefois leur distance vis-à-vis d'une "vision caricaturale" de la dépendance à l'aide au développement (p. 285) en reconnaissant une marge d'action aux ONG. Sur la question de l'adoption du vocabulaire des bailleurs de fonds (élément de diffusion du savoir vert telle que décrite par Michael Goldman), les auteurs s'interrogent pour savoir "si le degré d'emprise du programme codifié est toujours aussi grand, ou s'il ne procède pas aussi comme une communauté de langage, désignant l'appartenance au monde humanitaire plus que les procédures effectives mises en place, qui sont aussi et souvent requalifiées après coup en fond des souhaits des bailleurs de fonds, ou qui correspondent à des perspectives beaucoup plus pragmatiques que celles de l'empowerment des populations bénéficiaires" (p. 291), o.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. …, p. 281. 1028 O.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. …, p. 265. "Dès lors, s'il est indéniable que les ONG constituent aujourd'hui le laboratoire de réorganisations et d'articulations particulièrement originales entre État, société civile et économie, il est toutefois douteux que cette réorganisation soit entièrement voulue et maîtrisée par tous les participants à ce processus. Il est tout aussi douteux que l'on puise, à partir de ce processus, prophétiser la naissance positive d'une «société civile mondiale»- pas plus à l'inverse qu'on ne peut réduire les ONG à la mission d'ardent fers de lance du projets néo-libéral" (p. 303). 1029 O.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. …, p. 265. 1030 Sidney TARROW, "Rooted cosmopolitans : transnational activists in a world of states", contribution pour l'atelier de recherché de l'école de recherche sociale d'Amsterdam sur "Contentious politics : identity, mobilization and transnational politics", 6 mai 2002 (p. 15). 1027 235 236 4. Pollution industrielle socialiste : guide d'utilisation de la mondialisation L'article de Zsuzsa Gille que nous avons choisi d'étudier ici a retenu notre attention pour plusieurs raisons 1031 et notamment par que la controverse étudiée recèle à premier vue de nombreux points communs avec notre propre étude de cas. Elle se déroule en Hongrie, dans une région frontalière plutôt sous-développée, sur une longue période de temps (19782000…) et comprend des ramifications extérieures (rôle joué par l'Autriche). Elle mobilise des acteurs locaux, régionaux, nationaux et internationaux, formels et informels, des intérêts économiques, mais aussi socio-politiques. Elle s'inscrit tant dans les bouleversements des années 1980 marqués par cette vague de contestation environnementaliste, que dans les transformations de l'après 1989 : démocratisation, réorganisation administrative, introduction de l'économie de marché et procédure d'adhésion aux mécanismes régionaux de coopération (Union européenne). Elle présente enfin un autre facette de l'argumentaire écologiste, qui s'appuie sur l'idée de racisme environnemental et le présence de la minorité tzigane dans la zone concernée par la controverse. Ces similitudes contribuent incidemment à la contextualisation de l'affaire GabčikovoNagymaros, mais ces apports empiriques restent anecdotiques par rapport à l'intérêt porté à l'approche (réflexive et historique) et aux présupposés théoriques de la sociologue. L'auteur s'inscrit en effet dans une recherche plus large portant sur la mondialisation et ce travail est une illustration de l'apport d'un regard ethnographique localisé. 1031 Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography in a European wasteland. Multinational capital and greens vie for village allegiance" (p. 240-267), dans Michael BURAWOY et.al., Global ethnography. Forces, connections, and imaginations in a post-modern world, Berkeley, Los Angeles, London : University of California Press, 2000. 237 A. Garé : déchets toxiques comme planche de salut ? La controverse étudiée par Zsuzsa Gille se situe dans le village de Garé (petit bourg agricole de 340 habitants dans le comté de Baranya 1032 , relativement sous-développé et multiethnique : croates, allemands, roms déplacés dans la région par le régime socialiste) situé au sud-ouest de la Hongrie (entre Pécs et la frontière avec la Yougoslave, aujourd'hui la Croatie). Elle porte sur le dépôt de déchets dangereux (dérivés toxiques issus de la production de pesticides d'une grande usine chimique de Budapest -Budapest Vegyimuvek Rt., répondant à un accord de troc conclu avec une entreprise autrichienne) 1033 qui a commencé en 1978 sans que la population en ait été informée. La décision est alors confortée par des études géologiques qui montrent l'imperméabilité du sous-sol (faites à l'origine dans le cadre d'une prospection pour de l'uranium). Le village fait parallèlement l'objet d'une centralisation administrative (collectivisation des terres) et passe pour un temps, sous l'autorité de la ville voisine Szalánta dans le cadre d'un plan national de réorganisation administrative. C'est cette dernière qui accorde en 1978 le permis de dépôt des fûts. Le dépôt provoque des inquiétudes au sein de la population locale sur les conséquences sanitaires (infiltrations toxiques en direction des sources d'eau potable) pour les hommes, le bétail et le milieu naturel et ce, à partir de 1983. Cette époque est marquée en Hongrie par l'émergence de nombreux mouvements de protestation locale pour des cas liés à la pollution industrielle. L'autorité nationale en charge de l'environnement (OKTH-Országos Környezet Természetvédelmi Hivatal- créée en 1979) effectue à Garé des études qui montrent la perméabilité du sol et interdit l'enfouissement des déchets sur le site. L'entreprise sommée par l'État socialiste de débarrasser le site se contente de payer les amendes. Après 1989, l'inspection de protection environnementale de Transdanubie du sud contraint B.V. Rt à déplacer les déchets de nouveaux containers et établit un calendrier, qui ne sera pas respecté. 1032 D'après Zsuzsa Gille, le comté compte un nombre anormalement élevé de décharges par rapport à la densité importante de sa population (p. 249). Voir la controverse sur l'installation d'une décharge de produits radioactifs dans le comté de Baranya, Judit JUHASZ, Anna VARI, János TÖLGYESI, "Environmental conflict and political change : public reception on low-level waste management in Hungary", (p. 227-248), dans Anna VARI, Peter TOMAS (dir.), Environment and democratic transition, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1993 1033 Source supplémentaire pour la présentation de la controverse : Gusztav KOSZTOLÁNYI , "Where there's muck there's brass", Central European review, 13 septembre 1999, vol. 1, n°12 www.ce-review.org [consulté en décembre 2001]. 238 La controverse rebondit avec la proposition faite directement par Garé à l'usine de Budapest (qui bénéficie de l'amnistie générale pour les poursuites intentées sur le motif de pollution de l'environnement et mise en danger de la santé publique) de construire une centrale d'incinération des déchets. Une joint-venture (Hungaropec) est créée en 1993 avec des capitaux français. Celle-ci devient alors la troisième partie d'un nouveau triumvirate (municipalité de Garé, l'usine chimique de Budapest et Hungaropec) lié par l'objectif de nettoyer le site par l'incinération des déchets. L'opposition s'organise alors autour de la ville voisine Szalánta, avec des communes environnantes dont l'activité économique tourne autour du tourisme thermal et de la production viticole (collines de Villányi), avec l'aide d'associations d'écologistes locales et nationales (Cercle de Pécs, Parti vert) et internationales (Verts autrichiens, Greenpeace, US Peace corps…). Ces derniers disent redouter les impacts environnementaux et économiques de l'installation de cet incinérateur qui conduira selon eux, au-delà du nettoyage du site pollué par les déchets chimiques, à l'importation de déchets de l'étranger. L'alliance verte joue sur plusieurs types de discours dont la dénonciation de la "colonisation écologique" et le "racisme environnemental", arguant que Bosta (le village devant accueillir le site en bordure de Garé) est peuplé à 80% par la minorité Rom. Le projet d'incinérateur est finalement abandonné après plusieurs années d'une controverse très politisée. Suite à un premier appel d'offre commun (ministère de l'environnement et usine chimique de Budapest-B.V.Rt), des travaux sont entrepris pour relocaliser une partie des déchets sur le site prévu de l'incinérateur (le reste devant être détruit), puis arrêtés en août 1998 lors du changement de gouvernement. Un nouvel appel d'offre confie la destruction des déchets à des incinérateurs étrangers, négligeant une proposition hongroise d'utiliser l'incinérateur situé à Dorog (dans le coude du Danube à côté d'Esztergom, objet d'une mobilisation contestataire locale en 1984), contrevenant aux principes de la convention de Bâle dont la Hongrie est signataire. En 2005, de nouvelles tests sont à l'essai (notamment la destruction et nettoyage du site par des bactéries) et des demandes de financement doivent être envoyées à la Commission européenne. Une nouvelle décision de justice fixe la date limite du nettoyage du site au 31 décembre 2012 (tous les recours juridiques entrepris par l'usine chimique ayant échoué). Pour 239 limiter la contamination des eaux souterraines à partir du dépôt de déchets, des puits de récupération ont été mis en place 1034 . Zsuzsa Gille considère que cette controverse sur l'installation de l'incinérateur a été le cas de pollution environnementale qui a semé le plus de discorde dans le pays et bénéficié de la plus grande couverture médiatique 1035 . Elle explique que cela a donné lieu à des auditions publiques, des manifestations, des pétitions, des démissions et des procès (appel de décision administrative et procédure civile). Elle dit toutefois n'en avoir eu vent qu'en 1993. Nous avons d'autre part pu constater en reprenant l'historique de l'affaire pour actualiser les informations, que le projet d'incinérateur n'a finalement été qu'un des aspects de la controverse. Nous verrons par la suite les limites que cela peut poser au regard de ses conclusions, notamment quant à l'absence de l'État. Approche réflexive et historique Zsuzsa Gille effectue la première partie de son cursus universitaire en Hongrie dans les années 1980 (économie, sociologie). Elle collabore alors à des mouvements pour la paix et la défense de l'environnement. Elle va retenir cette controverse de Garé comme étude de cas pour sa thèse de doctorat en sociologie effectuée aux États-Unis (Université de Santa Cruz, Californie, soutenue en 1999) qui traite plus généralement de la politique des déchets en Hongrie dans les années 1980. Elle adopte une approche d'observation participante pour aborder ce terrain et explique les problèmes de méthodes qui n'ont cessé de se poser à elle. Le premier problème auquel elle s'est trouvée confronté et celui qui a le plus d'importance à nos yeux, a été de comprendre les causes de ce conflit au-delà même des faits. Il y avait "tant de liens avec le passé, avec des lieux proches et éloignés" que sa recherche a pris un tournant historique inattendu. Elle indique qu'il était impératif d'"aller au-delà du présent"1036 . Retrouver le contexte social, politique, historique et ethnique de cette région s'est avéré nécessaire "parce que la mémoire collective des villageois, souvent manipulée par les 1034 Balázs MÁTÉ, "Még évekig szennyez Garé", Dunántúli Napló, 11 juin 2005 [Garé va polluer encore plusieurs années], Balász MÁTÉ, "Nincs pénz Garéra", Dunántúli Napló, 17 novembre 2004 ["Pas d'argent pour Garé"]. 1035 Zsuzsa GILLE, "Cinderellas of Europe : waste, food, and cleanliness in postsocialist politics", Anthropology of East Europe Review, 2002, vol. 20, n°1, 6 p. (p. 2/6). 1036 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 241. 240 dirigeants, affectait de façon significative les termes du débat" 1037 . Il ressort de cette approche inductive réflexive, une appréhension particulière de la controverse centrée sur les discours et les représentations mentales qui offre un champ d'analyse qu'il nous a semblé important d'explorer. Une des motivations principales de Zsuzsa Gille est en fait de rétablir la vérité sur le problème environnemental en Hongrie 1038 car le "cas (…) transgressait nos hypothèses sur la destruction environnementale qui avait eu lieu dans les anciens pays socialistes" 1039 . Elle refuse en fait cette "représentation immuable/durable de l'Europe de l'Est comme terrain vague (wasteland)" au sens figuré et littéral et dénonce "la juxtaposition de cette image avec des images de propreté, de naturel, de pureté du capitalisme [qui] crée l'impression [que] l'occidentalisation réduira la quantité de déchet et par conséquent bénéficiera tant à l'économie qu'à l'environnement" 1040 . Elle fait un retour sur le passé en consultant les archives pour comprendre les origines précises de cette pollution industrielle. Pourquoi ces déchets toxiques ? Comment l'usine chimique de Budapest a été amenée à produire de tels pesticides ? Quels étaient les rapports avec le gouvernement central, avec la politique industrielle et commerciale de la République populaire de Hongrie ? Pourquoi le village de Garé ? Quelle était la politique du régime socialiste en matière de développement régional et plus particulièrement dans cette région de la périphérie ? etc. Cette image de terrain à l'abandon résulte pour la sociologue "d'une part, de la position de la Hongrie dans la division internationale du travail structuré par la dépendance politique du pays vis-à-vis de ces partenaires commerciaux socialistes et d'autre 1037 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 241. Voir à nouveau Zsuzsa GILLE, Two pairs of women's boots for a hectare of land : nature and the construction of the environmental problem in state socialism", Capitalism, Nature, Socialism, décembre 1997, vol. 8, n°4, où l'auteur s'intéresse aux différentes théories expliquant la destruction de l'environnement par les régimes socialistes et relève que seule une attention portée aux relations entre société et nature sont utiles (et non les différences entre socialisme d'État et capitalisme). Elle relève les différences de valeur accordées aux ressources naturelles (valeur administrative différente de la valeur sociale) pour comprendre le décalage entre le contrôle sur les ressources assuré au niveau central et les stratégies mises en place au niveau des entreprises. Les ressources devenaient une monnaie d'échange pour établir des relations de confiance en dehors de toute rationalité économique ou même administrative. Voir aussi Zsuzsa GILLE, "Legacy of waste or waste legacy ? The end of industrial ecology in post-socialist Hungary", (p. 203-231), dans Arthur P.J.MOL, David A.SONNENFELD, Ecological modernisation around the world. Perspectives and critical debates, Londres et Portland : Frank Cass, 2000, où elle démontre que pendant le socialisme, la Hongrie avait déjà institué une approche préventive des déchets industriels centrée sur la production, équivalente de l'écologie industrielle. 1039 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 241. 1040 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 242. 1038 241 part de sa dépendance économique vis-à-vis de l'Ouest" 1041 . Elle souligne la part de responsabilité de l'État qui a choisi comme maître mot de diviser les communes pour mieux régner et laissé l'usine chimique stocker de produits toxiques dans une zone rurale éloignée et défavorisée. Zsuzsa Gille reconnaît toutefois aux dirigeants de l'entreprise des circonstances atténuantes pour s'être engagés dans cette stratégie de production de survie, étant donné le climat de défiance ambiant avec un État dont l'attitude et les politiques limitaient les choix. La conclusion de cette première étape conduit la sociologue à recadrer la controverse dans la grande histoire par rapport à "un contexte mondial (…) [qui] se caractérise le mieux par la politique Est-Ouest de la guerre froide et la détente, et par un État qui arbitrait les relations économiques centre-périphérie, contrôlait les moyens de production et libre de toute contrainte démocratique" 1042 . Elle n'en tire toutefois aucune forme de déterminisme. "Les communes qui ont recouvré nouvellement leur indépendance vis-à-vis de l'État et se retrouvent à s'affronter pour les ressources, font face à des choix qui sont plus compliqués et qui ne trouvent pas forcément leur place dans les méga-scénarios et méga-identités" 1043 . Au contraire, elle s'attache à démontrer comment les acteurs, recouvrant la liberté d'expression et de décision, peuvent utiliser le passé à leur profit ou plutôt réinterpréter de manière subjective le passé pour légitimer, au présent ,des stratégies, des alliances, et des oppositions. Conflit d'images et jeux de représentations Les faits invalident de toute façon l'idée d'une continuation d'un scénario fataliste écrit sous le communisme. Preuve en est l'alliance qui va se nouer rapidement entre la victime et son bourreau, à savoir le village de Garé et l'usine chimique de Budapest et qui va se renforcer dans le temps à la faveur de la démocratisation et du retrait de l'État dans la (des) région(s). "Le vide laissé par la disparition de l'État dans les domaines financiers et administratifs a été vite rempli par les forces mondiales et les discours, que la nouvelle élite a utilisés avec succès pour son propre intérêt, sous le slogan du nettoyage" 1044 . Par forces mondiales, la sociologue entend les intérêts économiques de l'industrie occidentale des déchets et toute sa démonstration se fonde sur leur utilisation dans une stratégie locale de subsistance. "Garé voit 1041 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 250. O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 250. 1043 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 243. 1044 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 252. 1042 242 l'incinérateur comme un manière de revenir dans le chemin historique d'innovation qui était le sien 1045 et qui aurait déraillé sous le socialisme" 1046 . Dans le discours des partisans, le projet industriel prend des allures de "petit paradis". De décharge, on souhaite arriver à "village modèle" où les occidentaux pourraient venir étudier les technologies les plus récentes. Pour Zsuzsa Gille cela dénote une volonté de revanche du village Gáré sur la petite ville de Szalánta (qui a bénéficié de contreparties pour l'autorisation donnée d'installer une décharge sur la commune de Garé)et illustre les contreparties attendues par Gáré : compensations financières (l'équivalent de six fois son budget annuel dont 40% ont été versés en 1994 pour payer des dépenses d'infrastructures, des soupçons pèsent toutefois sur le détournement des fonds à des fins électorales), participation aux profits. La sociologue insiste sur le fait que les espoirs de la population étaient grands (source de revenus) mais que seule l'élite villageoise en a réellement tiré des profits. Les résultats politiques n'ont pas été démocratiques : "L'influence grandissante du village sur ses voisins et la bonne tournure de négociation avec une firme occidentale ont permis à l'élite [que Gille ne définit pas vraiment] de faire taire la dissidence et d'affaiblir le contrôle public sur toutes ces questions, même celles touchant pas à l'incinérateur" 1047 . La présentation de l'autre partie de cette alliance improbable, à savoir les représentants des intérêts économiques, est tout aussi critique. Zsuzsa Gille montre que "des agents occidentaux ont contribué à conforter l'ancienne image en exportant des déchets toxiques et des usines de traitement en Europe de l'Est. Le renouveau de certaines identités et histoires locales a joué un rôle crucial dans la perpétuation de la [représentation de la] région comme terrain vague" 1048 . Ces agents ont "fomenté des discours et des actions politiques qui collaient parfaitement avec la représentation négative de la politique post-socialiste [politique régressive, belliqueuse, image d'un chaudron ethnique bouillant !]" 1049 . Zsuzsa Gille explique ainsi que "les exportateurs occidentaux peuvent seulement compter sur le désespoir économique de l'État et des communautés locales, autant que sur la faiblesse des nouvelles institutions démocratiques. 1045 Centre culturel et religieux au XVe siècle abritant de riches propriétaires terriens, aurait eu une position dominante jusqu'en 1960, date de la création de la coopérative agricole dont date les discriminations contre le village et prise d'ascendance de Zsalánta, O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 248-249. 1046 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 258. 1047 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 259. 1048 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 242. 1049 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 243. 243 L'ensemble des mesures d'assistance pour la transition et la politique explicite de l'Union européenne encourage ce mouvement d'installation de déchets pour produire de l'énergie sur la moitié est du continent européen 1050 . Elle dénonce par exemple la rhétorique des brochures vantant les mérites de l'incinérateur qui propageaient un discours sur-mesure pour représenter Garé entrant dans le "courant sanguin de l'Europe". Les années de controverse sont passées sous silence. L'usine chimique devient une victime du régime socialiste puis un héros, qui permettra à Gáré d'entrer dans l'Europe en brûlant les déchets toxiques. A l'inverse de cette alliance d'intérêts qui promeut un paradigme rationaliste économique, la ville de Szalánta se présente comme "le gardien de la santé physique et moral du district" 1051 . Le discours parle de la "saleté morale" 1052 des opposants attirés par un argent "sale" car gagné en incinérant des déchets. Dans cette alliance constituée de Szalánta, des communes environnantes et d'associations écologistes hongroises et étrangères, Zsuzsa Gille voit l'appel à une autre force globale : "le mouvement environnemental international" 1053 . Pour la sociologue, la société civile mondiale existe et ce deuxième mouvement en est un pilier essentiel. Le fait que les membres du mouvement anti-incinérateur aient réussi à s'y insérer et à en tirer partie en est la preuve. Ainsi "l'alliance verte s'inspire de l'un des discours mondiaux environnementaux courants –le NIMBY-isme- et d'autres qui le sont moins comme le racisme environnemental et la colonisation écologique" 1054 . Elle indique comment les verts sont venu éduquer les habitants Roms de Bosta [commune où devait être installé l'incinérateur] sur leurs droits et comment les pressions économiques de Szalánta sur le village ont réussi à faire changer la commune de camp pour rejoindre les opposants à l'incinérateur. Il s'agit ici de l'instrumentalisation du niveau local, d'une internationalisation des problèmes mondiaux dans le cadre d'une 1050 Voir sur la politique des déchets et le rôle de l'UE, Zsuzsa GILLE, "Europeanising Hungarian waste policies : progress or regression ?", Environmental Politics, printemps 1994, vol. 13, n°1, p. 114-134, où elle cherche à déterminer qui, de la pression qu'exerceraient les intérêts économiques de l'industrie européenne de traitement des déchets pour la conquête de ces nouveaux marchés ou du discours accentuant l'arriération de ces pays d'Europe centrale (backwardness) légitimant les interventions extérieures, a joué le plus dans l'abandon d'une politique de prévention des déchets au profit d'une stratégie d'incinération et de décharges. 1051 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 254. 1052 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 260. 1053 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 246. 1054 O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 255. 244 protestation locale 1055 . Elle revèle comment l'exploitation de thématiques à première vue altruistes a pu renforcer les positions d'un camp dans ce qui est devenu une lutte de pouvoir aux accents pas très glorieux 1056 . Il ressort de cette opposition frontale des représentations mentales, une mobilisation différente de la référence européenne. Dans leur discours, les verts stigmatisent l'UE pour vouloir exporter ses déchets à l'Est et la France (pays d'origine des capitaux pour construire l'incinérateur) qui fait référence à la responsabilité du président Clémenceau dans la partition de la Hongrie après le traité de Trianon (interprétation historique fréquent en Hongrie). Pour eux, la politique de l'usine chimique B.V.Rt et de sa joint-venture ne sont que la continuation de la période socialiste dans la mesure où les concepts de démocratie et d'autonomie locale continuent à être bafoués 1057 . Les verts idéalisent toutefois l'Europe ou plutôt une européanité idéalisée (europeaness) pour ses valeurs démocratiques, l'environnementalisme et la résistance à toute forme de racisme. Zsuzsa Gille démontre au final que derrière cette controverse se trouve "une histoire de forces globales qui ne sont pas aussi contraignantes [que l'on pouvait le penser] et qui peuvent même favoriser l'épanouissement. C'est une histoire dans laquelle les acteurs locaux peuvent user de leur imagination pour utiliser les forces à leur profit" 1058 . Elle insiste sur ce potentiel libérateur de l'imagination politique et l'appropriation du discours car sans cela, on ne peut comprendre ce qui se passe à l'Est et notamment [le phénomène de] "régénération de la politique" au niveau local 1059 . 1055 A noter que cette internationalisation est reconnue, voir par exemple, Kathryn KECK "Social equity and environmental politics in Brazil. Lessons from the rubber tappers of Acre", Comparative politics, juillet 1995, vol.27, n°4, (p. 409-424) et l'étude de cas consacrée aux travaux de Kathryn Keck et Margaret Sikkink. 1056 "La sensibilité aux questions d'argent a déclenché des attaques quasi quotidiennes des deux côtés : accusations de corruption, de bafouer la déontologie. Ces accusations ont déjà débouché sur des procès pour diffamation et relancent le débat sur la corruption au niveau national, sur le type de transition à mettre en œuvre et sur la signification de ce retour en Europe. O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 260. 1057 "Ils voient l'incinérateur de Garé comme la continuation implicite de la politique de développement régional socialiste qui favorise une distribution de l'industrie à travers le pays de manière plus ou moins égale au nom de l'égalité sociale et géographique" alors que les verts préféreraient préserver les milieux naturels des zones agricoles. . O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 257. 1058 . O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 261. "Les acteurs ont pu non seulement mettre ces questions économiques sur l'agenda politique mais encore influencer de nombreuses autorités sans le concours de l'État" et cela a été possible avec la mobilisation par le partenaire occidental, de symboles forts et de l'opposition entre saleté du passé socialiste et pureté de l'Ouest. 1059 Elle considère que le rejet du projet d'incinérateur à plus à voir avec la politique occidentale qu'avec l'héritage de l'Est, .o.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 263. 245 Elle dénombre quatre facteurs favorisant un tel processus : "1. la disparition d'un État omniprésent 2. un sens puissant de l'histoire locale 3. les mises en relation directe entre les communes et les forces globales 4. la nature du problème, à savoir d'ordre environnemental" 1060 . Elle y voit le signe de la vivacité de la société civile, minimisée selon elle, dans la littérature universitaire parlant de transition, et la preuve du rôle joué par la mondialisation "qui permet aux communes d'accéder au monde extérieur" 1061 . Dans cette perspective la mondialisation ne se limite par à la pression exercée par les intérêts économiques, mais dispense aussi un discours environnemental qui a permis "la mise en cause de certaines autorités et visions du développement" 1062 . La controverse de Garé a démontré selon Zs. Gille que d'une part le pouvoir a consisté à "définir la valeur économique d'une région (…) [et à] déterminer la signification des symboles puissants comme "Europe" ou "démocratie" " 1063 , d'autres part que les citoyens avaient un rôle à jouer dans la création/mobilisation de représentations mentales 1064 . La sociologue relève également l'inexactitude des schémas binaires résumant l'avenir de la région à un choix unique : nationalisme totalitaire ou démocratie cosmopolite 1065 en insistant sur la complexité de situations où s'entremêlent mémoire collective, stratégie économique et lutte de pouvoir local. B. Saisir l'espace dans les relations sociales Zsuzsa Gille fonde son article "Cognitive cartography…" sur les concepts théoriques d'imagination historique et de cartographie ou représentation mentale (cognitive mapping1066 ). 1060 . O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 261. . O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 262. 1062 . O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 262. 1063 . O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 262. 1064 "Les deux camps ont mené la lutte [en mobilisant] des images différentes du monde et [avec] des visions affirmées de ce qu'était le mondial et le local" . O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 262. 1065 Encore résumé par l'opposition "ouverture ou fermeture" vis-à-vis de l'Est, o.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 243. 1066 Référence faite par Zsuzsa Gille à l'ouvage du critique marxiste Fredric JAMESON, Postmodernism, or, the culturel logic of late capitalism, Durham : Duke University Press, 1991, voir aussi l'article publié sous le même titre dans New Left Review, 1984, n°146, p. 56-92 où il théorise sur la production culturelle dans une ère dite de capitalisme tardif. Pour lui la cartographie mentale est un mode de représentation de l'individu dans une totalité plus large, difficilement représentable. A noter la réflexion marxiste sur les relations de la société et de l'espace dans Kevin R. COX, "Classes, localisation et territoire", (p. 161-173), dans Jacques LEVY (dir.), Géographies du politique, Paris : Presses FNSP, 1991, "la localisation est une dimension nécessaire de la politique" (p. 162) "les relations de classe se constituent dans des lieux particuliers. Les tentatives faites par la suite pour modifier 1061 246 Ce dernier concept s'appuie la question de représentation, notamment spatiale, et attire l'attention sur l'espace pour comprendre les relations sociales. Point de convergence entre sociologues et géographes 1067 , l"'insistance sur la contextualité de l'action (…) est depuis longtemps caractéristique de la micro-sociologie" 1068 , qu'il nous semble important de relever à ce stade de notre recherche. Les outils du géographe L'entrée du Dictionnaire de la géographie 1069 à "représentation" 1070 apporte un éclairage qui nous permet de comprendre l'usage du concept par Zsuzsa Gille qui se disperse entre représentations mentale, sociale 1071 et spatiale 1072 . Elle introduit le terme de "cartographie mentale" (cognitive cartographie) pour parler de l'image générale de l'ex-Europe de l'Est assimilée à un terrain à l'abandon (wasteland) et pour dénoncer une représentation (characterization) négative de la politique post-socialiste marquée par l'irrationalité et les rivalités ethniques et religieuses. La sociologue utilise le terme de "représentation" au sujet des discours portant sur l'avenir politique et économique présentant des alternatives possibles et des projections différenciées selon les acteurs. Elle fait enfin allusion enfin de ces rapports de classes impliquent nécessairement des changements de localisation, de telle sorte qu'une dimension politique de la localisation devient un aspect nécessaire de la lutte des classes" (p. 163). 1067 Voir aussi Peter J.TAYLOR, "Géographie politique et systèmes-monde", (p. 175-189), dans o.c. Jacques LEVY (dir.), Géographies du politique… sur la géographie politique, son renouveau dans les années 1980 et les "théories dans lesquelles l'espace et le temps jouent un rôle primordial pour examiner la nature du changement social" (p. 177). 1068 John AGNEW, "Les lieux contre la sociologie politique", (p. 145-159), dans o.c. Jacques LEVY (dir.), Géographies du politique… (p. 148) où il présente une "approche centrée sur le concept de lieu en tant que noyau de la structuration des relations sociales" (p. 146). 1069 Jacques LEVY, Michel LUSSAULT (dir.), Dictionnaire de la géographie, Paris : Belin, 2003, voir p. 790793. 1070 Dans Antoine BAILLY, Hubert BEGUIN, Introduction à la géographie humaine, Paris : Armand Colin 2003, est qualifiée de "comportementale la vision de la géographie qui privilégie l'étude des représentations et de l'imagination pour expliquer l'influence des processus cognitifs sur la connaissance et les pratiques spatiales", p. 29. 1071 "Les représentation sociales (…) correspondent à des formes de connaissance ordinaire, socialement élaborées et partagées, à visée pratique notamment dans la maîtrise de l'environnement et l'adoption d'attitudes et de comportements collectifs. Elles participent en outre à la construction d'une vision commune de tous les membres d'un collectif" o.c. Jacques LEVY, Michel LUSSAULT (dir.), Dictionnaire… (p. 791). 1072 "Les représentations spatiales (…) portent sur (…) les localisations, les différenciations et les limites ou continuums spatiaux, les distances, les connexions, les interactions localisées (…). Ces représentations peuvent être immatérielles (le sentiment d'éloignement ou d'isolement par exemple) ou/et fixées dans des objets matériels (une carte …), individuelles ou sociales (les stéréotypes de la ville américaine)" (p. 791). Elles sont "subjectives, au sens où elles permettent à un sujet de se représenter un espace, en le rendant présent à la conscience (…). Le géographe peut les étudier via des outils qui possèdent divers statuts cognitifs : cartes mentales (…), énoncés de 247 "représentation spatiale" quand elle qualifie les efforts déployés par les acteurs pour inscrire leurs actions dans le sens d'un rapprochement avec une Europe prospère et démocratique, que ce soit celle des sièges sociaux des industriels ou des associations environnementalistes. Zsuzsa Gille cherche avant tout à réintroduire l'idée que le niveau microsociologique, à savoir les citoyens ancrés dans un lieu précis (et non au sens large), comptent et d'autant plus s'ils peuvent ou savent manipuler à leur profit des forces extérieures censées a priori les écraser et exploiter les particularités du lieu d'où ils agissent : "maîtrise de l'environnement", "adoption d'attitudes collectives", "construction d'une vision commune", "véhicules d'intersubjectivité et moyens de communication". On retrouve ici les préoccupations de nombre de géographes, parmi lesquels John Agnew qui propose une approche "centrée sur le concept de lieu en tant que noyau de la structuration des relations sociales" 1073 . Pour lui les lieux sont "localisés en fonction des exigences d'une division du travail développée dans l'espace et d'un système global de production matérielle et de distribution. Le «face-à-face» de la société locale dans l'action est enraciné dans une société territoriale plus vaste" 1074 . Représentations et production d'espace La définition du lieu1075 est quant à elle très large et comprend plusieurs aspects : "[1] le cadre dans lequel les relations sociales (qu'elles soient informelles ou institutionnelles) se constituent ; [2] la localisation, comme réalité géographique comprenant le cadre de l'interaction sociale tel qu'il est défini par des processus sociaux et économiques fonctionnant sur une plus grande échelle ; [3] enfin le sens du lieu, «structure de sensation» locale" 1076 . Pour comprendre les réalités sociales au niveau local il faut en effet saisir le niveau macro c'est-à-dire l'"ordre objectif de la localisation et (…) l'identité territoriale subjective au sens du lieu. Tous ces aspects sont liés et si en fin de compte, le local est l'élément le plus central d'un valeurs attachées aux lieux, visions du monde. (…) Elles s'avèrent des véhicules d'intersubjectivité et permettent de communiquer", o.c. Jacques LEVY, Michel LUSSAULT (dir.), Dictionnaire… (p. 791). 1073 John AGNEW, "Les lieux contre la sociologie politique", (p. 145-159) dans Jacques LEVY (dir.), Géographies du politique, Paris : Presses FNSP, 1991, (p. 146) 1074 O.c. John AGNEW, "Les lieux…", p. 149. 1075 Voir l'entrée "lieu" dans o.c. Jacques LEVY, Michel LUSSAULT (dir.), Dictionnaire… (p. 558-563) où cette définition de "la relation de l'individu et du groupe au lieu ou au territoire est posée comme problématique centrale à la géographie humaine" (p. 558). "Le concept de lieu, du point de vue de la human geography, exprime un plus grand souci pour le territoire et l'espace social que pour le seul paysage et une plus grande attention pour un sujet actif qui se transforme lui-même tout en transformant le monde" (p. 559). 1076 O.c. John AGNEW, "Les lieux…", p. 150. 248 point de vue sociologique, il doit comporter un fondement géographique. En d'autres termes, le local est l'élément géo-sociologique central dans le concept de lieu, il est structuré par la pression exercée par la localisation et il donne naissance à son propre sens du lieu" 1077 . John Agnew pense que "ce qui se passe dans les lieux ne peut être compris sans faire référence aux «forces extérieures» qui contribuent à définir le lieu [rapports entre propriétaires terriens, ouvriers, patrons et paysans…les guerres, les récessions économiques, les coups d'État…]." 1078 .. Comme l'explique la chercheurse Karoline Postel-Vinay, l'évolution de la géographie et le renouvellement de l'objet même de la discipline en faveur d'une vision dynamique, a permis de mettre en évidence cette relation entre géographie et sociologie 1079 visible ici dans les travaux de la sociologue. "La lecture de la localité, non pas comme donnée fixe mais comme donnée stratégique dans l'interprétation des faits sociaux, constitue une première étape vers une relecture des référents spatiaux" 1080 . C'est également en partie à ces nouvelles géographies 1081 , au nombre desquels figurent les travaux des adeptes du post-modernisme 1077 O.c. John AGNEW, "Les lieux…", p. 151. o.c. John AGNEW, "Les lieux…", p. 151. Dans John AGNEW, "Mapping political power beyond state boundaries : territory, identity, and movement in world politics", Millennium : Journal of International Studies, 1999, vol. 28, n°3, p. 499-521), le géographe reprend la question de la territorialisation du politique, mais aussi le concept de pouvoir. Pour lui "les relations de pouvoir sont mieux appréhendées en pensant les rapports des uns et des autres en terme de territorialisation du pouvoir et de réseaux de pouvoir dispersés, dans lesquels les personnes, les États et les autres acteurs sont enchâssés et localisés spatialement" et si l'on prend en compte les changements dans le temps (p. 502). Il reprend les travaux sur les différentes modélisations de ce pouvoir de Marie-François DURAND, Jacques LEVY et Denis RETAILLE, Le monde : espaces et systèmes, Paris : presses de la Fondation Nationales des Sciences Politiques, 1998. J. Agnew n'entend pas que "l'État soit encore traité comme une donnée, un acteur ontologique et moral (….) sans considération pour le contexte sociologique" (p. 509). Pour lui, "le pouvoir des États n'est jamais le résultat de l'action à une seule échelle géographique, celle des États territoriaux individuels, mais [dépend] aussi des règles sociales à l'œuvre à une échelle géographique plus large ou plus basse ("from below"). Le fait étatique (statehood) résulte de la reconnaissance d'autres États" (p. 511). Voir aussi sur la territorialisation du politique o.c. Bertrand BADIE, Marie-Claude SMOUTS, Le retournement du monde…, p. 34 et suivantes. 1079 Karoline POSTEL-VINAY, "La transformation spatiale des relations internationales", dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Les nouvelles relations internationales, Paris : Presses de la Fondation Nationales des Sciences Politiques, 1998 (p. 163-181). 1080 O.c. Karoline POSTEL-VINAY, "La transformation spatiale…", p. 169. 1081 Relevons ces citations qui rendent compte du changement épistémologique opéré : "Ce qui tente la géographie actuelle, c'est finalement d'élucider la définition et la fonction de lieu, cette propriété de la distance annulée par laquelle les différents secteurs de l'activité sociale entrent en interaction ; simplement, la recherche de l'unité et de la différence" (p. 96). "Faire de la géographie, c'est chercher le lieu de la société et non pas définir la société par le lieu donné ; faire de la géographie, c'est comprendre la société par la manière dont elle règle les distance", Denis RETAILLE, "La vérité des cartes", Le débat, novembre-décembre 1996, n°92, numéro spécial consacré aux nouvelles géographies. Il suggère ailleurs de "politis[er] la géographie et dégéopolitis[er] le politique, en organisant une rencontre inter-disciplinaire qui permette aux géographes de ne plus se contenter d'une vision sommaire du politique et aux politistes de se dégager d'une représentation sommaire de l'espace 1078 249 (mais pas seulement), que l'on doit l'introduction de l'approche spatiale dans la discipline des relations internationales 1082 . Le géographe Alexander Murphy explique que jusque là, la géographie n'avait été qu'une toile de fond pour les internationalistes 1083 et c'est la réintroduction de l'histoire 1084 qui a permis changer les choses. L'ouvrage La fin des territoires publié par Bertrand Badie est un exemple de cette réintroduction de la dimension spatiale 1085 dans l'analyse des relations internationales 1086 . La posture adoptée par la sociologue Zsuzsa Gille correspond plus précisément aux hypothèses de l'un des courants, la géographie politique, qui consiste à "voir le pouvoir comme toujours influencé par des modes de représentation ou des manières de parler et de voir le monde". Dans cette approche qualifiée de post-moderne 1087 , "les conflits sont compris géographique" (p.42) Denis RETAILLE, "L'État, le territoire et les relations internationales. Nouvelles approches géographiques", Revue du moinde musulman et de la Méditerranée, 1993/2-3, n°68-69, p. 41-64. 1082 Jusque là "l'analyse des relations internationales s'est contentée d'entériner un ordre géographique sans le soumettre à l'examen critique : le découpage terrestre entre les hommes", O.c. Denis RETAILLE, "L'État, le territoire …", (p. 41). 1083 Alexander B.MURPHY, " "Living together separately". Thoughts on the relationship between political science and political geography", Political geography, 1999, vol. 18, n°18, p. 887-894. 1084 Par exemple voir la démarche historique de John AGNEW, "The territorial trap : the geographical assumptions of international relations theory", Review of International Political Economy, printemps 1994, vol. 1, n°1, p. 53-80. 1085 A noter la différence de terminologie essentielle entre les géographes anglophones qui travaillent à partir des notions de space/place (espace/lieu) alors qu'en France le terme de territoire est "fondamentalement lié à des processus d'identification et d'appropriation" cf. Jean-François STASZAK, "Nouvelles approches du lieu" JeanFrançois STASZAK, "Nouvelles approches des lieux", (p. 249-271), o.c. J.F.STASZAK, B.COLLIGNON, C.CHIVALLON, B.DEBARDIEUX, I.GENEAU de LAMARLIERE, C.HANCOCK (dir.), Géographies anglosaxonnes, Paris : Belin p. 253. Une différence accentuée dans le domaine des relations internationales où la réflexion tourne autour des attributs de l'État et où le dialogue établi avec la géographie prend appui sur le territoire : voir le dossier spécial de la revue Cultures et Conflits, hiver 2002, n°21-22, "L'international sans territoire", et les usages terminologique: espaces a-territoriaux, non-territoriaux, organisations extra-territoriales. 1086 "Au total, la territorialité n'est pas dissoute : elle est en revanche atteinte non seulement dans sa prétention à définir un cadre de souveraineté, mais aussi dans sa vocation à contrôler de façon déterminante les actions et les relations sociales", p. 135. L'internationaliste travaille sur les recompositions des configuration spatiales et l'influence des processus sociaux, dans Bertrand BADIE, La fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur l'utilité sociale du respect, Paris : Fayard, 1995. 1087 "Une variété de mouvements intellectuels et de courants regroupés (souvent grossièrement) sous les étiquettes de "post-modernisme", "post-structuralisme" et "post-colonialisme" ont souligné l'importance des problèmes que les géographes politiques se battent pour aborder : la dé-territorialisation et re-territorialisation, la micro et macro-géopolitique des États et systèmes de contrôle, l'espace, le pouvoir et le lieu", cf. 1087 John AGNEW, Katharine MITCHELL, Gerard TOAL, "introduction", (p. 1-9), dans John AGNEW, Katharine MITCHELL, Gerard TOAL (dir.), A companion to political geography, Blackwell Publishing, 2003, (p. 4). Voir aussi cette présentation des présupposés des post-modernes et des tenants du post-colonialisme, dans Sankaran KRISHNA, "Boundaries in question", (p. 302-314), dans (o.c.) John AGNEW, Katharine MITCHELL, Gerard TOAL (dir.), A companion to political geography, Blackwell Publishing, 2003, "ils sont critiques de la tendance moderniste de fétichiser les frontières et l'espace national, ils sont opposés à la croyance moderniste qui cherche à aligner territoire et identité. Ils partagent un anti-essentialisme qui perçoit l'identité et la différence comme réciproquement constitutives (…). Ils se montrent sceptiques face aux grands récits (libéralisme, nationalisme, socialisme, capitalisme…) (…) et les voient comme un réseau de pouvoir/savoir qui impose des interprétations 250 en fonction de récits concurrents et d'histoires dans lesquels chaque partie parle d'elle-même et de l'autre. Les identités nationales sont perçues comme construites autour de mémoires populaires qui nécessitent des commémorations répétées (…). Les groupes inventent ou maintiennent leur identité en s'associant à des lieux spécifiques et aux images que ces lieux transmettent à de plus larges publics" 1088 . Cette démarche particulière, qui fait la part belle au rôle des représentations dans la production de l'espace, ne fait toutefois pas consensus. Le géographe Denis Retaillé, partisan de l'analyse systémique, explique que ces méthodes géographiques qui consistent à "identifier et surtout hiérarchiser les acteurs des relations sociales dans la production d'espace et observer les effets de leurs jeux sur l'identité des lieux et sur l'identification des groupes sociaux aux lieux" ne sont pas sans danger. Il relève premièrement comment la démarche est conditionnée "par l'auto-énonciation des acteurs et comprend le risque et ne pas pouvoir sortir des représentations" et deuxièmement comment le territoire est transformé en "objet social total quelle que soit sa structure" 1089 . A noter enfin les travaux de la géographe Muriel Rosemberg qui reflètent une réflexion plus avancée sur le champ dans lequel s'est engagée Zsuzsa Gille. Travaillant également sur une controverse 1090 , la géographe cherche à appréhender les dynamiques spatiales et temporelles sur la réalité" (p. 305). Voir Karoline POSTEL-VINAY, "Géographie et pouvoir", Critique Internationale, 2001, n°1, p. 51-58, pour une distinction éclairante entre les différentes postures adoptées en géographie : ceux qui se posent la question du "comment" auquels appartient John Agnew et Denis Retaillé ("ils examinent les nouvelles conditions de la production de la géopolitique, telles que la diversification des acteurs des relations internationales et la globalisation des problèmes") et ceux qui se demandent "qui" comme les tenants de la géopolitique critique déjà cités comme Gearóid O' Tuathail, Simon Dalby …("pour [eux] ce qui importe c'est l'usage que font les acteurs politiques, plus particulièrement les gouvernements, des codes géographiques") (p. 54). Voir la présentation du post-modernisme en géographie dans le recueil de textes rassemblés par J.F.STASZAK, B.COLLIGNON, C.CHIVALLON, B.DEBARDIEUX, I.GENEAU de LAMARLIERE, C.HANCOCK, Géographies anglo-saxonnes. Tendances contemporaines, Paris : Belin, 2001, p. 10-15. Et la position des géographes français dans le numéro spécial, "la géographie postmoderne", Espace géographique, janvier 2004, n°1. 1088 o.c. John AGNEW, Katharine MITCHELL, Gerard TOAL, "introduction", (p. 1-9), dans John AGNEW, Katharine MITCHELL, Gerard TOAL (dir.), A companion to political geography, Blackwell Publishing, 2003, (p. 4). A noter le travail sur l'"imagination géographique" "imagination géopolitique" à partir d'une relecture post-moderne de John Agnew par Gearóid O' TUATHAIL (Gerard TOAL), "Geopolitical structures and cultures : towards conceptual clarity in the critical study of geopolitics", (p. 75-102), dans Lasha TCHANTOURIDZE, Geopolitics. Global problems and regional concerns, Bison Paper 4, janvier 2004. 1089 voir Denis RETAILLE, "L'État, le territoire et les relations internationales. Nouvelles approches géographiques", Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, février 1994, n°68-69, p. 41-63. (p. 59) 1090 Voir Muriel ROSEMBERG "Questions sur un conflit d'aménagement : le parvis de la Cathédrale d'Amiens", (p. 165-186) dans Patrice MELE, Corinne LARRUE, Muriel ROSEMBERG (coord.), Conflits et territoires, Tours : Presses Universitaires François Rabelais, 2003. 251 des faits 1091 , tout en développant l'idée que les différents regards portant sur l'espace sont "socio-centriques" : "toute représentation est représentation de quelque chose et de quelqu'un, répond à un intérêt (de connaissance), [et] est donc en décalage avec son référent" 1092 . Elle conclut que toutes les représentations spatiales et sociales doivent être intégrées à un questionnement géographique de manière à comprendre le rôle joué par l'imagerie spatiale dans la production d'espace. L'espace n'est pourtant qu'une ressource, "comme l'environnement et le patrimoine, sont des arguments dans une polémique particulière parce que l'on sait qu'ils constituent des enjeux d'ordre général et parce qu'ils sont des mots en usage" 1093 . Aussi s'avère t-il nécessaire de mettre en relation représentations spatiales et pratiques "si l'on veut éviter de confondre discours et représentation de l'espace" 1094 . Or c'est justement cette mise en relation qui fait défaut dans l'article de Zsuzsa Gille où sont repris et confrontés les discours des uns et des autres sans prise réelle sur la réalité 1095 . Muriel Rosemberg explique par ailleurs qu' "il ne suffit pas d'établir une relation entre une représentation et un comportement spatial pour démontrer le rôle géographique de la première" 1096 . C. Visions ethnographiques de la mondialisation L'article de Zsuzsa Gille s'inscrit dans une recherche porant sur la mondialisation menée sous la direction du sociologue Michael Burawoy à l'Université de Berkeley dont sont issus 1091 Muriel ROSEMBERG, "Contribution à une réflexion géographique sur les représentations et l'espace", Géocarrefour, 2003, vol.78, n°1, p. 71-77, (p. 72). 1092 O.c. Muriel ROSEMBERG, "Contribution à une réflexion géographique…", p. 74. 1093 O.c. Muriel ROSEMBERG, "Contribution à une réflexion géographique…", p. 74. 1094 O.c. Muriel ROSEMBERG, "Contribution à une réflexion géographique…", p. 75. 1095 Notons toutefois que la controverse se prêtait difficilement à cette mise en relation dans la mesure où le projet d'incinérateur a finalement été abandonné. 1096 "La mise en regard de l'espace projeté, tel qu'il apparaît dans sa mise en forme discursive et de l'espace réalisé, tel qu'il apparaît dans sa mise en forme spatiale, doit aider à comprendre comment on "en" arrive à produire cet espace" (p. 76) O.c. Muriel ROSEMBERG, "Contribution à une réflexion géographique…", p. 75. Voir aussi Muriel ROSEMBERG "Questions sur un conflit d'aménagement : le parvis de la Cathédrale d'Amiens", (p. 165-186) dans Patrice MELE, Corinne LARRUE, Muriel ROSEMBERG (coord.), Conflits et territoires, Tours : Presses Universitaires François Rabelais, 2003. Interrogation sur le fait que l'espace est ici utilisé comme un alibi, un motif et non comme le mobile de l'action et permet la cristallisation des prises de position sur la politique urbaine. Attention portée au fait que des conflits sont abusivement qualifiés de territoriaux parce qu'ils se déroulent sur un territoire et "interrogation sur le bien fondé d'un fait géographique qui s'approprierait tout fait social dès lors qu'il est localisé ou se réfère, fût-ce verbalement, à l'espace"(p. 185). 252 l'ouvrage Global ethnography 1097 dont le premier article a été extrait et une théorie du même nom sur laquelle nous revenons maintant. Cette théorie est présentée comme ayant été "développée par des sociologues qui cherchaient à explorer la mondialisation (…) à partir de la perspective des gens dont la vie quotidienne est touchée par les processus associés à la mondialisation" 1098 . Ces sociologues essayant par ailleurs de se dégager des "cadres élaborés par les sceptiques et autres radicaux" 1099 . L'acteur et le système Michael Burawoy est un sociologue qui a introduit un tournant ethnographique 1100 dans sa discipline et dans la pensée marxisme 1101 . Il développe une approche méthodologique à partir de deux modèles scientifiques a priori contradictoires : science positiviste et réflexivité. Il veut "faire du contexte et du dialogue, les bases d'une science alternative" 1102 . Il considère le "contexte comme un point de départ et non de conclusion" 1103 et se distingue des postmodernistes 1104 qui critiquent la science positive. Il croit à la science en dépit du fossé existant entre principes positivistes et pratiques de recherche. La science réflexive est le 1097 Michael BURAWOY, Joseph A.BLUM, Sheba GEORGE, Zsuzsa GILLE, Teresa GOWAN, Lynne HANEY, Maren KLAWITER, Steven H.LOPEZ, Seán O'RIAIN, Millie THAYER, Global ethnography, Berkeley : University of California Press, 2000. 1098 Zsuzsa GILLE, "Global force, connections, or vision ? The three meanings of Europe in postsocialism", EUC Working papers, University of Illinois, février 2004, vol. 4, n°2, 15 p. 1099 cf. Michael BURAWOY, "Grounding globalization", (p. 337-351), dans o.c. Michael BURAWOY et al. (dir.), Global ethnography… 1100 Voir Heidi GOTTFRIED, "From Manufacturing consent to Global ethnography. A retrospective examination", Contemporary sociology, septembre 2001, vol. 30, n°5, p. 435-438. Voir aussi son portrait par Jeff BYLES, "Tales of the kefir furnaceman", The Village Voice, 11-17 avril 2001 qui parle de son expérience professionnelle en tant qu'ouvrier dans les aciéries de la Hongrie communiste. 1101 Voir Michael BURAWOY, "Afterword", (p. 301-311) dans Michael BURAWOY, Katherine VERDERY (dir.), Uncertain transition. Ethnographies of change in the postsocialist world, Lanham : Rowman et Littlefield Publishers, Inc. 1998, l'auteur fait un état des lieux des théories et outils méthodologiques pour travailler sur les pays post-socialistes en relevant l'importance de la théorie : "c'est seulement par un travail théorique que l'on connecte les micromondes à leur macrodétermination" (p. 301). A noter le recueil de textes co-dirigé Michael BURAWOY, János LUKÁCS, The radiant past. Ideology and reality in Hungary's road to capitalism, Chicago et Londres : The University of Chicago Press, 1992, où l'on peut lire que "la lutte pour le socialisme est à son début et non à sa fin (is at dawn, not its dusk)", p. 174. Pour situer Burawoy dans une vision plus large, voir Michael D.KENNEDY, "From marxism to postcommunism : socialist desires and East European rejections", Annual Review of Sociology, 1996, n°22, p. 437-458. Voir aussi le débat provoqué par la critique d'ouvrages de Michael BURAWOY, "Neo-classical sociology : from the end of communism to the end of classes", American Journal of Sociology, janvier 2001, vol. 106, n°4, p. 1099-1121 et les réponses dans le même numéro. 1102 Michael BURAWOY, "The extended case method", Sociological Theory, mars 1998, vol. 16, n°1, p. 4-33, (p. 7) 1103 O.c. Michael BURAWOY, "The extended case method…, p. 13. 1104 Se distingue ainsi du concept de "savoir situé" (situated knowledge) développé par la féministe Donna Haraway, voir étude de cas Grands barrages, section consacrée au sociologue Michael Goldman. 253 modèle scientifique sur lequel se fonde la méthodologie dite "extended case", elle " enchâsse les processus sociaux dans un tableau plus large de forces sociales, qui, externes à l'observateur, peuvent alors être étudiées avec des méthodes positivistes" 1105 . Critique de la sociologie historique comparée telle que pratiquée par la politologue Theda Skocpol 1106 , il retient l'importance du contexte historique 1107 dans les limites imposées par la logique du système économique (qui efface les spécificités du terrain 1108 ). Cette présentation rapide permet de dégager le cadre méthodologique et théorique dit Global ethnography fondé sur le lien entre moment ethnographique et tendance systémique. IL s'agit d'une " stratégie théorique concentr[ant] l'attention sur un problème reflétant à la fois une tendance générale, l'adaptation de l'acteur et sa résistance à cette tendance" 1109 . Selon Michael Burawoy, les études microsociologiques s'inscrivant dans ce cadre constituent des "mondialisations de terrain (grounded) [c'est-à-dire] l'antidote des sceptiques sans contexte, des radicaux sans histoire et des "perspectivalistes" sans théorie" 1110 . L'observation doit à partir des processus micro, s'étendre dans le temps et l'espace pour ensuite s'étendre vers les forces macrosociologiques. Il faut "partir du rythme spacio-temporel du site pour aller vers le contexte historique et géographique du champ" 1111 . Il présente son approche en montrant que "l'ethnographie offre une compréhension nuancée des contraintes sociales du présent, et aussi un aperçu de l'importance du mondial" 1112 . L'objectif de cette théorie n'est toutefois pas d'accumuler les récits des trajectoires individuelles "mais de proposer un 1105 O.c. Michael BURAWOY, "The extended case method…, p. 29. Voir Michael BURAWOY, "Two methods in search of science : Skocpol versus Trotsky", Theory and society, novembre 1989, vol. 18, n° 6, p. 759-805. Voir la critique de la méthode comparative en faveur d'une «révision à la baisse» des capacités explicatives, d'une redécouverte de l'action et des pratiques sociales, dans Bertrand BADIE, Guy HERMET, La politique comparée, Paris : Armand Colin, Dalloz, 2001. 1107 "L'histoire n'est pas une expérience en laboratoire qui peut être reproduite à l'infini dans les mêmes conditions. Il y a quelque chose d'ineffablement unique dans la rencontre ethnographique", o.c. Michael BURAWOY, "The extended case method…, p. 11. Voir le débat portant sur la macrocomparaison en sociologie historique dans Revue internationale des sciences sociales, août 1992, n°133. 1108 O.c. Michael BURAWOY, "Neo-classical sociology …, p. 23. 1109 Michael D.KENNEDY, "Postcommunist capitalism, culture and history", American Journal of Sociology, janvier 2001, vol. 106, n°4, p. 1138-1152). 1110 Voir la revue critique de la littérature portant sur la mondialisation, (p. 337-344) Michael BURAWOY, "Grounding globalization", (p. 337-351), dans o.c. Michael BURAWOY et al. (dir.), Global ethnography…p. 341). Il décrit sa méthode comme "partant du local pour aller vers le global" (p. 343). 1111 O.c. Michael BURAWOY, "Introduction. Reaching for the global", dans Michael BURAWOY et al. Global Ethnography,…p. 38. 1112 O.c. Michael BURAWOY, "Neoclassical sociology… 1106 254 montage qui accorde un aperçu du tout, des connexions, déconnexions et reconnections" 1113 . Les différences visibles proviennent des variations de perspectives 1114 . Il dit sur ce point : "mon objectif est d'élaborer un concept à partir de ce que toutes ces études ont en commun, d'élaborer à partir des dimensions [éclairées] par la méthode de l'"extended case" avec une attention particulière aux questions de pouvoir et de réflexivité" 1115 . Il est toutefois dangereux selon lui de considérer les forces mondiales comme naturelles et inévitables. Aussi propose–t il différentes stratégies pour s'en prémunir. Il faut "considérer les forces globales comme constituées de loin (at a distance)" et comme étant "elles-mêmes le produit de processus sociaux" et montrer comment "on y résiste, on évite ou négocie avec la domination mondiale". Il est également nécessaire de concevoir les forces et connexions mondiales "comme créées par l'imagination. Elles inspirent les mouvements sociaux à prendre le pouvoir sur des mondes immédiats ou plus lointains". Il s'agit pour lui avant tout de "défier la mythologie d'un monde inexorablement incontrôlé (runaway world, référence à Anthony Giddens)" 1116 . Il conçoit ainsi la mondialisation comme "un processus très inégal et surtout, un artefact construit et reçu dans le local. La mondialisation n'est pas produite, ni consommée dans l'air (out of thin air), ni dans quelque réalité virtuelle mais dans de vraies organisations, institutions et communautés, etc…C'est à partir de là que le mondial devient ethnographique" 1117 . Il distingue alors parmi les effets de la mondialisation trois types d'expériences : 1) une mondialisation comme " force supranationale inexorable qui façonne, 1113 O.c. Michael BURAWOY, "Manufacturing the global…, p. 156. Malgré sa critique de la macrocomparaison en sociologie historique, il se distingue sur ce point de la posture de Bertrand Badie, cf. Bertrand BADIE "Analyse comparative et sociologie historique", Revue internationale des sciences sociales, août 1992, n°133. 1114 "A partir de différents sites on obtient des visions divergentes de la mondialisation. Le même phénomène peut apparaître comme de l'anti-politique à l'intérieur d'une agence internationale, comme une paralysie politique à partir de l'État et comme un mouvement social sur le terrain", cf. Michael BURAWOY, "Manufacturing the global", Ethnography, 2001, vol.2, n°2, p. 147-159 p. 156. 1115 O.c. Michael BURAWOY, "Introduction. Reaching for the global", dans Michael BURAWOY et al. Global Ethnography,…p. 37. 1116 O.c. Michael BURAWOY, "Introduction. Reaching for the global", dans Michael BURAWOY et al. Global Ethnography,…p. 41-42. "En démystifiant l'agencement (agency) supranational, [les chercheurs en sciences sociales] commencent à en reconnaître les limites. Il ne s'agit pas de mastodontes puissants qui massacrent les populations vulnérables comme bon leur semble. Leur politique ne résulte pas d'une conspiration continue des élites mondiales. Leurs programmes sont contestés violemment au sein des agences elles-mêmes, les groupes locaux, régionaux et nationaux s'approprient leurs effets pour leurs propres intérêts. En effet, la mondialisation est produite autant dans des communautés de faibles que dans les organisations des puissants", o.c. Michael BURAWOY, "Manufacturing the global…p. 150. 1117 Michael BURAWOY, "Manufacturing the global… p. 148. 255 mutile et fait basculer le local". Dans ce cas "les sciences sociales peuvent aider à identifier, démystifier et dénaturaliser ces forces" 1118 2) une mondialisation perceptible via les connections transnationales d'individus, de flux et enfin 3) "la mondialisation inexorable devenue une force à contestée, [ou encore] une idéologie à contrer par l'imagination postnationale qui galvanise l'action collective" 1119 . Il est important de noter sur ce dernier point que pour Michael Burawoy, l'État-nation n'est en aucun cas en crise et, bien que parlant d'imagination postnationale. A ce stade il est intéressant de s'arrêter sur ce que pense Michael Burawoy de certaines études dont nous avons déjà parlées. Sur la controverse de Garé analysée Zsuzsa Gille, il retient que "l'érosion de l'ancien réseau État-société permet au local de contourner l'État, mais en même temps, l'État lui-même devient vulnérable aux nouveaux prédateurs supranationaux. Les agences d'État sont séduites et contraintes par les réformes néo-libérales préparées par la Banque mondiale et le FMI. Ainsi la faiblesse de l'État socialiste peut être mesurée non seulement par son retrait de la politique nationale mais aussi par sa soumission aux forces globales. Le réseau État-société se dissout des deux côtés : l'État est pris dans le champ magnétique des instances supranationales tandis que la société est harponnée dans des flux et des connections transnationaux" 1120 . Sur le travail ethnographique de Michael Goldman 1121 , Michael Burawoy retient que "L'État devient un instrument de la Banque mondiale et la poursuire de la rupture entre les gens et le gouvernement. Une nouvelle fois une connexion puissante produit une déconnexion dévastatrice" 1122 . En fait ces commentaires laissent apparaître une reconstruction idéologique, dominée par une vision dichotomoque État /société et beaucoup moins la complexité des processus sociaux et des phénomènes intersubjectifs structurant la mondialisation que la global ethnography devait permettre de retrouver. 1118 O.c. Michael BURAWOY, "Manufacturing the global…, p. 149. O.c. Michael BURAWOY, "Manufacturing the global…, p. 150. 1120 O.c. Michael BURAWOY, "Grounding globalization…", p. 346. 1121 Michael GOLDMAN, "The birth of a discipline. Producing authoritative green knowledge, World Bankstyle", Ethnography, 2001, vol. 2, n°2, p. 191-217. Le sociologue a suivi les travaux avec l'équipe de l'Université de Berkeley. 1122 O.c. Michael BURAWOY, "Manufacturing the global…, p. 153. 1119 256 Lieu et imagination : comme sortie possible du système Cette orientation idéologique n'est pas partagée par tous les "praticiens" de la Global ethnography comme l'illustre un autre article rédigé par deux sociologues du groupe de Berkeley : Zsuzsa Gille et Seán O'Riain 1123 . Leur tableau de la mondialisation diffère en effet beaucoup des commentaires de Michael Burawoy. Ces deux sociologues cherchent pour leur part à saisir la contradiction entre les différents effets de la mondialisation et ne s'intéressent pas seulement à ceux de la domination 1124 . "Ces ethnographies, si elles sont bien faites, ne révèlent pas seulement l'impact d'une force impersonnelle mais montrent comment les localités deviennent pénétrables par ces forces, comment elles assimilent ces forces dans leur propre socioscape [représentation sociale] et comment les personnes peuvent y résIster, s'en accommoder ou les fuir" 1125 . Cette approche cherche à dépasser le schéma binaire gagnant/perdant sur lequel Michael Burawoy semble revenir en focalisant l'attention ailleurs que sur le pouvoir, sur la question de l'espace par exemple. Cela a pour conséquence de réorienter l'usage du cadre méthodologique et l'interprétation du modèle théorique élaboré à Berkeley. Ils relèvent par exemple la disparition du "lieu" des travaux portant sur la mondialisation et refusent la dichotomie opposant l'espace désincarné des flux, aux lieux. Ils s'intéressent d'une part au transnationalisme (au-delà de la réification des réseaux et des flux qu'ils critiquent) parce qu'il apporte un éclairage intéressant sur "l'action stratégique des acteurs sociaux s'intégrant à une nouvelle échelle, entre le national et le mondial" 1126 . Les deux sociologues s'inscrivent d'autre part dans une réflexion géographique. Ils cherchent à saisir l'hétérogénéité des lieux avec une conception élargie de la localité 1127 qui fait écho à la réflexion de l'anthropologie culturelle 1128 . 1123 Voir Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography", Annual review of sociology, 2002, vol. 28, p. 271-295. 1124 Ils citent par exemple le changement de modes de vie des travailleuses émigrées qui peuvent avoir d'accès aux plaisirs de la vie moderne même si elles sont incorporées dans des relations indubitables d'exploitation, o.c. Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 280. 1125 Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 280. 1126 Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 275. 1127 Ils reprennent les travaux de géographie économique d'inspiration marxiste de Doreen Massey et sa définition du lieu selon laquelle : "la localité –le site- est produit historiquement en interaction avec une variété de connexions externes et ce processus produit des modèles distincts d'inégalité interne à la localité". JeanFrançois STASZAK, "Nouvelles approches des lieux", o.c. J.F.STASZAK, B.COLLIGNON, C.CHIVALLON, et alii., Géographies anglo-saxonnes…(p. 249-271). Le géographe explique que pour cette géographe : "L'espace 257 Les anthropologues Akhil Gupta et James Ferguson expliquent que "l'érosion partielle des mondes sociaux bornés dans l'espace et le rôle grandissant de l'imagination des lieux à distance, doivent être eux-même replacés par rapport aux termes hautement spatialisés de l'économie capitaliste mondiale. Le défi est de se focaliser sur la manière dont l'espace est imaginaire pour voir comment les processus de production de lieux (place-making process) s'accommodent des conditions économiques et politiques mondiales changeantes…" 1129 . Ce concept de place-making, production d'espace/de lieu, est repris par les sociologues Gille et O'Riain dont l'idée est d'insIster sur le fait que le local n'est pas une donnée. Les "lieux sont importants parce que c'est là que l'on trouve cette création, institutionnalisation et contestation permanentes des réseaux mondiaux, des connexions et des frontières" 1130 . Les flux transnationaux n'effacent donc pas toute notion de local, mais contribuent à le constituer. Dans la méthode de Global ethnography , les trois strates de mondialisation définies -forces, connexions et imaginations globales- sont autant d'angle de vue et d'échelle pour aborder des sites d'observation. Loin du schéma de domination capitaliste dénoncé par Michael Burawoy, Gille et O'Riain préfèrent insIster sur les attraits d'un cadre méthodologique et théorique qui tiennent compte de la complexité de l'ordre mondial et de la diversité des échelles à partir de laquelle il est vécu 1131 . intervient directement dans la reproduction des structures sociales et économiques ; il ne faut pas séparer le spatial de l'économique et du social. Les bassins de main d'œuvre, la répartition des activités de production, les structures de classe régionales participent de la même réalité économique, fondamentalement spatiale. L'hétérogénéité de l'espace, c'est-à-dire l'existence de lieux différents (en termes de production, de division du travail, de classe sociale) est un phénomène de base de l'économie capitaliste. Il s'agit de prendre acte, de l'unicité du lieu qui résulte en fait de structures plus larges" (p. 252). Voir Doreen MASSEY, "The conceptualization of place", (p. 45-85), pour une présentation didactique du concept de lieu, voir aussi Pat JESS, Doreen MASSEY, "The contestation of place" (p. 133-174) ), dans Doreen MASSEY, Pat JESS (dir.), A place in the world ? Places, cultures and globalization, Oxford : The Open University, 1995. Le développement de l'argumentation selon laquelle l'imagination géographique et l'appellation des lieux comptent et sont des sujets de contestation révélateurs de logiques de pouvoir, à travers l'analyse d'études de cas similaire à la controverse de Gáré. 1128 Akhil GUPTA, James FERGUSON, "Beyond "culture : space, identity, and the politics of difference", Cultural anthropology, février 1992, vol. 7, n°1, p. 6-23. Article publié également dans Akhil GUPTA, James FERGUSON, Culture, power, place. Explorations in critical anthropology, Durham et Londres : Duke University Press, 1997. L'article et l'ouvrage consacrés à la localisation de la culture dans le cadre de la mondialisation, axés autour de deux questions : Comment la culture est spatialisée ? Quelles sont les relations entre culture et pouvoir ? L'objectif est de montrer comment la notion de lieu et de personnes attachées à ce lieu est construit à travers les actions des gens. 1129 O.c. Akhil GUPTA, James FERGUSON, "Beyond "culture …, p. 11. 1130 Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 278. 1131 "Dans les études des forces globales, les acteurs sociaux et les lieux étudiés sont pris dans un projet de production de lieu constitué en dehors de leur portée, sur lequel ils ont peu d'influence –bien qu'ils puissent 258 Ainsi la controverse de Garé s'inscrit-elle, selon eux, parmi les expériences d'imagination mondiale : "le niveau local participe au discours public portant sur la forme que devrait prendre la mondialisation [et] les politiques, locale et nationale, deviennent dans bien des cas des champs de bataille où s'affrontent des visions concurrentielles du monde". A Garé ils constatent que des "compréhensions concurrentes de ce que l'Europe et l'adhésion européenne" 1132 se sont affrontées. De même le travail de Michael Goldman portant sur les actions de la Banque mondiale au Laos montre "comment les élites produisent leur imagination, d'où provient le pouvoir de celle-ci et comment elle trouve un écho parmi d'autres évoluant pourtant sur d'autres échelles géographiques" 1133 . Zuzsa Gille démontre ailleurs à partir de l'exemple de l'Union européenne comment cette approche permet de mieux comprendre le processus d'européanisation et la multitude de facettes qu'elle endosse en Europe centrale 1134 . Ainsi, la prise en compte des différentes facettes de la mondialisation et de la notion de production de lieu (place-making), permet à la sociologue de s'inscrire dans une approche critique par rapport aux efforts de théorisation sur la mondialisation pour échapper aux dichotomies gagnant/perdant. Zsuzsa Gille comme Doreen Massey refusent les amalgames associant l'espace/le lieu à la stagnation (à une réaction tendance rétrograde), le progrès au mouvement, en défendant une nouvelle interprétation de l'espace."Dans cette interprétation, ce qui donne sa spécificité à un lieu n'est pas l'histoire internalisée depuis longtemps mais le développer des formes complexes d'adaptation, d'évitement et de survie. Les études des connexions mondiales montrent comment certains acteurs sont capables de tirer partie de la déstabilisation des hiérarchies sociospatiales centrées autour de l'État-nation pour construire de nouvelles connexions translocales et transnationales. [Enfin] Les acteurs sociaux qui construisent des imaginaires mondiaux –groupe plus difficilement classifiable que les deux strates précédentes-, sont surtout engagés à produire un lieu, contestant les définitions des échelles locales, nationales et mondiales et des relations entre eux", o.c. Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 279. 1132 Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 284. 1133 Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 285. 1134 Zsuzsa GILLE, "Global force, connections, or vision ? The three meanings of Europe in postsocialism", European Union Center-EUC Working papers, University of Illinois, février 2004, vol. 4, n°2, 15 p. 259 fait qu'il est construit à partir d'une constellation de relations sociales, se rencontrant et se mêlant en un lieu (locus) particulier" 1135 . D. Visions ethnographiques de l'Europe "post-socialiste" En dernier lieu, l'article de Zsuzsa Gille nous permet de parler de l'anthropologie postsocialiste 1136 qu'il nous paraît important de mentionner pour cerner les apports et les limites de cette étude de cas. Dans la ligne de ces anthropologues, la sociologue critique la transitologie qui a longtemps marqué les études sur cette aire politique 1137 et relève la disparité des situations et des pays réunis sous le même vocable : ex-pays de l'est ou postsocialistes. Pour les tenants de l'anthropologie socialiste, la transition telle que présentée par les décideurs et un certain nombre de chercheurs en sciences sociales, reproduit les dichotomies de la guerre froide et impose une trajectoire de changement 1138 . A l'inverse, il leur faut absolument mettre en lumière l'impossibilité de toute généralisation vu l'hétérogénéité des pays ayant connus le communisme. Katherine Verdery, une des représentantes de ce courant dit sur le sujet : "la guerre froide n'est pas finie, ses influences se font sentir encore aujourd'hui. Preuve en est l'importance accordée à la "privatisation", "l'économie de marché" (marketization), la "démocratization par les chercheurs et par les décideurs". Cette troïka formant l'identité occidentale s'est imposée avec tant d'insistance sur l'"autre" ex-socialiste que l'on peut se demander si la guerre froide 1135 O.c. Doreen MASSEY, "A global sense of place…", p. 7/9. "Au lieu de penser les lieux comme des aires avec des frontières autour, on peut les imaginer comme des moments articulés de réseaux de relations sociales et de compréhension, où une grande proportion de ses relations, expériences et compréhensions sont construites à une échelle plus large que ce que nous définissons comme le lieu lui-même. (…) cela permet un sentiment du lieu (sense of place) qui est extraverti, qui inclut une conscience de ces liens avec le monde extérieur, qui intègre d'une manière positive le mondial et le local.(p. 7/9). 1136 Pour un exposé des différentes approches qui ont porté sur cette aire politique voir Ellen COMISSO, Brad GUTIERREZ, "Eastern Europe or Central Europe ? Exploring a distinct regional identity", UCIAS Edited Volumes , 2002, vol. 3, article 7, http://repositories.cdlib.org/ucias/editedvolume/3/7 1137 Voir dans cet article publié dans une revue d'anthropologie : Zsuzsa GILLE, "Cinderellas of Europe : waste, food, and cleanliness in postsocialist politics", Anthropology of East Europe review, 2002, vol. 20, n°1. Pour une synthèse critique de la transitologie voir Nadège RAGARU, "Démocratisation et démocraties est-européennes : le miroir brisé", Revue internationale et stratégique, printemps 2001, n°41, p. 143-155. Voir le numéro spécial de la Revue Française de Sciences Politique, août-octobre 2000, vol. 50, n°4-5, voir enfin, Maxime FOREST, Georges MINK, Post-communisme : les sciences sociales à l'épreuve, Paris : L'Harmattan, Collection «Pays de l'Est», 2004. 1138 Remarques de Daphne BERDAHL, "Introduction : an anthropology of postsocialism", (p. 1-13), dans Daphne BERDAHL, Matti BUNZL, Martha LAMPLAND (dir.), Altering states. Ethnographies of transition in East Europe and the former Soviet Union, Ann Arbor : The University of Michigan Press, 2000. 260 est finie ? Est-ce que l'importance accordée à ces traits caractéristiques reflète une intention idéologique, obligeant ces pays à ressembler à une image surannée de "nous" [Occident] ? C'est là l'une des tâches de l'ethnographie postsocialiste que de dénicher les autoreprésentations qui émergent de chaque côté avec la chute du socialisme" 1139 . Pour certains ces présupposés induisent une posture "défensive et rétrospective" 1140 et l'adoption d'un modèle explicatif de path-dependence 1141 dans la mesure où celui-ci "aide à expliquer comment et pourquoi les mémoires, le savoir et les réseaux du passé sont reconfigurés dans le présent pour servir d'outils de survie ou d'avantage dans des pratiques sociales déterminées dans de nouvelles conditions" 1142 . Pour l'anthropologue britannique Chris Hann, il est important de ne pas d'oublier "les fils solides de la continuité qui caractérisent même les ruptures sociales les plus dramatiques" 1143 ni les côtés positifs du socialisme comme le "pragmatisme gradualiste" du régime socialiste hongrois 1144 . La position de Zsuzsa Gille est plus ambivalente. En insistant sur la variété des expériences possibles dans un contexte de transformations générales et plaçant l'éclairage sur la marge de manœuvre qu'ont les acteurs locaux sur leur destin, la sociologue semble prendre ses distances par rapport au déterminisme des approches ethnographiques néo-marxistes qui ont influencé son travail. Elle rejette l'image négative associée à l'ensemble ex-socialiste comme d'autres chercheurs originaires de la région qui critiquent les présupposés de leurs homologues 1139 "Katherine VERDERY, "Wither postsocialism ?" (p. 15-21) dans C.M.HANN, Postsocialism. Ideals, ideologies and practices in Eurasia, London et New York : Routledge, 2002, (p. 21). Voir l'exposé de ce modèle théorique élaboré à partir de l'expérience socialiste dans Katherine VERDERY, "Theorizing socialism : a prologue to the "transition" ", American ethnologist, août 1991, vol. 18, n°3, p. 419-439. Voir aussi Katherine VERDERY, What was socialism and what comes next ? Princeton : Princeton University Press, 1996, réunion d'articles portant essentiellement sur la Roumanie. 1140 Don KALB, "Afterword. Globalism and postsocialist prospects" (p. 317-334) dans C.M.HANN, Postsocialism. Ideals, ideologies and practices in Eurasia, London et New York : Routledge, 2002 (p. 322) 1141 Voir la présentation et la critique de l'approche de path dependence définie comme une "analyse régressive et déterministe" (p. 593-594) en rupture avec la transitologie classique, dans Michel DOBRY, "Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence", Revue Française de Science Politique, août-octobre 2000, vol. 50, n°4-5, p. 585-614. L'idée centrale en serait : "il n'y a pas en Europe centrale et orientale de processus unitaire et homogène de transition, il y a une pluralité de transitions dépendantes, chacune des particularités locales des deux séries de facteurs subsumés sous la notion de path ; la survie du «passé» obéit à des particularités locales (et, subsidiairement, il y a donc encore du travail pour les spécialistes de ces aires culturelles).(p. 595). 1142 Don KALB, "Afterword. Globalism and postsocialist prospects" (p. 317-334) dans C.M.HANN, Postsocialism. Ideals, ideologies and practices in Eurasia, London et New York : Routledge, 2002 (p. 323). 1143 Chris HANN, "Farewell to the socialist 'other' ", (p. 1-11) dans C.M.HANN, Postsocialism. Ideals, ideologies and practices in Eurasia, London et New York : Routledge, 2002, (p. 5). 261 occidentaux 1145 . On note toutefois dans l'ensemble des publications de la sociologue une absence de nuance et de discernement sur la notion de "société civile" et le rôle des ONG. Ces dernières incarnent selon elle un contre-pouvoir salvateur. Elle les oppose ainsi aux stratégies économiques prédatrices des firmes étrangères laissant apparaître une opposition binaire manichéiste qui contraste avec les intentions pluralistes de son interprétation de la Global ethnography 1146 . Le sociologue Michael D. Kennedy, autre spécialiste de l'Europe centrale, en appelle à la théorie critique pour sortir des carcans idéologico-méthodologiques. Aussi : "plutôt que d'insIster sur la faiblesse organisationnelle de la société civile et sur son insuffisance face aux défis posés par la "transition" du règne communiste au capitalisme démocratique, [il préfère se] (…) concentrer sur le changement de cadre (framing) que constitue la société civile et sur la pénombre normative entourant la politique de transformation de l'Europe de l'Est" 1147 . Pour ce sociologue, la société civile 1148 est nécessaire pour entamer un travail théorique critique : 1144 Voir Chris HANN, "Civil society at the grass-roots : a reactionary view", (p. 152-65), dans Paul G.LEWIS, Democracy and civil society in Eastern Europe, St.Martin's Press, 1990. 1145 Voir par exemple les écrits de l'anthropologue László KÜRTI, "Homecoming : affairs of anthropologists in and of Eastern Europe", Anthropology Today, juin 1996, vol. 12, n°3, p. 11-15, revue critique des travaux portant sur la région, et László KÜRTI, "Globalisation and the discourse of otherness in the "new" Eastern and Central Europe", (p. 29-53), dans Tariq MODOOD, Pnina WERBNER, The politics of multiculturalism in the new Europe : racism, identity, and community, Londres et New York : Zeb Books Ltd, 1997, analyse de la prégnance de l'étiquette "backwardness" (retard) sur la région est-européenne, "image d'une région politiquement et économiquement marginale, [qui subit] une nouvelle bipolarisation et hiérarchisation de l'Europe [Europe Est vs Europe centrale]", p. 31. Voir David A. KIDECKEL, "What's in the name ? The perspective of East Europe as conceptual category", Replika, 1996, n°1, [revue hungarophone en ligne, n°spécial en anglais, voir : www.replika.c3.hu ], où l'anthropologue expose le mécanisme de reproduction et justifie l'existence de la catégorie "Europe de l'Est". Il reconnaît que cette terminologie influence le regard de ceux qui travaillent sur ce terrain, ils "perçoivent le sujet comme quelque chose de différent, une chose à part des processus socioéconomiques caractérisant l'Europe dans son intégralité (…) Ces vues sont souvent des caricatures centrées autour des problèmes sociaux". Il s'agit pour lui d'un "orientalisme catégoriel" fondé sur une différenciation persistante entre Est et Ouest censé représenté " une possibilité de rédemption via le capitalisme, la démocratie, la société civile, la privatisation". 1146 Voir par exemple Zsuzsa GILLE, "Europeanising Hungarian waste policies : progress or regression ?", Environmental Politics, printemps 1994, vol. 13, n°1, p. 114-134. Cet article traite de la question de l'élargissement/processus d'adhésion à l'Union européenne à travers l'exemple de la politique des déchets. Elle oppose les écologistes aux lobbies industriels, stigmatisant les acteurs économiques occidentaux pour leur convoitise. Elle valorise a contrario le travail de la société civile qui œuvre selon elle pour le bien commun. Elle estime qu'il en existe une version "non-technocratique et démocratique" (p. 131). 1147 Michael D.KENNEDY, Daina STUKULS, "The narrative of civil society in communism's collapse and postcommunism's alternative : emancipation and the challenge of Polish protest and Baltic nationalism", Constellations, 1998, vol. 5, n°4, p. 541-571, (p. 542). 1148 Il conçoit la société civile comme un discours d'émancipation avec un certain pouvoir normatif tant pour les mouvements d'opposition aux régimes communistes que pour les alliés occidentaux, et non pas comme phénomène social. Il reconnaît ailleurs la difficulté de savoir ce qui se cache comment signifiant derrière le discours parlant de marché, de démocratie et de nation : "Le marché est souvent représenté comme inévitable ou 262 "la sociologie critique doit comprendre à partir de l'Europe de l'Est le potentiel de la société civile en terme d'émancipation, qui est aujourd'hui nié par la confrontation hégémonique entre libéralisme et fondamentalisme, entre individualisme et collectivisme" 1149 . Il considère la société civile comme "un récit, une construction discursive qui doit être située historiquement dans son propre champ de référents culturels. A cette période, la société civile était un projet politique dans lequel les leaders politiques identifiaient des formes variées d'opposition au communisme comme des preuves d'[existence de] la société civile en marche" 1150 . A la suite de Michael D. Kennedy, on peut regretter que la controverse de Garé n'ait comporté d'examen critique des discours 1151 (cf. colonialisme écologique ou de racisme environnemental), ni d'investigation sur la notion "société civile" 1152 . La sociologue se contente de faire référence aux travaux de Ronnie Lipschutz pour valider l'usage d'une société civile internationale, sans reprendre la démonstration de l'internationaliste citée plus haut. La controverse a suscité des inquiétudes pour la santé publique depuis le début des années 1980 et il aurait été intéressant de comparer le type de répertoire d'actions dans le temps et dans l'espace, sachant que le village de Garé a entre-temps abandonné le terrain de la contestation, et que la place de la controverse ne peut manquer d'avoir changé. Par ailleurs, le fait que Zsuzsa Gille limite son analyse de la controverse au seul conflit tournant autour de l'incinérateur, sans jamais actualiser les informations semble discutable. Dans les développements ultérieurs en effet, l'État réapparaît comme un acteur central, ce qui incite à s'interroger sur ce qu'elle décrit comme une absence d' État 1153 . On peut se demander en effet si le type d'approche employé et cette focalisation sur les représentations des acteurs n'a pas contribué à orinenter l'analyse dans le sens souhaité. nécessaire, la démocratie comme désirable, et la nation comme essentielle, mais [il n'est pas possible de savoir] quel élément structure l'interprétation des autres [car] cela varie avec les discours. Les acteurs manipulent ces signifiants de différentes manières.", cf.Michael D.KENNEDY, "An introduction to East European ideology and identity in transformation", (p. 1-45), dans Michael D.KENNEDY (dir.), Envisioning Eastern Europe. Postcommunist cultural studies, Ann Arbor : The University of Michigan Press, 1994, p. 31 1149 O.c. Michael D.KENNEDY, Daina STUKULS, "The narrative of civil society…", p. 543. 1150 O.c. Michael D.KENNEDY, Daina STUKULS, "The narrative of civil society…", p. 549. 1151 "Sous le socialisme, les problèmes environnementaux fonctionnaient comme un terrain relativement sûr pour exprimer une dissidence politique, et dans beaucoup de pays (spécialement en Hongrie et en Lituanie), les mouvements environnementaux étaient des instruments pour renverser le système", . O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 255. 1152 Référence allusive aux travaux de Ronnie D.Lipschutz. 1153 Sur la question de délégitimation et le retrait relatif de l'État de la vie locale, voir par exemple David A. KIDECKEL, "Communities in the East European transition", (p. 1-6), dans David A. KIDECKEL (dir.), East 263 Le sociologue Bernard Lahire pointe les limites de l'ethnométhodologie qui tend comme d'autres approches à "réduire le programme scientifique de la sociologie à l'étude des conceptions que les acteurs se font du monde" 1154 . Cette sociologie des représentations imaginaires et symboliques 1155 comporte le risque de ne plus "expliquer" mais d'"expliciter" les comportements et les croyances 1156 . "A trop réduire les objets d'étude du sociologue aux représentations des acteurs, on finit, du même coup par se soumettre au sens commun.(…) Mais autant il est légitime de poser le problème phénoménologique –qu'est-ce que les gens ont pu voir, saisir, retenir de ce qui leur était donné ?- autant il est abusif de remplacer le réel par l'intentionnel" 1157 . European communities. The struggle for balance in turbulent times, Boulder, San Francisco, Oxford : Westview Press, 1995. 1154 Bernard LAHIRE, L'esprit sociologique, Paris : La Découverte, 2002, p. 97. 1155 La sociologie des représentations s'oppose à une sociologie du réel en tendant à tout réduire "en matière de réalité sociale, à de pures croyances ou à de pures représentations : c'est un monde social sans bâtiments, sans meubles, sans machines, sans outils, sans textes, sans dispositifs, sans institutions ni statuts durables, dont on nous brosse le portrait et dont l'existence est assez improbable", o.c. Bernard LAHIRE, L'esprit…(p. 95). 1156 "Donner aux hommes vivant dans une société déterminée des moyens de mieux la comprendre et d'accéder à un peu plus de vérité sur ce qu'elle est et sur la manière dont elle évolue apparaît dès lors davantage comme une opération de domination (car cela implique qu'ils en savent moins ou qu'ils savent moins bien que les chercheurs) que comme une entreprise de libération ou d'élévation", o.c. Bernard LAHIRE, L'esprit… (p. 99100) 1157 o.c. Bernard LAHIRE, L'esprit…, p. 100. 264 265 II. État des lieux de l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros Après l'état de la littérature nous retournons à la controverse en dressant un état du sujet, nous intéressant à ce qui a été écrit sur l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros dans une perspective critique. Il s'agit moins ici d'accumuler les informations factuelles que de comprendre comment cette affaire est devenue cet objet politique (conflit inter-étatique), ce symbole des difficultés de cette partie d'Europe dans les années 1990. En répondant à une série de questions simples - qu'est-ce qui a été dit, par qui, quand, comment et pourquoi ?- nous tentons de resituer les auteurs et leurs écrits par rapport à la dynamique de la controverse propre de l'affaire, dans une perspective historique plus large, en continuité par la double démarche méthodologique et théorique qui a été la nôtre jusqu'ici. Nous avons choisi d'étudier des publications qui sont considérées, plus ou moins légitimement, comme des références pour qui s'intéresse à l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros (sources primaires et secondaires). Nous étudions ce qu'ont pu écrire les journalistes et les universitaires de diverses spécialités et disciplines, personnes originaires de la région ou étrangères, qui la connaissent bien ou non l'ont jamais visité, jeunes docteurs en science, chercheurs confirmés ou observateurs avisés. Ces publications sont intéressantes pour ce qu'elles peuvent nous apprendre sur l'affaire (informations primaires) mais aussi pour les questionnements que les interprétations personnelles, les parti pris des auteurs, les manques et défaillances des analyses peuvent éveiller. Il s'agit ainsi de réfléchir sur la ou les manières d'aborder un sujet complexe, de comparer les angles d'approche ou niveaux d'analyse (les situer dans un continuum micromacrosociologique), de repérer des variables explicatives et des pistes de recherche de manière à compléter notre grille de lecture. Sans prétention à l'exhaustivité, nous cherchons ici à dresser un tableau assez représentatif de ce qui a été écrit sur le barrage 1158 . Il s'agit de comprendre comment certains partis pris (i.e. 1158 Dans la limite imposée par la maîtrise des langues et l'accessibilité des informations. C'est notamment le cas des travaux fondés sur des sources primaires comme ceux de Tamás Fleisher, Viktoria Szirmai, de Judit 266 l'évidence de la légitimité de la lutte anti-barrage, symbole démocratique) ou certains positionnements intellectuels (i.e. le crédit inconditionnel accordé à la mobilisation sociale et/ou populaire dans le renversement de régime) se sont imposés à la fois dans les interprétations et dans l'exploitation de l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros. Nous suivons les mêmes fils conducteurs que précédemment en recherchant plus précisément dans différents types d'écrits : le rôle crédité aux acteurs non-gouvernementaux, la place faite facteur international, à l'État et à la dimensiuon interétatique de l'affaire, ainsi que l'attention portée aux argumentations scientifiques, au savoir et à la dimension technique de la controverse. L'état du sujet s'organise donc en trois parties. La première reprend des articles de presse de journalistes qui se sont intéressés à l'affaire. Il s'agit de comprendre quel rôle jouent ces derniers tant dans la divulgation de l'information que dans le développement de l'affaire ellemême. La seconde partie reprend des publications d'universitaires hongrois qui se sont focalisés uniquement sur cette affaire. Impliqués plus ou moins directement dans les campagnes de protestation, ils font état d'une connaissance interne et adoptent des angles d'approche qui ouvrent de nombreuses pistes de recherche intéressantes. La dernière partie se penche sur des textes universitaires qui utilisent l'affaire non plus comme un cas d'espèce mais comme un exemple étayant des démonstrations/argumentations théoriques. L'intérêt équivalent porté à des catégories d'acteurs très différentes s'explique par les remarques faites jusqu'ici sur l'absence de frontières claires entre les différents groupes (chapitre introductif), le développement de l'activisme universitaire (1ère partie chapitre sur les grands barrages), thématique qui sera développé plus avant dans le deuxième chapitre de la deuxième partie. 1. L' affaire vue par la presse : actes de campagne ? Notre choix s'est tout d'abord porté sur les articles de deux journalistes spécialisés 1159 , le premier dans le journalisme d'investigation, l'autre dans les questions d'environnement. Ils Galambos, mais aussi ceux des universitaires qui s'y réfèrent (Katy Pickvance, Jane I.Dawson, Barbara JancarWebster). 1159 On aurait pu également parler de Nick Thorpe, journaliste free-lance, arrivé en Hongrie en 1986 et rapidement nommé correspondant de la BBC (Il travaillera également pour l'hebdomadaire The Guardian, et le quotidien The Independent). Il a longtemps couvert toute la région d'Europe de l'Est et notamment l'affaire 267 travaillent tous deux pour des médias qui ne sont pas destinés au grand public. Ils se sont intéressés à l'affaire sur une plus longue période. Leurs publications reflètent des modes d'enquête et présupposés assez personnels mais ce qu'il il nous importe ici de comprendre c'est de discerner comment l'information a circulé 1160 . A. Du journalisme d'investigation ? Mark Schapiro, journaliste indépendant américain 1161 traite à deux occasions 1162 de l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros dans des articles publiés dans la presse américaine dite "radicale" (The Nation, Mother Jones), une première fois après le changement de régime, la seconde avant que la CIJ ne prononce son jugement dans la procédure contentieuse concernant l'affaire (septembre 1997). Il ne s'intéresse pas exclusivement à cette région d'Europe et publie de temps à autre des articles la concernant. Dans le premier article co-écrit avec un Hongrois en 1990, Mark Schapiro dresse le portrait du leader charismatique hongrois du Cercle du Danube qui a lancé la controverse en 1981, János Vargha. Il est décrit comme un héros incarnant "la conscience environnementale hongroise", et son parcours personnel présenté comme l'illustration parfaite des bouleversements politiques vécus dans toute la région 1163 . L'article se fonde sur des sources primaires (entretiens avec les principaux protagonistes du mouvement du Danube) et rapporte Gabčíkovo-Nagymaros. Il fut d'ailleurs arrêté par la police hongroise avec des écologistes (et un photographe) autrichiens venus distribuer des tracts dans Budapest en mai 1987. 1160 A signaler également à titre complémentaire le ton polémiste et alarmiste adoptée d'une chercheuse indépendante, Anna Husarska. Celle-ci a tout d'abord travaillé pour le syndicat Solidarnos en Pologne, pour Gazeta Wyborcza puis dans des centres indépendants (International crisis group, etc…) et s'est distinguée pour sa prise de position lors du conflit au Kosovo. Sur la controverse Gabčíkovo-Nagymaros elle écrit en 1992 un article assre représentatif Anna HUSARKA, "Dam cheek", New Republic, 21 décembre 1992, vol. 207, n°26, p. 15 : où le premier ministre slovaque est décrit comme le successeur de Staline, ex-communiste et nationaliste comme Milosevic. Elle décrit la situation comme pouvant vraisemblablement exploser en conflit armé, car attisée par les revendications irrédentistes des Hongrois sur cette zone frontalière, par les intérêts économiques des dignitaires slovaques, et par le vide juridique créé par la séparation de la Tchécoslovaquie. "Il n'y a pas de meilleure excuse pour un conflit armé qu'une querelle frontalière". Et de conclure, "Après tout, les Serbes qui ont tué les Musulmans et les néo-nazis, qui ont brûlé les enfants turcs, ont fait cela sans aucune excuse". 1161 Il travaille pour une agence de presse spécialisée dans l'investigation (Center for investigative reporting), voir le site officiel : www.muckraker.org [littéralement, dénicheur de scandales] 1162 Les deux articles étudiés plus précisément sont : Mark SCHAPIRO, J. FEKETE, "The new Danube", Mother Jones, avril/mai 1990, vol. 15, n°3, p. 5-57 et Mark SCHAPIRO, "Unquiet flows the Danube", The Nation, 10 mars 1997 1163 "dans l'évolution de János Vargha –passé du statut de scientifique privilégié à celui de dissident harcelé puis d'acteur politique- réside l'histoire de ces luttes environnementales locales qui sont devenues centrales aux 268 l'affaire exclusivement du point de vue hongrois. Il donne une description romantique et naïve du fleuve avec une forte dimension émotionnelle liée à János Vargha 1164 (souvenirs d'enfance liés au fleuve, harcèlement des autorités). Les assertions concernant la destruction engendrée par le barrage sont présentées comme indubitables 1165 car provenant de sources scientifiques officielles. Le danger est accentué par la description de "l'une des régions les plus pittoresques qui incarnent la grandeur du Danube" et l'image du barrage de Nagymaros décrit comme de "gigantesques WC". La confusion règne pourtant et il est impossible de comprendre la différence entre les sites (Gabčíkovo et Nagymaros) car c'est essentiellement la signification politique de la controverse qui est mise en avant. La protestation est présentée sous les traits d'une lutte politique 1166 qui se serait ensuite répandue et reproduite dans toute l'Europe de l'Est. M. Schapiro reprend l'argument selon lequel l'environnement n'était qu'une arme contre les gouvernements, le complexe hydroélectrique est traité ici comme une affaire réglée (1990 a en effet été une année de transition pour la controverse), comme un symbole du gigantisme socialiste vaincu. Le second article publié en 1997 est manifestement étayé par les informations fournies par des initiés de la résistance contre le projet Gabčíkovo 1167 . Le journaliste cite également Béla Lipták 1168 . L'article prend finalement les traits d'une tribune pour les opposants. On retrouve également Patrick McCully, un des leaders de la campagne internationale contre les grands barrages. révolutions non violentes en Hongrie et dans le reste de l'Europe de l'Est", o.c. Mark SHAPIRO, "The new Danube…", p. 2/8. 1164 L'article souligne l'identification existant entre János Vargha et le fleuve. A signaler cette citation de l'écologiste : "Le Danube et moi nous nous comprenons. C'est quelque chose de plus qu'un courant d'eau (piece of water). Il a créé tout un paysage en Hongrie, il est au centre de tout un système écologique. Le Danube est plus qu'une partie de l'environnement non vivant" (p. 4/8). 1165 "János Vargha (…) s'est fondé abondamment sur les rapports officiels qui lui ont été confiés clandestinement et anonymement par des scientifiques travaillant pour le gouvernement" o.c. Mark SCHAPIRO, "The new Danube…", p. 3/8. 1166 Le mouvement du Danube aurait "créé une culture politique alternative progressiste là où il n'y en avait pas". Citant une des protagonistes, les auteurs reprennent l'idée que "la lutte autour du Danube était une école de politique" 1167 Le journaliste cite le WWF-Autriche et des ONG américaines (Natural Heritage Institute, IRN…) qui ont contribué à mettre sur pied un dossier d'information (dit Amicus Curiae) destiné à la CIJ et présenté par la partie hongroise pour expliquer les problèmes environnementaux posés par le barrage. Le dossier est contre-signé par une dizaine d'organisations hongroises et slovaques, cautions locales morales de la démarche entreprise en leur nom. 1168 Voir le deuxième chapitre de la deuxième partie. 269 L'article conforte la position de la partie hongroise devant la CIJ en présentant uniquement son argumentaire en faveur de la protection de l'environnement. Le journaliste insiste sur le caractère inique de la décision unilatérale slovaque de détourner le Danube sur son seul territoire 1169 et stigmatise la Slovaquie 1170 . Il résume l'affaire à une opposition binaire1171 , accordant à la Hongrie le statut d'une victime vertueuse défendant une vision humaniste du développement. La position adoptée dans les deux cas par Mark Schapiro est représentative de la couverture médiatique dont l'affaire a bénéficié dans les années 1990. Donnant d'abord la parole aux héros de la lutte contre le communisme, puis aux porte-parole non-gouvernementaux de la cause environnementale, le journaliste dresse un tableau simpliste d'une affaire où les bons (les défenseurs de la démocratie et de l'environnement) sont en butte aux méchants (soit les communistes, les nationalistes, voir les partisans de l'hydroélectricité faisant fi du principe de développement durable). La controverse devient pour lui un prétexte pour aborder des questions plus larges comme la place de la politique environnementale dans les nouvelles démocraties est-européennes ou la résolution des conflits inter-étatiques portant sur le partage des ressources. Finalement aucune investigation n'est vraiment menée sur le complexe hydroélectrique au-delà des témoignages d'activistes. B. Un journaliste scientifique en campagne contre le WWF. Dans un premier temps, le travail de Fred Pearce 1172 est fidèle à la ligne présentée ci-dessus. Ce journaliste scientifique a traité de l'affaire Gabčíkovo dans diverses publications à partir du 1169 "Imaginez la réaction de ce pays [USA] si Mexico détournait le Rio Grande dans ses turbines de son côté de la frontière", o.c. Mark SCHAPIRO, "Unquiet flows…", p. 12. 1170 Schapiro cite les mesures autocratiques du premier ministre slovaque Vladimir Mečiar, la bassesse des attaques lancées sur Internet par le Dr. Miroslav Liška (l'un des principaux architectes slovaques du projet) contre Béla Lipták. 1171 "D'un côté il y a la Hongrie avec l'une des économies les plus fortes de l'ancienne orbite soviétique qui, sous la pression publique, a essayé d'intégrer les considérations environnementales dans sa politique de développement ; de l'autre côté il y a la Slovaquie avec l'une des économies les plus faibles de la région qui essaie de rattraper [son retard] avec un développement rapide, sans se préoccuper des conséquences environnementales", o.c. Mark SHAPIRO, "Unquiet flows…", p. 14. 1172 Voir l'index prosopographique. A signaler ici que le journaliste critique souvent le rôle des ONG internationales : "le modèle pour des actions réussies pour sauver les rivières des méga barrages reste l'activisme local passionné soutenu par la manipulation sophistiquée de groupes écologistes occidentaux. Les meneurs de 270 point de vue hongrois 1173 . Il reprend notamment l'image 1174 du héros János Vargha 1175 , avec les mêmes imprécisions techniques 1176 et insiste sur la portée politique du symbole. Ce qu'il nous importe de souligner c'est comment il change de position en 1994 en prenant le parti de présenter et défendre le point de vue des partisans slovaques du barrage dans le New Scientist 1177 en dénonçant les erreurs commises par le WWF-Autriche dans sa campagne contre Gabčíkovo 1178 . Il est par exemple le seul à rendre compte du retrait officiel de l'organisation internationale et des excuses présentées par cette dernière au gouvernement slovaque 1179 . Il en conclut que ce désengagement pourrait contribuer à résoudre le conflit inter-étatique. Il parle des bénéfices des travaux slovaques qui apparaissent aussi sûrs scientifiquement que l'avaient été les arguments des opposants 1180 . La beauté et la pureté campagne croient de plus en plus que l'orthodoxie scientifique change en leur faveur" et de souligner que "les écologistes occidentaux considéraient par le passé l'énergie hydroélectrique comme le nec plus ultra des énergies renouvelable mais reconnaissent qu’aujourd'hui les choses ont changé", voir Fred PEARCE, "Dam busters ! ", New Internationalist Online, n°273, novembre 1995, www.newint.org [consulté en octbre 2005] 1173 Il présente le cas à partir des témoignages des activistes hongrois, principalement celui de János Vargha, voir Fred PEARCE, Green warriors… 1174 Voir la description de la région comme terrain vague pollué (cf. l'étude de cas sur la controverse de Garé et le travail de la sociologue Zsuzsa Gille), opposée à une vision mythique de la nature du delta intérieur : "C'est un paysage étrange. Une minute vous passez la ville délabrée de Bratislava où l'odeur d'urine de chat provenant des énormes entreprises chimiques imprègne tout, où les eaux usées se déversent dans le fleuve et les déchets chimiques ont laissé une couche d'huile en surface des nappes phréatiques voisines. La minute d'après, le fleuve s'est miraculeusement purifié et s'écoule dans d'étroits canaux à travers une charmante forêt" o.c. Fred PEARCE, The damned…, p. 258. 1175 "Vargha a été le premier homme à défier ouvertement le régime depuis que l'invasion de Budapest par les chars soviétiques après l'insurrection de 1956, et sa protestation a vite montré, même aux personnes extérieures, que la vague des changements était en cours en Hongrie", o.c. Fred PEARCE, Green warriors…p. 108. 1176 Imprécisions visibles dans le support cartographique (o.c. Fred PEARCE, The damned…, p. 257) qui renseigne peu sur les enjeux du conflit. Aussi "Budapest se dispute avec Prague, Les Tchèques avec les Slovaques et les Slovaques avec les villages voisins du canal " (p. 258). 1177 A noter les articles bien renseignés de la journaliste free-lance Vera Rich publiés dans The New Scientist (ex. Vera RICH, "Hungary bows out of grand plan to dam the Danube", The New Scientist, 23 mai 1994, n°1822, p. 6, et "Swelling chorus of Danube blues", 26 septembre 1992, vol. 135, n° 1840, p. 8) et précédemment (1984 à 1989) dans le magazine Nature. 1178 Fred Pearce critique ailleurs le WWF pour sa stratégie de préservation de l'environnement qui exclut les hommes (dans le cas des grands parcs africains). L'organisation accepte selon lui l'idée de "tragedy of commons" qui justifie de "développer" les sociétés traditionnelles par la propriété privée. "Le message est que la propriété privée est bonne par l'environnement…"(p. 99) o.c. Fred PEARCE, Green warriors… 1179 Information confirmée par Alexander Zinke, responsable de la campagne du WWF-Autriche, qui s'indigne d'avoir été dupé par un journaliste supposé être du côté des écologistes [cf. entretien avec A. Zinke mars 2002.]. Voir Fred PEARCE, "Rising water drowns opposition to Slovakia's dam", New Scientist, 16 juillet 1994, vol. 143, n°1934, p. 8. 1180 "Le désastre écologique ne s'est pas produit. La forêt est toujours inondée, les arbres sont en meilleure santé qu'avant, et les puits sont pour la plupart propres et pleins", Fred PEARCE, "Dam truths on the Danube", New Scientist, 17 septembre 1994, vol. 143, n°1943, p. 27-31. A noter le courrier des lecteurs envoyé en réponse à cet article, Miklós BURTOND, "Dam propaganda ?"; New Scientist, 5 novembre 1994, vol. 143, n°1945, p. 50, qui critique la place accordée à une représentation partiale de la situation, à des "arguments qui font penser à de la propagande communiste des années 1950", et à l'absence d'investigation du journaliste. 271 naturelles du Danube saluées auparavant, laissent place à une description moins glorieuse 1181 . Fred Pearce remarque également "le déferlement de propagande hostile, dans laquelle la presse internationale a pris position en faveur de la Hongrie" 1182 , et souligne que les partisans slovaques ont toujours eu raison mais que personne ne les écoutait. Le conflit est désormais présenté comme l'opposition de deux stratégies : un pragmatisme slovaque couronné de succès 1183 contre un statu quo néfaste adopté par les Hongrois 1184 . La résolution du différend apparaît alors simple 1185 : continuer les travaux et construire ce deuxième barrage en aval de Gabčíkovo contre lequel le mouvement du Danube s'est battu avec succès pendant les années 1980, ce que le journaliste avait salué avec enthousiasme dans ses publications précédentes. Fred Pearce ne reconnaît pas s'être trompé. Il se contente de remarquer qu'ailleurs dans le monde quand les écologistes avaient prédit des désastres, ils ont eu raison. Il en déduit que : "peut-être qu'à Gabčíkovo, les ingénieurs ont enfin montré que le béton et le goudron, bien utilisés, ont des conséquences positives sur l'environnement" 1186 . En soutenant le discours des constructeurs Fred Pearce donne la parole aux techniciens slovaques et replace les enjeux techniques au centre de la controverse alors que jusque là les présentations faisaient la part belle aux prédictions alarmistes éludant la complexité des phénomènes naturels et l'incertitude inhérente aux prévisions scientifiques. Fred Pearce donne certes le beau rôle à la technique mais sans montrer toutefois plus de discernement quant à ses limites. Le journaliste est conscient de l'originalité de son discours et en revendique 1181 "Le projet [Gabčíkovo] (…) a fait revivre une zone humide pratiquement desséchée et a réapprovisionné les nappes phréatiques", o.c. Fred PEARCE, "Rising water…", p. 8. et de rappeler que l'état du Danube avant le détournement n'était pas aussi exceptionnel que les écologistes ont pu le proclamer : "Avant que le canal ne soit construit, la zone humide se mourrait d'une mort pas très naturelle. Le vieux Danube érodait son lit si profondément qu'il n'avait que rarement assez d'eau pour inonder la plaine humide" art.cit. Fred PEARCE, "Dam truths…", p. 29. 1182 Art.cit. Fred PEARCE, "Dam truths…", p. 28. 1183 L'article met en exergue cette citation d'un ingénieur slovaque : "nous avons toujours dit qu'il y avait des problèmes écologiques avec Gabčíkovo [et] que nous trouverions des solutions techniques pour les résoudre. Et les événements nous donnent raison", o.c. Fred PEARCE, "Dam truths…", p. 30. 1184 "Le problème avec les Hongrois aujourd'hui est que beaucoup de leurs plaintes au sujet de Gabčíkovo sont le résultat de leurs propres décisions. Si des secteurs de la zone humide sont en train de se dessécher c'est parce qu'ils ont refusé d'utiliser l'ouvrage de Dunakiliti pour la faire revivre". 1185 "Il y a une chose sur laquelle [les ingénieurs slovaques], la Hongrie et les Verts s'accordent. Quand on commence des travaux de régulation sur un fleuve, cela a des implications [en chaîne]. Un barrage en amont cause des problèmes en aval, que les ingénieurs vont résoudre par un autre barrage, puis un autre. La régulation d'une section d'un fleuve pousse les problèmes en aval aussi ne peut-elle être arrêtée." O.c. Fred PEARCE, "Dam truths…", p. 31. 1186 O.c. Fred PEARCE, "Dam truths…", p. 31. 272 l'objectivité en désignant la responsabilité du parti pris en faveur de l'argumentation hongroise à la propagande des écologistes 1187 . Le plus frappant ici est que l'information concernant le retrait du WWF de la campagne n'a pas été reprise ailleurs en dépit des incidences. 2. Un cas d'espèce Nous abordons maintenant les écrits d'universitaires qui traitent l'affaire GabčikovoNagymaros comme un cas d'espèce en notant en préalable qu'il s'agit essentiellement d'un point de vue hongrois. L'origine et le parcours professionnel des auteurs prennent ici une importance particulière dans la mesure où ils démontrent le rôle que des scientifiques et des intellectuels ont pu jouer dans la divulgation d'informations et l'organisation de la campagne contre Nagymaros. Ces derniers ont bénéficié sous le régime communiste de János Kádár d'une relative liberté de circulation et d'information (accès à la documentation scientifique étrangère, possibilité de voyager, d'établir des contacts avec des chercheurs étrangers 1188 . notamment sur la question de la protection environnementale qui explique leur analyse de l'affaire mais aussi la frustration de certains de ne pouvoir influencer les décisions 1189 . A. De la puissance du lobby de la gestion d'eau. Dans cet article l' économiste Tamás Fleisher 1190 qui a milité au côté de János Vargha dans le Cercle du Danube contre le barrage Nagymaros propose de rechercher les vrais enjeux dans cette affaire : "il n'est pas certain que les conflits qui apparaissent au centre des événements à 1187 Le journaliste cite par exemple l'information diffusée l'année précédente (1993) par le WWF-Autriche (Alexander Zinke) concernant des constatations de pollution dans les nappes phréatiques suite au détournement du Danube. A noter que l' information a été reprise par cette même revue, Debora McKENZIE, "Dam pollution date leaked from Slovakia", New Scientist, 8 mai 1993, vol. 138, n° 1872, p. 7. 1188 Voir Jacques BETHEMONT, Jean-Paul BRAVARD, "Gabčíkovo : un grand projet et une controverse", Revue de Géographie de Lyon, 1986/1, p. 19-41. Publication faisant suite à un voyage d'étude de géographes lyonnais organisé en Hongrie en 1984. Ils reprennent les informations scientifiques relatives au barrage et aux dangers potentiels, pour un public français (de spécialistes), alors même qu'en Hongrie l'information sur le sujet était muselée en Hongrie et ne circulait que dans un cercle restreint composé d'intellectuels et de scientifiques. Nous remercions Sándor Csernus pour avoir nous avoir signalé cette publication à laquelle il a contribué en traduisant les textes scientifiques hongrois issus principalement de revues professionnelles. 1189 Les publications du Cercle du Danube reprennent essentiellement ces publications scientifiques, voir Duna Kör, Utánunk az özönvíz [Après le déluge], Budapest, 1989, où l'on retrouve l'article de Tamás FLEISHER, "Non-efficiency calculations. Macroeconomics, environment, politics and society", 30 août 1988. 1190 Voir l'index prosopographique. 273 tout moment soient les vrais [enjeux]" 1191 . Il attire l'attention sur la puissante organisation constituée par les experts hongrois de la gestion d'eau. Ce groupe d'intérêt est responsable selon lui de l'affaire puisqu'il a conçu ce projet et l'a défendu en dehors de toutes autres considérations, notamment économiques 1192 . L'argumentation écologique développée par le mouvement de défense du Danube et les stratégies des acteurs non-gouvernementaux dans les années 1980 ne sont pas considérés comme des éléments centraux. Fleisher s'attache plutôt à reconstruire le processus de décision, resituant le débat dans le contexte politique et économique national. János Vargha n'est pas décrit comme un environnementaliste héroïque et utopiste 1193 et l'attention extérieure portée sur la dimension environnementale est critiquée 1194 . Tamás Fleisher insiste sur une chronologie des faits qui ne s'articule plus autour de 1989. Le personnel en charge de la gestion de l'eau est en effet resté en place après le changement de régime 1195 et les rapports de force sont réapparus au sein du nouveau gouvernement 1196 . En décryptant les rôles des différents acteurs (groupes professionnels, instituts de recherche, départements ministériels…) avant 1989, il minimise l'importance accordée par d'autres à la 1191 Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube : water management, regime change and the movement against the middle Danube hydroelectric dam", International journal of urban and regional research, 1993, n°3, vol. 17, p. 430-443 [publié en hongrois dans Társadalom kutatás, 1992/2], p. 430. 1192 L'affaire, telle qu'elle est en 1989, est pour lui l'exemple de la "stratégie d'un secteur cherchant à gagner de l'importance dans un système centralisé de redistribution, en l'absence de tout contrôle social, et ce par la mystification de problèmes purement techniques, par le maintien de conditions économiques proches de la banqueroute de manière à alpaguer autant de ressources possibles, en engageant les organes décisionnaires dans des impasses avec des engagements en faveur du projet", o.c. Tamás FLEISHER, "Non-efficiency calculations... 1193 Selon lui János Vargha a essentiellement cherché à faire le point sur le projet : "ce n'était pas le débat professionnel qui l'a le plus choqué, mais plutôt le fait que cette affaire était pleine de blessures, de personnes mis au placard, d'opinions silencieuses et censurées et que des publications avaient été ignorées", o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 432. 1194 "En 1990, les observateurs occidentaux sensibles aux questions environnementales prenaient pour acquis qu'en Europe de l'Est le développement d'une conscience environnementale avait commencée [puisque c'était] là où les mouvements environnementaux avaient joué un rôle important dans la motivation des masses et par conséquent dans l'élimination de l'ancien régime", o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 437. 1195 "Ce qui était moins apparent c'était qu'en dépit des changements, le lobby partisan du barrage, composé principalement des responsables de la gestion de l'eau, n'a pas changé. Plus généralement, il faut noter que la permanence des différentes groupes d'intérêt industriels et le renforcement de leur pouvoir étaient d'autant plus grand que la nouvelle direction politique était inexprimentée", o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 438. 1196 "Le renforcement relatif des groupes de pression était manifeste [mai 1990-avril 1991] dans la facilité avec laquelle ils ont été capables de soudoyer le gouvernement qui manquait d'expérience et de politiciens avisés". Aussi tant que le gouvernement n'a pas pu constituer de forces nouvelles, "la lutte économique s'est poursuivie, et le gouvernement a été confronté à une suite de faits accomplis, forçant des choix en faveur d'investissements attractifs en apparence mais qui limitaient les alternatives ". o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 438 274 mobilisation sociale. Il laisse entrevoir la complexité des intérêts en jeu au sein même des structures gouvernementales mais aussi leurs hésitations qui se sont accentuées après 1989, jusqu'à l'abrogation unilatérale du traité de 1977 1197 . Pour Fleisher le désengagement hongrois n'a été possible qu'à partir du moment où le barrage n'était plus perçu que comme "un symbole du mécontentement politique, tellement discrédité qu'aucune force politique n'a osé faire machine arrière sur la décision" 1198 . Pour cet économiste, la dimension internationale du projet n'est pas centrale, du moins jusqu'au détournement du Danube par les Slovaques en 1992. Il n'accorde pas d'influence à l'alliance transnationale formée avec les activistes autrichiens et allemands. En revanche, l'annonce du détournement engendre chez lui une réaction très vive. Il qualifie l'action d'agression physique (d'"expérience irresponsable") appelant une réponse politique 1199 . Jusque là il s'était contenté de regretter les tactiques politiques déployées par chacune des parties dans le but d'obtenir le soutien de la communauté internationale. Du moins c'est ainsi qu'il décrivait la stratégie "environnementaliste" hongroise 1200 . Cette affaire de barrage n'a donc été aux yeux de ce commentateur éclairé qu'un "symbole involontaire". Il ne faut pas selon lui surestimer la conscience écologique des populations d'Europe de l'Est, ni l'exploiter hors du contexte historique qui l'a vu naître. Son discours change pourtant (ajout d'un Postscript en février 1993) avec la mise en œuvre de la Variante C. L'économiste reprend à cette occasion à son compte les arguments des opposants écologistes sur les dégâts engendrés par cette solution pour justifier l'irresponsabilité de la décision unilatérale 1201 , confortant paradoxalement une ligne discursive critiquée plus haut. 1197 "Ce style d'hésitation dans le but de plaire à tous était caractéristique de la position du gouvernement sur le barrage", o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 437. 1198 o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 438. 1199 L'auteur rappelle toutefois les antécédents historiques en matière de changement de frontière, et explique qu'après la dissolution de l'Empire des Habsbourgs, les Slovaques avaient souhaité obtenir un droit exclusif sur l'usage du fleuve (o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 430). En ce qui concerne la Variante C, ce n'est pour lui qu'une stratégie de persuasion pour obtenir de la Hongrie qu'elle poursuive le projet tel que prévu. Il fait donc parti des incrédules qui ont expliqué l'attitude passive de la Hongrie malgré l'annonce faite de travaux. 1200 "Le gouvernement hongrois pense que la position écologique qu'il a choisi et son intention de procéder à un examen critique des décisions passées, lui garantit la sympathie et même le soutien matériel pour pouvoir réhabiliter le site. Le gouvernement slovaque pense quant à lui que le respect d'un traité est un comportement européen par nature…" o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 440. 1201 "Ce n'est pas le but ici de rentrer dans les argumentations détaillées, nous mentionnerons simplement la baisse du niveau des nappes phréatiques, et ses implications sur la végétation et les différents écosystèmes, la 275 En dépit des apports de cet article (attention attirée sur la politique de la gestion d'eau, sur les groupes d'intérêts professionnels et leur permanence au pouvoir après 1989), il est important de se garder de toute tendance à la "mythologie politique" sur la nouvelle classe dirigeante. Le sociologue Pierre Kende explique qu’ "aux alentours de 1989-1990, alors que le pouvoir communiste était sur le point d'expirer, son véritable personnel dirigeant, fuyant le déshonneur et d'éventuels actes de vengeance, a pratiquement disparu de la scène publique pour se retirer dans la vie privée, sans honneur, mais dans le confort d'une retraite solide. Si d'anciens cadres du régime se sont intégrés à la scène politique post-communiste, il faut noter qu'ils avaient appartenu, avant 1989, au courant réformateur et n'avaient pas occupé de poste de première importance (à l'exception des deux futurs premiers ministres Gyula Horn et Peter Medgyessy. Les seules continuités marquantes s'observent dans le monde académique et universitaire : elles s'expliquent par le fait que le nouveau régime démocratique a respecté l'autonomie de ce secteur et s'est bien gardé de lui imposer des «lustrations»" 1202 . Les travaux de Marie-Christine Kessler rappelle également la nécessaire prise en compte de la réforme administrative, ainsi que l’existence de réseaux de coopération entre partenaires infraétatiques, le rôle des décideurs nationaux, la concurrence entre les États, des États avec les entreprises ou groupements professionnels et humanitaires 1203 . Il faut également noter qu'il ne propose qu'une lecture limitée d’une controverse transnationale, centrée sur la seule dimension hongroise. Or même s'il y a eu deux campagnes de protestation qui se sont succédées dans le temps (anti-Nagymaros, puis Stop Gabčíkovo), il a toujours été question d'un projet conjoint Gabčíkovo-Nagymaros dont les deux parties restent indissociablement liées. L'indignation de l'auteur face à la Variante C démontre que cet aspect commence tout juste à s'imposer aux yeux des opposants hongrois à la date à laquelle l'article est révisé pour la publication (1993). Cela semble expliquer en partie l'incrédulité des Hongrois (le gouvernement tout comme les anciens opposants au barrage Nagymaros) face à la construction par les seuls Slovaques de la Variante C. pollution de l'eau du fleuve, du réservoir et du canal de dérivation, et les changements dans la charge sédimentaires du courant" o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 442. 1202 cf Pierre KENDE, Le défi hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris : Buchet-Chastel, 2004, p. 168-176 (p. 221). 1203 Marie-Christine KESSLER, "Modes et modèles de transformation de la gestion publique", Politiques et management public, mars 1996, vol. 14, n°1, (p. 6) 276 Ce problème démontre par ailleurs l'importance des contingences matérielles dans l'étude de toute controverse. Il désigne l'erreur qui a consisté à réduire les barrages eux-mêmes à des symboles ou de simples instruments discursifs. Les réactions au détournement du Danube telles que celle exprimée par Tamás Fleisher soulignent également la difficulté qu'ont eu les observateurs à comprendre que beaucoup des transformations tant décriées s'inscrivaient aussi dans le cadre d'un traité et comportait des dimensions techniques et scientifiques. B. De la puissance des lobbys industriels Les travaux 1204 de l'ethnologue slovaque Juraj Podoba 1205 offrent un prolongement intéressant dans la mesure où ils ré-introduisent la partie slovaque dans la controverse. L'ethnologue s'intéresse pour sa part aux groupes d'intérêts (lobbys industriels) qui ont réussi à maintenir leur influence après la révolution de velours. Rédigés plus tardivement ils offrent donc un regard de sciences sociales intéressant sur la controverse d'"insider" puisque l'universitaire entretenait déjà des rapports avec le groupe d'écologistes hongrois-SZOPK (Union des protecteurs de la nature et du paysage) dans les années 1980 1206 . L'affaire est pour lui un exemple de la permanence de ce symbole de réussite par-delà le changement de régime et qui lui permet d'en explorer les coulisses et d'exposer l'évolution des rapports de force entre militants écologistes et lobbys industriels jusqu'à la victoire de ces derniers. Il se distingue de Tamás Fleisher sur un point important qui est la reconnaissance la conscience environnementaliste et l'influence des écologistes dans le renversement de régime, ici la révolution de velours, vécue à Bratislava. Il resitue par ailleurs ces facteurs dans le contexte historique et social, c'est-à-dire par rapport à la faiblesse de l'opposition politique slovaque et à la spécificité et variété des conceptions des écologistes, qui vont s'exprimer plus particulièrement après 1989. L'accent est porté sur la spécificité du mouvement écologiste et 1204 Juraj PODOBA, "Rejecting green velvet ; transition, environment and nationalism in Slovakia", Environmental politics, printemps 1998, vol. 7, n°1, p. 129-144. Voir aussi Juraj PODOBA, "Nationalism as a tool. Creating new symbols of ethnic identity. Waterworks on the Danube", dans Ton DEKKER, John HELSLOOT, Carla WIJERS (dir.), Roots and rituals, Amsterdam : HET Spinhuis, 2000. Nous remercions Fabienne Watteau de nous avoir communiquer cette référence. 1205 Ethnologue à Institut d'ethnologie, Académie des sciences slovaques SAV spécialiste d'anthropologie sociale, des questions de nationalisme dans l'Europe post-communiste et de l'environnement. 1206 Il a participé au rapport Juraj BUDAJ (dir.), Bratislava Nahlas, Bratislava : SZOPK, sa contribution traitait du développement des banlieue de Bratislava. 277 sa transformation après 1989 c'est-à-dire sa division, qui semble expliquer en partie l'échec de leur position anti-barrage. Juraj Podoba explique que les écologistes ont emprunté des voies différentes après le renversement du régime, l'Union slovaque des protecteurs du paysage et de la nature à participant activement à la vie politique en fondant le parti VPN (Public contre la violence), certains membres participant à la restructuration de l'administration, d'autres partant s'engager à l'échelon fédéral à Prague (voir le deuxième chapitre de la deuxième partie). Il relève portant l'échec des efforts pour contrecarrer la constitution d'une alliance hétéroclite entre "extrémistes néo-communistes" et des groupes d'intérêts parmi lesquels des anciens responsables communistes, de nouveaux riches et d'opportunistes politiques 1207 . L'ethnologue slovaque inscrit la controverse Gabčíkovo dans un faisceau d'éléments politiques, économiques et sociaux nationaux, qui contribuent beaucoup à sa compréhension. Insistant sur la question de la politique environnementale slovaque "post-1989". Son analyse perd de vue la dimension internationale de la controverse mais attire l'attention sur la motivation environnementaliste des activistes et de la politique gouvernementale (création d'institutions, d'un cadre législatif). Il considère que cette affaire a été utilisée par les deux État s comme une carte maîtresse pour attiser un conflit interétatique 1208 et qu'elle représente une version centre-européenne du nationalisme qu'il écrit ailleurs comme "une hostilité ethnique qui a «seulement» les traits d'un conflit ethnique latent : c'est toujours un conflit de mots et gestes pathétiques" 1209 . Il clarifie également un point majeur si on se réfère aux interprétations courantes de la dispute exposées dans le chapitre liminaire, en expliquant que "la montée du nationalisme dans les pays post-communistes n'était pas une explosion de ressentiments longtemps réprimés par le passé, mais les effets d'intérêts matériels et la volonté d'influencer des relations stabilisées après quarante années de domination de l'idéologie 1207 "Ils ont en commun de poursuivre le modèle d'économie centralisée contrôlée par l' État basée sur l'industrialisation et la production agricole…les symboles du progrès et le succès de la société communiste sont devenus des symboles des capacités et des réalisations de la nation slovaque". Art.cit. Juraj PODOBA, "Rejecting green velvet …, p. 137. 1208 "Le conflit autour des ouvrages hydroélectriques du Danube n'a pas été géré de manière rationnelle, mais a été utilise comme une carte maîtresse dans une lutte politique" (p. 283) présentation du nationalisme comme jeu politique des nouvelles élites post-communistes, cf. Juraj PODOBA, "Between rancour and cooperation. Ethnic conflict in Slovakia", International Journal on Minority and Group Rights, 1997, vol. 4, n°3-4, p. 279-287 1209 Art.cit Juraj PODOBA, "Between rancour and cooperation…", p. 283. 278 nationaliste" 1210 . Retenons comment Juraj Podoba présente l'ethnicité comme une "étiquette" qui va collée à la controverse et servir, comme nous le verrons, les penchants culturalistes de certains analystes. C. L'environnement et démocratie. L' article consacré à l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros par l'économiste Judit Galambos 1211 et publié dans deux versions différentes 1212 est une de ces publications auxquelles les observateurs font systématiquement référence. Il est intéressant de noter comment dans la seconde version, elle inscrit le mouvement d'opposition au projet de Gabčíkovo-Nagymaros dans la campagne internationale contre les grands barrages 1213 . Elle insiste sur le fait que l'on retrouve les mêmes protagonistes dans toutes les affaires de barrage et les mêmes oppositions : "l'industrie contre les populations affectées, les ingénieurs contre les écologistes, le pouvoir politique contre les contestataires" 1214 , induisant une vision exclusivement binaire et simpliste des rapports de force. L'affaire Gabčíkovo-Nagymaros se résume selon elle à un conflit environnemental incarnant la lutte de la démocratie contre le communisme. Elle dresse une monographie très précise (exposé des actions de protestation, des étapes de la négociation inter-étatique, et des décisions parlementaires et gouvernementales) qui se caractérise par un parti pris évident en faveur des écologistes, ceux-ci incarnant pour l'auteur un courage désintéressé 1215 . Elle souligne également la dangerosité du projet et l'irréversibilité des dommages provoqués. 1210 Juraj PODOBA, "The differences in similarity : two models of ethnic conflict in post-communist Europe", Slovak foreign policy affairs, automne 2002, vol. III, n°II, p. 46. 1211 Diplômée en économie, Université de Budapest. Elle a également travaillé pour le REC-centre régional pour l'environnement de l'Europe centrale et orientale. 1212 cf. Judit GALAMBOS, "Political aspects of an environmental conflict : the case of the GabčíkovoNagymaros system" (p. 72-95), dans Jyrki KÄKÖNEN, Perspectives on environmental conflict and international politics, Londres : Pinter Publishers, 1992.), puis. Judit GALAMBOS, "An international environmental conflict on the Danube : the Gabčíkovo-Nagymaros dams" (p. 176-226), dans Anna VÁRI, Pál TAMÁS, Environment and democratic transition. Policy and politics in Central Eastern Europe, Dordrecht : Kluwer Academic Publishers, 1993. 1213 Citant par exemple l'ouvrage de référence o.c. Nicholas HILDYARD, Edward GOLDSMITH, The social and environmental effects of large dams… 1214 o.c. Judit GALAMBOS, "An international environmental conflict…", p. 176. 1215 Selon elle "l'opposition publique" (composée de groupes environnementaux hongrois, tchèques, slovaques et autrichiens, de biologistes et autres scientifiques, d'une partie de la population et de certaines communes) "était préoccupée par les risques pour l'environnement et la sécurité du projet, les immenses coûts économiques, sociaux, humains et économiques" (p. 201). Ce groupe est opposée selon Judit Galambos aux "constructeurs de barrage" (catégorie composée des bureaucrates spécialistes de la gestion d'eau, des planificateurs, des ingénieurs 279 L'idée centrale de cette "analyse des acteurs" (stakeholders' analysis) est que les démocraties ne se font pas la guerre et que démocratie rime avec protection environnementale. Elle s'attache à relever les différences entre les systèmes politiques qui expliqueraient la position des acteurs étatiques dans le conflit, n'accordant du crédit qu'aux défenseurs de l'écologie. Toute une série d'éléments contredisent cependant cette théorie : la participation de l'Autriche au projet, la position pro-barrage des différents gouvernements slovaques démocratiquement élus et l'échec des deux États à résoudre ce conflit. Judit Galambos semble en fin de compte forcée d'admettre la faiblesse de l'argument : "la démocratie n'est pas une panacée pour les problèmes environnementaux" 1216 , se référant à des arguments plus subjectifs (relevant "de la perception") telle la puissance symbolique du Danube. Ces derniers comptent selon elle pour beaucoup dans le fait que des "centrales hydroélectriques peuvent devenir des objets de fierté nationale et de haine ethnique" et c'est un élément qui, dit-elle, peut être "difficile à concevoir pour des lecteurs non centre-européens" 1217 . IL faut noter que dans la première version de l'article elle s'était lancée dans une évaluation des gains/coûts de chaque partie pour déterminer un schéma explicatif, fondée sur des considérations à l'emporte-pièce et un fort déterminisme historique 1218 . Le travail de Judit Galambos par son contenu très documenté sur les rebondissements de l'affaire (fondé en grande partie sur des informations de première main et des archives d'activistes) 1219 mérite toutefois l'attention, même si des précautions sont nécessaires pour relativiser le puissant parti pris qui est le sien. Cet engagement personnel est cependant très représentatif de la ligne discursive hongroise qui s'est imposée à tant d'observateurs étrangers hydrauliciens et des entreprises de construction) pour qui "les grands barrages sont des instruments clés de l'idéologie du développement qui repose sur une approche politique d'une planification verticale et centralisée" (p. 198). Elle classe pourtant les entreprises autrichiennes dans cette catégorie bien qu'elles agissent selon d'autres principes économiques, la conquête de marchés dans des zones où la "répression massive et violations des droits de l'homme riment avec grands barrages", o.c. Judit GALAMBOS, "An international environmental conflict…", p. 201. 1216 o.c. Judit GALAMBOS, "An international environmental conflict…", p. 218. 1217 o.c. Judit GALAMBOS, "An international environmental conflict…", p. 207. 1218 "La Hongrie était le pays le moins impliqué parce qu'il avait le plus à perdre, le projet servant plutôt les intérêts slovaques et soviétiques. La Slovaquie avait aussi beaucoup à perdre, mais elle considérait les gains attendus comme l'emportant : le projet convenait aux aspirations nationalistes slovaques ancestrales, ainsi d'un point de vue nationaliste la Slovaquie ne pouvait que bénéficier du projet. L'Autriche n'avait que des bénéfices dans cette affaire puisque les risques étaient pris par d'autres, ce qui explique pourquoi le gouvernement autrichien était moins sensible aux pressions des mouvements environnementaux.", o.c. Judit GALAMBOS, "Political aspects of an environmental conflict …", p. 94. 1219 Judit Galambos remercie János Vargha pour l'accès privilégié à ses archives personnelles. 280 (voir plus bas). Il est aussi caractéristique d'une absence de cadre analytique et de problématique de recherche fréquente dans les études qui prennent le cas GabčíkovoNagymaros comme illustration. D. La politique de protection environnementale, un recadrage. L'interprétation de la sociologue hongroise Viktoria Szirmai 1220 tranche avec cette dernière interprétation. Pour cette dernière en effet : "l'environnement naturel et les habitants en danger n'ont jamais été réellement des parties du jeu qui s'est joué dans le socialisme d'État" 1221 . Elle s'attache plutôt à décrire un processus qui a mené à l'émergence d'une politique environnementale dans les années 1970 : les autorités hongroises mettent en place une autorité centrale aux compétences limitées 1222 (pressions indirectes de la communauté internationale et sphère politique interne), alors que des membres de l'intelligentsia et certains fonctionnaires commencent à divulguer des informations en dehors de ce cadre officiel. La sociologue explique comment la protection environnementale est devenue une priorité du gouvernement central qui lui permettait de répondre efficacement aux demandes de nombreux acteurs, notamment locaux et ce, sans agir réellement sur les problèmes écologiques à l'origine de celles-ci 1223 . Aussi "dans les années 1970 et le début des années 1980, alors que le 1220 Sociologue de l'Académie hongroise des sciences, travaillant sur le développement régional. A noter son travail sur le rôle des mouvements sociaux dans le changement de régime ; voir la présentation qui en est donnée dans Nick MANNING, "Order, crisis and social movements in the transition from state socialism", dans Chris ROOTES, Howard DAVIS (dir.), Social change and political transformation, Londres : UCL, 1994(p. 132-148). 1221 Viktoria SZIRMAI, "The structural mechanisms of the organization of ecological-social movements in Hungary", (p. 146-155), dans Anna VÁRI, Péter TAMÁS, Environment and democratic transition, Dordrecht : Kluwer Academic Publishers, 1993, (p. 146). 1222 L' autorité bénéficiait d'une " modeste possibilité de représenter les intérêts économiques (…) elle a tiré sa force de la "deuxième société" hongroise pour acquérir une plus grande autonomie, de l'autorité et une légitimité. Une partie des scandales liés au mécontentement de la population par rapport aux dommages et à la pollution ont pu exploser parce que cette branche de la protection environnementale [OKTH] voulait prouver sa puissance. En soutenant les mouvements locaux de protestation environnementale, l'OKTH a pu mieux défendre ses intérêts et obtenir plus de ressources"", o.c. Viktoria SZIRMAI, "The structural mechanisms…, p. 150. 1223 "C'était bien pour les autorités locales qui pouvaient réduire les crises d'autorité et le mécontentement de la population locale par rapport aux dégâts environnementaux. C'était bien aussi pour les grandes entreprises qui accumulaient les pertes car l'argent reçu pour protéger l'environnement était une bouffée d'air (nombreux cas où il a été détourné à d'autres fonctions)." (p. 150) "le système était bénéfique aux autorités environnementales car il pouvait montrer ainsi que leurs activités étaient tournées vers la protection environnementale, sans violer la règle politique principale à savoir contrôler plutôt que d'éliminer le mécontentement populaire, sans toucher aux intérêts des grandes entreprises" o.c. Viktoria SZIRMAI, "The structural mechanisms…, p. 151. 281 socialisme d'État faisait face à une crise profonde, les mouvements sociaux portant sur l'environnement ont involontairement renforcé la protection environnementale de l'État, apportant pour un temps la stabilité (à travers la participation à la discussion politique) (…). Les groupes locaux acceptaient le compromis proposé par les autorités ; la critique ouverte du système politique était restreinte, les discussions et marchandages secrets et en contrepartie l'État donnait son soutien technique et financier pour résoudre le problème" 1224 . Ainsi l'apparition du mouvement du Danube n'est pas inscrite dans un espace politique aussi libre que certains peuvent le penser. Elle a toutefois marqué un tournant par rapport aux formes de contestation locale et aux méthodes mises en place pour les gérer. Concentré dans le cercle de l'intelligentsia 1225 de la capitale hongroise, ce mouvement s'est progressivement étendu à un plus large public 1226 . Sans reprendre les problèmes spécifiques posés par l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros 1227 , mais en s'intéressant au contexte politique et social qui l'a vu naître, Viktoria Szirmai explique que c'est moins la thématique environnementale en ellemême que la forme du mouvement du Danube qui sont ici remarquables. En mettant l'accent sur la pluralité des intérêts en jeu dans la politique de protection environnementale, la sociologue montre la nécessité d'élargir le champ d'analyse à toute une série d'interactions officieuses entre agents d'État , responsables locaux et citoyens mécontents. Elle laisse entrevoir qu'il a pu exIster des terrains d'entente favorisés par le développement de relations horizontales caractéristique de la Hongrie kadariste ("qui n'est pas contre nous est avec nous") et de la deuxième économie (voir définition dans la deuxième 1224 Viktoria SZIRMAI, György ENYEDI, "Environmental movements and civil society in Hungary", (p. 146155), dans Andrew TICKLE, Ian WELSH (dir.), Environment and society in Eastern Europe, Essex : Longman, 1998, p.152. A noter qu'il s'agit ici d'une nouvelle dimension par rapport à ce que disent les textes officiels comme le rappelle Sándor PETER, "New direction in environmental management in Hungary" (p. 28-41), dans Barbara JANCAR-WEBSTER (dir.), Environmental action in Eastern Europe, Armonk : M.E. Sharpe, 1993, "Naturellement la protection de l'environnement a toujours été inscrite dans les plans et figurait dans les discours. Mais la simple analyse des discours officiels entraîneraient les chercheurs dans l'impasse s'ils cherchaient à démontrer l'efficacité du système (…). Même la Constitution proclamait "le droit à un environnement propre" (p. 32). 1225 L'auteur ne définit pas le terme, elle parle indistinctement des intellectuels, des experts des questions environnementales (biologistes, chimistes, planificateurs urbains et régionaux), des médecins et éducateurs comme ayant accès aux informations extérieures. 1226 " Le mouvement attaquait la structure politique et sociale qui était le cadre fourni par l'État [selon lequel] (…) la protection environnementale avait accès aux ressources seulement si elle soutenait les intérêts des principales organisations économiques, qui à leur tour pouvaient garantir des fonds pour la réduction des dommages", o.c. Viktoria SZIRMAI, "The structural mechanisms…, p. 151. 1227 Ni sur le rôle joué par cette autorité environnementale officielle (OKTH) dans l'affaire. Voir pour cela o.c. Fred PEARCE, Green warriors…p. 110. 282 partie). Cette perception des choses nous apparaît d'autant plus pertinente qu'elle rejoint ce concept d'opportunités politiques (le contexte politique de la Hongrie aurait favorisé le développement de certaines initiatives) et l'associe à une vision plus microsociologique des influences en découlant. L'article de Viktoria Szirmai incite également à considérer sur une plus longue durée la politique de protection environnementale et à prendre en compte les impacts locaux de cette dernière. Autant de pistes de recherche dont l'exploration s'avèrent importantes. E. Une question de morale 1228 . Le dernier article retenu dans cette section de l'état du sujet faisant de l'affaire GabčíkovoNagymaros un cas d'espèce est l'article de Boldizsár Nagy. Ce juriste spécialisé en droit international public 1229 propose dans un article publié dans la revue de science politique hongroise anglophone un plaidoyer en faveur de la position hongroise à peine voilé par des signes extérieurs de scientificité (choix de vocabulaire, établissement d'une typologie…) 1230 . Il propose pour sa part une lecture binaire de l'affaire fondée sur ce qu'il perçoit comme la contradiction des paradigmes qui animeraient chaque partie. La position du gouvernement hongrois est ainsi décrite comme "post-moderne", ce qu'il définit comme étant une préférence pour la préservation du milieu plutôt que pour la croissance économique 1231 . La position de la Slovaquie serait quant à elle guidée par des objectifs de croissance et de modernisation. Le juriste accentue la différence et l'avantage moral de la Hongrie. Défendant une vision à long terme qui se soucierait des générations à venir, le pays serait guidé par le principe de 1228 Dans un souci d'équité, on peut citer une publication anglophone représentant la position de la partie slovaque, financée directement par la société de gestion du barrage : Egil LEJON, Gabčíkovo-Nagymaros. Old and new sins, Bratislava : H & H, 1996, dont l'idée centrale est la condamnation de l'exploitation des questions environnementales par la Hongrie pour défendre des intérêts expansionnistes. L'auteur est un écrivain norvégien indépendant, secrétaire d'une association slovaco-norvégienne, Centre B. Björnstön. 1229 Voir l'index prosopographique 1230 A noter les articles du jursite slovaque, responsable de la délégation slovaque devant la CIJ, Peter Tomka, voir par exemple Péter TOMKA "Hungarian grounds for dam treaty withdrawal contested", FBIS-TEN 97-064 5 mars 1997 où il commente l'argumentaire juridique des Hongrois et "état de détresse". Peter TOMKA, Samuel S.WORDSWORTH, "The first site visit of the international court of justice in fulfillment of its judicial function", American journal of international law, janvier 1998, vol. 92, n°1, p. 133-140. 1231 "Il [gouvernement hongrois] est prêt à faire face à 30 millions de forints (approximativement 370 millions de $) ou plus pour ne pas avoir de barrages, de manière à épargner des milliards incalculables de forints dans le future, pour la purification de l'eau, la recherche de nouvelles sources d'eau potable, la maintenance d'une énorme construction, de ses digues, barrages, centrales électriques, écluses, etc…", Boldizsár NAGY, "The Danube dispute : conflicting paradigms", New Hungarian Quaterly, hiver 1992, vol. 33, n°128, p. 56-65, (p. 56). 283 précaution et sacrifierait le bénéfice économique pour préserver ce milieu naturel et historique dans un souci de développement durable. La position slovaque est présentée comme défendant a contrario le profit, une vision de l'homme dominant la nature jusqu'à la sacrifier…soit l'exact opposé. Avec une ultime présentation du plaidoyer de la partie hongroise devant la Cour internationale de justice de La Haye, Boldizsár Nagy conclut que le rôle de cette dernière est en fait de trancher sur cette opposition de paradigmes 1232 et de prendre position sur ce débat moral. Il ne doute pas dans ces conditions que la Cour émettra un jugement favorisant le principe de précaution et la préservation des ressources naturelles, ce qui ne s'est pas vérifié dans les faits. Cette contribution illustre l'implication personnelle de certains acteurs de premier plan dans la défense de la cause et la variété de la forme et des moyens de communication utilisés. Cet engagement est particulièrement vrai pour la partie slovaque où certains responsables (Julius Binder, Miroslav Liška..) se sont engagés activement dans une campagne de prosélytisme, sans jamais rééquilibrer en faveur de leur cause (pro-barrage) une opinion largement influencée par l'image héroïque de la lutte anti-barrage. L'article de Boldizsár Nagy illustre la prise de contrôle du côté hongrois, des efforts de communication (ici dans une revue de sciences politiques) et du flou de la frontière entre expert et militant, entre monde officiel et cercle universitaire. Cette évolution significative mérite une analyse plus poussée de la question de la légitimité et de l'expertise dans la représentation des intérêts et un examen des décalages visibles entre les deux pays en conflit. A signaler le parcours personnel du juriste slovaque Peter Tomka (homologue de Boldizsár Nagy) qui représentera les intérêts de la Slovaquie devant la CIJ, qui a beaucoup bénéficié de la popularité découlant de cette position et posé sa candidature pour le poste de président de la République slovaque en 1999. 1232 "Les avocats spécialistes du droit international devront réconcilier les paradigmes en conflit, ils devront décider dans ces dilemmes sociaux et moraux de l'usage préférable de la ressource" o.c. Boldizsár NAGY, "The Danube dispute…, p. 65. 284 3. Un exemple multifonctionnel. A. Du rôle des institutions dans la stabilité régionale. Dans un article consacré à l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros 1233 l'internationalise Ronnie D. Lipshutz se fixe pour objectif de démontrer que les institutions comptent. Il faut noter avant toutes choses que sa définition des institutions est très large 1234 . Il utilise l'affaire GabčíkovoNagymaros 1235 comme une illustration de leur influence, la preuve étant qu' : il n'y a pas eu "ni conflit civil ni violence inter-étatique": "c'est l'histoire [jeu de mot sur (his)story] de chiens qui ont grogné, aboyé mais n'ont pas mordu" 1236 . Selon lui c'est "la densité même des institutions (linked and overlapping) qui a étoufféi à plusieurs reprises les risques de relations violentes et anarchiques entre les parties en conflit" 1237 . Les médiations de la Commission européenne et la procédure contentieuse devant la CIJ ont "fourni une structure sociale qui a réduit le conflit et permis l'exploration d'ententes sociales alternatives" 1238 . On note quelques problèmes dans l'argumentation, notamment dans la présentation du conflit ethnique 1239 et l'escalade qui serait intervenue après 1989. Cela dénote une relative déconnexion de l'analyse par rapport à la présentation détaillée des faits auxquels s'astreint 1233 Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters : conflict over the Danube, 1950-2000", Intermarium, vol. 1, n°2. 1234 Il regarde aussi l'agent au sein de la structure et considère que les personnes sont une partie intégrante des institutions "assurant un facteur humain (agency) à l'intérieur d'une structure de règles, de rôles et de relations". Il souligne également que les institutions ne sont pas une garantie de démocratie ou d'équité, car en fournissant "un cadre dans lequel les populations, les décideurs, et les politiciens agissent, les institutions assurent les conditions pour que des acteurs en position de pouvoir puissent en manipuler d'autres". Les institutions sont selon lui stables mais pas statiques Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters : conflict over the Danube, 1950-2000", Intermarium, vol. 1, n°2, p. 2/19. 1235 A noter qu'il parle de l'affaire dans une autre publication, Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Environmentalism in one country ? Global civil society and nature in Hungary", (p. 127-168), dans Ronnie D. LIPSCHUTZ, Judith MAYER (dir.), Global civil society and global environmental governance. The politics of nature from place to planet, Albany : State University of New York, 1996. 1236 O.c. Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters …", p. 1/19. 1237 O.c. Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters …", p. 2/19. 1238 0.c. Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters …", p. 2/19 1239 A noter sa prise de distance par rapport au culturalisme, voir Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Seeking a state of one's own : an analytical framework for assessing ethnic and sectarian conflicts", (p. 44-78), dans Beverly CRAWFORD, Ronnie D. LIPSCHUTZ, The myth of "ethnic conflict" : politics, economics, and "cultural" violence", Berkeley : UC Berkeley International and Area Studies Press, 1998, [Digital collection research series n°98, 1998 http://repositories.cdlib.org/ucias/research/98] où l'auteur conclut que "le conflit culturel ne porte pas sur l'ethnicité, la religion ou la culture, mais plutôt sur le cadre des termes du discours en cause sur le pouvoir d' État et le contrôle. Les [termes de ] "démocratie" et de "communisme" ont fonctionné comme des discours dans les luttes de pouvoir interne, aujourd'hui ce sont [les termes] d'ethnicité et de religion". Ce sont des instruments et non des fins", (p. 72). 285 pourtant l'auteur dans une deuxième partie, reprenant les arguments techniques des États. Il minimise la "tension" politique entre les républiques populaires avant le renversement de régime 1240 et insiste sur le fait que le projet n'est devenu conflictuel qu'en 1989 1241 . Il passe aussi sous silence les problèmes intervenus lors de la procédure de ratification du traité d'Amitié signé par les Hongrois et les Slovaques en 1995 (prétexte à un marchandage politique interne en Slovaquie avec le parti nationaliste) qu'il préfère présenter comme une étape d'apaisement dans un conflit (qui "a crû et décrû") marquant le succès des pressions internationales (pacificatrices) et crédite une influence importante aux négociations d'adhésion (OTAN, UE) sur le conflit. En revanche R.Lipschutz ne parle pas des contextes politiques nationaux dans lesquels les négociations étaient ancrées, ni ne fait allusion aux effets de blocage et de ralentissement de la controverse sur toutes les questions bilatérales et internationales. L'auteur ne considère pourtant pas cette affaire de barrage comme un simple prétexte dans une situation marquée par une conflictualité déterminée. Il relève en effet des détails techniques comme la conclusion d'un accord bilatéral de 1995 portant sur une solution technique provisoire (seuil de fond au niveau du barrage de Dunakiliti, voir descriptifs techniques), qui bien très peu médiatisé (notamment par rapport au Traité d'amitié de 1995) a été une étape importante. Aussi en dépit d'une démonstration peu convaincante de son hypothèse institutionnaliste 1242 , Lipschutz dresse un tableau d'ensemble plutôt pertinent, insistant notamment sur l'importance 1240 "Avant 1989, il n'y avait que peu de friction sur le projet entre la Hongrie et la Tchécoslovaquie ; en effet, plusieurs accords et addenda au traité de 1977 ont été signés sans aucune controverse", 0.c. Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters …", p. 7/19. 1241 Il explique que la minorité hongroise vivant en Slovaquie est directement touchée par la Variante C mise en oeuvre de manière unilatérale par Bratislava à partir de 1992, alors que les modifications les plus dommageables étaient déjà effectuées dans leur grande majorité et correspondaient au projet conjoint tel que décidé en 1977. Il n'y a donc pas là de justifications "matérielles" pour expliquer l'orientation ethnique prise par des discours. Ainsi, même si sur ce point précis l'internationaliste ne parle que "ré-interprétation" pour ce type d'argumentation, la connaissance des conditions pratiques n'en demeure pas moins une faiblesse dans sa démonstration. Ce qui se confirme plus loin quand il associe le détournement du Danube à la "destruction d'un paysage naturel et historique", qui fait directement référence au coude du Danube, alors que ce dernier ne subit pas directement les dommages du détournement du Danube (voir descriptifs techniques). 1242 Il ne considère paradoxalement pas l'échec de la médiation européenne et des négociations de Londres de septembre-octobre 1992 qui n'ont pu éviter le détournement le Danube (élément catalyseur du conflit) comme un contre-argument à sa thèse. Il reconnaît toutefois que les institutions : "ne peuvent pas tout résoudre, mais elles offrent des alternatives autres que la violence ou la fuite" 0.c. Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters …", p. 14/19. Au sujet de la médiation européenne, John Fitzmaurice (universitaire et fonctionnaire européen) souligne que "la Commission était peu disposée à s'impliquer de manière trop importante de peur d'échouer ou de devoir à terme prendre partie dans la dispute. Elle a ainsi explicitement déclaré qu'elle ne pouvait s'engager que si les parties adoptaient une attitude consensuelle, elle n'ambitionnait en effet qu'à 286 d'acteurs non étatiques 1243 . Il présente également avec justesse et ironie la procédure contentieuse devant la CIJ "d'un cas tournant autour de supposées violations des droits de l'homme et de l'environnement, contestés par chaque pays pour prouver sa propre droiture ("good citizenship)" 1244 a contrario de la contribution du juriste Boldizsár Nagy étudiée plus haut. A l'opposé de l'analyse de l'économiste Tamás Fleisher trop centrée sur la seule situation hongroise, le travail de Ronnie D. Lipschutz se focalise uniquement sur la dimension interétatique de l'affaire (telle la chronologie du conflit qu'il établit) ce qui laisse entrevoir d'autres manques. Il ne s'intéresse par exemple pas aux contextes politiques nationaux d'où émergent les positions de politique étrangère alors que ces derniers peuvent apporter un éclairage supplémentaire (ex précédemment cité du Traité d'amitié de 1995). Cet ancrage semble d'autant plus important que la dimension ethnique a tenu une place importante dans cette affaire, par exemple dans les accusations réciproques que se sont lancées les pays sur la scène internationale. Ronnie D. Lipschutz disqualifie cette variable avec justesse en expliquant que c'est un instrument et non une fin 1245 , or cela ne serait exclure sa prise en compte pour comprendre les discours et le rôle qu'ont pu jouer les représentants politiques de la minorité hongroise de Slovaquie 1246 . désamorcer le problème en obtenant un accord pour que les parties porte l'affaire devant la CIJ", o.c. John FITZMAURICE, Damming the Danube… p. 112. 1243 "On a dû prendre en compte d'une part les intérêts et revendications des acteurs nationaux, tels que les partis politiques, les écologistes, la "clique" de la gestion d'eau, les organisations ethniques. Et d'autre part les préoccupations liées à la dégradation de l'environnement et à l'ethnicité pour lesquels les intérêts et organisations transnationales ont pris fait et cause, tout en étant, parallèlement gérés et réprimés par les intérêts et institutions eurpéennes" 1244 0.c. Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters …", p. 8/19. 1245 A noter à titre de comparaison l'analyse de la géographe française Françoise Conac qui propose une lecture culturaliste de l'affaire, parlant d'une "querelle envenimée par des siècles de ressentiment entre ces deux peuples" (p. 351). Elle y voit une opposition fondamentale entre développement et environnement et résume ainsi toute l'affaire : "Toutes les précautions techniques étaient prises. Les points de vue hongrois et slovaque étaient diamétralement opposés. Le conflit était inévitable" (p. 363). C'est une preuve selon elle de l'immaturité politique des parties (p. 365). Elle s'indigne des proportions prises par le conflit, mises sur le compte d'un "étalage médiatique" (p. 351) en dénonçant le "catastrophisme" des Verts et des spécialistes hongrois (non définis) (p. 359). Françoise Conac rappelle que les "conséquences sur l'environnement ne sont pas apocalyptiques et qu'au moins en territoire slovaque elles semblent favorables" (p. 368). Finalement la coopération n'a pas résisté "à la réalité des intérêts nationaux trop divergents pour être conciliés" (p. 369). Cf. François CONAC, "Les malheurs d'un projet de coopération conçu au temps du socialisme : GabčíkovoNagymaros", (p. 351-369), dans Françoise CONAC (dir.), Barrages internationaux et coopération, Paris : Khartala, 1995 1246 A signaler également l'analyse du politologue américain Chanler Rosenberger. Ce dernier relève l'instrumentalisation de la controverse par la coalition politique hongroise de Slovaquie Coexistence : "Malheureusement les représentants des Hongrois de Slovaquie ne sont pas intéressés par la construction de pont, dans le sens métaphorique et littéral du terme. Ils sont trop obsédés par la question des langues "officielles" et des droits collectifs pour construire des ponts entre les minorités" [référence à la politique imposée pendant les 287 B. Une analyse d'anthropologie environnementale. L'anthropologue Krista Harper s'est intéressée à l'affaire pour sa thèse de doctorat sur l'environnementalisme en Hongrie qu'elle cadre dans une perspective historique 1247 . Elle dresse dans un article récent un parallèle entre deux cours d'eau (le Danube et la Tisza) et les mobilisations organisées autour du projet de barrages Gabčíkovo-Nagymaros et de la pollution au cyanure (février 2000) 1248 cherchant à étudier et comparer les discours 1249 de manière à retracer l'évolution de l'environnementalisme hongrois. Elle s'intéresse plus particulièrement à l'écologie symbolique (qui se rattache à l'anthropologie environnementale), et à la manière avec laquelle les activistes cadrent les problèmes environnementaux 1250 . C'est dans cette perspective théorique qu'elle isole les concepts d' "éco-colonialisme" et de "capitalisme sauvage" 1251 . Les deux affaires (tales) sont présentées comme liées par la démarche adoptée par les écologistes qui ont "joué de l'écologie symbolique des deux cours d'eau pour rallier le soutien populaire en faveur de la protection environnementale, invoquant les thèmes du socialisme d'État contre la démocratisation, le patriotisme contre la solidarité internationale et l'"européanité" 1252 . Il faut noter la tonalité "naturaliste naïve"(tel que définie par Pierre Lascoumes dans L'écopouvoir) avec laquelle elle décrit les cour d'eau et établit des points périodes d'occupation hongroise] cf. Chandler ROSENBERGER, "Whither Pannonia ?", Report # 2, octobre 1992 [article faisant le compte-rendu d'une visite guidée des ouvrages Gabčíkovo auquel l'universitaire a participé, publié dans le cadre de la bourse de la Fondation Crane-Rogers, 1992 à 1994]. 1247 Krista HARPER, "From green dissidents to green sceptics : environmental activists and post-socialist political ecology in Hungary", Thèse de doctorat, juin 1999, Université de California, Santa Cruz. Travail pour lequel elle a effectué 16 mois d'observation participante à Budapest (1996-97) pour étudier le développement des mouvements écologistes dans la Hongrie post-socialiste. L'aura du mouvement du Danube avait justifié le choix de ce pays, mais la lassitude constatée chez ces interlocuteurs pour cette affaire l'a amené à réorienter sa recherche sur d'autres problématiques (ex. lutte anti-nucléaire…). 1248 Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism" : a tale of two rivers", American Anthropologist, juin 2005, vol. 107, n°2, p. 221-233. 1249 "L'activisme environnementaliste n'a pas simplement changé avec (ou en réponse à) des configurations mouvantes de pouvoir ; la protestation environnementale a aussi produit de nouvelles interprétations et analyses de l'écologie politique post-socialiste", o.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism…, p. 222. 1250 Il apparaît toutefois que le travail de Krista Harper se rapproche plus de l'usage fait par les politologues Margaret Keck et Kathryn Sikkink de la notion de cadre cognitif élaboré par David Snow (voir étude de cas leur étant consacré) que d'une interrogation d'anthropologie post-structuraliste (voir étude de cas consacrée aux grands barrages). 1251 Pour Harper, le Cercle Danube a dénoncé la position de soumission de la Hongrie à la fois dans le bloc soviétique et vis-à-vis des capitaux autrichiens d'où le concept d'éco-colonialisme. 1252 O.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism…, p. 222. 288 communs 1253 . Elle pense que les "représentations symboliques des problèmes environnementaux du Danube et de la Tisza reflètent le changement d'inquiétudes sur les frontières nationales, la vie politique et le développement inégal du Centre-Est de l'Europe à différents moments de l'histoire contemporaine" 1254 . Fidèle à l'analyse des discours, l'anthropologue ne s'interroge jamais sur la validité des arguments développés dans les discours, sur leur résistance dans le temps, même si la controverse liée au projet Gabčíkovo-Nagymaros reste aujourd'hui encore non résolue et que le Cercle du Danube a survécu au désengagement hongrois. Ce dernier s'est d'ailleurs exprimé sur la question de la pollution au cyanure. Pour Krista Harper il ressort qu'il n'a jamais eu qu'un seul discours sur Gabčíkovo-Nagymaros et que ce dernier est resté figé dans le temps 1255 . Cette tendance à la réduction se retrouve aussi dans l'usage du terme d' "activistes du Danube" qui tend à masquer les divergences internes, l'absence de ligne discursive unique et de stratégie communes, pourtant soulignées dans d'autres publications de l'auteur. L'anthropologue passe également sous silence le rôle joué par les autorités tant locales que nationales qui a pourtant été important dans l'affaire de la pollution au cyanure puisqu'il infirme les conclusions auxquelles elle aboutit à savoir que: "les écologistes du mouvement du Danube ont non seulement révélé et cadré le problème environnemental mais aussi rendu explicites les relations de pouvoir qui ont engendré le problème à travers les actions de protestation" 1256 . On est par conséquent en droit de douter que "ce récit des deux cours d'eaux puisse révéler comment les ressources naturelles (eau) ont été gérées dans différents systèmes politicoéconomiques" 1257 comme l'auteur l'affirme. Cette question implique de s'intéresser au cadre 1253 "Un fleuve [le Danube] a été obstrué par deux gouvernements, la rivière a été empoisonnée par un désastre industriel qui s'est étendu à plusieurs pays. Le premier est devenu le site d'une contestation dissidente sous le socialisme d' État, la deuxième a été pleurée lors de funérailles à l'aube du nouveau siècle.", o.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism" …, p. 221. 1254 O.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism…, p. 226. 1255 A noter la confusion faite entre la Cour internationale de justice de La Haye et le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. Krista Harper écrit : "Le cas a été bloqué pendant des années parce que la cour devait traiter le problème des criminels de guerre de l'ex-Yougoslavie", O.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism…, p. 226. 1256 O.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism…, p. 226. 1257 O.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism…, p. 229. 289 général de la politique de gestion d'eau et acteurs de ce domaine 1258 . Enfin, la conclusion de l'auteur quant au changement de mode d'actions des activistes (passage d'un modèle "société contre État " qui aurait caractérisé l'action dans les années 1980 à un rôle d'observateurs (watchdog) qualifié de "modèle plus récent de citoyenneté") reste encore à démontrer dans la mesure où les rapports entre acteurs indépendants et État n'ont pas vraiment été explorés, ni comparés dans le temps. Cet article montre par la négation de nombreuses pistes de recherche les limites d'une "réduction du monde social à sa dimension symbolique" qui réduit le "programme scientifique à l'étude des conceptions que les acteurs se font du monde social" 1259 et revient à une sorte d'"herméneutique du sens commun" 1260 . C. Résolution de conflit La contribution du doctorant allemand Heiko Fürst 1261 sur lequel nous nous arrêtons maintenant est représentative de l'intérêt porté sur cette partie d'Europe par une jeune génération de chercheurs en relations internationales. Son regard est alimenté par les conflits d'ex-Yougoslavie et porte principalement sur les questions de coopération et/ou de résolution des conflits. Il s'intéresse avant tout à la résurgence des nationalismes, aux problèmes de frontières et au traitement des minorités nationales. Sur ce dernier point, la Hongrie a été un terrain d'étude privilégié et l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros est apparue comme un bon exemple. L'auteur se fondant en grande partie sur des sources secondaires (mentionnées ici à savoir Ronnie Lipschutz, Judit Galambos, Viktoria Szirmai) 1262 décrit le conflit comme un "cluster" (mot qu'il ne définit pas) composé de "considérations environnementales et de contestation du système [socialiste]" qui s'internationalise après 1989 sous l'action de voix nationalistes et conservatrices. Ces forces politiques cherchent dans les deux pays cherchent "à exploiter le projet du Danube dans leur lutte pour le pouvoir et sur les questions des minorités" 1263 . Heiko 1258 Voir sur la "rénovation du discours environnemental" Samuel DEPRAZ, "Action environnementale et démocratie locale en Hongrie post-socialiste", Revue d'études comparatives Est-Ouest, mars 2006, vol. 36, n°1, p 33-61 1259 Cf. Bernad LAHIRE, L'esprit sociologique, Paris : La Découverte, 2005, p. 97. 1260 O.c. Bernad LAHIRE, L'esprit sociologique…, p. 98. 1261 Heiko FÜRST, "The Hungarian-Slovakian conflict over the Gabčíkovo-Nagymaros dams : an analysis", Institute for Peace Research and Security Policy, Université d'Hambourg. 1262 Travail d'actualisation à partir de la presse hongroise. 1263 o.c. Heiko FÜRST, "The Hungarian-Slovakian conflict…", p. 4. 290 Fürst ne remet pas en doute l'importance de la conscientisation environnementale de la population 1264 . La problématique de l'auteur n'est pas clairement exprimée mais il est visible que derrière la mise en avant des acteurs institutionnels (Commission européenne et Cour internationale de justice de La Haye) il cherche des points d'ancrage institutionnels pour une résolution des conflits axée sur la médiation internationale. Selon lui, la médiation européenne a échoué en raison de la complexité procédurale européenne (réformée depuis). La CIJ n'aurait quant à elle pas aborder les problèmes centraux de l'affaire que sont le "prestige", la "valeur symbole" [référence à Judit Galambos, 1993], et les "antipathies historiques" ce qui explique que le jugement ait eu l'efet inverse que celui espéré. Heiko Fürst note enfin comment la pluralité des opinions hongroises sur le barrage ne permet pas envisager de résolution rapide. Il regroupe les différents points de vue dans quatre sous-ensembles qui apparaissent plutôt problématiques (pour, contre le barrage, dans la lignée ou non du jugement de la CIJ de septembre 1997). Cet effort de classification pose en effet des problèmes. On se demande quelles sont ces voix qu'il qualifie de nationalistes ou de conservatrices ? Qui sont ces acteurs qui constituent son panorama d'opinion sur le barrage ? Quel rôle ont-ils ou jouent-ils toujours dans la controverse ? Il laisse entendre ici que la résolution du conflit ne tiendrait finalement qu'à l'émergence d'un consensus entre ces personnes dans la mesure où les oppositions sont claires, sans les expliquer autrement que comme le résultat du déterminisme du passé. D. Des dangers de l'éco-nationalisme La politologue Jane I. Dawson utilise pour sa part l'exemple Gabčíkovo-Nagymaros pour étayer son concept d'éco-nationalisme 1265 . Cette dernière s'intéresse à l'alliance nouvellement formée entre la cause (entendue comme un ensemble d'intérêts) environnementale et celle de 1264 Cela tombe sous le sens d'après lui. Il écrit : "En 1987, 800 des 3063 villages ne pouvaient plus être approvisionnés en eau potable. Par conséquent, la population a été sensibilisée aux problèmes environnementaux" (p. 3). 1265 Jane I. DAWSON, "The two faces of environmental justice : lessons from the eco-nationalist phenomenon", Environmental politics, été 2000, vol. 9, n°2, p. 22-60 (p. 23). 291 la justice environnementale 1266 pour promouvoir des mouvements revendicatifs. Elle cherche à savoir dans quelle mesure cette alliance renforce les clivages raciaux et ethniques préexistants. L'environnement est en effet présenté comme une force de division1267 . Pour Jane Dawson cette alliance représente un danger "en Europe de l'est dans la mesure où le chaudron ethnique bout et menace constamment de déborder. Les mélanges de revendications environnementales et ethniques détiennent le potentiel d'accroître non seulement les tensions ethniques, mais aussi les possibilités de conflits inter-étatiques" 1268 . Jane Dawson utilise ici la terminologie d'éco-nationalisme qu'elle a développée dans d'autres écrits 1269 . Elle le définit comme un "mariage de convenance avec l'élément identitaire [qui] éclipse fréquemment l'environnementalisme et finalement supplante les objectifs environnementaux les plus fugaces". Il est très déstabilisant et peut potentiellement aboutir à un conflit violent. Selon elle en URSS et dans les satellites, les revendications environnementales n'étaient que des succédanés de slogans politiques pour protester contre le régime. Dans le cas de Gabčíkovo, elle pense que "les tensions sous-jacentes [entre Tchécoslovaquie et Hongrie] se sont exprimées au travers de la construction du barrage" et estime que les protestations contre le projet ont abouti "à l'approfondissement des clivages identitaires" 1270 . L'échange rhétorique entre les deux gouvernement n'aurait pas été aussi animé s'il ne s'était agi que de trouver un accord sur l'environnement 1271 . La politologue prend pour acquis l'argumentation environnementale associée au conflit et ne questionne pas l'instrumentalisation possible de la dimension identitaire par les protagonistes eux-mêmes. Ce sont pour elles des évidences. Cette analyse se fonde sur une représentation 1266 "Plutôt que de se focaliser sur l'aspect positif de l'attachement d'un groupe à la terre, les mouvements pour la justice environnementale sont construits sur des perceptions de préjugés et utilisent l'environnement pour démontrer graphiquement leur revendications plus larges en matière d'injustice et de discrimination" (p. 23), (p. 25) o.c. Jane I. DAWSON, "The two faces of …, p. 23. 1267 "les nouveaux mouvements pour la justice environnementale tirent leur pouvoir de la définition d'une croisade environnementale opposant "nous" contre "eux" (…) ce n'est plus l'homme ordinaire contre la grande industrie et le gouvernement, c'est la société elle-même qui se divise entre coupables et victimes", o.c. ", Jane I. DAWSON, "The two faces of environmental justice…, p. 25. 1268 o.c. ", Jane I. DAWSON, "The two faces of environmental justice…, p. 27. 1269 Concept élaboré dans une publication précédente voir Jane I. DAWSON, Eco-nationalisme. Anti-nucléaire activisme and national identity in Russia, Lithuania and Ukraine, Durham et Londres : Duke University Press, 1996. 1270 O.c. Jane I. DAWSON, "The two faces of environmental justice…, p. 50. 1271 O.c. Jane I. DAWSON, "The two faces of environmental justice…, p. 50. 292 culturaliste d'une région à laquelle elle applique le concept de justice environnementale1272 . Elle montre indirectement le rôle d'alibi que l'on fait jouer à cette affaire dans des scénarios d'escalade de conflit qui menacent la stabilité de la scène internationale 1273 . La controverse socio-technique à l'origine du conflit n'a plus ici d' importance, elle n'est perçue que comme un prétexte d'affrontement pour des ennemis motivés par des instincts primaires de conquête territoriale. E. De la démocratie et des mouvements environnementaux. Dans son travail de thèse 1274 Kathy Pickvance, sociologue d'origine hongroise, a engagé une analyse comparée des mouvements environnementaux en Russie et en Hongrie. Ce travail est essentiel selon elle pour faire ressortir les similarités et différences au niveau empirique. Son idée directrice est d'établir le lien entre environnementalisme et démocratie. Elle part pour cela de l'hypothèse que ces mouvements ont contribué au renversement des régimes dans les démocraties populaires et en URSS et cherche à déterminer les influences du passé sur les développements démocratiques des pays (théorie de path dependence). Elle s'attache à décrire les mouvements et les relations établies avec les autorités nationales et locales, qui sont pour 1272 Pour une analyse critique du concept à l'origine du débat sur le racisme environnemental voir Cynthia GHORRA-GOBIN, Les États-Unis entre local et mondial, Paris : presses de Sciences Po, 2000, où la géographe explique que le concept de justice environnementale ne résiste pas aux investigations poussées et à "l'absence de toute considération sérieuse sur les risques de santé que posent en fait décharges publiques et incinérateurs" et au "manque de hiérarchisation des problèmes sociaux" (p. 149). Pour elle en revanche le "NIMBY et la justice environnementale, qui illustrent les deux tendances du mouvement en faveur de la prise en compte de l'environnement, expriment le souhait et la volonté des habitants en faveur d'une maîtrise du territoire à proximité de leur lieu de résidence" (p. 153). Pour une interprétation positive du phénomène critiqué par Jane Dawson voir aussi Pierre Lascoumes. Pour lui "associations de défense d'un intérêt local ponctuel" sont aussi "des lieux de sensibilisation et de formation à l'environnement" (p. 232). Disqualifiés par les autorités pour leur manque de coopérativité, ce sont des "«chevau-légers» et «voltigeurs» des réseaux de défense de l'environnement (…) [qui] ont un rôle clé de mobilisation et de revendication. Nées d'un conflit, [ces associations] vivent à son rythme. Sa résolution peut conduire à leur mise en sommeil aussi bien qu'à la diversification de leurs intérêts lorsque la dynamique créée ne s'éteint pas sur un échec", o.c. Pierre LASCOUMES, L'éco-pouvoir…(p. 235). 1273 "Le plus terrifiant pour les observateurs occidentaux a été de réaliser que les populations de la région qui avaient été aussi longtemps considérées comme une seule entité sous l'intitulé "Européens de l'Est" –Hongrois, Roumains, Slovaques- n'étaient en fait pas du tout unifiées et nourrissaient des vieilles animosités les uns envers les autres…" (p. 46), "Je soutiens que la convergence d'une dispute environnementale avec de forts clivages ethniques et religieux coïncidant avec des frontières internationales offre un vrai potentiel pour un conflit mondial qui mérite un plus grande attention", (p. 51) o.c. Jane I. DAWSON, "The two faces of environmental justice…" 1274 Sous la direction de Christopher Rootes qui travaille notamment sur la transformation de l'activisme environnemental en Europe occidentale. 293 elles des "exemples d'activités de base (grassroots) dans une société démocratique" 1275 , en spécifiant les trajectoires historiques dans lesquelles ils s'inscrivent. Elle considère ainsi le développement du mouvement du Danube comme "l'expression de l'affaiblissement de l'emprise sur le pouvoir (hold of power) du régime hongrois à la fin des années 1980" 1276 . Sa boîte à outils théoriques est composée d'éléments assez disparates allant de modèles d'analyse macro-sociologique (théorie des nouveaux mouvements sociaux) à l'approche cognitive, en passant par le concept de "société civile", élevé au rang de "théorie occidentale". Ce dernier concept lui est "utile [dit-elle] pour décrire le phénomène de défiance du pouvoir et les conditions dans lesquelles il a émergé" 1277 . Certaines théories des mouvements sociaux (structure d'opportunité politique, nouveaux mouvements sociaux) la confortent dans l'idée que "c'est le contexte politique, et spécifiquement le degré de développement d'institutions démocratiques qui est la clé pour comprendre la différence des évolutions et des succès des mouvements environnementaux des deux pays" 1278 . Elle en conclut que la Hongrie, avec la tolérance de la dissidence, représente un bon exemple d'une opposition réussie. Le travail de Kathy Pickvance souligne l'importance du contexte historique national qui les voit émerger les groupes sociaux environnementaux en rappelant la place des "idées vertes" tant à l'Est qu'à l'Ouest, et la nécessit de leur inscrire dans une description plus large de l'opposition politique. Elle considère l'évolution de l'action du Cercle du Danube dans les années 1980 comme la preuve que "tout mouvement indépendant pouvait devenir le symbole (symbolic vehicle) des sentiments d'opposition politique envers le régime socialiste", faisant passer la dimension environnementale comme essentiellement instrumentale. La sociologue s'interroge sur le succès du Cercle sans trouver de réponse. La survie du Cercle du Danube après 1989 la surprend sans l'inciter à s'intéresser à la dynamique de la controverse. Elle estime à l'inverse que le mouvement emblématique "n'était pas destiné à 1275 Kathy PICKVANCE, Democracy and environmental movements in Eastern Europe. A comparative study of Hungary and Russia, Boulder : Westview Press, 1998, (p. 2) 1276 O.c. PICKVANCE, Democracy and environmental movements… p. 7. 1277 O.c. PICKVANCE, Democracy and environmental movements… p. 207. 1278 O.c. PICKVANCE, Democracy and environmental movements… p. 209. 294 survivre au système qu'il a contribué à renverser" 1279 , montrant les limites de telles hypothèses de recherche déjà soulignés dans le chapitre liminaire. F. De la société civile pour la protection environnementale. Une autre politologue américaine Barbara Jancar-Webster spécialiste de l'économie politique de l'ex-URSS et des pays socialistes, s'est aussi intéressée aux mouvements environnementaux 1280 . Elle a dirigé un ouvrage qui fait référence pour qui s'intéresse à l'action environnementale en Europe centrale et orientale. En comparant les propos des auteurs de l'Est et de l'Ouest qui ont contribué à l'ouvrage 1281 , la directrice d'édition remarque que les points de vue ne se recoupent pas. Les premiers "ont tendance à présenter l'explosion environnementale de la fin des années 1980 comme la culmination d'un long processus et non comme le signe avant-coureur d'un nouveau régime politique" 1282 . Les seconds pensent a contrario que l'anomie caractéristiques de ces sociétés exclut toute idée de mouvement de fond. La politologue se rapproche quant à elle de la seconde posture qui favorise une vision plus globalisante par rapport aux trajectoires nationales et individuelles dans lesquelles se sont inscrits les mouvements étudiés 1283 . Dans son travail Barbara Jancar-Webster s'interroge sur le rôle de ces mouvements dans le changement social de 1989 et sur l'avenir de la protection environnementale dans les nouvelles démocraties. Elle ne relève peu de différences entre eux dans les pays dans la 1279 O.c. PICKVANCE, Democracy and environmental movements… p. 33. Barbara JANCAR-WEBSTER (dir.), Environmental action in Eastern Europe. Responses to crisis, Armonk, Londres : M.E. Sharpe, 1993. 1281 Exemple Miklós PERSANYI, "Red pollution, green evolution. Revolution in Hungary", (p. 134-157), Duncan FISHER, "The emergence of the environmental movement in Eastern Europe and its role in the revolutions of 1989", (p. 89-113), o.c. Barbara JANCAR-WEBSTER (dir.), Environmental action… 1282 O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER (dir.), Environmental action…, p. 6. 1283 A signaler comment les autres contributeurs de l'ouvrage (parmi lesquels figure l'ethnologue slovaque Juraj Podoba, mentionné plus haut) répondent aux travaux de Barbara Jancar-Webster en mettant en avant leur connaissance "de l'intérieur" des faits et l'importance de prendre en compte les trajectoires nationales dans une vision historique de l'environnementalisme en République tchèque cf. Petr JEHLIČKA, Philip SARRE, Juraj PODOBA, "The Czech environmental movement's knowledge interests in the 1990s: compatibility of Western influences with pre-1989 perspectives", Environmental Politics, février 2005, vol. 14, n°1, p. 64-82. "Nous expériences des événements de l'Europe centrale et orientale et la compréhension géographique de la manière avec laquelle les différences locales ont persisté (et devraient être conceptualisées) dans cette période de mondialisation suggèrent les lignes directrices d'une enquête qui doit être sensible aux différences culturelles et capable de lier les valeurs et les croyances à une stratégie et des tactiques politiques" (p. 65). 1280 295 période qu'elle qualifie de "pré-démocratique" 1284 considérant que ce qui prime c'est un processus commun. A ses yeux ils incarnaient "la renaissance de la société civile (référence faite à Vaclav Havel) dans des États où les interactions libres et spontanées entre les individus en dehors des institutions sponsorisées par l'autorité centrale étaient rigoureusement et fortement découragées" 1285 . Aussi, si les initiatives sociales locales (grass-roots) ont pu se développer c'est en grande partie parce que la thématique environnementale ne figurait pas sur la liste noire des sujets proscrits de discussion publique. Barbara Jancar-Webster reprend l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros comme un cas représentatif de sa thèse pour la Hongrie 1286 . Elle relève par exemple que "la grande popularité du problème a permis au mouvement anti-barrage de faire œuvre de pionnier en matière de protestation non-violente" et d'éducation d'un large nombre sur des modes d'action démocratique 1287 . L'objectif de la politologue est ici de comprendre pourquoi cet élan en faveur de la protection de l'environnement n'a pas résisté au changement démocratique1288 : facteurs conjoncturels liés à l'instabilité économique, facteurs humains tenant à la méfiance entre écologistes ou à l'attrait du consumérisme capitaliste, etc… Selon elle "les écologistes d'Europe du centre-est 1284 Elle souligne par exemple comment "les contacts entre les différents groupes au sein et entre les pays étaient extrêmement limités" en raison du "système de communication et de la censure" o.c. Barbara JANCARWEBSTER, "Environmental movement…", p. 70. 1285 Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement and social change in the transition countries", (p. 69-90), dans Susan BAKER, Petr JEHLIČKA (dir.), Dilemmas of transition. The environment, democracy and economic reform in East Central Europe, Londres : Frank Cass, 1998, (p. 70). 1286 A noter l'usage de l'affaire comme étude de cas dans une autre publication Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental degradation and regional instability in Central Europe", (p. 43-68), dans Joan DeBARELEBEN, John HANNIGAN, Environmental security and quality after communism. Eastern Europe and the Soviet Successor states, Boulder : Westview Press, 1995. Il s'agit ici d'une analyse de la relation entre la dégradation environnementale et l'instabilité régionale en Europe centrale. L'hypothèse de l'auteur est que la dégradation contribue "au climat général de déclin économique, à l'érosion des institutions, à une perception de dénuement de la population (…), à l'exacerbation des conditions qui peuvent mener à l'escalade des conflits inter-ethniques, inter-étatiques, à un autoritarisme insidieux…"(p. 20). Barbara Jancar-Webster reprend l'image de la poudrière ethnique comme toile de fond : "Les émotions nationales en Europe centrale sont très proches de la surface et l'autorité et la légitimité des nouveaux gouvernements sont faibles. Une perception d'injustice ou l'instrumentalisation d'un problème environnement à des fins de revanche, peuvent être l'allumette qui enflammera la poudrière de violence, déclenchera une crise gouvernementale ou provoquera une émigration massive" (p. 61-62). La conflictualité est décrite comme organique :"le stress environnemental est inhérent (built-in) aux relations régionales parce que celle-ci est caractérisée pour un accès aux ressources naturelles et un contrôle de la pollution régionale très inégal" (p. 65). 1287 O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 71. 1288 Elle note ainsi que "l'importance (saliency ?) des préoccupations environnementale ne se sont pas traduites dans une victoire verte aux élections. La question environnementale ne s'est pas avérée assez significative pour que les verts gagnent" O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 73. 296 ont risqué leur vie pour défendre (advocate) une vision différente de la société" 1289 (p. 89) et il n'en reste rien. Elle s'inquiète, à l'instar de la sociologue Zsuzsa Gille1290 , de l'orientation prise par les défenseurs de l'environnement et de l'influence des activistes occidentaux 1291 . Elle déplore la disparition de l'engagement antérieur qui se caractérisait par "la grandeur, l'espoir et le danger" 1292 , et la "spontanéité populaire des ONG pré-démocratiques" 1293 . Elle exprime explicitement le souhait d'une "intégration réussie de la protection environnementale dans le développement économique" 1294 . Cet article est caractéristique de une forte idéalisation des mobilisations des années 1980, préiode pendant laquelle des forces autonomes d'action propres à la région, motivées par de hautes valeurs morales se sont disitnguées. L'auteur s'appuie sur une généralisation extensive de la problématique sans rendre compte de trajectoires nationales et particulières des mouvements étudiés. Cette réification excessive est responsable en partie du scepticisme affiché par certains sociologues comme George Mink 1295 (voir le chapit introductif consacré à l'aire politique Europe centrale). 1289 O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 89. Zsuzsa GILLE, "Europeanising Hungarian waste policies : progress or regression ?", Environmental Politics, printemps 1994, vol. 13, n°1, p. 114-134. 1291 Elle parle du danger de "l'impérialisme vert" qui menacerait dans les efforts d'adaptation et d'intégration de l'expérience occidentale dans les pratiques locales. O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 86. 1292 O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 89. 1293 O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 87. 1294 Elle présente le cadre offert REC (Regional Environmental Center for Eastern and Central Europe), organisation régionale créée par des fonds américains et japonais en 1991, comme permettant une intégration informelle des mouvements d'Europe centrale et orientale plus proche de l'idéologie des mouvements de base non-hiérarchiques qu'elle défend ici, en opposition à des liens de coopération plus formels avec des ONG internationales directrices. O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 77. 1295 George MINK, "Les sociétés post-communistes. «amorphes» ou actives ?", Le Courrier des pays de l'Est, octobre 2001, n°1019, p. 4-15. 1290 297 299 Deuxième partie 301 I. Descriptifs techniques Pour mieux comprendre la dynamique propre de cette controverse socio-technique nous avons jugé nécessaire de nous arrêter sur sa dimension technique pour expliquer quels sont les différents enjeux économiques, sociaux, environnementaux et comment ils ont évolué dans le temps. Nous avons organisé ce premier chapitre autour de deux thématiques : l'hydrosystsème danubien et les enjeux économiques, décrivant en trois temps la situation avant le projet, ce que le projet prévoyait puis ce qui a été fait et comment les enjeux ont évolué. 1. Le Danube : avant tout un hydrosystème Le concept d'hydrosystème, élaboré en géographie physique dans les années 1970, offre un cadre spatial d'analyse des processus hydrologiques intégrant la complexité des relations d'interdépendance qui caractérisent le fonctionnement des fleuves que nous avons déjà mises en avant en nous référant à l'ouvrage de Ken Conca dans le chapitre introductif. Il rompt avec une logique cartographique qui résumerait un fleuve à un simple axe fluvial. Il explique qu'un fleuve est avant tout "l'ensemble des cours d'eau affluents (…) et l'intégration de ses moindres ramifications est indispensable à la compréhension de l'ensemble" 1296 . "Tout fleuve peut être défini par son bassin versant, ensemble spatial cohérent, hiérarchisé en fonction de l'axe fluvial, dont toutes les composantes, sources, affluents, lacs, marais (…) sont solidaires dans le cadre d'un espace délimité par le réseau hydrographique, de sorte que tout phénomène naturel ou toute action humaine affectant l'un des composantes, touche par définition l'ensemble du système (…)" 1297 . C'est un espace "assimilé à un ensemble d'éléments et/ou de réservoirs, atmosphère, couverture du sol, surface du sol, zone aérée, sous-sol, à travers lesquels l'eau a un mode particulier de circulation. Sous l'effet de l'énergie solaire et des précipitations, il est le siège de transformations incessantes, car (…) la circulation de l'eau a d'étroits rapports avec d'autres 1296 Jacques BETHEMONT, Les grands fleuves. Entre nature et société, Paris : Armand Colin/VUEF, 2002, p. 18. 1297 O.c. Jacques BETHEMONT, Les grands fleuves…, p. 12. 302 cycles physiques, chimiques et biologiques selon des interactions complexes. (…) S'y ajoutent les influences humaines, dont certaines vont jusqu'à bouleverser la structure même et le fonctionnement de l'hydrosystème" 1298 . L'analyse d'un hydrosystème exige la prise en compte de relations spacio-temporelles visibles au niveau de l'hydraulique et du régime de sédimentation : "les différents éléments de l'hydrosystème évoluent effectivement avec le temps, et ce à des vitesses différentes. Interviennent des processus d'alluvionnement, d'érosion, de sédimentation, de développement de la végétation (…) de mécanismes de régénération des formes fluviales (…). Ce réseau dense d'interactions (…) [implique que] toute intervention sur cet hydrosystème, même une intervention apparemment ponctuelle, supposée à effet direct et immédiatement contrôlable, pourra avoir de larges répercussions" 1299 . Le concept de l'hydrosystème nécessite donc une démarche pluridisciplinaire qui élargit les connaissances des potamologues 1300 aux savoirs et méthodes des ingénieurs hydrauliciens, des mécaniciens des fluides, des hydrogéologues, des biologistes, des agronomes, des hygiénistes 1301 . Cette approche scientifique permet d'appréhender le projet de barrage Gabčíkovo-Nagymaros dans un cadre spatial et temporel élargi qui restitue la complexité des enjeux, tout en dégageant certaines logiques d'action. Elle attire l'attention sur l'interdépendance des facteurs morphologiques, biologiques, chimiques dont la compréhension contribue au décryptage des oppositions dichotomiques entre argumentaires techniques, économiques, écologiques. Selon Jacques Bethemont, les fleuves ont des caractéristiques ambivalentes qui brouillent les pistes, il y a des "contraintes et menaces d'un côté, [des] opportunités et ressources de l'autre" 1302 . Cette ambivalence se manifeste dans les multiples usages d'un fleuve (cadre de vie, ressource alimentaire, support d'activités agricoles, source d'énergie, réfrigérant, composant industriel, moyen de transport, espace de loisir) 1303 , qui peuvent s'opposer (protection contre les inondations et production hydroélectrique, sauvegarde de la biodiversité et mise en valeur du 1298 Claude COSANDEY (sous la dir.), Les eaux courantes. Géographie et environnement, Paris : Belin, collection «BelinSup Géographie», 2003, p. 3-4 1299 Monique COULET, "Le rôle des associations dans la prise en compte des problèmes d'environnement dans la gestion des grands fleuves", Revue de géographie de Lyon, 4/1992, vol.67, p. 282. 1300 Du grec potamos, le fleuve. 1301 O.c. Claude COSANDEY, Les eaux courantes…, p. 3-4. 1302 O.c. Bethemont, Les grands fleuves…, p. 53. 1303 O.c. Bethemont, Les grands fleuves… p. 131. 303 potentiel hydraulique), que l'avancée des connaissances et l'évolution des mentalités peuvent influencer les priorités scientifiques, politiques et économiques (prise en compte de l'intérêt des zones humides et plaines alluviales pour la régulation naturelle des cours d'eau par exemple). A. La situation avant Gabčíkovo Danube : généralités L'axe fluvial danubien coule d'ouest en est sur une longueur de 2 857 km 1304 et il traverse 10 pays (Allemagne, Autriche, Slovaquie, Hongrie, Croatie, République fédérale de Yougoslavie, Roumanie, Bulgarie, Moldova, Ukraine). Son bassin hydrographique/versant couvre une surface de 817.000 km² (soit 10% du continent européen) sur 18 pays (Suisse, Italie, République tchèque, Pologne, Slovénie, Bosnie-Herzégovine, Albanie, ancienne république yougoslave de Macédoine) grâce à 300 affluents dont une trentaine sont navigables 1305 . Il est le deuxième fleuve d'Europe après la Volga 1306 . Jusqu'à la fin du XIXème siècle, le fleuve conserve un caractère majoritairement naturel caractérisé par un réseau intense de méandres, de bras morts, de marais, une dynamique du régime des eaux et des variations géomorphologiques importantes (Voir la carte n°1). 1304 Chiffre donné par le WWF. La Commission internationale de la protection du bassin danubien donne le chiffre de 2.780 km et l'Encyclopédia Britannica 2.850 km. Il faut dire que le sujet de la source du Danube est controversé puisque plusieurs endroits sont désignés comme tels. "Le Danube possède une source noble et ornée de statues dans le parc de Donauschingen, une autre source bourgeoise un peu en amont aux origines du ruisseau de la Breg, et finalement il suinte d'une prairie bien au dessus de cette source", cf. Jacques BETHEMONT, Les grands fleuves… p. 37. A partir de la source de la Breg, la longeur du Danube est estimée à 2,888 km selon la commission touristique du Danube (www.danube-river.org). Le Danube n'est navigable qu'à partir de Kelheim, soit sur une longueur de 2414,7 km. 1305 Parmi les plus importants on trouve : la Morava et son bassin hydrographique de 26 658 km² qui couvre la République tchèque, la République slovaque (2.227 km² pour une longueur de 114 km) et l'Autriche. La rivière slovaque Váh et son bassin de 19.000 km², la rivière Rába (bassin de 18.000 km²) qui coule en Autriche et en Hongrie. La Save (945 km) qui prend sa source en Slovénie, passe à Zagreb, sépare la Bosnie-Herzégovine de la Croatie, puis de la Yougoslavie. La Drave (700 km) qui prend sa source dans les Alpes italiennes, coule en Autriche, en Slovénie, sépare la Hongrie de la Croatie après avoir reçu la Mur. La Tisza (966 km, bassin de 157.200 km²)qui prend sa source dans le bassin des Carpates en Ukraine (160 km), marque la frontière entre la Roumanie et l'Ukraine, entre la Roumanie et la Hongrie entre en Hongrie, frôle la Slovaquie, avant de traverser la grande plaine Alföld hongroise (695 km sur le territoire de la Hongrie), d'entrer en Yougoslavie et de se jeter dans le Danube entre Novi Sad et Belgrade. 1306 Axe fluvial de 3 690 km, bassin hydrographique de 1.360.000 km². Né en Russie, se jetant dans la mer Caspienne. 304 Le Danube est essentiellement un fleuve de montagne sur son secteur supérieur (de la source jusqu'à la Porte de Devín située au km 1880,26 1307 en amont de Bratislava sur les contreforts occidentaux des Carpates/ Carpates blanches) 1308 . Il change de configuration en pénétrant dans la petite plaine Alföld où la dénivellation décroît brusquement 1309 . Deux bras secondaires, le Maly Dunaj au nord (Petit Danube) et le Mosoni Duna au sud, se détachent du fleuve. Le premier sur la rive gauche dans Bratislava, le second sur la rive droite à partir du village slovaque de Čunovo. Ils rejoignent le Danube respectivement à Komárno et Gönyű, délimitant deux grandes îles : la région de Žitný Ostrov (île au seigle) en Slovaquie et le Szigetköz en Hongrie. Au cœur de ces grandes îles, le Danube forme plus spécifiquement entre Bratislava et Sap un delta fluvial intérieur. C'est une configuration géomorphologique et hydrographique rare en Europe, à distinguer des deltas maritimes, que l'on ne retrouve que plus en aval à la confluence entre le Danube et la Drave à la frontière hungaro-croate (Kopački Rit 1310 ). Stricto sensu, un delta intérieur est un dépôt d'alluvions dans une cuvette continentale quand la diminution rapide du débit ou la réduction de la pente oblige un cours d'eau à abandonner sa charge. Le cours se divise alors en une multitude de bras sur une immense plaine 1311 . Spécificités : delta intérieur et zones humides Ce delta intérieur formé dans cette plaine alluviale s'étale sur 10 km de large sur les deux rives et plus de 50 km de longueur est caractérisé par la baisse de dénivellation1312 , l'instabilité 1307 Contrairement à la coutume sur les autres fleuves, le kilométrage a été marqué en partant de la mer en remontant jusqu'aux sources. 1308 Sur ce tronçon, le Danube s'écoule d'abord en territoire slovaque sur une vingtaine de km marquant une enclave dans laquelle est située la capitale Bratislava, puis le Danube devient mitoyen et le chenal navigable marque la frontière avec la Hongrie sur 140 km. Le Danube coule sur 172 km en Slovaquie, dont 7,6 km en partage avec l'Autriche (km 1880 à 1872) et 142,1 km en partage avec la Hongrie (du km 1850 au km 1708 à la confluence de l'Ipel/Ipoly et du Danube). Le territoire de la Slovaquie est compris à 96 % dans le bassin hydrographique danubien (6% du total et 6% de la population totale du bassin). Le Danube coule sur 460 km en Hongrie. Le territoire hongrois est compris à 100% dans le bassin hydrographique danubien, ce qui représente 11% du bassin total et 13 % de la population. Cf. les informations du site officiel de la Convention internationale pour la protection du bassin danubien : www.icpdr.org . 1309 La pente qui est de 0,037% au début du secteur moyen décroît jusqu'à 0,006 % une centaine de km en aval. Cf. M. LISICKÝ, K. HOLUBOVÁ, Danube in Slovakia, Bratislava, octobre 1999, p. 1. 1310 Zone alluviale de 50.000 km² située à la confluence du Danube et de la Drave. 1311 Le delta intérieur du fleuve Niger situé au Mali est l'exemple le plus connu. A noter également le delta intérieur sur le Okavanga entre la Namibie et le Botswana, appelé "joyau du Kalahari" 1312 "La pente moyenne entre les localités de Devín et de Sap est de 35,5 cm/km (…) sur le secteur jusqu'à Gönuyü, la pente moyenne tombe à 17,2 cm. Plus loin, la pente diminue encore jusqu'à 5,8 cm/km. Ainsi avec le brusque changement de pente, la vitesse du courant varie aussi dans de grandes limites sur le Danube moyen. 305 d'un lit fluvial très sinueux, qui comprend un lacis très dense et enchevêtré de bras latéraux formant un paysage original d'îles et îlots recouverts d'une végétation dense, des bancs de sable très meubles. Il correspond à un style géomorphologique fluvial appelé "anastomose" défini comme étant une variation du style fluvial tressé (sinueux mais rectiligne) caractérisé par "des pentes faibles et une charge sédimentaire plutôt fine favorisant la stabilité des formes". "Le cours d'eau en anastomose est divisé en plusieurs branches sinueuses et étroites enserrant des îles végétalisées" 1313 . Ces branches forment un réseau. Le delta s'est formé au quaternaire par l'accumulation de sédiments et l'on y retrouve une couche de sable et de graviers (poreuse et perméable) pouvant aller jusqu'à 600 m d'épaisseur (25 m à Bratislava, 400 m à Gabčíkovo, 15 m à Komárno) qui agit comme un filtre naturel des eaux qui rejoignent la nappe phréatique. Cet aquifère d'un volume total estimé entre 13 et 14 km³ d'eau (soit approximativement 12 fois le volume du lac d'Annecy) est alimenté principalement par le Danube. C'est la plus grande réserve en eau potable d'Europe centrale 1314 . Même en période de basses eaux, le Danube approvisionne la nappe phréatique en eau, mais c'est surtout en période de crues que la recharge fonctionne. Selon la dynamique naturelle, après une inondation, la direction du flux des eaux souterraines s'inverse (d'aval en amont) ce qui permet l'évacuation des sédiments (renversement d'un processus comparable à la percolation), le maintien de la capacité de filtration et de bonnes conditions de recharge de la nappe. La nappe participe à la régulation des débits en absorbant une partie des eaux en cas de crue et la restituant en cas de sécheresse. Cette dynamique et les variations fortes et fréquentes du niveau d'eau (de 4 à 5 mètres) sont les caractéristiques du delta intérieur qui est un système dit "pulsé" car l'eau, selon les situations, subit de fortes aspirations vers le bas et vers le haut. Ce delta est composé d'une grande variété d'écosystèmes. Il accueille une faune importante qui se nourrit et trouve refuge dans les entrelacs des chenaux et une flore spécifique : forêts Elle est de 6 à 9 km/h sur le secteur Devín/Gönyü, de 3,6 à 4,8 km/h sur le secteur Gönyü-Belgrade", cf. MarieMadeleine DAMIEN, Situation, problèmes et perspectives d'évolution de la navigation fluviale dans l'Europe du marché commun, thèse d' État : géographie, Nantes, 1995, 4 vol., 1228 f. 1313 O.c. Claude COSANDEY, Les eaux courantes… p. 106. 1314 Le WWF indique que cet aquifère approvisionne en eau potable près d'un million de personnes dans la région de Bratislava, ainsi que les habitants du Szigetköz. L'eau serait même acheminée jusqu'à Budapest. D'après les estimations citées par l'organisation environnementale internationale, l'aquifère pourrait produire trois fois plus d'eau que la quantité consommée à Budapest (2 millions d'habitants), cf. WWF, How to save the Danube floodplains, Communiqué de presse, 1997, p. 19. 306 alluviales très originales à bois dur, saules et peupliers pionniers, marais, prairies humides, roselières. Les zones humides sont considérées comme les milieux naturels les plus productifs au monde. Elles assurent des fonctions vitales très importantes comme le stockage de l'eau, la maîtrise des crues (rôle d'éponge) et de l'érosion, le renouvellement des nappes phréatiques, la restitution des eaux souterraines, l'épuration de l'eau par la rétention des éléments nutritifs, des sédiments et polluants, et enfin la stabilisation des conditions climatiques locales (régime des précipitations, température). Des fonctions aussi bien écologiques qu'hydrologiques qui participent à la conservation de la diversité biologique 1315 . Les forêts alluviales ou ripisylves jouent aussi un rôle de filtre en période de hautes eaux et contribuent à la stabilisation des berges 1316 . Hydraulique et politique : régime et gestion des eaux En ce qui concerne le régime du fleuve, hautes et basses eaux constituent des variations saisonnières habituelles et il faut distinguer les événements hydrologiques plus extrêmes que sont les crues et les étiages (débits exceptionnellement faibles des rivières). Les crues ont en général un rôle important dans tout hydrosystème 1317 et particulièrement pour ce secteur danubien. En été, le secteur danubien moyen souffre rarement de sécheresse en raison des possibles inondations estivales (exceptions notées ces dernièers années). Les inondations entraînent une hausse des eaux souterraines qui alimentent ainsi le territoire environnant par inflitration, assurant un débordement en surface qui inonde la plaine alluviale. Le sol est maintenu humide et est alimenté par les nutriments, stimulant une croissance végétale plus rapide que la normale pour les forêts mais aussi l'agriculture (prairies humides). Un deuxième pic d'inondation intervient généralement en avril. Il est essentiellement causé par les pluies printanières et les eaux de ruissellement des terres basses et des collines, alors que le pic d'été correspond à la fonte des neiges du bassin versant. L'automne est traditionnellement une période de basses eaux sur le cours moyen. Cette saison est le reflet de l'été sec, en décalage 1315 "Qu'est-ce qu'une zone humide", Dossier d'information Ramsar n°1, Convention sur les zones humides, voir le site officiel de la convention Ramsar sur les zones humides : www.ramsar.org. 1316 O.c. Bethemont, Les grands fleuves… p. 47. Voir également Nigel DUDLEY, Sue SOLTON (dir.), Running pure. The importance of forest protected areas to drinking water, Août 2003, rapport de recherche de l'alliance entre la Banque mondiale et le WWF pour la protection des forêts et leur utilisation durable. Cf. www.panda.org. 1317 Les crues curent le fonds du lit, elles enrichissent la plaine alluviale et les milieux secondaires (bras du fleuve) qui sont des lieux de reproduction et des refuges pour les poissons en cas de pollution. L'eau s'étale dans 307 avec les étiages du secteur inférieur du Danube (qui débute en aval des Portes de fer jusqu'à la mer Noire). Après la grande plaine Alföld (Hongrie, République fédérale de Yougoslavie, la région roumaine du Banat) un changement du régime des eaux est visible à partir de la confluence du Danube avec la Tisza et la Save (autour de Belgrade). Sur ce secteur, le Danube connaît un débit maximum au printemps entre avril et mai et minimum en automne. Ces affluents et la Drave influencent grandement le régime du Danube en multipliant son débit par 2,2. Sur le secteur moyen, le Danube peut geler durant les hivers les plus sévères. Des blocs de glace peuvent s'entasser autour des îles et bloquer le courant, causant de désastreuses inondations 1318 . Sur le secteur moyen qui nous concerne ici plus directement et qui est le plus grand des trois secteurs (du km 1880,20 au km 955, à Orsova en Roumanie), après la confluence de l'Ipeľ/Ipoly et du Danube (km 1708,20), le fleuve perd son statut de fleuve frontière. Il forme un grand coude une fois entré dans les gorges de Visegrád 1319 (monts de Visegrád sur la rive droite composés des collines du Pilis, des monts Börzsöny) et les spécificités hydrologiques et géologiques assurent le pompage d'une eau potable qui ne nécessite pas de traitement chimique. L'essentiel de l'approvisionnement de Budapest est en effet assuré par des centaines de puits situés en majorité dans l'île de Szentendre au nord de la capitale mais aussi dans l'île de Csepel au sud. Des puits très profonds collectent les eaux de nappes phréatiques alimentées par le Danube. Celles-ci sont filtrées naturellement par une couche de sable et de gravier caractéristique de la géologie de la zone, et n'imposent qu'un contrôle biologique 1320 . En matière de gestion d'eau, la Slovaquie dispose de stations de captage sur le seuil géologique du delta intérieur du Danube, sur l'île de Sihoť en aval de Bratislava, et à la plaine alluviale, ce qui ralentit sa course, et diminue les risques d'inondation pour le bassin situé en aval puisque l'eau s'inflitre en partie dans les nappes. 1318 "Dans les régions où sévit le gel, embâcles et débâcles peuvent être à l'origine d'ondes dévastatrices" , cf. C. COSANDEY, Les eaux courantes…, p. 93. En mars 1838, une crue glaciaire a dévasté Budapest. L'eau est montée de 1 029 cm causant la destruction de 38% des bâtiments, cf. interview de Győző BOGNAR réalisée par Olivier JAKOBOWSKI, "La Hongrie, un pays de l'eau douce", L'un et l'Autre, mai 2002, n°17 [webzine http://esteurop. free.fr consulté en septembre 2003]. Une telle menace résurgira à l'occasion du blocage de la voie d'eau par les débris suite au bombardement des ponts en Voïvodine par l'OTAN en avril 1999. Voir le descriptif consacré à l'économie. 1319 La ville de Visegrád est un site historique, on y trouve la Tour de Salomon, ruine de l'ancienne résidence d'été des Rois de Hongrie du Moyen-Age. 308 Pečniansky Les sur la rive gauche. Elles approvisionnent la capitale en eau potable (capacité de 1500 à 1600 l/s). Des stations de captage 1321 ont été installées sur la rive gauche du Danube en aval de Bratislava dans les années 1970, à Kalinkovo (1972) et Šamorín (1975) 1322 . Suite à la détection de fer et manganèse dans les eaux du premier puits (élément de la composition géologique de l'aquifère présenté comme naturel par les experts scientifiques 1323 ), la profondeur des pompages où le captage est effectué a été augmentée de 21-55 m à 40-80 m. Le problème principal des autorités est alors de protéger ces infrastructures des inondations, sources de pollution en surface. Aménagements fluviaux Les premiers aménagements fluviaux 1324 sur le Danube datent de 1830 et sont mis en oeuvre en Haute Autriche. Un premier barrage hydroélectrique est construit sur le Danube en Bavière à Vilshofen en 1927, mais la grande vague de construction hydraulique en Europe commence vraiment dans les années 1950 : création de réservoirs sur le fleuve et ses affluents pour l'irrigation, approvisionnement en eau, et construction de centrales hydroélectriques pour alimenter l'industrie en énergie. L'Autriche établit alors un plan national de construction de 11 barrages hydroélectriques sur le tronçon danubien. En matière de gestion de l'eau et d'aménagement fluvial, la Hongrie est un pays avancé 1325 . Il y circule en moyenne la plus grande quantité d'eau au monde. C'est un pays de transit car les réserves en eau sont dépendantes des pays voisins où la quasi totalité des cours d'eau hongrois 1320 Cf. le site officiel du service des eaux de Budapest, Fővárosi Vízművek www.vizmuvek.hu Elles fonctionnent différemment des puits filtrant sur berges de Budapest puisque l'eau provient des profondeurs de l'aquifère ce qui d'après les experts slovaques, garantit une meilleure qualité et ne nécessite pas de traitement, cf. Igor MUCHA (dir.), "Groundwater quality processes after the bank filtration from the Danube at Čunovo", dans C. RAY (dir.), Riverbank filtration, Pays-Bas : Kluwer Academic Publishers, p. 177-219. 1322 Igor MUCHA (sous la dir.scientifique), Visit to the area of the Gabčíkovo hydropower project, Bratislava, 1999, p. 15-16 1323 O.c. Igor MUCHA, Visit to the area…, p. 16 1324 On entend par aménagement fluvial les travaux de régulation qui ont pour objectif d'assurer la stabilité du lit du fleuve, de garantir des conditions sûres de navigation et la protection contre les inondations. Ils comprennent donc les interventions techniques qui consistent à couper les méandres d'un fleuve pour le rendre rectiligne, le dragage du lit et la construction d'épis pour obtenir une profondeur optimale, le bétonnage des berges et la canalisation des eaux, mais aussi la construction de réservoirs et de digues de protection. 1325 "La Hongrie a une tradition exceptionnellement longue dans le domaine de l'hydrogaphie, de la régulation fluviale et de la gestion des eaux (…) elle profite d'une longue expérience, d'un savoir faire étendu et de quantités de données sur les caractéristique hydrographiques du pays", cf Rapport national 1998 de la Hongrie dans le cadre du Programme de réduction de la pollution du Danube, voir le site officiel de la Convention 1321 309 prennent leur source : le Danube, la Drave et la Tisza fournissent 90% des eaux de surface. Pays de plaine, les 2/3 du territoire sont inondables ce qui implique des préoccupations en matière de protection contre les inondations. Des travaux de drainage entrepris à une grande échelle dès le XIXème siècle permettent de récupérer de manière permanente ou saisonnière près de 3.700.000 hectares. 4.000 km de digues sont construites pour un réseau de 2.800 km de rivières 1326 . Les travaux d'aménagement qui coupent les méandres des cours d'eau pour les rendre rectilignes et plus maîtrisables réduisent le secteur hongrois du Danube de 495 à 417 km, et de la Tisza de 1.419 à 966 km. Des travaux de régulation sont entrepris dans le Szigetköz et la région de Žitný Ostrov dans les années 1960 avec pour objectif d'assurer des conditions stables de navigation et de protéger les régions riveraines contre les inondations 1327 . Ils ont consisté à refaçonner le lit du Danube sur la section du delta intérieur pour le rendre rectiligne. Les interconnexions du lit avec la multitude de bras ont été partiellement bloquées, de manière à assurer un niveau d'eau optimal dans un chenal unique au lieu de la dispersion habituelle. Cette dernière n'est plus assurée que dans les périodes de hautes eaux sur de courtes périodes chaque année 1328 . Un autre aspect des travaux de régulation a consisté à établir des digues de protection à quatre kilomètres du lit principal 1329 , maintenant au sein du delta une large zone alluviale dite "active" sur laquelle pouvait s'étendre le Danube en cas de crue. D'autres interventions sont également effectuées ponctuellement afin d'assurer un chenal navigable stable pour le transport de marchandises sur le tronçon Bratislava-Budapest. Si le port de Bratislava est ensablé alors que le lit du Danube est creusé demesurément en aval dans le delta, le lit du Danube sur le reste du secteur mitoyen du Danube reste très instable. Les internationale pour la protection du bassin danubien : www.icpdr.org ainsi que le site consacré au musée, aux archives et à la librairie hongroise des eaux : www.dunamuzeum.org [en hongrois]. 1326 A titre de comparaison, la Slovaquie possède sur son territoire 49,800 km de rivière. 96% de son territoire est drainé en direction de la mer Noire via le Danube (4% vers la mer Baltique via le bassin de la Vistule). 1327 La région est durement touchée par des inondations en 1954 et 1965. En 1945 des digues de protection à Szigetköz se rompent et 33.000 ha sont inondés. En 1965, les digues se sont rompues à Čičov et Patince inondant 65.000 ha dans la région de Zitny Ostrov, entraînant l'évacuation de 54 000 habitants d'importants dégâts mobiliers et agricoles. 1328 Dix-sept jours par an quand le débit du Danube atteignait des valeurs entre 2 500 et 4 000m³/s, selon les experts slovaques qui prennent les années 1960 comme base de référence. D'après le WWF, la plaine alluviale active située entre les digues et le lit mineur aurait été inondée entre 32 et 36 jours par an après les aménagements, cf. WWF, How to save the Danube flooplains, communiqué de presse, 1997. 1329 Voir les cartes n°2 et 3 en annexe. 310 bancs de sable y sont nombreux en période de basses eaux où les bateaux peuvent s'échouer 1330 . Ce secteur subit par ailleurs les effets en chaîne de l'érosion accentuée du delta. Un cours d'eau ne se limite pas à un écoulement liquide. Un courant fluvial est constitué d'eau et d'une charge (transport de sédiments en suspension dans la masse d'eau ou de matériaux dits "granulats" par progression sur le fond du chenal) qui provient de l'érosion des versants et des berges et répond à des mécanismes physiques. La charge sédimentaire détermine la géomorphologie de la rivière, la stabilité des méandres et des berges. L'érosion est un phénomène naturel, elle modifie la physionomie des fleuves, apporte des matières nutritives, et façonne les habitats aquatiques. Il existe un équilibre entre la charge sédimentaire de la rivière et son débit liquide. Tout aménagement et endiguement canalisant une rivière l'empêchent d'éroder les berges et de se charger en particules. En cas de rupture de cet équilibre, les eaux peuvent éroder les berges ou le fond pour augmenter la charge sédimentaire. Il existe également un phénomène d'érosion régressive qui recouvre le prélèvement en amont de matériaux pour combler les déficits en aval. Phénomène essentiellement lié à l'extraction de granulat (sable et gravier) qui permet à la fosse d'érosion originelle de se combler. A la fin des années 1970 au niveau du delta intérieur le Danube est dépourvu de la plus grande partie de sa charge sédimentaire retenue dans les multiples ouvrages hydrauliques allemands et autrichiens situés en amont. Le secteur supérieur du Danube (des sources jusqu'à la Porte de Devín) est en effet en grande partie régulé pour les besoins de la navigation, la production hydroélectrique, l'approvisionnement en eau. Cela a accru son énergie et son pouvoir érosif sur la partie la plus vulnérable du lit entre Bratislava et Sap. Cette charge est ensuite déposée plus en aval, accentuant l'instabilité du lit, notamment autour des îles Helemba à l'entrée des gorges de Visegrád, où la navigabilité est déjà problématique (km 1714 à 1710) 1331 . L'exploitation commerciale du sable et du gravier extraits directement du lit du Danube (matériaux de construction) qui est alors pratiquée par les deux pays accentue le phénomène d'érosion en perturbant le processus de recharge de la nappe phréatique et les systèmes d'approvisionnement en eau potable (Budapest). 1330 L'existence d'obstacles à la navigation que sont des épaves de bateau et péniche sont d'ailleurs notées sur les cartes nautiques en aval de Sap (ex. au km 1795, 1781, 1772…). 311 D'après certaines estimations, le lit du Danube sur le tronçon du delta intérieur aurait baissé de près d'1,50 m entre 1974 et 1990 suite à ces excavations, et sans celles-ci, l'érosion n'aurait entamé le lit que de 50 centimètres 1332 . Premier bilan En résumé, au niveau du delta intérieur, ces aménagements 1333 ainsi que les incidences du développement urbain en aval, autant à Bratislava 1334 que sur le secteur supérieur se combinent pour modifier le processus naturel de sédimentation, en accroissant le phénomène de l'érosion. L'approfondissement du lit occasionne l'isolement de certains îlots et bras secondaires du delta intérieur, l'asséchement de forêts alluviales et de bras secondaires (notamment les deux plus importants, le Mály Dunaj et le Mosoni Duna) et la transformation de biotopes. Limitant aussi l'étendue de la zone inondée, les altérations du lit fluvial améliorent incidemment l'accessibilité de parcelles restées inexploitées jusque là, permettant la mise en place d'une monoculture de peupliers hybrides. L'intensification de la sylviculture est responsable de la disparition d'espèces autochtones qui donnent moins de rendement (saules blancs, peupliers blancs et gris) ou de leur cantonnement sur les berges. 1331 Le chenal navigable est limité en largeur et en profondeur par la présence de ces dernières îles du secteur moyen, lieu de reproduction de certains oiseaux. Cf. WWF, How to save the Danube floodplains, p. 44. 1332 Les opposants estiment que ce sont principalement les travaux de construction du canal de dérivation (du quartier de Petržalka) qui ont aggravé la situation de manière à justifier l'intervention et rendre inéluctable des aménagements massifs. Les partisans d'un aménagement plus mesuré dénoncent principalement les interventions humaines et minimisent la combinaison des phénomènes, cf. Alexander ZINKE, Klaus KERN, "Rehabilitation of the Danube in the reach affected by the hydropower system of Gabčíkovo" dans Procreeding Symposium for living water, janvier 2000, Budapest, p. 130-139. 1333 Soulignons qu'à cette même période des travaux d'aménagement de grande envergure sont conduits dans la capitale autrichienne de manière à protéger la ville contre les inondations (dernière en date : 1965). Un canal dénommé "nouveau Danube" est construit dans la plaine alluviale au nord de la ville pour recevoir les eaux du fleuve en cas de crues (il se transforme en lac grâce à des barrages) et une île est créée entre ce canal et le lit du Danube avec les matériaux récupérés des travaux d'excavation. Le chantier débute en 1972 et la plus grande partie des ouvrages est terminée en 1988. cf. présentation de l'ingénieur Franz MICHLMAYR, "Solution on the Danube in Vienna", Aqua print, 06.1999, voir www.aquamedia.at 1334 Le développement urbain et industriel de Bratislava comme la construction du quartier de Petržalka, de stations de captage pour l'approvisionnnement en eau potable, la mise en place de digues de protection contre les inondations, d'une couverture imperméable autour de la raffinerie Slovnaft pour éviter l'infiltration des pollutions (située sur la rive gauche du Danube dans Bratislava) ont également contribué à la baisse du niveau d 'eau de la nappe phréatique selon les experts slovaques, cf. Igor Mucha (dir.), Visit to the area…, 312 Ces altérations volontaires ou induites apportées au milieu naturel ont pour conséquence directe l'accroissement de l'instabilité du lit du Danube (problèmes de navigabilité), et la baisse du niveau des eaux souterraines. Le fonctionnement hydrologique pulsé du delta sont conservés après les travaux de rectification du chenal principal navigable et la construction de digues entrepris à la fin des années 1960 délimitant une zone inondable fonctionnelle de plusieurs kilomètres de large occupée par des bras latéraux, des forêts et prairies alluviales et la dynamique hydrologique naturelle du fleuve. Dans les faits, les conditions de débit désormais nécessaires pour recréer l'interconnexion entre le Danube et les bras secondaires (2,500m³), et pour inonder toute la plaine alluviale (5.000m³), ne se seraient que rarement produites entre les années 1970 et 1990 pour maintenir un niveau d'eau suffisant dans le réseau de branches et beaucoup d'entre elles se seraient desséchées périodiquement 1335 . A titre de comparaison en matière d'aménagements, on peut citer les ouvrages des Portes de fer construits plus en aval là où le Danube traverse les gorges de Kazan, rencontre du plateau calcaire yougoslave et des Carpates méridionales roumaines. Les travaux d'aménagement sur cette cataracte ont commencé dès le XIXème siècle. Les barrages des Portes de fer ont été construits en deux temps (Porte de fer I 1964-72, puis de Porte de fer II en 1982), ils ont résolu ce goulet d'étranglement en submergeant les rapides et régulant le fleuve sur près de 280 km en amont (jusqu'à Belgrade). Ils représentent l'intervention majeure de régulation sur le secteur moyen où le Danube coule librement. …et l'écologie ? L'intérêt écologique du site concerné par le projet hydroélectrique Gabčíkovo-Nagymaros n'est pas reconnu dans les années qui précèdent le projet ni par Budapest, ni par Prague. La Hongrie a pourtant déjà désigné deux parcs nationaux (1973 : parc d'Hortobágy, 1975 : parc de Kiskunság) et le thème environnemental s'impose progressivement tant sur la scène nationale qu'internationale 1336 . La constatation d'une dégradation liée aux effets de la pollution industrielle 1337 , agricole (usage intensif de pesticides) et urbaine 1338 s'impose en ce qui 1335 M. LISICKÝ, K. HOLUBOVÁ, Danube in Slovakia, Bratislava, Octobre 1999, p. 2. Les Nations Unies organisent en 1972 à Stocholm la première conférence internationale consacrée à l'environnement. 1337 Par exemple, 50% de l'industrie chimique slovaque sont localisés à Bratislava et les cas les plus connus d'entreprises polluantes sont l'usine de pesticides Georgi Dimitrov (CHZJD), et la raffinerie et entreprise 1336 313 concerne le delta et le Danube en général. Le secteur compris entre Vienne et Budapest est le plus habité et le traitement des eaux usées n'y est pas assuré. On y dénombre d'importants pôles industriels et les affluents qui se jettent dans le Danube sont des rivières elles-mêmes très polluées (Morava, Váh). La Hongrie a interdit la baignade dans le Danube dès la fin des années 1960 1339 . A partir du début des années 1970, les signes de dégradation sont de plus en plus manifestes (notamment sur le Mosoni Duna) et contrecarrent les messages officiels qui taisent ou minimisent les accidents industriels, l'apparition de graves crises écologiques 1340 ou même les effets des catastrophes naturelles comme les inondations. Des efforts sont entrepris à l'échelon national en Hongrie avec la création d'une agence nationale de protection de l'environnement et de la nature (OKTH- Országos Környezet és Természetvédelmi Hivatal) en 1977 1341 . Son influence est minime. De l'autre côté du rideau de fer en Autriche, à quelques kilomètres du delta dans la plaine alluviale de la Morava, le WWF rachète des terres en 1970 de manière à créer à Marchegg une réserve naturelle de 1 120 ha pour protéger une colonie de cigognes blanches (couvrant des forêts, des prairies alluviales et des bras secondaires de la Morava). Cette réserve est désignée en 1978 par le bureau du gouvernement de la Basse Autriche comme zone de protection de la nature et constitue un point de repère pour la zone qui nous concerne. B. Situation prévue par le projet Gabčíkovo-Nagymaros (Traité de 1977) Le complexe hydroélectrique Gabčíkovo-Nagymaros était appelé à résoudre les problèmes en maîtrisant le fleuve entre Bratislava (km 1860) et Nagymaros (km 1696). Il s'inscrivait dans le cadre d'un programme plus large de grands travaux qui comprenaient la construction d'une pétrochimique Slovnaft qui ne traitent pas les déchets et laissent échapper de grandes quantités de produits dangereux dans la nature. 1338 Explosion du développement urbain, notamment à Bratislava où sur la rive droite du Danube est construit le quartier de Petržalka 1339 L'Académie hongroise des sciences commence à s'occuper d'environnement dans les années 1960. 1340 La pollution du lac Balaton par les rejets agricoles véhiculées par la rivière Zála est particulièrement préoccupante pour le régime qui a ouvert ses frontières aux touristes et espère tirer des revenus de la mise en valeur de certains sites. 1341 Dirigée par le secrétaire d'État György Gonda, cette autorité bénéficie dans les textes d'une juridiction nationale. Elle est chargée de coordonner et de superviser le contrôle de la pollution et de diriger le programme de protection de l'environnement visant prioritairement à "prévenir les nuisances et le danger". 314 centrale hydroélectrique en amont à Wolfsthal en Autriche (km 1873 entre Vienne et Bratislava) et en aval à Ádony en Hongrie (km 1601). Il était présenté comme une "nécessité technique" pour remédier à la dégradation du Danube 1342 . Les plans conjoints hungarotchécoslovaques avaient pour objectif de brider la dynamique naturelle des eaux, de garantir la navigabilité toute l'année, de mettre en valeur les ressources hydrologiques et la puissance hydraulique du fleuve. Le projet de 1977 prévoyait que la retenue des eaux dans un réservoir de 60 km², réparties par le barrage de Dunakiliti entre un canal de dérivation 1343 et le lit originel du Danube. Les eaux pouvaient être maintenues à un niveau optimal (6,5 m au-dessus du niveau du sol à Dunakiliti) pour assurer la bonne navigabilité en amont du réservoir jusqu'au canal de dérivation, ainsi que la production hydroélectrique à Gabčikovo selon un régime de pointe et la redistribution artificielle des eaux pour les besoins de l'agriculture, la sylviculture, la pisciculture et le développement du tourisme local. Régime de pointe pour la centrale hydroélectrique Un régime de pointe consiste à récupérer un maximum d'énergie en retenant les eaux dans un réservoir (relèvement du plan d'eau pour accroître l'énergie potentielle) pour turbiner avec des débits renforcés artificiellement. Dans le projet de 1977, les eaux devaient s'accumuler pendant 19 heures dans le réservoir Hrušov, avant d'être turbinées et parvenir cinq heures plus tard au barrage de Nagymaros. Situé à 130 km en aval (km 1696) ce deuxième barrage devait avant tout contenir les effets d'onde de Gabčíkovo, et produire également de l'électricité sur la base d'un fonctionnement "au fil de l'eau". Entre les deux, le lit du Danube devait être régulé et les berges renforcées pour supporter les lâchés induits par une production électrique de pointe, assurant par là même la disparition des goulets d'étranglement du trafic fluvial. D'après des estimations hongroises, la vague d'onde produite par la centrale de Gabčíkovo en régime de pointe d'une hauteur de 4 m en aval de la centrale était réduite grâce au barrage de Nagymaros à 1,5 à 2 m à Győr puis1 m de hauteur à Komárno 1344 . 1342 Citation du plénipotentiaire slovaque Dominik Koncinger extraite de la préface du rapport d'évaluation de l'impact environnemental : Gabčíkovo part of the hydroelectric power project. EIA on six year monitoring, Bratislava, Faculté des sciences naturelles, Université Comenius, 1999, consultable sur le site www.gabcikovo.sk . 1343 On distingue généralement deux parties : le canal d'amenée (17 km), et le canal de fuite (8 km), encore appelés canal d'amont, canal d'aval. 1344 O.c. WWF, How to save the Danube floodplains…, p. 44. 315 Objectifs poursuivis La maîtrise du régime des eaux, la disparition des grandes fluctuations de niveau et le ralentissement du courant s'inscrivent dans le contrôle volontaire et nécessaire de la nature visant à sécuriser les populations riveraines en réduisant le risque des inondations et permettant la valorisation de terres inondables non productives alors que très fertiles. L'infiltration des eaux du réservoir de Hrušov est considérée comme une solution à la baisse des eaux souterraines puisqu'elle garantit un approvisionnement de l'aquifère. L'approvisionnement artificiel en eau de la plaine alluviale à partir de prises d'eau installées sur le réservoir devait améliorer le système d'irrigation de l'agriculture locale et garantir une meilleure répartition sur l'année et sur l'espace. Le traité de 1977 prévoyait qu'un débit entre 50 et 200 m³/s devait être lâché par le barrage de Dunakiliti dans le lit original du Danube 1345 . Ceci correspondait selon les experts slovaques à un niveau de basses eaux tel que recensé dans les années 1950-60, années de référence en matière de fonctionnement naturel du Danube dans le delta. En matière d'environnement, le traité de 1977 comprenait de courtes clauses portant sur la réhabilitation de la végétation (chapitre III - Réalisation du systèmes d'écluses - Article 5 Partage des coûts et répartition du travail), deux articles répondaient plus directement à des considérations environnementales et un chapitre (XIII) était consacré à "la protection de l'environnement naturel". Ce dernier comportait un article (15) sur la protection de la nature : "Les parties contractantes devront s'assurer, selon des méthodes spécifiées dans le plan contractuel conjoint, du respect des obligations en faveur de la protection de la nature qui se présenteront pendant les travaux de construction et l'exploitation du système d'écluses". Ainsi qu'un article sur les "intérêts de la pêche" 1346 . Or, comme sur la question de la frontière, les problèmes resteront en suspens dans la mesure où aucun plan contractuel conjoint ne sera jamais négocié. 1345 Chiffre donné par Miroslav Liška, ingénieur slovaque impliqué dans le projet de 1977 puis la construction de la Variante C, dans Olga VAVROVÁ, Gabčíkovo, Bratislava, avril 1993 [plaquette de promotion de la position slovaque]. 1346 Respect de l'accord sur la pêche sur le Danube conclu à Bucarest le 29 janvier 1958. 316 C. Situation de l'hydrosystème après la construction du projet Gabčíkovo. La situation actuelle ne saurait être évaluée uniquement à partir de la description des plans hydrotechniques décrits plus hauts. Ces derniers n'ont en effet jamais été réalisés 1347 et ce qui existe aujourd'hui en lieu et place du projet Gabčíkovo-Nagymaros et des ouvrages complémentaires espérés en amont et aval (Wolfsthal, Ádony, ) c'est un projet tronqué (absence du barrage de Nagymaros) repris unilatéralement par les Slovaques et connue sous le nom de Variante C, ou de "solution provisoire" 1348 . Cette Variante C a été elle-même largement modifiée par de nombreux travaux supplémentaires dites "mesures correctrices", mises en œuvre progressivement à partir d'octobre 1992, date du détournement du Danube dans le canal de dérivation. A noter que le chantier est encore inachevé à l'heure actuelle. La Variante C La modification la plus importante de la Variante C est le remplacement du barrage de Dunakiliti (rive droite au km 1842 sur le territoire hongrois), abandonné officiellement par les Hongrois (mai 1992), par un barrage à Čunovo, situé en amont sur le seul territoire slovaque (rive droite au km 1851,75) 1349 . Cet ouvrage détourne le fleuve avant qu'il ne devienne mitoyen. Il affecterait directement 3 900 ha de champs, 3 400 ha de forêts alluviales en Slovaquie, et 2 000 ha en Hongrie et influencerait indirectement 8 000 ha de forêts alluviales dans les deux pays. Ce changement a entraîné de nombreuses autres modifications comme la réduction de la taille du réservoir de Hrušov (de 4 000 à 6 000 ha) ainsi que la construction d'une digue joignant le barrage de Čunovo au village de Doborhošť (voir la carte n°3 en annexe) 1350 . Ce changement, justifié par le désengagement hongrois, induit qu'un tiers du territoire hongrois qui avait été 1347 Des travaux ont bien été entrepris pour la construction du barrage hydroélectrique de Nagymaros (km 1696) dans les années 1980. Ils se sont toutefois limités au dragage du lit (accentuer la pente et accroître le potentiel hydroélectrique) et à l'édification de digues pour canaliser le Danube, que des travaux de réhabilitation du site, achevés en 1996, ont pu en partie faire disparaître. L'argument majeur en faveur de la suspension de cette partie du projet était les menaces en terme de qualité et quantité pesant sur l'approvisionnement en eau potable de Budapest, une baisse de niveau des nappes phréatiques ayant été déjà constatée dans les puits filtrant sur berge de l'île Szentendre. 1348 Les Tchécoslovaques annoncent qu'ils "retireront" la Variante C dès que la Hongrie aura repris ses engagements tels que définis en 1977. 1349 Le Danube devient la frontière entre les deux États à partir du km 1850,20, avant les deux rives sont slovaques. 317 défriché et entouré de digues (ceinture du réservoir) reste inexploité en Hongrie. Il implique que les Slovaques sont maîtres des eaux et décident de leur répartition entre le canal de dérivation et le lit originel du Danube. Cette question de la répartition est au cœur de la dispute qui oppose les deux pays depuis le détournement du Danube (26 octobre 1992) pour les Hongrois qui estiment trop faible le débit alimentant le lit et la plaine alluviale. La question du partage de l'eau est importante dans la mesure où l'alimentation en eau de la partie hongroise du delta, région du Szigetköz (rive droite), en dépend. Sur la rive gauche du delta (territoire slovaque), le canal de dérivation a isolé une langue de terre et trois villages slovaques 1351 peuplés à majorité hungarophone. Cette bande de terre est également isolée du lit du Danube 1352 par des barrages de pierres construits de manière à bloquer les interconnexions avec les bras secondaires. L'aménagement de cette zone constitue d'une des mesures correctrices les plus importantes apportée à la Variante C 1353 . Elle est en fait alimentée depuis mai 1993 par un système de prise d'eau (à partir du réservoir de Hrušov) situé à Dobrohošť (capacité maximale de 240m³/s) 1354 supposé reproduire artificiellement les inondations du Danube 1355 . Des aménagements ont également été entrepris à l'intérieur, séparant la zone en 7 secteurs, établissant des seuils en cascade et des passages (buses) entre plans d'eau de manière à cantonner les eaux dans des parties bien délimitées et éviter les effets de rétroaction, qui renverraient l'eau en direction du réservoir 1356 . Le niveau des eaux dans le lit originel du Danube ayant chuté de 2 à 3 mètres depuis le détournement, il existe désormais 1350 3 900 ha de terres agricoles et 5 400 ha de forêts ont été détruits pour construire le projet Gabčíkovo (chiffres du WWF). 1351 Le désenclavement est assuré par une route qui relie désormais directement la région à Bratislava via le barrage de Čunovo, par la centrale hydroélectrique de Gabčíkovo mais également par un ferry entre Kyselica et Vojka nad Dunajom. 1352 Trois villages prééxistant aux aménagements se sont trouvés isolés sur cette "île" : Dobrohošť, Vojka nad Dunajom et Bodíky. 1353 "Le projet 1977 n'aurait en effet prévu l'approvisionnement de cette zone que via un canal d'infiltration longeant le canal de dérivation. Or les faits montrent aujourd'hui que l'infiltration est minime et ne pourrait même pas alimenter les canaux d'irrigation comme cela était également prévu" cf. O.c. LISICKY, HOLUBOVA, Danube in Slovakia… p. 4. 1354 Exception faite de la partie supérieure au Nord-Est du village de Dobrohošť qui se dessèche depuis 1993 faute d'un débit suffisant (supérieur à 100m³/s) fourni par la prise d'eau située dans le réservoir. O.c. LISICKY, HOLUBOVA, Danube in Slovakia, p. 7 et 10 1355 Le rapport scientifique officiel slovaque de 1999 indique que la première inondation artificielle de la rive gauche a été réalisée entre le 19 juillet et le 8 août 1995 et a donné des résultats équivalant à des conditions de débit "avant le barrage" estimées entre 3000 et 4500m³/s. Igor MUCHA (dir.), Visit to the area of the Gabčíkovo hydropower project, Bratislava, 1999, p. 18. 1356 Obstacles infranchissables pour les poissons, dont de nombreuses espèces rhéophiles ont disparu avec la disparition des flux torrentiels qui constituaient leur habitat privilégié. 318 une différence importante de niveau d'eau entre la rive gauche du delta et le lit du Danube et une véritable coupure de l'écosystème en deux parties distinctes. Mesures correctrices en Slovaquie et statu quo en Hongrie Le WWF-Autriche relève dans un rapport publié en 1997 1357 que le système d'approvisionnement artificiel en eau de la rive gauche du delta ne fonctionne pas aussi bien que prévu. L'eau s'infiltrerait rapidement pour alimenter au détriment de l'approvisionnement de surface de la partie du delta la plus éloignée de la prise d'eau 1358 . En outre, seules deux expériences de simulation auraient été menées en 1995 et 1997 (24 avril au 26 mai), et l'évaluation du premier essai soulignerait les défaillances géographiques du système (ceinture asséchée de 200 m en bordure du lit originel du Danube ainsi sur la partie supérieure de la zone 1359 ) et la trop courte période d'inondation (3 à 5 jours). Ces mesures de soutien d'étiage ne remplacent pas la dynamique fluviale 1360 dans la mesure où l'eau est amenée à stagner dans les parties basses généralement et naturellement mises à nue une grande partie de l'année. L'eau ne parvenant plus aux niveaux supérieurs et notamment jusqu'aux forêts alluviales pionnières de la bande active de la plaine, ordinairement inondées certaines périodes de l'année. Ces mesures participeraient au dépôt d'alluvions et de sédiments fins dans lequel s'accumuleraient de nombreux polluants agricoles et industriels, plus "filtrés" par ce processus spécifique dit de "pulsation" caractéristique du delta. Le développement de la végétation serait certes stimulée, les espèces envahissantes 1357 WWF, How to save the Danube floodplains. The impact of the Gabčíkovo hydro dam system over five years, Déclaration du WWF, 1997, Vienne, 51 pages, voir le résumé sur le site de son rédacteur Alexander ZINKE, http://www.zinke.at/Gabcikovo.html 1358 Avant le barrage, cette partie du delta expérimentait des inondations de l'ordre de 4 000 m³/s. Le système mis en place par les Slovaques prévoyait des effets comparables avec un débit de 150 m³/s, cf. WWF, How to save the Danube floodplains…, p. 27. 1359 Information confortée dans O.c. LISICKY, HOLUBOVÁ, Danube in Slovakia…, "Cet endroit [au nord de Dobrohošť, en face de Dunakiliti] est située en dehors de la zone affectée par le système d'approvisionnement, et la forêt est en train de dessécher (…) Les plans d'eau asséchés depuis 1993 sont envahis par la végétation, le niveau des eaux souterraines a chuté de 4 à 5 m !", p. 7 1360 Les interventions humaines n'ont toutefois pas prévues le phénomène d'aspiration des eaux du réservoir ou de la rive gauche du delta par le lit originel du Danube, qui perturbent le processus de recharge de la nappe phréatique tel qu'imaginé par les hydrologues et ingénieurs hydrauliciens slovaques. O.c. LISICKY, HOLUBOVÁ, Danube in Slovakia…, p. 10. 319 prenant le dessus sur des espèces autochtones plus fragiles. Le même constat de banalisation de la flore vaudrait aussi pour la faune 1361 . La situation au sud du côté hongrois sur la rive droite du delta est différente dans la mesure où aucun aménagement n'a été fait depuis l'abandon du barrage de Dunakiliti, à l'exception du seuil de fond de Dunakiliti dont nous parlerons plus tard. L'absence de tout aménagement 1362 est problématique pour plusieurs raisons. La première est que le lit originel du fleuve n'est pas adapté aux changements consécutifs au détournement 1363 alors qu'il reste en effet avec la plaine alluviale hongroise, le principal exutoire pour les excédents d'eau qui s'accumuleraient dans le réservoir. Ce fait relativise l'efficacité du complexe de Gabčíkovo dans la protection contre les inondations 1364 . Un premier incident 1365 a d'ailleurs soulevé le problème quelques semaines après la mise en service du barrage de Čunovo. Ce dernier n'a pu retenir une vague de crue de 7 000 m³/s, causant d'importants dommages au lit du Danube directement en aval de l'ouvrage. Tant que la deuxième phase de travaux parachevant la construction de l'ouvrage de Čunovo n'a pas été terminée (1996), une menace a donc plané sur la région de Szigetköz en cas de fortes inondations. L'absence d'aménagement sur la partie hongroise est aussi problématique en raison de la faiblesse du débit (entre 200 et 300m³/s) qui parvient désormais dans le lit du Danube. Celuici a induit une baisse de 2 à 4 m du niveau d'eau et est considéré comme largement insuffisant pour alimenter le réseau de bras annexes du Danube. L'approvisionnement en eau de la nappe phréatique et les réserves futures en eau potable seraient directement touchées selon les 1361 Cf. entretien avec Mirko BOHUŠ, ornithologue, (Faculté des sciences naturelles, Bratislava, août 2002) qui explique que la préoccupation des scientifiques slovaques est la destruction progressive des forêts alluviales et la disparition d'écosystèmes spécifiques (certains sous-bois, forêts de bois mort) à la nidification d'espèces très rares auxquelles participent grandement certaines pratiques de sylviculture et le braconnage. Propos confirmé par le photographe Péter Ac rencontré en août 2002. 1362 Le refus de tout aménagement a été longtemps vu par les autorités hongroises et reste toujours pour les écologistes de Budapest une question de principe dans la mesure où ils refusent de reconnaître l'existence de la Variante C et revendiquent la moitié des eaux du Danube. S'adapter à la situation équivaut dans cette logique à l'accepter. 1363 Les travaux de détournement du Danube ont duré quatre semaines pendant ce temps ni le Danube ni son bras principal le Mosoni Duna n'ont été alimentés, causant une baisse de 2 m en dessous de l'étiage (niveau le plus bas d'un cours d'eau). Le barrage de Čunovo n'a été achevé qu'en 1996 et c'est dans cette deuxième phase des travaux qu'était inclus l'aménagement du secteur entre le barrage de Čunovo et celui, abandonné, de Dunakiliti. 1364 Question étudiée dans le volet économique des descriptifs. 1365 Incident révélé par l'association slovaque People & Water. Les dégâts sont estimés à 300 millions de couronnes., cf. Michal KRAVCIK, Jaroslav TESLIAR, Seven post-communistic cases of water management. Policy and dams in Slovakia, 27 janvier 2002, voir www.peopleandwater.sk 320 opposants au projet, ce que contredisent les experts slovaques dans les rapports annuels qui font état d'une amélioration des réserves 1366 . Le lit originel ne semble toutefois plus être la source principale de recharge de l'aquifère et il est en outre devenu une source de drainage. Ce dernier phénomène contredirait l'optimisme officiel slovaque placé dans le système de recharge artificielle de la nappe phréatique mis en place via le réservoir. Des études menées entre 1992 et 1995 sur le secteur hongrois Rajka-Sap font état quant à elles d'un envasement inhabituel de certains bras secondaires du Szigetköz 1367 . Comme l'emploi du conditionnel l'indique, la plupart de ces faits sont objet de controverses 1368 entre les experts et les conclusions des rapports de surveillance produits annuels par les deux pays ne se recoupent jamais. Les négociations bilatérales portent à ce jour encore sur la nécessité de mettre en place un système d'évaluation commun et d'échanger les informations technico-scientifiques. Il est toutefois nécessaire de mentionner ici que ces incidences, aussi controversés soient-elles, ne sauraient découler uniquement de la Variante C. L'immobilisme hongrois a eu un impact certain dans la dégradation de la situation, ce que la majorité des observateurs oublient de mentionner. La décision de porter l'affaire devant la Cour internationale de justice a justifié cette position attentiste, fondée sur l'espoir d'un effacement de l'ouvrage construit unilatéralement par les Slovaques. L'accord de mars 1993 qui soumettait l'affaire à la Cour de La Haye mentionnait toutefois la nécessité d'un arrangement temporaire sur le partage des eaux, le temps que le jugement soit rendu, de manière à prévenir certains problèmes techniques, tels la question du niveau de l'eau dans le lit du Danube. Aucun accord n'a été trouvé pendant la procédure contentieuse, ni après le rendu du jugement et la question reste pendante aujourd'hui encore. 1366 D'après des estimations relevées par le WWF, sans le détournement des eaux à Čunovo, ni les aménagements de 1960, la plaine alluviale hongroise sur la rive droite du Danube, aurait pu être approvisionnée par le lit originel entre 63 et 70 jours par an, cf. WWF, How to save the Danube floodplains…, p. 22 . Il faut savoir en outre que les villages hongrois du Szigetköz n'étaient pas reliés au système de distribution d'eau et dépendaient de puits de captage approvisionnés par la nappe phréatique. Il n'y a pas de système de canalisation ni traitement des eaux usées sur les deux rives non plus. 1367 O.c. WWF, How to save the Danube floodplains…, p. 30 1368 Les experts slovaques ne nient pas les problèmes posés mais s'inscrivent en faux contre le discours catastrophique, préférant proposer des mesures de correction, de compensation et d'incidences normales de toute intervention humaine sur la nature. 321 La réhabilitation en question Pour pallier la baisse dramatique du niveau des eaux dans le Danube, la partie slovaque avait prévu des "mesures correctrices" comme par exemple un système de rehaussement du niveau de l'eau par le biais de digues transversales 1369 visant à tirer le meilleur parti d'un apport d'eau minimal à partir de Čunovo (entre 50 et 200 m³/s). La solution a longtemps été refusée par les Hongrois. La mise en place de telles digues dans le lit du Danube aurait fait définitivement obstacle à la navigation sur le Danube sur 40 km, un paradoxe dans la mesure où des écluses ont bien été construites sur le barrage de Čunovo pour permettre la circulation fluviale. Cette mesure aurait entériné selon certains, le changement de frontière sur ces 40 km dans la mesure où celle-ci suit, selon le traité de Paris (10 février 1947) et le traité bilatéral (13 octobre 1956), la ligne médiane du chenal navigable principal au plus haut niveau de navigabilité. Or le chenal navigable se trouve désormais dans le canal de dérivation situé sur le seul territoire tchécoslovaque puis slovaque 1370 depuis le détournement du Danube en octobre 1992. Comme nous le verrons dans un deuxième temps, les propositions en matière de réhabilitation de ce secteur du Danube et de la région du Szigetköz se sont affinées du côté slovaque et intensifiées du côté hongrois à partir de 2000. Certains partisans du statu quo promeuvent désormais des solutions techniques très proches des mesures envisagées par la partie slovaque (aménagements fluviaux de grande ampleur avec la création artificielle de méandres), rompant avec le consensus qui prévaut depuis le début des années 1990. Des clivages se sont fait jour ces dernières années entre une poignée de Hongrois, opposants de longue date au barrage, dont les divergences bien qu'anciennes n'avaient jamais tout à fait éclatées au grand jour. Elles prennent désormais la forme d'opposition partisane plus clairement délimitée par les engagements personnels multiples des porte-parole les plus charismatiques (voir le 2ème chapitre de la 2ème partie). 1369 "il y en a 5 et leur fonction est d'élever l'eau dans l'ancien lit du Danube jusqu'au niveau du débit d'environ 1340 m³ dont on suppose qu'il devrait créer des conditions optimales de conservation des bras et des forêts (…) Ces digues transversales permettent d'alimenter les bras situés sur la berge droite du Danube en éliminant ainsi la question de baisse du niveau des eaux souterraines dans la région", Vojtech HRAŠKO, Aménagement hydraulique de Gabčíkovo-sauvetage du delta intérieur du Danube, Bratislava : Kasico s.a., 1993, p. 24 (schémas explicatifs p. 25). 1370 Le détournement du Danube sur le seul territoire tchécoslovaque était prévu par le Traité de 1977 (chapitre IX article 22, alinéa 2, "la révision de la frontière d'États et l'échange de territoires (…) seront effectués par les Parties contractantes sur la base d'un accord séparé". Et comme nous l'avons déjà souligné, aucun accord supplémentaire qui n'a jamais vu le jour. 322 A noter également sur cette question de la réhabilitation, l'apparition tardive de l'échelon local, revendiquant l'élaboration et le financement de solutions pragmatiques en décalage avec les discussions conduites dans la capitale. Là encore, c'est la pluralité des voix qui domine. Reflet des rivalités entre municipalités dans la course aux financements nationaux et/ou européens et mais aussi des clivages idéologiques nationaux, il est impossible de résumer le tableau à une opposition "traditionnelle" irréductible entre centre/périphérique. Nous reviendrons dans un deuxième temps sur ces points, nous limitant dans ce descriptif à la présentation aux aspects techniques des problèmes posés par le barrage, telle cette confrontation entre le ministère de l'environnement et les autorités locales du Szigetköz autour de la mise en place de pompes à Dunaremete (village de la rive droite situé aux environs du km 1826), première manifestation discordante. Le système de pompage, critiqué par les écologistes, sera finalement démonté pour laisser place en 1995 à un seuil de fond à Dunakiliti (au km 1843 en décalage par rapport au barrage abandonné de Dunakiliti situé au km 1842). La construction du seuil de fond, encore appelé chute immergée, est achevée 1371 par les Hongrois le 23 juin 1995 dans le cadre d'un accord bilatéral (19 avril 1995) dit de "restitution des eaux", portant sur des mesures temporaires et le partage des eaux du Danube 1372 . La partie slovaque s'engageait à fournir un débit minimal de 400m³/s dans le lit principal et de 43m³/s dans le Mosoni Duna 1373 , la partie hongroise s'engageait en contrepartie à créer une chute immergée pour rehausser le niveau des eaux dans le lit principal et permettre la libre circulation de l'eau dans certains chenaux secondaires. Les résultats semblent positifs pour ce qui est du niveau d'eau dans la partie supérieure du réseau où le niveau d'eau a augmenté d'un mètre 1374 , mais l'impact de l'ouvrage semble disparaître à partir de Ásványráró (situé autour du 1371 Cela a consisté à déverser dans l'axe du barrage abandonné de Dunakiliti près de 115.000 m³ de matériaux dont 70.000 m³ de moellons sur une largeur de 320 m. 1372 Il établit également l'obligation mutuelle d'échange d'informations pour vérifier l'impact de l'approvisionnement en eau du seuil de fond.Les rapports sont publiés sur le site officiel slovaque consacré au barrage. Accord renouvelé le 23 octobre 1997. Sa validité a été prolongée jusqu'à l'obtention d'un accord sur l'application de la décision de la CIJ (décision gouvernementale hongroise du 17 décembre 1997). 1373 D'après les techniciens slovaques, c'est un débit largement supérieur à ce que le Mosoni Duna recevait avant le barrage. Les habitants dénonçaient avant l'accord de 1995 un asséchement du cours d'eau pas suffisamment alimenté par une prise d'eau située sur le barrage de Čunovo [modification par rapport au projet de 1977] et surtout une dégradation de la qualité de celles-ci. 1374 Les écologistes critiquent ce procédé qui ralentit le courant et entraîne l'enlisement des chenaux par les sédiments. 323 km 1818) 1375 . Selon le WWF-Autriche, la situation créée par le seuil de fond est également critique en aval, puisque les bancs de sable qui étaient déjà visibles sur cette section du delta (km 1841 à 1823) sont désormais recouverts de végétation et reliés entre eux par un dépôt de sable et de poudre de roche. En aval (km 1823 à 1810), l'organisation aurait par ailleurs relevé un niveau important de sédimentation. L'eau ralentie stagnerait, entraînant des dépôts considérables de boue. Le WWF-Autriche souligne également au sujet du seuil de fond, les limites de l'ouvrage en amont (km 1851 à 1843). Les eaux claires et peu profondes qui s'étalaient en largeur sont devenues sous l'effet de la montée de l'eau (de 2,5 à 4,5 m) boueuses, et le fond envasé ne permettrait plus la même infiltration ni les mêmes conditions d'habitat aquatique 1376 . Le delta sauvegardé par les infrastructures hydrauliques ? En dehors de la question du partage des eaux, le détournement du trafic fluvial dans le canal de dérivation de Gabčíkovo est considéré par la partie slovaque comme une mesure participant à la sauvegarde du delta : une formidable opportunité pour le développement de ce milieu naturel épargné des effets de la navigation 1377 . le WWF-Autriche et une mission d'expertise européenne (1993) reconnaissent cet avantage. Dans ces projets de réhabilitation, l'organisation environnementale mondiale propose d'ailleurs l'abandon de la production hydroélectrique à Gabčíkovo tout en maintenant la fonction de voie de navigation des infrastructures comme le canal de dérivation. Les critiques faites à l'encontre des ouvrages de la centrale de Gabčíkovo se basent les effets observés d'autres grands barrages et réservoirs, tels les problèmes de sédimentation et de perte de capacité de stockage, d'eutrophisation des eaux dans le réservoir et de dégradation à terme de la quantité et qualité des eaux souterraines. Les artisans slovaques de l'ouvrage se vantent quant à eux d'avoir sauvé le delta avec le système mis en place autour de Gabčíkovo. 1375 O.c. WWF, How to save the Danube floodplains…, p. 30 O.c. WWF, How to save the Danube floodplains…, p. 30.Voir également les résultats du dernier monitoring hongrois présenté dans la presse locale, Attila CSEFALVAY, "Szigetköz, lehangoló jelentés", Kisalföld, 7 mars 2004 ["Szigetköz : un rapport démoralisant"]. 1377 Au nombre desquels figurent les effets chimiques et mécaniques (re-suspension de sédiments, turbidité, dommages causés par les vagues et les tourbillons des hélices, transport d'organismes aquatiques indésirable), les effets chimiques et physiques (déchets des moteurs, pollution par la peinture des bateaux) ainsi que l'impact 1376 324 Les rapports officiels slovaques reprennent tous ces problèmes pour les démentir ou les minimiser. Les aménagements spécifiques 1378 apportés au réservoir de Hrušov seraient préventifs contre les risques d'envasement. Ils garantiraient et amélioraient la recharge en eau des réserves souterraines et l'approvisionnement populations riveraines via les stations de collecte riveraines du réservoir. Ils créeraient enfin de nouveaux habitats pour la faune et la flore (île crée dans le réservoir pour la nidification) 1379 . Il en ressort une image d'un projet réussi dont les seuls problèmes seraient en fait imputables à la partie hongroise, qui n'a pas respecté ses engagements de 1977. Certains points techniques laissent entrevoir la complexité des interactions physiques en chaîne comme le problème d'érosion au niveau de Sap, (entre les km 1810 et 1812 à la confluence du canal de fuite avec le Danube) occasionnée en grande partie par les lâchers d'eau de la centrale hydroélectrique. Cette dégradation du lit en aval des infrastructures de Gabčíkovo, accroît l'instabilité du lit sur tout le secteur commun du Danube, aggravant les difficultés de navigation que ce complexe hydraulique slovaque est sensé avoir résolu. Les experts concernés parlent cependant d'autant plus facilement du problème que la construction du deuxième barrage sur le Danube à Nagymaros aurait pu l'éviter. D'autres observations scientifiques slovaques désignent de nouveaux points litigieux dans le système et relèvent des menaces sur l'hydrosystème et des perturbations causées par Gabčíkovo, comme par exemple le phénomène de sédimentation en amont de Čunovo et la baisse dangereuse de l'efficacité des protections contre les inondations de Bratislava et environnemental des accidents de bateaux, cf. WWF, Waterway transport on Europe's lifeline, the Danube, Vienne, janvier 2002, p. 50-60. 1378 Les experts slovaques mettent aussi en avant les structures hydrauliques installées sur le fond du réservoir de manière à éviter le problème de sédimentation. Des structures linéaires ont été placées dans les secteurs les plus sensibles et vulnérables en manière d'infiltration d'eau (en face des stations de captage de Šamorín par exemple). Un courant plus fort y est maintenu pour éviter le dépôt de sédiments et le colmatage du fond et ainsi maintenir un haut degré de perméabilité du fond (recharge de la nappe phréatique). Parallèlement, des structures hydrauliques en forme de "S" assurant la rotation du courant, forceraient le dépôt de sédiments dans un secteur moins sensible. Une baie peu profonde propice à la reproduction de certaines espèces de poissons, des petites îles artificielles pour accueillir les oiseaux d'eau ont également été installées dans la partie supérieure du réservoir de manière à créer un nouveau biotope1378. O.c. Igor MUCHA (dir.), Visit to the area of the Gabčíkovo hydropower project, Bratislava, 1999, p. 8. 1379 Igor MUCHA (dir.), Visit to the area of the Gabčíkovo hydropower project, Bratislava, 1999. Voir également l'immense documentation proposée sur le site officiel de la commission slovaque chargée de l'affaire www.gabcikovo.sk . 325 Petržalka 1380 . Ce phénomène serait encore accru par les effets secondaires des mesures compensatoires du barrage Vienne-Freudenau construit (1992-98) aux portes occidentales de la capitale autrichienne. Des déversements de 300 000 tonnes par an (160 000 m³/an) ont en effet été prévus de manière à stabiliser les onze premiers kilomètres en aval de la centrale hydroélectrique de Freudenau (km 1921,01) 1381 . Seulement ces informations restent cantonnées à des réseaux de spécialistes et ne sont pas relayées vers l'opinion publique. La complexité des phénomènes physiques favorisant l'équilibre dans un hydrosystème et notamment l'existence de décalages temporels entre une intervention et l'observation des répercussions compliquent grandement l'établissement d'un état des lieux 1382 . Le fait que l'affaire ait fait l'objet d'une intense politisation (forte médiatisation internationale mettant en avant la catastrophe écologique et l'argumentation environnementale des Hongrois notamment) ajoute encore à la difficulté d'un exercice qui a souvent connu des rebondissements et plus rarement des mises au point objectives. concernant le barrage, mais aussi à contrecarrer de manière systématique toute critique. De nouvelles approches techniques A titre de comparaison, il est intéressant de se pencher à ce stade sur des entreprises équivalentes afin de mieux comprendre les impacts physiques, chimiques, biologiques. La Commission mondiale des barrages s'est montrée plutôt pessimiste sur la possibilité d'une conciliation entre écosystèmes et grands ouvrages hydrauliques. Elle relève dans son rapport final un "succès limité des mesures traditionnelles d'atténuation", ou des "efforts (…) par le biais de la législation pour éviter ou limiter les impacts écologiques en préservant des sections particulières des cours d'eau ou de bassins dans leur état naturel". Elle fait allusion à des expériences de compensation de "la perte des écosystèmes et de la biodiversité provoquée par les grands barrages (…) par des investissements dans des mesures de conservation et de 1380 Cf. Gabriela OPATOVSKÁ, "Effect of silting on change of water levels of the river Danube in Bratislava", Water management Journal (Bratislava), 2002, 45ème année, n°4-5. Katarina HOLUBOVA, "Impact of operation of water works on morphological changes in Danube river channel", Conférence internationale, XXVII Dam Days 2002, Bratislava, 4-6 juin 2002. www.aquamedia.at. 1381 Voir le descriptif Economie pour des détails sur l'ouvrage autrichien Vienne-Freudenau. 1382 Mission d'experts constituée dans le cadre de la médiation de la Communauté européenne mais le WWFAutriche en dénonce les résultats, la partialité des données confiées par la Partie slovaque.cf. Alexander ZINKE, Emi DIESTER, Save the Danube now, WWF, 1994. 326 regénération, [ou bien] la protection d'autres sites menacés d'une valeur équivalente" 1383 en laissent peu d'espoir aux projets de réhabilitation du Danube dans le secteur concerné par le système d'ouvrages hydrauliques de Gabčíkovo. Ces observations et les recommandations de cette commission indépendante sur les grands ouvrages s'intègrent dans la reconnaissance du rôle joué des zones humides et l'intérêt de leur revalorisation et d'une remise en cause des méthodes traditionnelles d'aménagement fluvial (fameux génie environnemental défini par Bernard Barraqué, voir le chapitre inrtoductif sur les grands barrages). Plus d'attention est ainsi portée aux interactions complexes dans une vision englobant les bassins hydrographiques tout entier. Aussi prescrirait-on aujourd'hui pour lutter contre l'érosion des berges et les inondations (préoccupations qui figurent parmi les objectifs du projet Gabčíkovo-Nagymaros de 1977, et qui sont les priorités de la Variante C) des méthodes plus douces comme la "végétalisation" ou la "re-végétalisation" des berges ou la stricte inoccupation de la plaine alluviale. On peut citer à titre d'exemple l'attention grandissante accordée par les États à la Convention Ramsar 1384 chargée de la conservation et de l'utilisation rationnelle des zones humides, les campagnes du WWF de restauration des plaines alluviales ou cette expérience de réhabilitation d'un bras annexe conduite sur le Danube supérieur à Blochinger Sandwinkel 1385 . Mikulaš Lisický, scientifique slovaque qui a beaucoup œuvré pour la prise en compte de la dimension écologique du projet Gabčíkovo et également participé à l'évaluation de la Variante C qu'au mouvement de protestation transnationale Eurochain, résume assez bien la situation : "Pour diverses raison, la construction du projet hydroélectrique a duré des décennies et n'était toujours pas achevée à la fin des années 1980. C'est seulement plus récemment que des approches d'ingénierie hydraulique plus harmonieuses avec l'environnement sont recommandées. Les concepts doivent être désormais en harmonie avec les processus naturels pour maintenir la richesse écologique (…). Le projet original [Gabčíkovo-Nagymaros] n'était plus acceptable par rapport à ces nouvelles données, bien qu'une grande partie des 1383 O.c. Commission mondiale des barrages, Barrages et développement… signée en Iran en 1971, entrée en vigueur en 1975, voir le site officiel www.ramsar.org 1385 Voir l'inventaire des plaines alluviales danubiennes, Evaluation of wetlands and floodplain areas in the Danube river basin, Rapport final du programme de coordination UNDP/GEF asssistance, 27 mai 1999 ; ainsi que le programme "Corridor vert sur le Danube inférieur" géré par le WWF en collaboration avec les ministères de l'environnement bulgare, moldave, roumain et ukrainien, voir le site officiel du WWF pour les détails, dans le programme Danube-Carpates www.panda.org 1384 327 infrastructures ait été déjà construite. Par conséquent, les ingénieurs et les écologistes se sont vus confrontés au dilemme qui consistait à combiner l'utilisation du potentiel hydroélectrique avec la préservation du réseau de chenaux [du delta et ce] avec les infrastructures existantes" 1386 . Ce dilemme n'est toujours pas résolu à l'heure actuelle puisque les négociations bilatérales interrompues à plusieurs occasions, reprises in extremis en avril 2004 à la veille de l'adhésion des deux pays à l'Union européenne, n'ont pas produit de résultats concrets. Il aurait trois types de solution impliquant soit la construction de barrages immergés, soit le rétrécissement et comblement partiel du lit par des déversements de graviers, soit le réméandrage réutilisant les bras annexes 1387 . 1386 O.c. LISICKÝ, HOLUBOVÁ, Danube in Slovakia… p. 5. Alexander ZINKE, "Intervention of Alexander Zinke", River rehabilitation of international waterways. Proceedings of the International symposium for living rivers, organisé par le cabinet du premier ministre et le ministre des Affaires étrangères, Budapest 2000, pp. 118-123. 1387 328 2. Les enjeux économiques Les usages d'un fleuve sont multiples, voire même parfois contradictoires et ne sauraient se réduire au seul aspect du transport fluvial. Le professeur Jacques Bethemont les répertorie1388 en insistant sur leur apparition chronologique. Il note la "complexification croissante par cumul des fonctions" 1389 dont les discours de légitimation portant sur le projet hydroélectrique conjoint Gabčikovo-Nagymaros est un bon exemple. Fonctions de transport et d'irrigation dans un premier temps, auxquelles se greffent des "usages industriels au XIXème siècle puis énergétiques au début du XXème siècle et finalement touristiques dans le contexte actuel". Le projet hydroélectrique a été ébauché dès le milieu des années 1950 par les ingénieurs hongrois. Il prévoyait initialement une centrale dans le coude du Danube 1390 mais les rares publications de l'époque ne donnent guère d'information sur le contenu des négociations économiques et techniques entamées par les deux pays. Il est fait grand cas de la dimension monumentale de cette entreprise censée contribuer à l'édification du socialisme. On apprendra ultérieurement de source tchécoslovaque que la motivation première des concepteurs était d'améliorer la navigation notamment sur le secteur entre Bratislava et Budapest. L'exploitation du potentiel hydroélectrique du fleuve ne se serait imposée que dans un deuxième temps, comme source de revenu 1391 permettant "de supporter et couvrir les dépenses d'une telle solution" 1392 . Un article de Radio Free Europe relève en 1969 que le projet abondamment médiatisé jusqu'en 1964 en Hongrie disparaît par la suite du champ médiatique et connaît des 1388 "cadre de vie, ressource alimentaire, support d'activités agricoles, source d'énergie, réfrigérant, composant industriel, moyen de transport et espace de loisirs", o.c. Jacques BETHEMONT, Les grands fleuves…, p. 131. 1389 o.c. Jacques BETHEMONT, Les grands fleuves…, p. 177. 1390 Par exemple l'article rédigé par un ingénieur du bureau de projet de gestion des eaux (Vízügyi Tervező Iroda), Vilmos ILLEI, "A Nagymaros-Visegrádi vízerőmű", Elet és Tudomany, 12 janvier 1958, n°2, vol.XIII, p. 35-39. 1391 Cette même formule destinée à générer de l'argent pour financer de grands aménagements fluviaux a été utilisée par la société Rhein-Main-Donau AG, créée par le Land de Bavière et le gouvernement allemand en 1921 pour construire le canal reliant le Danube et le Rhin via l'affluent, le Main. 51 centrales sont conçues et construites pour une capacité de 501 mégawatts, soit 3,2% des besoins en électricité de la Bavière, avec l'idée que le produit de la vente couvrirait les crédits contractés pour la construction et ce pendant la durée du bail dont l'échéance est fixée à 2050. 1392 Déclaration de Peter Danišovič, présenté comme le père spirituel du projet dans une interview conduite par Vladimir HAGARA, "Les accords internationaux doivent être respectés", Europa Vincet, 1997, n°3, p. 45. 329 revirements fondamentaux. Il souligne la persévérance des experts hydrauliciens 1393 , notamment tchécoslovaques, bien décidés à concrétiser des années de recherche préparatoire en dépit des réticences des autorités politiques. En 1966 malgré quinze années passées à la préparation du complexe Gabčikovo-Nagymaros, le président et premier secrétaire du parti communiste tchécoslovaque Antonín Novotný déclare vouloir investir dans la construction du canal Danube-Elbe-Oder 1394 . Il met son veto à la décision d'aménager le secteur BratislavaBudapest. A partir de 1964 la presse hongroise parle du projet de construction d'une centrale thermique à Gyöngyös (Nord-Est de Budapest) d'une capacité de 600 MW et de l'exploitation conjointe d'une mine à ciel ouvert de lignite 1395 , qui éclipsent le projet hydroélectrique danubien car mener de front plusieurs investissements d'une telle envergure auraient été impossibles. Enfin en 1968, le secrétaire du conseil présidentiel hongrois, Lajós Cesterky, déclare que le projet Gabčíkovo-Nagymaros a été abandonné par le gouvernement hongrois au profit de la construction d'une centrale nucléaire, meilleur marché, qui permettrait en outre d'utiliser les ressources nationales en uranium 1396 . La dimension hydroélectrique tient idéologiquement une place importante dans la construction du socialisme et un rôle central dans ce projet sensé renforcer la solidarité économique entre pays frères du CAEM. Toutefois elle n'est pas le seul enjeu économique du projet puisqu'il s'agit aussi d'améliorer la navigation, l'agriculture, la protection contre les inondations. Or ces enjeux ont aussi évolué dans le temps. Rappelons aussi que quinze années ans se sont écoulées entre la signature du traité et la mise en oeuvre de la centrale Gabčíkovo ce qui laisse entrevoir des décalages par rapport aux avancées des connaissances techniques et scientifiques. 1393 Justifiée lors des grandes inondations (1954 et 1965) qui sont mises en avant de manière récurrente dans toutes les documentations tchécoslovaques puis slovaques relatives au projet. cf. Libor JANSKY. "The Danube : environmental management of an international river". UN University LECTURE. Septembre 1994, Tokyo, Japon. Voir la carte de la zone inondée de 1965 dans Dominik KOCINGER. "Gabčíkovo part of the hydroelectric power project. Basic characterics". www.gabcikovo.gov.sk 1394 Projet (1681) de canal qui permettrait aux bateaux de naviguer entre la mer du Nord, la mer Baltique et la mer Noire, de désenclaver les pays de l'Est grâce à un accès aux mers chaudes. 1395 K.K., "Czechoslovak-Hungarian hydro-electric project in Danube valley dropped", Radio Free Europe Research/ Hongrie 1, 17 janvier 1969, p. 3. 1396 O.c. K.K., "Czechoslovak-Hungarian hydro-electric project…, p. 3. Déclaration que le journaliste explique comme étant une réponse hongroise au printemps de Prague. 330 A. La situation avant Gabčíkovo Dimension énergétique En 1977 la situation énergétique pour les deux pays qui nous concernent, n'est pas spécifiquement marquée par la crise pétrolière (1er choc 1973-74). Les pays du CAEM sont plutôt épargnés par la hausse du prix du pétrole grâce aux accords signés avec l'URSS (système de compensation des échanges 1397 , rouble transférable comme monnaie de compte), principal fournisseur de matières premières, de ressources énergétiques, tout autant que de technologies et matériels de production 1398 . Le secteur est caractérisé pour la Tchécoslovaquie 1399 et la Hongrie par une forte dépendance vis-à-vis des importations soviétiques 1400 (pétrole 1401 , charbon, gaz), la diminution des ressources nationales (ex : baisse de qualité et problème d'accessibilité du charbon dans les mines hongroises), une production énergétique très polluante (ex : centrales thermiques fonctionnant à la lignite), une consommation énergétique croissante (industrie lourde étant une grande consommatrice d'énergie) et des choix énergétiques peu rentables dans le court terme (développement du secteur nucléaire). Le système de compensation et de prix mis en place pour les marchés CAEM a été par ailleurs pénalisant pour la Hongrie qui devait transférer "trois fois plus 1397 Ce système de compensation offrait "la possibilité aux petits pays de l'Est de se procurer des matières premières et des biens de consommations intermédiaires en provenance de l'URSS sans utiliser de devises convertibles (…) et la garantie de pouvoir vendre des produits manufacturés et des biens de consommation sur le marché soviétique, marché immense et peu exigeant en termes de qualité, et ce sur une base pluriannuelle", Xavier RICHET, Les économies socialistes européennes, Paris : Armand Colin, collection Cursus, 1992, p. 119. 1398 L'URSS a implicitement subventionné les échanges avec les économies socialistes, en raison de la structure même des échanges "l'URSS exportant principalement des matières premières, notamment du pétrole qu'elle aurait pu vendre aux prix mondiaux en contrepartie elle importait des produits manufacturés plus chers que les prix mondiaux", Xavier RICHET, Les économies socialistes …, p.121 1399 La situation est quelque peu différente en Slovaquie où les grandes entreprises n'ont vu le jour que dans les années 1960 pendant la période de rattrapage industriel. "La mise en place d'un tissu industriel moderne en Slovaquie s'est effectuée sur la base des nécessités d'investissements industriels de l'État tchécoslovaque, au sein de la division du travail du CAEM, et non sur une tentative de construction d'une base industrielle autocentrée(…). Une grande partie de la production industrielle, sous la forme de grands combinats, était intégrée dans des échanges complexes entre les deux républiques avant la réalisation du produit (…) l'approvisionnement énergétique des deux États est profondément entremêlé. La Slovaquie dépend de la république tchèque pour son approvisionnement en électricité et en charbon, alors que la république tchèque a besoin de la capacité de raffinage et l'industrie pétrochimique slovaque"", o.c. Michel FOUCHER, Fragments d'Europe… p. 139-140.l 1400 Pour la Hongrie, la dépendance vis-à-vis de l'énergie importée passe de 37,2 en 1970 à 51,3 en 1986. 1401 Dans les années 1960, la Tchécoslovaquie reconstruit une raffinerie de pétrole après la destruction de l'entreprise Apollo (pendant la Deuxième guerre mondiale) sur un site situé sur la rive gauche du Danube à la sortie de Bratislava. Renommée Slovnaft, l'usine fonctionne exclusivement grâce à l'importation de pétrole brut soviétique. Elle produit également des produits pétrochimiques. Elle polluera pendant des années l'air de la 331 d'inputs en provenance des marchés capitalistes dans ses exportations vers la CAEM qu'elle n'en recevait : 25,6 % des inputs provenant de l'Ouest allaient dans les exportations vers l'Est, 8,5 % des inputs provenant de l'Est entraient dans les exportations vers l'Ouest" 1402 . En 1960, 77,4 % de l'énergie hongroise sont fournis par le charbon mais cette part passe à 62 % en 1965 alors que la part des hydrocarbures croît parallèlement de 20,7 à 28 % en 1965. Les importations de pétrole brut soviétique sont multipliées par deux entre le 2ème et 3ème plan quiquennal qui se termine en décembre 1970, ce qui montre une dépendance accrue de la République populaire de Hongrie 1403 . Les termes de l'échange se dégradent avec le deuxième choc pétrolier en 1979 qui conduit l'URSS à fixer des quotas de livraison dans le cadre d'accords bilatéraux avec ses clients de l'Est, au-delà desquels le pétrole doit être payé en monnaie forte ou marchandises de valeur (par exemple le blé) et non plus en rouble 1404 . De plus, la Hongrie emprunte beaucoup pendant les années 1970. Les sommes sont investies prioritairement dans des investissements pétroliers et pétrochimiques. Elles permettent par exemple la construction d'une usine sidérurgique Dunaferr à Dunaújváros. Toutes ces entreprises ne fonctionnent que grâce aux importations de pétrole soviétique 1405 . Le même déficit existe également dans le secteur de l'électricité. En 1967 plus de 14 % de la consommation nationale d'électricité hongroise provient d'importation, principalement en provenance de l'URSS, via la ligne de transmission haute tension "paix". Les réseaux nationaux électriques des pays socialistes sont interconnectés depuis les années 1960, sur la base de liens bilatéraux. Ce système est lui même connecté avec le système soviétique. Il est géré à partir de Prague. Il est considéré par les Soviétiques comme un fusible, souvent débranché en cas de défaillance de leur système. capitale avec des émissions de soufre issues de la transformation du pétrole, mais également la nappe phréatique par des rejets très importants de pétrole dans l'environnement et ce à grande échelle jusqu'aux années 1990. 1402 O.c. Xavier RICHET, Les économies socialistes …, p. 121. 1403 Inauguration de l'oléoduc Adria de 750 km en 1979, qui devrait livrer 5 millions de tonnes de pétrole brut à la Hongrie et la Tchécoslovaquie. 1404 Charles KOVATS, "Hungary's economy at the start of 1982", RFE Research RAD Background Report/38, 8 février 1982, p. 9. 1405 Investissements considérés comme irrationnels dans la mesure où d'une part, la Hongrie est dépourvue de réserves en minerai de fer, que la demande pour l'acier est en baisse. Le prix du pétrole augmente et le marché des produits pétrochimiques se resserre, cf. Ivan SZELENYI, "The prospects and limits of the East European new class project : an auto-critical reflection on the intellectuals on the road to class power", Politics and Society, 1986-87, vol.15, n°2. 332 L'énergie nucléaire joue un rôle important dans ce tableau notamment pour comprendre les tergiversations hongroises qui ont précédé la conclusion du traité de 1977. L'URSS s'est lancée dès 1955 dans une campagne de promotion du nucléaire. Elle signe des accords avec la République populaire de Hongrie et la République socialiste tchécoslovaque pour le développement pacifique du nucléaire où Moscou s'engage à fournir une assistance technique et des équipements 1406 . La Révolution d'Octobre 1956 gèle les négociations entre Moscou et Budapest et ce jusqu'en 1966, date à laquelle un nouvel accord est signé pour la livraison de réacteurs (2 VVER 440 MW) dont la mise en route est annoncée pour 1975-76, sur un site situé sur le Danube à Paks, à 117 km au sud de Budapest. Les travaux préparatoires sont toutefois arrêtés en 1969. Le programme nucléaire tchécoslovaque débute en août 1958 par la construction d'une centrale nucléaire à Jaslovske Bohunice (70 km au Nord-Est de Bratislava, sur un affluent de la rivière Váh). Un réacteur de type A-1 1407 est finalement mis en route le 24 octobre 1972 sur le site avec douze années de retard sur le calendrier initial et de nombreuses difficultés techniques non résolues, consécutives au retrait de l'assistance technologique soviétique. Cette centrale sera finalement arrêtée en 1977. On apprendra plus tard que de sérieux accidents ont eu lieu, notamment en 1976, justifiant sa mise hors service. Le projet de centrale nucléaire hongroise à Paks est quant à lui ressuscité et modifié en 1974 1408 . Il est alors prévu que les deux premiers réacteurs fonctionnent dès 1980. La Tchécoslovaquie 1409 met en route en novembre 1978 et en mars 1980, une autre centrale à Jaslovske Bohunice dite "V-1". La deuxième tranche dite "V-2" sera terminée en deux temps, en août 1984 et 1985. 1406 John M. KRAMER, "Chernobyl and Eastern Europe", Problems of communism, Novembre-décembre 1986, vol. XXXV, n°6., p. 44. 1407 Réacteur conçu par les soviétiques utilisant le gaz comme réfrigérant et l'uranium naturel comme combustible. Il permettait aux Tchécoslovaques d'utiliser leurs ressources propres en uranium, sans le traitement dans les usines soviétiques. 1408 La capacité de la centrale est accrue par deux réacteurs VVER 440 MW supplémentaires, et une extension est prévue pour les années 1990 (avec les nouveaux réacteurs soviétiques d'une capacité de 1000 MW). Le programme soviétique de développement nucléaire est accéléré suite au 1er choc pétrolier (1973) et des organes de coordination relatives à la construction de centrales nucléaires au sein du CAEM sont créés (Interatominstrument, Interatomenergo). A cette période, une seule centrale née de cette première période nucléaire fonctionne en RDA à Rheinsberg et seule la Bulgarie a reçu livraison de ses réacteurs, cf. o.c. John M. KRAMER, "Chernobyl…", p.47. 1409 Elle a désormais opté par le modèle de réacteurs promu par l'URSS, les réacteurs VVER 440/V-230. 333 A noter que Prague a également signé un contrat en 1974 avec Moscou pour construire sur son territoire sous licence soviétique (l'entreprise Skoda) des équipements nucléaires, dont des réacteurs de centrales 1410 . La moitié de sa production a été exportée dans les pays du CAEM et des réacteurs ont notamment été livrés à la RDA et à la Hongrie 1411 . Ce tableau énergétique serait incomplet sans la mention des contributions financières des républiques populaires aux grands projets soviétiques. Ceux-ci pèsent en effet beaucoup sur sur les budgets nationaux. Ainsi est signé en mars 1979 un accord s'inscrivant dans le cadre du projet de réseau électrique (URSS, Tchécoslovaquie, Hongrie, Pologne) pour co-financer une centrale nucléaire en Ukraine à Khmel'nytskyi, étant entendu que les pays d'Europe de l'Est seraient remboursées sous forme de livraison d'électricité prévue entre 1984 et 2003 1412 . En ce qui concerne la dimension écologique de ces choix économiques et sans entrer dans les détails, il faut mentionner l'existence des coûts externes des politiques énergétiques dans la mesure où les avantages de l'hydroélectricité, appelée aussi "houille blanche", vont jouer un rôle important dans la promotion du projet Gabčíkovo-Nagymaros. Il s'agit de la pollution atmosphérique causée par l'usage du lignite dans les centrales thermiques et les concentrations industrielles localisées près des sites d'extraction, des problèmes posés par la menace de contamination et le traitement des déchets nucléaires... A la fin des années 1970, les problèmes liés à la pollution industrielle (fonctionnelle ou accidentalle) sont de plus en plus manifestes et le secteur énergétique y contribue pour beaucoup. Enfin il faut noter que les choix idéologiques et économiques en faveur du nucléaire posent de nombreux problèmes techniques, politiques et financiers qui renvoient à la fois à une division stratégique du travail intra-CAEM favorable à Moscou 1413 et à des difficultés internes 1414 . 1410 Elle produit des réacteurs de type VVER 440, pendant que l'URSS se spécialise dans la fabrication d'une nouvelle génération de réacteurs d'une capacité de 1 000 MW. 1411 O.c. John M. KRAMER, "Chernobyl…", p. 47. 1412 John M. KRAMER souligne qu'en 1986 la centrale ukrainienne est toujours en travaux et ne livrait donc pas d'électricité. 1413 A noter l'imposition de technologies inadaptées et surannées, le contrôle sur les ressources des centrales nucléaires (utilisation d'uranium enrichi traité en URSS plutôt que de l'uranium naturel), les problèmes liés à la fourniture de l'expertise intellectuelle, à la livraison des équipements... 1414 A signaler les conflits existant au sein des bureaucraties nationales liés à l'allocation des ressources, les difficultés financières (Paks est le plus gros investissement immobilier hongrois entrepris entre 1975 et 1982 alors que le pays connaît un grave problème de balance des paiements) aggravées par les dépassements de budget, de délais, les modifications conceptuelles (doublement de la capacité de la centrale de Paks), l'absence 334 Le secteur hydroélectrique Le secteur hydroélectrique est peu développé en Hongrie. Pays de plaine, ce sont surtout des ouvrages de petite dimension qui sont installés sur des cours d'eau secondaires pour une capacité installée de 1060 MW sur un potentiel total hydroélectrique évalué à 1400 MW (dont 66 % pour le Danube, 24 % pour la Tisza). Les centrales les plus importantes sont Tisza I (capacité de 12,5 MW) et Tisza II ( 28 MW) situées sur la rivière Tisza dans le nord-est du pays respectivement à Tiszalök (1959) et Kisköre (1975) 1415 . La situation est très différente en Tchécoslovaquie qui a connu une vague de construction hydroélectrique à partir des années 1950 motivée par la nécessité de faire face au développement de l'industrie lourde et à l'urbanisation croissante. Le premier grand barrage a été construit pendant la deuxième guerre mondiale à Orava (Nord du pays à la frontière polonaise) et a été achevé en 1954, pour approvisionner en eau l'industrie et fournir de l'électricité (réservoir 345 millions de m³ et capacité de 21,8 MW). Les projets d'aménagement de la rivière Váh débutés en 1932, voient le jour progressivement. En 1956 on achève un barrage à Trenčín, le quatrième ouvrage d'une première cascade 1416 de barrages d'une capacité installée de 70 MW. Les travaux d'une deuxième cascade 1417 sont entrepris entre 1958 et 1963 (capacité installée de 183,3 MW). En tout, quatorze réservoirs (volume total de 426 millions de m³) et 18 barrages (production de 587 MW) vont être construits en l'espace de vingt ans. La situation autrichienne est intéressante à noter bien qu'il faille garder à l'esprit que les conditions naturelles (pays montagneux) plus propices à l'exploitation hydroélectrique des cours d'eau sont un facteur déterminant dans le développement du secteur hydroélectrique. Ce de main d'oeuvre qualifiée (appel à de la main d'œuvre polonaise sur le site de Paks), les conflits sociaux…cf. Cam HUDSON, "Hungary finally commissions its first nuclear reactor", RFE Research Hungary/SR 1, 11 janvier 1983, Steven KOPPANY, "Hungary's first nuclear power plant : a monument to inefficiency", RFE Research Hungary/SR 1, 25 mars 1986 et o.c. John M. KRAMER, "Chernobyl…", p. 40-58. A noter encore le caractère inefficace des politiques scientifiques, en dépit des sommes investies dans le domaine de la R&D : "l'organisation industrielle socialiste, l'absence de systèmes d'incitation, le degré élevé de pénuries de toutes sortes limitent l'impact de ces dépenses. Les délais de réalisation sont longs, ce qui mobilise durablement les ressources ; de nombreuses innovations sont le plus souvent imposées d'en haut par les ministères de branche à travers des normes ; beaucoup d'innovations sont conduites dans l'optique de desserrer la contrainte qui pèse sur les ressources (…)". O.c. Xavier RICHET, Economies socialistes européennes… p. 65. 1415 D'autres centrales hydroélectriques (en tout 37) sont installées sur les rivières Hernád (Nord-Est), Rába (Ouest), Gyöngyös (Monts Mátra) et d'autres cours d'eau. 1416 Cascade I. Ladce-Ilava-Dubnica-Trencin. 1417 Cascade II. Hricov-Mikosova-Povazska Bystrica. 335 pays mérite notre attention dans la mesure où il s'impliquera financièrement et matériellement dans le projet Gabčíkovo-Nagymaros (contrat de coopération signé en 1986 avec la Hongrie) et aussi parce qu'il partage le même hydrosystème et que son influence est par conséquent décisive dans la gestion du secteur Bratislava-Budapest. La question énergétique représente un sujet très controversé en Autriche. Le pays est dépendant de ressources extérieures en énergie, mais produit en grande partie son électricité. En 1975, il disposait dans le secteur hydroélectrique d'une capapcité installée de 6,1 GW, ce qui représentait 46,6 % de la production énergétique totale. En 1978 les Autrichiens refusent par référendum l'énergie nucléaire et ce sont essentiellement les centrales thermiques fonctionnant grâce aux importations de pétrole et de gaz de l'étranger, les grandes centrales et la multitude de petites centrales hydroélectriques qui génèrent l'énergie. Le potentiel hydroélectrique est alors toujours exploité et les projets qui étaient d'installer onze centrales sur le Danube sont bien avancés surtout en amont de la capitale. Le secteur Vienne-Bratislava verra les projets prendre forme à partir de 1983. Transports et trafic fluvial Le secteur des transports 1418 de marchandises est généralement présenté comme hypertrophié dans les économies socialistes. La Tchécoslovaquie a par exemple un trafic élevé par rapport à sa population, dans la mesure où de grandes quantités de marchandises y circulent, transitant au sein du CAEM. Les flux intra-CAEM sont essentiellement basés sur l'échange de l'énergie soviétique contre les produits manufacturés des pays de l'Est. L'hypertrophie s'explique ainsi par la spécialisation des pays à l'intérieur du CAEM, par une localisation de la production qui ne tient pas compte des prix du transport, par la déconnexion entre mode de fixation des prix des matières premières et ceux des autres produits, des mécanismes de cotation mondiale 1419 . Ce secteur connaît dans le bloc socialiste dans les années 1960-1970 un développement important, notamment en terme d'augmentation de la charge transportée. Jusque là le réseau 1418 Coordonné au niveau du CAEM à partir de 1958. Patrice SALINI, "L'économie danubienne et le développement des transports de marchandises" dans C. REYNAUD, M. POINCELET, Quelle prospective de transport pour l'ouverture des pays d'Europe centrale et orientale, Caen : Paradigme, INRETS-DEST, 1993. p. 176. 1419 336 était peu développé, les investissements largement en baisse 1420 . C'est le rail qui est le mode de transport le plus utilisé (par exemple, 43,8 % des marchandises tchécoslovaques sont transportées par voie ferrée) soutenu par une politique tarifaire favorable au transport lourd sur moyenne et longue distance. C'est le transport par tubes qui connaît le développement le plus important 1421 , en décalage avec le transport routier (très marginal) et le transport fluvial qui stagne. Pourtant entre les années 1950 et les années 1980, le développement de la navigation danubienne constitue un "phénomène remarquable" avec une augmentation par dix de la quantité de marchandises transportées 1422 . Il faut dire que la situation de l'après deuxième guerre mondiale était très dégradée, que la flotte autrichienne jusqu'alors dominante a été démantelée pendant l'occupation du territoire et que le régime international de gestion du fleuve a éclaté. Contrairement au principe de droit international de liberté de navigation qui prévalait depuis 1815 et le Congrès de Vienne, la Convention de Belgrade, signée en 1948 1423 est supposée placer le trafic danubien sous le contrôle des pays riverains. La liberté de navigation des bateaux de tous pavillons ne s'applique pourtant qu'au trafic transfrontalier 1424 . Ceux-ci sont exclus du cabotage, c'est-à-dire du transport limité à un seul pays 1425 . Dans la pratique, le Danube forme donc un marché quasi autarcique dont deux riverains, l'Allemagne et 1420 Jaroslav BLAHA, Michèle KAHN, "Les transports à l'Est : clé du commerce entre les deux Europes", Le Courrier des pays de l'Est, décembre 1989, n°345, p.4-31. 1421 Deux oléoducs "Amitié" I et II acheminent le pétrole soviétique vers la Hongrie, la Tchécoslovaquie pour le premier, la Pologne et la RDA pour le second. L'oléoduc "Adria" (750 km de long), mis en service en 1979, achemine le pétrole du Moyen-Orient par le port yougoslave de Rijeka vers la Hongrie, où il est branché sur l'oléoduc "Amitié". De nombreux gazoducs comme "fraternité" (mis en service en 1967), "Union" ont été mis en place dans les années 1960-70 et alimentent également en gaz soviétique les deux marchés qui nous concernent. cf. Jaroslav BLAHA, Michèle KAHN, "Les transports à l'Est"…, p. 10. 1422 Commission économique pour l'Europe des Nations Unies, comité du transport intérieur, White paper on trends in and development of inland navigation and its infrastructure, Genève, 1996 (§13). 1423 A titre de comparaison, la Convention de Mannheim qui gère la navigation rhénane permet à toutes les nations, riveraines ou non, de naviguer et commercer librement sur le Rhin. Elle a toutefois été amendée en 1979 en écho à la situation danubienne pour limiter la liberté de navigation aux bateaux de la CEE et de la Suisse et rendre impossible l'accès à la flotte soviétique, cf. Jean Rolin "Interdit de naviguer…". 1424 Cf."Le Danube soviétique", Le Monde, 20 août 1948. Cela implique la relégation voire disparition des armements français, anglais, italiens et autrichiens. Voir Jean Rolin "Les Roumains ont du pétrole, les Français savent le pousser", Libération, 3 décembre 1986 pour une présentation de la Société française de navigation sur le Danube et Franz DOSCH, "The history of navigation on the Danube", Vienne, mars 2000, sur le site de la société de services www.via-donau.org [consulté en novembre 2003] pour une présentation de la DDSG – compagnie autrichienne de navigation à vapeur et le partage de la compagnie après la deuxième guerre mondiale pendant l'occupation multipartite du pays. 1425 Commission économique pour l'Europe des Nations Unies-Comité des transports intérieurs, Echange d'informations sur les mesures visant à promouvoir les transports par voie navigable, 8 juillet 2003, TRANS/SC.3/2003/8. 337 l'Autriche 1426 ne bénéficient guère en raison des pratiques économiques pratiquées par les régimes communistes. La navigation danubienne, encadrée par les Accords de Bratislava 1427 (1955) est par ailleurs caractérisée par une "politique tarifaire et des pratiques discriminatoires" 1428 qui favorisent les armements socialistes (tarifs bas qui ne tiennent pas compte de la réalité des coûts, réservation du fret au pavillon national, exemption de droits portuaires pour les bateaux d'obédience socialiste, priorités accordées dans les opérations de chargement et déchargement). Chaque pays riverain ne compte alors qu'une entreprise de navigation, propriété de l'État (Mahart pour la Hongrie, CSPD-compagnie de navigation danubienne- pour la Tchécoslovaquie) qui jouit 'avantages exclusifs ou d'un quasi-monopole sur le trafic national et international de son pays. C'est toutefois la flotte fluviale soviétique 1429 qui domine les échanges entre Regensburg et Izmaïl. L'URSS, qui n'est riveraine qu'en Ukraine, sur 4 km au niveau du delta maritime "a investi en priorité dans ce secteur [transport fluvial et fleuve-mer] et imposé ce choix aux petits pays dans le cadre des investissements "concertés" du CAEM. Si elle parvient à imposer sa place de prestataires de services dans le transport maritime international, c'est au prix d'un retard de plusieurs décennies dans la mise en place des infrastructures terrestres des petits pays de l'Est. De plus par le biais des échanges avec les pays de l'Est, elle réserve à son propre usage les matériels de transport les plus performants [conteneurs]…". C'est le port soviétique de Réni (secteur inférieur du Danube) qui, fin 1970, est le plus grand port danubien avec un trafic de 14 millions de tonnes 1430 . Cette situation expliquerait le sous-développement des infrastructures portuaires fluviales et la vétusté des armements des républiques populaires. De plus, alors que l'armement ouest-européen et la batellerie rhénane se modernise (bateaux automoteurs, convois poussés), le poussage ne se développe dans la batellerie danubienne que dans les années 1980. 1426 L'Autriche rejoint la Commission du Danube en 1960 alors que l'Allemagne se voit accorder un statut d'observateur et son adhésion ne sera finalisée qu'en 1996, en même temps que celle de pays devenus indépendants (la Moldova). 1427 Ils règlementent les conditions générales de transport de fret concernant le trafic international de marchandises, les tarifs internationaux de marchandises et les questions liées aux avaries 1428 Jean ROLIN, "Le triangle des écluses. 2. Interdit de naviguer sauf aux riverains", Libération, 3 décembre 1986. [série d'article portant sur le Danube]. 1429 L'armement russe constitue un quart de l'armement soviétique. 1430 Manuel LUCBERT, "Le Danube, une ligne de partage du monde", Le Monde, 2 septembre 1979. 338 Certaines branches d'activité nécessitant des trafics lourds sont les premières clientes du Danube : métallurgie, bâtiment, chimie, énergie nécessitent l'importation de matières premières (minerai de fer, ferraille…) et l'approvisionnement en ressources énergétiques (charbon, pétrole…). Ces branches d'industrie lourde sont à la base des économies socialistes mais peu d'entreprises ont été construites à proximité des voies d'eau pour tirer partie du transport fluvial. On peut noter la présence de deux pôles industriels directement installés le long du Danube dans le secteur qui nous intéresse. Il s'agit du groupe sidérurgique autrichien VOEST-ALPINE installé à Linz (secteur supérieur du Danube) et l'entreprise sidérurgique hongroise Dunaferr installée à Dunaujváros (en aval de Budapest dans la grande plaine Alföld) sur un bras mort du Danube (approvisionnement en charbon en provenance des mines Mescek assuré par le rail et importation de minerai soviétique par le Danube). En dehors de ces deux pôles, le Danube et l'industrie ne se rencontrent guère en dehors des pôles installés dans les capitales (par exemple la raffinerie Slovnaft de Bratislava, l'acierie Csepel au sud de Budapest). L'essentiel du trafic danubien n'est pas international, il s'agit en fait de cabotage de matériaux bruts (sable et graviers), de pétrole ou de produits agricoles. La Hongrie utilise toutefois la voie danubienne pour acheminer ses céréales, dont elle est exportatrice nette depuis 1973. La part hongroise dans le transport fluvial danubien est de 8,5 % (URSS de 35 %, Yougoslavie de 20 %) 1431 . Le réseau fluvial régional hongrois est de 1.034 km et international de 430 km 1432 . En Tchécoslovaquie le réseau navigable est de 474 km sur deux voies distinctes : l'ElbeVltava est réservée à la navigation intérieure et le Danube est une voie navigable internationale (172 km sur le territoire slovaque entre les km 1880,2 à 1708,2, dont 142 km en commun avec la République populaire hongroise). On compte plusieurs ports sur le secteur danubien qui nous concerne plus directement : Bratislava, Šturovo et Komárno où l'on trouve aussi le chantier naval SLK (Slovenske Lodenice Komárno) fondé en 1898 qui devient dans les années 1950 le plus grand constructeur de bateaux fluviaux de l'Europe socialiste. Ce dernier fournit essentiellement le marché du CAEM mais il rejoint dans les 1970 le 1431 Mihály HORVATH, "Országút, por nélkül", Magyarország, 23 mai 1976 [Une voie nationale sans poussière]. 339 consortium tchécoslovaque d'armement ZTS basé à Martin, pour lequel il participe à la fabrication de matériel militaire (tourelles et parties de véhicules blindés) 1433 . Cette activité occupera jusqu'à 200 personnes (main d'œuvre totale de 4700 employés) mais représentera jusqu'à 40 % de ses revenus. Navigation danubienne Les experts slovaques estiment qu'à Bratislava, la profondeur minimale pour le trafic international (2,5 m) n'est pas garanti toute l'année. La navigabilité dépend des variations de débits, c'est-à-dire du niveau d'eau du fleuve. Or ceci est contraire à ce que préconise la Commission du Danube qui cherche à assurer le trafic par tous les débits, sous tous les temps, toute l'année. Le tirant d'eau entre Bratislava et Budapest est estimé à 1,6 m en moyenne ce qui est insuffisant en période d'étiage. Des bancs de sable apparaissent en période de basses eaux quand le débit du fleuve est faible. Ils réduisent la navigabilité en imposant parfois l'arrêt des bateaux qui risquent de s'échouer mais surtout ils exigent de nombreuses manœuvres et moult précautions. Ces obstacles sont majoritairement situés à la hauteur de Gönyű (au km 1792), de Nyergesújfalu (entre Komárno et Esztergom), à Dömös (entre Esztergom et Nagymoros) et Vác (au niveau de l'île Szentendre). La convention relative au régime de la navigation sur le Danube signée en 1948 (Convention de Belgrade) contient une mention spéciale (Annexe II) pour le secteur du delta intérieur Gabčíkovo-Gönyü. Il y est stipulé "qu'il est d'intérêt général de (le) maintenir en bon état de navigabilité", que les pays riverains devraient établir une Administration fluviale spéciale en vue d'exécuter des travaux hydro-techniques et d'améliorer la navigation (comme sur le secteur des Portes de Fer). L'amélioration de la navigation est au cœur de la Convention (chapitre 1, article ) : "Les pays danubiens s'engagent à maintenir leurs secteurs du Danube en état de navigabilité, à exécuter les travaux nécessaires pour assurer et améliorer les conditions de navigation et à ne pas empêcher ou entraver la navigation sur le chenal navigable du 1432 Chiffres approximatifs de l'UNECE Bulletin annuel des statistiques sur les transports, fourni par les gouvernements. 1433 La production militaire a connu son apogée en 1988. La Slovaquie a contribué à plus de 66 % à la production tchécoslovaque (33 % de la population). La majorité des entreprises combinaient activités civile et militaire, en exploitation une même technologie… cf. Yudit KISS, "Regional and employment consequences of the defence industry transformation in East Central Europe", Employment and training papers, n°32, Organisation internationale du travail, Genève.p. 8. 340 Danube" 1434 . Des dispositions supplémentaires sont considérées en vue de l'ouverture de la liaison des fleuves Rhin-Main-Danube, du projet de liaison Danube-Elbe-Oder. Barrages et canaux Comme précédemment indiqué (descriptif consacré à l'hydrosystème) la portion dangereuse entre Vienne-Budapest et le secteur plus particulier du delta intérieur(Rajka-Gönyű) ont fait l'objet d'aménagements. Les méandres ont été partiellement coupés du lit principal, le lit a été approfondi et rendu rectiligne. Rappelons que leurs effets sont toutefois limités dans le temps et n'ont pas remédié à l'érosion consécutive aux aménagements effectués sur le secteur supérieur du Danube en Allemagne et en Autriche, ni compenser les opérations d'extraction de gravier. A cette époque de grands chantiers sont en cours sur tous les secteurs du Danube. Sur le secteur moyen entre la Yougoslavie et la Roumanie, les travaux du premier ouvrage des barrages des Portes de fer ont débuté en 1964 et se sont achevés en1972. Ils facilitent la navigation dans la mesure où les cataractes ont été totalement immergées 1435 . Sur le secteur inférieur, en Roumanie, il faut aussi parler du canal Cernavoda-Constanťa, long de 64 km qui raccourcit la route jusqu'à la mer Noire de 240 km et permet d'éviter le passage dans le delta maritime, mentionnons enfin, sur le Danube supérieur, le canal Rhin-Main-Danube. Les attentes placées dans la liaison des deux grands fleuves européens et l'ouverture de cette voie d'eau de 3500 km reliant la mer du Nord à la mer Noire sont grandes et soulignées dans toutes les présentations du projet Gabčíkovo-Nagymaros. L'idée de relier Rhin et Danube et de créer une interconnection entre la mer du Nord et la mer Noire est ancienne. Deux tentatives avortent (celle de Charlemagne en 793, et celle de Louis I de Bavière en 1837) et le projet rebondit en 1921 avec la création d'une société de mixte Donau-Main-Rhein AG qui entreprend la construction d'un canal de 171 km reliant les villes de Bamberg (Main) et de Kelheim (Danube) ainsi que les travaux d'aménagements de cet 1434 József KECSKÉS (responsable de la publication), Commission du Danube, brochure bilingue (français, russe, langues officielles) éditée à l'occasion du 40ème anniversaire de la Convention relative au régime de la navigation sur le Danube, Hongrie, 1988. 1435 Les barrages Porte de fer I (1964-72), puis de Porte de fer II (1982) résolvent un important goulet d'étranglement en submergeant les rapides et régulant le fleuve sur près de 280 km en amont jusqu'à Belgrade. Ils représentent l'intervention majeure de régulation sur le secteur moyen où le Danube coule librement. 341 affluent du Rhin (1926-1962) et du Danube (1928-48). Les travaux sont exécutés en plusieurs tranches. Le canal de jonction entre le Main et Nuremberg est achevé en 1972. Le chantier est arrêté en 1979 par le gouvernement fédéral, le ministre des transports Volker Hauf déclarant alors que c'est "le projet le plus sot depuis la Tour de Babel". Ils ne reprennent qu'en 1981 sous la pression du Land de Bavière et à la faveur d'un changement de coalition gouvernementale au niveau fédéral. Dans les années 1970, ce projet d'interconnexion inquiète toutefois les opérateurs fluviaux occidentaux qui redoutent la concurrence déloyale de la "flotte rouge" 1436 peu soucieuse de rentabilité. En 1977, en Tchécoslovaquie et en Hongrie on ne parle plus que des bénéfices à tirer de la transformation du Danube en artère commerciale transeuropéenne et de l'urgence d'éliminer les obstacles sur le secteur Bratislava-Budapest. En fait, le projet Gabčíkovo comporte l'avantage de servir de nombreuses ambitions : renforcer la coopération au sein du CAEM 1437 , d'améliorer la coopération danubienne selon les recommandations de la Commission du Danube 1438 (recommandations de 1962 : largeur de 180 m, profondeur optimale de 3,5 m garantissant un tirant d'eau pour tous les étiages) et contribuer au développement des échanges Est-Ouest. Les transports sont effectivement un domaine abordé dans le cadre du dialogue Est-Ouest et certains pays de l'Est comme la Hongrie et la Tchécoslovaquie participent aux groupes de travail de la Commission Economique pour l'Europe des Nations Unies à Genève 1439 . Soulignons également que l'unification des régimes de navigation sur les 1436 "la perspective d'ouvrir tout grand à ces flottes rouges le réseau navigable occidental parut assez effrayante dans les années 1970 pour que le Spiegel dénonce avec vigueur cette "voie à sens unique vers l'Ouest" que constituerait le canal, tandis que l'International Herald Tribune titrait sur le "Beau Danube Rouge", cf. Jean ROLIN, "Le triangle des écluses. 1. Valse hésitation de Charlemagne à Strauss", Libération, 2 décembre 1986. Voir aussi dans la même série d'article o.c. Jean ROLIN, "2. Interdit de naviguer sauf aux riverains"… 1437 La Hongrie n'est alors que le cinquième partenaire commercial de la Tchécoslovaquie après l'URSS, la RDA, l'Autriche, et la Tchécoslovaquie est le 5ème partenaire commercial de la Hongrie. A noter que ce pôle industriel autrichien Voest-Alpine a bénéficié de l'Ostpolitik de Vienne et des accords commerciaux signés avec les pays socialistes. La part de ses importations en provenance du CAEM est ainsi passée de 23 % en 1973 à 42 % en 1984. Il faut dire que le secteur de l'acier, comme de celui de l'agriculture avaient été exclus des accords de libre échange signés en 1972 avec la Commuauté européenne. Cf. Joachim BECKER, Andreas NOVY, Vanessa REDAK, "Austria between West and East", SRE Discussion 69, octobre 1999, Université Wirtschafts, département de développement urbain et régional. 1438 A noter que les recommandations de la Commission du Danube n'ont pas de caractère obligatoire et que les États restent les seuls décideurs en matière de travaux techniques (établissement des gabarits de chenal, des ouvages hydrotechniques…). 1439 Les défenseurs slovaques du projet mettent en avant les études élaborées dans le cadre institutionnel de Genève. Elles portent sur l'amélioration de la sécurité de la navigation et l'exploitation du potentiel hydroélectrique du fleuve. Elles légitiment cette démarche bilatérale comme une nécessité reconnue par tous. Cf. Július HANDŽÁRIK, "Clara pacta – boni amici", Europe Vincet, 1997, n°3, p. 41. 342 voies navigables intérieures européennes figure dans l'Acte final d'Helsinki sur la Sécurité et la Coopération en Europe (chapitre 6) 1440 . Agriculture et développement local Changeons d'échelle afin d'appréhender la réalité économique au niveau local. Les informations spécifiques aux deux régions qui nous importent plus directement sont rares car depuis 1950 les programme politiques et économiques font la part belle aux mouvements de masse (mouvement de collectivisation qui bouleverse notamment le régime de propriété des terres), à la centralisation économique et politique (regroupement administratif des villages) 1441 . Aussi la gestion des affaires des villages tchécoslovaques de la rive gauche du delta (Dobrohošť, Vojka nad Dunajom et Kyselica) est transférée de Šamorin à Dunajska Streda qui devient le centre du district. Le même mouvement de regroupement est opéré au niveau des coopératives agricoles. L'activité agricole est prédominante dans cette zone, tant sur la rive gauche (tchécoslovaque) 1442 que la droite (hongroise) et tourne aussi beaucoup autour du Danube. La pêche et l'exploitation du bois de la forêt alluviale fournissent en effet des revenus annexes aux agriculteurs qui cultivent des terres caractérisées par leur forte productivité. L'agriculture est la première activité économique du Szigetköz 1443 et le secteur bénéficie dans toute la Hongrie 1444 de la mise en place de la Deuxième économie. "Les Hongrois avaient en effet entrepris de réformer les mécanismes de gestion de l'économie et plus généralement un certain type de rapport entre l'État et la société" 1445 . Des concessions limitées sont ainsi accordées et dans le domaine économique des changements sont effectués au niveau de la 1440 O.p. UNECE. TRANS/SC.3/2003/8 Les autorités hongroises ont procédé à la réunion des communes en 1969. 1442 Žitný Ostrov, c'est à dire la plaine de Slovaquie méridionale est l'une des trois aires céréalières de la Tchécoslovaquie avec le plateau de Bohême et le sillon de Moravie. Les surfaces agricoles sont en effet limitées par le relief mais les rendements sont élevés. Cf. Michel FOUCHER , Fragments d'Europe, Paris : Fayard, 1993 [encart p. 89]. 1443 Cf. Zoltán RAKONCZAY, Szigetköztől az Orségig, Budapest : Mezőgazda. 1996. (voir les pages consacrées à la situation économique de la région, p. 76-80. Cf. József ALBERT, Helyi társadalmi confliktusok. A nyolcvanans és kilencvenes években, Veszprém : Veszprémi Egyetemi Kiadó, 2001 [Les conflits sociaux locaux dans les années 1980 et 1990] (voir les pages consacrées au Szigetköz (p. 97-108). 1444 La situation de l'agriculture en général est bonne en Hongrie en raison notamment du tchernoziom, sol brun des plaines. Les rendements en blé sont les plus élevés de l'Europe médiane. Cf. Michel FOUCHER , Fragments d'Europe… p. 89. 1445 Jacques RUPNIK, "Prague et Budapest à l'heure Gorbatchev", Cosmopolitiques, février 1987, n°2, p. 42. 1441 343 planification. On met en place des stratégies relativement décentralisées et diversifiées dont la réforme en faveur de l'autonomie de gestion des entreprises est un bon exemple. C'est dans le secteur agricole que les résultats seront le plus net 1446 , ainsi que dans le développement de l'accueil touristique (chambres d'hôtes, restauration, services à la personne : coiffeurs, dentistes…). Loin du marché noir ou de pratiques illégales, la Deuxième économie a stimulé le développement du travail agricole (vente de produits du potager, élevage de lapins, production de fleurs, de foie gras ) et d'activités supplémentaires (location d'équipement, fourniture de services techniques) en dehors du cadre contrôlé des fermes d'État et des coopératives. Elle permet de générer des revenus suppplémentaires et pas seulement pour les agriculteurs 1447 . Pour ce qui est du développement local, la région souffre de plusieurs inconvénients mais d'un avantage majeur. C'est tout d'abord une zone frontière et dans les régimes socialistes cette localisation est synonyme à la fois de contrôle rapproché et de sous-investissement chronique. S'y s'ajoutent ici d'autres "facteurs aggravants" comme la proximité "dangereuse" avec le Rideau de fer (frontière avec l'Autriche) et la présence majoritaire de la population hungarophone en territoire tchécoslovaque 1448 . Il faut éclaircir également un point historique qui aura son importance dans la décision unilatérale slovaque de poursuivre le projet. Jusqu'en 1947 les trois villages situés en aval de Bratislava sur la rive droite du Danube (Rusovce, Jarovce, Čunovo) faisaient partie de la Hongrie selon les frontières délimitées par le Traité de Trianon. Ce n'est qu'après la deuxième guerre mondiale et la signature du traité de paix du 15 février 1947 (appliqué par la loi XVIII), que le territoire passe sous souveraineté tchécoslovaque. Ces villages sont composés d'une population multiethnique (croate, allemande, hongroise…) et comptent entre 800 et 1446 Les réformes sont l'objet d'une lutte interne intense au sein du gouvernement. Une reprise de contrôle par les forces conservatrices est enclenchée et certaines libertés sont retirées entre 1975 et 1977. Les conséquences sont immédiates dans le secteur agricole où une "crise alimentaire" est déclenchée en retour par une population paysanne mécontente. L'anthropologue Martha LAMPLAND parle de "food fiasco" de 1974 à 75 (abattage de porcs, actions de sabotage) qui provoque une pénurie sur le marché alimentaire, o.c. Ivan SZELENYI, "the prospects and limits…" et Martha LAMPLAND, "Pigs, party secretaries and private lives in Hungary", American Ethnologist, août 1991, vol.18, n°3. 1447 O.c. Martha LAMPLAND, "Pigs, party secretaries …". 1448 Académie slovaque des sciences, Institut de sociologie, "Border-regional relations between Slovakia and the neighbouring countries", Informationen zu Raumentwicklung, 7/8 2000. Pour une présentation de la distribution géographique et démographique voir André-Louis SANGUIN, Kvêta KALIBOVÁ, "Les Hongrois de Slovaquie, 344 1700 habitants. Villages indépendants, Rusovce et Čunovo sont finalement rattachés à Bratislava en 1971. Ce changement de frontière assure ainsi le contrôle des deux rives du Danube à la Tchécoslovaquie entre les km 1880,26 et 1850,20 1449 et permettra la construction de la Variante C. Cette région a l'avantage d'être parcourue une voie de communication internationale qui représente un atout important dans les efforts de rééquilibrage des pouvoirs politiques et économiques au sein de la République fédérative tchécoslovaque déployés par la Slovaquie. La construction des barrages a été par ailleurs anticipée dès 1970, un décret gouvernemental interdisait toute édification de nouvelles maisons dans la zone où pourrait être construit le barrage. Une interdiction similaire imposée en 1955 aux trois villages Dobrohošť, Vojka et Bodíky 1450 aurait contribué, en plus de l'exode rural par l'industrialisation, l'urbanisation de l'après deuxième guerre mondiale et par la proximité avec Bratislava ,au départ des habitants 1451 . Cette procédure légale de gel des constructions était couramment utilisée sur les sites pressentis pour la construction de réservoirs et de barrages 1452 . Elle a ainsi permis de geler pendant des décennies tout développement sur de nombreux sites. problèmes ethno-frontaliers dans l'Europe médiane en mutation", Annales de géographie, mai-juin 1998, n°601, 107ème année, p. 291-317. 1449 L'histoire de la région de Žitný Ostrov comme toute la région frontalière hungaro-tchécoslovaque est également marquée après 1945 par les expulsions de Hongrois installés là depuis l'arbitrage de Munich de 1938, par les déportations de Hongrois vers les régions tchèques (remplacement de la main oeuvre allemande expulsée) et par les départs organisés dans le cadre d'un échange de population (1947-48). Cf. Károly KOCSIS, Eszter KOCSIS-HODOSI, Hungarian minorities in the Carpathian basin. A study of ethnic geography, Toronto, Buffalo : Matthias Corvinus Publishing, 1995, p. 35-37. Voir également Katalin VADKERTY, "A csehszlovákmagyar lakosságcsere hivatalos sczlovák értékelése", Regio, 1993, vol.4, n°3 ["Evaluation officielle de l'échange de population hungaro-tchécoslovaque"]. 1450 cf. Eleonóra BABEJOVA, The vanity of technocrats. The Gabčíkovo dam system project as a case study, MA Thesis, département de sociologie de l'Université d'Europe centrale de Prague, août 1995. L'auteur impute la responsabilité du départ des villageois sur le barrage. 1451 La population de Bratislava est passée de 20 000 habitants en 1949 à 440 000 en 1990 en devenant un gand centre industriel et une ville ouvrière. En Hongrie, pour le Szigetköz, ce sont surtout les villes des environs qui attirent la population rurale comme Sopron, Szombathely, Győr… 1452 Les opposants aux grands projets hydroélectriques en Slovaquie ont mis en avant les procédés d'éviction des population utilisés par les autorités dès les années 1950. Cf. Roman HAVLICEK, "Destruction of rural communities as an inseparable part of the construction of large dams in Slovakia", Contribution à la Commission mondiale des barrages [sans date], n° SOC053, www.dams.org. Voir aussi cet article récent traitant du processus d'expropriation qualifié d'"anti-constitutionnel" utilisé sur le site de Gabčíkovo et du recours que les victimes pourraient intenter, László SOOKY, "Telkemen a bősi erőmű", Új szó, 4 février 2004 ["La centrale de Gabčíkovo est sur mon terrain"]. 345 B. Situation prévue par le traité de 1977 Le Traité relatif à "la construction et au fonctionnement des systèmes d'écluses de GabčikovoNagymaros" est plutôt court. Il comprend 13 chapitres et 28 articles. Un accord d'assistance mutuelle signé le même jour (17 septembre 1977) fixe le calendrier des travaux dont voici une description schématique (voir la carte n°2 en annexe): Pour la partie Gabčíkovo (paragraphe 2) -Des installations à Dunakiliti-Hrušov (km 1860-1842) : un lac de retenue Hrušov 1453 (km 1860) de 60 km2 avec rives renforcées. Un barrage de dérivation à Dunakiliti (km 1842) avec 2 écluses de navigation auxiliaires, conçu pour surélever le niveau des eaux à destination du canal de dérivation (max. 131 m au dessus de la mer Baltique) et en aval (dans Bratislava), et pour alimenter le bras Moson du Danube en territoire hongrois. -Un canal de dérivation 1454 (km 1842-1811) surélevé de 18 m au dessus du sol, d'une profondeur variant de 7,3 m à 14,3 m, d'une largeur croissant de 267 m à 737 m à proximité de la centrale. Il comprend un canal d'amenée (ou canal d'amont) de 17 km et de fuite (ou canal d'aval) sur 8 km qui rejoint le lit originel du Danube à Sap au km 1811. Sa paroi est imperméable et recouverte d'asphalte. -Une installation hydroélectrique à Gabčíkovo : une série de 2 écluses de navigation (275 m de long, 24 m de large), un barrage de retenue, un évacuateur de crues 1455 , une centrale hydroélectrique avec 8 turbines pour une capacité de production "en régime de pointe" de 720 MW (8 turbines de type Kaplan de 9,3 m de diamètre, d'une capacité de 90 MW chacune) pour un débit opérationnel de 4000 m³/s. -L'amélioration de l'ancien lit du Danube des km 1842 à 1811 (delta intérieur). -L'approfondissement et la régulation du lit entre les km 1811-1791 (entre Sap et l'ouvrage de Gabčíkovo). Pour la partie Nagymaros (paragraphe 3) -Des installations en amont et ouvrages de protection contre les inondations entre les km 1791 et 1696, ainsi que dans les secteurs des affluents affectés par les crues 1453 Il est appelé "Hrušov" d'après le nom d'un lieu situé au cœur du delta intérieur, sur la rive tchécoslovaque, à la confluence du bras secondaire Šamorin et du lit principal du Danube, détruit par les travaux d'excavation pour laisser place au lac de retenue. 1454 Il entre de 5 à 10 km à l'intérieur du territoire tchécoslovaque et crée une île artificielle entre le canal et la rive gauche du lit principal du Danube, isolant trois villages (population majoritairement d'origine hongroise) : Dobrohošť, Vojka nad Dunajom, Bodíky. 1455 Il assure le déversement des eaux en excédent de la capacité d'emmagasinement du réservoir (crues saisonnières, précipitations importantes). 346 (rivières Váh et Ipeľ) pour un niveau maximum des hautes eaux de 107,83 au dessus du système de la mer Baltique. -A Nagymaros : une série d'écluses au km 1696,25, comprenant un barrage 1456 et une centrale hydroélectrique ("au fil de l'eau") d'une capacité installée de 158 MW (6 turbines d'une capacité de 27,2 MW chacune), des écluses doubles de navigation, une route sur le barrage reliant les deux rives 1457 . -L'approfondissement et la régulation du lit du Danube (km 1696,25-1657), dans le secteur hongrois. Clauses additionnelles -L'investissement conjoint (article 6), mais aussi propriété conjointe du barrage de Dunakiliti, du canal de dérivation et des systèmes d'écluses de Gabčkovo et de Nagymaros (article 8), le projet forme un "système d'ouvrages opérationnels, unique et indivisible". Les objectifs du projet conjoint étaient -La production hydroélectrique (en réduisant la dépendance par rapport à d'autres sources nécessitant l'importation de matières premières), -L'amélioration de la navigation entre Bratislava et Budapest, secteur caractérisé par la présence de bans de sable qui constituent le principal obstacle sur le secteur moyen du Danube depuis l'élimination des problèmes aux Portes de fer. Il s'agit de garantir des conditions optimales et constantes toute l'année pour un trafic de grand gabarit, et pour cela il est nécessaire de rehausser le niveau de l'eau en amont (grâce au réservoir), de détourner le trafic dans un chenal navigable artificiel (canal de dérivation) et de régulariser le lit entre les deux centrales et en aval de Nagymaros jusqu'à Budapest. -La protection des populations riveraines contre les inondations (en contrôlant les variations du débit sur toute l'année). -L'amélioration de l'irrigation (en répartissant l'approvisionnement en eau du milieu naturel). géographiquement Conditions générales Il est important de souligner que le Traité établit une égalité entre les Parties pour l'exploitation, la gestion et le partage des bénéfices mais surtout un partage des responsabilités en aval, au niveau des investissements, des travaux, de la fourniture du matériel opérationnel. Chaque partie est toutefois responsable de la remise en état de la végétation sur son territoire national. Les travaux sont donc ventilés, et pas strictement sur la base de la localisation des 1456 mais surtout amortir les fronts d'onde résultant du régime de pointe de la centrale de Gabčíkovo 347 ouvrages sur la rive gauche (responsabilité tchécoslovaque) ou rive droite (responsabilité hongroise). La Hongrie est ainsi responsable des installations d'amont de Dunakiliti-Hrušov de la rive droite (dont la vanne de connexion et la vanne de détournement), mais également du canal de fuite du canal de dérivation, tous deux en territoire tchécoslovaque. Elle est également en charge de fournir le matériel opérationnel du système d'écluses de Gabčikovo (matériel de transport, machines d'entretien), des ouvrages de protection contre les inondations des installations d'amont de Nagymaros dans le district de l'Ipeľ en territoire tchécoslovaque. Calendrier des travaux Les Tchécoslovaques débutent les travaux de Gabčíkovo en avril 1978 alors que le traité n'entre officiellement en vigueur qu'en juin 1978. Les Hongrois entament les travaux du barrage de Dunakiliti en 1986 1458 seulement et ceux sur le site de Nagymaros en 1988. Les Parties signent d'ailleurs en 1983 un Protocole amendant le Traité de 1977, reportant de quatre ans la date de mise en service des ouvrages, sur initiative du gouvernement hongrois. Ce dernier signe d'ailleurs en 1986 un accord avec l'Autriche portant sur un crédit de 15 milliards de Schillings et la participation d'entreprises autrichiennes de construction pour la réalisation des ouvrages des secteurs de Gabčíkovo et de Nagymaros, soit 70 % des travaux placés sous la responsabilité de la Partie hongrois. Un remboursement sous forme d'électricité est prévu de 1996 à 2010. Un deuxième protocole est signé le 6 février 1989 sur initiative hongroise. Il amende l'accord d'assistance mutuelle de 1977 dans le but cette fois-ci d'accélérer les travaux. Cette décision n'intervient que quelques semaines avant l'annonce par la Hongrie de la suspension des travaux sur le site de Nagymaros(13 mai 1989), mais constitue le dernier accord légal constitutif du projet conjoint établi en 1977. 1457 De Nagymaros à Visegrád. En mai 1986, 1200 personnes travaillent pour la Hongrie sur le projet dont beaucoup d'étrangers (des entreprises yougoslaves participent notamment aux travaux d'excavation), 450 Hongrois travaillent sur le site du canal de fuite du côté tchécoslovaque. Au programme de la Hongrie pour 1986 figurent des installations de protection, des infrastructures routières et ferroviaires. La question de l'absence de main d'œuvre est déclarée sensible dans les deux pays.Cf. "Cs daily interviews Hungarian officiel on joint Danube project", BBC Monitoring SWB, 22 mai 1986. 1458 348 D'autres éléments justificatifs ont été présentés après 1977 et contribuent à notre sens à la compréhension de la situation. Arguments supplémentaires Pendant les années 1980, la Tchécoslovaquie et la Hongrie commencent progressivement à expliquer le projet en mettant en avant les avantages liés à ces grands travaux. Réponse aux critiques ? Manière de convaincre les populations concernées ? On promet en tout cas beaucoup : l'installation de systèmes de collecte et traitement des eaux usées 1459 , la construction de nouvelles infrastructures routières et administratives, la création d'emplois liés à la construction et au développement économique induit (amélioration de la navigation, du commerce, de l'accessibilité des ports) et aux projets touristiques parallèles aux barrages 1460 (création de centres de loisirs, de structures sportives, développement de l'accueil : hébergement, restauration, vente de produits locaux…). On insiste sur la protection contre les inondations des zones riveraines comme étant un atout primordial pour le développement local et les avantages attendus en matière d'augmentation du niveau des nappes phréatiques et son impact bénéfique sur l'agriculture, là où jusqu'à présent une baisse était constatée. Argumentation slovaque - 1990 Des publications parues du côté tchécoslovaque début des années 1990 continuent à promouvoir les atouts d'un projet tel que conçu en 1977, comme si rien n'avait changé au niveau politique ou économique. On y parle plus d'agriculture, de pêche et de sylviculture, alors que jusqu'à maintenant les allusions à ces sujets avaient été brèves. Il est dit en 1995 que "le prix a payé n'était pas trop fort en comparaison des bénéfices attendus du projet" 1461 . Certes le canal occupe 4000 ha de terres agricoles sur le territoire tchécoslovaque mais une 1459 Les travaux sont annoncées en 1986 par les autorités slovaques pour les villes de la rive droite : Esztergom, Dorog, Komárom, Győr, Tatabánya, Oroszlány, cf. "Power from the Danube", Daily News 9 mars 1986. 1460 Les barrages sont également considérés comme des pôles d'attraction. En Hongrie "dans le voisinage de Visegrád et de Nagymaros, la création d'un lac artificiel d'environ 10 km de long et de 4 km de large est annoncé. Il sera l'un des éléments nouveaux de l'attrait touristique de la courbe du Danube" cf."Le Danube, fleuve de huit pays", Articles et documents, 9 février 1965. Un responsable de l'Agence nationale des eaux chargée du projet en Hongrie décrit le barrage de Nagymaros "comme un exemple merveilleux d'ingénierie qui s'inscrit parfaitement dans le cadre historique du coude du Danube" cf. J.L.REED, "Hungary's huge project sparks a vociferous ecological protest", The Time Magazine, 16 décembre 1986. 1461 Miroslav LIŠKA, Hydroelectric system Gabčikovo-Nagymaros. Developement of the Slovak-Hungarian section of the Danube, mars 1995, Bratislava, p. 15 et 16. 349 partie du sol devait être utilisée pour la mise en culture de 2000 ha de terres laissées en jachère et quelques 3000 ha de terres agricoles de bonne qualité seraient retirées de la zone inondable et protégées par les aménagements hydrotechniques, assurant leur "exploitation sans danger". En ce qui concerne les poissons il est dit en 1995 que le problème posé n'était pas grave car il n'était pas nouveau. Les barrages des Portes de fer (km 1215 à 863) (voir la carte n°1) auraient déjà donné un coup fatal à leur migration et par conséquent, plutôt que de construire des passages à poissons dans le barrage de Dunakiliti, le développement de la pisciculture dans des fermes alimentées en eau par le complexe serait préférable. La Variante C développée à la suite du désengagement hongrois et de l'arrêt des travaux sur le barrage de Dunakiliti est présentée comme la simple poursuite du projet GabčíkovoNagymaros s'inscrivant donc dans le même cadre juridique, ce qui élude tout problème de légitimité juridique. Elle n'est pas présentée comme une alternative parmi d'autres choix possibles 1462 mais comme une nécessité technique, comme la seule solution capable de restaurer le fleuve (allusion à la dégradation du fleuve par l'érosion), de protéger les populations riveraines contre les caprices de celui-ci (les inondations) mais aussi de garantir la revitalisation de la nature dans le secteur du delta intérieur, puisque les effets néfastes du trafic fluvial sont transférés ailleurs (canal de dérivation). Ce discours permet en somme d'éluder les différences majeures de cette solution "provisoire" par rapport au projet de 1977 : le détournement du Danube à partir du seul territoire tchécoslovaque, le changement de frontière, le partage des eaux en faveur de la Slovaquie. Or en dépit de ces changements profonds, la continuité est prônée et la confusion est entretenue entre ce qui était prévu à l'origine et ce qui a finalement été réalisé. Entre le caractère "provisoire" d'aménagements pourtant majeurs (installation d'une centrale hydroélectrique et d'écluses de navigation sur le barrage de Čunovo), le caractère "correctif" donné à certaines mesures (approvisionnement artificiel de la rive gauche du delta intérieur) et le fait que le projet tronqué et modifié conserve la même appellation, il est en effet difficile de s'y retrouver. 1462 Voir la chronologie pour la présentation de toutes les alternatives. 350 C. Situation avec Gabčíkovo : apports et défaillances dans un contexte de grandes transformations politiques et économiques Contexte économique de crise Il faut tout d'abord rappeler l'importance du contexte économique général dans lequel va s'inscrire le traité de 1977. Il est particulièrement difficile en Hongrie où suite à l'échec d'une première vague de réforme en 1968 (Nouveaux Mécanismes Economiques), le gouvernement se voit forcer de mettre en place en 1979un nouveau programme de stabilisation économique, en essayant notamment de réduire la dette, d'améliorer la balance commerciale en devises convertibles et de réduire les dépenses en réduisant les investissements. La croissance économique enregistrée cette année est en déclin. Priorité est donnée, dans un programme de gestion de l'énergie élaborée en 1981, à la réduction de la consommation d'énergie pour faire face à la hausse du prix du pétrole. On espère réduire la part des hydrocarbures de 64 à 59 % entre 1980 et 1985 dans le total des énergies consommées. On augmente pour cela la part du charbon et on compte sur le nucléaire et la centrale de Paks pour assumer, à partir de 1985, 5 % des besoins en énergie du pays, tout autant que sur les incitations à la rationalisation des usages et la restructuration des prix de l'énergie 1463 . La Hongrie subit toutefois la hausse des taux d'intérêt désormais pratiquée par les banques occidentales qui cherchent à réduire les crédits accordés aux pays de l'Est. Le pays connaît une crise des liquidités en 1982 et négocie avec le Fond monétaire international un rééchelonnement de la sa dette. Secteur énergétique Les secteurs énergétiques hongrois et tchécoslovaque connaîssent un grand nombre de difficultés liées à la place importante du pétrole dont les prix sont en hausse et au lent et coûteux développement de l'énergie nucléaire. "En raison de l'application de la moyenne mobile des prix mondiaux, les pays de l'Est ont parfois supporté des prix supérieurs aux prix mondiaux, notamment lorsque les prix de l'énergie et de certaines matières premières ont chuté au cours des années 1980. Inversement, lorsque les prix ont brusquement remonté, les pays d'Europe de l'Est ont livré une partie de leurs quotas de pétrole soviétique sur le marché 1463 Eric LUFTMAN, "Energy management in Hungary's sixth five-year plan : the first year", RFE Research RAD Background report/ 144, 8 juillet 1982. 351 mondial". Les règles ont été modifiées sur la base d'un marchandage bilatéral en jouant avec les quotas et les besoins en devises convertibles. "La Hongrie a pu ainsi équilibrer sa balance des paiements en devises convertibles en accroissant ses livraisons hors quotas à l'URSS alors qu'elle enregistrait un déficit dans ses échanges avec les pays occidentaux" 1464 . Les priorités budgétaires en faveur de la substitution du pétrole demandent quant à eux de gros investissements, et la réalisation du projet de complexe hydroélectrique conjoint de Gabčíkovo-Nagymaros n'apparaît pas vraiment comme la panacée tant attendue. En 1986 les centrales énergétiques hongroises génèrent une capacité de 28 milliards de KW, ce qui correspond au double par rapport à la production des années 1970. De grandes centrales thermiques ont été construites, dont une à Százhalombatta (Sud de Budapest) qui génère près de 40 % de l'électricité du pays. En 1986, la centrale nucléaire de Paks génère quant à elle 26,5 % de la production nationale d'électricité, ce qui représente 19,2 % de la consommation. Rappelons que 1986 est l'année de la catastrophe nucléaire intervenue dans la centrale ukrainienne de Tc