Thse Lyon 2 - Spire

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Thse Lyon 2 - Spire
Institut d'Etudes Politiques de Paris
ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO
Programme de Science Politique des relations internationales
Centre d'Etudes et de Recherches Internationales
Controverse socio-technique autour des barrages danubiens
Gabčíkovo-Nagymaros, 1977-2004 (Hongrie/Slovaquie).
Etude microsociologique des relations internationales.
Marion Marmorat
Thèse dirigée par Bertrand Badie, Professeur des Universités
Soutenue le 21 décembre 2006
Avant propos
Notre thèse ne suivant pas un schéma classique, une introduction spécifique s'impose. Il ne
s'agit pas d'une monographie détaillée d'une affaire exotique au nom difficilement
prononçable [gābchikovo-Nādjmāros] 1 car moitié slovaque, moitié hongrois. Notre ambition
n'est pas d'exposer toutes les caractéristiques atypiques d'une région que seule une poignée de
spécialistes connaîtrait vraiment. Cette controverse qui associe enjeu local et dimension
internationale, est pour nous un exemple représentatif de problématiques plus générales ainsi
qu’un champ d’application privilégié pour appréhender la recomposition des savoirs, des
principes et des pratiques de l’ordre international contemporain. C’est enfin une porte d’entrée
pour aborder des grands questionnements de sciences sociales et dégager une boîte à outils
conceptuels utiles pour comprendre et décrire les questions liées au transnationalisme et à la
contestation sociale, la mondialisation et les grands enjeux planétaires liés à l’environnement.
Aussi, plutôt que d'organiser la thèse autour la démarche d'une recherche dont l'axe principal
est la question "Qui gouverne ?". Notre regard se porte prioritairement sur les acteurs, sur les
processus et les interactions avec l’ambition de contribuer à la réconciliation des niveaux
macro et microsociologique en science politique.
Nous vous proposons donc de suivre le parcours de notre réflexion qui s'est rapprochée de
l'épistémologie, motivée en cela par des interrogations théoriques et méthodologiques. Nous
présentons tout d'abord dans le chapitre introductif notre ancrage dans la sociologie des
relations internationales et notre position face aux études consacrées à l'aire politique esteuropéenne et à la rupture de 1989. Nous y développons les principales problématiques de
départ que sont les concepts de société civile, de transnationalisme, d'intégration régionale,
ainsi que les thématiques plus spécifiques de l'environnement, de l'eau, des grands barrages
qui sont au cœur même de notre étude. L'idée est d'engager la réflexion sur la méthodologie et
la dimension théorique de la science politique tout en dégageant les fils conducteurs qui vont
nous mener progressivement à l'étude microsociologique de notre étude de cas. Nous
concluons ce chapitre en présentant la controverse Gabčíkovo-Nagymaros -de 1977, date de
1
Prononcer [ā] comme le [o] du "not" anglais. Prononcer le [gy] de Nagymaros comme le "d" de "dune" en
anglais. A signaler que les Hongrois parlent de Bős [Beuch]-Nagymaros suivant la toponymie hongroise de cette
région slovaque.
6
conclusion du traité inter-étatique, jusqu’en 2004, année de l'entrée de la Hongrie et de la
République de Slovaquie dans l'Union européenne- et les enjeux spécifiques de ce sujet.
La première partie intitulée "état de l'art appliqué" propose une lecture critique comparée de
plusieurs ouvrages et thématiques de recherche à la lumière des parcours académiques
d’universitaires d'horizons disciplinaires différents. L'idée est de différencier les démarches
méthodologiques des présupposés théoriques, de manière à dégager les angles d'approche et
les outils conceptuels les plus pertinents de travaux de relations internationales, de sociologie
politique, des politiques publiques, d'anthropologie et de géographie. Nous procédons ensuite
selon la même démarche à l'état du sujet, qui consiste à présenter ce qui a été écrit sur les
barrages hungaro-slovaques, par qui et pourquoi, dans le but d'affiner la grille de lecture.
La deuxième partie est consacrée à l'application de cet agenda de recherche. Dans un premier
temps, des descriptifs présentent ses dimensions techniques, environnementales et
économiques de manière à replacer le sujet dans une dimension historique en révélant la
dynamique propre de la controverse. Nous procédons dans un deuxième temps à l'étude
microsociologique en tant que telle, articulée autour de trois "catégories" d'acteurs.
L’attention est portée sur les discours, les pratiques et les parcours d’acteurs de manière à
décrire les formes d’activisme, de comprendre qui se cache derrière la revendication de
légitimité scientifique ou d’expertise environnementale, derrière la représentation idéalisée de
la société civile, de cerner les changements d’identité, l’entremêlement des niveaux locaux,
nationaux et internationaux, le dynamisme des relations entre autorités et protestataires.
Nous concluons en reprenant les trois aspects, empirique, méthodologique et théorique
développés tout au long de la recherche : premièrement en actualisant le sujet, deuxièmement
en proposant l’entrée des controverses socio-techniques développés par les sociologues des
sciences comme un cadre de résolution possible de l’affaire et troisièmement en ouvrant la
recherche dans une perspective macrosociologique de l’analyse du système international sur
l’Europe et les études européennes.
Remerciements
Si l'exercice est formel, l'occasion reste inespérée de pouvoir remercier les personnes sans
lesquelles cette thèse n'aurait jamais vu le jour. Je souhaite tout d'abord remercier mon
directeur Bertrand Badie pour son sens développé de la synthèse et la richesse d'analyse. Je le
remercie de m'avoir gardé sa confiance et de soutenir aujourd'hui le résultat singulier de ces
longues années de recherche.
Je tiens également à remercier Paul Gradvohl pour son soutien indéfectible depuis la maîtrise
d'études est-européennes de Marne la vallée. A l'origine de mon inscription à l'INALCO et de
ce choix improbable pour la langue hongroise, il m'a prodigué des encouragements décisifs
aux moments d'incertitudes, relu patiemment les premières ébauches et par son écoute active a
participé à l'organisation de mes pensées. Je lui dois aussi beaucoup de mes contacts à
Budapest, à Bratislava et d'avoir facilité mes séjours de recherche.
A Sciences-Po, je souhaite remercier Patrice Mitrano et Benoît Martin de l'atelier de
cartographie de Sciences-Po pour leur travail minutieux sur ces cartes sur mesure qui me
permettent d'illustrer si clairement des explications techniques plutôt compliquées, ainsi que
Nadine Dada pour sa patience et ses renseignements précieux sur la recherche en science
politique.
L'échange doctoral de Sciences Po avec l'université de Yale et l'attribution de la bourse Fox
International Fellowship qui m'a permis de résider et étudier à New Haven pendant 14 mois
ont été un moment et moteur essentiels de cette thèse. Mes remerciements à ses généreux
fondateurs Allison et Joseph Fox, au professeur Nancy Ruther du Yale Center for
International and Area studies et aux coordinateurs David Schmidt et Larisa Satara. Ce séjour
de recherche m'a permis d'approfondir mes recherches en sortant des chemins battus et
d'emprunter des pistes stimulantes en profitant d'un climat d'émulation intellectuelle et de la
convivialité de la vie entre Fox. Mes remerciements à l'Agrarian studies fellow, Guillaume
Boccara et à Ingrid Seguel pour les repas multiculturels, les conseils de lecture et leurs
encouragements. Merci à Jessica Thorpe d'avoir partagé sa joie de vivre et sa connaissance
intime de Yale.
8
Mes voyages de recherche n'auraient jamais été possibles sans le financement de la Fox
international fellowship et ceux de l'Ecole doctorale, sans Gizella Cseh qui a organisé la visite
en Slovaquie et m'a accompagné dans la région de Žitný Ostrov, ni Szilvia Dávid qui m'a
accueilli à plusieurs reprises à Budapest, m'a accompagné dans le Szigetköz hongrois et a
traduit avec Emese Gajdos certains documents hongrois, ni Anne Bonlarron. Je tiens à
exprimer toute ma gratitude à Mária Fílková et Kamil Prochadza pour leur hospitalité dans les
hauteurs de Bratislava pendant le mois d'août 2002. Ils ont accepté de partager leurs
expériences et leur convictions avec une grande générosité et, avec Katka Simoncisová, ont
facilité mes rencontres avec les militants environnementalistes et scientifiques slovaques. Un
grand merci à toutes les personnes qui ont accepté de me recevoir et de parler de leur
engagement dans les campagnes contre Gabčíkovo-Nagymaros et plus particulièrement à
Alexandre Zinke et Klara Benkoviscová qui m'ont reçu à Vienne et m'ont donné accès à leur
documentation.
Je remercie enfin ma famille pour son soutien inestimable, sa patience et ses encouragements
et plus particulièrement mon père pour son travail de relecture. Ma gratitude enfin aux amis
de la Rue Marx Dormoy dont l'accueil et l'écoute ont été si précieux ces dernières années. Un
grand merci également à mes amies de toujours Isabelle, Karen, à Alexandra pour son aide de
composition et à Jan pour ses appels à la synthèse : "we did it !".
TABLE DES MATIERES
Introduction ............................................................................................................................ 13
1. Aire politique Europe centrale.................................................................................... 13
A. 1989 et incidences méthodologiques…............................................................ 14
B. Société civile : phénomène social et outil conceptuel ...................................... 18
2. Sociologie des relations internationales...................................................................... 25
A. Perspectives adoptées, entités observées.......................................................... 29
B. Ouverture pluridisciplinaire : relations internationales et politiques publiques35
C. Transnationalisme et gouvernance environnementale….................................. 42
D. Défi posé à l'histoire et la géographie............................................................... 46
3. Eau, barrages : environnement et relations internationales ........................................ 54
A. Grands barrages : facteurs de coopération ou prétexte belliqueux ? Symboles
du développement…durable?................................................................................ 55
B. Derrière le Mouvement mondial anti-barrage et ces héros : un réseau d'experts,
des universitaires engagés, d'acteurs profanes et des journalistes spécialisés…... 62
C. Environnement comme 2ème laboratoire de recherche pour et sur les relations
internationales ....................................................................................................... 72
D. Eau comme facteur de guerre ou ciment de la coopération ?........................... 81
Chapitre liminaire .................................................................................................................. 89
1. La controverse socio-technique autour du projet hydroélectrique GabčikovoNagymaros, 1977-2004................................................................................................... 89
2. Enjeux de la recherche.............................................................................................. 113
PREMIERE PARTIE .......................................................................................................... 129
I. État de l'art appliqué : des controverses sous le microscope des sciences sociales.... 131
1. Déforestation dans l'éco-politique internationale ..................................................... 136
A. Des hommes et des arbres : une lecture technico-scientifique ....................... 136
B. Des outils pour comprendre la forêt ............................................................... 147
C. Communautés d'intelligence au service de la forêt ?...................................... 153
2. Des réseaux transnationaux de militants pour l'environnement ............................... 163
A. Des stratégies de contournement pour des causes justes................................ 164
B. Une méthode pour penser l'action et les structures......................................... 176
C. Outils et débats théoriques.............................................................................. 180
3. Grands barrages et leurs récits allégoriques ............................................................. 200
A. Le plaidoyer d'une militante ........................................................................... 205
B. Du succès des alliances transnationales et des normes................................... 210
C. De la bienfaisance des ONG........................................................................... 214
D. Du pouvoir de la science ................................................................................ 221
4. Pollution industrielle socialiste : guide d'utilisation de la mondialisation................ 236
A. Garé : déchets toxiques comme planche de salut ? ........................................ 237
B. Saisir l'espace dans les relations sociales........................................................ 245
C. Visions ethnographiques de la mondialisation ............................................... 251
10
D. Visions ethnographiques de l'Europe "post-socialiste" .................................. 259
II. État des lieux de l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros........................................................ 265
1. L' affaire vue par la presse : actes de campagne ? .................................................... 266
A. Du journalisme d'investigation ? .................................................................... 267
B. Un journaliste scientifique en campagne contre le WWF. ............................. 269
2. Un cas d'espèce ......................................................................................................... 272
A. De la puissance du lobby de la gestion d'eau. ................................................ 272
B. De la puissance des lobbys industriels............................................................ 276
C. L'environnement et démocratie. ..................................................................... 278
D. La politique de protection environnementale, un recadrage. ......................... 280
E. Une question de morale. ................................................................................. 282
3. Un exemple multifonctionnel. .................................................................................. 284
A. Du rôle des institutions dans la stabilité régionale. ........................................ 284
B. Une analyse d'anthropologie environnementale. ............................................ 287
C. Résolution de conflit....................................................................................... 289
D. Des dangers de l'éco-nationalisme ................................................................. 290
E. De la démocratie et des mouvements environnementaux............................... 292
F. De la société civile pour la protection environnementale. .............................. 294
DEUXIEME PARTIE.......................................................................................................... 299
I. Descriptifs techniques....................................................................................................... 301
1. Le Danube : avant tout un hydrosystème................................................................. 301
A. La situation avant Gabčíkovo......................................................................... 303
B. Situation prévue par le projet Gabčíkovo-Nagymaros (Traité de 1977) ........ 313
C. Situation de l'hydrosystème après la construction du projet Gabčíkovo. ....... 316
2. Les enjeux économiques........................................................................................... 328
A. La situation avant Gabčíkovo......................................................................... 330
B. Situation prévue par le traité de 1977 ............................................................. 345
C. Situation avec Gabčíkovo : apports et défaillances dans un contexte de grandes
transformations politiques et économiques ......................................................... 350
II. Etude microsociologique................................................................................................. 379
1. Le WWF : acrobatie entre militantisme savant et expertise écologique................... 379
A. Ecopouvoir : entre l'instrumentalisation de la science et la politisation de
l'expert ................................................................................................................. 380
B. WWF et Danube : gestion intégrée des bassins versants -IRBM ................... 384
C. Le WWF et les barrages : "Dam Right !" ....................................................... 386
D. Alexandre Zinke ............................................................................................. 387
E. Philip Weller, des grands lacs nord-américains au bassin danubien .............. 400
2. Mouvement de défense du Danube : une nébuleuse contestataire de l'opposition à la
proposition .................................................................................................................... 404
A. János Vargha : lanceur d'alerte et héros malgré lui ? ..................................... 406
B. Judit Vásárhelyi du Cercle à la Charte du Danube ......................................... 420
C. Le groupe des bleus : portrait d'un autre activisme ........................................ 426
D. Béla Lipták cosmopolite enraciné, nationaliste long-courrier ? ..................... 432
3. Environnementalisme slovaque ................................................................................ 445
A. Les protecteurs slovaques de la nature dans les années 1980 : île de déviance,
communauté discursive ? .................................................................................... 446
11
B. La SZOPK et Gabčíkovo après le renversement de régime ........................... 452
C. L'ubica Trubíniová : vision et engagement d'une nouvelle adepte du
militantisme écologique ...................................................................................... 458
D. Juraj Zamkovsky : gestion de l'eau et développement durable, un militantisme
altermondialiste ................................................................................................... 460
E. Jaromír Síbl…expert scientifique et écologiste pragmatique ........................ 464
F. Mikulaš Huba de la protection du patrimoine architectural aux cercles
d'expertise internationaux.................................................................................... 470
Conclusion............................................................................................................................. 473
La controverse socio-technique Gabčikovo-Nagymaros .................................................. 473
Actualisation de l'étude de cas ...................................................................................... 473
Une solution : parvenir à une décision mesurée pour faire face à l'incertitude
scientifique ? ................................................................................................................. 478
La sociologie des relations internationales : nouveaux défis ? ......................................... 484
Europe comme laboratoire............................................................................................ 488
Bibliographie générale ......................................................................................................... 497
Index prosopographique des acteurs cités ........................................................................ 539
Annexes ................................................................................................................................. 553
12
13
Introduction
1. Aire politique Europe centrale
Cette thèse est ni une analyse de l'effondrement du communisme ni un travail portant sur le
postcommunisme. Elle ne s'inscrit pas non plus comme une recherche sur l'aire politique
centre-européenne. Pourtant le "moment charnière" qu'a été1989, les questionnements qu'il a
engendrés et les réflexions spécifiques de ce champ disciplinaire l'ont nourri de manière
significative au même titre que les études portant sur le renversement du communisme 2 et les
travaux de jeunes chercheurs 3 . Grâce à cette étude de cas nous souhaitons, sur les pas de
spécialistes de la région Antoine Marès et Etienne Boisserie qui cherchent à dépasser les
mythes qui fondent notamment l'histoire slovaque dans l'histoire régionale, prendre le "contrepied de l'histoire faite d'inimitiés séculaires, de frustrations qui trouveraient leurs sources dans
une insatisfaction culturelle et institutionnelle" 4 et s’interroger sur le « récit de la guerre
2
Cf. Paul GRADVOHL, "Contradictions d'un bouleversement politique", Transitions et Sociétés, juin 2004, n°6
p. 33-42 voir aussi Paul GRADVOHL, "Le mythe de la frontière. Peut-on penser la frontière dans une
perspective hongroise en historien ?", dans Chantal DELSOL, Michel MASŁOWSKI, Joanna NOWICKI (dir.),
Mythes et symboles politiques en Europe centrale, Paris : PUF, 2002, (p. 148-162), Ignác ROMSICS, "les élites
hongroises et le changement de régime, 1998-1990", communication au colloque des 2-3 avril 2004, Ecole
normale supérieure, Paris "Le communisme et les élites en Europe centrale. Destructions, mutations,
conversions" [publication des actes prévue en septembre 2006].
3
Voir par exemple Etienne BOISSERIE, Un conflit entre normes européennes et mémoires nationales. La
question magyare en Roumanie et en Slovaquie (1993-97), Paris : L'Harmattan, 2003, Laure NEUMAYER,
L'enjeu européen dans les transformations postcommunistes : Hongrie, Pologne, République tchèque : 19892004, Paris : Belin, 2006, Catherine PERRON, Les pionniers de la démocratie : élites politiques locales
tchèques et est-allemandes, 1989-1998, Paris : PUF, 2004, Sandrine DEVAUX, Engagements associatifs et
postcommunisme. Le cas de la République tchèque. Paris : Belin, 2006, Nadège RAGARU, "Apprivoiser les
transformations post-communistes en Bulgarie : la fabrique du politique :1989-2004", thèse de doctorat : science
politique, Paris, IEP, 2005, 2vol., 930 f.
4
Etienne BOISSERIE, "Comment écrire l'histoire slovaque à la veille de l'entrée dans l'Union européenne",
Transitions et Sociétés, décembre 2003, n°5, p. 41-46. Voir aussi Etienne BOISSERIE, "La Hongrie et les
traumatismes historiques slovaques", Regard sur l'Est, juillet-septembre 2002, n°30. Voir aussi Antoine MARES
(dir.), Histoire et pouvoir en Europe médiane, Paris : L'Harmattan, 1996. Sur l’historiographie hongroise voir les
travaux de Paul Gradvohl.
14
froide » qui s’est imposée à la fois comme une vision dominante du monde et comme
l’explication majeure de la situation internationale" 5 .
A. 1989 et incidences méthodologiques…
Le sociologue Pierre Kende note que la date de 1989 ne saurait être considérée comme une
rupture totale avec les valeurs des quarante années précédentes ; le passage à la démocratie et
à l'indépendance était dans le prolongement des changements esquissés pendant la période
précédente : il les a poussé à leurs conséquences ultimes" 6 . Ailleurs il explique que "la crise
du régime hongrois a précédé de plusieurs années l'avènement de Gorbatchev ; elle avait sa
dynamique propre qui la faisait évoluer d'une manière autonome et lui a permis d'anticiper un
certain nombre de réformes institutionnelles et de concessions politiques que Gorbatchev luimême n'est venu à concevoir que plus tard" 7 .
Pourtant comme le souligne avec justesse Denis Retaillé, travailler sur une aire politique n'est
pas anodin, surtout dans le "cas de système(s) européen" où le géographe repère une facilité
de cartographier des aires culturelles qui "transforme en blocs géopolitiques des objets dont la
nature n'est pas d'abord spatiale. La question «où ?» est légitime, mais elle ne peut dispenser
d'une réflexion sur l'identité de l'objet qu'elle voudrait cerner. Or l'assignation à une surface
peut constituer un obstacle à l'analyse" 8 . Aussi il nous ait apparu important de réfléchir dans
un premier temps sur cet espace européen à travers les commentaires et les questionnements
qui lui sont le plus fréquemment associés, pour mieux aborder par-delà cette "aire" d'étude, ce
sujet et alibi qu'est le Danube 9 .
5
cf. Karoline POSTEL-VINAY, L'Occident et sa bonne parole. Nos représentations du monde, de l'Europe
coloniale à l'Amérique hégémonique, Paris : Flammarion, 2005 "jusqu'en 1989, l'agenda mondial, celui qui gère
la politique par le haut a été façonné par une compréhension du monde vu à travers le prisme de l'opposition EstOuest. La chute du mur de Berlin n'a pas donné une nouvelle légitimité au scénario de la division Nord-Sud"
(p. 21).
6
Cf. Pierre KENDE, "Ce que le communisme a légué de durable : le cas hongrois", L'Autre Europe, n°28-29,
1994, p. 81-96 (p. 82).
7
Pierre KENDE, "Bilan succinct de la transition politique en Hongrie", La Nouvelle Alternative, mars 1998,
n°49, p. 41-45 (p. 41).
8
Denis RETAILLE, "La vérité des cartes", Le Débat, novembre-décembre 1996, n°92, p.87-98 (p. 92).
9
Voir Peter A.HALL, Sidney TARROW, "Globalization and area studies : when is too broad to narrow ?", The
Chronicle of higher education, 23 janvier 1998, http://chronicle.com [consulté en juin 2004]. A signaler
également Arjun APPADURAI, "Grassroots globalization and the research information", Public culture, 2000
vol.12, n°1.
15
Les travaux portant sur cet espace nous ont autant aidé à comprendre les particularités
nationales et de l'action collective qu'ils ont nourri notre réflexion sur la dimension
méthodologique et théorique. Travailler sur ce terrain d'Europe centrale, cette étude de cas et
en particulier sur un temps aussi long nous a amené à réfléchir à la signification de la date
charnière de 1989 qui a marqué une rupture avec les modèles explicatifs dominants pour les
théories des relations internationales centrées et formées autour de la guerre froide. Bertrand
Badie explique pourtant que ce n'est pas 1989 mais "l'histoire même de la guerre froide (…)
[qui] a fait émerger tous les grands débats dont nous sommes aujourd'hui les héritiers (…)
[depuis 1989] plutôt donc qu'une innovation théorique, on a vu se dessiner des débats qui se
sont forgés à mesure que les paradigmes déjà constitués se sont trouvé confrontés à des
pratiques nouvelles et à des enjeux inédits" 10 .
Pierre Hassner reconnaît également que c'est avant la fin de la guerre froide que la théorie des
relations internationales et le monde avec elle, ont subi le plus de modifications, "leur cadre
conceptuel a éclaté aussi bien que leur cadre national. On ne peut pas parler de la théorie des
relations internationales et de sa crise sans déboucher sur celles de l'ordre mondial et de la
philosophie politique" 11 et d'énoncer qu'il s'agit là d'"une de ces rares occasions dans les
relations internationales –ou la politique en général- où c'est l'histoire elle-même qui offre
l'équivalent d'une expérience de laboratoire" 12 . Avec la fin de la guerre froide on a perdu "la
clé universelle pour comprendre tous les conflits alors qu'aujourd'hui tout est
interdépendant" 13 .
10
Bertrand BADIE, "les grands débats théoriques de la décennie", Revue internationale et stratégique, printemps
2001, n°41, p. 47-54 (p.47 et 48). "L'effondrement de l'ordre bipolaire a enlevé à l'Europe la position centrale
qu'elle occupait depuis l'origine des temps internationaux, en tout cas depuis la paix de Westphalie. La guerre
froide avait porté cette propriété jusqu'à son paroxysme, puisque le rideau de fer s'abattait au milieu du vieux
continent et que le contrôle de celui-ci était l'enjeu dominant de tous les rapports de force… l'Europe devenait un
espace sans enjeux de nature militaire" (p. 118) "A cette opposition frontale de deux visions du monde succède
une curieuse dialectique de l'universel et du particulier, mêlant ainsi l'habilitation internationale des droits de
l'homme et le retour en force des cultures sur l'arène internationale", Bertrand BADIE, L'impuissance de la
puissance, Paris : Fayard, 2004, (p. 116).
11
Pierre HASSNER, "De la crise d'une discipline à celle d'une époque" dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Les
nouvelles relations internationales…p. 377-378.
12
Pierre HASSNER, "De la crise d'une discipline…, p. 378.
13
Pierre HASSNER, "Le XXè siècle, la guerre et la paix", dans Pierre HASSNER, La violence et la paix. De la
bombe atomique au nettoyage ethnique, Paris : Seuil, 2000, p. 325.
16
Il s'agit désormais de saisir dans ces sociétés d'Europe de l'Est "l'interaction extrêmement
complexe de leur propre trajectoire et de l'emprunt aux modèles européens occidentaux"14
sachant que "le double processus de fragmentation et de globalisation qui caractérise la
situation internationale actuelle [avril 1994] (…) paraît s'être accentué, allant jusqu'à remettre
en cause dans une certaine mesure, la place spécifique de l'Europe centrale" 15 .
Les conséquences pour l'étude et la compréhension même de l'Europe centrale, théâtre et
figurante de la confrontation bipolaire, sont en quelque sorte décuplées. Nadège Ragaru
indique qu'avant 1989 pendant l'époque soviétique il y avait "l'excuse du rideau de fer" pour
ne pas comprendre l'Europe de l'Est. Après 1989, "l'Est servait de miroir nous permettant
d'interroger la beauté vacillante des modèles politiques et économiques occidentaux. Il était le
lieu de nos doutes et l'endroit où l'on rêve un avenir meilleur. Son inaccessibilité ne constituait
pas, dans ces conditions, un obstacle auquel il eût fallu remédier mais bien plutôt la condition
sine qua non du remodelage de nos imaginaires politiques. Depuis la chute du Mur, l'Europe
centrale et orientale est ouverte aux curieux comme aux intellectuels, aux politiques comme
aux hommes d'affaires. Pour autant, elle n'est toujours pas regardée en elle-même, pour ellemême. Très vite des pays comme la Pologne, la République tchèque et la Hongrie ont été
érigés en une version un peu datée, de notre «moi» démocratique" 16 .
Parallèlement à l'enthousiasme démocratique et à la vague des théories universalisantes qui se
sont rapidement imposées, se développe un «nationalisme méthodologique» 17 véhicule de
perceptions simplifiées de l'Europe centrale et orientale. Les objets d'analyse sont alors
facilement confondus avec les facteurs explicatifs pour conforter des approches et théories
("gel communiste", "vide idéologique"…) relevant largement du déterminisme culturaliste 18 .
14
Bertrand BADIE, "Analyse comparative et sociologie historique", Revue internationale des sciences sociales,
août 1992, n°133, p. 363-371, (p. 369).
15
Pierre HASSNER, "Situation géopolitique de l'Europe centrale" Autre Europe, n°28-29, p. 115-131, (p. 131).
16
Nadège RAGARU, "Démocratisation et démocraties européennes : le miroir brisé", Revue internationale et
stratégique, printemps 2001, n°41, p. 143-155, p. 143-44.
17
Cf. Oliver FREEMAN, "La société, cette grande absente. Essai critique sur les analyses contemporaines du
nationalisme post-soviétique", Balkanologie, juillet 1997, vol. 1, n°1. www.afebalk.org/balkanologie [consulté
en juin 2004]
18
Par exemple "Le vide idéologique, consécutif à l'effondrement au début des années quatre-vingt-dix, des
régimes communistes, favorisa la résurgence d'antagonismes séculaires longtemps dissimulés. Ceux-ci reposent
sur une variété de différences culturelles, actuelles sources de tensions en Europe centrale et au cœur des conflits
qui ensanglantent l'ex-Yougoslavie" cf. Philippe LEMARCHAND (dir.), L'Europe centrale et balkanique, Atlas
d'histoire politique, Paris : Complexe, 1995.
17
La dimension historique des objets et du changement social, "les modalités propres de leur
formation et de leur transformation à travers le temps" 19 sont à nouveau éludées 20 .
Michel Dobry refuse ces analyses qui expliquent le recours à la violence ou tentent de
démontrer l'existence d'une "vraie" Europe centrale en se référant aux "tempéraments
nationaux". Il s'agit pour lui d'une "conclusion hâtive parce que hypostasiant de supposés
invariants culturels multiséculaires, qui détermineraient de manière univoque, destins des
sociétés et actions de leurs membres, elle rend le chercheur inattentif à la réalité des schèmes,
grilles ou «cadres interprétatifs», à celle des réseaux de significations qui, à la fois,
contraignent et servent de matériaux aux perceptions, calculs et visions du possible, du risqué
et du probable des acteurs de ces processus. Et inattentif du même coup à ce qui lie entre elles
ces mobilisations : car au-delà des spécificités des configurations des systèmes de domination
des trois pays [RDA, Tchécoslovaquie, Roumanie], c'est une corrélation forte qui s'observe ici
entre l'ordre d'apparition des mobilisations massives dans la rue et la sensation
d'urgence…" 21 .
Les incidences de 1989 sur le champ disciplinaire spécialiste de l'Europe centrale sont
reconnues 22 notamment au travers des critiques adressées à la transitologie, aux théories de la
consolidation 23 sur lesquelles nous ne reviendrons pas. Ellen Comisso et Brad Gutierrez
offrent un panorama très utile des différents outils conceptuels et approches théoriques sur
lesquels se sont appuyées des générations d'universitaires pour appréhender cette région, au
19
Bertrand BADIE, Culture et politique, Paris : Economica, 1993, p. 61. "il est essentiel de garder à l'esprit que
chaque culture ne renvoie pas à un modèle forgé ex nihilo, mais à des contextes historiques précis permettant de
comprendre dans quelles conditions tels ou tels modèles d'interactions se sont constitués et se sont ensuite
stabilisés en modèles culturels organisant le système",p. 64.
20
Voir par exemple Bruno GOSSET, "Devant la multiplication des conflits locaux. Faut-il avoir peur des
minorités et ce débat entre Gérard Chaliand, Dominique Moïsi, Kandel Nezan, Jean-Christophe Rufin", Le
Quotidien de Paris, 17 juin 1991, n°3 601, p. 42-43 "la grille de lecture offerte par l'asymétrie Est-Ouest étant
devenue caduque, et la philosophie des droits de l'homme s'étant forgé des concepts opérationnels, la notion de
«minorité» a pris un sens nouveau. De nature religieuse ou ethnique, elle sert aujourd'hui d'explication à près de
neuf conflits sur dix, larvés ou avérés".
21
Michel DOBRY, "Les causalités de l'improbable et du probable : notes à propos des manifestations de 1989 en
Europe centrale et orientale", Cultures & Conflits, n° spécial les processus de transition à la démocratie,
printemps 1995, n°17, p. 111-136 (p. 114)
22
"Un des effets de l'incapacité immédiate des sciences sociales à conceptualiser ce changement par trop
paradoxal a été de laisser la place et le monopole à l'«explication» à la métaphore, affectionnée pour son
efficacité descriptive immédiate apparente, mais fausse dans sa fonction cognitive", Maxime FOREST, Georges
MINK, Post-communisme : les sciences sociales à l'épreuve, Prague : CEFRES, 2003.
23
Voir par exemple le numéro de la Revue française de science politique, août-octobre 2000, vol. 50, n°4-5 sur
"les transitions démocratiques. Regards sur l'état de la «transitologie»".
18
nombre desquels figure le concept de "société civile". Selon eux, c'est la justification même
de cette spécialité des sciences sociales qui est ici en jeu 24 .
B. Société civile : phénomène social et outil conceptuel
Ce concept nous intéresse d'autant plus qu'il est central pour notre étude de cas et pour les
relations internationales. Il nous permet en outre de réfléchir à l'intrication étroite qui existe
entre un niveau d'analyse et des présupposés théoriques. Le sociologue Georges Mink se
montre critique envers le concept. Pour lui "le principal défaut de ce concept [société civile]
fut d'être sinon produit, du moins manié par les acteurs eux-mêmes, pour lesquels son
importance résidait dans sa charge normative : il se devait d'avoir une vertu mobilisatrice
incarnée dans une opposition irréductible («eux» et «nous») et un pouvoir de différenciation
et de classement. (…) son retour en force (…) participe, souvent avec une charge affective
surprenante, aux joutes oratoires et, à nouveau, il est utilisé comme un élément constitutif des
clivages et des classements que cherchent à s'imposer les uns aux autres les acteurs du jeu
politique" 25 .
Derrière cette référence explicite aux travaux d'Alain Touraine sur les nouveaux mouvements
sociaux et la critique de sa méthode d'intervention sociologique 26 qui a été appliquée à la
Pologne, Georges Mink participe à un débat bien plus large sur la conceptualisation du
24
Ellen COMISSO, Brad GUTIERREZ, "Eastern Europe or Central Europe ? Exploring a distinct regional
identity", UCIAS edited volume, 2002, vol. 3, art. 7 voir : http://repositories.edlib.org/ucias/editedvolumes/3/7
[consulté en décembre 2003]. Voir également Georges MINK, Jean-Charles SZUREK, "Paradigmes : héritages
et nouveaux questionnements", Revue d'études comparatives Est-Ouest, décembre 1994, n°4, p. 5-13 où les
auteurs présentent les sociologues comme étant héritiers et tributaires de leur histoire sur le "combat très long et
sinueux des sociologues est-européens pour imposer des paradigmes explicatifs contraires au dogme soviétique
d'une société nouvelle, sans conflit, décrite sous forme d'une triade heureuse (les ouvriers, les paysans et
l'intelligentsia)" (p. 5).
25
Georges MINK, "Les sociétés post-communistes. «amorphes» ou actives ?", Le Courrier des pays de l'Est,
octobre 2001, n°1019, p. 4-15 (p. 10).
26
Qualifié de "prosélytisme scientifique" cf. Georges MINK, "La société post-communiste / théories et données
sociologiques" (p. 443-467), dans Dominique COLAS (dir.), L'Europe post-communiste, Paris : PUF, 2002
(p. 447).
19
changement social en sociologie 27 , sur la «mort des classes» comme concept directeur, sur la
pertinence de la centralité du concept d'élites.
Les théoriciens des mouvements sociaux ont tout naturellement contribué à cette réflexion, tel
Anthony Oberschall pour qui "l'année 1989, comme 1848 et 1968, était une année millésime
pour les étudiants travaillant sur l'action collective et les mouvements sociaux. L'un après
l'autre, comme des dominos et de manière plutôt imprévisible, des régimes communistes
apparemment puissants, ont été défiés et renversés par une opposition qui a gonflé en
quelques jours pour devenir de gigantesques mouvements de masse citoyens, demandant des
élections libres, la démocratie…" 28 . La réflexion critique l'emporte toutefois sur
l'enthousiasme telle cette analyse par Sidney Tarrow des modèles explicatifs et ses théories
d'études des mouvements sociaux (1960/70) à l'aune des changements intervenus à l'Est. L'Est
y est considéré comme un laboratoire pour observer l'évolution des mouvements dans le
temps, après le changement de régime 29 . Charles Tilly qui met en lumière la faiblesse des
modes explicatifs pour envisager l'interactivité et la dimension historique, écrit "l'année 1989
a donné du travail aux observateurs des mouvements sociaux en Europe. Ceux qui pensaient
jusqu'ici pouvoir se contenter d'établir des parallèles entre les mouvements existants dans les
différents pays se trouvèrent obligés d'expliquer non seulement l'existence de liens entre des
mouvements dispersés mais également les rapports existants entre les contextes politiques de
ces différents mouvements" 30 . A noter que la sociologie des mouvements sociaux ne reprend
toutefois pas le concept de société civile pour décrire l'agitation sociale.
27
Voir le débat autour de la Sociologie critique et l'abandon du concept d'élite pour analyser le changement
social lancé par une critique d'ouvrages portant sur la situation politique de l'après 1989 de Michael
BURAWOY, "Neoclassical sociology : from the end of communism to the end of classes", American Journal of
Sociology, janvier 2001, vol. 106, n° 4, 22 p.
28
Anthony OBERSCHALL, "Opportunities and framing in the Eastern European revolts of 1989", dans Doug
McADAM, John D. McCARTHY, Mayer N. ZALD, Comparative perspectives on social movements,
Cambridge : Cambridge University Press, 1996, (p. 93).
29
Sidney TARROW, "Aiming at a moving target : social science and the recent rebellions in Eastern Europe",
Political science and politics, mars 1991, vol.24, n°1, p. 12-20. "Ce sont les modèles et les méthodes que nous
avons développés dans les années 1960 qui rendent difficile la compréhension des récents mouvements de l'Est
par les étudiants occidentaux. Ceux-ci s'adressent à la fois aux facteurs individuels et globaux au lieu de se
focaliser sur le phénomène de l'action collective au sein de vagues de mobilisation", d'où les efforts du
sociologue pour "viser la "cible en mouvement" de l'action collective en Europe de l'Est avant qu'elle ne quitte la
scène" (p. 12)
30
Charles TILLY, "Réclamer Viva voice", Cultures &Conflits, printemps 1992, n°5, (p. 1/13).
20
Jacques Semelin avance que "penser la résistance qui se développe, c'est penser la dictature
qui se fissure" 31 tout en se gardant de "mythifier (…) l'expression [de société civile] d'une
sorte de globalité résistante" 32 . Pierre Hassner lui répond en s'interrogeant sur le rôle joué par
la société civile dans des régimes autoritaires et totalitaires, sur l'importance à accorder à la
résistance civile, questionnant tant la nouveauté d'un concept que sa pertinence face à une
multiplicité de force 33 . Le politologue Michel Dobry qui selon l'expression de Jacques
Lagroye, "n'a que faire des conflits d'école opposant artificiellement l'individu et les
structures, le sujet et la totalité sociale" relève pour sa part qu' "il s'est joué quelque chose
transnationalement dans l'émergence de ces mobilisations et, sans doute, dans leurs destins" 34
mais qu'il faut se garder de toute "illusion héroïque" 35 .
Au delà des débats des sociologues spécialistes de l'Europe centrale et orientale sur les outils
conceptuels ou leur conception même du rôle qu'ils ont à jouer pour encourager les
résistances 36 c'est sur la trajectoire de concepts (société civile) et les choix méthodologiques
(à quel niveau placer l'analyse ? sur des groupes, des individus ?) sur lesquels nous souhaitons
attirer plus particulièrement l'attention. Il nous semble intéressant de noter l'influence des
31
Jacques SEMELIN, "Présentation", dans Jacques SEMELIN (dir.), Quand les dictatures se fissurent.
Résistances civiles à l'Est et au Sud, Paris : Desclée de Brouwer, 1995.
32
Jacques SEMELIN, "La notion de résistance civile", dans o.c. Jacques SEMELIN (dir.), Quand les dictatures
se fissurent… (p. 31).
33
Pierre HASSNER, "Les révolutions ne sont plus ce qu'elles étaient", dans Jacques SEMELIN (dir.), Quand les
dictatures se fissurent. Résistances civiles à l'Est et au Sud, Paris : Desclée de Brouwer, 1995.
34
Cf. Michel DOBRY, "Les causalités de l'improbable et du probable : notes à propos des manifestations de
1989 en Europe centrale et orientale", Cultures & Conflits, n° spécial les processus de transition à la démocratie,
printemps 1995, n°17, p. 111-136 (p. 115).
35
Cf. Michel DOBRY, "Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences historiques,
bifurcations et processus de path dependence", RFSP, août-octobre 2000, vol. 50, n°4-5, p. 585-614, (p. 607).
Voir aussi Michel DOBRY, Sociologie des crises politiques, Paris : Presses de la Fondation nationale des
sciences politiques, 1986 la définition de l'illusion héroïque comme procédant "de l'idée que les périodes de crise
politique s'opposent aux conjonctures routinières ou stables en ce qu'elles relèvent davantage que ces dernières
d'une analyse décisionnelle, analyse privilégiant le choix, plus généralement, l'action des individus et des
groupes. La logique de cette illusion (…) conduit à une disqualification a priori de tout examen des processus de
crise politique en termes de «structures»…"(p. 79)
36
A noter le scepticisme de l'anthropologue britannique Christopher Hann cf. C.M. HANN (dir.) , Market
economy and civil society in Hungary, Londres : Frank Cass, 1990, p. 1-44 et Chris HANN, "Nationalism and
civil society in Central Europe : from Ruritania to the Carpathian Euroregion", dans John A.HALL, The State of
the Nation. Ernest Gellner and the theory of nationalism, Cambridge : Cambridge University Press, 1998, p.
243-257. Voir aussi Chris HANN, "Civil society at the grass-roots : a reactionary view", dans Paul G.LEWIS
(dir.), Democracy and civil society in Eastern Europe, New York : St. Martin Press, 1990 p. 152-165, et Chris
HANN, "Political society and civil anthropology" (p. 1-26) dans Chris HANN, Elizabeth DUNN, Civil society.
Challenging western models, London & New York : Routledge, 1996.
21
nouveaux mouvements sociaux 37 au-delà de toutes les limites qui ont été relevées 38 sur ce
"réajustement de la grille marxiste aux nouvelles mobilisations" 39 . Comme le rappelle
Christopher Rootes, spécialiste britannique des questions environnementales : "De grandes
déclarations ont été faites sur la centralité du mouvement environnemental pour les processus
macro-sociaux et le changement social. Ainsi Touraine voyait dans le mouvement écologiste
de la fin des années 1970 l'embryon de mouvements sociaux en transformation qui serait pour
le monde post-industriel soviétique ce que la classe ouvrière promettait d'être pour la société
industrielle" 40 .
Sylvie Ollitrault 41 montre une dimension de cette influence qui nous apparaît d'autant plus
pertinente qu'elle nous permet de rebondir sur l'assertion de Georges Mink relevée plus haut,
relative à la manipulation du concept de société civile pour les acteurs eux-mêmes 42 . En
décrivant le processus de circularité et l'utilisation des cadres interprétatifs scientifiques,
comme celui des "nouveaux mouvements sociaux", par les militants eux-mêmes, la
politologue remarque la "complexité à faire la part du militant démontrant la viabilité de ces
analyses et de l'analyste rendant compte du militantisme écologiste" 43 . Johanna Siméant décrit
également ce "phénomène (…) qui voit les acteurs du monde social se saisir des théories des
sciences sociales" et l' "utilisation de la connaissance experte et savante comme outil de
l'action politique et plus précisément de l'activisme" 44 . La politologue se garde toutefois de
37
A signaler cette contribution de l'école de Budapest sur les nouveaux mouvements sociaux cf. Ferenc FEHER
et Agnes HELLER, "From red to green", Telos, printemps 1984, n°59, p.35-44.
38
Charles Tilly voit par exemple dans les travaux sur les nouveaux mouvements sociaux, notamment ceux
d'Alain Touraine, un problème qui "occulte à la fois les comportements des dominants et le jeu d'interaction
entre acteurs. On voit donc à quel point une telle problématique constitue un handicap sérieux à toute analyse des
événements de 1989 en Europe de l'Est…" (p. 3/13) qui posent justement la question des rapports (réels ou
imaginés) entre des mouvements simultanés mais dispersés géographiquement Charles TILLY, "Réclamer Viva
voce", Cultures & Conflits, printemps 1992, n°5.
39
Description empruntée à Sylvie Ollitrault, voir plus bas.
40
Christopher ROOTES, "Environmental movements", (p. 608-640), dans David A.SNOW, Sarah A.SOULE,
Hanspeter Kriesi (dir.), The Blackwell companion to social movements, Malden : Blackwell Publishing, 2004
(p. 608).
41
Sylvie OLLITRAULT, "Science et militantisme : les transformations d'un échange circulaire : le cas de
l'écologie française", Politix, 1996, n°36, p. 141-162.
42
"Son retour en force ne signifie peut-être pas sa réhabilitation heuristique, dans la mesure où son statut n'a pas
gagné en neutralité. Bien au contraire, il participe, souvent avec une charge affective surprenante, aux joutes
oratoires et, à nouveau, il est utilisé comme un élément constitutif des clivages et des classements que cherchent
à s'imposer les uns aux autres les acteurs du jeu politique, à des fins d'anathème ou pour mieux se rassembler",
art.cit. Georges MINK, Les sociétés post-communistes…", p. 10.
43
Sylvie OLLITRAULT, "Science et militantisme …, p. 158.
44
Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides et contrebandes : sur la circulation et la puissance militantes des
discours savants", (p. 17-53) dans Philippe HAMMAN, Jean-Matthieu MEON, Benoît VERRIER (dir.),
22
parler d' «instrumentalisation» même si "ces frontières entre univers savants et militants sont
poreuses (…) mouvantes. Parce que la question ne renvoie pas qu'à une logique de rapports de
forces entre univers mais aussi aux logiques internes propres à ces univers" 45 . Ce phénomène
a toutefois une double facette comme le remarque pertinemment Johanna Siméant en parlant
de "double herméneutique" en référence à "la contribution des sciences sociales à la
consolidation des phénomènes qu'elles prétendent se limiter à décrire, [telle] la contribution
de certains travaux à l'entretien du mythe de la société civile, essentiellement identifiée au
phénomène associatif" 46 .
Ces entremêlements entre univers savant et militants, entre champ d'étude et sciences sociales
sont éminemment présents en Europe centrale quand on aborde la question de la société civile
et spécialement importants pour qui s'intéresse aux acteurs et à la mobilisation générée par la
cause environnementale. Le problème se pose par exemple à l'observation de certains
parcours individuels, comme celui du dissident hongrois Miklós Haraszty 47 . Ce dernier a
milité contre le régime communiste et analysé l'opposition politique. Il a également participé
au mouvement de défense du Danube dans le groupe des Bleus (voir étude
microsociologique) 48 contre le projet hydroélectrique, exemple parfait de société civile pour
nombre d'observateurs. On peut également rappeler que les livres et essais de ses dissidents
généralement publiés à l'étranger ou disponibles sous forme de samizdat et accessibles à un
public très restreint, étaient considérés comme les travaux les plus intéressants pour la
recherche en science politique" 49 . Cette action transcende une « certaine conception de la
Discours savants, discours militants : mélange des genres, Paris : L'Harmattan, 2002 (p. 17) Sur le recours au
discours savant dans le cas de l'expertise environnemental, l'auteur explique qu'"il s'agit de produire un discours
acceptable dans d'autres univers sociaux, incluant notamment les médias et l'opinion publique (…) importance
d'un discours (…) perçu comme distancié, neutre et souvent activement «neutralisé». Il ne s'agit pas d'un
discours inattaqué ou inattaquable, mais d'un discours qui rend la critique plus difficile. Il y a donc une force de
la science en tant que discours perçu comme «vrai»(…) Un des aspects du combat politique passe dès lors par la
définition du vrai en matière sociale, économique et politique…"(p. 22)
45
Elle parle de contrebande cf. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides….", p. 33.
46
Johanna SIMEANT, "Un humanitaire «apolitique» ? Démarcations, socialisations au politique es espaces de la
réalisation de si", dans Jacques LAGROYE (dir.), La Politisation, Paris : Belin, 2003 (p. 163).
47
On peut également citer l’exeple du sociologue slovaque Martin Butor.
48
Miklós HARASZTI, "The beginning of civil society : the independent peace movement and the Danube
movement in Hungary", Vladimir TISMANEANU (dir.), In search of civil society. Independent peace
movements in the Soviet bloc, New York et Londres ; Routledge, 1990, p. 71-87. Autre exemple Miklós
HARASZTI, "The handshake tradition : a decade of consensus politics bears liberal fruit in Hungary-But what
next ?", p. 272-279 dans Sorin ANTONI, Vladimir TISMANEANU (dir.), Between past and future. The
revolutions of 1989 and aftermath, Budapest : Central European University Press, 2000.
49
Vladimir TISMANEANU, "Eastern Europe : the story the media missed", Bulletin of the atomic scientists,
mars 1990, vol. 46, n°2, 9 p. (p. 4/9).
23
division des tâches, entre ceux qui subissent l'oppression, d'un côté, et ceux qui en dévoilent
la vérité de l'autre", franchissant la frontière entre sociologie et doxa 50 Comme nous l'avons
déjà remarqué, l'opposition au projet hydroélectrique Gabčíkovo-Nagymaros n'était qu'une
des formes multiples d'expression/contestation sociale, aussi doit-elle être resituée par rapport
à l'histoire de l'opposition politique hongroise et de ses acteurs 51 , à l'émergence du pluralisme
démocratique. Loin de mythifier ce mouvement, il s'agit pour nous de comprendre le rôle joué
par ces dissidents/militants et la "résonance" des actions entreprises au nom de
l'environnementalisme et de référentiels universels dans les révolutions de l'Europe de l'Est 52 .
Certains perçoivent une domination imposée par une poignée de "porte-parole autorisés de
l'intelligentsia, du syndicalisme et de la politique" qui laisse "les militants «réellement
existants» atomisés et privés de leur propre histoire" 53 , d'autres remarquent à l'inverse l'appui
des activistes sur les stratégies antipolitiques54 , notant une "évidente équation entre société
civile et idéal éthique" 55 . Plutôt que de prendre partie, nous préférons nous questionner sur la
validité de cette opposition et réfléchir à la construction de ces "évidences". L'analyse du
sociologue Michael D. Kennedy nous aide en cela.
Ses explications offrent un cadre d'interprétation dynamique pour appréhender toute la
complexité de la "société civile" 56 . Ce dernier démontre la double nature de la "société civile"
en Europe centrale (à la fois phénomène social et discours politique, cadre et outil pour
l'action stratégique), le processus d'identification des intellectuels à des formes d'opposition
politique et le tournant effectué à la faveur des transformations politiques. Ce qu'il définit
50
cf. Jean BIRNBAUM, "Intellectuels. L'ère du doute", Le Monde, 6 octobre 2006, p. 6 [référence au débat entre
Jean-Paul Sartre et Pierre Bourdieu]
51
Sur le rôle des intellectuels dans le changement social voir notamment András BOZÓKI, "Intellectuals and
democratization in Hungary", (p. 149-175) dans Chris ROOTES, Howard DAVIS (dir.), Social change and
political transformation, Londres : UCL, 1994
52
Voir par exemple parmi d'autres Anna LOWENHAUPT TSING, "Transitions and translations", (p. 253-272)
dans Joan W.SCOTT, Cora KAPLAN, Debra KEATES, Transitions, environments, translations. Feminism in
international relations, New York & London : Routledge, 1997. Voir l'état du sujet.
53
Cf. préface de Bernard DREANO, Daniel COHN-BENDIT, "Préface" dans György KONRAD,
L'antipolitique, Paris : La Découverte, 1987.
54
Krista M. HARPER, "From green dissidents to green sceptics : environmental activists and post-socialist
political ecology in Hungary", Juin 1999, University of Californa Santa Cruz.
55
cf. ANTONELLA POCECCO, "La société civile à l'Est : concept ou nouveau mythe ?", La Nouvelle
Alternative, automne-hiver 2002, vol. 17, n°57, 110-120.
56
Michael D KENNEDY, "The narrative of civil society in communism's collapse and post communism's
alternative : emancipation and the challenge of Polish protest and Baltic nationalism", Constellations, 1998,
vol.5, n°4, (p. 541-571).
24
comme un "récit" (à savoir une construction rhétorique des théoriciens et de ses propres
partisans), n'en reste pas moins pertinent à ses yeux, et aux nôtres, ne détournant pas
l'attention portée à la protestation collective et aux mouvements sociaux. La société civile
"doit être située historiquement dans son propre champ de références culturelles" 57 , "son
pouvoir basé sur la conviction dans la supériorité normative du projet politique se combine
avec l'apparence de nombreux phénomènes sociaux potentiellement utiles pour démontrer
l'inadéquation du rival communiste" 58 .
C'est sur cette base ouverte que nous souhaitons travailler en tenant compte sans
discrimination de toutes sortes d'acteurs mais aussi de la structure en tâchant d’éviter les
dangers de l'héroïsation des acteurs individuels et de la manipulation des concepts
analytiques.
57
58
Art.cit. Michael D KENNEDY, "The narrative of civil society…, p. 549.
Art.cit. Michael D KENNEDY, "The narrative of civil society…, p. 550.
25
2. Sociologie des relations internationales
Cette thèse s'inscrit en revanche dans le vaste champ des relations internationales et plus
précisément dans la lignée des travaux de sociologie des relations internationales dont l'une
des hypothèses centrales, élaborée par Raymond Aron, revient à appréhender les faits
internationaux comme des faits sociaux à part entière. Comme l'explique Guillaume Devin
cela "implique un traitement particulier des réalités internationales" et consiste "en bâtissant
un cadre d'analyse suffisamment large (…) à souligner les continuités et discontinuités dans
les modes d'action et les contraintes et les dynamiques que les acteurs contribuent à créer,
mais dans lesquelles ils sont également plus ou moins involontairement pris" 59 . Toutefois "il
ne s'agit ni d'histoire événementielle ni d'interprétations détachées de l'observation historique,
mais d'une tentative consistant à ramener la diversité des phénomènes dits «internationaux»
sous quelques rubriques fondamentales" 60 .
La distinction entre affaires internes et externe s'efface aussi 61 ce qui amène les analystes de
la politique étrangère comme Marie-Christine Kessler à mettre l’accent "sur la notion de
programme d'action publique plutôt que sur celles de relations interétatiques ou de flux
transnationaux (…) le projecteur sera moins fixé sur le contenu de la politique étrangère que
sur ses conditions d'élaboration. Il s'agira d'identifier les acteurs et [l]es outils de la politique
étrangère de façon à tracer un canevas des processus de décision" 62 . Guillaume Devin
souligne cette érosion du monopole de la politique étrangère en expliquant que "l'ensemble
complexe constitué par une pluralité d'acteurs et de méthodes diplomatiques ne permet plus
de définir la diplomatie comme «la conduite des relations entre États souverains par
l'intermédiaire de représentants accrédités». C'est à une conception plus globale qu'il faut
désormais s'attacher en visant un système d'acteurs multiples disposant de méthodes diverses
59
Guillaume DEVIN, Sociologie des relations internationales, Paris : La Découverte, 2002, p. 3-4.
Guillaume DEVIN, Sociologie…, p. 4.
61
"Avec l'affaiblissement du cadre étatique, la spécificité des relations internationales par rapport aux autres
types de relations sociales s'est atténuée. On ne peut plus, comme on le faisait à l'origine, fonder la discipline sur
la distinction entre l'interne et l'externe avec, dans un cas, l'existence d'un centre régulateur, intégrateur,
permettant l'harmonisation des rapports sociaux (l' État) et, de l'autre, un espace anarchique, fragmenté ne
connaissant que la lutte de tous contre tous en l'absence d'une autorité supérieure" (p. 108) cf. Bertrand BADIE,
Marie-Claude SMOUTS, Retournement du monde… "La politique internationale ne dépend pas seulement de
conditions purement externes mais demeure étroitement mêlée aux perceptions d'acteurs fortement impliqués
dans de multiples compétitions proprement nationales". Guillaume DEVIN, Sociologie…, p. 12.
60
26
pour coordonner des positions d'intérêt commun dans un environnement compétitif et parfois
hostile" 63 . Guillaume Devin ajoute "Tant que les processus de décloisonnement administratif
et d'autonomisation des acteurs publics et privés, largement induits par des effets de
l'internationalisation, se poursuivront, cette nouvelle configuration diplomatique risque d'être
durable. Elle ouvre de nouveaux champs de recherche en interrogeant les relations intrasystémiques d'une «communauté diplomatique» qui ne se limite plus aux initiatives et aux
personnels des ministères des Affaires étrangères et de leurs équivalents administratifs :
relations horizontales pour saisir le degré de coopération entre tous les acteurs impliqués et
relations verticales pour apprécier le degré de cohérence de l'ensemble" 64
La démarche sociologique implique aussi de poser "le difficile problème des relations entre
les unités et les structures (…) de façon dynamique, en termes de trajectoires et
d'interpénétrations". Par conséquent et comme l'explique Marie-Claude Smouts "la capacité
explicative du jeu d'interactions découlera le choix des acteurs étudiés, et non l'inverse" 65 . La
démarche comporte également une part de constructivisme "si l'on entend par là que la société
mondiale et ses différentes composantes se construisent mutuellement et que les relations
internationales n'existent pas seulement par le contenu, les processus et les effets des
interactions mais aussi par le regard qui est porté sur elles" 66 .
Un élément essentiel de cette démarche sociologique est la prise de distance revendiquée par
rapport aux théories des relations internationales. Dario Battistella présente la conception
interprétative "que se fait Aron de la théorie" en expliquant qu'il "refuse la conception
explicative (…) au profit d'une approche sociologique. Aron ne nie nullement la possibilité
d'un théorisation : il conçoit la théorie comme une boîte à outils à la disposition de l'analyse
grâce à laquelle celui-ci peut proposer une compréhension des RI à partir du point de vue des
62
Marie-Christine KESSLER, La politique étrangère de la France. Acteurs et processus, Paris : Presses de
Science Po, 1999.
63
Guillaume DEVIN, "Les diplomaties de la politique étrangère", dans Frédéric CHARILLON (dir.), Politique
étrangère. Nouveaux regards, Paris : Presses de Sciences Po, 2002, p. 215-242, (p. 233).
64
Art.cit. Guillaume DEVIN, "Les diplomaties… », p. 235-236. A noter également la démarche de Frédéric
Charillon "pour une sociologie politique des relations internationales appliquée à la politique étrangère" : "une
sociologie de tous les acteurs participant à la politique étrangère passe, entre autres mais nécessairement, par une
sociologie…des décideurs et des diplomates" (p. 25) cf. Frédéric CHARILLON, "Introduction" dans Frédéric
CHARILLON (dir.), Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris : Presses de Sciences Po, 2002, p. 13-29.
65
Marie-Claude SMOUTS, "La mutation d'une discipline", dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Les nouvelles
relations internationales. Pratiques et théories, Paris : Presses de Science Po, 1998.
66
Marie-Claude SMOUTS, "La mutation…", p. 14.
27
acteurs, à partir de la «façon dont ils définissent les enjeux et les solutions, interprètent une
situation et se perçoivent eux-mêmes…» plutôt qu'à partir des seules causes extérieures" 67 .
Dario Battistella rapproche une telle conception interprétative de la théorie de sociologie
compréhensive de Max Weber pour souligner qu' "à aucun moment, cette sociologie ne se
contente du sens donné subjectivement par les acteur à leurs comportements ; tout au
contraire, elle va au-delà de ce point de vue pour en chercher les raisons sous-jacentes ou la
signification cachée, elle se plie (…) à la rigueur scientifique, et s'oppose moins à la recherche
des causes en général qu'à la recherche des seules causes extérieures)" 68 . En fait "la
conception compréhensive de la théorie n'explique pas les relations internationales à partir du
seul niveau d'analyse de l'individu, par opposition à la théorie explicative qui se situerait, elle,
au niveau d'analyse du système" 69 .
Le spécialiste de relations internationales Steve Smith considère également cette distinction
entre théorie explicative et compréhensive comme essentielle70 . Il en donne une explication
simple qui nous paraît éclairante : "Il paraît particulièrement évident que nos théories sur le
terrain nous incitent à agir d'une certaine manière, ce qui induit que ces théories finissent par
s'auto-confirmer. Par exemple, quand on pense que les individus sont naturellement agressifs,
il est probable que l'on adopte une posture différente à leur égard que si l'on pense qu'ils sont
par nature pacifiques. Toutefois on ne saurait considérer cette déclaration comme vraie de
toute évidence puisqu'elle assume que notre capacité à penser, raisonner nous dispose à
déterminer nos propres choix. Autrement dit nous disposons du libre arbitre et nos choix ne
sont pas déterminés dans notre dos" 71 .
67
Dario BATTISTELLA, Théories des relations internationales, Paris : Presses de Sciences Po, 2003.
Dario BATTISTELLA, Théories…, p. 38.
69
Dario BATTISTELLA, Théories…, p. 39.
70
"Explication et compréhension sont deux formes différentes de l'analyse des relations internationales (…)
expliquer fait référence à ce qui est moderne, scientifique (…) le point de vue de la personne de l'extérieur (…)
les relations internationales sont supposées causales, déterminées et prévisibles. Comprendre induit la
perspective plus historique, herméneutique et interprétative de l'initié (…) qui s'inquiète des individus, des
personnes…" cf. explication de Pauline VAILLANCOURT-ROSENAU, "Review", Canadian Journal of
Political Science/Revue canadienne de science politique, juin 1992, vol. 25, n°2, p. 423-424, revue critique de
l'ouvrage de Martin HOLLIS, Steve SMITH, Explaining and understanding international relations, Oxford :
Clarendon Press, 1990.
71
Steve SMITH, Patricia OWENS, "Alternative approaches to international theory", (p. 272-293) dans John
BAYLIS, Steve SMITH and Patricia OWENS (dir.), The globalization World politics. An introduction to
international relations, Oxford : Oxford University Press.
68
28
Dario Battistella reprend l'idée en expliquant que "dire qu'il importe de comprendre [les
relations dans lesquelles l'acteur est inséré] ne signifie pas que cette signification dépend du
seul acteur, car elle peut très bien renvoyer à la culture dans laquelle il a été socialisé (…) les
théories explicatives [disent] qu'un acteur international est déterminé dans son comportement
par des causes objectives n'impliquent nullement que ces causes soient situées au seul niveau
du système international, car elles peuvent très bien être situées au niveau de l'acteur,
individuel ou collectif" 72 .
La prise en compte de cette dimension épistémologique et de ces "spécificités
substantielles" 73 se justifie selon nous par le fait que le choix de la méthode utilisée pour la
recherche est contingente de l'approche théorique. Il existe en effet "un lien logique entre les
perspectives et modes d'analyse desquels découlent les techniques d'observation" qui est
rarement explicite dans les travaux de sociologie des relations internationales alors que ces
travaux s'efforcent souvent de lier les échelles différentes et de combiner des approches macro
et microsociologiques. L'épistémologue indique que : "Atomiste ou globaliste, la perspective
sélectionnée engage en même temps ou par la suite, une vision sur la manière dont
l'observation conçoit le social, soit en termes de concorde ou de conflit. Suivant que les
rapports sociaux ou la société sont vus comme plutôt consensuels ou conflictuels, la
problématique ne sera évidemment pas la même. Pour les uns, la société prendra la forme
d'une arène où se disputent ouvertement ou sournoisement des intérêts en opposition ; pour les
autres, elle sera au contraire, un lieu d'intégration et d'harmonisation d'intérêts compatibles.
Un systémiste classique verra dans la fonction un dispositif avantageux d'intégration de
l'action sociale à la société, tandis qu'un marxiste pourra voir dans la même fonction un mode
d'intégration, un système favorable à certains intérêts au détriment d'autres" 74 .
Marie-Claude Smouts donne une illustration des plus efficaces appliquées à la question de la
déforestation : "Si l'on est «réaliste», on verra la forêt comme une ressource naturelle relevant
de la souveraineté de l'État autour de laquelle se livre une compétition dont l'issue dépend des
ressources de puissance dont disposent les différents acteurs étatiques. Si l'on est «néo-
72
cf. Dario BATTISTELLA, Théories…, p. 40.
cf. Dario BATTISTELLA, Théories…, p. 40.
74
André-J BELANGER, "Epistémologues de la science politique à vos marques ! " dans Lawrence OLIVIER,
Guy BEDARD, Jean-François THIBAULT, Epistémologie de la science politique, Sainte-Foy : Presses de
l'Université du Québec, 1998, p. 13-57.
73
29
institutionnaliste», on verra dans la question un problème collectif à gérer pour lequel il faut
mettre en place les institutions permettant de conduire à un accord plus ou moins formalisé
(…). Si l'on est «structuraliste» et d'un néo-marxisme propret, on expliquera la dégradation de
la forêt par les structures de l'économie mondiale et la faiblesse des organisations de la société
civile, associations de consommateurs et mouvements sociaux, face aux multinationales et
aux grandes institutions financières. Et si l'on être vraiment chic, on s'autoproclamera «postmoderne» et l'on trouvera dans les traductions anglophones de morceaux choisis de Michel
Foucault et de Jacques Derrida quelques citations pertinentes justifiant de construire le
discours déconstruisant les discours ayant construit la forêt tropicale humide en instrument de
domination sur les populations" 75 .
A. Perspectives adoptées, entités observées
A ce stade une distinction s'impose entre les perspectives adoptées (pour établir un ordre de
facteurs d'explication) et les entités observées (micro macro). Pour comprendre cette
distinction nous reprenons l'exemple donné par A.J. Bélanger de l'usage d'une langue.
"Entendue comme phénomène social global, [elle] se soumet volontiers à la vérification
auprès des individus qui la parlent : la perspective est macro mais la vérification est micro. A
l'inverse, une perspective micro ou individualiste peut donner lieu à une vérification macro :
l'effet de panique suscité par l'éventualité d'une faillite bancaire constitue un événement
macro que des acteurs (…) interprètent à partir d'une perspective micro, (…) par la rationalité
d'épargnants prudents" 76 . Selon nous, cette distinction est utile pour concilier les deux
perspectives micro et macrosociologique, qui est, selon l'épistémologue, "une ambition assez
répandue en sciences sociales".
Hollis et Smith soulignent les croisements de perspectives quand ils expliquent que
"l'individualisme est un atout possible et effectivement commun dans la recherche de
signification et d'une interprétation véritable des faits sociaux : mais (…) il n'est certainement
75
Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales. Jungle internationale. Les revers d'une écopolitique mondiale,
Paris : Presses de Sciences-Po, 2001, (p. 52).
76
André-J BELANGER, "Epistémologues…, p. 40-41.
30
pas le seul possible. Une histoire de l'intérieur peut aussi être racontée en des termes qui
subordonnent les individus à une entité sociale plus large" 77 .
Une illustration pratique de l'application de ce type de réflexion est visible dans l'explication
de l'action collective par Sidney Tarrow comme étant une "catégorie sociale qui ne tient pas
en dehors de l'histoire et à l'écart de la politique. Les formes protestataires de l'action
collective sont différentes de celles des relations de marché, de lobbying de politique
représentative parce qu'elles mènent les gens ordinaires à confronter les opposants, les élites,
les autorités… Cela signifie que nous devons insérer les formulations générales de la théorie
de l'action collective dans un compte-rendu concret de l'histoire avec une compréhension de la
sociologie, de la science politique et même de l'anthropologie" 78 . Les question à se poser sont
les suivantes : Quel niveau d'approche adopté ? Qui regarder ? Pour appréhender quel
phénomène ?
Le concept de "révolution de la compétence" (skill revolution) mis en lumière par James N.
Rosenau est intéressant sur ce point précis dans la mesure où il illustre la diversité des
niveaux d'approche avec l'arrivée des problématiques individualistes dans l'analyse politique
internationale 79 . James Rosenau estime pour sa part que "les dimensions micro-macro des
interactions ont été excessivement sous-estimées comme la globalisation et la fragmegration
[fragmentation + integration] ne sont pas inévitables. Elles ne sont pas des forces mythiques
conduisant le monde à une destinée prédéterminée. A l'inverse, elles sont le résultat de
décisions que les individus et les collectivités prennent continuellement" 80 . Selon lui peu
77
Martin HOLLIS, Steve SMITH, Explaining and understanding international relations, Oxford : Clarendon
Press, 1990 (p. 3).
78
Sidney Tarrow, Power in movement. Social movements and contentious politics, Cambridge : Cambridge
University Press, 1998 (p. 3-4).
79
Michel GIRARD, Les individus dans la politique internationale, Paris : Economica, 1994. L'auteur définit
ainsi les enjeux : "Par un effet de retour paradoxal, le passage de la "complexité" holiste à la "simplicité" de
l'individu offre une chance précieuse de redécouvrir la véritable complexité des phénomènes politiques" (p. 21)
"la prise en compte des individus dans l'analyse politique internationale peut donner aux internationalistes ce qui
manifestement leur manque souvent le plus : un immense terrain empirique qui leur fasse office à la fois de
principe de réalité et d'espace de découverte" (p. 21).
80
James ROSENAU, Distant proximities. Dynamics beyond globalization, Princeton, Oxford : Princeton
University Press, 2003 (p. 22). (p. 21). Rosenau explique la non prise en compte des facteurs individuels "micro
inputs" par le fait qu'ils sont trop difficiles à identifier : "retrouver les liens micro-macro est extrêmement
difficile en théorie et donc par conséquent stimulant empiriquement (…) les actions des collectivités et des
individus sur la scène mondiale sont en partie des réactions les unes aux autres, mais confronté à la difficulté de
les retrouver, on a tendance à trouver plus facile de prendre pour acquis la prédominance de la structure plutôt
que de lutter contre le mystère que leurs interactions posent" (p. 26). James Rosenau propose pour sa part une
analyse systématique. Il relève qu'il s'agit de relations de pouvoir et s'étonne qu'elles n'aient pas été analysées. Il
31
importe finalement de savoir qui de la structure ou de l'agent est le plus fort, il se contente de
relever : "les pleins pouvoirs [empowerment] de l'individu sont une dynamique de l'époque
émergente qui ne peut être ignorée (…) il y a des situations dans lesquelles le micro domine et
d'autres dans lesquelles c'est le macro, donc beaucoup dépend des circonstances particulières
des liens spécifiques micro-macr" 81 . Il ajoute qu'"une théorie viable des interactions micromacro doivent prendre en compte la source, le rythme, la direction des changements et les
modèles qui prennent leur origine à la fois au niveau micro et macro" 82 .
Sur les questions environnementales l'internationaliste ne pense toutefois pas que "le
changement environnemental contribue à l'élévation des compétences des individus [dans la
mesure où] (…) la reconnaissance et l'évaluation [du problème] se fondent sur la science, les
faits, des preuves" 83 . James Rosenau estime que cette thématique reste hors de portée des
profanes : "les problèmes associés avec les nouvelles ressources sont hautement techniques et
pas facilement assimilables (…). Ils impliquent des niveaux d'information et de
compréhension atteintes uniquement par les spécialistes qui utilisent le langage modéré de la
science plutôt que la rhétorique incendiaire de la politique" 84 .
Ariel Colonomos dit de James Rosenau que son grand mérite a consisté à rendre "explicite
l'interaction entre deux niveaux de réalité : le micro-sociologique et le macro-sociologique
(…) les individus occupent un statut nouveau, dans la mesure où l'agrégation des volontés
individuelles produit des effets politiques aussi bien dans l'espace interne des sociétés que
dans le système international" 85 . Et d'ajouter que "bien entendu les décisions microélabore une boîte à outils pour traiter "des valeurs, des identités, des capacités, des stratégies et des intérêts des
individus comme des variables" qui prend aussi en compte "les mécanismes pour retrouver comment ces
caractéristiques sont agrégées en dynamique et peuvent façonner des interactions micro-macro" (p. 27).
81
James ROSENAU, Distant proximities. Dynamics beyond globalization, Princeton, Oxford : Princeton
University Press, 2003 (p. 22).
82
James ROSENAU, Distant proximities… (p. 34).
83
James ROSENAU, "Environmental challenges in a turbulent world", (p. 71-93), dans Ronnie D.LIPSCHUTZ,
Ken CONCA, The state and social power in global environmental politics, New York : Columbia University
Press, 1993 (p. 87).
84
Art. cit James ROSENAU, "Environmental challenges…", p. 81.
85
Ariel COLONOMOS, Sociologie des réseaux transnationaux. Communautés, entreprises et individus : lien
social et système international, Paris : L'Harmattan, 1995, intro (p. 21-72) p 32. Voir Jame ROSENAU, "Les
individus en mouvement comme source de turbulence globale", (p. 81-105), dans Michel GIRARD, Les
individus dans la politique internationale, Paris : Economica, 1994. "On ne peut pas se contenter simplement
d'affirmer que les processus systémiques de niveaux macro suffisent à expliquer les résultats globaux"(p. 82)
"Ramenée à l'essentiel, l'idée que les individus sont d'une importance cruciale pour les affaires mondiales repose
sur trois présuppositions : La 1ère est que les citoyens ont acquis de meilleures aptitudes analytiques. La
deuxième est que [avec] ce bouleversement des compétences individuelles (…) les citoyens façonnent
32
individuelles sont conditionnées par l'appréciation et l'intégration de facteurs macrosociologiques" et rendent possible cette possibilité de traiter de l'individu dans les relations
internationales. Partisan d'une approche holiste a-historique James N. Rosenau expose sa
méthode qui constitue selon lui son "identité méthodologique", et consiste à se demander
devant chaque phénomène :"what is this an instance of ?" (Qu'est-ce que cela illustre ?") avant
de "prendre l'échelle de l'abstraction pour trouver une catégorie plus large pour classer le
phénomène observé" 86 .
La différence présentée plus haut entre perspectives adoptées et entités observées permet
d'appréhender également le décalage entre l'analyse des flux telle qu'élaborée par Bertrand
Badie et Marie-Claude Smouts 87 et la sociologie des réseaux définie par Ariel Colonomos 88 .
Bertrand Badie définit le mondes des réseaux comme opposant au principe de territorialité
"un tout autre mode d'articulation des individus et des groupes. Le premier est fondé sur la
contiguïté et l'exhaustivité, le second sur des relations affranchies des contraintes spatiales.
L'un implique la fermeture et l'exclusion, l'autre, l'ouverture et l'inclusion (…). Tel est bien le
trait dominant de ce mode de relation : en donnant aux liens sociaux privés une pertinence
transnationale, il réhausse le statut de l'individu sur la scène mondiale, marginalise, par
contrecoup, le rôle international du citoyen et tend à dépolitiser et à déterritorialiser les
aujourd'hui les résultats globaux de manière beaucoup plus importante qu'autrefois. La troisième présupposition
est que le système politique mondial est entré dans une période de turbulence prolongée qui le rend
particulièrement vulnérable aux influences micropolitiques"(p. 83)
86
James ROSENAU, Ersel AYDINLI, "Courage versus caution. A dialogue on entering and prospering in IR",
dans James N. ROSENAU, The study of world politics. Theoretical and methodological challenges, vol. 1,
Londres et New York : Routledge, 2006. p. 75.
87
"On assiste à une accélération sensible du processus de différenciation entre État et société civile, espace
public et espace privé. L'essor des réseaux associatifs transfrontaliers est un signe, parmi d'autres, de l'efficacité
d'une mobilisation sociale réellement stimulée par les transformations technologiques" cf. Bertrand BADIE,
Marie-Claude SMOUTS, Le retournement du monde…, p. 69.
88
Ariel COLONOMOS, Sociologie des réseaux transnationaux. Communautés, entreprises et individus : lien
social et système international, Paris : L'Harmattan, 1995, intro (p. 21-72). Ariel COLONOMOS, Sociologie des
réseaux transnationaux. Communautés, entreprises et individus : lien social et système international, Paris :
L'Harmattan, 1995, intro (p. 21-72) "La philosophie des réseaux témoigne de notions dont la sociologie des
relations internationales s'est faite l'écho : plurifonctionnalité, utilité, représentation. Elles explorent toutes les
deux un axe de recherche commun : les relations entre l'analyse interne du mouvement et sa projection dans
l'externe."(p. 53) mais l'existence de réseaux transnationaux suscite un questionnement à la fois philosophique et
politique sur la notion de représentation". "La sociologie des réseaux implique une investigation depuis
l'intérieur au sein de l'acteur transnational" (p. 204). Guillaume Devin estime qu' "il faut penser l'objet d'étude
comme inscrit dans un réseau de relations mobiles qui lui donne une configuration particulière à un moment
donné… "(p. 316). Il faut chercher à savoir "où s'arrête la chaîne des interdépendances dans laquelle sont pris les
phénomènes….compétitions électorales, conflits sociaux. cf. Guillaume DEVIN, "Norbert Elias et l'analyse des
relations internationales", RFSP, avril 1995, vol. 45, n°2, p. 305-327.
33
rapports internationaux"
89
mais "les mobilisations militantes contre l'État créent très vite de
nouvelles territorialités dont la marque ensuite ne s'efface qu'avec difficulté dès lors qu'elle
correspond à des enjeux sociaux profonds" 90 . B. Badie relève un autre contre-argument quand
il prend en compte la pluralité des représentations dans le cas des enjeux territoriaux des
conflits et explique que les protagonistes peuvent s'opposer "en se référant [par exemple] à
des représentations dissonantes de ce que doit être l'espace, de ce que peut signifier le principe
de l'importation de la territorialité " 91
Dario Battistella déduit du fait que "la démarche en Relations internationales varie non
seulement selon l'idée –explicative ou compréhensive- que l'on se fait de la théorie, mais aussi
selon le niveau d'analyse auquel situer de façon privilégiée son explication (…) ou sa
compréhension (…) des relations internationales (…) [qu'] il n'y a donc pas une théorie, mais
des théories des relations internationales". Les tenants de la sociologie des relations
internationales affichent à raison une réticence face aux débats théoriques/paradigmatiques 92 ,
réticence à laquelle souscrit James N. Rosenau 93 . Nous estimons que les arguments
développés dans ces controverses paradigmatiques importent moins que les méthodes et
présupposés théoriques des auteurs qui y contribuent. Nous déduisons donc de ce qui précède
l'impératif d'être attentif à ces différents points d'épistémologie dans l'exploration des
différents champs disciplinaires, n'acceptant dans cette enquête sur le transnationalisme et
89
Bertrand BADIE, La fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur l'utilité sociale du respect,
Paris : Fayard, 1995, (p. 135)
90
O.c. Bertrand BADIE, La fin des territoires…, p. 145
91
O.c. Bertrand BADIE, La fin des territoires…, p. 157-158.
92
"les fameux –premier, deuxième, troisième ou quatrième- dans lesquels a été enfermée la théorie des relations
internationales (…) n'ont jamais beaucoup intéressé les internationalistes français", Marie-Claude SMOUTS, "La
mutation…", p. 29. Guillaume DEVIN parle pour sa part d'une accumulation de nouvelles théories aussi vite
exposées que démodées.
93
James ROSENAU se désintéresse de tout débat méthodologique : Voir James N. ROSENAU, "Probing
puzzles persistently : a desirable but improbable future for IR theory", (p. 309-317), dans Steve SMITH, Ken
BOOTH, Marysia ZALEWSKI (dir.), International theory : positivism and beyond, Cambridge University Press,
2002. "Au lieu de se focaliser principalement sur la substance de la politique mondiale et/ou de se critiquer les
uns les autres pour nos conceptions sur la manière dont le système fonctionne et change, beaucoup trop
d'analystes dérivent vers des préoccupations sur ce qui constitue la route appropriée pour comprendre et/ou
prendre en défaut les hypothèses méthodologiques. Il y a bien sûr une relation proche et intime entre ce que nous
savons et comment nous cherchons à savoir (how we go about knowing it), mais ces connections suivent des
présupposés ontologiques qui établissent un cadre important dans lequel les problèmes de méthodologie sont
confrontés et résolus" (p. 313).
34
l'environnement, qu' un seul parti pris en faveur de l'international 94 . Considérer notre étude de
cas autant comme un objet de recherche et que comme un objet politique nous amène à
croiser les angles d'approche et sortir des "sentiers battus par discipline et sous-discipline" 95 .
Le fil rouge de cette recherche de relations internationales est les triples enjeux définis
Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts dans Le retournement du monde, à savoir :
"Recomposition du savoir, puisque l'ordre international contemporain ne cesse de
s'éloigner des paradigmes classiques : au-delà des modèles réalistes qui postulent la
souveraineté exclusive des États, ou des modèles organicistes qui cèdent à l'illusion
d'une intégration a priori du système international, la sociologie des relations
internationales se doit de recomposer son armature théorique en puisant dans des
horizons nouveaux que lui ouvrent les progrès de la sociologie interne, ceux de la
politique comparée et ceux de l'étude des flux transnationaux. Recomposition aussi des
principes, puisque que ceux, classiques, de souveraineté, d'intérêt national ou de
sécurité internationale tendent à s'émousser face aux idées nouvelles de responsabilité,
de biens communs ou de sécurité globale. Recomposition des pratiques : au-delà des
actions diplomatiques traditionnelles, se forgent de nouvelles formes d'intégration à la
consistance encore incertaine, mais dont on sait déjà qu'elles suscitent aussi, en
contrepoint, de nouvelles formes d'exclusion" 96 .
Contrairement à Guillaume Devin, nous ne pensons pas que c'est l'objet de recherche qui
justifie au final l'accent porté sur les variables internes ou externes 97 puisque différentes
combinaisons entre perspectives adoptées et des entités observées sont possibles et que
beaucoup dépend de la construction de l'objet de recherche. Aussi nous efforcerons-nous
94
Emprunt et référence à la présentation de la démarche de Yves DEZALAY, Bryant G.GARTH, La
mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d' État en Amérique latine, entre notables
de droit et «Chicago boys», Paris : Seuil, «Liber», 2002. (p. 35).
95
Expression empruntée à Johanna SIMEANT, "Champs internationaux et transformations du pouvoir d' État :
en lisant Dezalay et Garth", RFSP, 2003, vol. 53, n°5, p. 819-824.
96
Bertrand BADIE et Marie-Claude SMOUTS, Le retournement du monde. Sociologie de la scène
internationale, Paris : Presses de Sciences Po, Dalloz, 1999 (p. 18)
97
"il y a un assez large accord pour admettre un ensemble interactif devant être appréhendé comme un tout [mais
que] c'est bien souvent la spécificité des objets d'étude qui justifiera en fin de compte la différence d'accent.
Analyser la politique étrangère d'un État dont le processus de décision est complexe risque ainsi de valoriser le
rôle des variables internes. Mais étudier l'évolution des relations stratégiques entre les États poussera plutôt à
souligner le rôle des effets de système"o.c. Guillaume DEVIN, Sociologie…, p. 15.
35
d'appréhender l'action sociale par rapport à un ensemble plus vaste 98 sans a priori conceptuels
et ce, même s'il faut bien reconnaître toutes les limites pratiques 99 et scientifiques 100 de
l'entreprise.
B. Ouverture pluridisciplinaire : relations internationales et politiques publiques
Ce désintérêt pour les théories assumé par la sociologie des relations internationales est
compensé par l'ouverture pluridisciplinaire et les efforts déployés pour combiner "en
permanence des différentes sciences sociales" 101 . Guillame Devin écrit que "tous les outils
conceptuels sont recevables pourvu qu'ils démontrent leur pertinence dans l'analyse de l'objet
qu'ils prétendent élucider" 102 . Marie-Claude Smouts parle pour sa part d'un effort de
conceptualisation empruntant tout autant à l'anthropologie politique qu'à la sociologie des
mobilisations, à l'économie politique internationale qu'à la réflexion sur l'État et à la
philosophie politique.
Bertrand Badie explique que non seulement l'internationaliste ne peut rester indifférent "à
l'étude des politiques publiques et, singulièrement, de la politique étrangère, de la politique de
la défense, mais aussi, de plus en plus, de la politique économique" 103 . Plus généralement
98
Danger des approches "qui gomment les spécificités et négligent les différences (…) toute action sociale peut
être également située dans un ensemble plus vaste que son seul cadre politique de référence ; elle baigne
banalement dans un environnement qui transcende celui-ci et avec lequel elle échange, transige, sur lequel elle
agit et par rapport auquel elle se définit", Bertrand BADIE, "L'adieu au gladiateur ? La mondialisation et le
renouveau des relations internationales", Relations internationales, octobre-décembre 2005, n°124, p. 95-106 (p.
95).
99
Compte tenu de l'ampleur de l'enquête, de l'articulation entre le national et l'international, du lien entre les
niveaux d'analyse micro et macro, l'ensemble fait appel à de multiples compétences qui dépassent largement les
capacités d'un seul chercheur" cf. Guillaume DEVIN, Sociologie des relations internationales, …(p. 4) Voir
aussi François CONSTANTIN, "Les relations internationales dans le champ scientifiques français ou les
pesanteurs d'une lourde hérédité", La Revue internationale et stratégique, automne 2002, n°47, (p. 90-99) "Les
frustrations peuvent naître de ces difficultés méthodologiques croissantes à maîtriser l'ensemble des données
fondamentales pour la compréhension de tout problème international, même le plus pointu (le changement
climatique, la guerre civile au Burundi, le devenir de l'Afghanistan, la «guerre des étoiles», etc.). Plus que
jamais, le gouvernemental et l'officiel ne suffisent pas. Il faut se rendre sur le terrain, dans les antichambres
ministérielles et les quartiers périphériques, pénétrer les jeux de pouvoir, identifier les intérêts matériels, les
mobiles idéologiques et les sentiments des différents acteurs."(p. 98)
100
Garde-fou sur la question de la construction sociale le chapitre 4 "Splendeurs et misères d'une métaphore : «la
construction sociale de la réalité»" dans Bernard LAHIRE, L'esprit sociologique, Paris : La Découverte, 2005,
(p. 94-111)
101
Marie-Claude SMOUTS, "La mutation…", p. 29.
102
Guillaume DEVIN, "Norbert Elias et l'analyse des relations internationales", RFSP, avril 1995, vol. 45, n°2,
p. 305-327, (p. 309).
103
Bertrand BADIE, "De la souveraineté à la capacité de l' État", (p. 37-58), dans Marie-Claude SMOUTS (dir.),
Les nouvelles relations internationales. Pratiques et théories, Paris : Presses de Sciences Po.
36
"l'étude des relations internationales a fait des progrès sensibles en profitant des réflexions
menées par les spécialistes de politiques publiques qui nous apprennent que, loin d'être la
réalisation d'un hypothétique intérêt national unifié, la politique internationale des États est le
produit d'une composition d'acteurs multiples, gouvernants, partis, bureaucraties, médias,
groupes de pression, porteurs de valeurs, de perceptions et d'intérêts divergents. Cet État
éclaté doit donc être pris en compte comme tel par l'internationaliste : les systèmes d'actions
sont ainsi plus heuristiques que la rationalité étatique conçue au singulier, la capacité des États
renvoyant, pour sa part, à la capacité de ce système complexe et non à celle d'une entité
idéalisée" 104
105
.
Guillaume Devin estime également que les politistes ne peuvent éluder la dimension
internationale dans leur recherche "L'étude de l'internationalisation de nos sociétés
contemporaines –mesure et interprétation de la manière dont la dimension internationale
pénètre et façonne les pratiques des acteurs nationaux- introduit donc directement à ce qui fait
les nouveaux principes d'ordre et de légitimité ainsi qu'aux luttes qui les accompagnent. On
voit mal le politiste s'en désintéresser. Plus généralement ce sont les effets problématiques de
l'interdépendance qui ne cessent de revenir au devant de son analyse. Au plan interne, sont-ils
des facteurs d'homogénéisation des programmes partisans en réduisant l'autonomie des
responsables politiques ou suscitent-ils l'émergence de nouvelles alternatives en recomposant
le paysage économique et les clivages sociaux ? Au plan externe, tempèrent-ils les conflits en
freinant les manifestations de souveraineté et en augmentant les opportunités de solutions
négociées ou bien engendrent-ils de nouvelles tensions en déplaçant les rapports de force et en
aiguisant la perception de nouvelles inégalités ? De telles interrogations croisent
nécessairement toute réflexion sur le changement socio-politique. Certaines ne sont guère
récentes mais réapparaissent avec plus d'acuité lorsque les performances annoncées par les
104
O.c. Bertrand BADIE, "De la souveraineté…", p. 47-48.
A noter comment Didier Bigo définit la sociologie des relations internationales comme porteuse d'une
épistémologie spécifique et débouchant sur "un programme de recherche de terrain menée par l'internationaliste
lui-même en relation avec des équipes d'anthropologues et de sociologues (ou d'historiens) avec une
interrogation critique forte sur la notion même de terrain (…) avec une exigence forte d'aller sur place, d'étudier
les pratiques sociales et en particulier celles du quotidien…"(p. 9/10). Pour une illustration voir Didier BIGO,
"Sociologie politique de l'internationale : une alternative", Cultures & Conflits, printemps 2002. Pour une
illustration voir Didier BIGO, "Nouveaux regards sur les conflits ?", dans SMOUTS (dir.) Les nouvelles
relations internationales…(p. 309-354).
105
37
gouvernants ne sont pas au rendez-vous"
106
. "Les relations inter-gouvernementales ne sont
pas les seules à avoir un impact impact «politique», c'est-à-dire un poids sur la définition
d'une politique publique ou sur le comportement d'acteurs intéressés. Les effets politiques des
mouvements de capitaux, des stratégies industrielles ou de réseaux de solidarité non
gouvernementaux dessinent aussi, parmi d'autres et de façon pragmatique, le territoire du
«politique» et offrent autant de champs d'investigation au politiste (…) ils correspondent à
l'émergence de nouveaux objets qui font les réalités politiques contemporaines" 107 ;
Aussi les questionnement des spécialistes de politique publique montrent-ils beaucoup de
similitude avec les études internationales. Patrick Le Galès explique que : "les recherches audelà et en deçà de l'État vont de pair avec des interrogations renouvelées sur la place et le rôle
de l'État" 108 . Ce dernier justifie ce détour "pour mieux comprendre les effets de la
recomposition de l'État sur les modes de gouvernement et gouvernance des territoires, sur les
relations entre les villes et les États" 109 . Pierre Muller indique que "la réflexion sur la
gouvernance européenne conduit à s'interroger sur la gouvernance en général et, finalement,
sur les relations entre action publique et souveraineté" 110 . Patrick Hassenteufel et Bruno Palier
concluent également à "la nécessaire articulation des dimensions interne et externe"111 et
106
"ce que l'on désigne parfois hâtivement sous le nom de «globalisation» vise un stade avancé
d'internationalisation de multiples activités qui introduit directement le politiste au cœur des transformations
organisationnelles et comportementales significatives sans son analyse du politique" (p. 237) Guillaume DEVIN,
"L'international comme dimension compréhensive", dans Pierre FAVRE, Jean-Baptiste LEGRAVE, Enseigner
la science politique, Paris : L'Harmattan, 1998, p. 231-240 (p. 239).
107
Art. cit. Guillaume DEVIN, "L'international comme…, p. 235 ;
108
Patrick LE GALES, "Le desserrement du verrou de l'État ?", Revue internationale de politique comparée,
1999, vol. 6, n°3, p. 627-717 (p. 627)
109
Art.cit. Patrick LE GALES, "Le desserrement du verrou…", p. 628.
110
Pierre MULLER, "Gouvernance européenne et globalisation", Revue internationale de politique comparée,
1999, vol. 6, n°3, p.707-717. Voir aussi Pierre MULLER, "Préface", dans Laurie BOUSSAGUET, Sophie
JACQUOT, Pauline RAVINET, Dictionnaire des politiques publiques, Paris : Presses de Sciences-Po, 2004 où
le politologue décrit l’ "analyse des politiques publiques comme une discipline internationale (p. 20) et explique
que l'ouvrage s’inscrit dans le champ disciplinaire international "par la présence de concepts qui sont au cœur
des débats académiques actuels dans les rencontres et les revues internationales : la question de la gouvernance,
les approches néo-institutionnalistes, les recherches sur les instruments de politique publique."(p. 21). Voir
Patrick HASSENTEUFEL, Yves SUREL, "Des politiques publiques comme les autres ? Construction de l'objet
et outils d'analyse des politiques européennes", Politique européenne, avril 2000, n°1, p. 8-24 et enfin Sabine
SAURUGGER, "La science politique et l'enseignement de l'intégration : normalisation par le 'haut' et par le
'bas' ?", Politique européenne, automne 2004, n°14, p. 105-125 où la politologue propose notamment une vision
interactive des relations internationales : à la fois «l'international dans l'Union européenne» et «l'Union
européenne dans le monde» (p. 118-119).
111
Patrick HASSENTEUFEL, Bruno PALIER, "Le social sans frontières ? Vers une analyse transnationaliste de
la protection sociale", Lien social et Politiques, printemps 2001, n°45, p. 13-27 (p. 17). Voir également Patrick
HASSENTEUFEL, "De la comparaison internationale à la comparaison transnationale. Les déplacements de la
38
cherchant à "développer une analyse transnationale, qui fait porter l'attention sur les processus
concrets d'interaction entre acteurs transnationaux et acteurs nationaux" 112 .
D'autres auteurs notent encore la multiplication des passerelles entre l'analyse des politiques
publiques et l'étude des relations internationales 113 dans le cadre d'un rapprochement
disciplinaire. Dans cette ligne, nous nous intéresserons plus spécifiquement à la sociologie de
l'action telle que définit par Pierre Lascoumes 114 . Il s'agit d'une "approche où sont prises en
compte à la fois les actions des institutions publiques et celles d'une pluralité d'acteurs,
publics et privés, issus de la société civile comme de la sphère étatique, agissant
conjointement, dans des interdépendances multiples, au niveau national mais aussi local et
éventuellement supranational, pour produire des formes de régulation des activités
collectives…" 115 .
Ce qui nous intéresse dans cette approche c'est qu'elle considère l'action publique en matière
d'environnement comme "particulièrement illustrative de ces nouvelles configurations" entre
services d'États, pouvoirs locaux et collectivités territoriales et leurs "stratégies différenciées".
Elle appréhende également les associations comme des "partenaires actifs et éventuellement
construction d'objets comparatifs en matière de politiques publiques", RFSP, février 2005, vol.55, n°1, pp. 113132.
112
Art. cit. Patrick HASSENTEUFEL, Bruno PALIER, "Le social…, p. 22. A signaler aussi l’idée selon laquelle
"les dynamiques de l'action publique informent les domaines plus classiquement traités comme «politiques»;
tel[le] les relations internationales" cf. Patrick HASSENTEUFEL, Andy SMITH, "Essoufflement ou second
souffle ? L'analyse des politiques publiques «à la française»", RFSP, février 2002, vol. 52, n°1, p. 53-73 (p. 57).
113
Franck PETITEVILLE, Andy SMITH, "Analyser les politiques publiques internationales", RFSP, juin 2006,
vol. 56, n°3, p. 357-366.
114
Voir Gilles MASSARDIER, Politiques et actions publiques, Paris : Armand Colin, , 2003, pour une
présentation du travail de Pierre Lascoumes sur la politique de l'environnement considérée comme un cas d'école
d'une nouvelle rationalité de l'action publique. Sur la référence fondamentale à la théorie de l'acteur-réseau
Bruno LATOUR, Changer la société. Refaire de la sociologie, Paris : La Découverte Armillaire 2006. Voir aussi
Christine MUSSELIN, "Sociologie de l'action organisée et analyse des politiques publiques : deux approches
pour un même objet ?", Revue française de science politique, février 2005, vol. 55, n°1, p. 51-71 pour une
présentation de la sociologie de l'action organisée (p. 55).
115
Cf. la définition de Jacques COMMAILLE, "Sociologie de l'action publique" dans Laurie BOUSSAGUET,
Sophie JACQUOT, Pauline RAVINET (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris : Presses de Sciences
Po, 2004, p. 413-421, (p. 413) "le choix d'une telle approche justifie qu'il puisse être question d'une sociologie de
l'action publique dans la mesure où, précisément, ce ne sont plus seulement les objets traditionnels de la science
politique (pouvoir, instances gouvernementales, institutions étatiques, personnel politique et forces partisans,
etc.) qui sont concernés, mais ce qui se passe au sein même des sociétés dans les interactions multiples, diverses
et complexes, qui les structurent" (p. 414).
39
fortement contestataires" ainsi que les relations complexes entre la rationalité scientifique et
technique des experts 116 qu'il nous importe ici particulièrement d'explorer.
L'hypothèse de la sociologie de l'action est la suivante : "si l'on admet que l'action publique se
construit aussi au cœur des relations sociales et non plus seulement au sommet de l'État,
qu'elle est par là susceptible d'être fragmentée, complexe et flexible, il appartient alors à la
sociologie de contribuer à l'observation et à la recherche de sens de processus d'action
collective et de mobilisations où l'économie des relations entre l'État et la société civile est
faite davantage de réciprocités sur le mode horizontal qu'elle ne s'analyse suivant le principe
d'une dichotomie et sur la mode de la hiérarchie" 117 . Cette approche va nous permettre
d'aborder la recherche sur les réseaux de politique publique à l'échelle internationale comme
nous le verrons plus loin en traitant des questions d'eau et d'environnement 118 .
Nous voulons également relever la réflexion menée sur les instruments pour penser le
changement dans les politiques publiques 119 pour enrichir les outils conceptuels existants de
la discipline et combattre "l'erreur de perspective d'un naturalisme qui poserait comme allant
de soi et donc échappant au champ de l'investigation scientifique, l'existence d'une panoplie
d'instruments à disposition des gouvernants, dont l'action consisterait à choisir le plus adapté à
l'objectif poursuivi" 120 . Ces intruments constituent en effet "une forme condensée et finalisée
et savoir sur le pouvoir social et les façons de l'exercer" 121 et s'inscrivent dans l'espace
116
Voir sur ce point la reconnaissance par Pierre Muller des apports de l'ouvrage de Pierre Lascoumes,
L'écopouvoir, cf. RFSP, juin 1995, vol. 45, n°3, p. 491-493. "Ce que montre P. Lascoumes c'est qu'il ne s'agit
pas d'une relation à somme nulle ; l'accroissement d'expertise dans l'action publique ne débouche pas sur sa
dépolitisation, mais sur une transformation de la relation entre expertise et décision politique" (p. 493).
117
Art. cit. Jacques COMMAILLE, "Sociologie de l'action publique…", p. 418. Cette sociologie s'inscrit dans un
courant «constructiviste» "où les analyses sont consacrées aux dynamiques d'articulation entre le micro et la
macro, notamment dans le processus de construction des confrontations, des négociations et des établissement de
compromis ou d'accords entre partenaires" (p. 418). Jean-Pierre Gaudin pour sa part inscrit cette sociologie de
l'action dans une vague de «retour de l'acteur» cf. Jean-Pierre GAUDIN, L'action publique. Sociologie et
politique, Paris : Presses de Sciences Po et Dalloz, 2004, (p. 138-139). Voir également son chapitre sur l'analyse
des politiques "entre coopérations et concurrences disciplinaires", p. 141-144.
118
A noter cet exemple d'interdisciplinarité dans Patrick HASSENTEUFEL, "De la comparaison internationale à
la comparaison transnationale. Les déplacements de la construction d'objets comparatifs en matière de politiques
publiques", RFSP, février 2005, vol.55, n°1, p. 113-132.
119
Pierre LASCOUMES, Patrick LE GALES, Gouverner par les instruments, Paris : Les Presses de Sciences po,
2004.
120
Cf. Marc Olivier BARUCH, "Informations bibliographiques", Revue française d'administration
publique,2005, n° 113, p. 185-193.
121
Patrick LE GALES, "Contrôle et surveillance. La restructuration de l' État en Grande-Bretagne", dans o.c.
Pierre LASCOUMES, Patrick LE GALES, Gouverner…, p. 238.
40
sociopolitique de l'action publique "construit autant par des techniques et des instruments que
par des finalités, des contenus et des projets d'acteur" 122 .
Cet appel à l’interdisciplinarité qui selon certains est la "meilleure arme pour partir à l'assaut
de la complexité" 123 doit est toutefois fortement nuancée par les analyses de Pierre Favre
démasquant l’"illusion classificatoire" 124 et appelant au questionnement "des grands blocs
disciplinaires solides". Réfléchissant sur la « discipline » des sciences politiques, le
politologue remarque qu’ "opérer une classification des sciences supposerait d'abord que les
sciences couvrent complètement et continûment l'étendue du savoir (…) toute classification
des sciences vise ensuite à fixer des tâches entre les sciences (…) enfin les classifications des
sciences sont en même temps des classifications des objets de science [et] (…) on ne peut
classer les sciences sur la base d'une classification intuitive des objets communs de
l'expérience. Cela voudrait dire que chaque science dispose par nature d'une classe d'objets
dont il lui appartient en propre de faire l'étude" 125 .
Aussi plutôt que "jeter des ponts" ou "tisser des liens" nous envisageons d’adopter une "vision
œcuménique" de la science politique pour suivre sa ligne de pensée, vision sur laquelle Pierre
Favre explique qu’aucun "pavillon commun" ne flotte, ni aucune "communauté intellectuelle
unifiée" 126 ne préside 127 . Jens Batelson relève par ailleurs que la question de l'identité
122
Pierre LASCOUMES, Patrick LE GALES, "L'action publique saisie par ses instruments", O.c. Pierre
LASCOUMES, Patrick LE GALES, Gouverner…,p. 12. "Cette approche s'appuie sur les travaux d'histoire des
techniques et de sociologie des sciences qui ont dénaturalisé les objets techniques, en montrant que leur carrière
repose davantage sur les réseaux sociaux qui se forment à partir d'eux que sur leurs caractéristiques propres" (p.
13). "L'intérêt d'une approche en termes d'instruments est de compléter les regards classiques en termes
d'organisation, de jeux d'acteurs et de représentations qui dominent aujourd'hui largement l'analyse de politique
publique (…) Dans un contexte politique où prévalent les grands flous idéologiques et où la différenciation des
discours et des programmes s'avère de plus en plus difficile, on peut considérer que c'est aujourd'hui par les
instruments d'action publique que se stabilisent les représentations communes sur les enjeux sociaux" (p. 35).
123
"Elle ne doit pas servir qu'à appréhender le monde de l'après guerre froide. Elle doit servir à déconstruire les
discours d'autorité et les noyaux durs disciplinaires qui simplifiaient et cloisonnaient les perceptions de la réalité.
Elle doit servir ainsi à mieux comprendre la guerre froide…" ; Pierre GROSSER, Les temps de la guerre froide,
Paris : Complexe,1995 (p. 13).
124
"Or la carte des disciplines est par nature fluctuante puisqu'elle est sous la dépendance des découvertes
scientifiques et techniques. Dans le devenir scientifique, sans cesse des déplacements de problématiques ou des
migrations de concepts désignent des lieux nouveaux de la recherche, alors que dans le même temps certains
secteurs périclitent. Sans cesse, une discipline se démultiplie en sous-disciplines qui deviennent des disciplines
indépendantes qui émigrent pour s'allier à des disciplines jadis éloignées ou encore qui se recombinent de
manière différente" Pierre Favre, "Retour à la question de l'objet ou faut-il disqualifier la notion de discipline ?",
Politix, 1995, n°29, p. 141-157 (p. 144)
125
Art.cit. Pierre Favre, "Retour à la question de l'objet…" p. 144.
126
La science politique "recouvre ce qui n'est pas même une confédération de sous-disciplines, mais une pluralité
d' États indépendants qui ne se regroupent guère que de loin en loin sous l'égide d'une ONU parisienne. Ces îlots
41
disciplinaire des relations internationales est floue et que la "confusion régnant autour du sujet
d'étude (…) fait partie intégrante de l'évolution même de la discipline" 128 .
Enfin, l'ouverture « œcuménique » est couplée à un souci de l'empirique. Guillaume Devin
affiche sa conviction que l'exploration proposée par la sociologie des relations internationales
requiert aussi et surtout un développement des études empiriques" 129 et Marie-Claude Smouts
insiste sur l'intérêt de "solides études de cas" seules capables de faire face au défi de la
combinaison des différentes sociales et autonomie des relations internationales" 130 .
Pierre Favre résume bien cette préoccupation en expliquant que "toute science du politique
s'adosse donc, mais de manière rarement formulée, à une vision du monde social où le temps
est ordonné, où le passé, le présent et l'avenir sont placés dans un rapport de causalité ou
d'enchaînement déterminé" 131 . Le politologue distingue plusieurs options métathéoriques :
"cette suite de choix métathéoriques définit des «stratégies conceptuelles» toutes également
praticables et qui sont à la source de problématiques fort différentes" 132 . Il s'avère par
conséquent important pour un travail de science politique de "ne pas laisser de telles
conceptions métathéoriques dans l'ombre (…) une science politique bien constituée peut
pleinement s'établir, doit être à même de dire sur quelle philosophie de l'histoire elle se fonde
mais ne peut en fait se réclamer que d'une philosophie de l'histoire" 133 .
Concrètement nous chercherons donc à définir une boîte à outils conceptuels134 et établissant
dans premier temps un état de l'art appliqué visant à faire ressortir les dimensions
disciplinaires qui se rassemblent autour d'objets scientifiques construits ou en cours de construction (les flux
transnationaux, le monde arabe, l'humanitaire, l'Afrique noire, les mouvements sociaux, les politiques publiques,
la socio-histoire,...) communiquent en réalité peu entre eux. Les spécialistes en chaque domaine ne lisent pas les
mêmes livres que leurs collègues ayant un autre terrain, ne fréquentent pas les mêmes colloques, n'ont pas les
mêmes calendriers d'observations…", Art.cit. Pierre Favre, "Retour à la question de l'objet…", p. 146.
127
Art.cit. Pierre Favre, "Retour à la question de l'objet…", p. 148.
128
cf. Jens BARTELSON, "Y a-t-il encore des relations internationales ?", Revue études internationales, juin
2006, vol.37, n°2, p. 241-256. Voir aussi Marie-Claude SMOUTS, "La mutation d’une discipline", dans MarieClaude SMOUTS (dir.), Les nouvelles relations internationales. Pratiques et théories, Paris : Presses de
Sciences Po, 1998, p. 11-33.
129
Guillaume DEVIN, Sociologie…, p. 4.
130
Cf. Marie-Claude SMOUTS, "La mutation d'une discipline", p. 29).
131
Pierre Favre, Comprendre le monde. Epistémologie du politique, Paris : Presses de Sciences Po 2005, (p. 13).
132
O.c. Pierre Favre, Comprendre le monde…, p. 15.
133
Pierre Favre, Comprendre le monde…, p. 19.
134
A signaler deux ouvrages qui nous ont particulièrement inspirés sur ce point : Christian LEQUESNE,
L'Europe bleue. A quoi sert une politique de la pêche ? Paris : Presses de Sciences Po, 2001; Jacques LOLIVE,
Les contestations du TGV Méditerranée, Paris : L'Harmattan, 1999.
42
méthodologiques et les présupposés théoriques des travaux choisis pour alimenter cette
réflexion sur les acteurs, sur le transnationalisme, l'environnement, les normes et la solidarité
transnationale qui en découleraient. Pour les ONG par exemple, Denis Chartier et Sylvie
Ollitrault considèrent également comme une nécessité de construire "des outils d'analyse pour
comprendre leurs rôles, leurs modes d'action et l'espace politique qu'elles occupent (…) [et ce
pour] à faciliter les recherches pluridisciplinaires (…) questionner «l'objet ONG» afin de
mieux identifier quels sont les dynamiques et enjeux politiques, économiques et écologiques
mobilisés par et à travers la référence aux ONG" 135 .
En résumé, s''intéresser à la question du transnationalisme impose selon nous de nous
interroger sur la vision du monde sous-tendant les travaux des chercheurs. Comme les titres
de de différents ouvrages le suggèrent, plusieurs options sont possibles si on considère que
c'est la société qui est au cœur de l'enquête 136 , l'État
137
ou les relations transnationales 138 . La
question en relations internationales est loin d’être résolue comme l’illustre une contribution
récente de Jean-Jacques Roche "Le retour de l’ État dans les relations internationales" 139 qui
rappelle les divergences entre internationalistes français 140 .
C. Transnationalisme et gouvernance environnementale…
Reconnaître aujourd'hui comme Dario Battistella que "l'impact de l'opinion des individus et
l'intrusion des mouvements de masse sont trop importants pour être ignorés" 141 pose en effet
plus de questions qu'il n'offre de réponses. Comme Sidney Tarrow le remarque avec justesse
ce n'est pas en "réduisant la chaîne causale de la politique transnationale à un produit dérivé
135
Denis CHARTIER, Sylvie OLLITRAULT, "Les ONG d'environnement dans un système international en
mutation : des objets non identifiés", dans Catherine AUBERTIN (dir.), ONG et diversité. Représenter la
nature ?, Paris : IRD Editions, 2005, p. 21-58, (p. 54). Voir l'encadré sur la "structure d'analyse des ONG" (p
55).
136
cf. Don KALB, Marco van DER LAND, Richard STARING, Bart van STEENBERGEN, Nico
WILTERDINK, (dir), The ends of globalization. Bringing society back in, Lanham : Rowman & Littlefield
Publishers, Inc., 2000.
137
cf. Dietrich RUESCHMEYER, Peter B. EVANS, Theda SKOCPOL, Bringing the state back in, Cambridge :
Cambridge University Press, 1985.
138
cf. Thomas RISSE-KAPPEN, Bringing transnational relations back in non-state actors, domestic and
international institutions, Cambridge : Cambridge University, 1995.
139
Jean-Jacques ROCHE, "Le retour de l’ État dans les relations internationales", Enjeux diplomatiques et
stratégiques, 2005, p. 21-27.
140
Voir par exemple Jean-Jacques ROCHE, "Les relations internationales : théorie ou sociologie ?", Le trimestre
du monde, 3ème trimestre 1994, p. 35-48, voir aussi Jean-Jacques ROCHE, Le système international
contemporain, Paris : Montchrestien, 1992.
43
de la mondialisation" que les analyses se précisent bien au contraire. C'est risquer de "mal
préciser (mis-specify) une grande part de l'activisme transnational qui n'a rien à voir avec la
mondialisation et d'ignorer le rôle important indépendant joué par l'État et les institutions
internationales pour rapprocher les gens à travers les frontières nationales" 142 . Bertrand Badie,
s'interrogeant sur la nature des transformations du monde relève une série de contradictions
dans l'analyse de la mondialisation et, pour n'en citer qu'une : "certes, la mondialisation
flattait le libre-échangisme, l'ouverture du marché et donnait ainsi des arguments à ceux qui
misaient sur le retour d'une main invisible qui voulait faire fi des frontières. En même temps,
elle annonçait un argument d'une toute autre ampleur : un bien, précisément parce qu'il est
public, ne saurait être que métanational ; plus il concourt au bien-être général, moins il saurait
être souverain" 143 .
D'après Guillaume Devin le doute s'impose sur le qualificatif de "transnational" tellement il
est flou : "toute forme internationalisée de solidarité privée est plus ou moins assimilée à des
manifestations de solidarité transnationale" 144 . La "solidarité, fait social dont la
transnationalisation constitue un attribut spécifique est, à la fois, un marqueur et un facteur du
changement dans les relations internationales" 145 .
Dans le domaine de l'environnement, champ où le bien commun est un enjeu évident pour
beaucoup, les questions de la transnationalisation et de la solidarité se posent avec acuité.
Karen T. Litfin remarque pour sa part que "la dégradation écologique, de plus en plus
transnationale à la fois dans ses causes et ses conséquences, implique une toile complexe
d'acteurs
non-étatiques :
les
industriels,
les
scientifiques,
les
organisations
non
gouvernementales et peuples indigènes. Ainsi le verdissement des relations internationales a
141
Dario BATTISTELLA, Théories des relations internationales Paris : Presses de Sciences Po 2003, p. 198.
Sidney TARROW, "Rooted cosmopolitans : transnational activists in a world of states", contribution pour
l'atelier de recherché de l'école de recherche sociale d'Amsterdam sur "Contentious politics : identity,
mobilization and transnational politics", 6 mai 2002. Voir la version écourtée dans Sidney TARROW, The
transnational activism, Cambridge : Cambridge University Press, 2005, (p. 35-56).
143
Bertrand BADIE, "L'effectivité des biens publics mondiaux : l'ambiguïté ne vaut pas négation", dans Pierre
FAVRE, Jack HAYWARD, Yves SCHEMEIL (dir.), Etre gouverné. Etudes en l'honneur de Jean Leca, Paris :
Presses de Sciences Po, 2003, p. 333-347, (p. 334).
144
Guillaume DEVIN, "Les solidarités transnationales, phénomène social à l'échelle mondiale", dans Guillaume
DEVIN (dir.), Les solidarités transnationales, Paris : L'Harmattan, 2004, p. 11-26, (p. 14).
145
Art. cit. Guillaume DEVIN, "Les solidarités transnationales…", p. 14.
142
44
entraîné un mouvement d'éloignement de l'orientation traditionnelle stato-centrée" 146 . "Les
réponses environnementales internationales semblent générer des sources alternatives de
légitimation, principalement à travers l'activisme transnational et la politique scientifique, qui
sans nécessairement remplacer l'État, représentent des défis sérieux à l'autorité traditionnelle
des États" 147 . Reste à savoir ce que cache cet transnationalisme et surtout comment
l'appréhender.
Pour Sheila Jasanoff et Marybeth Martello, sociologues de la science c'est dans le domaine de
la gouvernance environnementale qu'il y a eu ces trente dernières années les tentatives de
compromis entre le local et le mondial les plus intéressantes "Les initiatives
environnementales révèlent, souvent pour la première fois, des aspects émergents de la
politique transnationale qui va prendre de l'importance aujourd'hui : l'interaction croissante
entre l'autorité scientifique et politique, mettant en lumière les lignes de faille chez chacun, le
rôle essentiel des acteurs non-gouvernementaux dans la production du savoir et de la
politique, l'émergence de nouvelles formes politiques de réponses à de nouvelles conjonctions
d'acteurs, de revendications, d'idées et d'événements qui transcendent les frontières nationales
et (…) la réaffirmation des savoirs locaux, des revendications et identités locales contre les
forces de simplification et d'universalisation de la science, de la technologie et du capital" 148 .
Pourtant une grande partie de la littérature universitaire ne traite encore de la dégradation
environnementale que sous l'angle réducteur des régimes ou d'une opposition entre
mouvements de résistance et États 149 , omettant les phénomènes de déterritorialisation,
excluant toute influence autre que contestataire ("empêcheuse de danser en rond") des acteurs
146
Karen T. LITFIN, "Constructing environmental security and ecological interdependence", Global
governance, juillet-septembre 1999, vol. 5, n°3, 19 p.
147
Karen T. LITFIN, "Sovereignty in world politics", Mershon International Studies Review, 1997, vol. 41,
p. 167-204 (p. 195).
148
Sheila JASANOFF & Marybeth LONG MARTELLO, Earthly politics. Local and global in environmental
governance, Cambridge, MA : The MIT Press, 2004, (p. 3-4).
149
Matthew PATERSON, "Interpreting trends in global environmental governance", International Affaires,
octobre 1999, vol. 75, n°4, p. 793-802.
45
non-étatiques 150 . Comme Ken Conca le montre dans son ouvrage les fleuves posent un
véritable défi en matière d'organisation, de recomposition et intégration territoriale 151 .
Pour Bertrand Badie les deux phénomènes que sont les dynamiques locales et l'émergence de
vastes ensembles régionaux" offrent un mode de rééquilibrage de la mondialisation et sont
une "libéralisation impressionnante des modes de composition de l'espace" de "rupture
profonde avec la conception classique de la territorialité" 152 . Il envisage pour sa part le
déploiement du néorégionalisme comme expression de la montée de puissance du local, défini
comme un "effet de composition entre des acteurs sans cesse plus nombreux et variés, qui
revendiquent avec succès leur droit d'agir sur la scène internationale et de participer au
modelage de celle-ci : les politiques d'intégration plus ou moins pensées et programmées par
les États viennent interagir avec les initiatives complexes et désordonnées des collectivités
locales, des entreprises, des syndicats, des réseaux associatifs les plus variés" 153 . Selon
Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts "une vision purement institutionnelle de l'intégration
ne saurait être que décevante. Non seulement les exemples d'intégration par fusion et création
d'autorité supranational sont exceptionnels, mais cette vision de l'ordre international renvoie à
une conception classique d'un ordre fondé sur la souveraineté territoriale qui ne correspond
plus à la complexité du monde contemporain" 154 .
Cette remarque se vérifie en Europe centrale et orientale où toutes les tentatives
institutionnelles se sont en effet montrées décevantes en dépit des espoirs placés dans la
coopération régionale 155 , généralement présentée comme une "preuve de maturité" 156 . L'idée
150
Ken CONCA, Governing water. Contentious transnational politics and global institution building,
Cambridge, Londres : The MIT Press, 2006.
151
Pour une introduction aux nouveaux modes d'intégration voir o.c. Bertrand BADIE, Marie-Claude SMOUTS,
Le retournement du monde…, p. 180-194.
152
Bertrand BADIE, Un monde sans souveraineté. Les États entre ruse et responsabilité, Paris : Fayard, 1999,
p. 175.
153
O.c. Bertrand BADIE, Un monde sans souveraineté. p. 180.
154
O.c. Bertrand BADIE, Marie-Claude SMOUTS, Le retournement du monde…, p. 188.
155
Sur les efforts de coopération régionale voir par exemple : "Hello neighbours", The economist, 13 juillet
1991, p. 27, Alfred A.REISCH, "The Central European Initiative : to be or not to be ?", RFE/RL Research
report, 27 août 1993, vol. 2, n°34, p. 30-37. Milada Anna VACHUDOVA, "The Visegrad Four : no alternative
to cooperation ?"? RFE/RL Research Report, 27 août 1993, vol. 2, n°34,p. 38-47 ; Zóltán BARANY, "Visegrad
Four contemplate separate paths", Transition, 11 août 1995, vol. 1, n°14, p. 56-59. András BOZOKI,
"Regionalism, competition and geopolitics", The Hungarian Quaterly, hiver 1997, vol. 38, p. 91-110.
156
"En développant des méthodes ingénieuses et innovantes d'entraide et de coopération régionale [allusion à la
première rencontre de Visegrád du 15 février 1991], ils [Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie] ont trouvé de
nouvelles manières de prouver leur viabilité. Ils guident désormais le chemin vers une stabilité régionale accrue
et l'élargissement de l'intégration européenne" cf , Rudolf TOKES, "From Visegrád to Kraków : cooperation,
46
la plus courante étant que "soit l'Europe centrale tente de gérer ses conflits internes et de créer
les conditions d'intégration régionale seule ou en interaction étroite avec le processus ouesteuropéen, soit elle se désintégrera en se replongeant dans ces propres querelles nationales" 157 .
D. Défi posé à l'histoire et la géographie
L’image la plus fréquente est que « l'Europe «continent retrouvé», semblait «rentrer dans son
histoire et dans sa géographie»" 158 . A la suite de Denis Retaillé il nous importe pourtant de
montrer comment l'ordre géographique et adoption d'un découpage terrestre entre les
hommes 159 prévalant dans les relations internationales ne relève que d'une "illusion de la
stabilité du cadre" 160 . Le géographe critique sur ces bases les géographismes pratiqués par la
competition, and coexistence in Central Europe", Problems of communism, novembre-décembre 1991, vol. XI,
p. 100-114). Pour d'autres auteurs la coopération régionale n'est pas une fin en soi mais un moyen stratégique
commun pour s'unir à l'Europe cf Béla KADAR, "The importance of regional cooperation for Hungary",
Hungarian Business Herald 1994, n°3, p. 16-20. Voir aussi David SHUMAKER, "The origins and development
of central Europe coopération 1989-1992", East European Quaterly, septembre 1993, vol. XXVII n°3, p. 351373°), où l'auteur parle de "l'engagement partagé aux principes que les Européens du centre admirent à l'Ouest
rend la coopération régionale possible et offre un lieu prometteur pour atteindre le très attendu «retour en
Europe» cf , Emmanuel WALLON, A continent ouvert. Les politiques culturelles en Europe centrale et orientale,
Paris : la documentation française, 1991, 161 p. Il peut s'agir encore d'une forme de gestion des problèmes
similaires pour atteindre des objectifs communs/avantages comparatifs à exploiter par l'intégration régionale, ou
d'effort pour combler le fossé en matière de sécurité créée par la disparition du Pacte de Varsovie cf. Zóltán
BARANY, "Visegrad Four contemplate separate paths", Transition, 11 août 1995, p. 56-59. Et enfin d'autres
observateurs voient la coopération régionale commr ne forme de ligotage digne du géant Gulliver de Jonathan
Swift "la myriade de réseaux de coopération sub-régionale et régionale s'entremêlant peuvent incarner les cordes,
qui prises une à une serait trop faible pour ligoter le dangereux géant nommé "conflit ethnique" et le
nationalisme qui menace de destabiliser toute la région", p.399 cf. John FITZMAURICE, "Regional cooperation
in Central Europe", West European politics, juillet 1993, vol.16, n°3, p. 380-399. Voir aussi András BOZOKI,
"Regionalism, competition and geopolitics", The Hungarian Quaterly, hiver 1997, vol. 38, p. 91-110.
157
cf. Péter HANAK, "Central Europe : an alternative to disintegration", The new Hungarian Quaterly, automne
1992, vol. XXXIII, n°127, p. 3-10, (p. 8).
158
Entre 1989 et 1991 se sont multipliées les déclarations de fin de guerre froide, dans un climat d'euphorie qui
montrait qu'un épisode tragique de l'histoire de l'humanité venait de s'achever : le totalitarisme soviétique s'était
effondré, les gigantesques arsenaux nucléaires commençaient à être rognés, les feux allumés par la guerre froide
à la périphérie s'éteignaient les uns après les autres", Pierre GROSSER, Les temps de la guerre froide, Paris :
Complexe,1995 (p. 11)
159
Denis RETAILLE, "L' État, le territoire et les relations internationales. Nouvelles approches géographiques",
Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 1993/2-3, n°68-69, p. 41-64 (p. 41)
160
A signaler la critique de Marcel Merle pour qui "le territoire n'est pas seulement un concept juridique ou
politique. Il s'inscrit d'abord dans le registre des phénomènes naturels propres au règne animal" le territoire reste
"un enjeu et un atout dans la compétition entre groupes humains". L’internationaliste dit aussi que "le territoire
n'a pas disparu, pas plus que l' État, et l'International ne peut être conçu sans eux. Leur dépréciation, réelle mais
relative, provient de la circulation de flux de plus en plus denses dont l'origine est distincte et dont
l'accumulation entretient dans l'imaginaire collectif, l'impression d'une marche irrésistible et irréversible vers
l'universalisation. En réalité, il n'y a ni déracinement ni transfert au niveau mondial des activités, qui relevaient
traditionnellement du qualificatif d'«internationales» ; mais on assiste à un écartèlement croissant entre deux
pôles : celui de l'universel en faveur duquel s'exerce la pression exercée par l'environnement, et celui du
47
géopolitique : "toutes ces simplifications d'acteurs qui sont fondées sur une étendue, une
situation et une configuration (fondées sur la géographie donc) et qui vont apparemment de
soi sans jamais satisfaire à l'examen.(…) Voilà le mérite du tableau géographique : à chaque
niveau d'échelle, à chaque niveau d'analyse, la méthode permet d'atteindre une illusoire
exhaustivité qui est confondue avec une parfaite visibilité du monde" 161 . Toutes ces
remarques revêtent une pertinence particulière pour notre étude de cas sur le fleuve Danube
comme nous avons le relever dans les enjeux de la recherche.
Il faut de plus noter comme Ken Conca que les fleuves ne sauraient se réduire à de simples
voies d'eau (watercourses) par conséquent on ne peut ignorer "les liens cruciaux entre la
qualité de l'eau, la répartition des terres, les modèles de développement régional à l'intérieur et
au travers des frontières étatiques" 162 . Quand on aborde la question de l'eau, beaucoup
d'évidences relatives à l'autorité étatique, à un territoire fixe et bordé de frontières et un savoir
universel sans équivoque, ne peuvent être maintenus. Elles ne sont plus que des fictions
vraissemblables 163 . Aussi Ken Conca considère-t-il à raison que ces controverses socioécologiques tournant autour de l'eau relève du registre de la politique environnementale
transnationale controversée 164 et non pas tant de la géopolitique. Il dit encore :
"les fleuves et rivières sont plus que des conduites d'eau qui enjambent les frontières. Ils
sont des composants essentiels des écosystèmes locaux et régionaux; des éléments
centraux des fonctions assurant la biodiversité des milieux d'eau douce, la recharge des
aquifères, la préservation de l'intégrité des écosystèmes ; ils sont des éléments cruciaux
du cycle hydrologique mondial. Les fleuves et rivières sont aussi d'importants
instruments socio-culturels, des moyens d'existence, des ancrages culturels et
communautaires, des composants-clés des stratégies de développement économique
nationales. Dans ces circonstances, les fleuves et rivières doivent être compris non pas
dans l'isolement, mais comme des éléments de systèmes socio-écologiques plus larges
particulier, dont dépend quotidiennement la survie des acteurs et la sauvegarde de leur identité". Marcel
MERLE, "Un système international sans territoire ?", Cultures et conflits, été 2001, n°21-22.
161
Art. Cit. Denis RETAILLE, "L' État, le territoire…", p. 47.
162
Ken CONCA, Governing water. Contentious transnational politics and global institution building,
Cambridge, Londres : The MIT Press, 2006 (p. 121).
163
Ken CONCA, Governing water…, p. 9.
164
Ken CONCA, Governing water…, p. 8.
48
et plus complexes 165 . Ils génèrent des défis écologiques et socioéconomiques qui
débordent des limites des bassins et de la diplomatie souveraine, et englobent (…) toute
les voies d'eau malmenées par les demandes contradictoires des besoins humains, la
croissance agro-industrielle; les usages de l'écosystème…" 166 .
Cette vision à laquelle nous souscrivons ne se vérifie toutefois pas dans la littérature
consacrée à cet ensemble politique où le Danube est traité comme un axe naturel et l'Europe
centrale comme une terre promise pour la création d'une fédération. Comme le note le
géographe Michel Foucher l'expression "Europe centrale" offre la "fonctionnalité d'une
expression à formulation spatiale mais [est] à signification géopolitique" 167 , ce qui laisse
entrevoir la prégnance de cadres de pensée peu réceptifs à l'approche de Ken Conca.
Pour faire face aux profondes transformations de cette aire politique qui ont effacé la lisibilité
idéologique de la bipolarité, la tendance a en effet été de se raccrocher aux "attributs
géographiques" 168 . La "donnée géographique" a ainsi été considérée comme supérieure à
l'histoire 169 comme le prouve toutes les recherches portant sur l'"identité géographique de
l'Europe" 170 et les efforts déployés pour redonner une cohérence à un espace soumis à tant de
bouleversements 171 . Un sentiment d'urgence pousse à juguler les incertitudes. C'est à cette
époque après la disparition des séparations matérielles et idéologiques (la chute du mur de
Berlin, la disparition du rideau de fer, la dissolution du Pacte de Varsovie) qu'ont émergé des
nouvelles tentatives de découpages (religieux, économiques ou culturels) allant dans le sens
d'une hiérarchisation entre les différents pays libérés de la domination soviétique.
165
Voir par exemple le travail de Cécilia Clayes-Mekdade et la définition d'un système socio-hydraulique pour
appréhender les controverses d'aménagement en Camargue cf Cécilia CLAYES-MEKDADE, Le lien politique à
l’épreuve de l’environnement. Expériences camarguaises, Bruxelles : PIE Bruxelles, 2003.
166
Ken CONCA, Governing water…, p. 124.
167
cf. Michel FOUCHER, "L'Europe centrale. Actualité d'une représentation à géométrie variable", Le Débat,
janvier/février 1991, n°63, p. 40-45.
168
Violette REY, "Europe centrale, Europe de l'Est, un point de vue de géographe", La Nouvelle Alternative,
décembre 1987, n°8, p. 41-43 (Rencontres de l'Institut d'histoire du temps présent sur l'Europe centrale).
169
Pierre GEORGE, "Europe centrale ou Europe de l'Est ? Europe centrale – une approche géographique", La
Nouvelle Alternative, décembre 1987, n°8, p. 39-40 (p. 39)
170
Jacques LEVY, Europe. Une géographie, Paris : Hachette, 1998, p. 167.
171
Marie-Claude Maurel met en avant "le double jeu des héritages et de la transformation"économique pour
expliquer les disparité régionales. Elle désigne des phénomènes d'«auto-organisation» des structures spatiales et
des formes authentiquement nouvelles (p. 134) cf. Marie-Claude MAUREL, "Différenciation et reconfiguration
des territoires en Europe centrale", Annales de Géographie, 2004, n°636, (p. 125-144).
49
Le Danube fait l'objet de différentes visions organicistes 172 , il est représenté comme un "axe
naturel de convergence et de circulation" 173 . Seulement, comme le remarque Pierre Gourou,
"il n'existe pas de vocation imposée par la géographie physique. Les forces qui comptent sont
du domaine de la civilisation et des dérives historiques" 174 . Or c'est bien la géographie
physique qui est invoquée dans une "quête naturaliste" d'un espace pertinent en "soi" et Denis
Retaillé de montrer que la "forme géographique n'est qu'un outil de détection des liens qui
font tenir ensemble les éléments constitutifs de la forme" 175 . Gilles Pécout refuse aussi ce
recours à aux arguments d'ordre géographique "dont l'histoire montre qu'ils sont d'avantage le
fruit de transactions idéologiques et culturelles que l'inscription ans le territoire de certitudes
scientifiques" 176
Si l'attachement au déterminisme géographique est fort 177 et d'autres se tournent vers
l'histoire : "De plus en plus de phénomènes politiques totalement contraires à la vision sereine
172
"Ayant la bonne idée de couler d'ouest en est, le Danube n'est pas seulement le grand seigneur de l'Europe
centrale. Il est aussi le lien qui unit des pays irrigués par une même culture, une histoire largement commune,
avant d'être soumis à la division artificielle de l'après-guerre. C'est encore, tout simplement, une puissante et
belle force de la nature, un courant vigoureux contre lequel luttent péniblement chalands –par endroits." Jan
KRAUZE, "Grand seigneur ou domestique ?", Le Monde, 7-8 avril 1985. Voir également Charles LE CŒUR,
"Les configurations de relief de l'Europe médiane : cloisons et passage", dans Béatrice GILPIN, Yves
LACOSTE, (sous la dir.), Géo-histoire de l'Europe médiane. Mutations d'hier et d'aujourd'hui, Paris : La
Découverte, 1998, 224 p. (p. 19-34) où l'auteur explique que "La disparition de la grande coupure géopolitique
subméridienne depuis 1989 remet en vigueur des éléments d'organisation territoriale plus classiques, privilégiant
les axes disposés autour des grands pôles et dans les couloirs qui relient les principaux compartiments. Retour de
configurations physiques? La disparition du "Mur" n'a pas effacé d'un seul coup les fractures économiques, mais
elle a supprimé un système volontariste qui entendait réduire les diversités "naturelles" pour construire un espace
régulé.".
173
Violette REY, "Europe centrale, Europe de l'Est, un point de vue de géographe", La Nouvelle Alternative,
décembre 1987, n°8, p. 41-43 (p. 41).
174
Pierre GOUROU, Pour une géographie humaine, Paris : Flammarion, 1973 (p. 130).
175
Denis RETAILLE, "La vérité des cartes", Le Débat, novembre-décembre 1996, n°92, p.87-98. (p. 91) "la
géographie descriptive (…) finit par ne plus manipuler que des fictions et des représentations [et aboutit à] une
généralisation abusive"(p. 96). Il indique que "les exemples sont nombreux d'ensembles géographiques définis
par une limite, que l'on cherche à justifier par un contenu et, souvent, encore, à réaliser" cf. Denis RETAILLE,
"L'impératif territorial", Cultures et Conflits, hiver 2002, n°21-22. Tout tableau géographique est "un discours
centré idéologique mais aussi le témoignage d'une réalité imaginée qui a pris corps dans le monde comme
réunion d'ensembles séparés".
176
Cf. Gilles PECOUT, "Europe, que doit-on faire de ton histoire et de ta géographie ?", dans Gilles PECOUT,
Penser les frontières de l'Europe du XIX au XXIè sècle. Elargissement et Union : approches historiques, Paris :
PUF, collection «les rencontres de Normale Sup'», 2004. p. 23-38 (p. 24). Voir Pierre GROSSER, "De l'usage de
l'histoire dans les politiques étrangères", dans Frédéric CHARILLON (dir.), Politique étrangère. Nouveaux
regards, Paris : Presses de Sciences Po, 2002, p. 361-389 pour l’histoire "comme une contrainte et un
patrimoine" (p. 363).
177
"Les données géographiques demeurant inchangées, il est normal qu'au sein des mêmes espaces les hommes
entretiennent les mêmes relations et se regroupent de la même façon : les permanences géopolitiques n'ont pas
d'autres raisons" cf. Pierre BEHAR, "Europe centrale. Les nouvelles fractures", Géopolitique, automne 1992,
n°39, p.58-63. Pierre Béhar dit encore "l'histoire "ne se contente pas d'expliquer les termes dans lesquels se
50
d'une Europe unifiée et renouvelée se manifestent" 178 d'où cette quête d'éléments de
compréhension dans l'héritage politique 179 . Antoine Marès explique qu’ "en Europe médiane,
l'histoire est au cœur de l'identité. De leur précarité politique, de leur incertitude permanente
et de leur fragilité récurrente, les nations ont tiré un sens particulièrement aiguisé de la
mémoire. De telle manière qu'elles ont fait de l'histoire «l'axe essentiel d'une stratégie de
survie»"
180
. L’historien ajoute l’"histoire nourrit un déterminisme –aux effets constamment
ambivalents- du rôle de chaque nation. Et même si ce spécifique est largement partagé –
rempart et défense de la chrétienté, messianisme auto-légitimant, peuple à la fois élu et
expiateur, le discours historique est focalisé sur le sens de l'existence propre de la nation" 181 .
L’historien Gilles Pécout se demande si "le recours à l'histoire n'est pas l'aveu d'une
impuissance, le corrélat d'une difficulté rencontrée par ceux qui doivent nous dire ce qu'est
l'Union européenne" 182 . Le géographe Michel Foucher se garde pour sa part de donner une
"interprétation historienne de l'avenir de cet ensemble comme déterminé par son histoire" 183
posent les questions : elle indique la voie dans laquelle on doit leur chercher une réponse"(p. 50) et dans cette
perspective l'empire austro-hongrois offrait un ordre politique fondé sur la reconnaissance et l'équilibre des droits
nationaux cf. Pierre BEHAR, "L'Autriche-Hongrie. Idée d'avenir ?", Commentaire, printemps 1991, vol.14,
n°53, (p.43-52)
178
Leszek KUK, "Les événements de 1989-1991 dans le contexte des deux derniers siècles de l'histoire de
l'Europe centrale et orientale", Essais sur le discours de l'Europe éclatée, 1994, n°12, p. 173-183. (p.173-74)
179
Voir par exemple l'historien Pierre Béhar pour qui l'empire des Habsbourgs est un "principe de
réorganisation" qui s'impose, puisqu'il est "l'unique moyen d'échapper aux déséquilibres de l'Europe intégrée".
Ainsi "l'idée d'un fédération danubienne et d'une fédération balkanique répond à une nécessité immuable, qui
n'est autre que celle des lois de la statique".Art.cit. Pierre BEHAR, "L'Autriche-Hongrie…", p. 52 ainsi que
l'ouvrage dirigé par Philippe LEMARCHAND (dir), L'Europe centrale et balkanique. Atlas d'histoire politique,
Bruxelles : Complexe, 1995, dans lequel on peut notamment lire que "l'exemple le plus achevé de
transculturalisme et d'adhésion spirituelle à un ensemble multinational fut l'empire des Habsbourgs" p. 106. Ceci
apparaît comme une loi de la statique et est critiquée par le sociologue Pierre Kende. Son argument est que "une
tentative d'intégration régionale ne serait à l'heure actuelle ni réalisable, ni utile. Bien loin de consolider les
nouvelles démocraties du Centre-Est européen, elle les dresserait les unes contre les autres (…). Aux yeux des
populations de cette Europe déshéritée rien ne plaide en faveur d'une fraternité avec le voisin et la nostalgie de
l'Autriche-Hongrie, si tant est qu'elle existe, se limite à quelques hommes de lettres sans toucher la masse des
citoyens" (p. 217).cf. Pierre KENDE, "La fédération danubienne : idée d'avenir?", Commentaire, été 1991,
vol.14, n°54, (p.267-271).
180
Antoine MARES (dir.), Histoire et pouvoir en Europe médiane, Paris : L'Harmattan, 1996 (p. 10).
181
O.c. Antoine MARES (dir.), Histoire et pouvoir…, p. 12. Voir aussi Antoine MARES, "Le retour de l'Histoire
en Europe centrale ?", Notes et études documentaires, 1991, n° 4942-43, p. 3-28.
182
Art.cit. Gilles PECOUT, "Europe, que doit-on faire de ton histoire et de ta géographie ?"…, p. 25.
183
Michel FOUCHER, "L'Europe centrale. Actualité d'une représentation à géométrie variable", Le Débat,
janvier/février 1991, n°63, p. 40-45 (p. 42-43). "comme il est périlleux de vouloir maîtriser son destin, on recourt
à l'histoire, valeur réputée sûre à la Bourse des idées. On y cherche des preuves indiscutables de l'existence d'une
unité européenne, d'une vérité primordiale, alors qu'aujourd'hui il s'agit à la fois de représentation et d'un
processus politique volontaire. A court d'arguments, on convoque les cartes. Mais elles ont l'inconvénient de ne
pas comporter à l'est de limites nettes qui fixeraient des bornes indiscutables à un projet commun et ainsi le
51
et Claudio Magris, "porte-parole reconnu de l'idée d'Europe centrale" 184 explique que "le
Danube est souvent enveloppé dans une aura anti-germanique symbolique" 185 . Les critiques
de cette vision historienne sont nombreuses 186 .
Les limites de la critique de ce recours à l'histoire sont relevées par le géographe Jacques
Levy qui refuse quant à lui l'idée que "la géopolitique échapperait à l'histoire" sous prétexte
que la "nature de la forme des continents et des milieux, la nature des peuples et au bout du
compte la nature de l'homme [expliqueraient] cette fixité des enjeux"187 . Karoline Post-Vinay
explique également qu’ "il n'existe pas de région naturelle (continentale ou subcontinentale)
qui permettrait d'expliquer, au-delà des intentions des individus et des gouvernements, le
phénomène de régionalisme dans les relations internationales : pour cela il faut partir non pas
de la géographie, mais de l'histoire" 188 et que le discours de solidarité "relève de la tradition
inventée". Elle relève avec justesse que l’association faite entre la coopération régionale et
définiraient : qui inclure, sur quels critères et selon quels rythmes, dans le processus de "construction
européenne"?" Michel FOUCHER, Fragments d'Europe, Paris : Fayard, 1993 (p.7).
184
Selon Evgen BAVCAR, "Vilenica et le prix littéraire de l'Europe centrale", La nouvelle alternative, décembre
1987, n°8, p. 26
185
Claudio MAGRIS, Danube. A sentimental journey from the source to the Black Sea, London : The Harwill
Press, 1997 p. 29. Le Danube est l'Europe centrale allemano-hungaro-slavo-roumano-juive, opposée de manière
polémique au Reich germanique ; c'est un univers "hinternational"[jeu de mot avec "hinterland", c'est-à-dire
arrière-pays et "international"185](…) Cette Europe centrale "hinternationale" est aujourd'hui idéalisée comme
incarnant l'harmonie entre des peuples différents ce qui était sans doute la réalité dans les derniers jours de
l'empire hasbourgeois, une association tolérante de peuples qui a été naturellement regrettée, entre autres en
comparaison avec le barbarisme totalitaire qui la remplacera sur les terres du Danube entre les deux guerres
mondiales"
186
Pour une critique de cette vision idéaliste de l'empire Habsbourg voir Rafal GRUPINSKI, "Le centre de
l'Europe en question", La Nouvelle Alternative, décembre 1987, n°8 "la prédominance du modèle hasbourgeois
dans la reconstruction mythique de l'Europe centrale est aussi la conséquence d'un manque de sensibilité de
l'Histoire (…) L'empire des Hasbourg (…) est resté un beau souvenir d'avant les deux catastrophes collectives du
XXème siècle, un souvenir popularisé par la musique des Strauss, qui s'éloigne à jamais dans le nuit de
l'Histoire"(p. 15-16). Voir aussi Pierre KENDE, "La fédération danubienne : idée d'avenir?", Commentaire, été
1991, vol.14, n°54, p.267-271 "Aux yeux des populations de cette Europe déshéritée rien ne plaide en faveur
d'une fraternité avec le voisin et la nostalgie de l'Autriche-Hongrie, si tant est qu'elle existe, se limite à quelques
hommes de lettres sans toucher la masse des citoyens"(p. 217). Voir enfin Jacques LE RIDER, "Allemagne,
Autriche, Europe centrale", Le débat, novembre-décembre 1991, n°67, p. 105-126 (p. 108-109).
187
Jacques LEVY, Europe. Une géographie, Paris : Hachette, 1998. (p.87) "il faut se garder de jouer à l'espace,
par glissement vers un déterminisme naturaliste, en suivant la célèbre formule de Napoléon ("la politique des
États est celle de leur géographie."), le rôle de cause dernière et extérieure à l'action humaine (…) il faut donc
essayer de comprendre comment ces lignes de fractures ont été non seulement produites et mais aussi
reproduites, auto-entretenues"(p. 88) "Il faut donc être prudent lorsqu'on croit identifier la cause apparente (par
exemple, le contact entre deux langues ou deux religions) d'une ligne de fracture, cause qui peut très bien être
surtout l'effet de partages anciens puis d'ajustements en force de territoires d'empire. Inversement ces rejeux
peuvent donner le rôle de marqueurs efficaces à des réalités apparemment peu fonctionnelles : la continuité des
découpages permet en effet de multiplier les discriminants identitaires en valorisant parfois les plus anciens, les
plus enfouis"(p. 92).
52
l’ordre mondial est une des particuliarités de l'européanisme 189 mais que les "mouvements de
régionalisation économique ne sont pas nécessairement portés par un véritable régionalisme
politique" 190 .
Contrairement aux représentations unificatrices Michel Foucher pense d’ailleurs que le fleuve
ne peut être le support de stabilité 191 et relève plutôt l'apparition de nouvelles séparations
entre les pays de la zone. Face à des "horizons élargis et nouvelle échelle de référence" avec
la mise en place du grand marché unique, la la réunification allemande et la démocratisation
de l'ancienne Europe de l'Est 192 "le «continent» européen apparaît marqué par de grands
clivages autour desquels se moulent les tendances lourdes de la nouvelle géographie
européenne". Le géographe note différents clivages : économique, institutionnel et
religieux 193 et reconnaît des "décalages historiques" qu'il définit comme relevant d'un "régime
de diachronie" 194 .
Jacques Levy questionne également cette argumentation historico-religieuse 195
de la géographie en politique"
197
196
et "l'usage
. Selon lui, il existe désormais une "nouvelle donne de
l'historicité", plus de "modèles cycliques ou linéaires" mais des "conceptions où les logiques
188
Karoline POSTEL-VINAY, "Le régionalisme dans les relations internationales", Relations internationales,
Les Notices de la documentation française n°15, 2006, p. 117-121 (p. 117).
189
Art. cit. Karoline POSTEL-VINAY, "Le régionalisme…, p. 119.
190
Art. cit. Karoline POSTEL-VINAY, "Le régionalisme…, p. 120.
191
Référence à l'ouvrage dirigé par Michel FOUCHER La géopolitique du Danube, Paris : Ellipses, mai 1999,
construit sur l'hypothèse d'une structuration possible de la stabilité danubienne autour de l'axe danubien.
192
Michel FOUCHER, Fronts et frontières, Paris : Fayard, 1991 (p. 525).
193
Michel FOUCHER, "Une nouvelle géopolitique européenne ou les temps heurtés de l'Europe",(p. 339-355),
dans Georges MINK, Charles SZUREK, Cet étrange post-communisme, Paris : Presses du CNRS/La
Découverte, 1992, 366 p. Michel Foucher s'intéresse à la "fonctionnalité d'une expression à formulation spatiale
[Europe centrale], mais à signification géopolitique" cf. Michel FOUCHER, "L'Europe centrale. Actualité d'une
représentation à géométrie variable", Le Débat, janvier/février 1991, n°63, p. 40-45.
194
Michel FOUCHER, Fronts et frontières, Paris : Fayard, 1991, (p.529).
195
Jacques LEVY, "Européens, cultivons notre géographie !", EspacesTemps.net, 4 janvier 2003. Le géographe
s'interroge sur "la place de l'apport chrétien dans notre identité européenne" montrant qu'il s'agit d'un héritage
mais "il appartient aux héritiers de déterminer la part de ce patrimoine qu'ils veulent valoriser, muséifier ou
dilapider".
196
Exemple dans Philippe LEMARCHAND (dir), L'Europe centrale et balkanique. Atlas d'histoire politique,
Bruxelles : Complexe, 1995 "Quoi de commun entre l'Europe centrale, terre de cohabitation catholique et
protestante, en bonne voie de reconversion économique et que l'Allemagne souhaite voir intégrer l'Union
européenne, et les Balkans, terre d'affrontement entre orthodoxie et islam, en plein marasme et susceptible d'être,
en son entier, entraînée dans le vertige yougoslave"(p.6).
197
"De même que naguère avec la géopolitique, il est tentant de présenter l'espace comme une réalité figée,
éternelle, de le naturaliser pour mieux l'instrumentaliser. La géographie de l'Europe est aussi ouverte que l'idée
d'Europe, que l'être-européen" cf. Jacques LEVY, "Européens…".
53
cumulatives existent, mais sont le seul fait des actions de production de la société par ellemême. Plus question de convoquer une temporalité extérieure aux événements" 198 .
Pierre Hassner relève cette ambiguïté 199 et résume en quelques phrases les évolutions
profondes qui le poussent désormais à s'assurer "contre les simplifications euphoriques et
catastrophiques 200 " et à hésiter "sur les réponses aux questions décisives" 201 :
"Enfin 1989 vint, faisant éclater, avec l'empire totalitaire soviétique et là avec la guerre
froide et la division de l'Europe, non seulement le corset qui emprisonnait l'évolution du
continent, mais aussi le cadre conceptuel qui permettait de la mesurer. C'était la victoire
des processus sur les structures, mais, par là même, aussi le triomphe de l'incertitude
quant à la puissance respective et aux combinaisons possibles des forces analysées
(….), la violence et la rationalité, le totalitarisme et le nationalisme, la liberté et la paix.
Les incertitudes accrues de la conjoncture nous font prendre conscience des incertitudes
permanentes mais précédemment dissimulées ou refoulées, de nos conceptions de base
sur le sens de la politique et de l'histoire" 202 .
198
Jacques LEVY, "Une géographie vient au monde", Le Débat, novembre-décembre 1996, n°92, p. 43-57 (.52).
Pierre HASSNER, "La situation géopolitique de l'Europe centrale", Autre Europe, n°28-29 (p.115-131).
200
Pour une illustration voir Maria CIECHOCINSKA, "Patrimoine commun : chance ou menace pour la
nouvelle Europe centrale ou orientale ?" Essais sur le discours de l'Europe éclatée [Centre d'études slaves
contemporaines], 1994, n°12, p.67-81 où sont exposés différents scénarios :"convergence" ou"concurrence"…
peur de l'émiettement ethnique, polarisation vers l'Occident, arrimage à l'Ouest, et inquiétudes face au risque de
désintégration vue comme une "réaction naturelle contre les expériences négatives imposées par le totalitarisme
et le collectivisme".
201
Pierre HASSNER, La violence et la paix. De la bombe atomique au nettoyage ethnique, Paris : Seuil, 2000,
p. 12.
202
o.c. Pierre HASSNER, La violence et la paix. p. 11-12.
199
54
3. Eau, barrages : environnement et relations internationales
La controverse autour du projet hydroélectrique Gabčíkovo-Nagymaros a été un exemple
emblématique tant pour la littérature scientifique 203 que pour la littérature empirique 204 . Il est
considéré comme une source de conflit 205 mais également comme un événement remarquable
de la campagne mondiale anti-barrage illustrant le succès d'une mobilisation citoyenne 206 .
Symbole héroïque pour les uns qui illustre la puissance de l'argumentaire environnemental et
l'émergence de nouvelles normes, prétexte opportun pour d'autres instrumentalisé soit par
l'opposition politique démocratique soit pour masquer des ambitions nationalistes. Cette
ambiguïté sur laquelle nous nous arrêterons dans le chapitre liminaire, est rarement mise en
exergue et encore moins étudiée. Elle est pourtant, selon nous, représentative de la polémique
mondiale régnant depuis plus de vingt ans sur les grands barrages ainsi que des débats
théoriques sur la problématique environnementale, la gestion des risques planétaires et des
biens communs. Deux points sur lesquels nous allons successivement nous arrêter.
203
Un exemple parmi d'autres qui seront traités en première partie dans l'état du sujet Duncan FISHER, "The
emergence of the environmental movement in Eastern Europe and its role in the revolutions of 1989", dans Ken
CONCA, Michael ALBERTY, Goeffrey D. DALBELKO (dir.), Green planet blues. Environmental politics from
Stockholm to Rio, Boulder : Westview Press, 1995 (pp; 107-115). Voir l'état du sujet dans la première partie de
la thèse.
204
Voir par exemple dans une littérature grand public ce qu'il est dit des barrages Gabčíkovo-Nagymaros cf.
Marc de VILLIERS, L'eau. Paris : Solin / Actes Sud / Leméac, 2000 "Un beau jour, la Slovaquie (ou plutôt la
Tchécoslovaquie à l'époque) décida de déplacer le Danube, sa frontière naturelle avec la Hongrie. Elle ferma
l'ancien lit et en creusa un nouveau, en Slovaquie. Elle y construisit des barrages d'usines hydroélectriques pour
son propre usage et assécha le côté hongrois. Elle provoqua la disparition des anciens terrains marécageux
hongrois, "ferma" quelques affluents et abaissa la nappe phréatique hongroise. Mécontents, les Hongrois
saisirent la CIJ de l'affaire –le premier différend international sur les droits de l’eau soumis à la Cour. C'était
mieux que de vider la querelle sur le champ de bataille car les tensions s'intensifiaient rapidement des deux
côtés. Des conflits ethniques et politiques vieux de plusieurs siècles empêchaient de parvenir à un règlement
pacifique. Malheureusement, les parties perdirent toutes les deux"(p. 220).
205
Voir la carte du numéro spécial de la revue Courrier de la planète consacré à "L'eau. Inventer la coopération
internationale", 2002, vol. IV, n°70 numéro, p. 60-61.
206
Patrick McCULLY, "A stream of consciousness. The anti-dam movement's impact on rivers in the 20th
century", World Rivers Review, Février 2000, vol. 15, n° 1, 4 p. l’auteur cite l'Europe de l'Est et les barrages de
l'autoritarisme (p. 5).
55
A. Grands barrages : facteurs de coopération ou prétexte belliqueux ? Symboles
du développement…durable?
Comme le rappelle la Commission mondiale des barrages, ces grands ouvrages
hydroélectriques sont au cœur d'un débat portant sur la signification et la finalité mêmes du
développement. Face à la nécessité de prendre en compte les dimensions sociales, écologiques
d'un développement fondé sur la mise en valeur des ressources hydrauliques et énergétiques il
faut se rappeler que ces barrages ne sont qu'une option parmi d'autres. La Commision
mondiale des barrages écrit :
"Les investissements énormes réalisés ainsi que les innombrables conséquences des
grands barrages ont provoqué des conflits à propos du site et des impacts, faisant des
barrages –existants ou en projet- l'un des dossiers les plus chaudement débattus dans le
domaine du développement durable. Les défenseurs évoquent les exigences du
développement social et économique que les barrages visent à satisfaire : irrigation,
électricité, maîtrise des inondations et approvisionnement en eau. Les détracteurs
mettent en évidence les conséquences négatives des barrages, comme le poids de la
dette, les dépassements de coûts, le déplacement de populations et leur
appauvrissement, la destruction d'écosystèmes importants et de ressources halieutiques,
et le partage équitable des coûts et avantages" 207 .
Ken Conca estime que les controverses sur les grands barrages et les projets hydrauliques sont
devenues progressivement les épisodes de conflits sociaux les plus fréquents et les plus
transnationalisés 208 . Ce qui les distingue c'est le large éventail d'acteurs impliqués. On
retrouve en général un pôle constitué de milieux politiques, de grandes agences centralisées
des gouvernements, les institutions internationales et l'industrie de la construction de barrages,
et un autre pôle constitué des opposants qui comprend les communautés affectées par les
ouvrages, des membres sympathisants des associations de défense des droits de l'homme et de
l'environnement national ou régional; et des groupes transnationaux de défense de cause
207
Commission mondiale des barrages, Barrages et développement. Un nouveau cadre pour la prise de
décisions, Tour d'horizon, 16 novembre 2000, voir www.dams.org [consulté en février 2003].
208
Ken CONCA, Governing water…p. 167.
56
(advocacy groups) tels Probe international, Oxfam, ou International Rivers Network. Les
échanges entre opposants auparavant isolés se multiplient illustrant "les répercussions
socioeconomiques de la protestation".
Si les grands barrages sont devenus des "objets de passions" 209 ils n'ont toutefois pas "été
érigés en question politique mondiale", à l'instar de la forêt tropicale 210 et du problème de la
déforestation. Certains auteurs comme Ken Conca et Sanjeev Khagram estiment le contraire
quand ils parlent respectivement des "norms of watershed democracy" 211 et de "combinaison
de défense de cause transnationale et d'institutionnalisation des normes" 212 résultant de
l'action du mouvement anti-barrage. Il s'avère que le consensus sur la nécessité de mettre fin à
ces grandes constructions hydroélectriques ne s'est pas réellement imposé dans la durée en
dépit d'une importante vague internationale de mobilisation anti-barrage et de la
reconnaissance par tous les acteurs 213 de leurs impacts sociaux et environnementaux. La
décision de la Banque mondiale 214 de reprendre ces investissements après une pause de
quelques années 215 , son retrait de grands projets (Trois Gorges en Chine, projet Sardar
Sarovar en Inde…) et la mise en place d'une commission d'enquête indépendante
(Commission mondiale des barrages 1998-2000)
216
parallèlement au "verdissement" de ces
procédures 217 (procédure d'évaluation des impacts environnementaux, participation des
populations dans le processus de décision…) illustre le contraire et souligne la complexité des
209
Vanessa HOULDER, "1 600 sujets de discorde sur la planète", Courrier international, 18/11/1999, n°472.
Cf. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales, jungle international. Les revers d'une écopolitique mondiale,
Paris : Presses de Sciences Po, 2001.
211
Ken CONCA, Governing water…chapitre 6 : "The ecology of human rights : anti-dam activism and
watershed democracy", (p. 167-214).
212
Sanjeev KHAGRAM, Dams and development. Transnational struggles for water and power, Ithaca et
Londres : Cornell University Press, 2004.
213
Voir Commission internationale sur les grands barrages, "Charte sur les barrages et l'environnement", 1997.
Voir le site officiel de ce syndicat de l'ingénieurs hydrauliciens www.icold-cigb.org [consulté en octobre 2003].
214
La Banque mondiale est un acteur puissant de l'économie politique de la construction de barrages et du
développement car c'est la principale source de financement.
215
Voir la réaction des opposants : Patrick McCULLY, "Backlash ! shock of CD spurs the big dam industry into
action", World Rivers Review, octobre 2003, vol. 18, n°5, p. 5-7. Pour une réaction à la nouvelle stratégie de la
Banque mondiale voir Peter BOSSHARD, Janneke BRUIL, Korinna HORTA, Carol WELCH, Gambling with
people's lives. What the World Bank's new high-risk/high reward strategy means for the poor and the
environment, Rapport septembre 2003, Amis de la Terre, IRN, Environmental defense, disponible sur les sites
des ONG : www.foe.org , www.environmentaldefense.org , www.irn.org
216
Voir Ken CONCA, Governing water…p. 178.
217
Voir pour une analyse des réformes de la Banque mondiale, de la campagne contre les banques multilatérales
de développement et du rôle des acteurs non-étatiques voir Jonathan A.FOX, L.David BROWN (dir.), The
struggle for accountability. The World Bank, NGOs, and grassroots movements, Cambridge : The MIT Press,
1998.
210
57
enjeux soulevés par ces controverses socio-techniques. Ce sont moins les barrages en euxmêmes que la problématique plus globale de l'eau dans laquelle ils s'inscrivent qui a atteint ce
statut de "grande cause internationale allant de soi" 218 . Or comme l'explique Alexandre
Taithe, le débat sur la nature de l'eau n'est pas tranché et les efforts de conceptualisation
comme bien public mondial restent très débattus 219 .
Sur cette question de l'eau Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis 220 expliquent avec
pertinence que "pour évidente qu'elle apparaisse, l'idée de l'unicité de la ressource en eau est
une innovation récente (…). Ce que l'on nomme aujourd'hui le problème de l'eau au singulier
n'a été pendant longtemps qu'un assemblage de problèmes ponctuels" 221 . Ils rappellent qu'il
existe une grande diversité des manifestations géophysiques de l'eau et que "l'interconnexion
entre ces différents milieux n'a été prise en compte que dans la période récente". De plus cette
diversité est démultipliée par celle des échelles territoriales" 222 . Les usages qui ont longtemps
cohabité "révèlent des conflits d'intérêt majeurs entre les besoins en eau de qualité et les
usages qui les dégradent" et "les «problèmes de l'eau» révèlent des risques hétérogènes :
raréfaction de la ressource, altération de la faune et de la flore aquatiques, pollutions portant
atteinte à la potabilité, inondations menaçant la propriété individuelle et les aménagements
collectifs" 223 .
Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis discernent trois étapes dans ce qu'ils appellent
une complexification de la problématique de l'eau. L'attention ayant été portée en priorité
successivement sur la répartition des ressources, sur la qualité et enfin sur la préservation des
écosystèmes. Bernard Barraqué, spécialiste des questions d'eau parle de l'émergence d'un
218
Expression empruntée à Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 22. Alexandre Taithe explique "s'il
est encore trop tôt pour parler d'une politique internationale de l'eau, il y a bien un consensus sur la nécessité
d'une action concertée de l'ensemble des acteurs internationaux pour gérer une raréfaction inévitable des
ressources en eau par habitant" cf. Alexandre TAITHE, "Tempête dans un verre d'eau. Droit, besoin, ou quel
bien public ?", dans François CONSTANTIN (dir.), Les biens publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour
l'action collective ? Paris : L'Harmattan, 2002, (p. 220).
219
"La théorie des biens publics mondiaux vient enrichir, sans le trancher, le débat sur la nature de l'eau par un
renouvellement terminologique, mais elle ne renouvelle pas les solutions préconisées et les concepts centraux
auxquelles elle reste liée (bien commun, patrimoine mondial, droit de l'homme). Elle ne semble être, dans le
cadre de la gestion des ressources naturelles, qu'un approfondissement du développement durable" o.c.
Alexandre TAITHE, "Tempête dans un verre d'eau… (p. 238).
220
Pierre LASCOUMES, Jean-Pierre LE BOURHIS, "Les politiques de l'eau : enjeux et problématiques",
Regards sur l'actualité, mai 1998, p. 33-41.
221
Art. cit. Pierre LASCOUMES, Jean-Pierre LE BOURHIS, "Les politiques de l'eau …", p. 35.
222
Art. cit. Pierre LASCOUMES, Jean-Pierre LE BOURHIS, "Les politiques de l'eau …", p. 34.
223
Art. cit. Pierre LASCOUMES, Jean-Pierre LE BOURHIS, "Les politiques de l'eau …", p. 34.
58
génie de l'environnement qui s'inscrit dans l'ingénierie de l'eau au même titre que le génie
civil (transfert de l'eau…), et le génie sanitaire (traitement de l'eau…). Il le définit comme
étant composé d'une "maîtrise de nouvelles disciplines et de nouveaux savoir-faire
relativement aux processus naturels, mais également des relations beaucoup plus développées
entre les élus disposant de l'autorité d'organisation, les techniciens assurant le fonctionnement
des réseaux et des systèmes alternatifs, et les citadins…" 224 . Face à cette complexification de
la décision politique, les ingénieurs et les scientifiques voient arriver d'autres acteurs. Il
explique ailleurs que "la problématique de l'environnement remet [finalement] en question les
pratiques des ingénieurs de l'eau, cristallisées à une époque où la protection sanitaire des
populations urbaines contre les dangers de la nature était un impératif de l'action publique. On
se tourne vers des démarches moins régaliennes et plus interactives, moins fondées sur de
grands travaux et davantage sur un fonctionnement plus efficace, plus économique au sens
large" 225 .
Les remarques de l'internationaliste Ken Conca rejoignent en grande partie les conclusions
faites dans le champ de l'action publique, à savoir que les conflits sur les fleuves et les rivières
remettent en cause le savoir stabilisé, si important quand il s'agit de conclure des régimes
internationaux conventionnels. "Les controverses [défiant] les frontières nettes entre le savoir
technique et le contexte social", il est difficile d'invoquer des "vérités universelles
irréfutables" 226 . "Les efforts pour établir les frontières du débat et la vérité sur l'impact
environnemental de l'aménagement fluvial ont été contrecarrés par la découverte surprenante
de nouveaux problèmes et de leurs effets tels les ravages sur la biodiversité en eau douce, les
effets écologiques en aval, les risques sismiques induits par les barrages, les impacts sur les
écosystèmes des plaines alluviales et plus récemment la découverte d'émissions
potentiellement importantes de gaz à effet de serre des grands réservoirs" 227 . Loin d'être
dissuasive, toute cette "ingénierie environnementale" doit désormais être prise en compte.
Ainsi depuis quelques années, pour faire accepter ces grands barrages connus pour les
investissements exorbitants en capitaux, le déplacement des populations et la destruction
224
Bernard BARRAQUE, "Les politiques de l'eau en Europe", RFSP, juin 1995, vol. 45, n°3, p. 420-453, (p.
449).
225
Bernard BARRAQUE, Les politiques de l'eau en Europe, Paris : La Découverte, 1995, (p. 256).
226
Ken CONCA, Governing water…p. 171.
227
Ken CONCA, Governing water…p. 167.
59
environnementale "les projets sont généralement accompagnés de programmes ambitieux de
relogement, de conservation, de projet de remplacement de moyens de vie et mécanismes de
financements sophistiqués (…). Comme de plus en plus d'impacts négatifs apparaissent, de
nouveaux éléments sont ajoutés au projet nécessitant un savoir qui soutient en retour
l'industrie hydroélectrique" 228 , certaines ONG et universitaires prenant part à ces adaptations
de terrain. S'agit-il d'une avancée 229 à mettre au compte du mouvement d'opposition aux
grands barrages ? D'une adaptation du processus de domination de ce nouveau langage
politiquement correct du développement durable ? Peu importe. Ce qui nous intéresse avant
tout ce sont les processus en œuvre, la circulation des idées, les interactions entre les
différents acteurs, les échanges éventuels entre registres discursifs, l'émergence de nouveau
référentiel et les aller et retour entre les différentes scènes politiques.
Si on adopte une approche perspectiviste 230 il est possible d’observer que les groupes de
résistants locaux, les ONG environnementales et des droits de l'homme et leur action sur la
Banque mondiale sont généralement mis en avant dans la présentation de la campagne
mondiale anti-barrage 231 . On relève la même liste d'acteurs pertinents et événements
catalyseurs (campagnes contre les banques multilatérales internationales et pour la réforme de
la Banque mondiale, résistances locales brésilienne et indienne à des projets hydrauliques et le
rapprochement des représentants les populations affectées dont sont notamment issues les
228
Shalmali GUTTAL, "On the challenges and opportunities inherent in bridging the academic/activist divide",
janvier 2004 [www.focusweb.org].
229
Pour Sheila Jasanoff, sociologue des sciences, ces avancées peuvent être perçues de manière positive. Pour
elle en effet les barrages sont en effet un exemple de ce qu'elle appelle la politique du "design": "conçus et
réalisés dans une vague d'enthousiasme pour la modernisation, ces barrages deviennent à la fin du XXème siècle
des symboles de concepts technologiques mal-conçus dans beaucoup de pays nouvellement indépendants. Non
seulement les experts ont échoué à prendre en compte les conséquences environnementales de long terme, mais
comme les mouvements de protestation l'ont montré de manière dramatique, ils ont aussi ignoré les impacts sur
la vie des gens [affectés] qui ont perdu leur terre et leur habitation dans les grands projets de relogement. Alors
que les armées de gens dépossédés ont obtenu le droit à parole et une visibilité, même des institutions aussi
impersonnelles que la Banque mondiale ont été forcées de reconsidérer leur politique de développement pour
prendre en compte les apports locaux (from below)", cf. Sheila JASANOFF, "Technology as a site and object of
politics", p. 745-763, dans Rober E.GOODIN, Charles TILLY (dir.), The Oxford handbook of contextual
political analysis, Oxford : Oxford University Press, 2006, (p. 754).
230
Le phénomène existe différemment selon chaque point de vue cf. Pierre GROSSER, Les temps de la guerre
froide, Paris : Complexe,1995
231
Voir par exemple Sanjeev KHAGRAM, Dams and development. Transnational struggles for water and
power, Ithaca et Londres : Cornell University Press, 2004, p. 183-215. Fred PEARCE, Green warriors. The
people and the politics behind the environmental revolution, London : The Bodley Head, 1990, Patrick
McCULLY, Silenced rivers. The ecology and politics and large dams, Londres : Zed Books, 1996, Thayer
SCUDDER, The future of large dams. Dealing with social, environmental, institutional and political costs.
60
déclarations de San Francisco-1988, Manibeli-1994, Curitiba-1997 232 ). Il s'avère que tous les
observateurs ne s'accordent pas sur l'influence accordée à certains acteurs. Tout dépend
justement de leur vision du monde. Certains auteurs insistent plus volontiers sur les groupes
de résistance locaux, d'autres sur le rôle des ONG américaines dans l'organisation du
mouvement 233 , sur la montée de l'environnementalisme 234 , sur la concomitance opportune de
la campagne de réformes de la Banque mondiale et le rôle primordial joué par des gens à
l'intérieur de la structure 235 , sur l'impulsion des scientifiques à l'origine de la prise de
conscience des impacts sociaux et environnementaux 236 . Les universitaires qui se sont
intéressés à ces controverses se sont en général principalement penchés sur les mobilisations
sociales, la question des normes et des cadres d'interprétation des campagnes de protestation
237
.
Ken Conca reconnaît toutefois que la représentation dichotomique des pro- et anti-barrages
qu’il utilise lui-même n’est pourtant là que pour faciliter la démonstration portant sur la
transnationalisation de la résistance car elle ne saurait masquer toute sa complexité. En
pratique, peu de groupes sont idéologiquement opposés aux grands barrages mais
Londres : Earthscan, 2005 ; Ken CONCA, Governing water…chapitre 6 : "The ecology of human rights : antidam activism and watershed democracy", (p. 167-214).
232
Les textes des déclarations sont disponibles sur le site de l'IRN www.irn.org. Voir le tableau comparatif des
revendications dans Ken CONCA, Governing water…p. 186-189.
233
Fred Pearce insiste sur le décalage qui peut exister entre les revendications des représentants des opposants du
tiers-monde et le discours des ONG américaines. Ces responsables "accusés d'être que des fanatiques écologistes
(ecofreaks) cherchant à arrêter le monde d'atteindre la voie de la prospérité américaine à travers le
développement, trouvèrent dans les pays du tiers-monde beaucoup de colère pour étayer leur point de vue" Fred
PEARCE, Green warriors. The people and the politics behind the environmental revolution, London : The
Bodley Head, 1990 (p. 214)
234
"La montée de l'environnementalisme a énormément aidé les opposants [locaux] aux barrages et la campagne
anti-barrage a joué un rôle important dans le développement des mouvements environnementaux nationaux."
"les opposants aux barrages ne sont pas que des "anti-", ce sont des défenseurs de pratiques de gestion et de
technologies plus durables, équitables et efficaces", cf. Patrick McCULLY, Silenced rivers… (p. 282)
235
Voir Ken CONCA, Governing water…p. 177-184 ; Sanjeev KHAGRAM, Dams and development…p. 189198.
236
L'anthropologue américain Thayer Scudder explique que dès le milieu des années 1960 les chercheurs et
praticiens ont commencé à critiquer les effets indésirables et les impacts environnementaux et sociaux inutiles. Il
explique que c’est à partir de ce mouvement perceptible dans la sphère scientifique que la campagne s’est
organisée (p. 6-7) cf. Thayer SCUDDER, The future of large dams. Dealing with social, environmental,
institutional and political costs. Londres : Earthscan, 2005, p. 6-7.
237
Trois exemples parmi d'autres : Franklin Daniel ROTHMAN, Pamela E.OLIVER, "From local to global : the
anti-dam movement in Southern Brazil,1979-1992", Mobilization, avril 1999, vol. 4, n°1. Mik MOORE,
"Coalition building between native American and environmental organizations in opposition to development.
The case of the new Los Padres dam project" dans Leslie KING, Deborah McCARTHY (dir.), Environmental
sociology. From analysis to action, Lanham : Rowman & Littlefield Publishers, Inc., 2005, p. 371-393. Et enfin
Dieter RUCHT, "Mobilization against large techno-industrial projects : a comparative perspective",
Mobilization : an international journal, 2002, vol. 7, n°1, p. 79-95.
61
revendiquent des solutions sociales, économiques et écologiques 238 . "Cette forme de politique
basée sur le réseau est moins uniquement venue du local (up from the grassroots) qu'un
mouvement social et pourtant elle est moins institutionnalisée et plus contestataire que les
processus conventionnels de lobbying" 239 .
Pourtant pour Ken Conca, le mouvement anti-barrage s'inscrit bien dans ce que Sidney
Tarrow appelle "un nouveau monde de dispute" (new world of contention) qui se définit par
"des valeurs communes, un discours commun et d'intenses échanges d'informations et de
services" tels les réseaux transnationaux de militants décrits par Margaret Keck et Kathryn
Sikkink 240 . Ken Conca s'intéresse donc autant aux champs disciplinaires des relations
internationales qu'à la sociologie des mouvement sociaux telle que développée par Doug
McAdam, Sidney Tarrow, Charles Tilly. Les politologues américaines Margaret Keck et
Kathryn Sikkink considèrent en effet que cette branche de la sociologie permet de saisir :
"l'histoire à multiples niveaux de l'activisme anti-barrage [qui] contient des éléments des
mouvements sociaux et des réseaux de défense de cause (advocacy networks)".
L'idée de K. Conca est qu'il ne faut pas s'arrêter aux discours officiels mais prendre en compte
des processus sociaux plus secondaires pour pouvoir cerner plus précisément les effets de
"l'émergence de la solidification d'une communauté transnationale d'activistes anti-barrages"
en terme de normes et d'institutionnalisation de ces normes 241 . Il considère que des processus
d'hybridation sont à l'œuvre qui amènent à l'entremêlement des rôles dans chaque controverse
entre État s et acteurs non-étatiques (plutôt que leur exclusion). Le jeu est alors dynamique et
évolue autour des questions du savoir, de l'autorité (souveraineté contre expertise) et du
territoire.
La question des acteurs et des interactions entre sphère publique/privée, officielle/informelle,
savante ou profane s'imposent mais ne sont pas couvertes par la littérature s'intéressant aux
seules ONG en dépit des efforts d'ouverture de certains auteurs. Ainsi Thomas Princen
238
Ken CONCA, Governing water… cf. la note 4 p. 407.
Ken CONCA, Governing water…p. 173.
240
Margaret KECK, Kathryn SIKKINK, Activists beyond borders : advocacy networks in international politics,
Ithaca : Cornell University Press, 1998. Voir l'étude de cas consacrée aux réseaux transnationaux de militants
dans l'état de l'art, première partie.
241
Il se fonde sur l'étude des suites de la Commission mondiale des barrages, la réaction des représentants des
différents pôles d'intérêt, cf. Ken CONCA, Governing water…p. 173 et suivantes.
239
62
considère que les ONG ne sont pas ces acteurs "altruistes plein d'abnégation" 242 que l'on
décrit souvent. Elles occupent toutefois selon lui une niche diplomatique en créant des liens
entre les niveaux politiques locaux et internationaux. Elles sont des "contributeurs importants
à la transformation institutionnelle et à l'apprentissage social (…) par la construction de liens
translatéraux" 243 et de manière plus générales "les ONG environnementales insufflent des
préoccupations scientifiques planétaires dans des situations politiques et économiques qui
sinon auraient reléguer ces problèmes à la marge"244 . Ce type d'analyse tend à appréhender les
ONG comme des acteurs monolithes, rationnels et par définition bienveillants. Autant de
points qui font être étudiés dans l'état de l'art.
Le chapitre suivant consacré à une description du microcosme mondial anti-barrage et à ces
héros montre les limites d'analyses qui se fondent sur des catégories fixes et une
représentation "idéale d'organisation militante et désintéressée" 245 .
B. Derrière le Mouvement mondial anti-barrage et ces héros : un réseau
d'experts, des universitaires engagés, des acteurs profanes et des journalistes
spécialisés…
L'idée dans ce chapitre est justement de mettre en lumière la diversité des acteurs participant à
ces grands débats sur l'eau et les grands barrages et, la variabilité de leur identité, de leurs
titres à parler. Peuvent se cotoyer, s'allier, échanger, s'opposer des ingénieurs, des experts de
l'eau, des universitaires plus ou moins personnellement engagés dans un groupe de résistance
locale, des journalistes spécialistes de l'environnement ainsi que des acteurs profanes. Il nous
importe ici de montrer l'existence de réseaux et l'influence que jouent les relations
personnelles et professionnelles dans la diffusion internationale de pratiques transnationales.
Notre objectif est de signaler le flou des catégories d'acteurs, la fréquence des passerelles
242
Thomas PRINCEN, "NGOs : creating niche in environmental diplomacy" (p. 29-47) Thomas PRINCEN,
Matthias FINGER, Environmental NGOs in world politics. Linking the local and the global, Londres :
Routledge, 1994 (p. 42)
243
Art. Cit. Thomas PRINCEN, "NGOs : creating niche…", p. 228.
244
Art. Cit. Thomas PRINCEN, "NGOs : creating niche…", p. 232.
63
entre monde universitaire, monde protestataire et monde institutionnel et de préciser le rôle de
la communication et des médias.
La première remarque qui s'impose est que le concept d'ONG est loin de recouvrir toute la
palette des acteurs informels que l'on retrouve dans ce microcosme. Sylvie Ollitrault prend en
compte dans son étude sur le militantisme et la science autant les "«savants» (professeurs de
sciences naturelles, universitaire «écologues»), (…) [que] des acteurs ayant un attrait pour la
nature (ornitologues amateurs) ou [ceux ayant] un intérêt immédiat pour un problème de cadre
de vie (défenseurs de la bicyclette, victimes de nuisance)" 246 .
Pierre Lascoumes pense que dans le cas d'une controverse il est également nécessaire de
"dépasser l'opposition élémentaire entre les défenseurs de l'intérêt général/les défenseurs
d'intérêts égoïstes, les représentants du progrès et les défenseurs d'un mode de vie passéiste.
L'égalisation relative des "titres à parler", l'opportunité donnée à tous les porte-parole
d'argumenter pour eux-mêmes et d'interroger les justifications des autres, transforment pour
un temps les hiérarchies ordinaires. Ces activités permettent également la constitution
d'identité de représentation qui diffèrent des légitimités technique ou politique dominantes.
Ces identités ont aussi vocation à s'hybrider au fil du déroulement de la controverse et à se
réajuster autour des différentes conceptions d'un intérêt public territorialisé (aménagements)
ou circonstancié (OGM)" 247 .
Il importe ainsi d'envisager, au-delà de la variété des "titres à parler", que les univers savants
et militantisme se croisent comme nous l'avons déjà observé dans le chapitre précédent sur la
question de la société civile en Europe centrale. Il arrive en effet que les acteurs du monde
social se saisissent des théories des sciences sociales 248 . Aussi retrouve-t-on des "hybrides
245
Cf Denis CHARTIER, Sylvie OLLITRAULT, "Les ONG d'environnement dans un système international en
mutation : des objets non identifiés", dans Catherine AUBERTIN (dir.), ONG et diversité. Représenter la
nature ?, Paris, IRD Editions, 2005, p. 21-58 (p. 22).
246
Sylvie OLLITRAULT, "Science et militantisme", Politix, 1996, n°36, p. 141-162 (p. 153).
247
cf. Pierre LASCOUMES, "La productivité sociale des controverses", Penser les sciences et les techniques
dans les sociétés contemporaines, projet du Ministère de la Recherche et de la Technologie, intervention du 25
janvier 2001 voir : http://histsciences.univ-paris1.fr/penserlessciences/semin/lascoume.html [consulté en octobre
2005]. (p. 6/9).
248
Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides et contrebandes : sur la circulation et la puissance militantes des
discours savants", dans Philippe HAMMAN, Jean-Matthieu MEON, Benoît VERRIER (dir.), Discours savants,
discours militants : mélange des genres, Paris : L'Harmattan, 2002, (p. 17-53).
64
discursifs (…) dans les univers militants" 249 qu'il ne faut pas "invalider comme relevant du
transfert illégitime de connaissance" 250 . Johanna Siméant décrit ce recours au militantisme
«savant» comme renvoyant plutôt "aux logiques des arènes et forums dans lesquelles
interviennent certains groupes d'intérêt protestataires" 251 et considère qu'il s'agit d"une
"fonction de rationalisation, et de réassurance" 252 .
La première remarque qui s'impose quand on observe la résistance anti-barrage est le rôle clé
joué par un petit nombre d'ouvrages. Ceux-ci sont des références reprises autant par la
littérature protestataire que par la littérature théorique consacrées à ces questions d'eau et aux
conflits d'aménagement. Ils ont été rédigés par des écologistes ou des journalistes spécialisés
dans les questions d'environnement 253 comme Fred Pearce 254 et Edward Goldsmith et
Nicholas Hildyard, éditeurs (et fondateur pour le premier) de la revue écologiste britannique
The Ecologist et enfin par le militant Patrick Mc Cully. Certains d'entre eux ont pris part à des
campagnes comme par exemple Nicholas Hildyard ou Patrick Mc Cully contre les projets
hydroélectriques de la vallée indienne de la Narmada.
Ces auteurs mettent en avant que leurs ouvrages sont le résultat de longues enquêtes et
nombreux voyages d'étude. Ils se présentent comme des relais d'information sur les projets
hydroélectriques et proposent des alternatives255 . En revendiquant la connaissance du terrain
et celle de la littérature universitaire, ils adoptent une attitude de sérieux, une "attitude
savante", pour assurer leur crédibilité dans la bataille de légitimité qui fait rage entre les
249
Art.cit. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides…", p. 47.
Art.cit. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides…", p. 47.
251
Art.cit. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides…", p. 23.
252
Art.cit. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides…", p. 24.
253
Fred PEARCE, The damned rivers, dams and the coming world water crisis, Londres : Bodley Head, 1992.
Edward GOLDSMITH, Nicholas HILDYARD, The social and environmental effects of large dams, Cornwall :
Wadebridge Ecological Centre, 1984 vol. 1 et 2. Patrick McCULLY, Silenced rivers. The ecology and politics
and large dams, Londres : Zed Books, 1996 où l'auteur stigmatise « dam-building bureaucracies ».
254
A signaler aussi ses plus récents ouvrages Fred PEARCE, Keepers of the spring. Reclaiming our water in an
age of globalization, Washington : Island Press, 1996, Fred PEARCE, When the rivers run dry. Water, the
defining crisis of the twenty-first century, Boston : Beacon Press, 2006.
255
A noter comment Fred Pearce vulgarise les techniques d'aménagement hydraulique en matière de protection
contre les inondations, promouvant le génie environnemental, voir par exemple : Fred PEARCE, "We can't hold
back the water anymore", The New Scientist, 10 janvier 2004. Voir également Fred PEARCE, "The parched
planet", The New Scientist; 25 février 2006, le journaliste diffuse la notion d'eau virtuelle (concept développé
dans les années 1990 pour évaluer l'eau utilisée pour la production de nourriture et toutes sortes de biens),
condamne également l'exploitation des eaux fossiles (issues des nappes phréatiques).
250
65
experts 256 . Ils s'assurent de l'autorité sociale des savants 257 et proclament des compétences
acquises par leur position sociale 258 .
Pierre Lascoumes explique l'utilisation sociale et intellectuelle de la science : "parce que les
luttes politiques sont des luttes symboliques dans lesquelles il s'agit d'imposer sa parole et son
point de vue, tous les outils pouvant y contribuer sont susceptibles d'être utilisés. De surcroît
l'impossibilité d'avoir recours à la force du nombre va presque inévitablement faire se tourner
les protestataires vers celle de l'expertise (…). Le point est manifeste dans le cas de l'expertise
écologique : il s'agit de produire un discours acceptable dans d'autres univers sociaux, incluant
notamment les médias et l'opinion publique. (…) Il ne s'agit pas d'un discours inattaqué ou
inattaquable, mais d'un discours qui rend la critique beaucoup plus difficile. Il y a donc une
force de la science en tant que discours perçu comme «vrai» (c'est-à-dire attesté comme tel
par l'organisation sociale de la science.(…) Un des aspects du combat politique passe dès lors
par la définition du vrai en matière sociale, économique et politique, et mobilise à ce titre
toutes les disciplines qui en traitent. Sous cet aspect, la connaissance sera d'autant plus utile
que produite par des personnes pouvant être identifiées comme scientifiques reconnus, plutôt
que des acteurs jugés trop proches des militants. Il s'agit donc de «faire des choses qui
tiennent», de stabiliser des argumentations et des bribes argumentaires, des «boîtes noires»
difficilement attaquables" 259 .
Certains de ces auteurs incontournables changent en effet de casquette, acceptent des missions
de consultant pour des organisations internationales (par exemple Fred Pearce260 ) ou créent
256
Expressions empruntées à Claudia DUPUIS, "L'appropriation d'un discours savant par des militants anti-jeu
d'argent : un cas nord américain exemplaire" dans Philippe HAMMAN, Jean-Matthieu MEON, Benoît
VERRIER (dir.), Discours savants, discours militants : mélange des genres, Paris : L'Harmattan, 2002, p. 201224.
257
"perçus comme aptes au désintéressement, titulaires de connaissances permettant des formes de distanciation.
L'autorité sociale est également liée à celle des discours garantis comme «vrais». Elle peut aussi renvoyer à
l'appartenance des élites sociales" cf. Art.cit. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides et contrebandes …"(p. 42).
258
Sylvie OLLITRAULT, "Science et militantisme : les transformations d'un échange circulaire : le cas de
l'écologie française", Politix, 1996, n°36, p. 141-162.
259
Pierre LASCOUMES (dir.), "Expertise et action publique", Problèmes politiques et sociaux, mai 2005, n°912,
p. 83-84.
260
A noter comment Yves Dezalay et Bryant G. Garth expliquent que "bon nombre de ces agents utilisent avec
brio le registre international pour multiplier les casquettes institutionnelles et pratiquer sans risque l'art du double
jeu. Le même individu peut se présenter comme spécialiste de sciences politiques ou comme porte-parole de
valeurs nationalistes dans un contexte et comme promoteur de la «règle internationale de droit» dans un autre"
(p. 36) cf. Yves DEZALAY, Bryant G.GARTH, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du
pouvoir d' État en Amérique latine, entre notables de droit et «Chicago boys», Paris : Seuil, «Liber», 2002.
66
des centres de recherche indépendants. L'opposition entre insider/outsider 261 (initié/étranger)
utilisée par Sidney Tarrow est éclairante sur ce point. Le sociologue explique : "quelques
activistes transnationaux se comportent comme des "initiés", ils exercent des pressions et
collaborent avec les élites internationales jusqu'à la co-optation, tandis que d'autres défient les
politiques des institutions internationales et dans certains cas contestent leur existence".
Sidney Tarrow conclut que "dans la politique de contestation internationale la ligne entre les
"initiés" des ONG et les "outsiders" des mouvements sociaux est généralement difficile à
déterminer avec précision, les coalitions entre les deux familles d'activistes sont très
courantes" 262 .
Ces acteurs/auteurs clés de la cause anti-barrage jouent par ailleurs un rôle important dans la
divulgation de l'information et dans la diffusion de l'idée que les barrages comportent des
dangers environnementaux et sociaux. Ils contribuent à donner une dimension internationale à
des actions locales 263 , participant ainsi à la mythification de certaines campagnes et à
transformer des représentants locaux en héros 264 , que ces derniers soient les lanceurs d'alerte
profanes ou non 265 , ou plus couramment les récipiendaires d'un prix international prestigieux
(prix Nobel alternatif, prix Goldman pour l'environnement, prix Sasakawa du programme de
l'ONU pour l'environnement…) 266 .
Le rôle des universitaires dans les campagnes anti-barrage doit également être souligné. Ces
derniers sont d'importantes sources d'information et d'explication des enjeux complexes liés à
261
Sidney TARROW, The new transnational activism, Cambridge : Cambridge University Press, 2005,
o.c. Sidney TARROW, The new transnational activism, p. 29.
263
"La maison brûle : 54 héros de l'écologie pour sauver la terre", Courrier international, .5-14 décembre 2005,
n°788. Fred PEARCE, Green warriors. The people and the politics behind the environmental revolution,
London : The Bodley Head, 1990. Jacques LESLIE, Deep water : the epic struggle over dams, displaced people,
and the environment, New York : Farrar, Straus and Giroux, 2005. Voir aussi Fred PEARCE, "Defenders of the
earth. The environmental expert Fred Pearce selects the planet's top ten eco-warriors", The Independent, 23
janvier 2006, où le journaliste dresse notamment le portrait de José Bové "un altermondialiste talismanique".
264
Par exemple Chico Mendes et la défense récolteurs de caoutchouc au Brésil (voir le chapitre consacré à la
déforestation dans l'état de l'art), Medha Patkar (chapitre consacré aux grands barrages), voir l'index
prosopographique pour cette dernière.
265
Fred PEARCE, Green warriors. The people and the politics behind the environmental revolution, London :
The Bodley Head, 1990, p. 107-131 (portrait de János Vargha). Voir aussi Marq de VILLIERS, L'eau, Paris :
Solin Actes Sud Liméac, 2000, Voir enfin Jacques LESLIE, Deep water : the epic struggle over dams, displaced
people, and the environment, New York : Farrar, Straus and Giroux, 2005.
266
Voir notamment le numéro spécial dressant le portrait de personnalités remarquées pour leur action
environnementale. A noter la diversité des statuts et compétences (patron, militant anarchiste ou avocat
talentueux) et comment l'attention est portée sur le travail d'un médecin, d'un biologiste, d'homme politique
262
67
l'hydrologie à la géomorphologie (deux thématiques centrales pour comprendre le
fonctionnement du delta intérieur dans le cas Gabčíkovo-Nagymaros) comme le montrent
Stephen Bocking dans une controverse portant sur le développement urbain et la préservation
d'une zone naturelle fragile (moraine) 267 , ou David Dumoulin qui a relevé le rôle des
ethnobiologistes mexicains dans la protection de la biodiversité 268 .
Ces universitaires peuvent mettre leur expertise au service d'ONG, travailler comme
consultant pour des grandes organisations internationales et s'engager dans plus ou moins
personnellement dans une campagne comme William F. Fisher 269 , ou Thayer Scudder,
participant par exemple respectivement comme observateur et membre à part entière de la
Commission mondiale des barrages. Le premier, anthropologue, professeur associé de
développement international à l'Université Clark (Worcester, Massachussetts) a organisé une
grande conférence sur les controverses hydroélectriques de la vallée indienne de la
Narmada 270 . Le second professeur d'anthropologie à l'Université de technologie de Californie,
partisan d'une anthropologie du développement 271 , est un consultant de longue date de la
Banque mondiale, membre de l'ONG International Rivers Network et se bat pour la défense
des populations déplacées par les grands projets hydroélectriques.
Dans le domaine de l'environnement les carrières universitaires et le militantisme écologiste
peuvent se confondre. On peut noter l'exemple de ces "écrivains scientifiques" 272 également
biologistes et/ou anthropologues (Jean-Marie Pelt 273 , Jared Diamond…) ainsi que
comme commissaire européen, et plus classiquement le travail de membres d'ONG tels Greenpeace cf. "La
maison brûle : 54 héros de l'écologie pour sauver la terre", Courrier international, 5-14 décembre 2005, n°788.
267
Stephen BOCKING, "Protecting the Rain Barrel : discourses and the roles of science in a suburban
environmental controversy", Environmental Politics, novembre 2005, vol. 14, n°5, p. 611-628 ;
268
David DUMOULIN, "Les savoirs locaux dans le filet des réseaux transnationaux d'ONG : perspectives
mexicaines", Revue internationale des sciences sociales, décembre 2003, n°178, p. 655-666.
269
Pour plus de détails voir le chapitre consacré aux grands barrages dans la première partie.
270
Voir William F. FISHER (dir.), Toward sustainable development ? Struggling over India’s Narmada River.
Londres : M.E. Sharpe, 1995.
271
Voir l'index prosopographique.
272
A noter que ce discours savant autrement appelé «jus de crâne» n'est pas forcément un moyen d'accès
privilégié aux médias. Comme l'explique Johanna Siméant "c'est la mixité même des registres savants/militants
qui est une condition de leur succès, du fait de leur capacité à toucher le sens commun en même temps qu'à la
science" (p. 46). Art.cit. Johanna SIMEANT, "Friches, hybrides et contrebandes …"(p. 47)
273
Ouvrages de Jean-Marie Pelt biologiste et botaniste, professeur émérite de l'Université de Metz et de Jared
DIAMOND, Effondrement, comment les sociétés décident de leur disparition, Paris : Gallimard, 2006 qui est
aussi consultant en écologie pour de grandes entreprises qui sont capables pour certaines d'actions bonnes et
puissantes" cf. "Jared Diamond : de l'avenir de la planète" Entretien par Olivier POSTEL-VINAY, Le Magazine
littéraire, juillet-août 2006, n°455, p. 90-95 (p. 92).
68
l'engagements de l'économiste espagnol Pedro Arrojo274 . Ces exemples contribuent à brouiller
les catégories, créant des passerelles entre mondes public/privé, formel/informel, entre les
statuts de activiste/chercheur, observateur/prescripteur.
Sur ce point on peut citer l'exemple de l'activiste Patrick McCully invité à s'exprimer dans un
séminaire réservé à des discussions universitaires pour présenter une analyse "vécue" de la
politique internationale 275 . Ces contributions de militants sont considérées pour les analystes
comme une source primaire d'information sur la "société civile transnationale"276 . Les
militants "se distinguent par leur longue expérience concrète de «relais» rapprochant les
arènes de défense de causes locales, nationales et transnationales" 277 .
Certains sociologues considèrent en outre que leur discipline a " un rôle majeur à jouer dans la
défense des intérêts de l'humanité dans une société civile de dimension nationale et
mondiale" 278 et qu'il est de leur " responsabilité de saisir l'occasion unique de façonner de
manière différente l'ordre mondial" 279 . Donatella Della Porta explique par exemple que "si la
globalisation a contribué à la crise d'un modèle représentatif de démocratie, en démontrant
son caractère illusoire, la réflexion sur les formes nouvelles de démocratie (délibérative,
participative, directe, etc.) est en tout état de cause ouverte, non seulement dans les
mouvements mais aussi dans les sciences sociales" 280 .
Denis Charter et Sylvie Ollitrault relèvent un autre aspect de ce phénomène en montrant à
l'inverse comment de "nombreux ouvrages scientifiques [sont devenus] de véritables
274
Professeur d'économie de l'Université de Saragosse en Espagne, leader du mouvement pour une Nouvelle
culture de l'eau.Voir l'index prosopographaphique. Voir Sylvie CLARIMONT, "La politique hydraulique en
débat : grands barrages et mobilisations citoyennes dans le bassin de l'Ebre, Journées d'études Argumentations
écologiques, sociétés locales et grands barrages, Paris X Nanterre, 26 et 27 janvier 2006, laboratoire TerritoiresUMR PACTE, Grenoble et UMR LADYS, Paris.
275
Patrick McCully "How to sue a trilateral network : an activist's perspective on the World Commission on
dams", Agrarian Studies Colloquium Université de Yale, 19 janvier 2001, 28 p. [non publié].
276
A souligner les limites de l'exercice quand les militants sont amenés à évaluer leur influence à la lumière de
leurs objectifs et que leurs conclusions passent pour des évidences pour les chercheurs, voir par exemple
Deborah MOORE, Leonard SKLAR, "Reforming the World Bank's lending for water : the process and outcome
of developing a water resources management policy", p. 345-390 [sur Deborah Moore, voir l'index
prosopographique, Leonard Sklar est géologue, il a présidé la recherche pour IRN].
277
Voir également Jonathan A.FOX, L. David BROWN (dir.), The struggle for accountability. The World Bank,
NGOs, and grassroots movements, Cambridge : The MIT Press, 1998. (p. 19)
278
cf. Michael BURAWOY "The world needs public sociology", Sosiologisk Tidsskrift, 2004, n°3.
279
Jackie SMITH, "Response to Wallerstein : the struggle for global society on a world system", Social forces,
mars 2005, vol. 83, n°3, p. 1279-1285
69
bréviaires à usage des acteurs transnationaux", ce que les auteurs expliquent par "la proximité
de certains auteurs universitaires avec le monde militant et par le rôle que ces ONG vont
développer dans le nouveau paysage géopolitique né de la chute du mur de Berlin, avec la
dislocation du bloc communiste, la recomposition des forces de contestation et une nouvelle
régulation du monde" 281 .
En ce qui concerne le microcosme anti-barrage, nous avons relevé parmi les groupes
constitués et acteurs pertinents, des associations non-gouvernementales (International River
Network et sa publication World Rivers Reviews 282 , European River Network 283 …) des
centres de recherche indépendants incontournables et centres (Environmental Policy
Institute 284 , Pacific Institute de Californie, The Corner House de Londres 285 ….) et des
personnalités marquantes 286 de la lutte anti-barrage comme Riccardo Petrella 287 ou Peter
Gleick 288 souvent désigné comme le "gourou international de l'eau". Les publications du
280
Donatella DELLA PORTA, "Globalisation et mouvements sociaux. Hypothèses à partir d'une recherche sur la
manifestation contre le G8 à Gênes", Pôle Sud, novembre 2003, n°19, p. 175-195 (p. 193).
281
Denis CHARTIER, Sylvie OLLITRAULT, "Les ONG d'environnement dans un système international en
mutation : des objets non identifiés", dans Catherine AUBERTIN (dir.), ONG et diversité. Représenter la
nature ?, Paris, IRD Editions, 2005 (p. 21-58).p. 26.
282
International Rivers Network a été créé en 1987 à San Francisco en Californie. Patrick McCully est le
directeur de campagne. Le réseau travaille sur des bassins fluviaux et avec les associations locales, les mettant en
relation avec les institutions internationales et servant de relai d'information à leur lutte cf. o.c. dans Thayer
Scudder, The future of large dams…p. 267.
283
European Rivers Network ou Réseau fleuves Europe est un projet de SOS Loire vivante, créé en 1994 par
Roberto E.Epple au Puy-en-Velay en coopération avec IRN-Californie. L'organisation travaille en faveur de la
protection des rivières, l'amélioration de la communication entre les associations, sert de relai entre des
associations de différentes activités.
284
Voir l'entrée Brent Blackwelder dans l'index prosopographique.
285
Voir l'entrée Nicholas Hildyard dans l'index prosopographique.
286
A noter qu'elles peuvent être rattachées au "monde étatique" Nous pensons par exemple : àKader Asmal,
juriste sud-africain, militant anti-apartheid et pour les droits de l'homme, ministre de l'Eau et de la Forêt sous
Nelson Mandela nommé président de la Commission mondiale des barrages, ou Gro Harlem Bruntland, ministre
de l'Environnement et premier ministre de Norvège qui a dirigé une commission de spécialistes de
l'environnement dont est issu en 1987 le rapport Our common future/Notre avenir à tous. Marie-Christine
Kessler qui s’est intéressée au « noyau décisionnel » de la politique étrangère française remarque que le pouvoir
des acteurs officiels "ne se limite pas à un secteur d'intervention particulier. Il est horizontal et peut se rencontrer
dans toutes les affaires qui intéressent la politique extérieure de la France". Elle relève également comment les
conseillers diplomatiques ne sont pas forcément des émissaires fidèles du Quai d'Orsay "ils peuvent avoir
d'autres allégeances. Ils sont généralement «politisés» et peuvent faire passer leurs avis et leurs fidélités
politiques avant leur appartenance à leur corps" (p. 138) cf. Marie-Christine KESSLER, La politique étrangère
de la France. Acteurs et processus, Paris : Presses de Science Po, 1999
287
Politologue et économiste, professeur à l'Université de Louvain (Belgique). Voir l'index prosopographique
288
Président et co-fondateur Pacific Institute situé à Oakland en Californie. Voir l'index prosopogaphique.
70
centre de réflexion Pacific Institute font autorité 289 et Peter Gleick participe activement au
débat universitaire portant sur la sécurité de l'eau 290 et la sécurité environnementale.
Il est important de noter que même si ces différents acteurs se réfèrent aux mêmes documents,
signent les mêmes pétitions, partagent le même vocabulaire et l'idée qu'il faut ériger de
nouvelles normes 291 , ils ne constituent pas un front uni. On peut noter une grande variété dans
les discours, l'emploi de différentes stratégies, ainsi que des dissensions plus fondamentales,
telle cette querelle entre Edward Goldsmith et Nicholas Hildyard sur la question de la justice
sociale et d'instrumentalisation des arguments environnementalistes dans des campagnes
d'extrême droite 292 .
Nicholas Hildyard vise pour sa part essentiellement les grandes entreprises comme dans la
campagne contre le barrage turc Ilisu où il a ciblé les entrepreneurs britanniques 293 . On peut
remarquer que Larry Lohman, qui travaille dans le même centre de réflexion The Corner
House présente quant à lui une analyse distanciée de l'action militante dans le cas des grands
barrages 294 . L'association américaine IRN cible plutôt les organisations financières
internationales, alors que le WWF préfère jouer la coopération avec les gouvernements et la
promotion des réglementations internationales pour influer sur les projets (voir le chapitre
Microsiologie de la deuxième partie).
Le tableau du microcosme très rapidement esquissé ici permet de lancer la réflexion sur les
questions du savoir, d'expertise et de questionner ces explications qui concluent un peu trop
289
Les rapports du Pacific Institute sont aussi cités par Bjørn LOMBORG, The skeptical environmentalist.
Measuring the real state of the world, Cambridge : Cambridge University Press, 2003 où ce dernier défend l'idée
que nous avons assez d'eau et que les problèmes proviennent d'une mauvaise gestion.
290
Voir Peter H. GLEICK, "Environment and security. The clear connections", The Bulletin of the atomic
scientists, avril 1991, vol. 47, n°3, p.17-21, Daniel D. DEUDNEY, "Environment and security : muddled
thinking", The Bulletin of the atomic scientists, avril 1991, vol. 47, n°3, p.22-28 ; ou encore Peter GLEICK,
"Changements de paradigmes", Courrier de la planète, 2002, vol. IV, n°70, p. 30-34.
291
Deux exemples de travail conjoint : IRN, "Twelve reasons to exclude large hydro from renewables
initiatives", novembre 2003 avec le soutien de douze organisations (Oxfam, Amis de la terre, European Rivers
Network…). Peter BROSSHARD, Eliah GILFENBAUM, Aaron GOLDZIMER; Nicholas HILDYARD
(dir.),"A trojan horse for large dams. How credit agencies are offering new subsidies for destructive projects
under the guise of environmental protection", Rapport pour ECA Watch septembre 2005, participation The
Corner House, Environmental Defense, FERN, Amis de la terre-Japon, the Halifax Initiative, IRN, Probe
International, The World Development Movement …
292
Cf. Nicholas HILDYARD, " "Blood" and "culture" : ethnic conflict and the authoritarian right", Corner
House Briefing 11, janvier 1999.
293
Voir l'index prosopographique sur Nicholas Hildyard.
294
.Voir l'index prosopographique sur Larry Lohrmann.
71
rapidement à l'existence d'une coopération naturelle et de solidarités transnationales. Sur ce
point, Sidney Tarrow relève avec justesse que toute mobilisation sociale ne consacre pas
forcément le slogan «think globally ; act locally» et qu'il est nécessaire de distinguer les
contestataires réunis dans des mouvements locaux d'opposition des défenseurs de cause (NGO
advocates)
295
. Le sociologue réserve le terme de "mouvements sociaux mondiaux" aux
acteurs qui se battent pour la création d'une société mondiale. Il cherche à "distinguer parmi
les ONG internationales convenables [decorous] qui gravitent autour des institutions
internationales mais n'ont pas de racines nationales importantes, les coalitions de groupes
d'activistes (nationally-based) qui protestent contre le capitalisme international ou ses
expressions institutionnelles, ainsi que les mouvements sociaux nationaux. Ceux-ci bien que
profondément affectés par la mondialisation, ont peu de prise en dehors de leur propre
société" 296 . Sidney Tarrow en conclut qu'il faut reconnaître que la mondialisation et
l'internationalisation sont deux choses différntes, le premier terme recouvrant les flux
économiques transnationaux, le deuxième les relations politiques triangulaires entre les État s,
les acteurs non-étatiques et les institutions internationales. Des "processus distincts qui se
recoupent mais ne sont pas réductibles l'un à l'autre" 297 …
Nous comprenons ici que c'est la définition même de l'environnement et de la politique
environnementale qui se jouent derrière cette mobilisation et les interactions entre
scientifiques, représentants d'État, écologistes, industriels, groupes organisés, coalitions
transfrontalières, organisations internationales et intérêts supranationaux 298 . Pour rependre le
fil de la réflexion plus épistémologique entamée plus haut et introduire le prochain chapitre
portant sur la thématique environnementale dans la recherche des relations internationales,
nous nous référons à l'analyse de Nazli Choucri. Celle-ci décrit opportunément comment les
hypothèses de recherche découlent d'une conception de la vie sur terre et d'une
compréhension spécifiques des processus sociaux et environnementaux. L'auteur attire ainsi
295
Sidney TARROW, "The dualities of transnational contention : "two activist solitudes" or a new world
altogether ?", Mobilization : an international journal, février 2005, vol. 10, n°1, p. 53-72, (p. 53-54).
296
Sidney TARROW, "Rooted cosmopolitans : transnational activists in a world of states", contribution pour
l'atelier de recherché de l'école de recherche sociale d'Amsterdam sur "Contentious politics : identity,
mobilization and transnational politics", 6 mai 2002, p. 11/26.
297
Sidney TARROW, The new transnational activism, Cambridge : Cambridge University Press, 2005 (p. 19)
298
Nazli CHOUCRI, "Environmentalism" (p. 253-255), dans Joel KRIEGER (dir.), The Oxford companion to
politics of the world, Oxford : Oxford University Press, 2001, p. 253-255.
72
l'attention sur les liens micro/macro, sur les effets de répercussions (feedback) et les
incertitudes opérant à différents niveaux et dans différents cadres temporels 299 .
C. Environnement comme 2ème laboratoire de recherche pour et sur les relations
internationales
Comme Philippe Le Prestre nous pensons que "l'environnement, c'est plus que la nature, c'est
aussi une appréhension du monde, un produit culturel et un champ d'action économique,
politique et social" 300 . Ce dernier décrit la politique internationale de l'environnement comme
étant devenue "le domaine de l'hyperbole, de l'émotion, du manque de rigueur intellectuelle et
de convictions qui se substituent aux démonstrations empiriques", mais reconnaît que c'est
aussi "un formidable laboratoire où tester les hypothèses contemporaines sur l'érosion de la
souveraineté, la construction des biens publics mondiaux, l'imbrication des échiquiers dans
une situation d'interdépendance complexe et les nouveaux aspects de la sécurité" 301 .
Les questions environnementales internationales posent des défis importants aux relations
internationales "en soulevant des questions sur la signification et le rôle des États dans la
politique environnementale et sur les rapports entre pouvoir et savoir, et sur la distinction
entre sphères d'activité «internationales» et nationales" 302 . Seulement c'est depuis peu de
temps que la politique environnementale internationale est un véritable "prodrome de
nouvelles relations mondiales" 303 et a vraiment suscité les recherches 304 . Comme l’explique
Karoline Postel-Vinay, "le discours écologiste, véhiculant la vision d'un espace commun
299
O.c. Nazli CHOUCRI, "Environmentalism…, p. 253
Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement et relations internationales. Les défis de l'écopolitique
mondiale, Paris : Armand Colin, 2005 (p. xii).
301
Marie-Claude SMOUTS, Dario BATTISTELLA, Pascal VENESSON, Dictionnaire des relations
internationales. Approches, concepts, doctrines. Paris : Dalloz, 2006, (p. 206)
302
Owen GREENE, "Environmental issues", dans John BAYLIS, Steve SMITH and Patricia OWENS (dir.), The
globalization of world politics. An introduction to international relations, Oxford : Oxford University Press,
(p. 475).
303
cf. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement et relations internationales. Les défis de
l'écopolitique mondiale, Paris : Armand Colin, 2005.
300
73
planétaire –l'écosystème-, s'est montré précurseur dans l'élaboration d'une représentation d'un
monde unifié et interdépendant" 305 .
Marie-Claude Smouts remarque en effet que les sciences sociales ont eu des difficultés à
appréhender les problèmes liés à l'environnement et notamment aux "risques planétaires". Elle
parle de "trou noir pour les sciences sociales" 306 au sujet de ces "objets théoriques chargés
d'une gravité si forte qu'ils ne rayonnent pas. On sait qu'ils sont là, énormes et puissants mais
on ne peut pas les représenter comme si leur densité et leur attraction extrêmes en faisaient
des objets inconcevables". Dans un premier temps les internationalistes s'y sont peu
intéressés" 307 . John Vogler le confirme en dressant le tableau de l'attention politique et
universitaire accordée aux problèmes d'environnement et de ressources "dans la période qui a
suivi [la conférence de] Stockholm. A cette époque les problèmes environnementaux étaient
considérés par la plupart des chercheurs universitaires comme une spécialité technique
périphérique" 308 .
Marie-Claude Smouts note en outre que ces problèmes n'ont rien d'objets immanents et
constants "leur liste évolue en permanence et s'allonge d'année en année 309 ; ils sont liés entre
eux et font système ; leur configuration brouille la distinction classique et bien commode
entre local, régional, mondial" 310 . Comme les problèmes environnementaux posés par les
barrages le montrent bien, ils "ont la particularité d'être simultanément locaux et planétaires.
304
Voir Peter DORAN, "Earth, power, knowledge : towards a critical global environmental politics", dans John
Macmillan, Andrew LINKLATER, Boundaries in question. New directions in international relations, London &
New York : Pinter publishers, 1995, (p. 193-211).
305
Karoline POSTEL-VINAY, L'Occident et sa bonne parole. Nos représentations du monde, de l'Europe
coloniale à l'Amérique hégémonique, Paris : Flammarion, 2005, p. 140.
306
Marie-Claude SMOUTS, "Un trou noir dans l'espace mondial : le risque environnemental306 global" dans
Anne-Marie LE GLOANNEC, Aleksander SMOLAR (sous la dir.), Entre Kant et Kosovo. Etudes offertes à
Pierre Hassner, Paris : Presses de Sciences-Po, 2003, (p. 241-254).
307
Art.cit. Marie-Claude SMOUTS, "Un trou noir…, p. 242.
308
John VOGLER, "The environment in international relations : legacies and contentions", dans John VOGLER,
Mark F. IMBER (dir.), The environment and international relations. Global environmental change programme,
Londres et New York : Routledge, 1996, p. 1-21. (p. 7)
309
"C'est une des caractéristiques majeures de la problématique de l'environnement de ne pas être «donnée une
fois pour toutes» et d'évoluer en permanence"(p. 3), cf. Jacques THEYS, "Quelles menaces ? Quelles politiques ?
Les grands problèmes d'environnement : la vision des scientifiques", Cahiers français, janvier-février 2002,
n°306, (p. 3-8).
310
Art.cité Marie-Claude SMOUTS, "Un trou noir…, p. 243.
74
Ils se manifestent de façon différente selon les lieux et les moments, tout en liant les espaces
et les êtres dans un même destin" 311 .
Jacques Theys explique plus avant que "dans les années 70-80, la «mise sur agenda» des
différents problèmes d'environnement s'est faite de manière relativement aléatoire, en fonction
des événements, des pressions de l'opinion ou des opportunités économiques" et c'est
seulement dans les années 1990 que "tout un ensemble d'exercices visant effectivement à
hiérarchiser ou à anticiper les risques en matière d'environnement" 312 .
Ceci éclaire la remarque de Steve Smith qui estime que la notion d'environnement n'est pas
claire : "le terme d'environnement n'a pas qu'une signification et (…) les différentes
significations dépendent du positionnement (location) [de l'observateur] en terme de culture,
d'économie, d'ethnie, de genre et de religion. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de
problèmes environnementaux urgents tels que, l'effet de serre, la diminution de la couche
d'ozone (…) mais que ces problèmes peuvent être interprétés de différente manière. (…) Il n'y
a pas une seule logique qui découlerait de l'identification d'un problème environnemental,
encore moins une seule solution" 313 .
De plus comme le rappelle Philippe Le Prestre "de par sa résonance culturelle, normative et
scientifique [l'environnement] est non seulement un objet mais aussi un instrument de
rapports politiques. Le recours aux valeurs véhiculées par l'environnement, ou les
conséquences de la dégradation des écosystèmes naturels et du cadre de vie des populations
facilitent la mobilisation politique en faveur d'une certaine cause. L'environnement devient
non plus une fin mais un moyen, un point de ralliement contre un certain ordre politique ou
une bannière sous laquelle les État s avancent des revendications traditionnelles sur la scène
internationale " 314 .
Nombre d'auteurs spécialistes de l'environnement considèrent pourtant ces problèmes
environnementaux comme des évidences autonomes de la dimension technique qui les
311
Art.cité Marie-Claude SMOUTS, "Un trou noir…, p. 246.
Jacques THEYS, "Quelles menaces ? Quelles politiques ? Les grands problèmes d'environnement : la vision
des scientifiques", Cahiers français, janvier-février 2002, n°306, p. 3-8 (p. 3).
313
Steve SMITH, "Environment on the periphery of international relations : an explanation", Environmental
politics, 1993, vol. 2, n°4, p. 28-45 (p. 31).
314
O.c. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 422.
312
75
définissait jusqu'alors. John Vogler voit par exemple dans l'éveil de l'intérêt pour
l'environnement, un changement paradigmatique dans la mesure où il a induit "un tournant
vers la prise de conscience des phénomènes globaux plutôt que seulement localisés ou
transfrontaliers [diminution de la couche d'ozone stratosphérique, changements climatiques,
effet de serre en croissant]. L'interconnexion entre ces questions et l'extraordinaire éventail
des interdépendances (…) pèsent sur les étudiants des relations internationales et d'économie
politique internationale. Il n'est désormais plus possible d'étiqueter (pigeonhole) les problèmes
environnementaux en relations internationales comme relevant d'une étroite spécialité
technique" 315 .
Pourtant comme le souligne Marie-Claude Smouts "quand les chercheurs commencent à
fournir les preuves scientifiques de leur existence, arrive alors le temps de la controverse entre
spécialistes sur la nature, l'ampleur, le lieu et la temporalité des dommages possibles…" 316 .
Le décalage se creuse entre ces incertitudes scientifiques et la prise de conscience de ces
risques qui ont été en partie mis en évidence : "le cadre de référence ne serait plus l'intérêt
national mais l'intérêt du genre humain. Ce qu'il conviendrait de sécuriser (…)[ce sont] les
conditions de vie sur l'ensemble de la planète pour l'ensemble des individus. Le temps de
l'action politique ne serait plus celui des mandats électoraux mais d'un «développement
durable» soucieux des «générations futures»" 317 La politologue note a contrario de ce
discours un véritable malaise dans l'appréhension de l'enjeu planétaire 318 indiquant que
finalement les "gouvernements ne sont pas encore prêts" à coopérer.
Steve Smith note également cette "tendance des gouvernements à adopter une logique
communautariste dans leur politique étrangère en contraste flagrant avec la logique
cosmopolitique
qui
devrait
guider
toutes
les
politiques
environnementales.
Les
gouvernements approuvent ces appels cosmopolitiques mais vont rarement assez loin pour se
heurter aux intérêts de groupes dominants [estimant] que le coût est trop élevé" 319 . Pour Steve
315
John VOGLER, "The environment in international relations : legacies and contentions", dans John VOGLER,
Mark F.IMBER (dir.), The environment and international relations. Global environmental change programme,
Londres et New York : Routledge, 1996, p. 1-21. (p. 7)
316
Art.cité Marie-Claude SMOUTS, "Un trou noir…, p. 246.
317
Marie-Claude SMOUTS, "Risque planétaire et sécurité environnementale", Esprit, mai 2001, n°274, p. 133141, (p. 138).
318
Art.cité Marie-Claude SMOUTS, "Risque planétaire…, p. 139.
319
Cf. Steve SMITH, "Environment on the periphery of international relations : an explanation", Environmental
politics, 1993, vol. 2, n°4, p. 28-45 (p. 33). Pour une illustration de cette thèse noter le travail d'Emmanuelle
76
Smith c'est la question du pouvoir qui est essentielle ici. Le pouvoir est éludé dans les
recherches en relations internationales sur l'environnement et cela conduit à une impasse. Il
considère que "les spécialistes de l'environnement ne devraient jamais sous-estimer le pouvoir
retranché dans les organes de l'État qu'ils attaquent de manière implicite ou explicite" 320 . Ken
Conca pense également que cette "tendance à invoquer l'espèce humaine comme la catégorie
sociale appropriée pour l'analyse des problèmes environnementaux sert à brouiller des
questions très réelles de pouvoir et d'autorité et à masquer des degrés très hauts de
responsabilité sur la cause des problèmes environnementaux" 321 .
Sur la même ligne de pensée Béatrice Pouligny322 déclare qu'il faut se méfier du cliché "qui
voudrait que la défense des arbres, de la faune ou de l'eau relève clairement de l'intérêt
commun de toute l'humanité (…) il arrive aussi à la défense des «biens communs» d'entrer en
concurrence avec celle des populations locales". La politologue note à l'inverse une grande
pluralité de situations, d'acteurs et une série de "liens complexes, mouvants et surtout très
asymétriques" 323 . B. Pouligny discerne même le danger qu'il y aurait "à se focaliser sur une
«société civile mondiale» et à interpréter le moindre incident comme la preuve qu'elle est en
train de se faire, on risque de passer à côté des motivations réelles de l'affrontement
transnational qui sont, pour une large part, d'ordre national et local et de nature très
concrète" 324 .
Il est important de garder en tête que l'intérêt général n'est qu'un "construit argumentaire
permettant la transfiguration d'intérêts particuliers ou de rapports de domination relayés par
Mülhlenhöver, "l'environnement, dès lors qu'il est introduit volontairement en politique étrangère par les
décideurs, est très largement un argument, voire un instrument de politique étrangère. Cet instrument sert des
fins politiques médiatiques, commerciales et financières tant nationales qu'internationales. Il sert également,
quoique dans une moindre mesure, des fins stratégiques. La fonction intrinsèquement environnementale de
l'argument est par suite très marginale même s'il convient de ne pas avoir une vision manichéenne des choses…"
(p. 26) cf. Emmanuelle MÜHLENHÖVER, L'environnement en politique étrangère : raisons et illusions. Une
analyse de l'argument environnemental dans les diplomaties électronucléaires française et américaine. Paris :
L'Harmattan, 2002.
320
Steve SMITH, "Environment on the periphery of international relations : an explanation", Environmental
politics, 1993, vol. 2, n°4, p. 28-45, (p. 44).
321
Ken Conca, "In the name of sustainability. Peace studies and environmental discourse", Peace and Change,
avril 1994, vol. 19, n°2, p. 91-113. (p. 104).
322
Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux d'un processus équivoque", Critique internationale, octobre 2001,
n°13, p. 163-176.
323
Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux…, p. 169.
324
Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux…, p. 169.
77
l'administrateur" 325 . De plus comme Pierre Lascoumes et Jean Pierre Le Bourhis l'expliquent,
"la définition du bien commun est toujours à construire et ne se résume pas à un contenu
donné d'avance". Aussi "la légitimité à parler au nom de l'intérêt général n'est plus le
monopole de l'État et que celui-ci doit faire face à la concurrence des pouvoirs locaux, qui
revendiquent avec succès un droit d'intervention ou de veto" 326 .
Un autre problème relevé par Steve Smith est que la pratique des relations internationales et
l'objet de recherche (academic subject) sont bien souvent confondus 327 . "Trop souvent les
praticiens et les universitaires sont attirés par la logique éthique et morale, ou bien par le sens
commun de leur argumentation et ne prêtent pas suffisamment d'attention aux "réalités" du
pouvoir politique et économique" 328 . Ce qui est inquiétant pour lui et qui a retenu notre
attention, c'est que trop de travaux universitaires sur les questions environnementales
dépendent d'approches basées sur une série de concepts et d'hypothèses inconstestées [italique
dans l'original]" 329 .
John Vogler reconnaît aussi une tendance à la "théorisation normative" 330 en expliquant
qu'elle a une énorme influence historique dans le développement de la discipline. Pour lui elle
se justifie aisément : "ce renouvellement d'intérêt pour la théorie normative est
particulièrement pertinent pour les relations internationales du changement environnemental
mondial (Global environmental change) car il accentue la dichotomie entre tradition
communautariste et tradition cosmopolitique. C'est précisément la tension entre le citoyen et
la communauté nationale d'une part et une conception des êtres humains comme espèce
unique au sein d'une biosphère globale d'autre part, qui est au cœur de la discussion portant
325
Pierre LASCOUMES, Jean-Pierre Le BOURHIS, "Le bien commun comme construit territorial", Politix,
1998, n°42, p. 37-66 (p. 37).
326
Pierre LASCOUMES, Jean-Pierre Le BOURHIS, "Le bien commun… (p. 66)
327
Steve SMITH, "Environment on the periphery of international relations : an explanation", Environmental
politics, 1993, vol. 2, n°4, p. 28-45 (p. 29). Voir par exemple Ronald B.MITCHELL, "International
environment", dans Walter CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A. SIMMONS, Handbook of international
relations, Londres : Thousands Oaks, 2002 (p. 500-516) qui organise sa revue de la littérature sur la politique
environnementale autour de la notion de régime et évalue dans quelle mesure les universitaires peuvent
contribuer à la gestion environnementale (p. 512).
328
Art. cit. Steve SMITH, "Environment on the periphery…", p. 29.
329
Art. cit. Steve SMITH, "Environment on the periphery…", p. 31.
330
John VOGLER, "The environment in international relations : legacies and contentions", dans John VOGLER,
Mark F.IMBER (dir.), The environment and international relations. Global environmental change programme,
Londres et New York : Routledge, 1996, p. 1-21. (p. 13).
78
sur ce changement" 331 d'où le caractère normatif et instrumental de la politique
environnementale.
La naturalisation des problèmes est un autre problème. Dans ce cas, ce sont les conditions
biophysiques qui définissent le type de politique nécessaire comme dans les travaux de
Thomas Princer et ses collègues où " c'est la crise écologique qui crée l'espace politique, la
niche, dans laquelle les ONG accomplissent leur tâche" 332 .
A l'opposé de ces explications, Robert Boardman estime que ce n'est pas l'état de
l'environnement qui définit l'orientation universitaire mais bien la discipline elle-même qui se
manifeste ; les praticiens des relations internationales investissant littéralement le sujet. R.
Boardman discerne alors plusieurs différences et notamment celle qui a consisté à charger
d'un intérêt particulier les questions écologiques pour prouver l'importance même d'un
changement de paradigme dans la théorie des relations internationales. Ceci est visible dans
l'attention portée aux mouvements sociaux transnationaux et aux communautés épistémiques.
Il explique que "les effets cumulatifs de l'attention de ces chercheurs spécialistes de
l'environnement sur ces phénomènes (…) consistent à renforcer la tension dans la théorie
entre les parti pris en faveur de l'Éta et de la société mondiale" 333 . D'autres approches
conduisent quant à elles à souligner le potentiel catastrophique des problèmes
environnementaux eux-mêmes. Il opte pour sa part pour une approche hybride empruntant
aux relations internationales et à l'économie politique.
Robert Boardman critique enfin le fait que le raisonnement écologique à une échelle
macrosociétale retombe soit sur des arguments réducteurs ou déterministes qui minimisent la
complexité et les choix, soit sur des hypothèses prenant pour acquis le comportement
humain 334 . La meilleure illustration de ce travers sont ces écrits environnementaux produits
par des acteurs et des sympathisants du monde environnemental qui sont des éléments clés
331
Art. Cit. John VOGLER, "The environment in international relations…, p. 13.
Thomas PRINCEN, Matthias FINGER, Jack P. MANNO, "Translational linkages" dans Thomas PRINCEN,
Matthias FINGER, Environmental NGOs in world politics.Linking the local and the global, Londres :
Routledge, 1994 p. 217-236 (p. 218).
333
Robert BOARDMAN, "Environmental discourse and international relations theory : towards a proto-theory
of ecosation", Global Society, 1997, vol.11, n°1, p. 31-44 (p. 38).
334
Robert BOARDMAN, The political economy of nature. Environmental debates and the social sciences,
Basingstoke : Palgrave, 2001, (p. 44).
332
79
dans une tâche plus grande de praxiologie 335 . "Les fins et les moyens sont entremêlés. Les
concepts de science politique et méthodologies deviennent les moyens pour une meilleure
compréhension des problèmes environnementaux et l'analyse de ces questions sont à leur tour
un moyen pour enrichir la connaissance en science politique. Ces flux d'enquête à double-sens
ont conduit certains critiques à dire que la substance des questions environnementales a été
perdue" 336 .
Philippe Le Prestre rejoint Robert Boardman en établissant une distinction parmi les
perspectives des auteurs s'intéressant à la sécurité environnementale "un point de vue
essentiellement analytique [alors que] d'autres s'intéressent davantage à son caractère normatif
et instrumental" 337 . Ce dernier pense qu'"étudier la politique environnementale internationale
peut nous apprendre plus de choses sur nos constructions que sur notre environnement" 338 .
L'environnement comme construction sociale
Karen T. Litfin insiste plus spécialement sur la construction sociale quand elle déclare que "le
caractère évidemment matériel des problèmes environnementaux obscurcit souvent un
caractère social moins évident" 339 ce qui correspond à une naturalisation des problèmes
environnementaux" et entretient un "troublant penchant pour la réification et une fausse
universalisation". "Le fait que les problèmes environnementaux soient construits dans les
discours comme sources de conflit ou d'opportunités pour la coopération, a des implications
pratiques importantes sur la manière de s'en occuper. Tout comme le langage sécuritaire
masque les questions se rapportant au sujet de la sécurité, le langage de l'interdépendance
risque de peindre un tableau faussée de la communauté de valeur [mutuality]" 340 .
Dans la même ligne de pensée, Ken Conca considère que tous les concepts développés autour
des problèmes environnementaux sont avant tout des métaphores : "L'interdépendance
écologique,
335
le
développement
durable,
le
réchauffement
mondial,
la
sécurité
O.c. Robert BOARDMAN, The political economy of nature…p. 10.
O.c. Robert BOARDMAN, The political economy of nature…p. 20.
337
O.c. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 416
338
Robert BOARDMAN, "Environmental discourse and international relations theory : towards a proto-theory
of ecosation", Global Society, 1997, vol.11, n°1, p. 31-44 (p. 43).
339
Karen T.LITFIN, "Constructing environmental security and ecological interdependence", Global governance,
juillet-septembre 1999, vol. 5, n°3, (p. 2/13).
340
Arrt. Cit. Karen T.LITFIN, "Constructing…. p. 19/19.
336
80
environnementale ne sont pas des concepts faciles à définir….[mais] des métaphores qui
façonnent notre conception des causes, des effets, des problèmes et des solutions. Ce sont des
pratiques sociales qui sont menées en relation avec des structures de pouvoir existantes et qui
inévitablement tiennent en plus haute estime certains intérêts et préoccupations au détriment
des autres" 341 .
Robert Boardman résume bien la situation en remarquant que "les traces de plusieurs visions
du monde dans l'histoire des relations internationales peuvent être détectées dans le traitement
des questions environnementales" et que "les hypothèses sur les relations internationales ou
l'économie politique internationale ont souvent été des piliers essentiels, bien que cachés, pour
la défense de cause telles la critique du pouvoir et de l'irresponsabilité environnementale des
grandes entreprises multinationales ou des conséquences écologiques involontaires de style de
vie individuel, de choix de consommateurs" 342 .
On retourne à nouveau sur le "phénomène de double herméneutique" observé par Johanna
Siméant quand les sciences sociales contribuent "à la consolidation des phénomènes qu'elles
prétendent se limiter à décrire" 343 .
Pour Bertrand Badie cette problématique du bien-être à l'échelle internationale reflète l'une
des contradictions de la mondialisation et du grand désordre "sémantique et théorique, mêlant
les arguments et introduisant les contradictions majeures, là où les idéologies avaient installé
un semblant de cohérence" 344 . La montée de l'idée d'interdépendance "liée intimement à la
mondialisation, (…) plaide pour un retour à la notion d'humanité solidaire, tout le monde
dépendant de plus en plus étroitement de tout le monde, (…) [mais] l'«érosion des frontières»
[devenu] ainsi un facteur apparemment opportun (…) détruit empiriquement l'idée d'humanité
et transnationalise évidemment le bien commun ; elle libère les intérêts privés de tout
contrôle. De même l'essor des «acteurs transnationaux» permet-il la constitution de
341
Ken Conca, "In the name of sustainability. Peace studies and environmental discourse", Peace and Change,
avril 1994,vol. 19, n°2p. 91-113. (p. 95)
342
Robert BOARDMAN, "Environmental discourse and international relations theory : towards a proto-theory
of ecosation", Global Society, 1997, vol.11, n°1, p. 31-44 (p. 33)
343
Johanna SIMEANT, "Un humanitaire «apolitique» ? Démarcations, socialisations au politique es espaces de
la réalisation de si", dans Jacques LAGROYE (dir.), La Politisation, Paris : Belin, 2003 (p. 163).
344
Bertrand BADIE, "L'effectivité des biens publics mondiaux : l'ambiguïté ne vaut pas négation", dans Pierre
FAVRE, Jacques HAYWARD, Yves SCHEMEIL (dir.), Etre gouverné. Etudes en l'honneur de Jean Leca,
Paris : Presses de Sciences-Po, 2003, p. 333-347
81
promoteurs de biens publics communs mondiaux qui acquièrent ainsi leur advocacy network,
tout en accélérant la décomposition des autorités publiques et la multiplication des niveaux de
leur exercice. D'où la contradiction majeure : la progression de l'idée de bien mondial
s'accompagne d'une mise en concurrence des entrepreneurs de coopération" 345 .
Pierre Hassner résume cette complexité en expliquant que : "l'écologie peut mener à une
solidarité globale au nom de la planète ou à des identifications et à des conflits régionaux ou
nationaux" 346 . La question de l'eau est à ce stade une bonne illustration des idées présentées
sur les problèmes de naturalisation et théorisation normative. Elle montre tout l'intérêt de
décrypter la double herméneutique des sciences sociales.
D. Eau comme facteur de guerre ou ciment de la coopération ?
Le premier point important à noter sur ces questions environnementales est le décalage,
signalé par Philippe Le Prestre, entre les différentes vagues de recherche en relations
internationales et leur résonance dans le débat public. Ainsi c'est "Paradoxalement, au
moment où ces relations causales [entre la dégradation de l'environnement et la violence] sont
largement remises en question, notamment dans le cas des conflits sur l'eau, que ces idées
sont de plus en plus fréquemment invoquées dans le discours public" 347 . On peut noter, à titre
d'exemple, le succès de l'expression "or bleu" pour parler de l'eau avec l'idée que c'est plus
une cause de conflits qu'une clé pour la résolution de conflits régionaux 348 .
Cette vision des choses désormais véhiculée par les médias implique une compréhension
réaliste de l'état du monde où les "intérêts économiques particuliers ou nationaux" 349
prévalent et "les acteurs des relations internationales aspirent à un gain hydraulique
345
Bertrand BADIE, "L'effectivité des biens publics mondiaux…, p. 334-335.
Pierre HASSNER, "De la crise d'une discipline à celle d'une époque ?", dans Marie-Claude SMOUTS (dir.),
Les nouvelles relations internationales. Pratiques et théories, Paris : Presses de Sciences Po, 1998.
347
Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 416.
348
Autre exemple : "l'exploitation des fleuves et nappes phréatiques transfrontalières conduit à la tragédie des
communs". A noter cet exemple de déterminisme géographique :"Dans le cas des fleuves transfrontaliers, les
usagers ne partagent pas équitablement les conséquences d'une mauvaise gestion. Le cours d'eau des fleuves,
d'amont en aval, crée un positionnement géographique inégal des agents le long du fleuve. Les États situés le
plus en amont disposent d'un avantage relatif sur les États situés plus en aval : ils ont la possibilité de réduire la
la qualité et de la quantité de l'eau qui sera disponible en aval" (p. 17) cf. Muserref YETIM, "Une affaire de
contexte", Courrier de la planète, 2002, n°70, p. 16-18
349
Barah MIKAIL, "L'eau, un enjeu environnemental aux répercussion géopolitiques", Revue internationale et
stratégique, hiver 2005-6, n°60, p. 141-149 (p. 144)
346
82
supplémentaire ou (…) ambitionnent une domination de leur environnement régional" 350 .
Enfin dans cette vision c'est "le système économique international, favorisé par les exigences
de la mondialisation du capitalisme, fait la part belle à une volonté de compétitivité
économique qui repousse constamment les limites du respect de l'environnement" 351 .
Le débat universitaire a été lancé par les travaux de Thomas Dixon-Thomas 352 qui
"spéculaient sur le potentiel de conflits autour des ressources partagées"353 . Cet auteur mettait
en avant les conséquences sociales résultant de la pénurie d'eau. Son argument principal était
que : "la pénurie réduit la production alimentaire, aggrave la pauvreté et les maladies,
encourage de grandes migrations, sape l'autorité morale de l'État et sa capacité à gouverner.
Avec le temps, ces tensions peuvent déchirer le tissu social d'une société pauvre, causer des
troubles populaires chroniques et de la violence" 354 . Cette présentation des enjeux liés à l'eau
et aux fleuves laisse entrevoir une conception très organiciste du monde : "les guerres au sujet
des fleuves (river water) sont susceptibles d'arriver entre voisins qui se partagent le fleuve
(amont/aval) seulement dans des conditions très précises, [à savoir si] le pays en aval est très
dépendant de l'eau pour son bien-être national, si le pays en amont peut limiter le débit du
fleuve, s'il existe une histoire d'antagonisme entre les deux pays et le plus important, si le pays
en aval est plus fort militairement que son voisin en amont".
De nombreux auteurs se sont inscrits en faux par rapport aux travaux de Thomas HomerDixon 355 (programme d'études sur la paix et la sécurité de l'université de Toronto) arguant du
fait qu'il s'agissait d'"une vision stratégique et partielle des incidences d'une raréfaction
régionale de l'eau douce" 356 qui s'inscrit dans la problématique de la sécurité
environnementale 357 . Une importante polémique est née autour d'écrits comparables dans une
350
Art.cit. Barah MIKAIL, "L'eau…", p. 148.
Art.cit. Barah MIKAIL, "L'eau…", p. 145.
352
Voir notamment Thomas F. HOMER-DIXON, Marc A. LEVY, "Environment and security", International
Security, hiver 1995-96, p. 189-198. Voir le site personnel de Thomas Homer-Dixon www.homderdixon.com
353
Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement et relations internationales. Les défis de l'écopolitique
mondiale, Paris : Armand Colin, 2005 (p. XIV).
354
Thomas HOMER-DIXON, "The myth of global water wars", Toronto Mail, 9 novembre 1995.
355
Voir Daniel D. DEUDNEY, Richard A.MATTHEW (dir.), Contested grounds. Security and conflict in the
environmental politics, State University of New York Press, 1999.
356
Alexandre TAITHE, "Quelles menaces ? Quelles politiques ? Gestion de l'eau et risques de pénurie", Cahiers
français 2001, n°306, p. 16-21 (p. 16).
357
A noter que Peter Gleick "gourou international" de l'eau défend également l'idée des conflits de l'eau cf. Peter
H.GLEICK, "Water and conflict. Fresh water resources and international security", International security, été
1993, vol. 18, n°1, p. 79-112. "Le débat sur le fait de savoir s'il y a une composante environnementale à la
351
83
moindre mesure à ce que Johanna Siméant décrit comme possédant un "caractère de machine
de guerre scientifico-essayiste". Les hypothèses deviennent de "«grand récit» à partir duquel
vont se positionner, de colloques en ouvrages et d'ouvrages en controverses, les travaux des
sciences sociales" 358 .
Contrairement à Thomas Homder-Dixon, Philippe Le Prestre remarque qu'"on ne peut isoler
l'eau comme facteur décisif de conflits armés, ni pour les affrontements passés, ni pour les
conflits actuels" 359 . "L'importance politique de la dégradation des ressources renouvelables
réside non pas dans des liens directs avec des conflits violents, mais dans le fait qu'elle
diminue la résilience des systèmes" 360 . Aussi Philippe Le Prestre envisage t-il plusieurs
possibilités "Les sources de pénurie potentielles (modes de consommation, action unilatérale,
sécheresse…) et les différents usages de l'eau (hydroélectricité, pêche, navigation, pollution,
irrigation, récréation, etc.) peuvent induire des dynamiques politiques différentes. Ces
différences devraient affecter le rôle que peuvent jouer de telles disputes comme sujets de
tensions supplémentaires au sein de relations déjà conflictuelles ou le degré selon lequel elles
pourraient en être dissociées et ne pas entraver la recherche d'une solution politique plus
général" 361 . Cette prise de conscience aurait incité selon lui les chercheurs à explorer une
autre piste et notamment à étudier les facteurs liés à la probabilité de coopération, cherchant à
dépasser le déterminisme géographique antérieur.
Daniel D. Deudney s'oppose à T.Homer-Dixon et sur l'exemple des grands barrages il déclare
déclare que ce sont des armes potentielles dans les mains d'un ennemi mais que cela crée une
situation de prise en otage mutuelle qui réduit finalement les motivations des États à employer
sécurité internationale est une chimère. Les ressources sont utilisées comme des outils ou des cibles de guerre,
comme des objectifs stratégiques pour lesquels se battre. L'intérêt croissant pour ces connections, pourtant,
reflète plus qu'un élargissement du champ universitaire des relations internationales : il montre le changement
fondamental dans la nature des menaces mondiales sur le bien-être et les relations entre les nations" (p. 21) cf.
Peter H. GLEICK, "Environment and security. The clear connections", The Bulletin of the atomic scientists, avril
1991, vol. 47, n°3, p.17-21.
358
cf. Johanna SIMEANT, "Un humanitaire «apolitique» ? Démarcations, socialisations au politique et espaces
de la réalisation de soi", dans Jacques LAGROYE (dir.), La Politisation, Paris : Belin, 2003, p. 163-196. Voir
par exemple Nancy Lee PELUSO, Michael WATTS, Betsy HARTMAN, Violent environments, Ithaca : Cornell
University Press, 2001, auusi Peter H. GLEICK, "Environment and security. The clear connections", The
Bulletin of the atomic scientists, avril 1991, vol. 47, n°3, p.17-21, Daniel D. DEUDNEY, "Environment and
security : muddled thinking", The Bulletin of the atomic scientists, avril 1991, vol. 47, n°3, p.22-28, et enfin
Peter GLEICK, "Changements de paradigmes", Courrier de la planète, 2002, vol. IV, n°70, p. 30-34].
359
Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…
360
Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 397.
361
O.c. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 403.
84
la violence pour résoudre les conflits 362 . Et l'universitaire de critiquer l'"effervescence
conceptuelle" née de la redéfinition de la sécurité nationale et de la prise en compte des
menaces environnementales 363 .
Pour Ken Conca, ce lien établi entre la violence contre nature et la violence contre l'homme,
explique pourquoi "les militants pour la paix et les activistes environnementalistes trouvent si
souvent un terrain d'entente" et pourquoi les études sur la paix se sont intéressées à
l'environnement 364 . Sur la question de la pénurie d'eau il estime que "le rôle crucial de la
structure sociale et des pratiques culturelles dans la détermination de la capacité des systèmes
naturels à faire vivre des populations humaines" est généralement ignoré 365 et préfère
envisager l'enchevêtrement de composantes mécaniques discrètes [au sens mathématique] du
monde plutôt que de se remettre au déterminisme évolutionniste.
Il reconnaît toutefois un intérêt à ces images de rareté et de sécurité qui ont su éveiller des
consciences et pousser l'inscription sur agenda. Seulement "l'invocation des métaphores
hiérarchiques, concurrentielles et finalement conflictuelles rend plus difficile d'imaginer le
monde dans lequel des structures sociales modifiées renforcent les valeurs de paix, de justice
et d'égalité. En tant que programme politique la sécurité environnementale a deux objectifs :
1.) attirer le type d'attention gouvernementale réservée normalement aux affaires qui tombent
dans le registre de la sécurité nationale, 2.) libérer des budgets de défense pour la protection
de l'environnement". En fin de compte Ken Conca conclut que "le discours sur la sécurité
environnementale semble plus apte à militariser l'environnement qu'à "verdir" le concept ou la
pratique de la sécurité" 366 .
Matthew Paterson perçoit quant à lui les problèmes environnementaux comme autant
d'opportunités de coopération : "les problèmes environnementaux sont conçus en terme
362
Daniel DEUDNEY, "Environment and security : muddled thinking", Bulletin of atomic scientists, avril 1991,
vol. 47, n°3, p. 26.
363
Cf. Art.cit. Daniel D. DEUDNEY, "Environment and security … et Daniel D. DEUDNEY, Richard
A.MATTHEW (dir.), Contested grounds. Security and conflict in the environmental politics, State University of
New York Press, 1999, 312 p. Sur la banalisation du concept de sécurité écologique voir Marie-Claude
SMOUTS, "Risque planétaire et sécurité environnementale", Esprit, mai 2001, n°274, p. 133-141.
Relève la banalisation du concept de sécurité environnementale/écologique
364
Ken CONCA "In the name of sustainability. Peace studies and environmental discourse", Peace and Change,
avril 1994,vol. 19, n°2p. 91-113 (p. 109).
365
Art.cit. Ken Conca, "In the name of sustainability… (p. 104).
366
Ken Conca, "In the name of sustainability…, p. 106.
85
d'interdépendance interétatique et ainsi analysés comme des problèmes d'action collective" 367 .
Selon cette définition "il y a peu de différence entre la dynamique des problèmes
environnementaux et celle de la coordination de l'économie mondiale, la promotion des droits
de l'homme et autres domaines où l'interdépendance entre les États génèrent des pressions
pour la coopération entre les États. (…) les promoteurs de l' approche [des régimes] fondent
l'hypothèse selon laquelle le système interétatique peut en principe répondre aux changements
environnementaux mondiaux parce que les prémisses veulent qu'il n'y a pas d'obstacles
insurmontables à la coopération dans l'anarchie de la politique internationale" 368
Yves Lacoste défend également l'idée que les grands travaux hydrauliques sont une base pour
la coopération internationale et ce dans une veine très fonctionnaliste. Pour ce géopoliticien369
ce n'est en effet "peut-être pas tout à fait utopique, [de] penser que l'instauration de ce grand
marché hydraulique dans le cadre du Moyen-Orient puisse un jour contribuer à atténuer le
conflit entre Israéliens et Palestiniens en fournissent aux uns et aux autres l'eau dont ils ont
besoin" 370 . Il explique que "les grands travaux hydrauliques peuvent contribuer à transformer
la pénurie et les risques de conflits qu'elle engendre en une entente de différents État s pour un
véritable marché international de l'eau" 371 . Le géopoliticien défend plutôt l'idée que la
question d'eau et le caractère belligène 372 lié à sa rareté n'est pourtant qu'un prétexte pour
367
Matthew PATTERSON, "Interpreting trends in global environmental governance", International Affairs,
octobre 1999, vol. 75, n°4, p. 793-802. (p. 794).
368
Art. cit. Matthew PATTERSON, "Interpreting trends…".
369
A signaler que l'approche critique de Frédéric LASSERRRE sur cette version de la géopolitique : "L'erreur de
nombre de ces "géopoliticiens" a été de croire à la possibilité de réduire l'analyse de l'actualité politique à une
axiomatique des stratégies et du rapport des hommes au territoire, à un déterminisme qui permettrait, compte
tenu de la configuration spatiale et politique d'une région, d'expliquer simplement autant les origines que le futur
d'un conflit et les intentions des acteurs. Cette prétention à la simplicité (…) découle d'une approche mécaniste
selon laquelle un phénomène procède d'une cause et la même cause entraîne l'émergence du même phénomène,
quels que soient le lieu et la société concernés" cf. Frédéric LASSERRE, Emmanuel GONON, Espaces et
enjeux. Méthodes d'une géopolitique critique. Paris : L'Harmattan, 2001 (p. 13). F. Lasserre propose une
"approche multivariée" qu'il décrit comme attentive aux représentations des acteurs cf. Frédéric LASSERRE,
L'eau, enjeu mondial. Géopolitique du partage de l'eau. Paris : Le Serpent à Plumes, 2003. Il conclut pourtant
sur le cas d'une controverse sur l'hydroélectricité au Québec qu'il s'agit de "rivalités de représentations
territoriales". (p. 422). Conclusion qui se rapproche de "l'herméneutique du sens commun" tel que définit
Bernard LAHIRE, L'esprit sociologique, Paris : La Découverte, 2005, (p. 101).
370
Yves LACOSTE, L’eau dans le monde. Paris, Larousse « Petite encyclopédie », 2003, p. 93.
371
Yves LACOSTE, L’eau …p. 112. A l'opposé voir le commentaire de Peter GLEICK "la tendance est
aujourd'hui à la démolition ou l'arrêt d'exploitation de barrages, qui soit ne servent plus à rien, soit ont causé de
sérieux dégâts écologiques. Près de 500 barrages dans le monde ont été retirés et le mouvement de restauration
des cours d'eau va croissant" Peter GLEICK, "Changements de paradigmes", Courrier de la planète, 2002,
vol. IV, n°70, p. 30-34 (p. 31).
372
"L'eau est présentée comme un enjeu primordial qui expliquerait à lui seul tous ces conflits. Pourtant une
analyse sérieuse ne doit pas dissocier la "géopolitique de l'eau" de l'ensemble des tensions géopolitiques qui
86
l'expression de rivalités plus anciennes entre États ou au sein des États, et ce sont ces rivalités
qui "s'expriment par les barrages et projets hydrauliques" 373 . Il pense que les écologistes ont
intérêt à développer cette menace de pénurie374
Il dénonce cette mode qui met la question de la pénurie de l'eau en exergue (qui correspond à
la première vague de recherches selon Pierre Le Prestre), et prend position en stigmatisant les
campagnes de résistance aux barrages, critiquant les assertions relatives à leurs effets
environnementaux et les discours anti-développement des activistes indiens 375 . Le
géopoliticien défend les barrages comme projet de développement dont il minimise les
impacts sociaux et environnementaux 376 pour en souligner les avantages face à l'effet de serre,
mais aussi le rôle de facilitateur pour la coopération 377 . Un autre contributeur du périodique
Hérodote, Jean-Luc Racine 378 souligne à son tour les excès de ce qu'il appelle "théologie de
l'environnement" et dénonce la bataille d'arguments" et "querelle d'experts" tournant autour
des barrages.
existent entre les États (…) le litige sur le débit du Tigre et de l'Euphrate étant plutôt la conséquence de raisons
géopolitiques bien antérieures à la construction des barrages du Grand Projet anatolien" (p. 91) Yves LACOSTE,
L’eau dans le monde. Paris, Larousse « Petite encyclopédie », 2003, 128 p
373
o.c. Yves LACOSTE, L'eau…p. 84
374
"alors que les écologistes prônent des mesures de stricte économie dont l'application n'est pas pour demain,
les augures d'une prétendue "hydropolitique" annoncent des "guerres de l'eau" pratiquement inéluctables qui
seraient le péril majeur du 3è millénaire" cf. Yves LACOSTE, "Géopolitique de l’eau", Hérodote, 2001, n°102,
p. 3-12.
375
Yves LACOSTE, "Géopolitique de l’eau", Hérodote, 2001, n°102, p. 3-12.
376
Lacoste note que derrière les dénonciations des écologistes des changements d'écosystème ce n'est qu'un "lac
prenant la place d'un rapide" ou "les lacs de retenue ne sont pas nécessairement des espaces répulsifs, et sur leurs
rivages s'installent nombre des habitants de l'ancien fond de vallée, qui reçoivent une aide supplémentaire pour
créer des activités nouvelles (pêche, tourisme, cultures arrosées)", art. cit. Yves LACOSTE, "Géopolitique de
l’eau…, p. 11.
377
"L'idée des grands travaux hydrauliques comme base d'une coopération internationale n'est peut-être pas tout
à fait utopique, et l'on peut penser que l'instauration de ce grand marché hydraulique dans le cadre du MoyenOrient puisse un jour contribuer à atténuer le conflit entre Israéliens et Palestiniens en fournissant aux uns et aux
autres l'eau dont ils ont besoin" p. 93 ou encore "les grands travaux hydrauliques peuvent contribuer à
transformer la pénurie et les risques de conflits qu'elle engendre en une entente de différents États pour un
véritable marché international de l'eau" p. 112 o.c. Yves LACOSTE, L'eau….
378
Jean-Luc RACINE, "Le débat sur la Narmada : l'Inde face au dilemme des grands barrages", Hérodote, 3ème
trimestre 2001, n°102, p. 73-85.
87
89
Chapitre liminaire
1. La controverse socio-technique autour du projet hydroélectrique
Gabčikovo-Nagymaros, 1977-2004
Traité de coopération mutuelle : enjeux géostratégique et intérêts corporatistes ?
Idée élaborée par les ingénieurs hydrauliques dans les années 1950, le projet de barrages
Gabčíkovo-Nagymaros n'a été entériné qu'en 1977 par un traité signé par la République
populaire de Hongrie et la République socialiste fédérative de Tchécoslovaquie. Il porte sur la
construction et le financement conjoints d’un système hydroélectrique de grande ampleur
s'inscrivant dans le cadre du CAEM (Conseil d’assistance économique mutuelle) pour
améliorer les échanges entre les deux pays frères. Le projet est prévu sur le secteur moyen du
fleuve, en plaine, là où le Danube forme un delta intérieur et marque en grande partie la
frontière entre les deux satellites socialistes. Il comprend deux séries d'ouvrages avec des
centrales hydroélectrique interdépendantes (voir la carte n°2 en annexe).
En aval de Bratislava et à quelques km du rideau de fer sont prévus un lac de retenue (60
km²), un premier ouvrage de dérivation (Dunakiliti) à cheval sur la frontière et un canal
(hauteur de 18 m) conduisant la majeure partie du débit dans une première centrale
hydroélectrique Gabčíkovo sur le seul territoire tchécoslovaque (capacité installée : 720 MW
fonctionnant en régime de pointe). Il est prévu que ce canal devienne la voie de navigation
internationale sur une quarantaine de kilomètres. A une centaine de kilomètres en aval, un
deuxième barrage est imaginé dans le coude du Danube à Nagymaros, sur le seul territoire
hongrois, pour contenir les variations de niveau d'eau liées au fonctionnement par éclusées de
la première centrale hydroélectrique et produire de l'électricité au "fil de l'eau" (capacité
installée de158 MW). Le projet prévoit également des travaux d'aménagement du lit du fleuve
et une partie de certains affluents situés entre les deux séries d'ouvrages 379 . En 1977 les
objectifs affichés sont la production d'électricité, l'amélioration de la navigation sur un secteur
379
Voir le croquis n°2 en annexe.
90
réputé difficile de cette voie d'eau internationale, le développement de l'irrigation et enfin la
protection contre les inondations.
On constate très vite des divergences entre les deux parties en terme de moyens financiers,
humains et matériels et ce dès le début des travaux, 1978 pour la Tchécoslovaquie. La
Hongrie connaît les difficultés financières et peine pour assumer un investissement aussi
massif. Elle demande des études supplémentaires pour évaluer les impacts en matière
d'environnement pour retarder le début des travaux. En 1983, l'Académie hongroise des
sciences produit un rapport critique, mais celui-ci est enterré. La République populaire de
Hongrie obtient un premier report et en 1986 signe un accord avec un consortium autrichien
pour le financement et la construction de l'ouvrage de Nagymaros dans le coude du Danube.
Le remboursement de l'emprunt est prévu sous forme de livraison d'électricité380 prévue pour
durer de 1996 à 2015.
Campagne de défense du Danube et résistance civile en Hongrie
A partir de 1980, la résistance s'organise en Hongrie contre le barrage de Nagymaros grâce à
une tolérance du régime, pourtant assez relative et changeante 381 (durcissement en 1985,
répression de certains rassemblements, harcèlement des meneurs…) 382 . Ce sont les
révélations de János Vargha, un journaliste biologiste de formation, qui lancent l'alerte (voir
figure n°18 en annexe). Ce dernier explique que le projet a été imposé par le "lobby de l'eau"
(ingénieurs hydrauliciens et Emil Mosonyi expert reconnu dans sa spécialité) dans le but
d'accroître son pouvoir au mépris de la planification centralisée. Il dénonce également les
380
Gabriel PARTOS, "Austro-Hungarian deal on Danube dam", BBC Current affairs, CARIS REPORT, 34/86,
29 mai 1984.
381
A noter cet article nuançant l'image de la Hongrie, "baraque la plus gaie du communisme" cf. Andrew
SHORT, "Liberal Hungary ?", East European Reporter, été 1985, vol. 1, n°2, p. 34-36. Voir aussi les articles de
Bill LOMAX "The dialogue breaks down" et "Harassment of opposition intensifies", Labour focus on Eastern
Europe, hiver 1984, vol. 7, n°1, p. 23-28. Bill LOMAX, "Police harassment of samizdat activists", Labour focus
on Eastern Europe, hiver 1982-83, vol. 5, n°5-6, p. 37-38.
382
Le sociologue Pierre Kende explique "Intellectuellement, la Hongrie des années 1980 avait connu la
«liquéfaction» idéologique du communisme non seulement sous l'effet de l'ouverture à l'Occident, mais aussi
sous celui de contestations venant des milieux littéraires, scientifiques et artistiques ainsi que des milieux
réformateurs à l'intérieur même du parti dirigeant". "Dès le début des années 1960, pour une plus grande liberté
dans la recherche et l'expression artistique, la lutte cintre les tabous imposés par le régime dirigeant autour de
János Kádár avaient le souci d'obtenir la collaboration des gens compétents. Peu à peu les tenants de l'idéologie
officielle assouplirent leur contrôle sur les sciences économiques, le droit, la sociologie ou les techniques de
gestion administrative, toutes disciplines considérées comme utiles pour le pouvoir.(….) Fascinés, les
observateurs occidentaux y voyaient l'esquisse d'un compromis historique durables ; ils ne se rendaient pas
compte des risques que courait un régime idéocratique, dès lors qu'il acceptait sa défaite sur le plan des idées"
Pierre KENDE, Le défi hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris : Buchet-Chastel, 2004 p. 115-149 (p. 118).
91
arrières pensées de la Tchécoslovaquie pour contrôler de cette partie de son territoire peuplée
en majorité par une population d'origine hongroise 383 . Un petit groupe informel d'intellectuels
tenu au fait par des scientifiques informés et critiques se forme à partir de 1984 (Cercle du
Danube-Duna Kör) et s'inquiète officiellement de l'absence d'évaluation des impacts
environnementaux du projet hydroélectrique. Il se préoccupe des conséquences induites par
les choix techniques et financiers qui prévalent dans ce type de chantier et met en garde contre
les conséquences négatives tant pour l'économie que l'environnement (menaces sur
l'approvisionnement et la qualité de l'eau, sur l'écosystème …).
Le Cercle du Danube diffuse le contenu de documents officiels et rapports scientifiques de
l'Académie hongroise des sciences via sa propre lettre d'informations (Duna Kör Hirei), dont
des extraits sont aussi publiés dans des samizdats hongrois comme Beszelő et diffusés à
l'étranger (Radio Free Europe/Radio Liberty, East European Reporter de Londres). Le groupe
lance des pétitions demandant l'organisation d'un référendum sur le projet puis le retrait de la
Hongrie du Traité (2.600 signatures pour la première, 124 000 signatures réunies en février
1989. Ces actions sont soutenues et font référence à des chercheurs académiciens et
professeurs universitaires), elles prennent la forme de marches de protestation (ex. février
1986 marche de protestation réprimée, des militants autrichiens sont aussi arrêtés) (voir les
figures n°6 à 9 en annexe). Le prix Nobel alternatif 384 lui est accordé au Cercle du Danube en
1985, conférant une légitimité internationale à un groupe sans existence légale en Hongrie,
contribuant à la visibilité importante à la cause de la défense du Danube (figure n°19). Une
résolution du parlement européen rédigée à l'initiative des députés verts exhorte les deux
gouvernements à annuler le projet (13 mars 1986).
Le Cercle du Danube est alors soutenu par des militants d'associations écologistes
autrichiennes (Global 2000, WWF-Autriche), des membres des partis verts germanophones
(Autriche, RFA) et dans une moindre mesure, par des membres de l'Union slovaque des
protecteurs de la nature et du paysage-SZOPK 385 . Les militants et politiciens autrichiens
dénoncent la participation des entreprises nationales et la caution financière accordée par
383
János VARGHA, "Egyre távolabb a jótól", Valoság, novembre 1981, p. 56-69 ["De plus en plus loin de ce
qui est bon"]
384
Traduction de Right Livelihood Award, qui est une récompense accordée par une fondation privée créée en
1980 par Jakob von Uexhull (écrivain germano-suédois, député européen pour le parti vert allemand, activiste
vert). Non reconnue par l'institution Nobel, le prix est accordé à des personnalités ou des associations pour "leur
travail à des solutions concrètes et exemplaires aux défis les plus urgents du monde actuel". En 1985 une somme
de 25.000 $ est accordée aux lauréats. Voir le site officiel www.rightlivelihood.se
92
l'État fédéral comme relevant du colonialisme environnemental. Les ONG apportent un
soutien logistique et pratique (techniques de communication/manifestation…), participent aux
marches de protestation et tentent de mobiliser la classe politique et l'opinion publique
autrichiennes. Les pressions sur l'Autriche et la dénonciation de sa participation sont alors l'un
des axes de la campagne contre Nagymaros pour les défenseurs hongrois du Danube. Les
opposants hongrois prennent à témoin le peuple autrichien en avril 1986 en payant un encart
publicitaire dans l'hebdomadaire Die Presse pour présenter leur point de vue et expliquer le
rôle de l'Autriche. Cette initiative est vivement condamnée en Hongrie où les journaux
officiels parlent de déformation de la vérité par des "exhibitionnistes" sans compétence
perturbant le paysage national et les relations de bon voisinage, pour satisfaire leur intérêts
particuliers 386 .
En Hongrie la critique est reste dans un premier temps sur le seul terrain scientifique et
technique et les responsables du projet 387 répondent par voie de presse en insistant sur la
viabilité économique de l'investissement, la prise en compte de la protection
environnementale et la fiabilité des études sur les risques sismiques, la pollution de l'eau...
Des propositions complémentaires sont faites pour le développement de la région affectée
(reboisement) et des rencontres sont organisées avec les responsables politiques locaux des
municipalités riveraines et les députés pour expliquer le projet. Les responsables du projet au
niveau central refuseront l'invitation de participer à la conférence internationale
d'information 388 sur Gabčíkovo-Nagymaros organisée en septembre 1988 par le WWFAutriche, le Cercle du Danube, l'IRN 389 et l'Académie hongroise des sciences (1988) 390 . Cette
conférence réunit des experts scientifiques, des intellectuels étrangers et hongrois pour
présenter les dimensions techniques (hydrologiques, géomorphologiques…) historiques du
projet et l'exemples d'aménagements hydroélectriques étrangers.
385
Association environnementale slovaque officielle créée en 1969.
"Environmental group's protest disapproved", BBC/SWB, 24 avril 1986, "Signers of anti-dam are politically
motived, self-serving", FBIS 21 mars 1986.
387
Interventions du commissaire gouvernemental en charge du projet, du directeur de la société d'investissement
OVIBER-Országos vízügyi beruházási vállalat, du directeur de l'institut de planification hydrologique, du bureau
national chargé de la gestion de l'eau…
388
A.V., "The Bős (Gabčíkovo)-Nagymaros", The new Hungarian, Quaterly, été 1989, vol. XXX, n°114, p. 134136.
389
International Rivers Network, ONG californienne créée en 1987.
390
"Conference on Gabčíkovo-Nagymaros project", BBC SWB 7 septembre 1988, "Authorities allow open
criticism of controversial dam scheme", BBC SWB, 3 septembre 1988
386
93
D'autres groupes se forment avec pour objectif exclusif ou non de s'opposer au projet
hydroélectrique. Certains se démarquent de la stratégie jugée trop modérée du Cercle du
Danube (les Bleus-Kék, Amis du Danube, clubs universitaires écologistes 391 …) ils cherchent
à diffuser les informations concernant Gabčíkovo-Nagymaros le plus largement possible.
Avec le ralliement à la défense du Danube des groupes d'opposition politique (MDF-Forum
démocratique hongrois, FIDESZ-jeunes démocrates…), des associations professionnelles
(Union des architectes, des écrivains…) et de cercles d'intellectuels 392 (Société d'amitié
Bajcsy Zsilinszky, Cercle Örley de l'Union des écrivains…) la ligne discursive
essentiellement technique jusque là, tend à se "politiser". On note ici la victoire d'une partie
des membres du Cercle du Danube qui optent pour une critique directe de la politique
économique et du traitement de la nature dans l'idéologie socialiste393 . Ces dissensions
amènent János Vargha a quitté le Cercle en juillet 1989. Le projet hydroélectrique est alors
présenté comme la grande idée des spécialistes soviétiques dans les années les plus sombres
du stalinisme, comme un "monument d'un gouvernement dictatorial" pour lequel les
considérations stratégiques prévalent (accès aux navires soviétiques aux portes de l'Occident).
Tous ces groupes forment ce que les observateurs comme les participants présenteront comme
un mouvement civil pour la défense du Danube, mais en réalité la coalition des groupes est de
courte durée 394 . Il est pourtant montré comme une illustration de la vague "verte" ("verte"
pour écologique), de la mobilisation de la société civile contre le communisme observée
391
BME Zöl Kör- Cercle vert de l'Université technique de Budapest, ELTE Természetvédelmi Klub- Club de
protection de la nature de l'Université Eötvös Loránt
392
Ignác ROMSICS, Volt egyszer egy rendszerváltás, Budapest : Rubicon-Könyvek, 2003 [Il était une fois un
changement de régime]
393
A signaler sur le contexte politique général les propos de Pierre Kende "A partir de 1987 les groupes
d'opposition commencèrent à se diversifier. Il s'avéra alors qu'il existait à tout le moins deux oppositions
différentes : une dissidence intellectuelle, dont les protestations avaient pour cible le système totalitaire, et une
mouvance nationaliste et populiste dont les préoccupations portaient avant tout sur la situation des minorités
magyares des pays voisins. La première tendait vers un changement de régime en réclamant plus de droits et de
libertés. La seconde cherchait plutôt à influencer les dirigeants en place en leur soufflant de se préoccuper
davantage des intérêts de la nation, à commencer par la défense des communautés magyares séparées de la mère
patrie [cf. signataire pétition Cercle du Danube le poète Sándor Csoóri] (…) Durant les deux ans qui ont précédé
la disparition du communisme hongroise ces deux oppositions se sont renforcées mutuellement sans pour autant
se confondre, ni même éprouver beaucoup de sympathie l'une pour l'autre. Par la suite, les gens qui les avaient
animées devinrent simultanément les fondateurs du nouveau régime et les principaux adversaires politiques en
présence" (p. 120) "A partir de 1988, il était possible d'assister, à Budapest, à des réunions semi-publiques où se
discutait la situation du pays, ainsi que des manifestations publiques qui, sans préconiser un changement de
régime, soulevaient des sujets sensibles tels que la construction d'un barrage sur le Danube ou les méfaits du
dictateur roumain Ceauşescu, que le numéro un hongrois se gardait de critiquer publiquement" (p. 122) cf. Pierre
KENDE, Le défi hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris : Buchet-Chastel, 2004 p. 115-149.
94
ailleurs dans le bloc soviétique (dans les pays baltes, en Russie, en Bulgarie…). A la fin des
années 1980, l'opposition au projet hydroélectrique danubien connaît une couverture
médiatique croissante et fait les grands titres de la presse internationale. Elle est aussi
largement relayée par les actions de Béla Lipták, un hongrois exilé de 1956, qui crée aux
États-Unis où il réside une Fondation pour la défense de l'environnement en Hongrie. Il
cherche à mobiliser la communauté des Hongrois vivant à l'étranger ainsi que le réseau
d'associations et militants américains opposés aux grands barrages, obtenant le soutien de
sénateurs américains. Béla Lipták dénonce "la monstruosité barbare" que sont les barrages et
oriente ses pressions contre l'Autriche, organisant le boycott du tourisme...
Chute du communisme et bifurcation des trajectoires : démarches unilatérales
Victoire de la démocratie avec l'abandon d'un symbole staliniste
En Hongrie, l'opposition au barrage de Nagymaros est l'une des causes (avec le sort de la
minorité hongroise de Roumanie 395 …) qui va mobiliser massivement la population à partir de
1988, plus que les thématiques jugées plus politiques comme le mouvement pour la paix 396 .
Les critiques mettent en avant la destruction de la zone humide et d'un écosystème très riche
ainsi que la menace pesant sur les ressources en eau potable. Ces arguments sont soumis au
débat au parlement et font apparaître au grand jour les dissensions internes 397 au sein du
régime hongrois sur la question de l'abandon ou la poursuite du projet hydroélectrique 398 . En
394
Création du Nagymaros Bizottság-Comité Nagymaros.
Voir par exemple les articles portant sur les groupes d'opposition hongrois cf. East European Reporter,
automne 1988, vol. 3, n°3, p. 48. A noter Alfred REISCH, "Hungary seeks to make minority rights an
international issue", Radio Free Europe/Radio liberty Situation report, Hungary/3 3 avril 1987, p. 11-16, Edith
MARKOS, "Official and dissident views in the magyar minority in Slovakia", Radio Free Europe/Radio liberty
Situation report, Hungary/5, 15 juin 1987, p. 9-12.
396
cf. Miklós HARASZTI, "The beginning of civil society : the independent peace movement and the Danube
movement in Hungary", Vladimir TISMANEANU (dir.), In search of civil society. Independent peace
movements in the Soviet bloc, New York et Londres ; Routledge, 1990, p. 71-87. Sur le mouvement hongrois
pour la paix voir les articles de Bill LOMAX, "The Hungarian peace movement" Labour Focus on Eastern
Europe, hiver 1982-83, vol. 5, n°5-6, p. 35-38.
397
George SCHÖPFLIN, Rudolf TŐKES, Iván VÖLGYES, "Leadership change and crisis in Hungary",
Problems of communism, septembre-octobre 1988, vol. XXXVII, n°5, p. 23-46. Eugene FORTINBRAS, "Kádár
packed his bags…and stayed up", East European Reporter, mars 1988, vol. 3, n°2, p. 51-54.
398
Entre le chef du Parti socialiste ouvrier hongrois Karoly Grosz qui soutient le projet et le premier ministre
Miklós Nemeth, cf. "Greens cheer, governments battle after dam project halted", BBC SWB, 19 mai 1989. Le
ministre de l'Environnement (structure créée en 1987) László Marothy est partisan du projet. "Laszló Marothy's
report on the Bős-Nagymaros barrage", BBC SWB, 12 octobre 1988 [adresse au parlement hongrois] Il finira par
démissionner en pour ne pas avoir "à retourner sa veste" sur ce projet qu'il a toujours soutenu.
395
95
1988, les réponses officielles à la contestation sociale mettent toujours en avant le coût
économique du désengagement et le gaspillage inacceptable des investissements. Dans un
premier temps la décision sera prise d'accélérer le projet (6 février 1989), mais quelques
semaines plus tard, semblant céder à la pression populaire 399 et dans un climat politique
agité 400 où une table ronde de négociations s'organise avec les opposants politiques 401 , le
premier ministre Miklós Nemeth demande la suspension les travaux pour éviter des "travaux
irréversibles" (mai et juin 1989). La Tchécoslovaque proteste et menace de demander des
compensations financières 402 et parle de situation hydrologique urgente. Le premier ministre
condamne le projet en parlant d'un "symbole d'un modèle économique dépassé et d'un
processus décisionnaire révolu" 403 , d'un "énorme fardeau pour le pays, son économie, son
environnement, l'atmopshère politique et pour les institutions" 404 . Dans une première étape il
demande l'avis des experts, ce qui est salué par la table ronde des partis et organisations de
l'opposition et porté au crédit du mouvement du Danube 405 (voir les figures n°1 à 3)
En juillet 1989 la conférence bilatérale réunissant les représentants scientifiques et techniques
de la République populaire de Hongrie et de la République fédérative socialiste
tchécoslovaque bute toujours sur la question des risques environnementaux notamment
hydrologiques et sismiques 406 décrits par les experts hongrois pour justifier une suspension du
projet.
399
Tournant marqué par le discours de Imre Pozsgay (vice-premier ministre hongrois) : "ce n'est pas juste une
question d'expert. Il n'est pas nécessaire d'être cordonnier pour indiquer l'endroit là où la chaussure blesse, que la
décision soit pour ou contre, les conséquences de la décision doivent toujours être payées par le peuple" "les
Hongrois paieront pour le projet ou pour son annulation alors il lui paraît normal de prendre en compte l'opinion
du peuple et des manifestants".
400
A noter la manifestation du 15 mars 1989 de commémoration de la révolution de 1848 et la demande de
l'opposition d'en faire un jour férié en plus du 4 avril et le départ des troupes soviétique, ainsi que la cérémonie
de ré-enterrement de Imre Nagy en juin 1989 cf. Tamás HOFER,, "The demonstration of March 15, 1989, in
Budapest : a struggle for public memory". Program on Central and Eastern Europe working Paper Series
Center for European Studies. Harvard University, n°16, 1991, 45 p.
401
"Si l'année 1989 est «l'année zéro du changement de régime», celui-ci est arrivé, par touches successives,
dans un processus où tout ce qu'il fallait pour que la transformation soit irréversible a été patiemment négocié
entre le pouvoir communiste et ses opposants" Pierre KENDE, Le défi hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris :
Buchet-Chastel, 2004, p. 115-149 (p. 123).
402
"Consequences of Danube dam building stop viewed", FBIS-EEU-89-171,6 septembre 1989.
403
Edith MARKOS-OLTAY, "Government suspends work on Nagymaros hydroelectric project", RFE/ research
Situation report, 30 mai 1989.
404
"Nemeth breifing on Nagymaros", BBC/SWB, 2 juin 1989.
405
"Hungary-Czechoslovakia. Budapest suspends dam project, angers Prague", FBIS Trends 7 juin 1989, p.1218. Le débat est repris dans la presse nationale hongroise voir l'opinion d'opposants "A Duna Kör véleménye",
Magyar Hírlap, 22 avril 1989 [L'opinion du Cercle du Danube].
406
"Czechoslovak-Hungarian specialist conference on Danube barrage project", BBX SWB, 3 août 1989.
96
La décision d'abandonner le barrage de Nagymaros est finalement validée par un vote du
parlement hongrois (31 octobre 1989) concomitamment au renversement du régime
communiste (6 octobre : abandon des principes du centralisme démocratique et de la dictature
du prolétariat ; 23 octobre 1989 proclamation de la République de Hongrie). Ce vote est
considéré comme la victoire de la mobilisation sociale, incarnant la démocratie dans laquelle
la protection de l'environnement acquiert le statut de valeur supérieure. Les opposants aux
barrages et notamment le leader du Cercle du Danube, à l'origine de l'alerte, sont désignés
comme des héros et le projet Gabčíkovo-Nagymaros est qualifié de symbole de l'irrationalité
économique destructrice du communisme. Il est clair désormais pour tout le pays que : "Des
intérêts politiques et financiers étrangers et de puissants lobbies industriels hongrois étaient
responsables
de
la
promotion
d'un
projet
absurde
économiquent
et
désastreux
écologiquement. Ces intérêts répondaient au désir de l'Union soviétique de posséder une voie
d'eau profonde permettant d'accéder à l'Allemagne de l'Ouest, au désir tchécoslovaque
d'annexer 20 km de rives du Danube et à l'intérêt de l'Autriche de recevoir un montant
considérable d'énergie en exportant la pollution consécutive à sa production" 407 .
Le premier gouvernement élu démocratiquement de Jozef Antall 408 (constitué le 16 mai 1989)
reprend l'abandon du barrage Nagymaros dans son programme politique 409 et annonce sa
volonté de renégocier le traité de 1977 avec le partenaire tchécoslovaque pour faire accepter
l'abandon du barrage Nagymaros et celui du fonctionnement en régime de pointe de la
centrale hydroélectrique de Gabčíkovo. En Hongrie, l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros est
désormais traitée par les diplomates et les juristes et non plus les techniciens et les
bureaucrates 410 . Il est décidé que le site de Nagymaros doit être réhabilité et la zone de
Gabčíkovo est incluse dans un schéma transfrontalier de protection de la nature.
407
Győrgy KRASSO, "Hungarian blues", Index on censorship, 1989, n°6-7, (p. 63-66).
Qualifié de «gouvernement des professeurs», il a adopté une "position combative quant au sort des
communautés magyares des pays voisins" cf. Pierre KENDE, Le défi hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris :
Buchet-Chastel, 2004, p. 115-149
409
Hungary's national renewal program. The first three years (1990-1992) of the Republic, Budapest, septembre
1990.
410
Sur l’idée de refonte de l'idée de «protection de l'environnement»" Samuel DEPRAZ, Adám KERTESZ,
"L'évolution de la notion de protection de l'environnement en Hongrie. Analyse géographique et sociale à partir
de l'exemple des parcs nationaux hongrois", Annales de Géographie, 2002, n°626, p. 419-430.
408
97
Barrage comme symbole de l'indépendance slovaque
Après le renversement du communisme en Tchécoslovaquie 411 , les responsables politiques
pragois laissent tout d'abord entendre qu'une renégociation du traité de 1977 est possible 412 et
soutiennent l'idée d'un parc naturel transfrontalier. Seulement la question de la poursuite du
projet Gabčíkovo-Nagymaros est rapidement investie d'intérêts fondamentaux à Bratislava. A
l'inverse de ce qui se passe en Hongrie, le projet hydroélectrique est amené à incarner
l'indépendance politique et économique slovaque.
Le symbole est mobilisé dans différents domaines. Tout d'abord dans l'organisation des forces
politiques au niveau fédéré-slovaque marquée par des luttes intenses413 , l'éviction puis le
retour en force de Vladimir Mečiar 414 . Une alliance d'intérêts politiques, économiques et
bureaucratiques favorable à la poursuite du projet s'impose rapidement 415 . Le symbole est
également présent dans les rapports avec la minorité hongroise de Slovaquie ; c'est un
argument dans une rhétorique nationaliste désirant prouver les arrières pensées irrédentistes
de la Hongrie dans cette affaire et discréditer les forces politiques hungarophones dans le
pays 416 .
411
John K. GLENN, "Competing challengers and contested outcomes to state breakdown : the Velvet revolution
in Czechoslovakia", NY University, Social forces, vol. 78, issue 1. septembre 1999 (p. 187-211). Voir aussi
Elena MANNOVA, A concise history of Slovakia, Bratislava : Sloval Electronic Press, 2000 p. 278-295 le
chapitre sur la dictature communiste en Slovaquie, p. 296-305 « de la Tchéco-slovaquie à la République
slovaque ».
412
Cf. Alfred REISCH, "The Gabčíkovo-Nagymaros project : a wasteland awaiting the fruits of political
change", RFE/Report on Eastern Europe, 26 janvier 1990, vol. 1, n°4, (p. 25-29).
413
Voir Antoine MARES, "Tchèques et Slovaques à la recherche d'un État", Revue des deux mondes, mai 1993,
p. 62-7.
414
Voir notamment Carol LEFF SKALNIK, "Dysfunctional democratization ? Institutional conflict in postcommunist Slovakia", Problems of post-communism, septembre-octobre 1996, vol. 43, n°5, 36 p. Voir aussi
Sharon FISHER, "Slovakia : the first year of independence", RFE/RL Research Report, vol. 3, n°1, 7 janvier
1994, p. 87-91. Voir aussi Etienne BOISSERIE, "L'existence étatique, une fin en soi ?", Regards sur l'Est, maijuin 2000, n°21.
415
Sur la politique de privatisation de Vladimir Mečiar et ses scandales, voir Ivan MIKLOS, "Economic
transition and the emergence of a clientalist structures in Slovakia", dans John GOULD, Sona SZOMOLANYI
(dir.), Slovakia : problems of democratic consolidation and the struggle for the rules of the game, Columbia
International Affairs online, 1997 www.ciaonet.org (chap.3). Sur la première éviction de Vladimir Mečiar voir
Jan OBRMAN, "Slovak politican accused of secret police ties", RFE/RL Research Report, avril 1992, vol. 1,
n°15, 10 avril 1992, p. 13-17. Sur son retour en 1993 et les tractations politiques voir : Milan NIC, Jan
OBRMAN, Sharon FISHER, "New Slovak government : more stability ?", RFE/RL Research Report, 26
novembre 1993, vol. 2, n°47, p. 24-30. Voir aussi Sharon FISHER, "New Slovak governmen formed after
Mečiar's fall", RFE/RL Research Report, 1 avril 1994, vol. 3, n°13, p. 7-13. Voir enfin Martin BUTORA, Zora
BUTOROVA, Tatiana ROSOVA, "The hard birth of democracy in Slovakia : the eighteen months following the
'tender' revolution", The Journal of communist studies, décembre 1991, vol. 7, n°4, p. 435-459.
416
Voir Etienne BOISSERIE, "Tensions dans la coalition gouvernementale et problème magyar en Slovaquie",
La Nouvelle Alternative, 2001, vol. 16, n°55, p. 106-120.
98
L'avenir du projet hydroélectrique est enfin l'une des pierres d'achoppement dans les relations
au sein de la fédération 417 . Pour les partisans de la séparation de la Tchécoslovaquie, le projet
incarne le caractère irréconciliable des intérêts 418 en matière de politique économique et
sociale qui conduit à la séparation de la République fédérative tchèque et slovaque (entérinée
le 1er janvier 1993 419 ). Les responsables politiques slovaques (gouvernement provisoire puis
premières élections en 1991) expliquent que c'est une question d'indépendance économique,
qu'elle cherche avant tout à assurer son autosuffisance énergétique et à améliorer la
navigation.
Le symbole est enfin activé dans les relations diplomatiques avec la Hongrie dominées par la
question du statut de la minorité hongroise de Slovaquie. L'agenda est occupé par les
politiques slovaques qualifiées de discriminatrices par Budapest 420 (désignation du slovaque
comme langue "mère", redécoupage administratif, suppression de la double signalétique…) et
est bousculé par les déclarations "nationalistes"des deux camps 421 .
Les négociations bilatérales se poursuivent 422 , Jozef Vavroušek, ministre fédéral de
l'Environnement, s'est lancé dans une opération de conciliation et pourtant le gouvernement
de coalition slovaque de Jan Carnogurski (avril 1991-juin 1992) opte en juillet 1991 pour la
poursuite unilatérale de la partie supérieure du complexe hydroélectrique Gabčíkovo avec la
417
Sur la politique étrangère slovaque au sein de la Tchécoslovaquie voir Jan OBRMAN, "Uncertain prospects
for independent Slovakia, RFE/RL Research Report, 11 décembre 1992, vol. 1, n°49, p. 43-48. Sharon FISHER,
"Slovakia's foreign policy since independence", RFE/RL Research Report, 10 décembre 1993, vol. 2, n°49,
p. 28-34.
418
A noter la menace de démission lancée à l'octobre 1992 par le gouvernement fédéral tchécoslovaque face à
son incapacité à influer sur la question du détournement du Danube Cf. "Conflict over dam threatens Prague",
New York Times, 28 octobre 1992.
419
Dušan KOVÁČ, "La séparation de la fédération tchéco-slovaque : toujours plus de mythes que d'analyses",
La Nouvelle Alternative, printemps-été 2003, vol. 18, n°58, p. 35-41.
420
Voir Edwin BAKKER, "Minority conflicts in Slovakia and Hungary", Thesis Rijks- universiteit Groningen.
Capelle a/d Ijssel, Labyrint Publication, 1997, 279 p.
421
A signaler l’allocation d'investiture de József Antall qui déclare "être –dans son âme- le premier ministre de
15 millions de Magyars" alors que la Hongrie ne comptait que 10,5 millions d'habitants ". Voir les réactions :
Stephen ENGELBERG, Judith INGRAM, "Now Hungary adds its voice to the ethnic tumult", The New York
Times, 25 janvier 1993, Tony BARBER, "Tension over Hungarians abroad", The Independent, 11 janvier 1993.
A noter la polémique autour des déclarations nationalistes du politicien hongrois István Csurka, représentant
d'une ligne d'extrême droite cf. East European Reporter, nov-décembre 1992, voir sur ce sujet Judit INGRAM,
"The resurgent right", Uncaptive minds, automne 1992, vol. V, n°3, p. 89-93 ; J.F. BROWN, "A challenge to
political values", RFE/RL Research Report, 9 octobre 1992, vol. 1, n°40, p. 23-29 ; Judith PATAKI, "Istvan
Csurka's tract : summary and reactions", RFE/RL Research Report, 9 octobre 1992, vol. 1, n°40, p. 15-22 et
István CSURKA, "If we don't break out, we'll be wiped out", East European reporter,septembre-octobre 1992,
p. 47-48. A noter enfin Antonela CAPELLE-POGACEAN, "Hongrie/Roumanie : rivalités et synergies dans la
marche vers l'Europe", Politique étrangère, hiver 1996-97 n°4, 61ème année, p. 653-866.
422
Cf. Peter MARTIN, "The Gabčíkovo-Nagymaros dam dilemma", RFE/Report on Eastern Europe, 16 août
1991, p. 6-11.
99
construction d'une Variante C (voir la carte n°3 en annexe). Cette décision est imposée après
l'examen par des commissions d'experts de différentes options (de A à F allant de l'abandon
total du projet à la reprise conjointe avec la Hongrie). Elle s'oppose cependant aux
conclusions d'experts hydrauliciens tchèques et slovaques (colloque de janvier 1991). L'option
est aussi condamnée par le comité environnemental du parlement slovaque qui conditionne la
mise en chantier de la Variante C à 19 clauses (résolution du 25 juin 1991). Le Comité
proposera en vain en janvier 1992 une modification de l'ouvrage pour trouver un compromis
avec la Hongrie. Ces résolutions et les efforts du ministre slovaque de l'Environnement pour
dénoncer l'illégalité des travaux, sont sans effet et les agences d'État qui ont géré l'affaire,
bénéficiant d'une large impunité.
L'argument officiel mis en avant, est que les travaux sont trop avancés et que les pertes
occasionnées par un abandon sont trop élevées. Appelée Variante C ou encore "solution
provisoire" (dans l'attente du re-engagement de la Hongrie), ces travaux visent à remplacer
l'ouvrage de dérivation de Dunakiliti (dont les travaux ont été suspendus par les Hongrois),
par un ouvrage situé en amont (à Čunovo) pour détourner les eaux du Danube avant que le
fleuve ne devienne mitoyen et faire fonctionner la centrale hydroélectrique de Gabčíkovo. Le
chantier débute en septembre 1991.
Le projet est géré par les mêmes sociétés d'État , scientifiques et d'ingénieurs que par le passé
parmi lesquels certaines personnalités s'imposent comme les promoteurs les plus actifs avec le
soutien des gouvernements successifs (Julius Binder directeur de l'entreprise nationale
Vodohospodarska Vystavba-VV chargée de l'investissement, Miroslav Liška ingénieur
hydraulicien, Igor Mucha professeur en hydrogéologie) (Figure n°27). L'expertise scientifique
et l'avancée technologique sont présentés comme autant d'objection solide aux "mensonges
fallacieux" des écologistes et à la "politisation artificielle" de problèmes que la technique peut
résoudre facilement. Le président du Parlement slovaque Ivan Gasparovic dit "il faut laisser
les scientifiques et les techniciens réfléchir à la manière d'obtenir l'équilibre le plus efficace
entre la terre et cet objet technologique" 423 . On objecte aux considérations politiciennes qui
ont mené à l'abandon du projet et à sa diffamation 424 sur la base du droit international et des
"principes humanistes du projet".
423
"Gasparovic letter on Gabčíkovo dam project", FBIS-EEU-93-050, 17 mars 1993.
Juraj KRÁLIK, "Birth of the agreement. Comment of a diplomat", dans Olga VAVROVÁ, Gabčíkovo,
Bratislava : Vydala Národná Obroda, avril 1993, p. 12.
424
100
Campagne Stop Gabčíkovo : la résistance slovaque
Dans le même temps, une résistance se forme en Slovaquie au niveau local autour de la
municipalité de Šamorín directement concernée par les ouvrages hydrauliques. En décembre
1989, une première manifestation rassemblant des opposants hongrois et tchécoslovaques est
organisée sur le site de Gabčíkovo. S'inscrivant dans la vague de démocratisation, la
résistance dénonce les risques des barrages pour la sécurité des habitants vivant à proximité
du canal de dérivation dont on craint la rupture. Une campagne appelée "Stop Gabčíkovo" est
organisée avec le soutien de quelques écologistes issus de l'Union slovaque des protecteurs du
paysage et de la nature 425 et surtout celui d'Alexandre Zinke du WWF-Autriche. On organise
une chaîne humaine en mai 1991 et crée une association du nom d'Eurochain-Initiative
citoyenne, un concert rock, et enfin il est décidé d'occupé le chantier de la Variante C du 3
juillet-8 août 1991. Le site sera finalement libéré manu militari (voir la figure n°20).
L'opposition locale reçoit le soutien des maires des municipalités hungarophones de cette
région slovaque 426 .
Béla Lipták participe également à cette campagne en organisant des actions de protestation,
diffusant des informations dans la presse américaine. Il dénonce l'action unilatérale slovaque
qui va "priver le Danube de ses poumons", le transformer en "égout à ciel ouvert" et marquer
la "fin de tout espoir de réconciliation entre Slovaques et Hongrois". Les opposants slovaques
prennent toutefois leur distance par rapport à cette personnalité et son discours nationaliste. Il
déclare qu'il s'agit de "la grande Slovaquie" en train de se construire et parle d'"holocauste
environnemental" 427 . Il entre en confrontation directe avec les responsables de la Variante C
qui dénoncent des manœuvres politiques.
Les arguments des opposants du barrage sont jugés comme fallacieux, leurs auteurs
discrédités comme participant d'une "entreprise de destruction de l'économie slovaque" et
425
cf. Ann WARD, "young nature enthusiast on trial", East European Reporter, hiver 1986, vol. 1, n°4, p. 38-39.
Edith OLTAY, "Hungarians in Slovakia organize to press for ethnic rights", Report on Eastern Europe, 1er
juin 1990, p. 21-27 “maintenant la minorité hongroise a la possibilité d’exprimer ses préoccupations et d’établir
ses propres organisations culturelles et groupes d’intérêts politiques", (p. 21). Voir surtout Iván GYURCSIK,
James SATTERWHITE, "The Hungarians in Slovakia", Nationalities Papers, 1996, vol. 24, n°3, p. 509-523,
Darina MALOVA, "The development of Hungarian political parties during the three election cycles (1990-1994)
in Slovakia", dans Sonya SZOMOLANYI, Grigorii MESEZNIKOV (dir.), Slovakia : parliamentart elections
1994, causes, consequences, prospects. Bratislava 1995 Slovak political science association, F.Ebert Foundation,
Viera BACOVA, "Slovaks and the Hungarian minority living in Slovakia : who attacks and who defends ?",
dans Thanasis D.SFIKAS, Christopher WILLIAMS (dir.), Ethnicity and nationalism in East Central Europe and
the Balkans, Aldershot : Ashgate, 1999, p. 143-167.
426
101
"ennemis de la Slovaquie" travaillant pour le compte de l'étranger c'est-à-dire pour la
Hongrie 428 . Des campagnes de communication faisant la promotion de la Variante C insistent
sur la dimension identitaire de l'opposition, sur "l'inéluctabilité et l'urgence de la construction"
des ouvrages désormais présentés comme une nécessité écologique 429 (voir les figures n°3134)
Négociations bilatérales, médiation européenne et ingérence non-gouvernementale
La Variante C sera considérée dans un premier temps comme un "tigre de papier" par les
experts du Danube (ex militants anti-Nagymaros) et la réaction hongroise officielle tarde à
venir. Dans un premier temps et face au refus opposé à sa proposition de modification du
Traité de 1977, le gouvernement hongrois décide de l'abroger de manière unilatérale (décision
entrée en vigueur le 25 mai 1992) arguant des dommages environnementaux irréversibles
causés au Danube et à la région riveraine 430 . Le premier ministre hongrois József Antall
dénonce la violation du traité de paix de 1947 qui fixait la frontière au milieu du chenal
navigable, et celle de la souveraineté territoriale car le projet tchécoslovaque aboutit au
contrôle unilatéral des eaux du Danube. Il met en avant les menaces pesant sur
l'approvisionnement en eau de 5 millions de personnes. Il s'agit pour certains écologistes
d'une véritable agression écologique et d'une priorité inacceptable accordée aux intérêts
économiques de court-terme sur la préservation de ressources naturelles vitales 431 .
Une campagne de protestation est organisée par les écologistes hongrois 432 , des démarches
sont entreprises par le gouvernement auprès des institutions multilatérales ; des courriers sont
envoyés aux dirigeants politiques et religieux occidentaux et au secrétaire général de l'ONU
Boutros Boutros Ghali, pour obtenir leur soutien. L'attention est attirée sur la présence de la
minorité hongroise et les politiques discriminatoires slovaques, sur la dimension des droits de
l'homme de l'affaire. Le ministre des Affaires étrangères hongrois appelle la CSCE à lancer
une procédure d'urgence résolution des conflits alors que des rumeurs, rapidement démenties,
427
Béla LIPTÁK, "West and East, dams threaten environment", New York Times [courrier des lecteurs], 31
décembre 1992.
428
Déclaration de Julius Binder, cf. "Official calls Gabčíkovo opponents paid agents", FBIS-EEU-92-188, 28
septembre 1992.
429
Július HANDŽÁRIK, "Clara pacta-boni amici. Les bons comptes font les bons amis", Europa Vincet
(Bratislava), 1997, n°3, p. 38-43.
430
Karoly OKOLICSANYI, "Hungary cancels Treaty on Danube dam construction", RFE/RL Research Report,
26 juin 1992, vol. 1, n°2, p. 46-54.
431
András LANYI, "Hungary : a case of ecological aggression", Transitions, juin 1997, vol. 4, n°1, p. 92-95
102
parlent de possibilité de confrontation militaire 433 . La Hongrie demande également la
médiation de la Commission du Danube 434 et exerce des pressions sur le Conseil de l'Europe
pour conditionner l'adhésion de la Slovaquie au respect du droit des minorités. Le premier
ministre hongrois J.Antall relève, dans un discours prononcé pour l'inauguration du canal
Rhin-Main-Danube en septembre 1992, le climat de guerre civile qui règne dans la région et
le danger d'instrumentalisation des tensions sociales 435 .
En Slovaquie Julius Binder dénonce l'abrogation unilatérale du Traité de 1977 par la Hongrie
et l'arrêt des travaux qui vise selon lui à "endommager l'économie slovaque et a exacerbé les
tensions avec la minorité hongroise" et à créer de l'instabilité pour mener une politique
d'autonomie pour la minorité et restaurer par la suite l'empire hongrois" 436 .
La médiation organisée par la Commission européenne en 1992 échoue quand la partie
slovaque, en violation de l'engagement pris par le représentant tchécoslovaque à Londres,
procède au détournement du Danube (23-27 octobre 1992) et ce, à quelques semaines de la
séparation de la Tchécoslovaquie (31/12/1992). Les condamnations sont vives.
Après le détournement du Danube, les Slovaques contrôlent les eaux du Danube et sa
répartition entre le canal de dérivation et le lit originel (Figues n°15). La commission
européenne envoie des missions d'étude composées d'experts indépendants pour évaluer la
situation (novembre 1992, mai 1993). La Hongrie et la Slovaquie signent sous ses auspices un
432
"Gabčíkovo dam opponents to protest and appeal to world public", MTI Econews, 2 octobre 1992.
Karoly OKOLICSANYI, "Slovak-Hungarian tension : Bratislava diverts the Danube", RFE/RL Research
report, 11 décembre 1992, vol. 1, n°49. Voir par exemple cette présentation des faits “Du point de vue hongrois,
les causes réelles de tension et l’éventualité d’un conflit ne résultent pas des revendications des minorité mais de
l’absence de démocratie en Slovaquie et de la difficulté à obtenir un accord sur le statut des minorités nationales
en Slovaquie " (p. 26) cf. Alfred A. REISCH, "The difficult search for a Hungarian-Slovak accord", RFE/RL
Research Report, 23 octobre 1992, vol. 1, n°42, p. 24-31.
434
Organisation intergouvernementale établie à la suite de la Convention de Belgrade dont l'objectif est de
garantir la libre navigation. Elle a essentiellement des compétences techniques et juridiques.
435
"Rhine-Main-Danube channel opening. Antall's speech", MTI Econews, 25 septembre 1992. Voir aussi Alfred
A.REISCH, "Slovakia's minority policy under international scrutiny", RFE/RL Research Report, 10 décembre
1993, vol. 2, n°49, p. 35-42 ; Alfred A.REISCH, "Hungarian coalition succeeds in Czechoslovak elections",
RFE/RL Research Report, 26 juin 1992, vol. 1, n°26, p. 20-22 ; Alfred A.REISCH, "Hungarian-Slovak
relations : a difficult first year", RFE/RL Research Report, 17 décembre 1993, vol. 2, n°50, p. 16-23 ; Sharon
FISHER, "Meeting of Slovakia's Hungarians causes stir", RFE/RL Research Report, 28 janvier 1994, vol. 3, n°4,
p. 42-47.
436
Cité par Nicholas DENTON, Anthony ROBINSON, "Danube dam threatens to open floodgates of hostility :
an explosive project", Financial Times, 29 octobre 1992. Voir aussi Julius BINDER, "Here is the waterwork. Let
it serve and bring benefit", dans Olga VAVROVÁ, Gabčíkovo, Bratislava : Vydala Národná Obroda, avril 1993,
p. 37-38 , voir enfin Julius BINDER, "An open letter", Europa Vincet (Bratislava), 1992, vol. 14, n°6, p. 12.
433
103
accord de compromis 437 en avril 1993 pour porter l'affaire devant la Cour internationale de
justice onusienne à La Haye (CIJ).
Après le détournement du Danube du 23 octobre 1992…
Alors que l'affaire est portée devant la justice internationale et que les pays préparent leurs
défenses, du côté slovaque les travaux d'aménagement se poursuivent jusqu'en 1996 sur le
barrage de dérivation et sur la rive gauche du delta où est mis en place un système
d'approvisionnement artificiel en eau. L'ouvrage principal qui est le barrage de dérivation de
Čunovo est inauguré en grande pompe en août 1996 par une messe célébrée par un prêtre
catholique connu par ses affinités avec les nationalistes (Anton Hlinka). L'aménagement
hydraulique de Gabčíkovo est présenté dans les brochures comme un projet de sauvetage du
delta intérieur du Danube apportant des profits économiques et des bienfaits à
l'environnement 438 (Figure n°26).
Les porte-parole s'emploient à démontrer que les prétendues prophéties catastrophiques n'ont
pas été exaucées et que l'argumentaire environnementaliste relève de la propagande (Figure
n°31 et 32). Des visites du site sont organisées en Slovaquie pour démontrer que depuis
octobre 1992 la nature est plus verte que jamais 439 . Ils parlent des gains pour la population
riveraine par rapport à la protection contre les inondations. La survie de l'écosystème serait
désormais garantie par la gestion artificielle de l'eau 440 , palliant à la dégradation inexorable du
fleuve causée en grande partie par les barrages situés en amont (Allemagne et Autriche) et des
interventions antérieures.
437
Accord de compromis du 7 avril 1993 posant à la Cour internationale de justice de répondre à trois questions :
1. La Hongrie était-elle en droit de suspendre puis d'abandonner en 1989 les travaux relatifs à Nagymaros et à la
partie du projet de Gabčíkovo ? 2. La République fédérative tchèque et slovaque était-elle en droit de recourir à
la "solution provisoire" et de la mettre en service ? 3. quels sont les effets juridiques de la terminaison du traité
de 1977 par la République de Hongrie ?
438
Vojetch HRASKO, "Aménagement hydraulique de Gabčíkovo – sauvetage du delta intérieur du Danube",
Bratislava : Kasico s.a., 1993, voir aussi la brochure Hydroelectric system Gabčíkovo-Nagymaros. Development
of the Slovak-Hungarian section of the Danube, Bratislava, mars 1995.
439
Fred PEARCE, ,"Rising water drowns opposition to Slovakia's dam", The New Scientist, 16 juillet 1994,
vol. 143, n°1934, et Fred PEARCE, "Dam truths on the Danube", The New Scientist, 17 septembre 1994, vol. ,
n°143 (1943) p. 27-31.
440
Julius BINDER, "Gabčíkovo : the case for", East European reporter, sept-octobre 1992, vol. 5, n°5, p. 76-78.
"Les tests scientifiques ont démontré la résistance du barrage. Les défauts qui peuvent exister seront éliminés
avec le temps et ne sont pas une menace pour la population. Les revendications [des opposants] ignorent les
bénéfices du projet dont la région profite déjà. L'infrastructure technique a commencé à s'améliorer et permettra
le développement futur de la région comme centre de vacances qui créera des emplois pour les locaux. La région
a un excellent potentiel pour un développement rapide" (p. 78)
104
Restée mobilisée après le détournement du Danube qui a marqué pour les militants antibarrage l'échec de la campagne Stop Gabčíkovo, la section autrichienne du WWF dénonce la
disparition de la forêt alluviale (écosystème précieux) et les transformations hydrologiques en
cours 441 . Revendiquant sa bonne connaissance de l'affaire (depuis 1986), sa "grande
compétence" et sa "responsabilité", la représentation de l'ONG internationale continue de faire
des recommandations "dans le but de prévenir la destruction progressive et totale de cette
zone humide et développer à long terme une solution qui ne nuise pas à l'environnement
danubien" 442 . Son engagement jugé trop personnel personnel fait l'objet de critiques au siège
international du WWF à Gland en Suisse 443 . Après avoir pris de connaissance du rapport
d'évaluation scientifique slovaque qui infirme toute catastrophe environnementale, le directeur
du programme Europe (Magnus Sylven) fait amende honorable et présente ses excuses aux
autorités slovaques à l'été 1994, reconnaissant la validité des arguments des promoteurs et ses
impacts positifs 444 .
Le WWF-Autriche maintient que l'hydrologie a été profondément perturbée et que la
biodiversité de la plaine alluviale a subi des dommages considérables (Figure n°23 et 25). Le
coordinateur du programme A. Zinke engage la rédaction d'un mémoire amicus curiae (ami
de la Cour) 445 en collaboration avec des ONG américaines 446 (spécialistes des questions de
fleuves et associations spécialisées dans les questions juridiques) qui expose à titre consultatif
leur point de vue, à la CIJ.
Sur le plan diplomatique, dans le cadre de leur politique d'adhésion à l'Union européenne et à
l'OTAN 447 , les premiers ministres slovaque Jozef Moravčik (mars-octobre 1994), Gyula Horn
en Hongrie (1994-98) optent ouvertement pour la réconciliation 448 . Un traité bilatéral d'amitié
441
Alexandre ZINKE, Emil DISTER (dir.), , "Save the Danube NOW", Déclaration du WWF, 1994.
Art.cit. Alexander ZINKE, Emil DISTER, "Save the Danube NOW.
443
Daniel SCHACHT, Lori POTTINGER, "Devastating the Danube and Drave with dams", World Rivers
Review, janvier 1996.
444
Fred PEARCE, "Rising water drowns opposition to Slovakia's dam", New Scientist, 16 juillet 1994, vol. 143,
n°1934, p. 8 et suivantes.
445
Greenpeace international, Natural Heritage Institute, International Rivers Network, Human Rights AdvocateUSA, Sierra Club Legal Defense Fund-USA, WWF-Suisse, SZOP-Slovaquie, Slovak Rivers Network, NGO
memorial on legal and scientific issues, mai-juin 1995, présenté par la Hongrie à la CIJ le 29 juin 1995.
446
Natural Heritage Institute, International River Network, Human Rights Advocate, Sierra Club Legal Defense
Fund-USA.
447
Sylvie KAUFFMANN, "Washington presse les pays d'Europe centrale de régler leurs différends", Le Monde,
17 mars 1995. Voir aussi Laure NEUMAYER, "L'Union européenne vue d'Europe centrale et orientale", La
Nouvelle alternative, mars 1998, n°48, dossier spécial p. 3-37.
448
"Foreign minister views relations with Slovakia", FBIS-EEU-94-115, 4 août 1994. Martin PLICHTA, "La
visite du premier ministre hongrois en Slovaquie. Budapest et Bratislava cherchent à régler leur contentieux", Le
442
105
est signé le 19 mars 1995 mais vidé de toute substance lors du processus slovaque de
ratification. Vladimir Mečiar, nouvellement réélu, noue alliance pour son 3ème gouvernement
avec le parti nationaliste slovaque et imprime une reprise en main du régime 449 .
La tension entre les deux pays reste importante et la question des barrages est toujours
considérée comme l'un des contentieux régionaux les plus graves. En Hongrie, la désignation
de Gyula Horn comme premier ministre qui marque l'arrivée du parti socialiste hongrois
(MSZP) au pouvoir 450 , mobilise à nouveau les écologistes et notamment le groupe de défense
du Danube créé après 1989 (la Charte du Danube) ouvertement anti-communiste. Ces derniers
pensent que ces ex-communistes vont pousser à la reprise du projet. Ils craignent qu'il ne
devienne une carte pour un marchandage de l'amélioration du sort de la minorité et qu'un
accord ne soit conclu avant que la Cour internationale de justice n'ait jugé l'affaire. Ils
réactivent le réseau de soutien pour la gestion durable des fleuves et rivières.
Accords bilatéraux, prise de parole des collectivités locales et initiatives individuelles
Sur l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros et suivant les recommandations de la Commission
européenne, un accord dit de "restitution de l'eau" est signé par les deux États le 19 avril 1995.
Il comporte des mesures techniques temporaires dans l'attente du jugement de la CIJ pour
augmenter le débit des eaux dans le lit originel du Danube et sa distribution dans les bras
annexes du fleuve qui sont les deux points les plus problématiques depuis le détournement
(Voir figure n°17).
Le Cercle du Danube et la Charte du Danube s'opposent aux mesures techniques temporaires
qui rompent le statu quo souhaité en matière de gestion de l'eau dans le Szigetköz 451 . Le refus
de toute intervention est considéré comme une condition nécessaire dans leur revendication
du retour des eaux du fleuve dans le lit principal. Une adaptation à la situation de pénurie
reviendrait implicitement à reconnaître la Variante C. Ce point de vue est contesté par les
maires des municipalités riveraines du Szigetköz qui commencent à intervenir à la faveur de
Monde, 9 août 1994. Voir aussi Emma TOLEDO LAREDO, "Le poids des minorités hongroises dans les
relations internationales de la Hongrie", Transitions, 2/1996, vol. 37, p. 79-125.
449
"Mečiar, magyars and maps", The Economist, 19 août 1996, vol. 340, n°7978, p. 38-39 ; "Tongue-tied", The
Economist, 13 septembre 1997, vol. 344, n°8034, p. 54-55. Voir aussi Carol SKALNIK LEFF, "Defining
Slovakia : Slovaks, Hungarians, and identity-security politics in international context", Occasional papers,
Université du Missouri, Center for international studies n°9704 avril 1997.
450
A signaler les changements dans la politique étrangère hongroise, voir par exemple Gusztáv MOLNAR, "A
turning point in foreign policy", The New hungarian quarterly, printemps 1996, vol. 37, n°141, p. 72-81.
106
la réforme du système local et autonomie des collectivités locales452 . Affirmant leur voix au
chapitre, ils contrecarrent l'influence des écologistes de la capitale et demandant la mise en
place de solutions techniques de compensation pour la baisse du niveau de l'eau dans le lit du
Danube et son bras principal (Mosoni Duna) 453 . La question de la réhabilitation de la région
devient progressivement un enjeu de politique locale qui s'inscrit dans le cadre d'une réflexion
sur le développement économique régional, notamment touristique.
Les écologistes défendent une autre vision de la situation autour de Gabčíkovo qui contraste
avec la revendication de leur homologues hongrois pour le partage si ce n'est la restitution des
eaux du Danube. Ces premiers soulignent des dangers périphériques qui menacent la région
de Gabčíkovo : l'abattage extensif de la forêt alluviale, le développement de la monoculture
forestière, la multiplication des sources de pollution (industrielle, agricole, humaine…) et un
développement immobilier et touristique illégal. Le barrage n'est donc plus l'objectif central
des actions concernant cette région motivées par la protection de la biodiversité, la promotion
des nouvelles zones protégées, une gestion forestière durable. L'objectif des écologistes est la
promotion de zones naturelles protéges, le développement d'une gestion forestière durable.
Béla Lipták continue à organiser pendant quelques années une marche de commémoration du
détournement du Danube. En juillet 1994 il diffuse son Plan de compromis pour résoudre le
conflit (Voir figure n°21). Le WWF propose en septembre 1995 une autre solution de
réhabilitation qui repose principalement sur le rétablissement d'un régime dynamique de l'eau.
451
V.F., "Környezetvédők akciókra készülnek", Magyar Nemzet, 3 février 1995 ["Les écologistes se préparent à
l'action"].
452
Marie-Claude MAUREL, "La naissance de nouveaux acteurs sociaux sur la scène locale", Revue d'études
comparatives Est-Ouest, décembre 1994, n°4, p. 131-145. Marie-Claude MAUREL (dir.), Recomposition de
l'Europe médiane, Paris : SEDES, 1997. Edith LHOMEL, "Nouvelles politiques de développement régional", Le
Courrier des pays de l'Est, août-septembre 1998, n°432, p. 3-22. Voir aussi Kenneth DAVEY, "Hungary into the
second reform", dans John GIBSON, Philip HANSOON, Transformation from below : local power and the
political economy of post-communist transitions, Cheltenham, Brookfield : Edward Elgar, 1996 (p. 115-127).
Kenneth DAVEY, "Local government in Hungary", dans Andrew COULSON, Local government in Eastern
Europe. Establishing democracy at the grassroots, Cheltenham, Brookfield : Edward Elgar, (p. 57-75). Voir
aussi Marie-Christine KESSLER, "Modes et modèles de transformation de la gestion publique", Politiques et
management public, mars 1996, vol. 14, n°1, p. 5-18
453
Sur les négociations du ministre de l'Environnement avec les maires du Szigetköz voir J.E, "Kísérlet a
Szigetközben", Uj Magyarország, 2 septembre 1003 [Expérience à Szigetköz], János BERCSI, "Mégis
megkezdődik a Mosoni-Duna vízmgosztása", Magyar Hírlap, 12 juillet 1993 [Le partage des eaux pour le
Mosoni-Duna commence tout de même], Juliana SZEKELY, "Sziget-közjaték", Magyar Hírlap, 12 juillet 1003
[Jeux de société à Szigetköz]. Voir aussi "Dispute over Danube dam threatens Hungarian wetlands", New York
Times, 11 juillet 1993.
107
Jugement de La Haye : gérer l'après septembre 1997
Le jugement de la CIJ rendu le 25 septembre 1997 454 met fin à cinq années de procédure sans
apporter toutefois de solution claire, les torts étant partagés, les deux parties revendiquent
dans un premier temps leur victoire diplomatique. Les responsables politiques slovaques
s'estiment satisfaits que la validité du traité de 1977 ait été reconnue. Vladimir Mečiar et Jan
Carnogursky se battent pour faire reconnaître la paternité de la Variante C et en récupérer le
crédit 455 .
La Hongrie a échoué à faire reconnaître le principe de "péril grave et imminent" qui était aussi
défendu dans l'amicus curiae par les ONG pour justifier l'abrogation du traité. Les juges s'en
remettent à la loi des traités et promeuvent la réconciliation du développement économique et
de la protection de l'environnement dans le cadre d'un développement durable
456
. Les
négociations bilatérales reprennent pour appliquer le jugement. Un appel est lancé par les
personnalités du Cercle et de la Charte du Danube au nom du Mouvement du Danube pour
que y participer : "Ne décider de notre avenir sans nous !".
454
La Cour répond que 1. la Hongrie n'était pas en droit de suspendre puis d'abandonner en 1989 les travaux ; 2.
la Tchécoslovaquie était en droit de recourir à la "solution provisoire" mais pas en droit de la mettre en service à
partir d'octobre 1992 . 3. la notification de la terminaison du Traité de 1977 n'a pas eu pour effet juridique d'y
mettre fin. Elle prescrit aux parties de reprendre les négociations pour trouver une solution permettant de
concilier les intérêts économiques et environnementaux. Cf. Cour international de justice, Affaire relative au
projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), 25 septembre 1997, Rôle général n°92.
455
A signaler à la même époque cette proposition de Vladimir Mečiar faite au premier hongrois Gyula Horn
d'échanger les populations : minorité slovaque de Hongrie contre minorité hongroise de Slovaquie. Jane
PERLEZ, "Slovak leader fans a region's old ethnic flames", The New York Times, 12 octobre 1997. Martin
PLICHTA, "Le premier ministre slovaque propose d'expatrier la minorité hongroise", Le Monde, 13 septembre
1997.
456
Voir le jugement du 25 septembre 1997, rôle général 92, Affaire relative au projet Gabčíkovo-Nagymaros,
www.icj-cij.org et l'article 140. "il est clair que les incidences du projet sur l'environnement et ses implications
pour celui-ci seront nécessairement une question clef. Les nombreux rapports scientifiques présentés à la Cour
par les Parties, même si leurs conclusions sont contradictoires, fournissent amplement la preuve que ces
incidences et ces implications sont considérables"… la CIJ ne valide pas le principe de "danger grave et
imminent" par lequel la Hongrie a cherché à justifier l'abrogation unilatérale du traité en 1992. La CIJ se
positionne en revanche sur le développement durable , mais pas contre les barrages : "au cours des âges, l'homme
n'a cessé d'intervenir dans la nature pour des raisons économiques et autres. Dans le passé, il l'a souvent fait sans
tenir compte des effets sur l'environnement. Grâce aux nouvelles perspectives qu'offre la science et à une
conscience croissante des risques que la poursuite de ces interventions à un rythme inconsidéré et soutenu
représenterait pour l'humanité –qu'il s'agisse de générations actuelles ou futures-, de nouvelles normes et
exigences ont été mises au point, qui ont été énoncées dans un grand nombre d'instruments au cours des deux
dernières décennies. Ces normes nouvelles doivent être prises en considération et ces exigences nouvelles
convenablement appréciées non seulement lorsque des États envisagent de nouvelles activités, mais aussi
lorsqu'ils poursuivent des activités qu'ils ont engagés dans le passé. Le concept de développement durable traduit
bien cette nécessité de concilier le développement économique et la protection de l'environnement. Aux fins de
la présente espèce, cela signifie que les Parties devraient ensemble examiner à nouveau les effets sur
l'environnement de l'exploitation de la centrale de Gabčíkovo. En particulier elles doivent trouver une solution
108
Un accord cadre est discuté par les représentants gouvernementaux pendant l'hiver 97-87, et
ce dans le secret. La révélation selon laquelle le commissaire hongrois chargé de l'affaire
János Nemcsók est en train de négocier la construction d'un deuxième barrage dans le coude
du Danube soulève un tollé, la condamnation des écologistes et le départ de l'alliance des
démocrates libres-SZDSZ de la coalition gouvernementale (Voir les figures n°10 et 11). Le
WWF réagit en mettant en garde le gouvernement contre une démarche qui pourrait avoir des
conséquences sur la procédure d'adhésion de la Hongrie à l'Union européenne 457 . En mars
1998, une manifestation est organisée contre l'accord-cadre, elle est alors présentée comme la
plus grande manifestation depuis dix ans.
L'accord-cadre est dénoncé par le gouvernement Fidesz (Parti des jeunes démocrates) de
Viktor Orbán qui gagne les élections législatives quelques semaines plus tard. Il rejette
officiellement l'idée de construire un deuxième barrage et désigne János Vargha, "leader
historique" du mouvement du Danube, comme conseiller spécial sur la question, rattaché au
Cabinet du premier ministre.
Face à l'échec des négociations, le premier ministre slovaque Vladimir Mečiar demande d'un
décision supplémentaire à la CIJ en septembre 1998 pour faire pression sur la Hongrie. Il
échoue aux élections législatives octobre 1998 à la suite d'une campagne électorale très
animée qui a mobilisé une grande attention internationale. Son remplacement par un
gouvernement de coalition dirigé par Mikulaš Dzurinda (qui comprend le parti de coalition
des Hongrois de Slovaquie) entraîne un changement de stratégie mais pas de rupture
fondamentale sur la question de Gabčíkovo 458 . Eduard Kukan, le ministre des affaires
étrangères déclare que les pays sont d'accord pour considérer les barrages non pas comme un
problème politique, mais comme un problème juridique.
Négociations bilatérales qui piétinent… des situations nationales qui s'éclaircissent
En décembre 1999, le commissaire hongrois László Szekély du gouvernement FIDESZ fait
une proposition officielle à la Slovaquie dans laquelle il n'y a pas de deuxième barrage et où
la Hongrie demande plus d'eau dans le lit originel du Danube. Un symposium est par exemple
satisfaisante en ce qui concerne le volume d'eau à déverser dans l'ancien lit du Danube, dans les bras situés de
part et d'autre du fleuve".
457
"New Danube dam could threaten Hungary's accession to EU", déclaration du WWF, 18 février 1998.
458
"Dzurinda's cabinet follows Mečiar's line on Gabčíkovo issue", CTK National news wire, 25 février 1999.
Voir aussi Etienne BOISSERIE, "Réussites et limites de la réorientation de la politique étrangère slovaque
depuis 1998", La Nouvelle Alternative, printemps 2001, n°54, p. 56-65.
109
organisé par le cabinet du premier ministre (Viktór Orbán) et le ministère des Affaires
Etrangères hongroises en janvier 2000 sur la question de la réhabilitation 459 .
La proposition hongroise dont les détails ne sont pas connus, sera finalement refusée par la
partie slovaque en décembre 2000. La proposition officielle slovaque qui arrive en février
2001 insiste sur l'absence de preuve des impacts sur l'environnement, mentionne
l'impossibilité légale d'imposer la construction d'un deuxième barrage et demande des
compensations financières et la garantie de la navigabilité. Les négociations bilatérales sont
gelées à l'approche des échéances électorales de 2002, chaque pays espérant un changement
politique chez son voisin.
L'année 2001 est marquée par l'inauguration en grande pompe d'un projet transfrontalier, la
reconstruction du pont Maria Valeria sur le Danube entre les villes Šturovo en Slovaquie et
d'Esztergom en Hongrie 460 , signe d'une coopération bilatérale placée sous les auspices
européens (financement Phare) (Voir la carte n°4).
En Hongrie, l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros réapparaît dans l'actualité lors des scrutins
nationaux et locaux soit comme un enjeu sur lequel les candidats sont amenés à se positionner
soit par un rappel d'un engagement coupable par le passé en faveur du projet. Si la position
officielle hongroise ne change pas (pas de deuxième barrage sur le Danube, plus d'eau dans le
lit au niveau de Gabčíkovo), les commissaires en charge des négociations sont remplacés à
chaque alternance et les tâches régulièrement redistribuées entre ministères. L'affaire est ainsi
passée de la responsabilité du cabinet du premier ministre, au ministre des Affaires
Etrangères, au ministère de l'Environnement et de la Gestion de l'eau. Seule un discours à
tonalité juridique prévaut 461 . Les études d'impact et la diffusion de ces informations
459
A signaler que le gouvernement de Viktor Orban et du parti Fidesz est marqué par des initiatives
controversées en faveur des minorités hongroises, voir le débat sur "status law" qui offrait des avantages
culturels, sociaux et financier en échange d'une déclaration d'identité hongroise. Voir par exemple Klara
KINGSTON, "The Hungarian status law", RFE/RL East European Perspectives, 3 octobre 2001, vol. 3, n°17.
Voir le portrait récent Marion Van RENTERGHEM, "Vitkor Orbán. Héros invisible de la colère hongroise", Le
Monde, 30 septembre 2006. Sur la politique étrangère de Viktor Orbán et le "traitement des affaires culturelles
des minorités magyares, comme si elle relevaient de leur compétence » voir aussi Pierre KENDE, Le défi
hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris : Buchet-Chastel, 2004, voir 254-261.
460
Pont détruit à Noël 1944 durant la retraite de la Wehrmacht de Hongrie, qui impose un détour de deux heures
de voiture pour atteindre un autre pont enjambant le Danube, remplacé par un bac. Le projet de reconstruction
est réapparu en 1991, mais a été bloqué en raison de l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros puisque la construction d'un
deuxième barrage sur le Danube en aval impliquait un réhaussement du pont. L'ouvrage représente pour certains
l'état des relations bilatérales. Les négociations sont longues. Financé à 50% par le programme européen Phare il
est finalement inauguré le 11 octobre 2001
461
A noter également la valse des ministres de l'Environnement (8 en treize ans en dépit de la stabilité
gouvernementale) et le rattachement de la Gestion de l'eau au ministère de l'Environnement en mai 2002. Voir la
110
scientifiques sont gérées par un groupe de travail de l'Académie hongroise des sciences en
charge du Szigetköz, la gestion technique revenant au secrétariat de Transdanubie (Eduvízig).
La question de la réhabilitation s'impose progressivement comme un enjeu de politique
nationale centrée désormais sur la transposition de l’acquis communautaire 462 (revendications
financières pour la réhabilitation) et locale dans le Szigetköz où des associations de
communes s'organisent pour gérer le problème. Les maires et représentants politiques
s'affrontent par l'intermédiaire de projets concurrents tel celui portant sur l'extension de la
zone protégée qui existe depuis 1987 par la création soit d'un parc naturel, soit d'un parc
national. Ce choix implique des différences en terme de sources de financement, de
contraintes pour l'exploitation agricole et le développement touristique, ce qui peut
encourager ou contrarier les ambitions et possibilités de développement économique des
communes. La communication est établie avec le comité de région de la ville située à
Mosonmagyaróvár et avec les communes de la région slovaque voisine de Žitný Ostrov
(hungarophone dans sa majorité) riveraines du delta et des projets de coopération
transfrontalière étudiés notamment dans le cadre européen des eurorégions 463 (ouverture de
poste frontières, création d'un parc national transfrontalier, projet commun de financement
d'une centrale hydroélectrique flottante…). Les revendications visent l'allocation de
ressources au niveau du budget national pour les projets de réhabilitation du Szigetköz 464 .
critique du responsable de WWF-Hongrie Ferenc MARKUS, "A természetvédelem labirintusa", Népszabadság,
22 mars 2002 [Le labyrinthe de la protection de la nature]. Voir aussi la désillusion précoce en matière de
politique environnementale, Karoly OKOLICSANYI, "Hungary : Antall's governement proves less than green",
RFE/RL Research report, 21 août 1992, vol. 1, n°33, p. 65-69. Voir aussi Samuel DEPRAZ, Adám KERTESZ,
"L'évolution de la notion de protection de l'environnement en Hongrie. Analyse géographique et sociale à partir
de l'exemple des parcs nationaux hongrois", Annales de Géographie, 2002, n°626, p. 419-430.
462
Voir Marie-Claude MAUREL, "L'élargissement à l'Est : une nouvelle donne pour l'Union européenne",
Annales de Géographie, 2004, n°636, (p. 115-123).
463
Jaroslav BLAHA, Daniela HEIMERL, "Les coopérations transfrontalières : nouvelles géographies
économiques en Europe centrale", Le Courrier des pays de l'Est, octobre 1996, n°413, p. 28-51.
464
"les acteurs sociaux impliqués à l'Est partagent un même credo : chacun voit dans l'Europe la solution
immédiate à ses problèmes concrets où se réfère, pour l'avenir, à un «modèle européen» de l'environnement qui
serait la panacée" (p. 6) d’où l’attractivité du modèle européen cf. Marie-Hélène MANDRILLON, "Avantpropos", Revue d'études comparatives Est-Ouest, mars 2006, vol. 36, n°1, p. 5-8. Sur les travaux de
réhabilitation voir Attila CSEFALVAY, "Erdők sarjadtak már a Duna-mederben", Kisalföld online, 15 octobre
2003 [Les forêts reprennent déjà dans le lit du Danube], et sur l'allocation et revendications budgétaires voir
"Szigetkö : 145 millió", Kisalföld online, 3 octobre 2003.
111
Situation slovaque
En Slovaquie l'affaire est en apparence mieux gérée qu'en Hongrie. Dominik Kocinger dirige
la commission pour la construction et l'exploitation du projet Gabčíkovo-Nagymaros au sein
du ministère de l'Agriculture et représente le gouvernement slovaque depuis juillet 1990. La
commission centralise les informations et propose une vitrine électronique bilingue des
dispositions légales concernant le projet (accords bilatéraux) et les rapports d'évaluation
scientifique et autres publications faisant la promotion des ouvrages 465 . D. Kocinger participe
à un front uni avec les porte-parole zélés du "lobby du béton". Ces derniers rappelant la
validité du traité de 1977 demandent la construction d'un deuxième barrage sur le barrage.
Après un long embargo les informations commencent à filtrer sur les difficultés financières de
la société d'investissement VV et son incapacité à rembourser les emprunts contractés auprès
d'une banque américaine en raison d'un désaccord sur la redistribution des bénéfices au sein
de l'alliance d'intérêts formé avec la société nationale d'électricité.
Le commissaire slovaque Dominik Kocinger révèle publiquement en juillet 2002 des
soupçons de malversations qui auraient eu lieu entre 1995 et 1997 (fausses factures et
détournement de l'argent public, prises illégales d'intérêt) impliquant des responsables de VV
et dirigeants de grandes entreprises nationales de bâtiment. Julius Binder qui a quitté la
direction de la société d'investissement est élu au parlement pour le parti d'opposition HZDS
de V.Mečiar, défend sa probité, le succès de Gabčikovo (commémoration du 10ème
anniversaire du détournement 466 ) et accuse les Hongrois d'irrédentisme.
Du côté hongrois, l'affaire est sur un banc de sable politique 467 puisque que pendant dix-huit
mois aucun responsable dans le gouvernement de Péter Medgyessy (promesse électorale de ne
465
Voir www.gabcikovo.gov.sk site bilingue slovaque/anglais . Aucune vitrine n'a eu cette longévité en Hongrie,
la dernière initiative date de décembre 2005 avec la constitution d'un site officiellement consacré aux documents
du jugement de La Haye de septembre 1997 voir www.bosnagymaros.hu [version anglais en construction] Bős
étant le nom hongrois pour Gabčíkovo.
466
A signaler la couverture médiatique de l'événement en Hongrie, par exemple dans la presse locale du
Szigetköz : "Tíz éve Duna nelkül", Kisalföld online, 26 octobre 2002 [10 années dans la Danube] et presse
nationale hongroise "Tíz éve Dunára szomjás a Szigetköz", Magyar Hírlap, 28 octobre 2002 [10 ans que le
Danube a soif dans le Szigetköz] et enfin cet exemple dans le journal hungarophone de Slovaquie Lajos TUBA,
"Egy évtized bősi hordaléka", Uj szó, 24 octobre 2002 [10 années de sédiments à Gabčíkovo] article qui infirme
des années de propagande.
467
Cf. József SZILVASSY, "Politkai zátonyon a bősi vita", Népszabadság, 3 avril 2002 ["La dispute sur
Gabčíkovo est sur un banc de sable"], cf. Zoltán ÖTVÖS, "Csak porosodik a bősi dosszié", Népszabadság, 26
janvier 2002. [le dossier de Gabčíkovo prend la poussière]. Gergely HUTH, "Ujább csapás a Szigetközre",
112
pas construire de deuxième barrage) n'est nommé au grand mécontentement des Slovaques 468
mais aussi des défenseurs du Danube hongrois 469 , de l'opposition politique nationale 470 et
locale 471 et des experts 472 . Un représentant officiel est finalement nommé en novembre
2003 473 , le ministère de l'Environnement est désigné comme l'entité gouvernementale
centralisatrice et des consultations nationales sont entamées 474 . La décision officielle de
nommer le juriste Arpád Prandler pour représenter la Hongrie à la Cour internationale de
justice, connu pour être partisan du projet Gabčíkovo-Nagymaros créé un tollé en janvier
2004 475 . L'ancien commissaire hongrois János Nemcsók qui s'était illustré en 1997 en
concluant un accord secret, demande pour sa part l'organisation d'un référendum sur la
construction du deuxième barrage, expliquant que le Danube se dégrade et que des
aménagements s'impose d'urgence. 476
Magyar Nemzet, 4 janvier 2003 [Un nouveau coup pour le Szigetköz]. Zóltán ÖTVÖS, "Szigetközi apátia",
Népszabadság, 5 août 2003.
468
A noter cet interview du ministre slovaque de l'Environnement László Miklós József SZILVASSY, "Bős : a
szakemberek nem jutottak szóhoz", Népszabadság, 11 février 2002 [Gabčíkovo : on ne donne pas la parole aux
experts].
469
Ö.Z, "Bős : tudatos semmittevés ?. A Duna Charta a kormány taktikája bíralja", Népszabadság, 30 mars 2002
[Gabčíkovo : un désoeuvrement volontaire ? La Charte du Danube critique la tactique du gouvernement].
470
Ö.Z,, "Illés : a kórmány fél Bőstől", Népszabadság, 12 novembre 2002 [interview de Zóltán Illés du parti
Fidesz : le gouvernement a peur de Gabčíkovo] , "Illés Bős miatt sajnálkozik, Népszabadság, 14 novembre 2002
[Les regrets de Z. Illés sur Gabčíkovo]. A noter enfin l'article ironique sur l'impasse dans laquelle se trouve la
Hongrie : Zóltán ÖTVÖS, "Világos helyzet", Népszabadság, 15 novembre 2003 [Une situation claire].
471
"Szigetközi aggodalmak", Népszabadság, 7 avril 2003 [Les inquiétudes du Szigetköz], B.É, M.Á,
"Szigetköz : sok pénzbe kerül", Kisalföld, 8 mai 2003 [Le Szigetköz : cela coûte beaucoup d'argent].
472
János A. SZILAGYI, "Uj megosztást kíván a Szigetköz", Magyar Hírlap, 19 avril 2003 [Szigetköz souhaite
un nouveau partage (des eaux)]. Miklós HARGITAI, "Uj vízmegosztást sürgetnek", Népszabadság, 15 avril
2003 [Exhortation à un nouveau partage des eaux]. A signaler les positions de Emil Janák, ingénieur
hydraulicien en charge du secrétariat de Transdanubie pour la gestion d'eau dans Ferenc HAJBA, "Szigetköz :
lassú értékvesztés közben", Népszabadság, 31 décembre 2003 [Szigetköz : au cœur d'une lente dégradation].
473
A signaler cet entretien : "Erdey György. A legújabb bősi kormánymegbízott", HVG, 22 janvier 2004
[György Erdey, le nouveau commissaire pour Gabčíkovo-Nagymaros].
474
"Civilekkel egyetetett Persányi Bős-Nagymarosról", Greenfo, 25 novembre 2003 [Miklós Persányi le ministre
de l'Environnement se met d'accord avec les associations civiles sur Gabčíkovo-Nagymaros].
475
Gergely HUTH, "Skizofrén állapotban került a kormány bős-nagymarosi politikája", Magyar Nemzet, 14
janvier 2004 [La politique gouvernementale sur Gabčíkovo-Nagymaros dans un état de schizophrène]. A
signaler la crainte d'un retour des bureaucrates pro-barrage avec le nouveau gouvernement socialiste : "További
restauráció Bős ügyében ?", Magyar Nemzet, 30 janvier 2004 [La restauration se poursuit dans l'affaire
Gabčíkovo].
476
Voir les réfutations de cette proposition technique "A népszavazás nem a megoldás, Kisalföld online, 19
février 2004 [Un référendum n'est pas une solution], "Nem a vízlepcső a megoldás, nem kell népszavazás",
Magyar Nemzet, 19 février 2004 [Un barrage n'est pas la solution, il ne faut pas de référendum]. Dr Gábor
TIMAR, "Nemcsók, a partisan", Népszabadság, 23 mars 2004.
113
La Slovaquie menace de se tourner à nouveau vers la Cour internationale de justice pour faire
exécuter la décision de septembre 1997 477 et demande que les négociations soient accélérées.
Elles reprennent le 13 avril 2004 à quelques jours de la date d'entrée dans l'Union européenne
des deux pays (1er mai 2004). Les revendications officielles hongroises font dorénavant
référence à la Directive cadre sur l'eau et la majorité des acteurs mobilisés placent leur espoir
dans l'adhésion européenne pour arriver à résoudre le conflit.
Au niveau local on peut enfin noter les efforts surprenants mais très illustratifs des
municipalités riveraines sur les deux rives pour tirer profit de la force hydroélectrique du
Danube 478 .
2. Enjeux de la recherche
Il ne s'agit pas de prendre position pour ou contre le projet hydroélectrique, ni de se
positionner pour ou contre les grands barrages en géénral, ni de dire qui a raison qui a tort,
encore moins de tenter de discerner qui est sincère et qui ne l'est pas, ni même de juger
quelles préoccupations sont plus valables ou estimables que d'autres. Un tel positionnement
reviendrait selon nous à accorder du crédit à des représentations dichotomiques qui réduisent
la situation à une confrontation irréconciliable de "paradigmes" (intérêts financiers contre
préservation de l'environnement) 479 . Il nous importe à l'inverse de questionner les explications
477
"Pozsony Hágához fordulhat a bősi vízlépcső ügyében", Kisalföld online, 30 décembre 2003
Fin 2003 on apprend qu’un projet de mini-centrale hydroélectrique sur le site du barrage abandonné de
Dunakiliti pour le Szigetköz est considéré cf. Attila CSEFALVAY, "Elvi vízjogi engedélyre várnal Dunakilitin",
Kisalföld online, 1er septembre 2003, Ferenc HAJBA, "Törpe vízerőmű települ Dunakilitibe ?", Népszabadság,
1er septembre 2003. En 2004 pour les villages hungarophones de Slovaquie isolés par le canal de dérivation
"Mónika JOKAN, "Kink hozna hasznot a doborgazi erőmű ?", Uj Szó, 8 décembre 2004 [A qui servira la
centrale de Dobrohost ?], Adrián LORINCZ, "Kerdőjelek egy nem letező körül", Uj Szó, 30 septembre 2004,
Attila CSEFALVAY, "Megtartanák az erőművüket", Kisalföld online, 14 novembre 2004.
479
Exemples d'un tel discours :"en réalité, il s'agit d'un conflit entre deux groupes que l'on retrouve des deux
côtés de la frontière. C'est un conflit entre les représentants slovaques et hongrois d'une approche communiste
démodée de la nature, et les représentants slovaques et hongrois qui soutiennent la préservation des valeurs
naturelles et du développement durable" cf. SZOPK, SRN, "Damning the Danube. What the dam builders don't
want you to know. A critique of the Gabčíkovo dam project", Bratislava, Mars 1993. Voir aussi László
PERECZ, "Hongrie-Slovaquie. Gabčíkovo la dernière valse sur le Danube", Courrier international, 27 mars-2
avril 1997, n°334 [traduction d'un article du Népszabadság, quotidien hongrois] : "ce qui est donc le symbole de
478
114
qui mettent en avant l'idée d'une instrumentalisation du projet à des fins nationalistes 480 ou
bien d'une exploitation de l'environnement pour attiendre des objectifs politiques. Un autre
risque serait de se limiter à souligner le décalage existant entre le discours et la réalité481 .
Nous pensons en revanche que la "méfiance épistémologique est de mise", qu'un
"détachement par rapport aux connotations associées" au terme d'environnement, protection
de la nature et de symboles est nécessaire. Il faut se garder des jugements de valeurs 482 sur
l'affaire et de tomber dans une théorisation normative courante dans le traitement des
controverses environnementales. Ces précautions de méthode et ce choix de distanciation par
rapport à l'objet d'étude s'impose pour deux raisons.
Une première série de raisons tient à la polémique qui entoure le sujet, la polarisation de la
couverture médiatique sur l'affaire 483 et le parti pris en faveur de la position hongroise 484 .
Notre souci est de ne pas accorder plus de crédit aux sources hungarophones qu'aux sources
primaires slovaques, qui ne nous sont pas accessibles. Comme le souligne avec pertinence
la nation là-bas est le symbole du changement ici et les symbole signifiant plus qu'eux-mêmes, on ne peut donc
pas fléchir".
480
Voir Judith INGRAM, "Slovaks pushing Danube project", New York Times, 25 octobre 1992 pour une
condamnation de l'instrumentalisation nationaliste "symbole d'un compromis dépassé dans l'intérêt d'une paix
entre voisins est pour la Slovaquie un symbole opportun de souveraineté". A l'inverse voir l'idée développée par
les porte-parole de la Variante C selon laquelle l'abandon du traité et l'argumentaire environnementaliste n'est
qu'un véhicule pour des ambitions expansionnistes hongroises cf. Egil LEJON, Gabčíkovo-Nagymaros. Old and
new sins, Bratislava : H&H, 1996. Voir aussi dans Olga VAVROVÁ, Gabčíkovo, Bratislava : Vydala Národná
Obroda, avril 1993, p. 24-25 "Quand Budapest a trouvé (…) que ces actions de pression développées dans le
monde entier étaient sans effet, elle a commencé un jeu dangereux en faisant exploser les passions nationalistes,
inquiétant la minorité hongroise de Slovaquie sur la menace de génocide et de baisse des droits de la minorité
liée à la possibilité d'un "désastre à Gabčíkovo" (p. 24). Il s'agit d'un "instrument écologique utilisé par Tchèques
et Hongrois contre l'indépendance slovaque".
481
Karoly OKOLOCSANYI, "slovak-Hungarian tension : Bratislava diverts the Danube", RFE/RL Research
report, 11 décembre 1992, vol. 1, n°49
482
Expressions empruntées à Gilbert RIST, Le développement, une croyance occidentale, Paris : Presses de
Sciences Po, 2001, l'auteur cherche à se préserver dans son analyse sur le développement "du moralisme initial
qui déclenche l'autocensure et obscurcit le propos" (p. 13).
483
Un des premiers articles dans la presse étrangère : "The Danube, blue is green", The economist, 8 décembre
1984. A signaler cet article qui reprend point pour point les arguments du Cercle du Danube cf. Suzanne
SATORY, "La grande pétition de la «vague bleue»", Le Monde, 7-8 avril 1985.
484
Par exemple voir cette présentation de la politique étrangère hongroise parlant de "dévotion assidue en faveur
d’une politique étrangère de la réconciliation et la reconstruction de la confiance, recherchant la sécurité à travers
l’OTAN, et l’Union européenne et non par des proclamations ou des actions unilartérales" (p. 326) cf. Daniel
N.NELSON, "Hungary and its neighbors : security and ethnic minorities", Nationalities papers, juin 1998,
vol. 26, n°2, p. 313-330. A signaler deux publications qui ont offert une tribune à la confrontation des points de
vue : Julius BINDER et Judit VÁSÁRHELYI, "Damming evidence ?", East European Reporter, septembreoctobre 1992, vol. 5, n°5, p. 76-80 et le dossier "What to do with Gabčíkovo ?", Transitions, juin 1997, vol. 4,
n°1, p. 93-95 [contributions András LÁNYI, "Hungary : a case of ecological aggression", Gabriel JENCIK, "A
response to broken promises"]. A signaler également un rare article critique sur l'opposition politique hongroise
115
Jacques Rupnik il est primordial de "résister à la tentation stéréotype d'une Slovaquie plus
nationaliste, plus à gauche, plus étatiste, plus chrétienne et plus tournée vers l'Est" 485 , de se
méfier du dénigrement systématique de Vladimir Mečiar (image d'ancien boxeur et de dernier
communiste en Europe centrale) et du porte-parole du projet Gabčíkovo-Nagymaros : Julius
Binder 486 . Le point de vue slovaque est quant à lui défendu dans des publications
indépendantes, souvent multilingues, généralement financées par l'entreprise nationale en
charge de l'ouvrage, ou sponsorisées par des Slovaques vivant à l'étranger (Président du
Congrès mondial des Slovaques), ou encore par des entreprises de travaux publics impliquées
dans la construction 487 . Il faut toutefois signaler que le parti pris en faveur de l'argumentation
hongroise dans cette controverse permet toutefois aux responsables slovaques de jouer la carte
de la "victimisation" et aux nationalistes de rappeler les 1000 ans de domination hongroise sur
leur pays 488 .
et les dissensions existantes dans le mouvement environnementaliste Danube, "Hungary : let them defeat
themselves", The Economist, 8 février 1986.
485
cf. Jacques RUPNIK, "Le divorce tchéco-slovaque et l'élargissement. Intégrer l'Union européenne ensemble
ou séparément", Transitions et Sociétés, juin 2003, n°4, p. 99-114 (p. 113). A noter sur ce point l'étude de la
couverture par la presse britannique de la politique en Slovaquie (1994) dénonçant les préjugés cf. Adam
BURGESS, "Writing off Slovakia to the "East" ? Examining charges of bias in British press reporting of
Slovakia, 1993-1994", Nationalities Papers, 1997, vol. 25, n°4, p. 658-682. A contrario ce commentaire recent
sur la dernière campagne électorale slovaque (été 2006) "Les cauchemars sur la politique ex-communiste
représente/montre un gouvernement populiste, raciste et autoritaire. La nouvelle coalition slovaque [élections
d'août 2006] comprenant les trois aspects, elle promet des nuits sans sommeil aux Slovaques d'esprit libertaire et
aux étrangers. Mais tous les mauvais rêves ne se réalisent pas" cf. "Slovakia's odd coalition. Iffy and whiffy",
The Economist, 12 août 2006, p. 23
486
Voir par exemple la diabilisation du personnage Christopher DODD, "Damning of the Danube", The
Guardian, 12 février 1993 "L'ingénieur Julius Binder a construit des ouvrages en béton sous le nez de 2 000
habitants ses trois villages slovaques au bord du Danube. Il a asséché leurs puits, s'est frayé un chemin au travers
leur forêt, détourné des petits affluents vers des turbines géantes et drainé les zones humides. Les champs de blé
et vergers sont menacés. Les poissons vont suffoquer en raison de la pollution lourde…".
487
Voir par exemple Miroslav LISKA (dir.), Danubius Magnus/ Gabčíkovo, Preklady Agentúra VKM, Vytlačil
Danubiaprint, Bratislava 1993. Autre exemple : Oľga VAVROVÁ, Gabčíkovo, Bratislava : Vydala Narodná
Obroda, a.s. 1993. Voir enfin Egil LEJON, Gabcikovo-Nagymaros. Old sand new sins, Bratislava : H&H, 1996.
A noter que la notice sur les barrages Gabčíkovo-Nagymaros dans Wikipédia (encyclopédie écrite
coopérativement) a été visiblement rédigée par un partisan du projet.
488
A noter dans la préface de l'historien Ladislav Deák, “les problèmes actuels dans les relations hungaroslovaques qui sont visibles dans les différentes interprétations et les bilans dressés de la question de la minorité
hongroise, sont enracinés dans l’histoire et liés plus généralement aux intérêts politiques de la Hongrie dans la
région d’Europe centrale. Cette connaissance insuffisante de ces liens avec le passé est exploitée par la Hongrie
et les représentants des parties minoritaires hongrois de Slovaquie pour informer volontairement et partialement
le public international sur les droits des membres de la minorité hongroise. Etant donné que cette information
déformée intentionnellement altère l’image de la jeune République slovaque, la plaçant dans la position d’un
État qui néglige ses obligations et transgresse les droits des minorités ethniques, les auteurs de cette publication
se sont engagés dans la mission d’élucider dans un espace limité et une forme accessible au grand public
(popular form) les aspects fondamentaux des relations slovaco-hongroises, les replaçant dans une bonne
perspective" cf. Augustin MARO, Pavol MARTINICKY, "Slovak-magyar relations. History and present day in
116
La seconde raison est plus fondamentale. Elle découle de notre réflexion sur la sociologie des
relations internationales et sur ses apports : une ouverture pluridisciplinaire « œcuménique »,
un regard constructiviste et une étude empirique ; et explique l'attention portée à l'approche
portant sur les controverses socio-techniques, telle que développée notamment par Pierre
Lascoumes sur la gestion de l'eau et l'environnement. Le sociologue propose un angle
d'approche qui nous semble particulièrement pertinent pour notre étude de cas en expliquant
que "c'est par facilité confortante que l'on met volontiers l'accent sur les divergences dans les
réponses sociales, alors que l'essentiel des oppositions porte sur la définition du problème luimême. Bien des conflits reposent plus sur des appréhensions radicalement différentes des
situations en jeu que sur le choix des solutions. Dans un tel contexte, les messages émis sont
brouillés tant à l'émission qu'à la réception et l'accord sur des qualifications communes,
difficile à établir. Sans le partage d'un minimum de référents entre intervenants, l'action
collective ne peut se structurer, elle en reste aux effets d'annonce ou se défait au moindre
obstacle" 489 . La solution proposée est de voir dans quelle mesure en "rompant avec les
conceptions négatives des controverses" on peut arriver à "rendre tangible la co-existence de
cadres de connaissances différents permettant de penser et de traiter les situations
d'incertitudes scientifiques, mais aussi sociales".
Dans la présentation de notre étude cas nous avons cherché à mettre en évidence les
ambiguïtés et les contradictions, notre objectif est maintenant de contrecarrer les idées
préconçues qui circulent généralement sur cette affaire qui tendent à réduire la controverse
soit à un conflit ethnique typique de la région et résultat du dégel idéologique, soit à un conflit
environnemental d'un type nouveau dans lesquels les acteurs sociaux s'imposeraient au
détriment des États souverains. Plutôt qu'un conflit inter-étatique nous préférons parler ici de
controverse socio-technique pour mettre en évidence des enjeux jusque là ignorés, révélés par
une analyse microsociologique.
Il est important de noter qu'il s'agit ici de relations internationales et en ce sens que nous ne
saurions isoler la micro d'une macropolitique, pensant qu'elles peuvent être embrassées d'un
figures", Bratislava : Signum, Slovak Society for the Protection of Democracy and Humanity, Bratislava, Slovak
Republic 1995 p. 3. A signaler le point de vue opposé dans les travaux : Miroslav KUSY, "The Hungarian
minority in Slovakia under the conditions of the Slovak nation state", Perspectives, 1996, n°6-7, p. 63-73 ;
Miroslav KUSY, "Autonomy as a way of political management of ethnic conflicts. The case of the Hungarian
minority in Slovakia", Südosteuropa, 5-6/1997, vol. 46, p. 284-293.
117
même regard. Aussi dans le cadre de la sociologie des relations internationales nous
intéresserons-nous avant tout aux interactions entre les individus, aux ramifications infraétatiques et supranationales et à leur évolution, rapportées à la dynamique propre de la
controverse. L'objectif est de discerner et de décrire des pratiques et des discours des acteurs
pertinents les dynamiques sociales et de les inscrire dans le jeu international.
Nous reprenons donc l'idée de Pierre Lascoumes selon laquelle il est important de ne pas
"pathologiser" l'affaire, autrement il ne faut pas considérer ce type de controverses "comme
une surface, un symptôme d'enjeux particularistes inavoués et inavouables qui
entretiendraient à dessein des oppositions pour mieux se positionner sur d'autres plans [qui]
constitueraient un type d'interaction perverse" 490 .
Conflit ethnique…
On peut observer cette appréhension "pathologique" de la controverse Gabčíkovo-Nagymaros
dans un grand nombre d'études. Le projet hydroélectrique hungaro-slovaque représente pour
beaucoup d'auteurs l'archétype du conflit interétatique post-1989 en raison de la nonconcordance des frontières et des populations, de la question de la répartition du débit des
cours d’eau 491 . On insiste alors sur l'inéluctabilité du conflit en raison du caractère explosif
des ingrédients présents et de leur instrumentalisation par les acteurs : occupation historique
de la région par la Hongrie, revendications territoriales portant entre autres sur le tracé du
fleuve frontière (dernière modification en 1945), présence d'une minorité nationale en
Slovaquie (10 % de la population slovaque sont d’origine hongroise) qui est principalement
concernée par les barrages, retour en force des discours nationalistes au début des années
489
Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…(p. 57).
Pierre LASCOUMES, "La productivité sociale des controverses" Intervention au séminaire, Penser les
sciences et les techniques dans les sociétés contemporaines, 25 janvier 2001. Disponible sur
:<http://histsciences.univ-paris1.fr/penserlessciences/semin/lascoume.html> (consulté le 1er octobre 2005). "Cela
offre la possibilité d'observer un conflit sans le réduire, et peupler l'univers d'informateurs à demi-idiots ou,
inversement complètement machiavéliques diraient Michel CALLON, Bruno LATOUR, "Pour une sociologie
relativement exacte", 1983 www.ensmp.fr/~latour/
491
"auparavant symbole de la mobilisation de base qui a contribué au renversement des régimes non
démocratiques d'Europe centrale, est devenu le symbole des conflits ethniques qui dominent dans la région
[guerre de Yougoslavie]" cf. "Danube dam storm boils over", The Guardian, 21 mai 1992. Voir aussi YvesMichel RIOLS, "La mise en route d'une centrale électrique slovaque sur le Danube. Epreuve de force entre
Budapest et Bratislava", Le Monde, 20 octobre 1992, "jadis considéré comme une caricature de la mégalomanie
communiste, l'encombrant héritage de Gabčíkovo-Nagymaros représente aujourd'hui l'un des principaux
contentieux entre gouvernements démocratiques de Budapest, Prague et Bratislava".
490
118
1990 et de la dimension identitaire (protection des droits collectifs ou droits individuels) 492 .
Ces études sont caractéristiques d’un fort déterminisme historique et d’une vision culturaliste
où les identités ethniques 493 et nationales considérées comme permanentes, et leur différence
irréductible, détermineraient une orientation politique précise 494 . D’où les sempiternelles
références quelque peu tendancieuses aux «siècles de ressentiment», au «bouillonnement du
chaudron ethnique» et à l’immaturité politique de ces pays dominés par des «haines
ancestrales».
Sur ces discours déterministes, l’historien Pierre Grosser déclare que "parler de «poudrière
balkanique», de «Chine immobile» ou d'un Proche-Orient chargé d'histoire, berceau des trois
religions monothéistes renseigne moins sur l'histoire de la région qualifiée que sur le poids
des représentations et la vision statique et sélective de ceux qui véhiculent ces
expressions" 495 . Il ajoute que "ces réifications historiques des politiques, des relations et des
structures, qui provoquent dans les raisonnements bien des déterminismes, sont le résultat de
multiples reconstructions, érigeant en réalité et en contrainte permanente ce qui parfois ne
relève que de l'événement, voire de la coïncidence. Mais elles sont le résultat également de
grandes narrations et de pratiques à l'effet cumulatif" 496 . A raison il conclut que "la mise en
valeur d'un référent en fonction duquel tout est jaugé et étalonné pose d'autant plus de
problèmes qu'à la fois le référent lui-même et le fait d'utiliser un tel référent sont des choix
biaisés et des constructions artificielles" 497 .
Eléphant rouge et pérestroïka verte
La deuxième représentation la plus fréquente de la controverse associe la mobilisation contre
"cet éléphant rouge" 498 à la "pérestroïka verte" composée par les protestations de groupes
492
Par exemple, Françoise CONAC, "Les malheurs d'un projet de coopération conçu au temps du socialisme :
Gabčíkovo-Nagymaros", dans Françoise CONAC (dir.), Barrages internationaux et coopération. Paris : Khartala,
1996, (p. 351-369). Voir le chapitre dans la première partie consacrée à l'état du sujet.
493
Pour une critique de la catégorie "ethnique" dans la statistique mais à porter plus large, voir Alain BLUM,
"Les limites de la statistique", Le Monde, 1 août 2006.
494
Voir par exemple Rogers BRIBAKER, Nationalism reframed : nationhood and the national question in the
new Europe, New York : Cambridge University Press, 1995;
495
Pierre GROSSER, "De l'usage de l'histoire dans les politiques étrangères", dans Frédéric CHARILLON (dir.),
Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris : Presses de Sciences Po, 2002, p. 361-389 (p. 363)
496
o.c. Pierre GROSSER, "De l'usage de l'histoire…", p. 364.
497
o.c. Pierre GROSSER, "De l'usage de l'histoire…", p. 368.
498
Jeu de mot emprunté cf. "Green Danube, red elephant", The Economist, 17 septembre 1988.
119
écologistes russes, estoniens ou bulgares. Dans cette vision, l’environnement n’est souvent
perçu que comme un thème de ralliement pour des mécontentements divers ou une couverture
acceptable pour la contestation du communisme. Cette interprétation a été diffusée par des
militants, s'est vue confirmée dans les discours des dissidents qui cherchaient à faire
reconnaître la spécificité de l’Europe centrale dans le bloc soviétique. Elle semble s'être
imposée quasi naturellement à l'analyste.
Dans ce tableau, l’opposition aux barrages incarne la défense des valeurs démocratiques,
moralement supérieures (la protection de l’environnement devant l'une d'elles) contre le
gigantisme irrationnel et destructeur du socialisme représenté par les barrages. Il s'agit ici d'un
«amalgame de la représentation et de la justification»499 . Les analystes qui ont tiré de telles
conclusions à partir de la mobilisation sociale contre le barrage de Nagymaros des années
1980 peinent d’ailleurs à appréhender l’après 1989. Ils se désolent de la disparition de la
société civile et de l’absence de concrétisation de la «ferveur écologique», sans toutefois
remettre en cause la pertinence de schémas explicatifs évolutionnistes ni la validité de la
rupture temporelle de 1989. Ce faisant ils préjugent de la cohésion des petits groupes qui se
sont opposés au barrage, de la cohérence des discours des opposants, du cloisonnement entre
les différentes catégories d’acteurs (formels, informels…) et enfin de la pertinence de la
rupture de 1989 500 .
Dans ce cas, la controverse souvent lestée de jugements normatifs (gentils écologistes contre
bétonneurs et plus rarement éco-terroristes contre entrepreneurs du progrès) n’a plus qu’un
rapport très lointain avec le fleuve, les barrages et la multitude d’interactions sociales et de
processus dans lesquels le projet s’insère.
Pierre Grosser présente avec plus de nuance son interprétation de l’émergence du discours
écologique "contre le système interétatique qui a cherché à fossiliser les contrôles sociaux par
l'intermédiaire d'une suicidaire guerre froide, se formerait une société civile globale grignotant
ce système de l'intérieur par son émancipation intellectuelle et ses formes originales
499
Denis RETAILLE, "L'impératif territorial", Cultures et conflits, 2002, n°21-22, p. 21-40.
Voir également Jacques RUPNIK, L'Autre Europe. Crise et fin du communisme, Paris : Odile Jacob, 1990 qui
observe une "conception écologiste de l'«antipolitique» centrée sur des questions concrètes; la méfiance vis-à-vis
de la politique du parti et le contournement de la bureaucratie étatique" comme une nouvelle séduction pour les
jeunes. La question selon lui est de savoir "si le «verdissement» de l'Europe centrale [qui] est une des tendances
majeures des années 80 (…) résistera au retour actuel de la politique «réelle»" p. 74.
500
120
d'organisation. Ainsi, il existe une image de mouvements sociaux, voire d'une société civile
mondiale qui reprendraient à leur compte le projet universaliste de l'humanité que le monde
des États n'a pas pu ou n'a pas voulu mettre en œuvre. (…) La mobilisation autour de
l'écologie a certes pu être promue par des nationalistes conservateurs qui critiquaient les
conséquences de la modernité communiste sur la nature; elle a aussi été l'objet de réflexions
postmodernes (en Hongrie, en RDA par exemple, avec l'influence notable respectivement des
«grünen» autrichiens et allemands), proches de celles des militants occidentaux. Mais cette
approche appelle certaines interrogations ; n'est-ce pas plus le désordre contestataire que
l'organisation qui a été déterminante ? Peut-on vraiment comparer les mouvements sociaux à
l'Ouest et à L'est ? Et enfin, ces mouvements ont-ils réellement eu un rôle significatif ?" 501 .
L’ historien estime pour sa part que "les groupements qui ont proliféré à l'Est inventaient
avant tout une forme de politique anti- État : l'intérêt était plus dans l'acte même d'opposition
que dans la cause défendue (…) leur insistance sur l'action symbolique et non sur la
représentation des groupes sociaux n'était pas très différente des pratiques communistes" 502
Nous souhaitons tout d'abord noter que le discours environnemental n'a jamais été l'apanage
des seuls acteurs sociaux, ni des seuls spécialistes (écologues…). La protection de
l’environnement est déjà une préoccupation officielle de la Hongrie communiste quand les
premières critiques contre le projet hydroélectrique se font entendre. L’adoption de cette
norme dans les années 1970, bien que superficielle et toujours respectueuse de la conception
marxiste de l’environnement, a déjà conduit à l’élaboration de lois, à la signature de traités
bilatéraux, à la création d'institutions et à la tolérance de quelques associations
environnementalistes relativement indépendantes. A titre d’exemple, les problèmes liés à la
pollution industrielle et à la dégradation du lac Balaton (haut lieu du tourisme occidental) ont
déjà été désignés comme préoccupation nationale, ils sont traité par la presse officielle
hongroise au début des années 1980. Tout ceci constitue en fait une toile de fond favorable à
l’émergence d’une contestation sur la thématique environnementale et ce, d'autant plus qu'elle
est une priorité pour beaucoup de scientifiques frustrés de ne pouvoir influer sur les décisions.
501
502
Pierre GROSSER, Les temps de la guerre froide, Paris : Complexe,1995 (p. 253).
O.c. Pierre GROSSER, Les temps…p. 254.
121
La thématique environnementale en Europe de l'Est est également un sujet de préoccupation
pour les Occidentaux 503 , particulièrement après la catastrophe de Tchernobyl en 1986.
L'assimilation est faite entre écocide et régime communiste dans des schémas explicatifs
simplistes 504 qui éludent la dimension historique de la résistance interne 505 et les éléments
spécifiques qui ont mené à cette dégradation environnementale particulièrement aiguë dans
les économies socialistes 506 .
Aussi nous intéressons-nous aux pratiques et aux discours de ces acteurs qui se sont mobilisés
et ont nourri cette controverse pour comprendre le rôle joué par la cause environnementale et
les dimensions techniques et scientifiques du débat. Dans le chapitre liminaire nous avons
insisté sur la diversité de ces acteurs, protestataires, défenseurs de cause, membres d'ONG ou
acteurs profanes, agents d'État ou responsables institutionnels. Cette présentation montre qu'il
y a eu deux campagnes de protestation bien distinctes. Nous observons pour notre part une
véritable "nébuleuse contestataire" selon la terminologie de Sylvie Clarimont plutôt qu'une
coalition unie et cohérente en faveur de la protection du Danube. Il s'avère par ailleurs
difficile de discerner des catégories bien distinctes en raison de l'évolution des pratiques entre
sphère publique et privée, formelle et informelle et de la référence à la science et la technique
qui brouille la frontière entre savant et profane (expertise écologique des activistes et
503
Odile GUAZ, "Ecologie : plutôt verts que rouges", Le Nouvel Observateur, 26 juillet 1990, p. 68-69 "A
Strasbourg, une centaine de députés verts venus de tous les pays de l'Est ont bouleversé les Européens qui les
avaient invités. Là-bas, la pollution, la destruction biologique sont telles qu'un enfant sur six naît malformé."
504
Cf. Jean-Michel LE BOT, Du développement durable au bien public. Essai anthropologique sur
l'environnement et l'économie, Paris : L'Harmattan, 2002 (p. 26). "le système soviétique fonctionnait comme une
machine à détruire l'environnement : volonté de «rattraper et dépasser» à tout prix l'Occident quitte à «brûler les
étapes» d'un développement conçu sur le modèle de productivisme industriel, priorité accordée aux indices de
production brute, concurrence entre les intérêts sectoriels des différents ministères, le tout dans le cadre d'un
régime totalitaire laissant extrêmement peu d'espace à la contestation."
505
Voir les travaux de Marie-Hélène Mandrillon sur l'émergence de l'écologie en URSS autour des
aménagements du lac Baïkal et comment l'historienne souligne qu'il faut procéder avec prudence et ne pas trop
rapidement assimiler écologie et antistalinisme une 'observation fine démontrant le décalage en terme de
périodisation et un mouvement plus profond et antérieur de désidéologisation cf. Marie-Hélène MANDRILLON,
"Les voies du politique en URSS : l'exemple de l'écologie", Annales ESC, novembre-décembre 1991, n°6,
(p. 1375-1388). A noter également ces travaux qui resituent la politique soviétique en matière hydroélectrique
par rapport à l'agriculture et décrit le rôle des géographes, des hydrologues de l’Académie des sciences de
l’URSS dans les études environnementales cf. Thane GUSTAFSON, Reform on Soviet politics. Lessons on
recent policies on land and water, Cambridge : Cambridge University Press, 2004.
506
A noter l'analyse de .Zsuzsa GILLE, "Two pairs of women's boots for a hectare of land : nature and the
construction of the environmental problem of State socialism"," Capitalism, Nature, Socialism, décembre 1997,
vol. 8 n°4 p. 1-21. L'auteur explique cette dégradation en repartant de la relation entre la nature et la société et
non pas par les différences idéologiques entre capitalisme et socialisme d' État. Elle relève la différence de
valeurs accordées aux ressources naturelles : valeur administrative ou valeur sociale et surtout les conflits
spécialement nuisibles pour l'environnement qui en résultent.
122
militantisme actif des scientifiques). La distinction entre initié et étranger (insider et outsider)
perd finalement toute validité.
Les interrogations de Sidney Tarrow sur ces groupes constitués et sur le caractère "naturel" de
la mobilisation prennent ici une pertinence toute particulière. Le sociologue questionne
l'assimilation faite entre mouvements protestataires et défenseurs de cause (NGO advocates)
ainsi que le caractère transnationaliste de l'activisme. "Les activistes sont-ils isolés des
mouvements sociaux nationaux, des extensions de la protestation nationale ou des ponts entre
le local et le mondial ?" 507 . Plus largement il s'agit de s'intéresser à la manière dont se
recompose le paysage international. Selon Bertrand Badie : "l'international se recompose dans
l'effervescence de la communication publique, dans l'aptitude des nouveaux acteurs à produire
un débat qui contribue à asseoir leur influence et leur légitimité, mais aussi à créer de
l'engagement et de la conviction. (…) le processus est en même temps source d'appropriation
et de libération. D'un côté il permet à de nouveaux intérêts de contrôler un part de la société
internationale ; de l'autre, en démultipliant les interventions au sein de celle-ci, il renforce
l'autonomie des individus et leur donne une latitude de choix qui se distingue de la vision
réaliste de l'allégeance citoyenne" 508 .
La contribution à la lutte contre les barrages de la branche autrichienne du WWF ainsi que de
celle de Béla Lipták (émigré hongrois) offrent des angles d'approche intéressants pour
appréhender toute la diversité du jeu des acteurs non-étatiques sur la scène internationale.
Ceci illustre la résonance internationale que peuvent avoir certaines actions individuelles et
l'évolution des pratiques d'une association environnementale internationale (de l'action directe
à la coopération avec les État s et cogestion de programmes internationaux) Ces cas montrent
les phénomènes de cohabitation et les transformations de l'actions protestataire ainsi que la
variété des formes d'expression d'intérêts et de défense de cause. Il s'agit de repérer comme
Johanna Siméant ces "basculements éventuels entre action contestataire et autres formes de
507
cf Sidney TARROW, "The dualities of transnational contention : "two activist solitudes" or a new world
altogether ?", Mobilization : an international journal, février 2005, vol. 10, n°1, p. 53-72.
508
Bertrand BADIE, La diplomatie des droits de l'homme, 2002 (p. 272).
123
représentation des intérêts, ce qu'une focalisation excessive sur la protestation ou à l'inverse le
plaidoyer rend problématique" 509 .
Béatrice Pouligny relève avec justesse les inégalités et hiérarchies dans l'action
transnationale 510 , questionne les discours de certaines groupes et acteurs autoproclamant leur
représentativité 511 et la "prétention de certaines associations qui se transnationalisent à
représenter le «bien commun» et à fédérer toutes les initiatives" 512 . Cela impose de prendre en
compte la variété des trajectoires historiques des organisations" 513 et de ne pas considérer le
«transnationalisme» pour un acquis, ni comme un synonyme de démocratie. Béatrice
Pouligny note par exemple le rôle décisif des experts et la manière avec laquelle "des groupes
étroits d'«entrepreneurs de normes», (…) ont la capacité parce qu'ils sont les plus proches des
réseaux de pouvoir et en connaissent les codes" 514 . Il s'agit avant tout de s'interroger sur cette
rhétorique «enchantant» une société civile de manière totalement autonome des contraintes
s'exerçant sur les acteurs" 515 .
Controverse socio-technique et incertitudes
Comme nous l'avons expliqué dans le chapitre introductif, la science et la technique tiennent
dans les questions d'environnement une place très importante et ce qui se confirme aussi dans
la présentation de la controverse. Ces deux thématiques offrent par conséquent un angle
d'approche intéressant si l'on peut dépasser l'opposition entre science/technique et politique et
se départir de l'idée qu'il s'agit en fait de paradigmes irréconciliables oscillant entre
"prophétisme technophile et apocalypse technophobe" 516 . Bruno Latour souligne comment "la
plupart des affaires déclenchées par le mouvement écologiste dépendent entièrement des
509
Johanna Siméant dans "Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les mouvements sociaux
«transnationaux» dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association française de Science politiques,
Lyon 14-16 septembre 2005, table ronde n°1, 39 p.
510
"interactions inégales entre des acteurs aux ressources, et aux pouvoirs différents" cf. Béatrice POULIGNY,
"Acteurs et enjeux d'un processus équivoque", Critique internationale, octobre 2001, n°13, p. 163-176. (p. 165)
511
Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux d'un processus équivoque", Critique internationale, octobre 2001,
n°13, p. 163-176.
512
Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux … (p. 176)
513
Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux … (p. 165).
514
Béatrice POULIGNY, "Acteurs et enjeux … (p. 168).
515
Denis CHARTIER, Sylvie OLLITRAULT, "Les ONG d'environnement dans un système international en
mutation : des objets non identifiés", dans Catherine AUBERTIN (dir.), ONG et diversité. Représenter la
nature ?, Paris, IRD Editions, 2005, p. 21-58, (p. 32).
124
sciences pour devenir visibles. (…) qu'on pense par exemple à l'«effet de serre» ou à la
disparition progressive des cétacées : à chaque fois, les disciplines savantes se retrouvent en
première ligne, ce qui n'était pas le cas pour d'autres mouvements sociaux" 517 .
Stephen Bocking utilise cet angle d'approche pour étudier une controverse environnementale
canadienne 518 . Ce dernier relève que "le rôle [de la science] est lourd de tensions et de
contradictions" 519 bien que "la plupart des gens jugent évidente la pertinence du savoir
scientifique dans les affaires environnementales. (…) La politique environnementale peut être
remplie d'intérêts et d'attitudes conflictuels, mais toutes les parties semblent s'accorder au
moins sur le fait que la science est essentielle. Et pourtant, jamais la relation de la science à la
politique environnementale n'a été aussi activement débattue qu'aujourd'hui 520 .
Sheila Jasanoff renforce cette idée quand elle observe que la science est "le champ de bataille
préféré des environnementalistes. Selon elle, des années de recherche sur les controverses
environnementales indiquent que les confrontations sur la science sont souvent la
manifestation de surface d'engagements politiques et culturels plus profonds qui prédisposent
les acteurs à minimiser l'importance de certaines sources d'incertitude sur la nature et à en
exagérer d'autres. Autrement il s'agit plus de jugements sociaux et politiques que
scientifiques. A l'inverse, les conflits qui tournent ostensiblement autour de faits scientifiques
après une observation attentive, s'avèrent refléter des différences dans le cadrage du problème
-sur les causes, la sévérité, les frontières, la distribution et les possibles solutions- des intérêts
qui s'opposent. En se tenant en dehors des limites d'une production de savoir officiel,
généralement sponsorisé par l'État , les ONG sont particulièrement bien situées pour observer
les limites des cadrages des experts les plus en vue, pour questionner les hypothèses non
516
Expression empruntée à Philippe DESCOLA, "Offrir ce magnifique moteur qu'est la curiosité. Entretien par
Nicolas Truong", Le Monde de l'éducation, juillet-août 2006, p. 52-55.
517
Bruno LATOUR, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris : La
Découverte / Poche, 2004, note 1. p. 301.
518
Karen T. LITFIN, Ozone discourses. Science and politics in global environmental cooperation, New York :
Columbia University Press, 1994 (p. 9).
519
Stephen Bocking, Nature’s experts. Science, politics, and the environment, New Brunswick : Rutgers
University Press, 2004, (p. 4)
520
"La science est largement vue comme trop liée à des intérêts puissants, ramenant à l'industrie et aux
gouvernements. Selon certains observateurs, l'action même de définir les problèmes environnements comme
scientifiques fait obstacle à la prise en compte de leurs dimensions politiques et économiques- particulièrement
les inégalités de pouvoir et de richesse" Stephen BOCKING, Nature’s experts...p. ix.
125
expliquées, exposer les valeurs derrière certains choix tacites et offrir des interprétations
alternatives de données ambiguës" 521 .
La sociologue de la science explique également qu' "étiqueter un problème comme
"scientifique" ou "politique" entraîne implicitement une allocation de pouvoir –le pouvoir de
parler et d'être entendu sur les problèmes en cause- et les groupes d'intérêts se battent pour ces
étiquettes" 522 . Ce que reconnaissent à leur tour Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yann
Barthe quand ils déclarent : "Contrairement à ce que l'on aurait pu penser il y a encore
quelques décennies, le développement des sciences et des techniques n'a pas apporté avec lui
plus de certitudes. A contraire, d'une manière qui peut paraître paradoxale, il a engendré
toujours plus d'incertitudes et le sentiment que l'on ignore, est plus important que ce que l'on
sait. Les controverses publiques qui en résultent accroissent la visibilité de ces incertitudes.
Elles soulignent leur ampleur, leur caractère apparemment irréductible et accréditent du même
coup l'idée qu'elles sont difficiles, voire impossibles à maîtriser. C'est dans les domaines de
l'environnement et de la santé, qui constituent sans aucun doute les deux terrains les plus
fertiles pour les controverses socio-techniques, que ces incertitudes sont les plus criantes" 523 .
Cette approche implique que nous nous intéressions aux acteurs sous l'angle de leur expertise
suivant les définitions de l'expert proposée par Pierre Favre 524 et Pierre Lascoumes 525 . Il est
en effet important que noter que l'"expertise n'est pas un "attribut exclusif d'une catégorie
521
Sheila JASANOFF, "NGOs and the environment : from knowledge to action", Third World Quaterly, 1997,
vol.18, n°3, 18 p. (p. 3/18).
522
Sheila JASANOFF, "Science and norms in global environmental regimes", dans Fen OSLER HAMPSON,
Judith REPPY (dir.), Earthly goods. Environmental change and social justice, Ithaca : Cornell University Press,
1996, p. 173-197, (p. 181)
523
Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un monde incertain. Essai sur la
démocratie technique, Paris : Seuil, «La couleur des idées», 2001 (p. 37).
524
L'"expert est celui qui est reconnu par sa communauté scientifique d'origine et par son commanditaire
politique ou administratif ou syndical. Dans le meilleur des cas, l'expert, le plus souvent à son corps défendant,
devient une ressource pour ceux qui le mobilisent. L'expertise est utilisée «à des fins d'augmentation du
pouvoir» : «les acteurs défendent leurs intérêts par le biais de l'expertise»". Cf. Pierre FAVRE, Comprendre le
monde pour le changer. Epistémologie du politique. Paris : Sciences Po, Les presses, 2005 "l'expert n'existe pas
en tant que tel, il n'existe qu'à partir du moment où il est désigné par son commanditaire" (p. 304).
525
Définition de l’ "expert" : "à l'origine, l'expert est une personne qui détient un savoir particulier dans un
milieu professionnel. Spécialiste reconnu dans son domaine, il tire sa compétence spécifique de son expérience,
des acquis d'une longue pratique au cours de laquelle il a été confronté à des situations délicates et variées posant
des problèmes particuliers qu'il a appris à résoudre…"(p. 7) Pierre LASCOUMES, "Avant-propos", dans Pierre
LASCOUMES (dir.), "Expertise et action publique", Problèmes politiques et sociaux, mai 2005, n°912 (p. 5-8)
126
spécifique d'acteurs" 526 et que la démarcation entre spécialistes et non spécialistes tend à
s'effacer 527 . Michael D. Kennedy sociologue spécialiste de l'Europe centrale remarque
également une frontières entre experts et intellectuels estimant que "l'intelligentsia a gagné de
l'autorité en devenant porte-parole d'un nouvel universalisme et de la société civile"528 ,
phénomène que l'on peut observer avec l'engagement des intellectuels dans la mouvance de la
défense du Danube.
Ceci n'exclut évidemment pas la question du pouvoir et des inégalités, Michel Callon et Yann
Barthe rappellent que "dans la science, le pouvoir est partout"529 . L'idée est en revanche
d'éviter tout déterminisme : "Nous ne disons pas qu'il n'y a pas de grands méchants loups, ni
des faibles sans ressources. Mais prétendre savoir ces choses-là à l'avance, c'est faire preuve
d'une grande suffisance théorique" 530 . C'est la dynamique même de la controverse qui peut
renseigner 531 : "le pouvoir est envisagé comme le produit d'un certain nombre d'épreuves,
comme le résultat qu'il s'agit d'expliquer et non comme le facteur explicatif" 532 , autant de
précisions qui doivent être considérées avec les précautionq de méthode annoncées plus haut.
Nous en déduisons l'importance de prendre en compte la dynamique de la controverse qui
tend à être éludée par la recherche d'une causalité ou l'application d'un déterminisme
explicatif. Or les controverses "se déploient dans le temps et dans l'espace. Leur trajectoire est
en grande partie imprévisible car elle dépend de la nature et du degré des incertitudes, mais
également de la manière dont certaines d'entre elles finissent par être réduites ou par
disparaître. Quels groupes sociaux vont entrer en scène ? Quelles alliances vont-ils nouer ?
Quelles options technologiques vont être révélées, ou au contraire écartées, par les recherches
526
"Avant-propos" (p. 9-14) dans Laurence DUMOULIN, Stéphane LA BRANCHE, Cécile ROBERT, Philippe
WARIN (dir.), Le recours aux experts. Raisons et usages politiques, Grenoble : PUG, 2005, (p. 9). Les auteurs
en déduisent qu'il faut briser les frontières disciplinaires, au croisement de l'analyse des politiques publiques, de
la sociologie politique et de la sociologie des professions.
527
Cf. Corinne DELMAS, "Pour une définition non positiviste de l'expertise", dans T. RIBEMONT (dir.),
Expertise et engagement politique, Paris ; L'Harmattan, coll. Cahiers politiques (p. 59)
528
cf. Michael D. KENNEDY, "The intelligentsia in the constitution of civil societies and post-communist
regimes in Hungary and Poland", Theory and Society, février 1992, vol. 21, n°1, p. 29-76. (p. 29)
529
Michel CALLON, Yannick BARTHE, "Décider sans trancher. Négociations et délibérations à l'heure de la
démocratie dialogique", Négociations, 2005/2, n°4, p. 115-129 (p. 122)
530
Art. cit. Michel CALLON, Yannick BARTHE, "Décider sans trancher…", p. 122.
531
"On estime souvent que les asymétries entre acteurs proviennent d'une distribution inégale des capacités
d'expertise. Mais, dans les controverses que nous avons étudiées, il s'est avéré que l'expertise scientifique ne
constituait pas toujours une ressources pertinente", Art. cit. Michel CALLON, Yannick BARTHE, "Décider sans
trancher…", p. 123.
532
Art. cit. Michel CALLON, Yannick BARTHE, "Décider sans trancher…", p. 123.
127
entreprises ? Quelles nouvelles pistes de recherche vont être explorées ? Ces questions sont en
permanence formulées et reformulées, au fur et à mesure que la controverse socio-technique
se développe" 533 . Autant de questions qui constituent le squelette d'un agenda de recherche
qui nous allons étoffer progressivement en constituant une boîte à outils appropriée.
Pour conclure en revenant sur la piste épistémologique de l'introduction nous reprenons une
citation Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yann Barthe pour leur analyse introspective sur
les sciences sociales. Ces derniers relèvent selon nous avec justesse comment "par rapport aux
savoir-faire traditionnels, les sciences sociales et humaines disposent (…) d'un pouvoir
terrible : celui de disqualifier la parole des acteurs (…). Les sciences sociales s'attribuent
couramment le pouvoir exorbitant de rétablir un sens dont elles assurent sans trembler qu'il est
caché et que leur mission est précisément de le dévoiler. Les psychosociologues (…) se
contentent de déplacer l'origine du discours, de l'attribuer aux angoisses irrationnelles dont il
faut tenir compte, non pas pour prendre les décisions, mais pour les faire accepter. Une fois
disqualifiée, la parole sauvage, spontanée, il reste à reconstruire une parole civilisée,
encadrée. (…) Ce qui est formidable avec les sciences sociales, c'est qu'elles sont
suffisamment diverses, variées, pour être capables à la fois de faire taire et de faire parler" 534 .
533
534
O.c. Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un monde incertain…, p. 47.
O.c. Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un monde incertain…, p. 158.
129
Première partie
131
I. État de l'art appliqué : des controverses sous le
microscope des sciences sociales
Cette première partie est consacrée à l'état de l'art et l'état du sujet. Les présentations de la
littérature grise traitant des problématiques de recherche et de ce qui a été déjà écrit sur le
sujet sont des passages obligés de toute thèse de doctorat. Elles prennent ici une ampleur
particulière en raison du rôle central qu'elles jouent dans notre démarche intellectuelle. Celleci vise à croiser les niveaux d'analyse en s'intéressant autant aux questions de méthodes
qu'aux présupposés théoriques, dans le but de définir un cadre d'analyse. "Susciter des
interrogations sur les questions conceptuelles sans perdre de vue la dimension empirique
permettant d'y parvenir" 535 , tel pourrait en être le principe directeur de cette recherche qui
considère l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros autant comme un objet politique que comme un
objet de recherche.
Nous partons de l'hypothèse que "le choix des paradigmes, celui des méthodes et des
techniques d'investigation modifient considérablement l'éclairage donné sur l'objet"536 , et qu'il
existe "un lien indissociable entre le mode et le niveau d'analyse, [car] les techniques de
recherche [ne sont] pas en elles-mêmes univoques" 537 . Aussi nous a t-il semblé important de
distinguer "le niveau de la construction théorique des problèmes (ce qu'on cherche à expliquer
et/ou comprendre, autrement dit l'objet de la recherche) et le niveau de la démarche empirique
(la méthode et le terrain de la recherche)" 538 . Ce croisement des données théoriques et
méthodologiques 539 "permet de dégager le régime de généralisation spécifique à chaque cas
(induction ou déduction) et d'apprécier en conséquence la pertinence entre matériaux de
535
Principe emprunté à Christian LEQUESNE, Andy SMITH, "Interpréter l'Europe : éléments pour une relance
théorique", Cultures & Conflits, hiver 2001, http://www.conflits.org/article.php3?id_article=226. Ils considèrent
"l'intégration européenne comme un défi pour le monde de l'action mais aussi un défi pour l'intelligibilité de ce
monde".
536
Guy HERMET, Bertrand BADIE, Pierre BIRNBAUM, Philippe BRAUD, Dictionnaire de la science
politique et des institutions politiques, Paris : Armand Colin, 2001. entrée "méthodologie", (p. 174-179).
537
Frédéric SAWICKI, "Les politistes et le microscope" dans Myriam BACHIR (dir.), Les méthodes au concret,
Amiens : PUF/CURAPP, 2000, (p. 143-164), p. 150.
538
o.c. Frédéric SAWICKI, "Les politistes…", p. 145.
539
Frédéric SAWICKI parle de taxinomie.
132
recherche et théorie ; elle incite en outre à spécifier les objectifs propres à chaque
démarche" 540 .
Cette distinction contribue à éclairer la manière avec laquelle les chercheurs en sciences
sociales gèrent le problème micro-macrosociologique. Pour Frédéric Sawicki, cette difficulté
"ne saurait se réduire aux dichotomies traditionnelles entre holisme et individualisme 541 ou
entre action et ordre social" 542 . De même qu'il ne saurait y avoir de méthode supérieure à une
autre puisque "la pertinence de chaque méthode doit en fait être appréciée par rapport à l'objet
et à l'objectif concrets de la recherche" 543 . Christine Musselin emploie cet éclairage pour
questionner la proximité existant entre sociologues, gestionnaires et politologues et voir dans
quelle mesure la sociologie de l'action organisée et l'analyse des politiques publiques traitent
vraiment du même objet quand toutes deux parlent d'action publique. Ainsi souligne t-elle en
arrière-plan de sa pensée que des "démarches (…) peuvent se situer entre le macroscopique et
le microscopique [alors que] le niveau de construction des problèmes [s'évalue] sur un
continuum entre le micrologique 544 et le macrologique" 545 .
Un état de l'art "appliqué" nous est apparu comme la méthode la plus appropriée pour cet type
d'exercice. Celui-ci consistera à reprendre dans le détail des études de cas telles qu'exposées
par différents auteurs afin de mettre à jour dans un deuxième temps les méthodes employées
et les outillages théoriques mobilisés pour enfin conclure sur les apports et les limites de
chaque cas 546 .
540
o.c. Frédéric SAWICKI, "Les politistes…", p. 150.
L'intérêt de l'opposition de ces idéaux-types de démarche sociologique se vérifiant essentiellement sur le plan
méthodologique puisqu'elle n'est jamais radicale dans les faits, cf. l'entrée "individualisme et holisme" dans
David ALCAUD, Laurent BOUVET (dir.), Dictionnaire de sciences politiques et sociales, Paris : Dalloz, 2004,
p. 169-172. Voir aussi Pierre BIRNBAUM, Jean LECA (dir.), Sur l'individualisme. Théories et méthodes, Paris :
Presses de la Fondation nationales sciences politiques, 1986.
542
o.c. Frédéric SAWICKI, "Les politistes…", p. 146.
543
o.c. Frédéric SAWICKI, "Les politistes…", p. 151.
544
Terminologie appliquée à la dimension théorique, à distinguer de "microscopique", "macroscopique"
désignant le type d'approche méthodologique. Voir le "tableau de pensée" consacré au mode d'investigation et
mode d'analyse dans les sciences sociales dans Frédéric SAWICKI, "Les politistes…", p. 147.
545
Christine MUSSELIN, "Sociologie de l'action organisée et analyse des politiques publiques : deux approches
pour un même objet ?", Revue française de science politique, février 2005, vol. 55, n°1, p. 51-71.
546
Sur ce débat théorie/méthode voir la citation de P. Hall reprise par Patrick Hassenteufel et Andy Smith : P.
HALL, "Aligning ontology and methodology in comparative politics", communication au colloque
«Comparative historical analysis», Brown University, 27-29 avril 2000, "Le rapport entre la méthodologie et
l'ontologie est crucial parce que la pertinence des techniques d'enquête dépend de la nature des rapports causaux
qu'elles sont censées découvrir. Par exemple, il est peu utile d'appliquer des méthodes conçues pour découvrir
541
133
Le choix des études de cas est motivé par plusieurs raisons. La première tient à un souci de
cohérence. Ainsi chaque cas ou thématique de recherche (ex. les grands barrages) s'inscrit à la
fois dans la problématique de l'environnement (environnement comme stratégie de
mobilisation, comme risques et choix technologiques, comme normes relevant du patrimoine
universel), s'intéresse à un ou plusieurs phénomènes de mobilisation sociale et touche à la
dimension transnationale. Dans cette dernière perspective nous étudierons certains "objets" de
préoccuation mondiale (enjeu planétaire), des campagnes de protestations, réseaux de
solidarité et nouvelles pratiques internationales ainsi que sur la thématique de la
mondialisation. Ces axes de recherches sont autant de fils conducteurs qui assurent lisibilité et
cohérence sans toutefois fixer de limites trop strictes à une réflexion pluridisciplinaire. Il s'agit
plus généralement de s'intéresser à ces nouveaux acteurs de la scène internationale et à leurs
interactions (populations locales, indigènes, riveraines, associations locales ou ONG
internationales, agences onusiennes, organismes multilatéraux, institutions financières
internationales…), et également aux idées 547
Une deuxième raison est de mettre en exergue la variété des champs disciplinaires traitant de
ces thématiques de recherche et de souligner l'intérêt d'une démarche pluri-disciplinaire. Aussi
avons-nous choisi de nous intéresser aux travaux de politologues (Marie-Claude Smouts,
Margaret Keck et Kathryn Sikkink, Sanjeev Khagram), de sociologues (Zsuzsa Gille, Michael
Goldman), d'anthropologue (William F. Fisher) même s'il faut signaler tout de suite que ses
catégories ne sont définitives. Cela correspond d'une part à la démarche pluridisciplinaire
revendiquée par la sociologie des relations internationales dans laquelle cette recherche
s'inscrit, et d'autre part à une volonté d'inscrire plus largement ce travail dans le champ large
des sciences sociales. Cette démarche sans a priori souhaite faire part, sans prétention
exhaustive, des apports intéressants de la recherche universitaire actuelle sur les questions des
des rapports fonctionnels si on cherche à analyser un monde où les relations causales ne sont pas fonctionnelles
mais relèvent d'autres formes de causalité. En un mot, pour être valides, les méthodologies adoptées dans un
champ doivent être en phase avec son ontologie" cf. Patrick HASSENTEUFEL, Andy SMITH, "Essoufflement
ou second souffle ? L'analyse des politiques publiques «à la française»", RFSP, février 2002, vol. 52, n°1, (p. 5373).
547
A noter les travaux de Daniel C.THOMAS, "The Helsinki accords and political change in Eastern Europe",
dans Thomas RISSE, Stephen C. ROPP, Kathryn SIIKINK, The power of Human rights. International norms
and domestic change, Cambride : Cambridge University Press, 1999, p. 205-233, et aussi Ninna
TANNENWALD, William C WOHLFORTH," Introduction : the role of ideas and the ends of the cold war" et
Nina TANNENWALD, "Ideas and explanation advancing the theoretical agenda", Journal of cold war studies,
printemps 2005, vol. 7, n°2, n°spécial (p. 3-12), et (p. 13-42).
134
acteurs, des études transnationales, de l'environnement pour les relations internationales. Elle
s'attache donc à rendre compte de certains travaux en sociologie, de politique publique, de
géographie (sociologie des mouvements sociaux, sociologie de l'action politique, sociologie
de la science, géographie politique…) en s'arrêtant sur des approches spécifiques mais aussi à
lire attentivement des ouvrages devenus des références 548 et enfin, plus accessoirement, à
présenter quelques courants universitaires d'Amérique du nord peu diffusés en France qui
peuvent faire apparaître des pistes de recherche stimulantes 549 .
Pierre Favre explique qu’il n’y a pas d’objet spécifique à la science politique, ce que confirme
Guillaume Devin quand il explique qu’"il faut se défaire de l'idée que les études
internationales porteraient exclusivement sur des objets internationaux. Elles englobent un
champ plus vaste dans lequel ce sont les dynamiques mixtes – à la fois endogènes et
exogènes- qui président aux «grands transformations». En ce sens; l'analyse internationale
invite à penser les processus de changement dans la durée et dans une perspective globale" 550 .
Guillaume Devin relève également le "risque d'autonomiser de manière excessive et
injustifiée les études internationales des études politiques en général" 551 .
L’avantage pour Pierre Favre est que "dès lors que l'on reconnaît que la définition de l'objet
de la discipline n'est pas un problème théorique, mais un problème pratique et empirique, les
combats pour la scientificité ne s'y déroulent pas et la congruence du mode savant et du mode
commun de désigner une région de l'univers social devient socialement avantageuse" 552 . Dans
cette ligne nous tenons à préciser que notre objectif est de passer outre "la parcellisation" des
548
Certains ouvrages comme Margaret KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyong borders…"sont à ce point
cités qu'on ne peut totalement oublier l'influence qu'ils ont, et les routines qu'ils contribuent à renforcer" (p. 6/39)
cf. Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les mouvements sociaux «transnationaux»
dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association française de science politique Lyon 14-16
septembre 2005, table ronde n°1.
549
Cf. Patrick HASSENTEUFEL, Andy SMITH, "Essoufflement ou second souffle ? L'analyse des politiques
publiques «à la française»", RFSP, février 2002, vol. 52, n°1, p. 53-73.
550
Guillaume DEVIN, "L'international comme dimension compréhensive", dans Pierre FAVRE, Jean-Baptiste
LEGRAVE, Enseigner la science politique, Paris : L'Harmattan, 1998, p. 231-240 (p. 238).
551
Art. cit. Guillaume DEVIN, "L'international…, p. 232. L’auteur remarque avec intérêt l'option choisie par les
politistes qui est de "traiter des phénomènes internationaux non sous la forme de questions distinctes mais
comme un dimension obligée de l'analyse politique (…) penser les objets (…) comme inscrits dans des systèmes
d'interactions qui ne sont pas nécessairement enclavés dans les frontières du territoire national (…) Non
seulement ce renversement de perspective éviterait de cloisonner arbitrairement les sous-disciplines de la science
politique mais il contribuerait à analyser d'une manière compréhensive les phénomènes politiques" (p. 232).
552
Pierre Favre, "Retour à la question de l'objet ou faut-il disqualifier la notion de discipline ?", Politix, 1995,
n°29, p. 141-157 (p. 156).
135
compétences en science politique, déjà abordée en parlant de l’aire politique Europe centrale :
"La diversité des résultats obtenus, la multiplication des travaux publiés, rend de plus en plus
difficile leur maîtrise, et la discipline [de la science politique] tend naturellement à se diviser
en sous-champs fortement autonomes (relations internationales, sociologie des mouvements
sociaux, politiques publiques, etc.) voire en modes d'approches antagonistes, socio-histoire du
politique, théorie des choix rationnels, sociologie pragmatique, etc. Chacun se spécialise, perd
la vue de l'ensemble, et n'a plus la capacité de capter les mouvements globaux de la
société" 553 . Dans le champ des relations internationales Jens Batelson préconise avec justesse
de développer "une meilleure compréhension [du] propre rôle [du chercheur] dans la
constitution même de son sujet d'étude" de d’engager un "rapport réflexif. Ceci permettrait de
comprendre le rapport discursif dans lequel ont été constitués l' État et le système des États,
ainsi que la manière dont les théories des relations internationales ont servi à légitimer
certaines institutions et pratiques" 554 .
Une précaution s’impose également par rapport à notre souci de faire resurgir la dimension
méthodologique des travaux étudiés. Comme l’indique Pierre Favre face à l’ objectif de "faire
surgir les questions qu'il faut se poser", "il faudrait se garder de pousser à la limite cette
nécessité de la critique méthodologique, car elle pourrait être autodestructive" 555 . Il ne peut
alors s’agir que d’un "préalable à l'étape plus féconde de la recherche (…) il ne faut cependant
pas surestimer ce phénomène [contradiction des résultats explicable par la divergence des
fondements théoriques] : l'histoire des sciences sociales montre avec constance que les
problématiques et les terrains d'enquête varient simultanément. Durant une période, on fait
porter l'investigation sur tel terrain avec telle problématique, à la période suivante, la
problématique change mais aussi le domaine empirique auquel on applique l'interrogation" 556 .
553
Pierre FAVRE, Comprendre le monde pour le changer. Epistémologie du politique, Paris : Presses de
Sciences Po, 2005 (p. 361).
554
cf. Jens BARTELSON, "Y a-t-il encore des relations internationales ?", Revue études internationales, juin
2006, vol.37, n°2, p. 241-256 (p. 254).
555
Pierre FAVRE "Sur la nature et l'usage des états des travaux" dans Fabien JOBARD, "L'usage de la force par
la police dans les pays anglo-saxons", Rapport pour l'Institut des hautes études de sécurité intérieure, décembre
1994.
556
Art cit. Pierre FAVRE "Sur la nature et l'usage…".
136
1. Déforestation dans l'éco-politique internationale
Le premier travail sur lequel nous avons choisi de nous arrêter est celui de la politologue
Marie-Claude Smouts Forêts tropicales 557 . Cet ouvrage a retenu notre attention pour une
multitude de raisons et notamment pour la manière dont la politologue aborde un problème
environnemental mondial dans une démarche sociologique. S'inscrivant dans l'approche de
sociologie des relations internationales, elle cherche à dégager de l'analyse des pistes de
recherche spécifiques, dans une démarche inductive 558 .
Dans les faits, le sujet est traité comme un moyen dans une réflexion plus large portant
notamment sur les outils conceptuels de la discipline des relations internationales face aux
nouveaux enjeux. "Ainsi la façon dont est traité le sujet «déforestation» reflète moins le
caractère particulier de l'objet «forêts tropicales» que les jeux d'interactions structurant la
société mondiale à un moment donné" 559 .
L'attention portée à la dimension technico-scientifique du sujet ainsi que les présupposés
théoriques de l'auteur (théorie des communautés épistémiques de Peter Haas, Ecole anglaise
des relations internationales) expliquent également ce choix. Un tel travail d'enquête
représente à nos yeux un exemple à suivre pour aborder les sujets liés à la dimension
environnementale.
A. Des hommes et des arbres : une lecture technico-scientifique
Cette étude conduite par Marie-Claude Smouts porte sur les bois tropicaux. Il ne s'agit pas
d'une monographie d'un produit de base, telle que l'auteur avait pu se l'imaginer dans les
années 1980 mais d'une analyse critique de l'écopolitique mondiale à travers le problème de la
557
Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales. Jungle internationale. Les revers d'une écopolitique mondiale,
Paris : Presses de Sciences-Po, 2001.
558
"La théorie doit être développée à partir d'un corpus de données empiriques (traitées de manière comparative)
et non s'inscrire dans une théorie donnée priori" o.c. Christine MUSSELIN, "Sociologie de l'action…", p. 61.
559
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 51.
137
déforestation. "Sous les bois tropicaux, je trouvais les arbres, sous les arbres la forêt et sous la
forêt toutes les questions sensibles de l'environnement planétaire : biodiversité, effet de serre,
droits des populations locales" 560 . Indirectement par cet aveu on entrevoit toute l'évolution de
la discipline des relations internationales et le déplacement de l'attention des États et des
organisations internationales vers les acteurs et les dynamiques sociales, définis plus
largement.
Elle présente la forêt tropicale comme étant "un système d'acteurs beaucoup plus vaste dont
les organisations internationales ne sont qu'une composante" 561 . Ce sysème comprend
"experts individuels, centres de recherche, fonctionnaires internationaux, administrations
publiques, industriels, associations professionnelles, (…) ONG" 562 . Cette spécialiste du
système onusien insiste d'ailleurs sur les limites de celui-ci sur cette question de la
déforestation 563 , en insistant sur le fait que la forêt ne fait l'objet d'aucun régime 564 .
Elle explique ailleurs que "le point de départ et le point d'aboutissement d'une politique de
préservation de la forêt se trouvent dans les systèmes d'interactions sociale dans lesquels
s'insèrent les espaces boisés. Ce sont les systèmes d'interaction construits à tous les niveaux
autour des multiples fonctions de la forêt qu'il convient de décortiquer en préalable à toute
action politique pour que se révèlent les mécanismes d'échange, les liens de dépendance, les
stratégies contribuant à l'exploitation abusive de ses ressources. Dans cette démarche, les
variables socio-culturelles (…) caractérisent les modes d'énonciation –et par conséquent la
structuration et l'issue- du problème" 565 .
560
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 15.
La politologue a auparavant travaillé sur le système ONU et sur les relations Nord/Sud.
562
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 317.
563
"La forêt est entrée dans la logique impitoyable de l'exercice «onusien» consistant à trouver au niveau
mondial le compromis entre quantité d'approches divergentes qui donnera l'illusion d'une vision commune
baptisée consensus. D'où ces énumérations en forme de millefeuille qui ne satisfont personne mais ne déplaisent
à aucun : une couche pour le Sud, une couche pour le Nord, un peu de crème sucrée pour lier le tout", o.c. MarieClaude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 100.
564
"Si prémices il y a d'une écopolitique forestière internationale, cela n'a rien à voir avec l'établissement d'un
quelconque «régime». Il n'y a pas de système mondial d'action collective, pas de grand accord formalisé, pas de
structure institutionnelle qui s'impose, pratiquement pas d'engagements financiers communs pour le long terme,
bref rien de ce qui fait le bonheur des théoriciens des régimes", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts
tropicales…,p. 201.
565
Marie-Claude SMOUTS, "Un monde sans bois ni lois. La déforestation des pays tropicaux", Critique
internationale, octobre 2000, n°9, p. 131-146 (p. 132).
561
138
Marie-Claude Smouts adopte une approche relationnelle de l'environnement 566 qui contraste
avec les représentations les plus courantes de ce type d'études 567 . Ainsi pour elle, les bois
tropicaux, simples matières premières, renvoient à "un certain type de rapports sociaux,
politiques et économiques organisant les relations de l'homme et de la nature dans un milieu
particulier" 568 .
Sa recherche tend avant tout à comprendre comment la déforestation est devenue "une grande
cause internationale allant de soi" 569 . Rappelant que la notion même de "forêt tropicale" telle
qu'énoncée dans les discours internationaux, est une construction sociale, la politologue
s'intéresse au mécanisme qui a permis de bâtir un tel enjeu planétaire. Elle conclut que "la
fonction écologique de la forêt tropicale n'est déjà plus une valeur méritant d'être préservée en
soi" 570 car cela ne s'appuie sur aucune preuve scientifique.
Notons comment elle explique ailleurs qu'en matière de risques environnementaux mondiaux,
la hiérarchisation dans les préoccupations varient et comment les internationalistes se sont
trouvé désarçonnés 571 . Elle utilise le concept de «risques du jour» pour souligner
l'inconstance caractéristique des représentations de menaces mondiales 572 . La politologue
566
Pour le sociologue Pierre Lascoumes "l'environnement doit être pensé non pas selon la logique des sujets, ni
celle des objets, mais en fonction de leurs relations, c'est-à-dire selon les pratiques qui l'ont produit
[l'environnement] et le transforment sans cesse", "il n'y a d'espèces et de milieux que vécus et pratiqués", (p. 1112), cf. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir. Environnements et politiques, Paris : La Découverte, collection
«textes à l'appui/série écologie et société», 1994.
567
Voir par exemple Thomas PRINCEN, Matthias FINGER (dir.), Environmental NGOs in world politics.
Linking the local and the global, London & New York : Routledge, 1994.
568
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 24.
569
"la première tâche de cet ouvrage sera d'examiner comment et pourquoi la forêt tropicale a été érigée en
question politique mondiale au début des années 1980", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 22.
570
Selon elle, il s'agit "d'un bien marchand potentiel que l'on pourra produire, vendre, échanger sur un marché
créé de toutes pièces", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 37.
571
"A l'instar des responsables politiques, [les internationalistes] s'en remettent aux sciences «dures» et aux
statisticiens du risque, quand ils ne choisissent pas tout bonnement d'ignorer la question en la jugeant sans
pertinence"(p. 242) ou encore "sociologues et politistes ont considéré avec suspicion [la science de l'écologie]
qu'ils n'avaient pas construit et qui posait la problématique des interactions en termes inédits" (p. 249), MarieClaude SMOUTS, "Un trou noir dans l'espace mondial : le risque environnemental global", (p. 241-254), dans
Anne-Marie LE GLOANNEC, Aleksander SMOLAR (dir.), Entre Kant et Kosovo. Etudes offertes à Pierre
Hassner, Paris : Presses de Sciences Po, 2003,
572
"Les divergences de perception de la menace combinées à l'inflation continue des risques environnementaux
rendent impossible un consensus mondial sur les priorités. L'inscription sur l'agenda diplomatique se fait de
façon aléatoire, en fonction des événements, des opportunités économiques, de l'influence de tel ou tel groupe
d'ONG, des jeux politiques", Marie-Claude SMOUTS, "Les trajectoires du risque environnemental global",
(p. 189-198), dans Josepha LAROCHE, Mondialisation et gouvernance mondiale, Paris : PUF, collection
«Enjeux stratégiques», 2003, (p. 193).
139
remarque que les aspects "différés et cumulatifs" 573 des risques compliquent l'action 574 , d'où
une situation d'aporie pour l'écopolitique mondiale : "les enjeux sont élevés, les décisions à
prendre sont urgentes mais les faits sont incertains et les valeurs sont en discussion" 575 .
Dans cette étude de cas, elle s'applique à expliquer la multifonctionnalité de la forêt, les
aspects techniques de la sylviculture 576 (phénomène d'érosion, complexité des interactions au
niveau hydrologique 577 …) et la nécessité de la considérer comme un système 578 . Dans le cas
de la forêt tropicale, les spécificités sont telles qu'elle accentuent les problèmes 579 . Elle en
déduit que "la compatibilité des fonctions est pratiquement impossible à assurer sur un espace
forestier donné sans un arbitrage et sans une administration forte pour le faire respecter" 580
laissant entendre que le salut est dans une gestion rationalisée 581 .
La politologue s'attaque sur cette base aux discours alarmistes, démontrant l'absurdité de
certains messages en expliquant les phénomènes scientifiques en jeu 582 ou en se référant
573
"L'articulation complexe des différentes échelles, d'espace, de temps, de vulnérabilité, rend très difficile la
maîtrise sur le plan conceptuel, et plus encore sur le plan pratique, [de] l'enchaînement des causes et des effets
dans la crise écologique", o.c. Marie-Claude SMOUTS, "Les trajectoires …, p. 198.
574
"Prétextes à l'inaction politique et à l'endormissement de l'opinion" o.c. Marie-Claude SMOUTS, "Les
trajectoires…, p. 195.
575
o.c. Marie-Claude SMOUTS, "Les trajectoires…, p. 198.
576
Elle explique par exemple que pour un forestier, la notion d'"aménagement durable" est un pléonasme, o.c.
Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 277.
577
"le lien entre l'existence de la forêt et la réduction des inondations est plus complexe (…). Il faut savoir de
quelles espèces se compose la forêt en question, quelles activités lui sont associées, de quelle façon elle est
exploitée", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 33.
578
La forêt tropicale "n'est pas un milieu clos réservé aux forestiers, indépendant de l'environnement
sociopolitique et des autres secteurs de la vie publique. Elle n'est pas seulement une source de matière première
pour le commerce et l'industrie, pas seulement une source de revenu pour les États et les élites politiques, pas
seulement une ressource dont plusieurs centaines de millions de personnes tirent leurs moyens de subsistance,
pas seulement une réserve de biodiversité intéressant l'ensemble du genre humain, pas seulement un écosystème
où vivent plusieurs millions d'autochtones...", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 40.
579
"Les enjeux sont plus lourds, les intérêts plus contradictoires, les conflits plus violents", o.c. Marie-Claude
SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 42.
580
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 42.
581
Sur la question de la conservation par exemple, elle estime que "les seuls projets qui ont une chance de
fonctionner correctement sont des projets internationaux montés par des spécialistes en conservation
expérimentés, disposant de collaborateurs bien formés, indépendants par rapport aux pouvoirs politiques locaux,
soutenus par une grande institution internationale publique ou privée pendant une longue période", o.c. MarieClaude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 265.
582
"Le slogan des années 1980 sur l'Amazonie «poumon de la planète» était une absurdité. En situation normale,
une forêt constituée absorbe presque autant d'oxygène qu'elle en rejette dans l'atmosphère et dégage presque
autant de gaz carbonique qu'elle en produit. La respiration des végétaux et des organismes qui se nourrissent de
la biomasse équilibre la fixation de gaz carbonique par la photosynthèse…", o.c. Marie-Claude SMOUTS, "Les
trajectoires…, p. 35.
140
concrètement au terrain pour invalider certains débats 583 . Pour elle les obstacles à
l'aménagement durable de la forêt ne sont ni techniques, ni scientifiques 584 , mais résident dans
"les possibilités concrètes d'application sur le terrain" 585 . Elle laisse entendre par déduction
que ce qui pèche relève d'un domaine moins rationnel, qualité "disqualifiante" en l'espèce 586 .
Acteurs en compétition : experts, activistes et autochtones
Il est intéressant de relever la posture de l'internationaliste sur la question de l'espace et
l'aspect microsociologique des problèmes de la déforestation. Sur la dimension spatiale elle
rappelle comment les incidences pratiques des interventions sur la forêt sont des sources de
conflit 587 , et insiste sur l'importance de prendre en compte les réactions autochtones. La
dimension locale est mentionnée via le décalage des perceptions sur ce système forestier
transnational censé incarner les "intérêts supérieurs de l'humanité"588 . Il existe des différences
dans la conception même de la nature "la traduction du discours transnational dans un langage
intelligible par ceux censés le mettre en pratique" 589 tend à éluder..
Si au niveau rhétorique la greffe ne prend pas, l'observation des pratiques démontre que les
acteurs locaux peuvent déployer des stratégies inattendues. Elle s'inscrit ainsi en faux contre
l'image de victimes souvent associée aux populations autochtones 590 et refuse tous les
extrêmes : à savoir l'idéalisation romantique 591 ou le rejet systématique d'une participation
583
Par exemple "le débat exploitation/protection reste largement théorique. Vu du terrain il est même surréaliste"
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 43.
584
Elle explique que "les exploitants forestiers professionnels savent faire tout cela très bien", o.c. Marie-Claude
SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 279.
585
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 279.
586
Elle parle surtout du délicat mélange entre éthique et technique "quand on "inclut (…) la gestion de produits
multiples, ligneux, non ligneux, la production de services divers attendus de la forêt, le respect des fonctions
écologiques, la satisfaction des besoins sociaux des populations, tout cela dans une perspective à long terme, on
entre dans la plus grande confusion. Tout se mélange ; l'éthique et la technique, les objectifs que l'on souhaite
atteindre et les moyens d'y parvenir", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 280.
587
"La perception de l'espace et de son utilisation optimale est par-dessus tout source de conflit : les découpages
entraînés par les projets de conservation, l'écotourisme, les concessions forestières sont souvent en décalage avec
les usages villageois, les droits coutumiers, les limites symboliques du terroir" [à noter définition terroir par
spécialiste de l'Afrique]", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 323.
588
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 323.
589
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 323.
590
"Les fameux «partenaires locaux», référence obligée du nouveau discours international, déploient des
stratégies d'adaptation insoupçonnées et se laissent difficilement insérer dans des schémas durables dès lors qu'ils
découvrent le jeu du marché et les mille façons d'en tirer bénéfice", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts
tropicales…,p. 45.
591
"Le danger serait qu'un nouveau romantisme se construise autour de ces merveilleux peuples des forêts qui
sauraient spontanément quoi faire aujourd'hui pour conserver les arbres et les espèces animales pour peu qu'on
141
locale au processus décisionnel 592 . Aussi enquête t-elle sur les argumentaires de justification
(pauvreté, démographie, agriculture de rentes..) qui font souvent peser la responsabilité sur les
populations locales. Elle cite les experts en agronomie tropicale et autres spécialistes pour
comprendre les problèmes (culture sur brûlis, transmigration…) de manière à contrecarrer des
schémas simplistes et réducteurs. Marie-Claude Smouts remarque à l'inverse des
"responsabilités enchevêtrées" et des "interactions complexes" et estime que ces schémas
imposentt des interprétations de la réalité 593 . Aussi s'efforce-t-elle de les démêler sur la
question du commerce de bois 594 dans une démonstration étayée de références et
d'explications techniques et scientifiques 595 .
Marie-Claude Smouts accorde beaucoup de crédit au travail des spécialistes dans cette
recherche. Leur importance apparaît sous deux aspects : dans l'aide qu'ils ont pu apporter à la
politologue dans sa recherche (argumentation axée sur des explications technicoscientifiques), mais aussi dans le rôle central dont ils sont crédités pour gérer le problème
même de la déforestation. Elle a privilégié le contact direct avec les "vrais spécialistes" de la
forêt, c'est-à-dire "ceux qui y travaillent, ceux qui l'étudient, ceux qui l'habitent"596 , et
participé à un forum international (Organisation internationale des bois tropicaux) pour
s'entretenir avec eux, recueillir des témoignages 597 (qualifiés de francs et plutôt impartiaux).
les laisse faire et que les gouvernement ne s'en mêlent pas. Tout aussi marqué que les fantasmes de l'homme
blanc, ce pari sur l'innocence originelle de l'indigène à de bonnes chances d'être perdu", o.c. Marie-Claude
SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 267.
592
"Les populations locales ne sont pas seulement ces populations dominées et malmenées que l'on découvre
périodiquement dans les médias. Elles vivent, imaginent, prennent des initiatives, revendiquent, s'adaptent,
s'insurgent" (p. 324). M.C. Smouts note toutefois comment au début de la campagne pour la forêt tropicale
humide "les populations se trouvaient prises en otage et payaient le prix de batailles de paradigmes où elles ne
pouvaient mais" (p. 259) et ailleurs comment l'attention accordée aux populations varient et dans le cas des
grands parcs africains "la protection des sites, de la flore et de la faune au nom d'une certaine conception
occidentale de la vie sauvage s'est accompagnée de drames sans nombre", (p. 263), o.c. Marie-Claude SMOUTS,
Forêts tropicales…
593
"une route en forêt pourrait être autre chose que le pur désastre écologique dépeint par des conservationnistes
intransigeants, bien dotés en voitures tout terrain", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p.164.
594
Voir le chapitre 4, p. 167-200.
595
Marie-Claude Smouts utilise des sources institutionnelles (ex. FAO, Association technique internationale des
bois), des données techniques de centres de recherche spécialisée (CIRAD.-forêt) et des marchés financiers, des
articles de revues professionnelles… A noter des références très pointues comme par exemple sur les essences
d'arbres : ex. "pour ceux qui s'intéressent aux arbres, on mentionnera le padouk et le kavazingo dont la
production a dépassé celle de l'ozigo traditionnelle au Gabon, et le moabi en forte progression", note 4 page 169.
596
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 16.
597
Ces spécialistes sont indirectement crédités pour leur franchise et leur impartialité.
142
Elle accorde ainsi une place centrale au savoir et à ses détenteurs 598 dans la ligne de la théorie
des communautés épistémiques développée par Peter Haas (voir plus bas).
Les ONG sont en revanche stigmatisées pour leur absence de discernement, leur manque de
compétence technique et le travail de simplification qui relève selon elle de la
désinformation 599 . Elle critique notamment la manière dont ils accaparent le discours au
détriment des spécialistes 600 et profitent de l'absence de consensus au sein de la communauté
des forestiers pour s'imposer 601 . Marie-Claude Smouts rappelle que la conservation est à la
fois un "gagne-pain" et une "idéologie" 602 , ce qui annihile l'image de bienveillante
bienfaisance associée aux organisations non gouvernementales. "Ce sont elles [les ONG] qui
lancent les mots d'ordre et mettent de nouveaux concepts à l'ordre du jour (ou bien les
réinventent). Comme elles sont aussi les employeurs de beaucoup de jeunes diplômés (…)
elles peuvent à bon droit se targuer d'une expertise scientifique".
La politologue est toutefois amenée à nuancer sa critique à l'observation de certains faits
(processus de certification) pour reconnaître des qualités à ces acteurs non-gouvernementaux
(souplesse, rapidité de réaction, capacité de mise en réseau 603 ). Celles-ci contribuent en effet
partiellement à l'élaboration et au respect de nouvelles normes auxquelles elle accrédite un
598
"Les gouvernements et les experts se rencontrent et «dialoguent», ô combien ! Mais ce sont les ONG qui
imposent les thèmes et le choix des objets «scientifiques».", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts
tropicales…,p. 113.
599
Par exemple elle explique que "Greenpeace et le WWF se saisirent de l'information en oubliant toutes les
nuances et précautions accompagnant la présentation scientifique" et comment leur message a continué à
circuler, véhiculé par les agences de presse, repris dans les discours officiels des ministres alors qu'il s'agissait
d'une "erreur scientifique avérée"(p. 119) ou encore que "les scientifiques sont dépossédés du discours public sur
leur objet"(p. 121). La voix des scientifiques n'est pas particulièrement écoutée "tout au plus leurs études
connaissent-elles une publicité passagère lorsqu'elles sont utilisées à des fins stratégiques par les organisations
inter-étatiques, les ONG, ou les industries du bois y trouvant matière pour justifier leurs positions", p. 121, o.c.
Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…
600
Elle indique par exemple que les ONG occidentales parlent à la place des ingénieurs forestiers du tiers-monde
(p. 124). Elle critique "l"habileté des grandes ONG [qui a été] d'avoir saisi le vent les premières" (p. 307) et
"l'emprise des ONG sur l'élaboration de la problématique légitime et leur capacité à faire passer leurs propres
critères sur des critères universels en discréditant tout ce que ne venait pas d'elle", (p. 303) o.c. Marie-Claude
SMOUTS, Forêts tropicales… ,
601
"Il est impossible de présenter un front uni lorsqu'il s'agit de définir des priorités relevant autant de l'éthique et
du choix politique que de la technique forestière. Dans ce vacuum, les ONG se sont installées et elles occupent le
champ du discours, laissant loin derrière non seulement les forestiers mais aussi les biologistes, les botanistes, les
anthropologues, les sociologues. Elles assument tous ces rôles à la fois"? o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts
tropicales… , p. 125.
602
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… , p. 266.
603
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… , p. 31.
143
certain mérite : comme de maintenir la notion de «bon comportement» sur l'agenda, de
favoriser une éthique de la discussion entre tous 604 .
Les États ne sont traités ici que comme des acteurs parmi tant d'autres et l'auteur de s'inteorrge
pas sur les incidences pour la souveraineté ou le principe de territorialité des interactions.
Marie-Claude Smouts souligne essentiellement des clivages opposant les pays industrialisés
aux pays en développement 605
Normes et pragmatisme
L'attitude de Marie-Claude Smouts est plus ambivalente sur la question des normes 606 . Elle
les crédite d'un rôle symbolique tout en se montrant critique sur l'absence de résultats concrets
ou sur les intentions stratégiques dont les acteurs transnationaux les parent. Aussi considère telle que "l'ensemble de principes énoncés à Rio constitue une sorte de «référentiel commun»
que les responsables de l'exploitation forestière, publics et privés, ne peuvent ignorer" 607 ,
mais ajoute "jusqu'à présent, l'inscription des questions d'environnement à l'ordre du jour des
négociations internationales n'a pas modifié les pratiques sur la scène internationale ni les
approches théoriques pour les analyser (…). Malgré l'énormité de ce qui est en jeu,
l'environnement ne constitue qu'une série de dossiers parmi d'autres" 608 .
604
La certification "entretient un climat, elle oblige les acteurs internationaux à définir ouvertement leurs
valeurs. Elle favorise une éthique de la discussion entre tous…", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts
tropicales… , p. 309.
605
"les clivages restent puissants sur la scène internationale : entre les pays en développement et les pays
industrialisés, entre la culture forestière des vieux pays d'Europe occidentale et d'autres cultures forestières
(nord-américaines notamment), entre les champions de la conservation et les partisans de l'exploitation
commerciale" (p. 39)
606
Voir ce qu'elle a pu écrire avec Bertrand Badie "La règle n'est pas une donnée immanente surgissant
spontanément des nécessités de l'échange ou d'une communauté d'intérêts. Trop d'intérêts contradictoires
animent l'acteur international, surtout lorsqu'il s'agit d'un acteur aussi complexe que l'acteur étatique, pour que la
règle puisse être déduite du seul jeu des intérêts. Les études sur la décision, et notamment le modèle
bureaucratique, ont bien montré l'impossibilité de déterminer à l'avance et de façon objective la nature de l'intérêt
national."(p. 110). "L'acteur dominant dans un domaine, individuel ou coalisé, finit par faire admettre les normes
qui lui conviennent, souvent parce qu'il apparaît le mieux placé pour assurer l'efficacité de l'action collective"
(p. 111), " (…) pourquoi l'acteur international s'y soumet-il ? Parce que la règle permet d'avoir des relations avec
les autres, de sortir de l'incertitude, de trouver une place dans l'action collective autrement que par la crise, et
autrefois par la guerre. (…) Elle offre une solution à un problème, elle donne une rationalité commune, elle
permet de rassembler une collectivité autour d'un projet". (p. 112), o.c. Bertrand BADIE, Marie-Claude
SMOUTS (dir.), Le retournement du monde…
607
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 39.
608
O.c Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 50.
144
Sur la forêt, elle convient que "sans contenu précis ni support théorique bien solide, le
discours sur la forêt «patrimoine mondial» et «bien planétaire» s'est bien imposé" 609 . MarieClaude Smouts repère tout d'abord un "décalage entre la sphère de décision internationale où
se construisent les normes dites universelles et les micro-décisions prises sur le terrain par des
populations dont la survie dépend du milieu environnant [notant qu'il] est insurmontable" 610 .
Elle reconnaît une vertu aux notions que sont le développement durable611 et "la gestion
forestière durable" 612 du simple fait que leur évocation pèse comme une contrainte sur les
acteurs 613 , mais s'indigne que le discours portant sur la forêt, "sous couvert d'éthique et
d'intérêt universel, [soit] un discours «lénifiant qui expulse le conflictuel et les rapports de
force»" 614 .
Marie-Claude Smouts insiste également sur les effets de «déterritorialisation» et de
«décontextualisation» 615 par rapport à la sphère politique et économique, laissant entrevoir
par là les conséquences spatiales importantes des normes énoncées au niveau international.
"Patrimoine mondial et bien planétaire, la forêt n'est plus un bien réel susceptible
d'appropriation privée soumis aux règles du marché (..) La forêt n'est plus une ressource
géographiquement située" 616 . Elle refuse cette réification liée à la notion de bien planétaire,
609
O.c Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 135.
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… , p. 324.
611
A noter ailleurs sa définition du développement durable comme outil analytique (permettant de "dénoncer
tout ce qui ne va pas dans la façon classique de considérer le développement") et projet politique, dans ce cas-là,
il est contestataire et met en cause l'ordre existant. Cf. Marie-Claude SMOUTS, "Introduction. Le
développement durable : valeurs et pratiques", (p. 1-16) dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Le développement
durable. Les termes du débat, Paris : Armand Colin, 2005, (p. 7). A noter aussi la position plus optimiste de
Pierre Lascoumes qui qualifie le concept d'"illusion motrice", cf. Pierre Lascoumes, "Le développement durable :
une «illusion motrice»", (p. 95-107), dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Le développement durable. Les termes
du débat, Paris : Armand Colin, 2005.
612
"Elle manque de précision et doit son succès rhétorique à cette imprécision même : tous peuvent s'en réclamer
en lui donnant le contenu qu'il convient. (…) Mais comme tout le monde a pris l'habitude de s'y référer, elle
oblige à négocier. C'est sa première vertu" o.c. Marie-Claude SMOUTS, "Les trajectoires…, p. 275.
613
"L'ensemble de principes énoncés à Rio constitue une sorte de «référentiel commun» que les responsables de
l'exploitation forestière, publics et privés, ne peuvent ignorer. La notion de «gestion forestière durable» est
devenue omniprésente, et son évocation permanente pèse comme un contrainte sur les acteurs", o.c. MarieClaude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 39.
614
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 316.
615
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 315.
616
La forêt "est un bien immatériel qui subsume toutes les valeurs attachées à la nature : vie, beauté, pérennité,
mystère", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 315. Voir aussi sa contribution sur les biens
publics mondiaux : Marie-Claude SMOUTS, "Une notion molle pour des causes incertaines", (p.368-382) dans
François CONSTANTIN (dir.), dans Les biens publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour l'action
collective ? Paris : L'Harmattan, 2002. "Les biens publics mondiaux sont proclamés d'en haut et a priori. Ils
postulent un consensus global et supposent ce problème résolu. Les données d'un ordre mondial souhaitable sont
énoncées en termes universels par quelques-uns et présentées comme des biens profitables à tous. Tous les
610
145
point sur lequel elle s'accorde avec l'internationaliste spécialiste de l'Afrique, François
Constantin qui s'est aussi beaucoup intéressé à cette question 617 .
Ce dernier 618 propose comme solution de replacer le lieu de la gestion là où il se doit, c'est-àdire à proximité de "la savane, la brousse, la forêt où cohabitent quotidiennement des hommes
et des animaux". Cela implique de "repenser totalement l'action publique dans le sens non pas
du renforcement d'une bureaucratie mondiale centralisée mais au contraire d'un partage élargi
du pouvoir à tous les niveaux stratégiques de l'action, c'est-à-dire au village" 619 . François
Constantin reconnaît ainsi l'importance de la dimension micro-locale : "les risques ou les
menaces justifiant l'action collective se matérialisent généralement en des lieux précis
(espèces ou sites menacés par exemple), à commencer par le village, et affectent la vie
quotidienne des gens qui y vivent" 620 .
Sur la question des biens publics mondiaux Marie-Claude Smouts 621 s'accorde avec François
Constantin 622 pour souligner au mieux l'ambiguïté de la notion et au pire la domination qu'il
acteurs sont amenés à entrer dans la problématique qui s'impose peu à peu à l'ensemble de la société
internationale. On n'est pas loin de l'ordre hégémonique décrit par GRAMSCI et transposé par Robert COX dans
les relations internationales""(p. 376). A titre anecdotique pour montrer l'effet de mode et l'appropriation du
vocabulaire par les militants, nous reprenons ce commentaire d'un membre de MSF "Le développement est une
notion ambiguë marquée par un paternalisme colonial, établissant des différences entre développés et sousdéveloppés. C'est une rhétorique des vainqueurs. Il faut arrêter de parler de développement [pour parler] de biens
publics mondiaux. C'est quelque chose de plus fécond. A MSF, on défend les biens publics mondiaux : l'accès à
la santé qui assure une forme de sécurité publique. Parler de développement est une commodité rhétorique : ça
permet de montrer que les humanitaires ne se soucient que de l'après", p. 391, Samy COHEN, "ONG,
altermondialistes et société civile internationale", RFSP, juin 2004, vol. 54, n°3, p. 379-397.
617
François Constantin déclare que "selon les intervenants et selon le contexte, la rhétorique des biens communs
(…) est utilisée pour faire naître des images et des contours incertains, mais inscrite dans une nébuleuse de
valeurs aussi peu contestables que l'équité, la solidarité, la justice et un développement qui doit être durable.
Sous des apparences de normes, on est dans le champ des constructions idéologiques" p. 95 dans François
CONSTANTIN, "La communauté internationale face aux défis de l'environnement. Biens communs et relations
Nord-Sud", Cahiers français, janvier-février 2002, n°306, (p. 93-99). Voir aussi, François CONSTANTIN,
"L'humanité, l'éléphant et le paysan. Bien commun et pouvoir local", Critique Internationale, octobre 2000, n°9,
(p. 177-130), p. 120 .
618
Pour une vision critique de la régulation localisée, voir François CONSTANTIN, "Éléphants et baleines, des
biens communs à conserver : retour vers le local", (p. 199-211) dans Josepha LAROCHE, Mondialisation et
gouvernance mondiale, Paris : PUF, collection «Enjeux stratégiques», 2003.
619
O.c. François CONSTANTIN, "L'humanité…", p. 118. Voir plus bas, la question des "savoirs locaux",
abordé dans l'étude de cas consacré aux grands barrages et aux travaux du sociologue Michael Goldman.
620
François CONSTANTIN, "La communauté internationale…", p. 93.
621
"Le bien public mondial est une construction élitiste d'universitaires et de fonctionnaires difficile à «vendre» à
l'opinion, aux entreprises et aux responsables politiques tandis que ses évidentes faiblesses théoriques rendent
peu probable que se construise autour de lui une communauté épistémique assez forte pour peser sur
l'action…"(p. 381) cf. Marie-Claude SMOUTS, "Une notion molle pour des causes incertaines", (p.368-382),
dans François CONSTANTIN (sous la dir.), dans Les biens publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour
l'action collective ? Paris : L'Harmattan, 2002.
146
véhicule 623 . Dans le cas de la forêt tropicale son attitude semble plus nuancée mais toujours
caractérisée par le même pragmatisme. "La déforestation est la somme d'histoires singulières
vécues et relatées par des acteurs multiples dont il convient d'écouter la voix sans hiérarchie
préconçue. Tous ne pèsent pas du même poids dans l'espace public international mais, sur le
terrain, tous participent au devenir de la forêt, pour le meilleur et pour le pire" 624 .
Elle sait que la forêt ne peut pas être protégée dans sa totalité 625 . Sans reprendre la notion de
régulation localisée 626 , la politologue s'attache "aux modalités pratiques sous les tropiques" 627
de solutions techniques à la déforestation qui, selon elle, existent avec le l'aménagement
forestier 628 . A défaut de communauté épistémique solide pour gérer seule et de manière
rationnelle les problèmes 629 , elle en vient à préconiser une gestion au cas par cas relevant
d'une «ingénierie sociale» et d'arbitrages "qui ne sont opérants qu'à un niveau local. A ce
niveau, rien n'est jamais donné à l'avance, tout est chaque fois à réinventer" 630 . Elle conclut
pourtant sur une note optimiste en relevant d'une part les évolutions positivistes telles
l'enracinement d'un discours portant sur la gestion durable et les changements d'attitudes des
États et des entreprises, et d'autre part des expériences réussies 631 .
622
A contraster avec la vision d'une internationaliste pratiquant l'économie politique. Josepha LAROCHE, La
politique internationale, Paris : L.G.D.J, 2000. Biens communs reconnus patrimoine commun et appelant des
techniques de gestion collective. Environnement perçu comme jouant un "rôle économique majeur (…) facteur
d'intégration du capitalisme à l'échelle mondiale" (p. 445).
623
"l'invocation des biens publics mondiaux reflète, au mieux, une nouvelle version de l'idéalisme, volontariste,
déconnectée du monde réel, au pire, une volonté délibérée d'occulter les rapports de force et les jeux de
puissance. Quoi qu'il en soit, l'invocation (…) laisse toujours la part belle à l'hêgemôn", O.c. Marie-Claude
SMOUTS, "Une notion molle…", p. 375
624
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 142.
625
"Le système doit aussi composer : il faut admettre qu'une certaine partie du couvert forestier sera
inéluctablement détruite pour favoriser ce qu'on appelle le développement : routes, mines, barrages, élevage,
cultures de rente, etc", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 325.
626
O.c. François CONSTANTIN, "Éléphants et baleines…
627
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 42.
628
"Considérée du seul point de vue technique et vue comme une pure question de sylviculture, la chose est
faisable, tous les forestiers le diront.", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 44.
629
"En dehors du cercle des ingénieurs forestiers qui se comprennent entre eux mais ont perdu le monopole du
discours sur le sujet, les concepts restent flous. Les notions mêmes de forêts, boisement, reboisement,
déboisement ont un contenu différent selon les interlocuteurs", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts
tropicales…,p. 44.
630
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 139.
631
"Les expériences de gestion participative se multiplient. Beaucoup ne réussissent pas, car cela demande du
temps, de l'écoute, une connaissance très fine des usages de la forêt par chacun des acteurs en présence et une
bonne compréhension des modes de régulation sociales propres à la communauté concernée. Mais il y a des
exemples positifs et l'on sait maintenant qu'il convient d'aller dans cette direction", o.c. Marie-Claude SMOUTS,
Forêts tropicales…, p. 325.
147
Marie-Claude Smouts souhaite marquer ses distances autant vis-à-vis des discours
idéologiques alter-mondialistes 632 ou néo-libéraux, que des croyances placées dans la sagesse
des population locales pour rappeler "les particularités de l'exploitation du bois dans les pays
tropicaux, la fragilité des institutions politiques et sociales dans ces pays" 633 . Cette citation
semble souligner l'importance d'une étude plus microsociologique de chaque cas par delà les
grands discours globalisants. Voyons comment cela se traduit dans la méthode employée pour
relater un cas concret de déforestation.
B. Des outils pour comprendre la forêt
Pour analyser la méthodologie mise en œuvre par l'auteur, nous nous arrêterons sur le
traitement d'une controverse liée au problème de la déforestation de la forêt amazonienne.
Marie-Claude Smouts va l'aborder au travers des campagnes de protestation menées par les
peuples indigènes et tout d'abord celle menée par Chico Mendes pour la cause des
seringueiros 634 du Brésil. Nous nous focaliserons moins sur les faits que sur leur présentation
dans le but de mettre en évidence les spécificités du regard de l'internationaliste et de
comprendre les incidences pratiques de certains choix méthodologiques.
Marie-Claude Smouts revendique la multidisciplinarité et une expertise poussée. Elle déclare :
"il faut des études très fines combinant l'analyse biophysique et la socio-économie, l'écologie,
l'histoire et la science politique". Il ne nous importe pas ici de reprendre toutes les
composantes de cette boîte à outils. Celle-ci constitue d'ailleurs une précieuse source
d'inspiration pour la composition de notre propre grille d'analyse. Nous avons choisi de nous
arrêter sur l'usage d'un concept de sociologie de la science qu'est la traduction (le transcodage)
632
Elle classifie celles-ci parmi les "Y'a qu'à" et parle en l'occurrence du "plaidoyer militant contre la
«marchandisation» du monde et les néfastes multinationales du bois ou bien, à l'opposé, invocation béate des
vertus de l'économie libérale et du néo-institutionnalisme", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,
p. 46.
633
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 46.
634
Récolteurs de caoutchouc.
148
et sur la place faite à la science et aux discours scientifiques que sont des questions
importantes pour notre propre étude de cas.
Forêt tropicale brésilienne et caoutchouc : "un jeu complexe d'images-miroir"
La politologue cherche ici à comprendre quelles ont été les stratégies déployées par "les
hommes engagés dans la lutte de terrain" dans la mesure où leurs interventions ont été
décisives pour inscrire le problème de la destruction de la forêt dense humide dans l'agenda
international. Elle va ainsi s'intéresser plus précisément à l'un des principaux protagonistes à
l'origine de la contestation, Chico Mendes 635 retraçant l'évolution d'une lutte destinée à
l'origine à libérer les récolteurs de caoutchouc de conditions de vie misérables 636 .
Marie-Claude Smouts insiste alors sur deux facteurs de changement, le premier tient à
l'adoption de la démocratie au Brésil 637 et au programme de développement de la forêt
amazonienne, le second a consisté en l'adoption de la thématique environnementale 638 par les
défenseurs des droits des récolteurs de caoutchouc pour réorienter une lutte limitée à la seule
scène politique nationale et axée jusqu'alors sur le syndicalisme. Chico Mendes a ainsi suivi
les conseils avisés de deux connaisseurs de la forêt tropicale 639 , en phase avec la "petite
communauté d'intellectuels écologistes" brésiliens et avec des militants américains. Smouts
parle à ce sujet de «transcodage» à usage externe", faisant écho au titre du chapitre
"traductions de survie" 640 et aux travaux des sociologues Michel Callon et Pierre Lascoumes.
635
Pour l'histoire de Chico Mendes, Marie-Claude Smouts cite les ouvrages de journalistes spécialisés
américains (Andrew Revkin, Alex Shoumatoff).
636
Elle semble accorder du crédit à cette lutte en expliquant par exemple au sujet de ces récolteurs que "la vie est
rude, dangereuse mais reste en harmonie avec l'environnement", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts
tropicales…, p. 68.
637
"Le retour de la démocratie au Brésil favorise un essor du militantisme et des idées de justice sociale", o.c.
Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 70.
638
"Ce dernier [Chico Mendes] a besoin de soutiens, de moyens ; s'il faut changer de langage et se présenter
comme défenseur des arbres, pourquoi pas ?" (…) on parlera encore de justice sociale, de droits sur la terre, de
travail libre, mais on insIstera surtout sur l'importance des [mobilisations des exploitants] pour «sauver les
arbres».", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 71.
639
Une anthropologue brésilienne ayant travaillé dans la région et un politologue britannique, représentant du
programme de l'Oxfam (ONG luttant contre la pauvreté et l'injustice) qui a notamment contribué à financer
certains projets éducatifs du mouvement constitué par Chico Mendes.
640
"Pour que cet enjeu là arrive sur l'agenda politique international, il a fallu que des hommes engagés dans la
lutte sur le terrain se livrent à une opération de «transcodage» traduisant les objectifs qui étaient les leurs dans le
registre utilisé par les écologistes étrangers", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p.67
149
Smouts souligne l'ambiguïté d'un "langage clair" qui véhicule un "double message" 641 . Elle
ironise sur les incidences de la démarche en décrivant un "déferlement de pauvres hères et de
grands prédateurs [qui composent désormais] une histoire de cendre et de sang par trop
désespérante pour le grand public" 642 . Elle accorde toutefois du crédit à Chico Mendes,
relevant comment son assassinat en 1988 a été un catalyseur pour les défenseurs de la forêt643 .
Ce dernier semble d'autant plus mériter à ses yeux le statut de héros positif 644 que les
représentants des indiens d'Amazonie qui vont lui succéder dans le "cirque médiatique"
s'avéreront des porte-parole plutôt douteux 645 .
La politologue parle alors d'un "jeu d'utilisation mutuelle" qui démontre l'usage d'une
"stratégie rationnelle" de la part des acteurs locaux 646 et d'un sentiment de culpabilité des
occidentaux 647 . Pour Marie-Claude Smouts en effet "les Américains et les Européens
sensibles aux questions d'environnement entendent crépiter les brasiers de la forêt
amazonienne comme un écho de leur propre angoisse" 648 . Cette attitude confinerait d'autant
plus au ridicule qu'elle se fonde sur des assimilations erronées 649 , telle la représentation de la
641
"Nous nous battons pour la défense de la forêt mais nous faisons aussi des propositions raisonnables
correspondant exactement à ce dont les écologistes américains, défenseurs de la forêt d'Amazonie, avaient besoin
pour avancer leur cause à Washington", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 71.
642
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 72.
643
"qui inscrivit pour de bon la sauvegarde de la forêt tropicale au rang des grandes causes mondiales dans sa
traduction dramatique", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 72.
644
Marie-Claude Smouts relève comment ce dernier a pu être exaspéré par cette image de "bon écologiste
d'Amazonie luttant contre le réchauffement climatique", voir O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,
note 2, p. 72.
645
Marie-Claude Smouts reprend avec ironie les déboires de la collaboration entre le show business et les indiens
d'Amazonie. Elle parle de la fabrication de "héros mondial de l'écologie à la Walt Disney" (p. 74) et conclut
que : "Décidément, les bons sauvages ne sont plus ce qu'ils étaient", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts
tropicales…, p. 74.
646
"La pauvreté et l'état d'insécurité dans lequel se trouvent les populations forestières les incitent à placer dans
une situation de marchandage permanent, y compris avec les anthropologies venus les étudier et les bénévoles
venus les «aider» (…). Lorsqu'il s'agit d'obtenir un soutien international, leurs atouts de départ dans le
marchandage sont inexistants sauf à capitaliser sur les attentes de ceux qui les encouragent. Et lorsque ces
derniers indiquent clairement le rôle, les postures et le message qui sont attendus, la stratégie rationnelle n'estelle pas de s'y conformer ? «Je vous donne l'image de moi dont vous avez besoin ; en retour j'attends de vous les
moyens de poursuivre mes vrais objectifs»", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p 75.
647
"Sur fond d'incendies, du record de chaleur de l'été 1988, d'inquiétudes sur le réchauffement climatique,
l'Occident avait besoin de forêt «vierge» et de bons sauvages «jardiniers de la forêt»", O.c. Marie-Claude
SMOUTS, Forêts tropicales…, p 72.
648
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 78.
649
Voir la référence faite aux travaux de l'anthropologue du Muséum national d'histoire naturelle Claudine
Friedberg pour décrypter la réalité de l'exploitation dont les forêts font l'objet et le pourquoi d'une médiatisation
de certaines populations amazonienne au détriment d'autres.
150
forêt amazonienne comme «poumon de la planète» et l'idéalisation du «bon sauvage», du
«jardinier d'Eden» qui ne saurait passer des accords avec les compagnies forestières.
Traduction-transcodage : sociologie des organisations ou sociologie des sciences ?
Pour Marie-Claude Smouts l'inscription des problèmes de la forêt tropicale sur l'agenda
international relèverait donc d'un véritable tour de passe-passe politique comme l'illustre
l'usage de ces stratégies de traduction des revendications locales. Elle parle d'"opération de
«transcodage» traduisant les objectifs (…) dans le registre utilisé par les écologistes
étrangers" 650 . La politologue reprend là une notion élaborée par le sociologue Michel
Callon 651 dans une tradition de sociologie des sciences 652 et l'utilise alternativement avec le
terme de transcodage 653 élaboré par Pierre Lascoumes dans le cadre des politiques publiques.
Son attention se porte sur le rôle joué par différents acteurs et l'incidence de telles influences
sur l'évolution de la cause à l'échelle internationale. Elle s'attache à démontrer le décalage des
discours écologistes par rapport à la réalité des phénomènes physiques et biologiques 654 , à
tester la légitimité des causes liées à l'environnement par rapport à l'authenticité et la
crédibilité de ses défenseurs. Son objectif semble avant tout d'exposer les tactiques mises en
œuvre par ces acteurs non-gouvernementaux [voir le concept de "framing" dans l'étude de cas
consacré aux réseaux transnationaux de militants] et moins d'appliquer le cadre
650
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 67.
Michel CALLON, "Eléments pour une sociologie de la traduction : la domestication des coquilles SaintJacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieu", L'Année sociologique, numéro spécial, «la
sociologie des sciences et des techniques», 1984, vol. 36, p. 169-207. Voir la définition de la traduction comme
analyse "des phénomènes de construction de nouvelles significations et les réseaux d'acteurs spécifiques
permett[ant] la production d'accords sur le sens des actions", Voir la présentation par Pierre LASCOUMES,
"Traduction", p. 437-443, dans Laurie BOUSSAGUET, Sophie JACQUOT, Pauline RAVINET, Dictionnaire
des politiques publiques, Paris : Presses de Sciences-Po, 2004, collection «Gouvernance», (p. 437).
652
Voir Olivier MARTIN, Sociologie des sciences, Paris : Nathan, 2000, (p. 113-119) consacrées à la théorie de
la traduction
653
Pierre LASCOUMES, "Rendre gouvernable : de la "traduction au "transcodage". L'analyse des processus de
changement dans les réseaux d'action publique", (p. 325-338), dans C.U.R.A.P.P., La gouvernabilité, Paris :
Presses Universitaires de France, 1996. Voir la définition de transcodage dans Pierre LASCOUMES,
L'écopouvoir. Environnements et politiques, Paris : La Découverte, collection «textes à l'appui/série écologie et
société», 1994."Par transcodage nous entendons l'ensemble de ces activités de regroupement et de traduction
d'informations et de pratiques dans un code différent. Transcoder, c'est d'une part agréger les informations
éparses et les lire comme une totalité : c'est aussi les traduire dans un autre registre relevant de logiques
différentes, afin d'en assurer la diffusion à l'intérieur d'un champ social et à l'extérieur de celui-ci", (p. 22).
654
On peut citer à nouveau l'exemple de sa démonstration de l'absurdité du slogan assimilant l'Amazonie au
fonctionnement «poumon de la planète», O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 35.
651
151
microsociologique d'analyse de la sociologie des sciences. Celui-ci impliquerait l'analyse de
tous les discours et surtout une vision fondamentalement positive de l'opération 655 .
Comme l'explique Pierre Lascoumes il "s'agit [avec la sociologie de la traduction] moins de
caractériser des réseaux d'acteurs et des répertoires de justification que de rendre compte des
dynamiques qui accompagnent ou traversent l'intervention des autorités publiques et de
spécifier les interactions qui les construisent" 656 . Il est ainsi question de "production de sens
de l'action collective" 657 et de "mettre en évidence les procédures de construction d'une
situation-problème, les catégories de pensée à travers lesquelles elle s'énonce et les formes
argumentatives
qu'elle
mobilise" 658 .
Il
insiste
particulièrement
sur
le
caractère
méthodologique de la démarche résolument inductive 659 et sur le fait que "le chercheur doit
accepter de raisonner dans un contexte de doute, d'incertitudes qui ne produit pas le chaos,
mais une intelligibilité spécifique : les significations produites ne s'imposent pas d'un
extérieur mais sont le résultat de compromis" 660 . Il affirme également que "le domaine de la
gestion des risques est par excellence celui où aucune "bonne science", ni aucun "sage
politique" ne parviennent à eux seuls à élaborer des décisions acceptables" 661 .
A titre d'illustration sur la question environnementale, le sociologue retient trois activités de
transcodage relevant "des pratiques des médias, de l'action administrative, de l'action
associative" 662 ce qui laisse entrevoir d'autres pistes de recherche dans le cas de la forêt
655
"Le transcodage formalise les produits de la mise en œuvre par un travail d'évaluation et, dans ce sens,
contribue à l'élaboration de jugements, c'est-à-dire de diagnostics, de confrontations de valeurs –base éventuelle
de projets et de revendications nouveaux", Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 24.
656
O.c. Pierre LASCOUMES, "Rendre gouvernable …, p. 336.
657
O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 26.
658
O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 59.
659
Voir aussi sur ce point Olivier MARTIN, Sociologie des sciences,
Paris : Nathan, 2000.
"Méthodologiquement, l'analyse des processus de traduction et d'émergence des acteurs-réseaux doit respecter
les trois principes suivants : 1. le principe de symétrie humain/non humain (…) le chercheur doit tenir compte à
la fois des scientifiques et de leur comportements et des résultats, des connaissances et expériences sur la
nature…2. le principe de suivi des circonstances et associations…3. le principe de non-clôture… nécessaire de
saisir l'ensemble du corps social qui entretient une liaison avec la science : les industriels, les techniciens, les
ingénieurs, les financiers, les utilisateurs, les consommateurs, les chercheurs… (p. 117-118).
660
O.c. Pierre LASCOUMES, "Traduction", p. 439.
661
Pierre LASCOUMES, "La productivité sociale des controverses", Penser les sciences et les techniques dans
les sociétés contemporaines, intervention du 25 janvier 2001 voir : http://histsciences.univparis1.fr/penserlessciences/semin/lascoume.html [consulté en octobre 2005], p. 7/9.
662
O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 25.
152
tropicale. Dans les faits, Pierre Lascoumes s'attache ainsi à décrypter les récits véhiculés par
les médias en catégorisant les différentes formes de transcodage à l'œuvre 663 .
Le politologue Pierre Muller 664 explique quant à lui que "cette posture théorique [de la
sociologie de la traduction] permet d'éviter les pièges d'une perspective trop substantialiste en
mettant l'accent sur la complexité des activités de «mobilisation et d'élaboration de
significations communes à partir de données hétérogènes»" 665 .
Marie-Claude Smouts a contrario de cette approche microsociologique et du cadre
méthodologique qu'elle impose, déclare adopter une démarche de sociologie des
organisations 666 . Il s'agit pour elle d'y trouver "des éléments de réponse s'agissant du
comportement des ONG et des grandes bureaucraties internationales" 667 . Cette posture
intellectuelle implique selon Christine Musselin, le respect de certains postulats : "faire des
acteurs l'unité de base de l'analyse" 668 , "considérer que leur comportement ont un sens" 669 ,
reconnaître l'"importance des interactions et la dimension de pouvoir qui s'y joue" 670 . "La
force de cette approche [étant] de placer le pouvoir et les relations de pouvoir au centre de son
663
Les différentes formes de transcodage "déterminent, chacune spécifiquement, la qualification des problèmes
et des référents qui la soutiennent, la diversité des acteurs mobilisés, les liens de causalité établis, la mise en
relation avec d'autres enjeux et les jugements qui ne découlent". Il distingue : un transcodage naturalisteanecdotique, un transcodage politico-événementiel, un transcodage politico-économico-technique", Pierre
LASCOUMES, L'écopouvoir…p. 69.
664
Pierre Lascoumes distingue le "transcodage" du concept de "médiation" élaboré par le politologue, voir Bruno
JOBERT, Pierre MULLER, "Les médiateurs, acteurs centraux des politiques", dans L'État en action, Paris : PUF
1987, voir o.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 22-23.
665
Pierre Muller regrette que "la question de l'impact des structures sur le comportement des acteurs reste entière
et, donc, celle de la prédictibilité du changement", (p. 166) dans Pierre MULLER, "Esquisse d'une théorie du
changement dans l'action publique", RFSP, février 2005, vol. 55, n°1, (p.155-187).
666
Voir aussi sur la présentation d'autres choix méthodologiques dans Marie-Claude SMOUTS, "Organisations
internationales et théories de la régulation : quelques éléments de réflexion", Revue internationale des Sciences
Sociales, novembre 1993, n°138, p. 517-526, où elle critique la théorie des régimes à la lumière des apports de la
théorie de la régulation.
667
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 45.
668
Autrement dit l'agent prime sur la structure mais ne la nie pas.
669
Rationalité "instrumentale (poussée par les intérêts des acteurs), axiologique (animée par des valeurs),
cognitive (fondée sur les connaissances et les perceptions) ou institutionnelle (liée aux contraintes que fait peser
l'institution)", o.c. Christine MUSSELIN, "Sociologie de l'action…", p. 64-65. Il s'agit d'un type d'explication
relevant du modèle interactionniste où les comportements sont interprétés comme des actions entreprises en vue
d'obtenir certaines fins (…). L'accent est placé sur le fait que les comportements ne résultent pas de
déterminismes, mais d'une intention stratégique de l'acteur" (p. 32-34) Philippe BERNOUX, La sociologie des
organisations, Paris : Seuil, 1985.
670
"Dans cette perspective, les bonnes relations ou, au contraire, les conflits, l'absence de relations ou, à
l'inverse, leur intensité ou leur densité sont de puissants indicateurs des marchandages, des échanges, des
négociations, des déséquilibres, des alliances, des coalitions qui sous-tendent les interactions entre les acteurs",
o.c. Christine MUSSELIN, "Sociologie de l'action…", p. 65.
153
analyse et de remettre en cause (…) la centralité de l'État, du politique et des structures
d'autorité" 671 .
Ceci se retrouve dans l'attention portée par l'internationaliste aux relations de pouvoir, et
explique l'adaptation personnelle du concept transcodage. Seulement les propos de
l'internationaliste finissent aussi par correspondre à ce qui relève du transcodage politicoéconomico-événementiel dans la typologie proposée par Pierre Lascoumes. La définition de
ce type de récit éclaire en effet beaucoup les propos tenus dans Forêts tropicales, à savoir que
"l'accent mis dans ces discours sur la recherche de critères de décision rationnels explique le
choix des acteurs retenus. Le type principal est l'expert, celui qui maîtrise une connaissance
scientifique et technique" 672 . Dans cette vision les solutions existent "nature et politique
peuvent être pensées conjointement mais l'articulation de leurs contraintes respectives ne peut
être accomplie que sur la base d'une connaissance dont la science est le référent principal.
Dans cette perspective, la validité de la politique environnementale repose principalement sur
une légitimité scientifique et doit faire une place centrale aux experts" 673 .
Un troisième niveau d'analyse placé sur les présupposés théoriques devrait permettre
d'enrichir la compréhension de la posture de l'auteur et de replacer ce travail sur le terrain des
relations internationales.
C. Communautés d'intelligence au service de la forêt ?
Théorie des communautés épistémiques :
Sans "surestimer le poids des coalitions scientifiques dans la structuration du débat
international", Marie-Claude Smouts considère que "l'idée (…) selon laquelle des régimes
internationaux se construisent à travers les «communautés épistémiques»
671
674
n'est pas sans
O.c. Christine MUSSELIN, "Sociologie de l'action…", p. 66.
O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 82.
673
O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 83.
674
Peter HAAS, "Epistemic communities and international policy coordination", p. 1-35 et Peter HAAS
Emanuel ADLER, "Epistemic communities, world order, and the creation of a reflective research program",
International Organizations, hiver 1992, vol. 46, n°1, p. 3367-390. Voir la présentation de la théorie des
communautés épistémiques comme une école de pensée de la théorie des régimes utilisant une approche dite de
"weak cognitivism": dans Andreas HASENCLEVER, Peter Mayer, Volker RITTBERGER, "Interests, power,
knowledge : the study of international regimes", Mershon International Studies Review, 1996, vol. 40, (p. 177228), p.209-210. A noter les hypothèses épistémologiques : 1. l'interprétation fait le lien entre les structures
672
154
intérêt, surtout si on la prend à rebours pour regarder ce qui se passe quand aucune
communauté de savoir ne parvient à s'imposer dans le jeu politique mondial" 675 . Cette
utilisation peut paraître surprenante dans la mesure où la théorie échoue à expliquer ce qui se
passe quand "les coalitions gagnantes" n'émergent pas, ce qui est justement le cas pour la forêt
tropicale. Pour la politologue ce problème et les autres faiblesses 676 qu'elle relève, n'enlève
pas tout mérite à la théorie des communautés épistémiques.
Elle apprécie notamment "la manière dont [la théorie] fait valoir l'importance des facteurs
cognitifs et des représentations dans la définition d'une politique internationale", l'importance
accordée à l'ensemble des croyances partagées "sans lequel il n'y a pas d'action internationale"
et enfin "les pistes données pour saisir dans quelles conditions un réseau de spécialistes forme
une communauté épistémique susceptible de peser sur l'écopolitique mondiale" 677 . "Toute la
théorie repose sur un postulat : les convictions normatives et l'intelligence commune des
problèmes, portés par un réseau intellectuel soucieux de dépasser le rôle de producteur de
connaissance et de trouver l'accès aux lieux de décisions, peuvent infléchir le cours du débat
international" 678 .
Marie-Claude Smouts indique que dans le cas de la forêt, si une communauté épistémique fait
défaut, il n'en existe pas moins des communautés de savoir 679 . En compétition les unes avec
les autres, elles prêchent chacune pour leur chapelle et participent à la confusion générale.
Elle semble ainsi regretter que la représentation marchande des économistes de
internationales et la volonté humaine, celle-ci dépend du savoir des acteurs en un temps donné. Ce savoir forme
les perceptions de la réalité et informent les preneurs de décision des liens entre fin et moyens. Par conséquent
les intérêts des acteurs ne sauraient être considérés comme des données mais doivent être analysés comme autant
d'éléments contingents de la manière dont les acteurs comprennent le monde social et naturel ; 2. l'importance de
la subjectivité : cela induit que pour constituer un régime il faille un minimum de compréhension collective,
condition nécessaire pour le choix de règles ; 3. les décideurs sont en attente d'informations scientifiques ou
supposées fiables. Une situation d'incertitudes entraîne un plus haut niveau de coopération et explique l'influence
des experts sur la politique (p. 206-207). Voir l'inscription des travaux de Peter Haas par rapport aux études sur
le transnationalisme dans Thomas RISSE, "Transnational actors and world politics", (p. 255-275), dans Walter
CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A.SIMMONS, Handbook of international relations, London, Thousand
Oaks, New Delhi : Sage Publication, 2002.
675
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p 114.
676
Elle relève également comment "toute la problématique des groupes de pression et de la rationalité
bureaucratique est laissée de côté comme si la science se construisait à l'extérieur du champ social et politique",
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p 115.
677
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 115.
678
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,p. 116.
679
A noter la confusion dans l'usage des termes, notamment dans l'intitulé de cette partie "Des «communautés
épistémiques» en compétition", portant sur les communautés de savoir, p. 112.
155
l'environnement puisse s'imposer et que les organisations internationales et bailleurs de fonds
fassent autant de place à l'approche en termes de coûts-avantages 680 .
"La place des variables sociologiques et culturelles" sont présentées ici comme aussi
importantes que les "données techniques et considérations économiques" 681 et l'échec du Plan
d'action forestier tropical lancé en 1985 qui faisait la part trop belle aux seuls forestiers en est
la meilleure illustration. Elle parle à son sujet de "production techno-bureaucratique" 682 dont
la mauvaise fortune explique qu'aujourd'hui les ingénieurs forestiers aient perdu le monopole
du discours sur la forêt tropicale au profit des ONG.
Au premier abord, l'apport principal de l'usage de la théorie des communautés épistémiques
semble se limiter à démontrer son inadaptation au cas d'espèce683 . L'auteur insiste sur
l'impossibilité de trouver un consensus 684 : "En dépit du verbiage œcuménique entendu dans
les conférences internationales, aucun accord de portée opérationnelle sur les fonctions de la
forêt n'est possible au niveau mondial. Tout le problème en effet, est de savoir comment
hiérarchiser ces fonctions à un moment donné sur un espace donné. Cela ne se décrète pas une
fois pour toutes" 685 . Situation inextricable qui se répète dans d'autres problèmes "planétaires"
portant sur le réchauffement climatique et la pollution de l'air.
680
"les adeptes de l'analyse coût-avantage se présentent avec des modèles à prétention universelle et une règle
d'or, ou plutôt de dollar, pour éclairer la décision collective. L'avantage est considérable", (p. 128) "La vision de
la forêt comme un ensemble de biens et de services marchands s'est imposée en dehors de tout débat politique
par la force d'une communauté épistémique sûre d'elle-même, arrivée à point nommé pour atténuer l'inconfort
des décideurs face à la complexité d'un bien planétaire qu'ils ne savaient pas comment aborder", (p. 131) o.c.
Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales… A noter l'ironie avec laquelle elle doute que le marché puisse
sauver les forêts et cette allusion moqueuse à la "poésie des dispositifs incitatifs à double dividende" o.c. MarieClaude SMOUTS, "Sans bois, ni lois…", p. 145.
681
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 133.
682
"Ils [fonctionnaires et experts, tous forestiers] mettaient en place ce qu'ils savaient faire et ce pour quoi ils
avaient été formés : des plans de mise en valeur des forêts tropicales orientés tout entiers vers la production et le
développement industriel", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 63.
683
Elle déclare aussi : "on cherche en vain la fameuse «communauté épistémique» dont certains
internationalistes américains ont montré l'importance dans le processus d'apprentissage et de changement. Tant
sur les données de la déforestation, ses causes et son étendue, que sur les moyens d'en diminuer le rythme, les
informations sont incomplètes et les diagnostics varient. Les experts y gagnent en contrats. Les forums se
succèdent. Les rapports s'accumulent. La forêt tropicale continue de se dégrader", o.c. Marie-Claude SMOUTS,
Forêts tropicales…, p. 45.
684
"Autant on peut s'entendre entre professionnels du monde entier sur le diamètre idéal d'un moabi ou de
rendement de telle variété de meranti, autant il est impossible de présenter un front uni lorsqu'il s'agit de définir
des priorités relevant autant de l'éthique et du choix politique que de la technique forestière"? o.c. Marie-Claude
SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 125.
685
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 45.
156
Ce constat d'échec n'entraîne toutefois pas une remise en cause des présupposés théoriques de
ces communautés épistémiques 686 . Cette théorie justifie en effet l'attention portée aux
scientifiques mais ne saurait les exempter de toute enquête et ce, d'autant plus sûrement qu'ils
échouent dans leur rôle de moteur de coopération. Il s'avère d'autant plus intéressant d'étudier
les motivations de cette catégorie d'acteurs, leur discours et l'origine de l'autorité qui leur est
conférée que les organisations non-gouvernementales semblent en revanche focaliser toutes
les critiques.
Or comme le rappelle la sociologie des sciences, aucun savoir n'est neutre, il implique
forcément des postures normatives. La posture technico-scientifique privilégiée dans cette
étude de la forêt tropicale n'échappe pas à cette analyse. L'internationaliste Steve Smith se
rallie à cette idée en indiquant que : "Tous les jugements techniques ont une dimension
politique et il n'y a pas de discours libre de considérations normatives". Ce dernier insistant
par ailleurs sur le danger de la théorie des communautés épistémiques qui serait : "de tomber
dans le piège d'un raisonnement technique erroné quand il s'agit de politique internationale
environnementale [et notamment] du danger d'assumer qu'il existe des solutions techniques
aux problèmes environnementaux" 687 . Steve Smith indique à ce sujet que Peter Haas luimême reconnaît les limites de sa théorie et le fait que "les communautés épistémiques sont
possibles dans un très petit nombre de cas non controversés" 688 .
L'écopouvoir de Pierre Lascoumes fournit également un argument pertinent à opposer à la
critique des ONG formulée par Marie-Claude Smouts et au fait qu'elle les confronte aussi
frontalement aux experts. Réfléchissant à la place des scientifiques et des ingénieurs, le
sociologue relève que ce sont désormais les écologistes qui assurent la promotion des valeurs
et des savoirs technico-scientifiques :" les problèmes environnementaux ont été construits,
pensés et administrés davantage en continuité qu'en rupture avec l'approche scientifique et
technique du monde. Contrairement à ce qui est souvent reproché aux mouvements
686
"Savoir ce que recherchent exactement les membres d'une communauté épistémique, le bien public
international ou la satisfaction de leurs propres intérêts (prestige, argent, esprit de corps, etc.) serait instructif.
Cela ne relève pas de cette problématique. Pour Peter Haas et ses collègues, il ne s'agit pas de savoir pourquoi les
scientifiques cherchent à exercer de l'influence sur la construction des régimes internationaux mais de montrer
qu'ils en ont", et la politologue d'en rester là. Voir Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 116.
687
Steve SMITH, "Environment on the periphery of international relations : an explanation", Environmental
politics, 1993, vol. 2, n°4, (p. 28-45), p. 37.
688
O.c. Steve SMITH, "Environment on the periphery…", p. 38.
157
écologistes, loin d'assurer la promotion de valeurs et de savoirs prétechniques et irrationnels,
ils ont au contraire assuré l'avènement d'un gouvernement rationnel du vivant, que nous
nommerons l'éco-pouvoir" 689 .
Pierre Lascoumes explique qu' "en vingt ans de lutte et de revendication, l'écologie militante a
renforcé dans beaucoup de domaines les demandes de connaissances scientifiques" 690 . Il
conclut sur la revanche des ingénieurs et des savants dans le champ de l'écologie "dans la
mesure où ils sont les transcodeurs essentiels des enjeux environnementaux" 691 . Ils n'auraient
donc été disqualifiés qu'en apparence. Cette explication apporte un éclairage fondé sur
l'analyse des discours et offre une autre interprétation du rôle joué par les acteurs nongouvernementaux
dans
la
promotion
d'une
vision
scientifiques
des
problèmes
environnementaux.
Cette interprétation achoppe dans cette étude sur la forêt tropicale sur les convictions
personnelles de l'auteur (posture normative). Une communauté épistémique restant à ses yeux
la meilleure solution pour "canaliser les discours, organiser l'information de façon à proposer
aux acteurs étatiques une définition commune du problème et des solutions possibles" 692 ,
tâche essentielle que des ONG trop "nombreuses, diverses, monomaniques [qui] ont chacune
leur objet prioritaire" 693 ne peuvent accomplir.
Pourtant comme le souligne Philippe Le Prestre dans sa critique de la théorie des
communautés épistémiques 694 , "l'existence d'une communauté scientifique soudée ne garantit
ni impact ni progrès" 695 . Ce dernier estime quant à lui que l'intérêt méthodologique et
empirique de l'approche est "sujet à caution" : "Pourquoi étudier les communautés
689
O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir, p. 8-9.
"Elle a revalorisé les savoirs techniques en tant que définisseurs de solutions et d'applications concrètes.
Enfin, elle a promu des procédures de décision, telles l'étude d'impact et l'enquête publique, dans lesquelles les
avis d'experts, professionnels et collectifs, l'emportent sur la confrontation démocratique des intérêts", O.c.
Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir, p. 300-301
691
O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir, p. 298.
692
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 113.
693
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 113.
694
Voir également les travaux de Thomas RISSE-KAPPEN dont "Ideas do not float freely : transnational
coalitions, domestic structures, and the end of the cold war", International Organization, printemps 1994,
vol. 48, n°2 : approche combinant l'analyse des structures nationales et sociétales avec l'étude des processus de
construction des coalitions politiques entre les élites, prônant une meilleure compréhension de l'interaction entre
facteurs systémiques et nationaux dans l'analyse du transnationalisme et l'importance des idées (le savoir, les
valeurs et les concepts stratégiques) (p. 186).
695
O.c. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…, p. 317.
690
158
épistémiques (qui s'appuient sur le savoir) plutôt que les ONG ou les groupes de plaideurs
transnationaux (qui s'appuient sur des valeurs) ?" 696 .
Pour la politologue américaine Sheila Jasanoff la théorie des communautés épistémiques,
ce"manteau scientifique (…) qui recouvre une couche de politique et de valeurs" est
problématique. Elle pense que "la perspective offerte par les études sur la science (science
studies) suggère que –étant donné l'état présent hautement imparfait du savoir sur
l'environnement mondial- le consensus représenté par les coalitions "épistémiques qui
marchent doit être sous-tendu par de profondes convictions politiques " 697 . Ce que lui pose
problème c'est qu'avec cette acceptation du savoir scientifique "comme variable analytique
indépendante [c'] est la possibilité de reconsidérer de manière critique les questions de valeur
et de pouvoir qui sont toujours sur la table des négociations des négociations
environnementales internationales, [et] que le marchandage soit formulé dans des termes
épistémologiques ou dans des termes politiques" 698 .
Dans une ligne post-moderne plus radicale, on peut enfin noter à titre plus anecdotique la
critique des communautés épistémiques par Karen Litfin axée sur le lien entre savoir et
politique 699 . Elle reproche à la théorie de Peter Haas de minimiser l'importance des pratiques
discursives et d'exagérer la capacité du savoir scientifique à générer des consensus politiques.
Elle estime également que la théorie se montre trop optimiste sur la capacité d'un savoir
696
Philippe Le Prestre emploie ce terme pour traduire "advocacy" cf. Philippe LE PRESTRE, Protection de
l'environnement…, p. 316. Johanna SIMÉANT parle quant à elle de réseaux de "défense de causes", cf. Johanna
SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les mouvements sociaux «transnationaux» dans
quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association française de Science politiques, Lyon 14-16 septembre
2005, table ronde n°1, 39 p. (voir plus bas le paragraphe consacré aux limites).
697
Sheila JASANOFF, "Sciences and norms in global environmental regimes", (p. 173-197), dans Fen OSLER
HAMPSON, Judith REPPY (dir.), Earthly goods. Environmental change and social justice, Ithaca, London :
Cornell University Press, 1996, (p. 195).
698
Sheila JASANOFF, "Sciences and norms…", p. 197. L'auteur passe ici en revue la littérature utilisant cette
théorie. Elle relève les motivations expliquant la formation de ces entités, mais aussi les moteurs d'action qui
sont couramment décrits : "Les communautés épistémiques peuvent se former à partir de l'intérêt personnel des
scientifiques, ou par la convergence des intérêts des États ou les effets d'une macro-dynamique [ordre politique
et économique hégémonique]. Ces coalitions qui s'installent au cœur du pouvoir politique se présentent alors
comme l'incarnation [the face] de la science et d'un savoir objectif. On s'y réfère en parlant d'alliances fondées
sur le savoir ["knowledge-based" alliances]. Si ces coalitions réussissent, on accorde alors un statut cognitif
supérieur à leurs analyses causales des phénomènes environnementaux. Il est nécessaire à ce stade de pousser
l'investigation tant empirique que normative sur le décalage qui pourrait exIster entre les bases réelles de cette
autorité et les représentations que l'on en a", p. 196.
699
Voir Karen T. LITFIN, Ozone discourses. Science and politics in global environmental cooperation, New
York : Columbia University Press, 1994.
159
consensuel de sous-évaluer le conflit politique 700 . Karen T.Litfin considère en revanche que
les discours sont d'importants centres de pouvoir et que savoir et pouvoir sont constitutifs l'un
de l'autre 701 .
A la lumière de ces postures alternatives s'inscrivant plus ou moins directement dans le champ
disciplinaire des relations internationales, il est intéressant de se pencher sur les préférences
de Marie-Claude Smouts en matière de (théories) relations internationales.
Ecole anglaise et société mondiale
Il est important de rappeler à ce stade de notre étude que l'une des ambitions avouée de
l'ouvrage Forêts tropicales est "de tester, chemin faisant, les paradigmes aujourd'hui proposés
par la discipline des relations internationales" 702 . L'auteur, sans sacrifier à la revue de la
littérature de relations internationales 703 , fait allusion à sa filiation d'idées avec l'Ecole
anglaise de la Société mondiale 704 . Cette référence constitue un élément essentiel pour la
compréhension de son travail dans la mesure où elle induit une interprétation des faits et une
méthodologie. Marie-Claude Smouts explique la vision du monde qui a prévalu à cette
analyse et l'inscription de cette recherche dans le champ de la sociologie des relations
internationales, en faisant référence aux travaux de John W. Burton, au paradigme de la
700
Elle souligne qu'en raison de ce manque d'attention aux discours, Peter Haas néglige le rôle des valeurs et des
intérêts dans la formulation des prétentions au savoir (knowledge claims), voir Karen T. LITFIN, "Framing
science : precautionary discourses and the ozone treaties", Millennium, summer 1995, vol. 24, n°2, p. 251-277,
(p. 255).
701
A noter que Karen Litfin adopte une approche cognitive et les présupposés de la théorie post-structuraliste
(voir l'étude de cas consacré aux grands barrages, la partie consacrée au socioloque Michael Goldman).
702
o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 51.
703
Qualifiée de "glose sur la glose", o.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, note 2, p. 313. A noter les
publications précédentes de la politologue consacrées à cette dimension, notamment, o.c. Marie-Claude
SMOUTS, "La mutation d'une discipline…"
704
Marie-Claude Smouts définit cette école :"C'est dans l'héritage de [la]tradition grotienne, sorte de via media
entre le pluralisme réaliste et le solidarisme universaliste, que l'Ecole anglaise inscrit sa propre analyse des
relations internationales, autour de la notion de «société mondiale», définie par [Hedley] Bull comme un «groupe
d'États (…qui….), conscients de certains intérêts et valeurs communs, se conçoivent comme étant liés par un
ensemble de règles communes dans leurs relations réciproques et participent au bon fonctionnement
d'institutions communes». Notion descriptive (…) le concept de société internationale est également une notion
prescriptive : la mise sur pied d'institutions communes, telles que le droit et dans la guerre, les conventions et
usages diplomatiques, la pratique de l'équilibre des puissances et la gestion de la vie internationale par le concert
des puissances, est la condition pour que soient maintenus à la fois un ordre international prudent et une justice
internationale modérée. L'idée normative de justice internationale constitue le trait d'union entre la substance
ontologique de l'Ecole anglaise et son épistémologie." (p. 179) dans Marie-Claude SMOUTS, Dario
BATTISTELLA, Pascal VENNESSON, Dictionnaire des relations internationales. Approches, concepts,
doctrines, Paris : Dalloz, p. 168-172.
160
"société mondiale" 705 et à son modèle en toile d'araignée (cobweb model) de représentations
des relations transnationales. "Plutôt que de dépeindre les relations internationales en termes
d'États entrant en contact les uns avec les autres au niveau de leurs seuls gouvernements,
telles des boules de billard ne se touchant qu'à la surface et s'entrechoquant en fonction de leur
taille respective, mieux vaut les concevoir comme une gigantesque toile d'araignée tissée par
une infinité d'activités transsociétales –échanges commerciaux, mouvements touristiques, flux
financiers, réseaux migratoires, transactions culturelles, etc- couvrant la planète telle un
immense filet" 706 .
Présenté comme alternative à la politique mondiale, ce paradigme postule que les acteurs
supranationaux et transnationaux peuvent et doivent être traités comme des acteurs distincts et
autonomes des acteurs étatiques, qu'ils peuvent influencer la politique internationale. Il n'y a
pas par ailleurs de jeu d'influences hiérarchisées et d'autorité entre ces acteurs. "Le monde est
conçu plus comme une suite de systèmes en interaction les uns avec les autres plutôt que
comme des entités définies géographiquement et juridiquement" 707 .
Ce paradigme marque ainsi la fin de la division interne/externe et insiste sur les phénomènes
d'interdépendance. Il est perçu par certains comme la pierre fondatrice de la théorie de la
turbulence de James Rosenau, appelé encore "paradigme de la politique de postinternationale" auxquels se réfèrent les tenants de la sociologie des relations internationales
comme Bertrand Badie. Marie-Claude Smouts reconnaît la pertinence de cette démarche :
"l'hypothèse selon laquelle il faut repenser l'espace politique, dépasser la dichotomie agentstructure et réfléchir en termes de nœuds d'interaction entre acteurs dont la nature (publique
ou privée ?) est de moins en moins déterminante, cette hypothèse nous semble validée par ce
que nous avons pu voir de l'action internationale autour de la forêt tropicale humide" 708 .
705
John W. BURTON, World society, Cambridge : Cambridge University Press, 1972.
O.c. Dario BATTISTELLA, Théories des relations internationales…, p. 190. "Le message central était que
les motifs (patterns) les plus importants en politique mondiale étaient ceux créés par le commerce, les
communications, le langage, l'idéologie, etc. en plus des relations politiques traditionnelles entre les États", Steve
SMITH, John BAYLIS (dir.), The globalization of world politics, Oxford : Oxford University Press, 2001, p. 910.
707
Voir J. Martin ROCHESTER, "The paradigm debate in international relations and its implications for foreign
policy making : toward a redefinition of the "national interest" ", The Western political Quaterly, mars 1978,
vol. 31, n°1, p. 48-58.
708
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 314.
706
161
Dario Battistella explique également que John Burton "fonde son espoir en un monde pacifié
sur l'argumentation de ces transactions sociétales, estimant que les «conflits sont moins
probables au sein d'un groupe qui est bien intégré. Ce sont les contacts continus et les
sympathies mutuelles entre peuples de différentes nationalités et idéologies qui font que l'on
puisse parler d'une société mondiale»" 709 . La volonté de John Burton d'inscrire son travail
dans la résolution des conflits rappelle l'attachement de Marie-Claude Smouts pour des
solutions pratiques pour la forêt tropicale. Cet objectif normatif et critique est partie intégrante
du cadre d'analyse des tenants de l'Ecole anglaise et représenterait un atout par rapport à
l'approche constructiviste 710 . Rappelons ici aussi l'exposé introductif sur les relations
internationales et l'environnement et l'attachement de Marie-Claude Smouts à la coopération
"exigence de haut degré" : "le risque planétaire ne saurait être géré sans un effort concerté
impliquant tous les acteurs pertinents sur la planète" 711
En fait le débat sur l'Ecole anglaise reste ouvert : "pour certains (B.Buzan) l'Ecole anglaise est
un réalisme modifié ; pour d'autres (T.Dunne), c'est un constructivisme avant la lettre 712 ;
pour d'autres encore et d'abord pour ses propres membres, c'est une approche à part
entière" 713 . Le rationalisme ou "grotianisme" restent au cœur de cette étude.
Nous retenons de cette recherche une démarche de questionnement des évidences dans un
domaine, l'environnement, où les problèmes sont facilement simplifiés et déformés. L'auteur
cherche à dresser le tableau le plus juste possible de son objet dans toute sa complexité
technique, s'assurant ainsi les bases d'une lecture critique des comportements, des actions et
du discours des acteurs les plus influents, à savoir les ONG. Elle fait appel à un large éventail
709
O.c. Dario BATTISTELLA, Théories des relations internationales…, p. 190.
Emanuel ADLER, "Constructivism and international relations" (p. 95-118), dans Walter CARLSNAES,
Thomas RISSE, Beth A. SIMMONS (dir.), Handbook of international relations, London, Thousand Oaks, New
Delhi : Sage publications, 2002
711
Marie-Claude SMOUTS, "Risque planétaire et sécurité environnementale", Esprit, mai 2001, n°274, p. 133141 (p. 140).
712
Voir l'ouvrage de Martha FINNEMORE, National interests in international society, Ithaca : Cornell
University Press, 1996, qui passe en revue le concept d'intérêt national à la lumière des approches proposées par
l'Ecole anglaise, le constructivisme et l'institutionnalisme sociologique.
713
O.c. Dario BATTISTELLA, Théories des relations internationales…, note 1, p. 157. Voir à ce sujet Robert
JACKSON, "Is there a classical international theory" (p. 203-218), dans Steve SMITH, Ken BOOTH, Marysia
ZALEWSKI (dir.), International theory : positivism and beyond, Cambridge : Cambridge University Press,
2002.
710
162
de disciplines tant sociales que techniques, bâtissant une boîte à outils riche –imposée par la
multifonctionalité de l'objet- et originale -pour un travail de relations internationales. Ce
travail nous a également intéressé parce qu'il a donné la parole à tous les acteurs et plus
spécifiquement aux acteurs subnationaux et transnationaux dans une vision de la société
mondiale qui fait fi de la séparation traditionnelle entre interne/externe et de la domination de
l'acteur étatique.
Nous nous sommes également intéressés à la préoccupation affichée pour le local et les
incidences pratiques et vécues des décisions internationales en notant toutefois que la
réciproque, à savoir les interactions du local vers le mondial, se résume à l'élaboration de
stratégies opportunistes aux résultats vilipendés par l'auteur. Cela participerait alors aux effets
de déterritorialisation et de décontextualisation des discours portant sur les biens publics
mondiaux mais excluerait toute influence des acteurs locaux sur la politique mondiale, réduits
à de simples pions par les ONG environnementale internationales.
Le contre-point de Pierre Lascoumes est d'autant plus important de noter en complément qu'il
offre la piste de recherche offerte apparaît féconde. Ce dernier insiste dans son analyse des
controverses liées à l'environnement, sur le rôle des acteurs associatifs et les apports
complémentaires d'une démarche liée aux politiques publiques, deux points fondamentaux. En
fait, cette démarche déjà souligné en introduction souhaite rompre avec les conceptions
négatives des controverses cherche "moins [à] savoir ce que les différents types d'acteurs
sociaux pensent et disent de l'environnement, [qu'à] comprendre comment ils le pensent et
l'expriment" 714 .
714
O.c., Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 59.
163
2. Des réseaux transnationaux de militants pour l'environnement
L'ouvrage de Margaret Keck et Kathryn Sikkink, Advocacy beyong borders est une étude du
système international axée principalement sur les acteurs. S'intéressant aux nouvelles formes
de gouvernance, les auteurs, deux politologues américaines, élaborent le concept de réseaux
transnationaux de militants 715 (transnational advocacy networks-TAN) et étudient leurs
influences. Elles cherchent à comprendre de quelle manière ces réseaux se forment,
réussissent à faire émerger des solutions collectives sur les problèmes soulevant des questions
d'éthique relevant des droits de l'homme et de l'environnement. Elles choisissent ces
problèmes au motif qu'ils ne sont pas considérés ni par les théoriciens des relations
internationales, ni par ceux de l'action collective comme susceptibles d'engendrer une
coopération internationale 716 . "Les États ont peu d'incitation pour coopérer sur ces questions,
et parce que beaucoup des campagnes menées par les réseaux défient les notions
traditionnelles de souveraineté nationale, on s'attendrait peut-être à ce qu'ils coopèrent pour
bloquer leur activité" 717 .
Elles suggèrent que ces formes particulières d'organisations non-gouvernementales réussissent
à promouvoir au niveau international des normes à travers diverses stratégies dans un
processus intersubjectif. L'ambition affichée est d'arriver à la clarté théorique dans une série
de domaines en répondant aux questions suivantes : 1. Comment, pourquoi, entre qui et dans
quel but les relations transnationales émergent-elles ? 2. Quels types d'idées et de problèmes
sont plus susceptibles de créer ces liens et d'être utilisés par les réseaux dans l'élaboration de
leur tactique et stratégie ? 3. Quelles sont les implications pour la politique internationale de
715
Voir les définitions reprises par Thomas RISSE, "Transnational actors and world politics", (p. 255-275), dans
Walter CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A.SIMMONS, Handbook of international relations, London,
Thousand Oaks, New Delhi : Sage Publication, 2002. Parmi les réseaux, qu'il distingue des organisations
formelles (firmes multinationales et organisations non-gouvernementales internationales), il compte les
communautés épistémiques définies par Peter Haas.
716
Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. Advocacy networks in international
politics, Ithaca et Londres : Cornell University Press, 1998.p. 203.
717
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 203.
164
ces formes d'organisation qui ne sont ni hiérarchisées ni réductibles à des relations de
marché ? 718
A. Des stratégies de contournement pour des causes justes
Pour ce faire, les auteurs se focalisent sur des campagnes internationales définies comme étant
"des séries d'activités reliées stratégiquement dans lesquelles les membres d'un réseau diffus
de principes développent de manière explicite des liens visibles et des rôles reconnus dans la
recherche d'un objectif commun" 719 . Elles justifient leur choix ainsi : "L'analyse des
campagnes ouvre une fenêtre sur les relations transnationales comme arène de combat, ce que
ne permet pas une attention portée sur les réseaux eux-mêmes ou sur les institutions qu'ils
essayent d'influencer. L'accent mis sur les campagnes souligne les relations (comment les
connections sont établies et maintenues entre les membres du réseau, entre les activistes, leurs
alliés et leurs opposants). Nous pouvons identifier le type de ressources qui rendent une
campagne possible, tels l'information, le leadership, le capital matériel et symbolique. Nous
devons aussi prendre en compte les types de structures institutionnelles, nationales et
internationales, qui encouragent ou empêchent des types particuliers d'activisme
transnational" 720 .
Margaret Keck et Kathryn Sikkink s'intéressent exclusivement aux réseaux, type particulier
d'acteur transnational 721 qu'elles distinguent explicitement des communautés épistémiques et
718
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 200.
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 6. Une première série de
campagnes dites "historiques" portent sur le vote des femmes, la lutte contre l'esclavage, tandis que d'autres plus
contemporaines portent sur l'environnement, les droits des femmes et les droits de l'homme. Pour une analyse de
des domaines de mobilisation choisies ici, voir Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ?
Sur les mouvements sociaux «transnationaux» dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association
française de Science politiques, Lyon 14-16 septembre 2005, table ronde n°1, p. 8/39. L'auteur y critique la
catégorisation des organisations non-gouvernementales de changement social de Keck et Sikkink.
720
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 7.
721
Voir Sidney TARROW, "La contestation transnationale", Culture et Conflits, n°38-39, automne 2001, pour
une réflexion sur les appellations données aux acteurs transnationaux et sur l'abus du terme de «mouvements
sociaux». Il donne la définition suivante pour les acteurs transnationaux : "groupes socialement mobilisés ayant
des membres au moins dans deux pays engagés dans une interaction soutenue de contestation avec les détenteurs
du pouvoir d'au moins un pays autre que le leur, ou contre une institution internationale ou un acteur économique
multinational" p. 15/40. Il conçoit les réseaux par rapport aux mouvements sociaux et aux organisations
internationales non gouvernementales, comme un "contenant" "Ces réseaux constituent les structures informelles
et changeantes par lesquelles les ONG, les militants des mouvements sociaux, les responsables gouvernementaux
et le personnel des institutions internationales peuvent entrer en contact et aider des acteurs nationaux pauvres en
ressources à peser politiquement au sein de leur propre société" p. 19/40.
719
165
des acteurs économiques 722 . Les réseaux sont composés de militants et leur formation tient
essentiellement à la place centrale des idées et des valeurs. Ils ont une influence tant sur le
plan national que transnational grâce à l'agilité et à la fluidité caractéristiques de ce type
d'organisations appropriéess à cette période de changement rapide de définition de
problème 723 . "Dans les domaines des droits de l'homme et de l'environnement, ils rendent
accessibles des ressources internationales à de nouveaux acteurs impliqués dans des luttes
nationales politiques et sociales" 724 et ils brouillent incidemment les frontières entre les
relations entretenues par les États avec leurs nationaux et les recours au système international
dont peuvent se servir tant les citoyens que les États. En cela ces réseaux de plaideurs 725
contribuent à la transformation des pratiques internationales et de la notion de souveraineté.
Ils profitent en réalité du contexte marqué par l'évolution de la communication et des
technologies, et aussi de la nouvelle réceptivité de l'opinion publique par rapport aux droits de
l'homme.
Elles s'intéressent à travers plusieurs études de cas aux différentes structures, stratégies et
objectifs des réseaux. Selon elles, la nouveauté du concept réside dans le fait que les activistes
ne se contentent pas d'essayer d'influencer les politiques (le comportement des États et des
organisations internationales), mais s'efforcent de transformer les termes et la nature du débat.
Même s'ils ne réussissent pas toujours, les activistes n'en demeurent pas moins des acteurs de
plus en plus importants. Guidés tant par leur principe que par des stratégies, ils "cadrent" les
problèmes les rendant compréhensibles pour des publics bien ciblés, pour attirer l'attention,
encourager l'action et s'insérer dans des espaces institutionnels favorables.
Les auteurs reprennent la notion de cadre/cadrage (framing processes) utilisée par certains
théoriciens des mouvements sociaux 726 à partir de la définition de David Snow à savoir : "les
722
Elles introduisent une typologie sur la base des motivations des réseaux transnationaux qui peuvent être
essentiellement instrumentales (ex. firmes multinationales, banques), ou axées sur le partage d'idées (ex. groupes
scientifiques, communautés épistémiques), ou enfin fondées sur le partage de valeurs et de principes (ex. les
réseaux transnationaux de militants) cf. Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…
p. 30.
723
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 200.
724
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 1.
725
Traduction de Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement et relations internationales. Les défis de
l'écopolitique mondiale, Paris : Armand Colin, 2005, 477 p.
726
Par exemple Doug McADAM, John D.McCARTHY, Mayer N.ZALD, Comparative perspectives on social
movements, Cambrige : Cambridge University Press, 1996, p. 5-7. A noter la présentation de ce concept présenté
comme «cadres d'expérience» qui relève le glissement d'interprétation. Désormais "cet appareil conceptuel
166
efforts conscients développés par des groupes de personnes pour façonner des visions
[understandings] collectives du monde et d'eux-mêmes qui légitiment et motivent des actions
collectives" 727 . L'idée étant que "si la combinaison des [variables explicatives traditionnelles
que sont] les possibilités politiques et les structures de mobilisation donnent un certain
potentiel structurel d'action aux groupes, cela reste insuffisant pour expliquer l'action
collective". Il est nécessaire par conséquent de prendre en compte des dimensions plus
cognitives et l'influence des idées sur l'action collective.
La construction de cadres cognitifs (cognitive frames) est un élément important dans la
stratégie des réseaux. Ces derniers ne sont pas puissants dans le sens traditionnel du terme, et
ils impliquent rarement de mobilisation de masse 728 , "ils doivent [par conséquent] user du
pouvoir de l'information, des idées, et de stratégies pour modifier l'information et les
contextes en matière de valeur dans lesquels les États dictent des politiques" 729 . Ils disposent
d'autres ressources relevant de la politique symbolique (symbolic politics), politique
d'influence (leverage politics) et politique de la responsabilité (accountability politics). Aussi
"Les activistes cadrent des problèmes en identifiant et en fournissant des explications
convaincantes pour des événements symboliquement puissants qui, en retour, deviennent des
catalyseurs pour la croissance des réseaux" 730 .
Keck et Sikkink parlent de la résonance des cadres pour souligner la relation existant entre le
travail d'interprétation d'un mouvement et sa capacité à influencer des mouvements plus
larges. Les membres des réseaux cherchent activement des manières d'inscrire les problèmes
sur les agendas gouvernementaux publics en les cadrant de manière innovante et en cherchant
des lieux favorables. Quelquefois ils posent des questions en cadrant d'anciens problèmes de
nouvelle façon, ils aident des acteurs dans la redéfinition de leur identité et leurs intérêts 731 .
déplace l'intérêt vers un travail réflexif, puisque conscient et tactique, de redéfinition des représentations" (p. 87),
cf. Lilian MATHIEU, "Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l'analyse
des mouvements sociaux", RFSP, février 2002, vol. 52, n°1, p. 75-100.
727
O.c. Philippe LE PRESTRE, L'écopolitique mondiale…
727
Doug McADAM, John D.McCARTHY, Mayer N.ZALD, Comparative perspectives…, p. 6.
728
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 18.
729
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 16.
730
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 22.
731
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 17. Voir l'étude sur la
formulation et la circulation du concept de «savoirs indigènes» art.cit. David DUMOULIN, "Les savoirs
locaux…
167
Les auteurs remarquent que les réseaux se développent plus facilement sur des questions
relatives aux dimensions normatives de bien et de mal, dans la mesure où cela touche aux
sentiments et peut faciliter le recrutement de volontaires. Contrairement aux mouvements
nationaux les réseaux de militants "doivent concorder avec les systèmes de valeur (belief
system), les expériences de vie, les histoires, les mythes, les contes populaires dans beaucoup
de pays et de cultures" 732 . Les politologues relèvent alors deux types de problèmes dont se
saisissent plus particulièrement les réseaux : ceux impliquant les atteintes corporelles (bodily
harm) sur des personnes vulnérables et d'autres relatifs à l'égalité juridique des chances ; ces
deux thèmes étant plus susceptibles de transcender les contextes politiques et culturels
spécifiques.
Pour les deux chercheuses, la créativité des réseaux réside surtout dans le déplacement des
références et dans la façon avec laquelle ils peuvent s'attaquer à des problèmes structurels au
travers d'un cadrage stratégique. Et de citer la requalification de problèmes touchant aux
droits de propriété et à la répartition des terres comme questions environnementales. En soit
cela n'épuise pas les problèmes de pauvreté et d'inégalité mais cela peut améliorer les chances
de les résoudre partiellement 733 . Cela permet de remédier à l'absence de moyens de pression
matérielle (pression via les programmes d'aide ou crédits accordés par les institutions
financières 734 ) en jouant de la pression morale (mobilisation de la honte).
Keck et Sikkink soulignent par ailleurs l'importance dans une campagne de transformer un
problème en une histoire exposant clairement et succinctement la causalité, pour devenir
suffisamment convaincante. Cela explique qu'il puisse exIster d'importants décalages entre le
récit original et les nouvelles versions diffusées par les porte-parole que sont généralement les
ONG. Les populations locales perdent quelquefois le contrôle de leur histoire dans une
campagne internationale 735 . Phénomène de confiscation et de délocalisation du bien,
condamné par François Constantin (voir étude de cas précédente), reconnu par Keck et
Sikkink qui remarquent que certains parlent dans ce cas d'impérialisme culturel 736 . Elles
732
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 204.
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 27.
734
Voir exemple O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 23.
735
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 19.
736
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 39.
733
168
préfèrent voir se dessiner un modèle de solidarité basé sur une communauté de destin 737 . En
réponse à l'argument de la confiscation, elles mettent en avant les bénéfices indéniables du
succès d'une campagne contre la violence faite aux femmes par rapport à la stérilité des
critiques stigmatisant des réseaux transnationaux "destinés à imposer des considérations des
États occidentaux, des fondations et ONG sur les mouvements du tiers-monde" 738 .
Stratégie environnementale
Dans ce travail, l'environnement n'est pas présenté comme une norme universelle "en dépit
d'une forte dimension éthique" 739 parce que les réseaux de militants invoquent indistinctement
des normes professionnelles, des intérêts et aussi des valeurs. Par conséquent
"l'environnementalisme est moins une série de principes reconnus universellement qu'un
cadre où se reconfigurent les relations avec une variété de revendications portant sur l'usage
des ressources, les droits, la propriété, et le pouvoir" 740 .
Cette appréhension de la thématique environnementale se rapproche de la démarche de
l'anthropologue Anna Tsing Lowenhaupt qui souligne la dimension essentiellement
socioculturelle de l'environnement et porte son attention sur les pratiques, la rhétorique et les
institutions spécifiques à ce domaine, tout autant que sur la manière dont les acteurs cherchent
à articuler leurs positions sur des catégories plus importantes et plus puissantes. Selon cet
auteur, c'est par exemple une erreur de vouloir dépolitiser la "nature". Elle souligne que la
politique environnementale résulte avant tout de luttes de définition, par conséquent on doit
s'intéresser avant tout aux articulations et collaborations 741 .
Pour M. Keck et K. Sikkink ce sont les évolutions au niveau du système international 742 qui
expliquent l'émergence et le développement des réseaux de militants et ce jeu autour de la
737
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 78.
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 197.
739
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 121. voir William CHALUPKA,
"There must be some way out there. Strategy, ethics, and environmental politics", (p. 67-90) dans Warren
MAGNUSSON, Karena SHAW (dir.), A political space. Reading the global through Clayoquot Sound,
Minneapolis & London : University of Minnesota Press, 2003 p. 121.
740
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 121.
741
Anna LOWENHAUPT TSING, "Notes on culture and natural resource management", working papers, WP
99-4, Berkeley workshop on environmental politics. 30 p
742
Voir o.c. Philippe LE PRESTRE, Protection de l'environnement…pour une présentation de la chronologie
spécifique à l'écopolitique internationale, p. 131-165.
738
169
problématique environnementale à partir des années 1980. Elles mettent en avant l'importance
du contexte institutionnel (les nouvelles instances créées sont autant d'arènes autour
desquelles les ONG peuvent se mobiliser) et du changement de mentalité (ideational) sur les
relations entre environnement et développement. Ces circonstances ont favorisé l'arrivée de
nouveaux acteurs et de nouvelles problématiques, mais elles ne sauraient être des conditions
suffisantes. Keck et Sikkink remarquent que "les idées, les possibilités et même les ressources
peuvent passer inaperçues". Ce qui fait la différence c'est l'esprit "d'entreprise" (political
entrepreneurship) d'un petit nombre d'individus qui reconnaissent de nouvelles possibilités
politiques et s'allient à d'autres personnes pour s'en occuper de manière stratégique" 743 . Les
auteurs remarquent que les réseaux transnationaux qui s'engagent sur la thématique
environnementale "s'attaquent à des problèmes qui sont reconnus comme liés aux biens
communs, mais dont la résolution est politiquement coûteuse" 744 .
Elles portent essentiellement leur attention sur des réseaux établis entre pays développés et
pays en développement, agissant sur des situations où des victimes avaient souffert
physiquement. Elles notent que dans ce cas les problématiques environnementales qui se
prêtent le mieux à une interprétation dualiste opposant le bien et le mal concernent le
déplacement de populations indigènes et la destruction de leur cadre de vie. Cela est
susceptible d'entraîner une forte contestation et expliquerait pourquoi les campagnes les plus
connues ont été celles organisées pour s'opposer à la déforestation et aux grands barrages. Les
possibilités d'association entre questions de développement et d'environnement sont multiples,
fortement politisées et comportent une dimension idéologique affirmée. Aussi sur la question
de la déforestation étudient-elles "comment les différents contextes stratégiques et les
possibilités politiques, les différentes types d'organisations politiques nationales, mais aussi
les ressources, les différentes idées et visions du monde influencent les différents cadrages
stratégiques" 745 . Elles ne se préoccupent par conséquent pas, ni du contenu des discours, ni de
se positionner dans le débat, à la différence de Marie-Claude Smouts.
Comme dans le paradigme des communautés épistémiques de Peter Haas, l'information est
une ressource capitale pour les réseaux transnationaux de militants, à ceci près que c'est son
743
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 132.
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 203.
745
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 133.
744
170
interprétation et l'usage stratégique qui en est fait qui comptent le plus 746 . Aussi Keck et
Sikkink interprètent-elles différemment de Marie-Claude Smouts le problème de la
déforestation. Rappelons en effet que cette dernière déplore l'absence de communauté autour
de la notion de forêt tropicale et le détournement de l'information qui conduit à la
dépossession des scientifiques du discours public. Pour les premières, "le problème de la forêt
tropicale est [en effet] lourd d'incertitude scientifique [et] (…) il est peu probable que les
écologistes résolvent [l]es questions et ce qu'ils ont fait dans certaines campagnes c'est de
recadrer le problème, attirant l'attention sur l'impact de la déforestation sur des populations
humaines spécifiques. De cette manière, ils appellent à l'action indépendamment des données
scientifiques. Les militants pour les droits de l'homme, pour l'alimentation infantile, les
groupes de femmes ont joué un rôle similaire, dramatisant les situations des victimes et
transformant des faits bruts en histoires d'homme, dans le but d'inciter les gens à agir" 747 .
Loin de s'opposer à Marie-Claude Smouts, Margaret Keck et Kathryn Sikkink décortiquent le
processus que la première condamne, le recadrant par rapport aux objectifs d'une campagne
poursuivis par une catégorie spécifique d'acteurs. Elles se distinguent toutefois en créditant les
activistes internationaux de bonnes intentions de par la spécificité de leurs engagements.
Comparons sur un exemple précis ces auteurs.
Exemple de la mobilisation pour le caoutchouc brésilien
Le décalage entre ces politologues est visible dans le regard porté à l'occasion de l'étude d'un
même cas et dans l'interprétation qui en est faite : l'affaire des exploitants de caoutchouc de la
forêt amazonienne brésilienne 748 . Keck et Sikkink étudient cette campagne dont le cadrage a
permis d'établir un rapport nouveau entre les questions sociales et environnementales
"transformant les luttes nationales sur la justice sociale et sur le type de développement à
mettre en place, en des considérations mondiales (…). Ce processus (hautement politique) a
eu une dimension nationale et internationale, induisant une relecture de la problématique
746
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 30.
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 20.
748
Voir Kathryn KECK "Social equity and environmental politics in Brazil. Lessons from the rubber tappers of
Acre", Comparative politics, juillet 1995, vol.27, n°4, (p. 409-424).
747
171
Nord-Sud et des problèmes de développement et d'égalité 749 . Contrairement à Marie-Claude
Smouts, les politologues américaines portent une attention toute particulière à une autre
campagne de mobilisation alors en cours à Washington DC qui ciblait les institutions
multilatérales pour le développement et condamnaient leur indifférence par rapport aux
impacts environnementaux des projets qu'elles contribuaient à réaliser. Elles voient là un
contexte institutionnel favorable au développement d'une campagne internationale et une
variable essentielle (en conjonction avec un contexte politique national favorable) dans le
succès de la campagne qui a ainsi pu bénéficier d'une interaction stratégique de poids 750 . Elles
mettent ainsi à jour les contacts décisifs qui se sont noués entre les principaux protagonistes
de la campagne (le représentant charismatique Chico Mendes et les anthropologues et
activistes qui l'ont conseillé).
Ces interactions expliquent d'une part le changement de stratégie et la mise en avant du
sauvetage de la forêt tropicale comme une des motivations essentielles des populations
indigènes, et d'autre part l'intense médiatisation qui fera du Brésil un pays emblématique dans
les discussions portant sur le développement et l'environnement dans le tiers-monde. Elles
n'expliquent toutefois pas totalement l'intensité des répercussions symboliques autour de ce
cas. Margaret Keck y voit "un instrument dans l'effort constant mené pour mêler tant sur le
plan éthique que matériel, les arguments portant sur la justice sociale et la destruction
environnementale. Cela laissait présager la possibilité que l'environnementalisme ne soit pas
qu'un agrément, mais plutôt la partie intégrante d'une lutte pour les droits fondamentaux de
subsistance. Cela inversait la cause et la conséquence : ce n'était plus nécessairement les
pauvres qui dégradaient l'environnement, et les riches qui voulaient sauver les pauvres d'euxmêmes. Dans cette étude en revanche, les pauvres devenaient les protagonistes en cherchant
une solution plutôt que les objets de solutions imaginées ailleurs". "L'environnement prenait
une valeur universelle sur laquelle les revendications similaires pouvaient s'appuyer. (…)
allégorie morale pour l'opinion publique internationale, cela donnait du poids aux
revendications environnementalistes selon lesquelles la préservation des forêts tropicales était
un bien universel" 751 .
749
O.c Kathryn KECK, "Social equity…", p. 418.
Voir Margaret E. KECK, Kathryn SIKKINK, Activists beyond borders…, p. 126-127.
751
O.c Kathryn KECK, "Social equity…", p. 417.
750
172
Keck reconnaît que ce récit n'a pas toujours été consensuel, que l'intervention des écologistes
étrangers a pu être perçu comme une tentative de dépolitisation et d'asepsie des revendications
sociales locales par un certain nombre d'acteurs nationaux au Brésil. De plus, elle estime qu'il
est dangereux de vouloir généraliser à tout prix cet exemple en raison de la spécificité du
contexte et de la rareté d'une telle conjoncture. "Les liens (linkages) internationaux peuvent
être une ressource politique importante pour les mouvements du tiers monde de ce type. Ils
sont précieux comme complément dans le développement des ressources politiques au niveau
local et ne sont pas des remplacements. La durée de l'attention internationale étant finalement
courte" 752 . Margaret Keck insiste sur le pouvoir de la traduction en des termes humains la
notion plutôt abstraite de développement durable qui reste à ses yeux une métaphore
puissante. A noter comment Denis Chartier et Sylvie Ollitrault arrivent à une même
conclusion en remarquant que si la frontière entre ONG humanitaires et ONG
d'environnement perdure "de curieux glissements s'opèrent : un intérêt originellement
environnemental devient humanitaire et encore, sous l'effet des programmes de promotion du
développement durable, des requalifications se produisent, des nouvelles appellations
apparaissent" 753 .
Des succès discursifs et procéduraux
Sur les réseaux transnationaux de militants environnementalistes et plus particulièrement les
campagnes axées sur la forêt tropicale, Keck et Sikkink tirent plusieurs enseignements. Elles
soulignent d'une part comment ces réseaux sont construits sur "une tension entre la
reconnaissance de causes structurelles et l'élaboration de stratégies qui cherchent des remèdes
en attribuant la responsabilité et en influençant le comportement d'acteurs particuliers" 754 .
752
O.c Kathryn KECK, "Social equity…", p. 421.
Denis CHARTIER, Sylvie OLLITRAULT, "Les ONG d'environnement dans un système international en
mutation : des objets non identifiés", dans Catherine AUBERTIN (dir.), ONG et diversité. Représenter la
nature ?, Paris, IRD Editions, 2005 p. 21-58 (p. 33). Voir également une présentation des revendications
environnementales intégrant un volet social voir cf. Sylvie Ollitrault, "Des plantes et des hommes. De la défense
de la biodiversité à l'altermondialisme", RFSP, juin 2004, vol. 54, n°3, p. 443-463 (p. 447-449). L'auteur
explique que "cette transformation n'a pu s'opérer que sous l'effet des mutations internes du discours, des
pratiques des acteurs et sous l'effet des contraintes extérieures, de financement notamment, qui ont obligé à
mobiliser la thématique du développement durable pour toute opération environnementaliste"(p. 447).
754
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 161.
753
173
Elles reconnaissent d'autre part "comment les luttes générées autour de la signification, du
pouvoir et de l'accès aux ressources mettent l'accent sur la dimension Nord-Sud" 755 .
Sur ce problème de déforestation au Brésil, Anna Tsing Lowenhaupt qui relève généralement
les rapports de pouvoir 756 , reconnaît l'existence d'un "esprit unificateur" derrière les tactiques
de traduction décrites par Margaret Keck. Elles permettent selon l'anthropologue "aux
activistes d'évoluer à partir d'un village particulier vers le monde, relient le mouvement
Chipko à la tragédie de Bhopal, les populations rurales et urbaines, les forêts avec
l'industrie" 757 .
Jusqu'ici leur analyse rejoint les conclusions de Marie-Claude Smouts. Keck et Sikkink
relèvent à l'instar de la politologue française que l'action la plus importante des réseaux a été
de changer le ton du débat et que leurs efforts de politisation des problèmes sont peu
appréciés par les scientifiques et les décideurs politiques. "Alors que la communauté
épistémique cherche à élaborer des politiques solides et essaye sur la base de leur savoir
légitime de persuader les gouvernements de les adopter, les réseaux de militants cherchent des
moyens de pression sur les acteurs et des institutions capables de procéder aux changements
désirés" 758 . Parallèlement à l'expertise des scientifiques, ils revendiquent un temps de parole
équivalent pour une source aussi légitime de connaissance, à savoir les témoignages directs
des victimes. Les réseaux ont par ailleurs contribué à élargir les notions d'information et de
savoir (d'origine locale) à prendre en compte dans la définition de l'agenda de la forêt
tropicale et ont ainsi obtenu une place à la table des négociations en tant qu'acteurs. Ils ont
également élaboré un nouveau scénario en matière de gestion forestière, accordant un rôle aux
populations locales, aux organisations non-gouvernementales. Leur influence est limitée, mais
755
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 161.
Selon cet auteur, les normes qu'elle nomme "universalismes" peuvent servir des visées contradictoires :
"employé comme directive issue de cultures dominantes et adressées à des cultures plus marginales, [mais aussi]
comme moyens accessibles à ces dernières pour influencer des processus politiques transnationaux", p. 287 dans
Anna LOWENHAUPT TSING, "Transitions and translations", (p. 253-272) dans Joan W. SCOTT, Cora
KAPLAN, Debra KEATES, Transitions, environments, translations. Feminism in international relations, New
York et London : Routledge, 1997.
757
O.c. Anna LOWENHAUPT TSING, "Transitions and translations..., p. 264.
758
O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 161.
756
174
leur rôle désormais légitimé, ne peut plus être ignoré par les instances internationales, telles la
Banque mondiale 759 .
Selon Keck et Sikkink, c'est essentiellement sur les deux niveaux discursif et procédural que
les réseaux ont enregistré des succès. Sur ce point précis Smouts relève également que
"l'enjeu fondamental de la compétition (…) est la construction du discours partageant le bien
et le mal dans l'établissement d'une gestion forestière durable" 760 , validant les conclusions des
politologues américaines. Ensemble elles déplorent l'absence de changement sur le terrain : ni
pour la forêt, ni pour ceux transformés en icônes médiatiques de campagnes à première vue
couronnées de succès. Leur chemin se sépare pourtant sur l'interprétation des faits et
notamment la place accordée aux acteurs non-gouvernementaux, ce qui renvoie à des
conceptions différentes du monde et de son fonctionnement.
Marie-Claude Smouts pour sa part tend à stigmatiser les ONG 761 et leurs stratégies de
domination. Ces dernières entravent le processus institutionnel de négociation, qui bien
qu'imparfait, s'organise lui, sur la base du savoir scientifique, seul garant à ses yeux des
meilleures solutions pratiques. Les politologues américaines ne reconnaissent pas de place au
savoir ni à la validation scientifique des arguments de campagne qu'elles décortiquent.
Rappelons que pour M. Keck et K. Sikkink l'environnement n'est qu'une stratégie.
Leur attention portée exclusivement sur une catégorie d'acteurs, n'induit toutefois pas une
confiance sans borne dans leur pouvoir et ce d'autant moins que, dans la vision du monde qui
les guide, les États demeurent les détenteurs ultimes des décisions. La coopération
internationale reste le point de mire de ces deux auteurs qui cherchent à repérer les pratiques
qui permettent de promouvoir l'adoption de principes universels par les gouvernements, sur
des questions les moins susceptibles de figurer sur les agendas classiques de négociations
inter-étatiques. Pour elles, ces acteurs ne sont pas les métaphores de liberté qui se lèveraient
face à des gouvernements corrompus ou totalitaires, ni les bras armés d'un projet de
colonisation ayant pour fonction l'alignement sur des référentiels occidentaux.
759
O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 161.
O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 308.
761
Elle dénonce ainsi "L'emprise des ONG sur l'élaboration de la problématique légitime [dans le cas de
l'écocertification des bois exotiques] et leur capacité à faire passer leurs propres critères pour des critères
universels en discréditant tout ce qui ne venait pas d'elles", O.c. Marie-Claude SMOUTS, Forêts tropicales…,
p. 303.
760
175
En ce qui concerne les normes et principes, elles montrent que les normes occidentales des
droits de l'homme ont influencé les définitions des réseaux mais que ceux-ci les articulent
différemment au cours de leur activité 762 . Comme en matière de gestion d'eau et de bassins
fluviaux, les auteurs estiments que le discours portant sur les droits de l'homme est un langage
qui impose une discipline tout en restant permissif. Elles soulignent ainsi que "beaucoup de
réseaux ont été des lieux (sites) de négociation politique et culturelle plutôt que des simples
promulgateurs (enactors) des normes occidentales dominantes" 763 jouant ainsi de la capacité
de transformation inhérente à toute construction sociale.
Les auteurs insistent sur les principes altruistes sur lesquels fonctionnent les réseaux de
militants car c'est une garantie de respect d'un registre traditionnel d'actions. Pour elles, il ne
s'agit pas d'agents de propagande des référentiels occidentaux, même si elles reconnaissent
que les réseaux sont mus simultanément par des principes et par des stratégies. Quand ils sont
confrontés à la difficulté à des contextes politiques et culturels peu favorables à leur cause, ils
recourent au recadrage stratégique des problèmes. Ce processus bien que hautement politique,
est fondé sur "des idées, des principes et des expériences vécues [qui] contribuent au
développement de relations entre États et acteurs non-étatiques en dehors de l'antinomie
Nord-Sud" 764 .
L'influence de ces réseaux ne concurrencent pas directement le pouvoir et les puissants,
puisqu'il correspond à un pouvoir de communication (communicative power) dit encore
pouvoir discursif. Il agit sur un mode circulaire (par exemple les ONG organisent des
conférences internationales qui à leur tour encouragent la formation d'ONG), sur le terrain de
l'informel, non-contraignant (par exemple le statut consultatif de certaines ONG au sein
d'organisations internationales). "Le pouvoir communicatif est exercé par la proposition, la
remise en cause, la critique et la publicité" 765 . Constitué de normes et de discours "il est
incarné par les acteurs tels que les défenseurs de droits, les victimes de la mondialisation, les
protagonistes des luttes mondiales" 766 . Ce pouvoir ne saurait toutefois être imaginé sans
762
O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 211.
O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 211.
764
O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 125.
765
Kathryn SIKKINK, "Restructuring world politics : the limits and asymmetries of soft power", (p. 301-317),
dans Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, Restructuring world politics. Transnational
social movements, networks and norms, Minneapolis et London : University of Minnesota Press, 2002, (p. 305).
766
O.c. Kathryn SIKKINK, "Restructuring world politics…", p. 306.
763
176
interaction avec le système international (pouvoir inhérent au contexte et aux échanges
entretenus avec les différents acteurs), ni surtout sans réflexion critique de la part du
chercheur sur le fonctionnement interne de ces formations, les questions de représentativité et
de responsabilité (accountability). Sikkink relève d'ailleurs que les critiques couramment
adressées aux ONG pour les lacunes en terme de démocratie interne, d'indépendance vis-à-vis
des États, de fiabilité et transparence sont fondées. Sans remettre en cause leur influence, ces
limites sont considérées comme devant inciter ces acteurs à revoir leur cohérence interne.
Voyons maintenant quels sont les fondements méthodologiques et les choix théoriques
derrière la différence de perspectives relevée entre les auteurs de ces deux premières études de
cas. Il apparaît derrière une problématique commune (comment gérer les problèmes mondiaux
relevant de la thématique des biens communs) des différences méthodologiques qui induisent
des niveaux d'analyse finalement difficilement comparables.
B. Une méthode pour penser l'action et les structures
Margaret Keck et Kathryn Sikkink se sont inspirées "à la fois du choix rationnel et d'autres
modèles institutionnalistes 767 . En d'autres termes, les idées comme les intérêts ont de
l'importance et les stratégies politiques réagissent à la fois à une logique des conséquences et
à une logique de convenances" 768 . L'idée directrice est qu'il est possible de "penser l'activité
stratégique des acteurs dans un univers politique structuré de manière intersubjective"769 .
Elles se fondent sur deux types d'approche des relations internationales : le rationalisme 770 et
767
A titre de comparaison il est intéressant de noter comment Marie-Claude Smouts, prenant de la distance vis-àvis des néo-institutionnalistes, s'intéresse au travail des sociologues des entreprises et à la théorie de la régulation
en raison des parallèles entre les démarches et la similitude des questionnements (construction de l'engagement
réciproque dans un jeu social coopératif) cf Marie-Claude SMOUTS, "Organisations internationales et la théorie
de la régulation : quelques éléments de réflexions", Revue internationale des sciences sociales, novembre 1993,
n°138.
768
Cf. John CAMPBELL, "Pour convaincre les sceptiques : à propos des idées et des critiques de la théorie du
choix rationnel", Sociologie et Sociétés, vol. 34, n°1, printemps 2002, p. 45-46. Voir Emanuel ADLER,
"Constructivism and international relations" (p. 95-118), dans Walter CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A.
SIMMONS (dir.), Handbook of international relations, London, Thousand Oaks, New Delhi : Sage publications,
2002 pour une présentation des différentes justifications données par les constructivistes sur la question de la
compatibilité avec le rationalisme, p. 108-109.
769
O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 5.
770
Voir Emanuel ADLER, "Constructivism and international relations" (p. 95-118), dans Walter CARLSNAES,
Thomas RISSE, Beth A. SIMMONS (dir.), Handbook of international relations, London, Thousand Oaks, New
177
le constructivisme social 771 . La première travaille sur les incitations/contraintes, sur les
institutions et les règles, la seconde raisonne à partir des normes, des relations sociales et des
ententes intersubjectives et les auteurs pensent que les deux séries de préoccupations sont
complémentaires. Les réseaux sont considérés comme des structures quand elles recherchent
les modèles d'interaction entre les organisations et les individus et aussi comme des acteurs.
D'où ce regard à plusieurs facettes porté sur les interactions transnationales.
Fonctionnalisme rationnel contre constructivisme social
Les deux approches (fonctionnalisme rationnel et constructivisme social 772 ) sont
généralement opposées 773 sur la question des institutions internationales et leur vision de la
politique internationale 774 . Il apparaît intéressant de s'arrêter sur leurs similitudes et leurs
différences pour comprendre la spécificité de la démarche analytique constructiviste dans ce
cas concret, particulièrement pertinent pour comparer ces deux premières études de cas.
Margaret Keck et Kathryn Sikkink partagent l'idée que les arrangements institutionnels
internationaux ont une nature intersubjective et qu'il faut se pencher sur les relations entre les
normes et les institutions 775 . Les tenants du rationalisme insistent pour leur part sur le
contexte créé par les objectifs généraux des principaux acteurs de la politique internationale,
Delhi : Sage publications, 2002, pour une présentation de la rationalité telle que perçue par les constructivistes
(moins une question de choix sur la base de théories vraies, que de comportement variant selon le milieu, les
attentes et les dispositions des gens), qui est plus proche d'une capacité matérielle (p. 103). Voir Martha
FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "International norms dynamics and political change", International
organizations, automne 1998, vol. 52, n°4, p. 887-917 pour un rapprochement entre des travaux théoriques
récents utilisant le choix rationnel et des études empiriques constructivistes. Les auteurs parlent alors de
construction sociale stratégique (p. 909-910).
771
Voir Steve SMITH, Patricia OWENS, "Alternative approaches to international theory", (p. 272-291), dans
John BAYLIS, Steve SMITH (dir.), The globalization of world politics. An introduction to international theory,
Oxford : Oxford University Press, 2005, pour une présentation des différentes approches des relations
internationales sur la base de la distinction entre théories explicatives/constitutives, fondatrices ou non
(foundational) dans l'idée de démontrer : "(…) le rôle que ces hypothèses sur la nature du savoir ont sur les
théories"(p. 274).
772
Sur le constructivisme social, à noter la critique dans le chapitre consacré à la construction sociale de la réalité
par Bernard LAHIRE, L'esprit sociologique, La Découverte, 2005, p. 94-111. Voir plus bas. A signaler la
présentation distinction faite entre constructivisme et "constructivisme sociale" dans Bruno LATOUR, Changer
de société. Refaire de la sociologie, Paris : La Découverte, 2006, (p. 126-134).
773
Voir Beth A. SIMMONS, Lisa L. MARTIN, "International organizations and institutions", (p. 192-211), dans
Walter CARLSNAES, Thomas RISSE, Beth A. SIMMONS (dir.), Handbook of international relations, London,
Thousand Oaks, New Delhi : Sage publications, 2002.
774
Voir les travaux de Martha FINNEMORE qui met en avant la complémentarité entre différentes approches et
disciplines. Par exemple Martha FINNEMORE, "Norms, culture and world politics : insights from sociology's
institutionalism", International organizations, printemps 1996, vol.50, n°2, p. 325-347.
178
tandis que les tenants du constructivisme social mettent l'accent sur les significations sociales
et développent l'idée que les institutions et les intérêts se constituent réciproquement. Plus
généralement "tandis que le fonctionnalisme rationnel cherche à expliquer la coopération dans
un contexte d'anarchie, les constructivistes sociaux mettent en doute la primauté de l'anarchie.
Ils tendent de réaffirmer l'importance du contexte social pour comprendre les relations
internationales (…) [et] de situer les institutions dans leur contexte social intersubjectif" 776 .
Les spécialistes de l'Ecole anglaise qui s'inscrivent dans cette approche rationaliste "incitent
[ainsi] les chercheurs à analyser les processus politiques et sociaux sous-tendant la vie
internationale". Dans les approches constructivistes : "l'analyse des institutions internationales
(…) ne prend rien pour acquis : les acteurs pertinents, leurs intérêts et leur vision des règles
sont tous sujet à interprétation" 777 . "Accentuant les effets de répercussion (feedback) et la
complexité des interactions sociales, les institutions ne peuvent être traitées comme de purs
résultats de choix exogènes " 778 .
Sur le plan méthodologique, les spécialistes de l'Ecole anglaise travaillent comme des
historiens et aboutissent à des descriptions très précises permettant d'interpréter les
événements. "Ils ne s'engagent pas dans des exercices explicites visant à tester des
hypothèses 779 . Cette démarche contraste avec les études sociologiques qui adoptent plus
couramment une démarche constructiviste dans laquelle "les réflexions théoriques et les
hypothèses sont explicites, les méthodes relevant du positivisme, engageant souvent des
calculs quantitatifs sophistiqués 780 .
Margaret Keck et Kathryn Sikkink adoptent quant à elles dans leur ouvrage une démarche
inductive fondée sur les faits (grounded theory), ce qui se traduit par l'étude qualitative des
histoires de réseaux engagés dans des campagnes transnationales 781 . Toutes les conclusions
énoncées sont donc le résultat d'observations empiriques et d'une confrontation systématique
775
O.c. Beth A. SIMMONS, Lisa L. MARTIN, "International organizations…, p. 199.
O.c. Beth A. SIMMONS, Lisa L. MARTIN, "International organizations…, p. 197.
777
O.c. Beth A. SIMMONS, Lisa L. MARTIN, "International organizations…, p. 198.
778
O.c. Beth A. SIMMONS, Lisa L. MARTIN, "International organizations…, p. 198.
779
O.c. Martha FINNEMORE, "Norms, culture…", p. 334.
780
Oc. Martha FINNEMORE, "Norms, culture…", p. 334.
781
Voir Emanuel ADLER, "Constructivism and international relations" (p. 95-118), dans Walter CARLSNAES,
Thomas RISSE, Beth A. SIMMONS (dir.), Handbook of international relations, London, Thousand Oaks, New
776
179
avec des points communs frappants (striking commonalities) des problèmes observés dans
différentes régions du monde. "A partir de ces points communs, nous avons élaboré quelques
arguments initiaux expliquant l'émergence des réseaux et les conditions dans lesquelles ils
sont efficaces. Dans la tradition de la "grounded theory" nous utilisons des études de cas
additionnelles pour explorer plus avant et affiner nos hypothèses" 782 . L'idée directrice est de
fonder dans le concret une montée en généralité des résultats et des raisonnements et non pas
de partir d'une série d'hypothèses comme le font les travaux des théoriciens des mouvements
sociaux 783 .
Notons qu'en général, "contrairement aux tenants des théories utilitaristes et matérialistes, les
constructivistes ne considèrent pas les identités et les intérêts comme des évidences. Par
conséquent, comprendre les processus dont ils sont issus, constitue une part importante du
programme de recherche" 784 . L'attention ainsi portée aux processus induit une réflexion
spécifique en matière de causalité et d'explication. "Pour les constructivistes, comprendre
comment les choses s'agencent et comment elles arrivent, ne relèvent pas de la simple
description (…) c'est essentiel pour expliquer les comportements et ce qui induit des résultats
politiques" 785 . Il s'agit de saisir les significations intersubjectives qui sont au cœur de
l'approche constructiviste.
En général, les constructivistes "expriment par leur conceptualisation de la co-constitution
d'agents et de structures, un processus itératif par lequel les agents redéfinissent sans cesse des
normes par la pratique, tout en étant encadrés et reconstitués par ces structures sociales ellesmêmes. Par définition, les facteurs internationaux ne peuvent donc pas jouer le rôle explicatif
primordial. Il n'y a pas de «premier niveau», de point de départ analytique, qu'imposerait la
logique : les stratégies de recherche des constructivistes diffèrent selon le segment de ces
Delhi : Sage publications, 2002, pour une présentation des différentes méthodes employées par les
constructivistes, p. 101.
782
O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 6.
783
Pour un exemple de démarche hypothético-déductive portant sur des réseaux de militants transnationaux et
des mouvements sociaux en Amérique latine voir Pamela L.MARTIN, The globalization of contentious politics :
the Amazonian indigenous rights movement, New York : Routledge, 2003.
784
Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "Taking stock : the constructivist research program in
international relations and comparative politics", Annual review of political science, 2001; n°4, p. 391-416,
(p. 394).
785
O.c. Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "Taking stock , p. 394. Voir aussi Michael N. BARNETT,
Martha FINNEMORE, "The politics, power, and pathologies of international organizations", International
180
processus itératifs qu'ils cherchent à analyser" 786 . De plus, "puisque le constructivisme
considère l'interaction de la structure et de différentes sortes d'agents comme essentielles à la
compréhension et à l'explication des intérêts et des institutions, il faut se demander comment
il conceptualise le rôle des ces agents. (…) Son intérêt pour le sens que l'agent doté
d'intentions donne de son action diffère des explications par les structures ou les choix
rationnels." 787 . Comme précédemment indiqué, Margaret Keck et Kathryn Sikkink optent
pour la complémentarité de ces types d'explication.
Au niveau analytique, l'approche constructiviste se distingue des "théories individualistes 788
qui traitent les visions collectives comme de simples épiphénomènes d'actions individuelles et
nient leur pouvoir explicatif ou leur statut ontologique. Toutes les analyses constructivistes
[sont] (..) holistes" 789 . Ainsi dans Activists beyond borders les auteurs insistent sur le fait que
"la "voix" des réseaux n'est pas la somme des voix composant le réseau, elle est le produit de
l'interaction des voix" 790 .
C. Outils et débats théoriques
L'un des apports principaux d' Activists beyond borders tient à la spécificité de la boîte à outils
théoriques, présentée indirectement dans la partie précédente par un éclairage sur les
hypothèses épistémologiques et la méthodologie. Il est désormais plus facile de comprendre
comment les auteurs arrivent à combiner des approches.
Organization, automne 1999, vol. 53, n°4, p. 699-732, pour une illustration de cette approche sur la question des
organisations internationales, leur pouvoir et comportements dysfonctionnels.
786
Audie KLOTZ, Cecelia LYNCH, "Le constructivisme dans la théorie des relations internationales", Critique
Internationale, hiver 1999, n°2, p. 51-61, (p. 57).
787
O.c. Audie KLOTZ, Cecelia LYNCH, "Le constructivisme…, p. 58.
788
Voir Pierre BIRNBAUM, Jean LECA (dir.), Sur l'individualisme. Théories et méthodes, Paris : Presses de la
Fondation nationales sciences politiques, 1986. Ils définissent l'individualisme méthodologique comme tendant à
"à expliquer des phénomènes collectifs «macroscopiques» à partir des comportements et des stratégies
individuels («microscopiques»), il apparaît nettement distinct des autres individualismes puisqu'il est ici un
attribut du chercheur et non un attribut de l'objet : il ne caractérise pas le processus étudié mais la méthode de
son étude." (p. 14). "Une société n'est pas un système, telle est aussi la leçon de l'individualisme
méthodologique, ce qui rend ce paradigme si peu satisfaisant non seulement pour ceux qui cherchent à
comprendre le «tout» mais aussi ceux qui voudraient trouver à leurs croyances quelque fondement
«solide»"(p. 21).
789
O.c., Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "Taking stock …", p. 393.
790
O.c., Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "Taking stock …", p. 207.
181
Transnationalisme et mouvements sociaux
Elles s'inscrivent pour partie dans le transnationalisme de Nye et Keohane 791 qui, en
précurseurs, récusèrent la position dominante de l'État dans la politique internationale. Cela
leur permet d'envisager "l'émergence d'une multitude de points de contact entre les
sociétés" 792 et induit consécutivement le brouillage de la distinction entre politique nationale
et internationale, central aux yeux des deux politologues. Elles présentent le concept des
réseaux comme un "raffinement" de ces travaux.
Elles introduisent d'autre part la théorie des mouvements sociaux, sous-discipline de la
sociologie, pour pouvoir étudier ces réseaux distinctement des autres acteurs transnationaux.
Le point de contact est l'approche constructiviste et l'idée directrice est de combiner l'analyse
structurelle avec celle centrée sur les acteurs 793 dans le but d'étudier les nouvelles formes
d'action collective transnationale.
Avec Martha Finnemore, elles croient à des possibilités d'hybridation (cross-fertilization) à un
niveau intermédiaire de théorisation (small-t theoretical generalizations). Il s'agit pour elles de
limiter "la discordance entre une théorisation macro de relations internationales et
intermédiaire (mid-level) de politique comparée" 794 . Par une "investigation croisée" elles
croient en l'élaboration de théories portant sur "la manière avec laquelle les structures
d'opportunités politiques nationales et transnationales peuvent interagir les unes avec les
autres et les modèles caractéristiques en résultant" 795 . Ce pont jeté entre les disciplines est
salué par Sidney Tarrow, sociologue des mouvements sociaux qui parle plus précisément de
l'étude de la contestation internationale au sein de la discipline des relations internationales. Il
791
Ouvrage de référence Joseph NYE et Robert KEOHANE, Transnational relations and world politics,
Cambridge, MA : Harvard University Press, 1971.
792
O.c Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 29.
793
Voir aussi Sanjeev KHAGRAM, James V.RIKER, Kathryn SIKKINK (dir.), Restructuring world politics.
Transnational social movements, networks and norms, Minneapolis, London : University of Minnesota, 2002.
Ouvrage s'inscrivant dans la même ligne en rapprochant deux pans de littérature portant d'une part en sciences
politiques sur le transnationalisme, les régimes et les normes et d'autre part en sociologie et sciences politiques
sur les mouvements sociaux.
794
O.c Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "Taking stock …", p. 411.
795
O.c Martha FINNEMORE, Kathryn SIKKINK, "Taking stock …", p. 411.
182
développe lui-même une analyse holistique de l'histoire des mouvements sociaux sans
échafauder de théorie mono-causale ni déterministe 796 .
Comme ce dernier, Margaret Keck et Kathryn Sikkink s'inscrivent dans une tendance 797 qui
tend à réconcilier deux approches 798 , l'une microsociologique dite de la "resource
mobilization", et l'autre macrosociologique dite des "nouveaux mouvements sociaux" (rôle
des valeurs 799 ) sans toutefois appliquer ici le programme de recherche pointu d'une démarche
hypothético-déductive 800 . Elles retiennent tant les aspects cognitifs que relationnels des
approches et argumentent qu' "en désagrégeant les États nationaux en plusieurs éléments parfois en compétition les uns avec les autres- qui interagissent différemment avec divers
types de groupes, nous obtenons une vue plus multidimensionnelle de la manière avec
laquelle les groupes et les individus pénètrent dans l'arène politique" 801 .
Elles partagent avec les théoriciens des mouvements sociaux, un intérêt pour le processus de
création de sens. "Nous ne pouvons pas comprendre les coalitions et réseaux transnationaux à
moins d'admettre qu'une grande partie de leur activité soit consacrée à changer la
compréhension et l'interprétation des acteurs, soit en d'autres termes, la création,
l'institutionnalisation et la surveillance (monitoring) des normes" 802 . D'où l'emploi de cette
notion de cadre, dont la définition donnée par Sidney Tarrow rappelle que "ce ne sont pas des
idées mais une manière d'emballer et de présenter les idées. Les mouvements en font usage en
796
Voir Sidney Tarrow, Power in movement. Social movements and contentious politics, Cambridge :
Cambridge University Press, 1998.
797
Voir Bert KLANDERMANS, Sidney TARROW, "Mobilization into social movements : synthezising
Europeans and American approaches", (p. 1-38), dans Bert KLANDERMANS, Hanspeter KRIESI, Sidney
TARROW (dir.), From structure to action : comparing social movement research across cultures, Greenwich,
London : JAI Press Inc., 1988.
798
A noter la critique de ce rapprochement qui ne juxtaposerait sans intégrer les niveaux d'analyse (p. 91), cf.
Lilian MATHIEU, "Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l'analyse des
mouvements sociaux", RFSP, février 2002, vol. 52, n°1, p. 75-100.
799
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 31.
800
Voir les limites de l'ouvrage Activist beyond borders, dans o.c. Sidney TARROW, "la contestation
transnationale…", p. 20/40.
801
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 32.
802
Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, "From Santiago to Seattle : transnational
advocacy groups restructiring world politics" (p. 3-23), dans Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn
SIKKINK, Restructuring world politics. Transnational social movements, networks and norms, Minneapolis et
London : University of Minnesota Press, 2002, (p. 12)
183
essayant de mobiliser un consensus, c'est-à-dire, d'user d'une communication persuasive
destinée à convaincre les autres de prendre parti" 803 .
En retour les théoriciens des mouvements sociaux ont repris les travaux de Keck et Sikkink et
le "modèle en boomerang" 804 pour illustrer la possible conceptualisation de la mondialisation
comme nouvelle structure d'opportunités politiques 805 , élargissant le terrain d'investigation de
l'action collective à l'échelon international. Pour certains auteurs, ce modèle permet
d'appréhender le fait que les mouvements peuvent à la fois être affectés et de transformer la
structure d'opportunités politiques et ainsi de comprendre comment la mondialisation peut
fournir de nouvelles ressources et opportunités aux mouvements sociaux pour influencer
acteurs étatiques et non étatiques. Il doit toutefois être complété par d'autres outils conceptuels
tels les structures de mobilisation et le cadrage culturel. Ils déclarent ainsi que "la
mondialisation a en réalité rapproché les mouvements sociaux au travers des frontières dans
une "sphère publique transnationale", espace réel et conceptuel dans lequel les organisations
évoluent, s'affrontent et contestent leur objectifs, apprennent les unes des autres". L'action
n'est pas délocalisée, elle est diffusée via des échanges discursifs forgés dans cette sphère.
Les travaux de Margaret Keck et Kathryn Sikkink explorent selon eux les voies par lesquelles
les espaces transnationaux du discours et de l'action sont en train de transformer l'action
803
O.c. Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, "From Santiago to Seattle …", p. 12.
Pour une présentation critique du "modèle en boomerang" et de son développement ultérieur, dit "modèle en
spirale" (voir plus bas), voir Kathryn SIKKINK, "Patterns of dynamic multilevel governance and the insideroutsider coalition", (p. 151-173), dans Donatella della PORTA, Sidney TARROW, Transnational protest and
global activism. People, passions, and power, Lanham : Rowman & Littlefield, 2005. A signaler la description
antérieure de ce phénomène d'investissement des acteurs sociaux de la scène internationale cf. Bertrand BADIE,
L' État importé. L'occidentalisation de l'ordre politique, Paris : Fayard 1992. "Tout converge pour inciter les
acteurs sociaux à investir davantage la scène internationale : la mondialisation de l'économie, l'essor des
techniques de communication à longue distance, la mobilité accélérée des individus, la crise de l' État-nation.
805
"Une "structure d'opportunités politiques est la manière avec laquelle l'allocation de ressources et de pouvoir
privilégie des alternatives à l'action collective tout en augmentant le coût d'autres [alternatives]", John A.
GUIDRY, Michael D. KENNEDY, Mayer N.ZALD, "Globalization and social movements", (p. 1-32), dans John
A. GUIDRY, Michael D. KENNEDY, Mayer N.ZALD, Globalizations and social movements. Culture, power,
and the transnational public sphere, Ann Arbor : The University of Michigan Press, 2000, (p. 2). Voir Charles
TILLY, "Réclamer Viva Voce", Cultures et Conflits, printemps 1992, n°5, p. 5/13 pour une présentation critique
du concept développé originellement par Sidney Tarrow. Voir Lilian MATHIEU, "Rapport au politique,
dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l'analyse des mouvements sociaux", RFSP, février
2002, vol. 52, n°1, p. 75-100, pour une présentation de la conceptualisation "structure des opportunités
politiques" autrement appelé "influence du contexte politique sur la contestation" (p. 76). Voir enfin l'exposé des
limites du concept transposé au niveau international "les différences de définitions, mais surtout les difficultés
inhérentes à une conception souvent statique et objectiviste de la structure des opportunités, ont conduit à
amender le concept dans une direction plus souple et dynamique" (p. 158-159) cf. Lilian MATHIEU, "La
constitution du mouvement altermondialiste français", Critique internationale, avril/juin 2005, n°27, p. 147-161.
804
184
collective. "Elles se focalisent sur les flux transnationaux d'information, de ressources et de
tactiques qui se rapprochent de quelques unes des qualités de la sphère publique dans les
espaces nationaux" 806 .
Idées et structures
En s'appuyant également sur les travaux de Thomas Risse Kappen et sur son argument de la
«structure nationale» 807 , les auteurs prennent activement part au renouveau des études sur le
transnationalisme engagé dans les années 1990. Thomas Risse Kappen explique que "l'impact
des acteurs transnationaux (…) dépend des structures nationales de la politique visée et de la
liberté avec laquelle les acteurs transnationaux agissent dans un environnement régulé par les
institutions internationales. Les différences institutionnelles nationales déterminent à la fois
l'accès des acteurs transnationaux au système politique et leur capacité à s'allier avec des
acteurs nationaux." 808 . En d'autres termes il pense que pour espérer influencer la politique, les
acteurs transnationaux ont besoin, tout d'abord d'accéder au système politique de l'État ciblé
et, ensuite de se rapprocher de partenaires nationaux ayant la capacité de former des
coalitions. "Les idées promues par les alliances transnationales et les communautés
épistémiques ne comptent pas, à moins de réunir ces deux conditions" 809 . Il cherche à
atteindre une meilleure compréhension de l'interaction entre facteurs systémiques et nationaux
en l'absence de théorie du changement en relations internationales 810 .
806
John A. GUIDRY, Michael D. KENNEDY, Mayer N.ZALD, "Globalization and social movements…", p. 10.
Voir Thomas RISSE-KAPPEN, "Ideas do not float freely : transnational coalitions, domestic structures, and
the end of the cold war", International organization, printemps 1994, vol. 48, n°2, p. 185-214. La structure
nationale comprend la machine organisationnelle des institutions sociales et politiques, leur routine, leurs
procédures de décision tout autant que les normes et les valeurs prescrivant le comportement approprié selon la
culture politique. Cette dernière étant composée d'idées qui changent peu et font l'objet d'un consensus social
(p. 209). Cette approche par les structures nationales permet, selon son auteur, de rendre compte de la différence
d'influence qu'ont des idées promues par les communautés transnationales et de théoriser les interactions entre
les États et les relations transnationales (p. 212-213). Les idées ne sont que des variables intermédiaires entre les
conditions structurelles et la définition des intérêts et préférences des acteurs (p. 214).
808
O.c. Thomas RISSE, "Transnational actors…", p. 258-259.
809
O.c. Thomas RISSE-KAPPEN, "Ideas...", p. 208.
810
Voir Isabelle GRUNBERG, Thomas RISSE-KAPPEN, "A time of reckoning ? Theories of international
relations and the end of the cold war" (p.104-146), dans Pierre ALLAN, Kjell GOLDMANN (dir.), The end of
the cold war : evaluating theories of international relations, Dordrecht, Boston, London : Martinius Nijhoff
Publishers, 1992.
807
185
Thomas Risse Kappen partage en outre avec les auteurs étudiés ici, un intérêt à découvrir de
quelle manière les idées et les normes peuvent influencer le comportement des individus et
des États 811 .
Leurs observations conduisent toutefois Margaret Keck and Kathryn Sikkink à relever que les
dispositions institutionnelles nationales n'expliquent pas entièrement l'impact des acteurs
transnationaux et pourquoi, dans les mêmes circonstances nationales, certains réseaux
réussissent et d'autres non 812 . La nature des problèmes en cause et des réseaux constitue des
facteurs explicatifs plus forts que les structures internationales et nationales. Les auteurs
soulignent que les éléments dynamiques de la politique nationale doivent être autant pris en
compte que les structures nationales 813 .
Tout en contribuant au même objectif théorique qui est de prouver le pouvoir explicatif
indépendant des normes et des idées, ces auteurs peuvent se démarquer les uns et des autres
sur les interprétations finales et notamment sur la place accordée à l'État. Selon Thomas
Risse-Kappen l'ouvrage de Keck et Sikkink reste très stato-centré et ne s'attache pas à
discerner les implications de ces activités sur la société internationale814 contrairement aux
travaux de Paul Wapner par exemple.
État et société civile mondiale
Pour Paul Wapner les études portant sur les activistes sont fondées sur une définition trop
restrictive de la politique puisque seules comptent les actions destinées à influencer les
gouvernements. "Ainsi perçues, les activistes transnationaux sont uniquement des groupes de
pression cherchant à changer la politique au niveau étatique et à créer des conditions au sein
du système international qui encouragent ou diminuent la coopération internationale. Les
autres efforts en direction des sociétés au sens large sont ignorés ou dévalorisés parce qu'ils ne
811
Voir Thomas RISSE, Stephen C.ROPP, Kathryn SIKKINK, The power of human rights. International and
domestic change, Cambridge : Cambridge University Press, 1999 où ils développent le modèle en spirale du
changement en matière des droits de l'homme pour expliquer les variations en matière d'application au niveau
des États.
812
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 202.
813
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 202.
814
O.c., Thomas RISSE, "Transnational actors…",p. 268-269.
186
sont pas considérés comme relevant de la politique" 815 . Il déclare qu'il existe entre l'individu
et les États "une arène de l'engagement social", sur laquelle évolue les organisations nongouvernementales et que leurs actions (désignées comme "une dimension civique des efforts
des ONG" 816 ), relèvent de la politique. "L'idée derrière une politique civique mondiale (world
civic politics) c'est que les États n'ont pas le monopole sur les instruments qui gouvernent les
affaires humaines et qu'il existe des formes non-gouvernementales de gouvernance qui
peuvent être employées pour induire de larges changements" 817 . A partir de l'observation de
trois grandes organisations environnementales (Greenpeace, WWF-Fonds mondial pour la
nature et les Amis de la Terre) il dégage une typologie d'actions de politique civique 818 .
Le travail de Paul Wapner est fréquemment associé à la global civil society développée par
l'internationaliste Ronnie D.Lipschutz. Cette approche résulte d'une vision dualiste du
système international marquée tant par la fragmentation politique que par l'émergence "d'un
système diffus de gouvernance" 819 et par l'influence de nouvelles formes et lieux d'autorité
fondées sur des savoirs et pratiques locaux 820 . Pour Ronnie D. Lipschutz la gouvernance qui
en résulte est avant tout fonctionnaliste et n'induit en aucun cas l'idée d'une communauté
internationale unifiée. "Bien que nous reconnaissons qu'il n'existe pas de gouvernement
mondial en tant que tel, il y a un système émergent de gouvernance mondiale qui comprend à
la fois des arrangements réglementaires institutionnalisés –que certains appellent "régimes"-
815
Paul WAPNER, "Politics beyond the state. Environmental activism and world civic politics", World Politics,
avril 1995, n°47, p. 311-340, (p. 312)
816
Paul WAPNER, Environmental activism and world civic politics", Albany : State University of New York
Press, 1996 (p. 10).
817
Paul WAPNER, Environmental activism and world civic politics, Albany : State University of New York
Press, 1996, p. 7
818
Il distingue différents types de politique civique mondiale. A travers l'exemple de Greenpeace, il met en avant
le concept de "globalisme politique" qui recouvre le travail de l'association pour la création d'une sensibilité
écologique. Il parle de "localisme politique" à travers l'étude du WWF qui s'attaque à des problèmes locaux en
donnant les moyens aux populations locales d' influencer les processus de prise de décision. Enfin il désigne sous
le terme "internationalisme politique" la stratégie mise en place par les antennes des Amis de la Terre pour créer
directement des liens entre les actions locales, nationales, et internationales en dehors des structures étatiques.
O.c. Paul WAPNER, Environmental activism…
819
Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet : local knowledge and global environmental governance",
Global governance, 1997, n°3, p. 83-102, (p. 83) [dernier chapitre de l'ouvrage co-dirigé : Ronnie
D.LIPSCHUTZ, Judith MAYER, Global civil society and global environmental governance. The politics of
nature from place to planet, Albany : State University of New York Press, 1996]
820
Le savoir est défini comme étant "un système de relations conceptuelles, tant scientifiques que sociales, qui
explique les causes et les effets et offre une possibilité d'intervention humaine, de manipulation dans le but
d'influencer ou d'orienter les résultats de certains processus". Le savoir local inclut une dimension
supplémentaire à savoir des éléments sociaux et culturels spécifiques à ces unités spatiales délimitées, o.c.
Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet …, p. 84.
187
et moins de normes, règles ou procédures formalisées qui modèlent les comportements en
dehors de cadre constitutionnel ou d'un pouvoir matériel" 821 . "C'est de la gouvernance sans
gouvernement, mais en même temps cela ne marque pas la fin ou la désintégration de l'État
(…) ces arrangements doivent être plutôt compris comme une relation dialectique entre deux
structures mutuellement constitutives : les États et la société civile" 822 .
Ronnie D. Lipschutz préfère parler de "fonction de gestion" (management function) pour
décrire ces formes de coopération que l'on trouverait "au niveau d'organisation sociale où les
savoirs locaux et globaux se combinent de manière appropriée. Il est plus probable que ce
niveau soit local –laboratoire, groupe de recherche, voisinage, bassin hydrographique- que
global" 823 . En résumé pour R. Lipschutz, "la gouvernance remplace le gouvernement ; les
réseaux informels de coordination remplacent les structures formelles de commandement.
C'est ainsi que la gouvernance s'effectue" 824 . Il explique par ailleurs que son cadre d'analyse
ne fait que souligner "l'hypothèse épique selon laquelle les populations peuvent et contribuent
à créer des mécanismes de choix sociaux, pour leur intérêt collectif, qui peut éventuellement
aider à protéger la nature". Il s'inscrit par conséquent en faux par rapport aux théories qui
offrent la vision d'une gestion mondiale de population passive ou résistante. Son modèle
"suggère [en revanche] que les populations, en agissant localement, peuvent avoir une
influence réelle et importante au niveau mondial" 825 et que ces actions sont autant de choix
faits en considération de contraintes propres à l'endroit d'origine.
Margaret Keck et Kathryn Sikkink s'écartent de la vision unifiée de Paul Wapner ou de la
société civile mondiale plus fonctionnaliste de Ronnie D.Lipschutz : "Nous préférons
concevoir la société civile transnationale comme une arène de lutte, une zone fragmentée et
disputée " 826 . Elles restent finalement attachées à une vision stato-centrée de la politique
internationale dans la mesure où l'objectif recherché reste d'influencer les États et
organisations inter-étatiques.
821
Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet , p. 96.
Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet , p. 97.
823
Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet , p. 89. Il conçoit donc les coalitions transnationales comme
autant de jeu à niveaux multiples ("n-level game") dans lequel les niveaux intermédiaires sont soit coincés soit
forcés par les niveaux supérieur ou inférieurs.
824
Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet …, p. 98.
825
Ronnie D.LIPSCHUTZ, "From place to planet …, p. 99.
826
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 33.
822
188
Elles s'écartent également de la conception de la société mondiale de l'Ecole anglaise car,
contrairement à Hedley Bull, elles doutent de l'existence d'un corpus fixe de valeurs
fondatrices de la société. Elles veulent poursuivre l'investigation par delà les explications
systémiques : "pour observer des normes à l'œuvre, nous devons examiner les actions des
individus et des groupes dans leur contexte historique. Normes et pratiques se constituent
mutuellement : les normes ont un pouvoir en raison de ce que font les gens" 827 . Ce qui
distingue les activistes transnationaux qu'elles étudient c'est justement le fait qu'ils "cherchent
à amplifier le pouvoir générateur des normes, à élargir le champ des pratiques ouvert par ces
normes et à renégocier ou transformer parfois les normes" 828 . Selon elles, il n'existe pas de
dichotomie entre les actions de principe et celles guidées par la stratégie. "Les pratiques ne
sont pas qu'un écho aux normes, elles les rendent réelles. Sans l'activité perturbatrice de ces
acteurs, il est peu probable qu'un changement de normes ou de pratiques arrive" 829 .
Elles s'accordent avec Hedley Bull quand il décrit un nouveau système caractérisé par des
chevauchements d'autorité et la multiplicité des loyautés. Leurs points de vue divergent
cependant sur l'importance accordée aux luttes de pouvoir et de sens (meaning) et à la
distinction faite entre les acteurs transnationaux "Pour comprendre comment le changement
arrive au niveau de la politique internationale il faut comprendre qu'il existe au sein des
différentes catégories d'acteurs transnationaux, des processus et des logiques très
différentes" 830 .
Kathryn Sikkink développe dans une autre publication 831 les liens possibles avec la société
internationale d'Hedley Bull. Société dans laquelle les États se conçoivent comme liés par une
série commune de valeurs dans leurs relations les uns aux autres, qu'ils partagent quand il
s'agit de faire fonctionner des institutions communes. A la différence près que, pour elle,
l'accent ne porte alors pas uniquement sur les États puisque des groupes de militants
transnationaux peuvent initier des changements au niveau des normes et contribuer au
processus de restructuration de la politique mondiale. La prise en compte de la structure des
827
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 35.
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 35.
829
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders. ….p. 35.
830
O.c., Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 210.
831
Kathryn SIKKINK, "Restructuring world politics : the limits and asymmetries of soft power", (p. 301-317),
dans Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, Restructuring world politics. Transnational
social movements, networks and norms, Minneapolis et London : University of Minnesota Press, 2002, (p. 22).
828
189
normes permet une meilleure compréhension de la structure du système global que la
structure de pouvoir ne peut expliquer à elle seule. Kathryn Sikkink cite à titre d'exemple le
problème soulevé par les grands barrages hydroélectriques (voir étude de cas suivante), les
revendications et appels de nouvelles normes (pour une participation démocratique au
processus de décision des institutions financières internationales). Les groupes transnationaux
s'opposent aux intérêts puissants d'acteurs économiques et politiques, mais ils ne peuvent
changer les discours qu'à la marge et conduire seulement dans certains cas à des changements
significatifs de politiques. "Nous comprenons que ces mouvements appelant à des normes qui
défient les puissants intérêts politiques et économiques rencontrent de sérieux obstacles, mais
au final, les intérêts ne sont pas fixes, seulement interprétés et la structure des normes fait
partie intégrante de ce qui aide les États (et les entreprises) à interpréter leurs intérêts" 832 .
Margaret Keck et Kathryn Sikkink dans Advocacy beyond borders apparaissent se rapprocher
de l'analyse de Pierre Hassner selon laquelle "la faiblesse plus générale de solutions comme la
"société internationale" ou les "régimes" fonctionnels" réside dans le fait qu'ils "risquent de
fonctionner par beau temps [fair weather theories], dans les situations normales, mais de se
gripper dans les situations extrêmes où chaque État obéit à ses propres priorités et à ses
propres urgences, et considère la coopération comme un luxe désirable mais inabordable" 833 .
Normes et intérêts
Il nous semble intéressant de relever ici les parallèles existant avec la sociologie des relations
internationales et les travaux de Bertrand Badie. A première vue ces auteurs partagent une
même vision du jeu inter-étatique et de l'éthique universelle, celle de la paix positive fondée
"sur l'idée que les démocraties ne se font pas la guerre, et que la démocratie est source de paix
pour des raisons qui mêlent valeur et utilité" 834 , mais aussi une même circonspection quant à
une éventuelle "démocratisation de la vie internationale". Selon Bertrand Badie, la
démocratisation "reste trop marquée par les effets de multilatéralisme intergouvernemental,
832
O.c. Kathryn SIKKINK, "Restructuring world politics…", p. 303.
Pierre HASSNER, "les intrus : théorie et pratique des relations internationales devant le problème des
réfugiés", (p. 311-332), dans Pierre HASSNER, La terreur et l'empire. La violence et la paix II, Paris : Seuil,
2003, p. 326.
834
Voir o.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 73, et o.c. Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy
beyond borders… "les démocratie ne se font pas la guerre", p. 203.
833
190
fait de puissance et d'arbitraire étatique" 835 . Pour nos auteurs américaines également "des
droits de l'homme effectifs n'impliquent pas la simple victoire des normes sur les intérêts".
Seulement, "les réseaux ont de l'influence au sein des États parce qu'ils aident à reformuler les
intérêts nationaux en des temps marqués par la remise en cause des notions de souveraineté et
d'intérêt national. Dans une période de flux globaux importants, les décideurs en matière de
politique étrangère sont souvent incertains sur ce que doit être l'intérêt national et comment le
promouvoir au mieux. Les réseaux de militants ont servi en réalité de pourvoyeurs (carriers)
d'idées sur les droits de l'homme, les insérant dans le débat politique au moment crucial où les
décideurs politiques s'interrogent sur leur politique passée" 836 .
Bertrand Badie se démarque toutefois de l'idéalisme, même prudent, de Keck et Sikkink 837 .
Pour lui en effet "dès que l'on touche à l'éthique, il est facile de céder au simplisme. La
politique internationale des droits de l'homme n'abolit nullement le passé ; elle ne remplace
pas l'ordre du cynisme par celui de la morale ; elle ne substitue pas les ONG humanitaires aux
États westphaliens. Elle conduit à une modification des pratiques plutôt qu'à un abandon des
principes : nul ne saurait annoncer, ni souhaiter l'avènement d'un ordre moral sur la
planète" 838 . En fait, "plus qu'un handicap, la politique internationale des droits de l'homme
crée des règles du jeu originales qui parfois demeurent mal connues y compris chez ceux qui
y ont recours. Les droits de l'homme se plaisent à s'attaquer à la puissance : ils ne l'ont
pourtant jamais abolie ; leurs entrepreneurs dénoncent couramment les États mais n'hésitent
pas à réclamer leur aide ; quant à la rhétorique du bien et du mal, ce n'est pas la première fois
qu'elle est appelée au chevet du profit !" 839 .
Sur la question des acteurs et des ONG, la position de Bertrand Badie est plus sceptique.
Certes "par le travail de promotion thématique, ces ONG [Amnesty International, la
Fédération internationale des droits de l"homme, Human Rights Watch] contribuent à
l'émergence de [biens] sur la scène mondiale ; par l'effort de défense ici et là de cas
individuel, elles donnent à ces biens une valeur, contribuant à déterminer le coût de l'accès
835
O.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 313..
o.c. Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 119.
837
"Entre le monde des États et celui de l'espace public international, toutes les configurations sont possibles :
rivalités, concurrence, hostilité, confrontation, échange, complicité, instrumentalisation réciproque. Le jeu
international s'accomplit dans ce processus interactif complexe"o.c. Bertrand BADIE, La diplomatie… p. 274
838
O.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 11.
839
O.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 11.
836
191
public comme celui que doit subir l'État qui l'entrave(…) ces acteurs participent de façon non
négligeable à la production normative" 840 . Il voit un intérêt au fait que ces acteurs contribuent
à la promotion des normes mais ses conclusions restent sévères par rapport aux conclusions
des politologues américaines. Cela "peut être source de démocratisation (…) en entretenant le
débat, en éloignant les questions diplomatiques de la sphère du savoir technique pour les
intégrer à l'éthique de la conviction ; elle le sera [démocratie comme source de
démocratisation], en revanche de façon incertaine en plaçant de plus les comportements des
individus ou les opinions à la merci des manipulations médiatiques, des ruses forgées par les
lobbies ou des émotions artificiellement entretenues" 841 .
Ce qui fonde les convictions idéalistes de Margaret Keck et Kahryn Sikkinik ne sont, pour
Bertrand Badie, que des "moments (…) plus féconds d'humanisation des relations
internationales qui correspondent (…) soit à des conjonctures de fluidité et d'incertitudes, soit
à des situations dans lesquelles la mobilisation s'effectue précisément à l'initiative des acteurs
non étatiques. (…) Venant de l'espace public international, elle [humanisation] sera
informelle, insidieuse et souvent captieuse : mais elle crée des représentations nouvelles, des
exigences durables, et sur cette base, tout un mécanisme d'interactions stratégiques auquel les
États sont contraints de se soumettre" 842 .
Espace public mondial contre réseaux
L'internationaliste observe cependant et ce, a contrario de Keck et Sikkink, la "formation d'un
espace public mondial 843 (…) solidaire tant de l'essor des acteurs transnationaux que de la
formalisation des biens publics mondiaux : parce qu'ils deviennent des arènes où l'on débat
840
Bertrand BADIE, "L'effectivité des biens publics mondiaux : l'ambiguïté ne vaut pas négation" (p. 333347).dans Pierre FAVRE et.al., Etre gouverné. Etudes en l'honneur de Jean Leca, Paris : Presses de Sciences Po,
2003, p. 343.
841
O.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 273.
842
O.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 28.
843
Définition donnée de l'espace public international : "ensemble d'interactions extra-étatiques qui s'opèrent sur
la scène internationale afin d'en produire les enjeux, d'en assurer la publicité, d'orienter les opinions qui s'y
expriment et donc de participer à l'élaboration des politiques qui la structurent"dans o.c. Bertrand BADIE, La
diplomatie… (p. 273). Cet espace "se constitue davantage en scène politique qu'en opinion construite (…) ne
débouche pas mécaniquement sur la mobilisation victorieuse d'une opinion internationale qui aurait à chaque fois
raison des délibérations internationales" il "dessine les contours d'une nouvelle arène internationale où les
acteurs interagissent et s'interpellent selon des modalités qui dépassent le contestable idéal du simple
gouvernement d'opinion (…) [c'est] un jeu de mobilisation et d'expressions multiples et croisées qui ne se limite
plus à un simple face à face entre les gouvernements et les opinions, au demeurant manoeuvrables" (p. 292-293).
192
des questions internationales, parce que par définition ils transcendent les frontières, parce
qu'ils sont animés et surveillés par des acteurs qui ont intérêt à donner la priorité au mondial
sur le national, parce qu'ils contraignent peu ou prou les États, parce qu'ils rencontrent de plus
en plus les intérêts propres des OIG (organisations intergouvernementales), parce qu'ils sont
de plus en plus producteurs de normes et enfin parce qu'ils commencent à produire une
responsabilité qui les relie à l'opinion, ces espaces deviennent des lieux d'articulation de biens
publics mondiaux" 844 . Aussi pour Bertrand Badie, toutes les questions internationales "sortant
du monopole d'État (…) entrent dans l'espace public (…) En se désétatisant, les enjeux
internationaux se sont en fait nationalisés, devenant ainsi l'attribut de la communauté politique
toute entière" 845 . Plus récemment Bertrand Badie affirmerque finalement "l'espace public fait
[certes] œuvre de surveillance [mais] aussi efficace soit-il, il ne se substitue pas pour autant à
la puissance et n'accomplit même pas une œuvre équivalente à celle qui fut en son temps
promue par les sociétés civiles nationales. Loin de conduire à une «société civile mondiale»,
tous ces changements n'aboutissent qu'à un conglomérat de relations sociales transnationales,
assez fortes pour bousculer la puissance, mais trop faibles pour lui opposer un nouveau
partenaire. Ce point intermédiaire est probablement la clé des principales incertitudes
planétaires" 846 .
Keck et Sikkink promeuvent quant à elles la vision d'un système politique mondial, à
distinguer du monde inter-étatique, constitué par les relations entre les acteurs, les institutions,
les normes et les idées. "Le système international que nous présentons est composé non
seulement d'États, (…), mais aussi de denses toiles d'interactions entre les citoyens des
différents États qui tout à la fois reflètent et aident à maintenir des valeurs, des croyances
(belief) et des projets communs" 847 . Elles accordent de l'importance au potentiel international
de la communauté cosmopolite des individus et particulièrement de ceux dont le
comportement est guidé par des principes et déplorent le discrédit pesant encore sur
l'idéalisme. Dans cette optique la mondialisation n'est pas un rouleau compresseur inévitable
mais plutôt "un enchaînement particulier d'interactions entre individus résolus" 848 qui n'induit
aucun déterminisme au niveau macrosociologique. Contrairement aux théories libérales
844
O.c. Bertrand BADIE, "L'effectivité des biens publics mondiaux p. 344
O.c. Bertrand BADIE, La diplomatie…., p. 269.
846
Bertrand BADIE, L'impuissance de la puissance, Paris : Fayard, 2004, p.280-281.
847
O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 213.
845
193
auxquelles se rattache l'Ecole anglaise, elles avancent l'idée que "les individus et les groupes
influencent les préférences de leurs propres États et aussi celles d'autres groupes, individus et
États à travers un mélange de persuasion, de socialisation et de pression" 849 .
Cette théorie des réseaux fournit selon ces auteurs, un modèle de compréhension du
changement social qui implique la transformation réciproque des préférences et de l'identité
des individus engagés dans la société transnationale. Keck et Sikkink soulignent la pertinence
de cette idée de "constitution mutuelle" dans la mesure où elle supplée aux failles des théories
dites structurelles en ajoutant, aux variables macrosociologiques, le point de vue des agents,
l'importance de variables non structurelles (identité, objectifs) et les facteurs de mobilisation
et de transformation induits des interactions.
Réseaux et solidarité : limites et autres apports
Kathryn Sikkink reconnaît dans un article récent les limites du modèle en boomerang 850 qui
n'expliquerait pas toutes les modalités d'interactions. Elle indique ainsi que "beaucoup
d'activistes environnementaux et syndicaux confrontés à la répression et aux blocages au plan
national ne cherchent pas d'alliés internationaux. Ils croient au contraire que la législation et
les protections en application dans leur pays risquent d'être érodées par le transfert du pouvoir
de décision aux institutions internationales" 851 et parle à ce sujet de "déficit démocratique".
"En opposition au modèle en boomerang (…) dans le modèle du déficit démocratique, les
activistes sont poussés par force et de manière défensive sur l'arène internationale et l'essentiel
de leurs activités est dirigé vers la protection des gains faits sur le plan national" 852 . Kathryn
Sikkink dresse alors un tableau dit de "gouvernance multilevel" dynamique et conclut sur
848
O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 213.
O.c.Margaret E.KECK, Kathryn SIKKINK, Advocacy beyond borders…, p. 214.
850
Kathryn SIKKINK, "Patterns of dynamic multilevel governance and the insider-outsider coalition", (p. 151173), dans Donatella della PORTA, Sidney TARROW, Transnational protest and global activism. People,
passions, and power, Lanham : Rowman & Littlefield, 2005.
851
O.c. Kathryn SIKKINK, "Patterns of dynamic multilevel governance…", p. 155.
852
O.c. Kathryn SIKKINK, "Patterns of dynamic multilevel governance…", p. 155, l'auteur dresse une typologie
des modalités d'interactions en s'interrogeant sur les possibilités d'accès aux structures d'opportunité nationale et
internationale. Le modèle en boomerang n'est plus qu'une modalité parmi quatre autres modalités d'actions.
Kathryn Sikkink l'applique ici à une étude de cas portant sur les problèmes de justice et de responsabilité en
Argentine et l'action des groupes de défense des droits de l'homme. A noter le tournant méthodologique. Sur la
"gouvernance politique multiniveaux", voir Jean-Pierre GAUDIN, Pourquoi la gouvernance ?, Paris : Presses de
Sciences Po, «La bibliothèque du citoyen», 2002 et la réflexion méthodologique de Christian LEQUESNE,
849
194
l'idée que "le boomerang n'a jamais été une forme optimum d'activisme politique. Il s'agissait
d'une série particulière de tactiques élaborées dans des circonstances politiques difficiles (less
than desirable)" 853 . Elle répond ainsi à certaines des critiques qui leur ont été adressées,
notamment par Sidney Tarrow, mais pas entièrement.
Plus généralement pour Sidney Tarrow "l'occurrence simultanée de la redécouverte de la
politique transnationale et du virage constructiviste 854 a conduit maints chercheurs en
relations internationales à s'intéresser à des réseaux de militants fortement axés sur des
questions normatives et à ignorer ceux qui sont mus par des intérêts matériels prédominants,
comme les réseaux transnationaux de syndicats" 855 . Il reste toutefois sceptique sur les apports
d'un concept aux contours aussi flous et pourtant si souvent utilisé 856 .
Le politologue Guillaume Devin relève pour sa part les limites normatives du modèle d'action
proposé par Keck et Sikkink. Elles proviennent, selon lui, de l'ambiguïté entourant la notion
de solidarité : ces justes causes sur lesquelles elles se focalisent et qui fondent leur
idéalisme 857 . Ce dernier remarque un décalage entre conceptions idéologiques et pratiques858
et doute pour sa part que le concept de réseau puisse être une notion éclairante pour
"Comment penser l'Union européenne ?" (p. 103-133), dans Marie-Claude SMOUTS (dir.), Les nouvelles
relations internationales. Pratiques et théories, Paris : Presses de Sciences Po, 1998.
853
O.c. Kathryn SIKKINK, "Patterns of dynamic multilevel governance…", p. 171.
854
Sur les limites du constructivisme voir Bernard LAHIRE, L'esprit sociologique, Paris : La Découverte, 2002.
Nous retenons que "le constructivisme sociologique s'avère nécessaire pour dénaturaliser les catégories et
prendre ses distances vis-à-vis d'elles-mêmes" (p. 101). "Montrer qu'une catégorie (un problème, une notion…)
n'est pas naturelle mais qu'elle a une histoire, que son succès social éventuel (…) a des conditions historiques de
possibilité, constitue une manière (…) féconde de produire de la connaissance en sociologie"(p.101).
855
o.c. Sidney TARROW, "La contestation transnationale…", p. 11/40. Voir Donatella della PORTA, Sidney
TARROW, Transnational protest and global activism. People, passions, and power, Lanham : Rowman &
Littlefield, 2005, pour la présentation d'une interprétation médiane (entre micro et macrosociologie) de l'action
collective transnationale selon un modèle dit d' "internationalisme complexe" (voir plus bas).
856
Voir Sidney Tarrow, Power in movement. Social movements and contentious politics, Cambridge :
Cambridge University Press, 2ème édition 1998. L'auteur consacre un chapitre à la notion développée par
Margaret Keck et Kathryn Sikkink "transnational advocacy networks" (p. 188-193), il les distingue des
mouvements sociaux, remarquant la nouveauté de cette tendance qui consiste à s'occuper des affaires des autres :
"Si l'hypothèse est correcte nous apprendrions plus en regardant les réseaux transnationaux comme des acteurs
extérieurs fournissant des ressources et des possibilités à des mouvements nationaux en formation, qu'en se
focalisant sur l'abstraction qu'est la société civile globale, considérant chaque incident d'activisme transnational
comme la preuve de son avènement" (p. 192).
857
Guillaume DEVIN, "Les solidarité transnationales, phénomène social à l'échelle mondiale", (p. 11-26)
Guillaume Devin (dir.), Solidarités transnationales, Paris : L'Harmattan, 2004
858
"Ce décalage dans les conceptions idéologiques et pratiques des solidarités explique les principales
caractéristiques des solidarités transnationales aujourd'hui : à la fois dominées par les pays développéw
(solidarité hiérarchique), partagées entre l'individualisation et la communautarisation (solidarité conflictuelle) et
transnationalement imparfaites (solidarité à vocation internationale plus que transnationale stricto sensu)," dans
o.c Guillaume DEVIN, "Les solidarité transnationales…, (p. 25).
195
appréhender la question de transnationalisation des solidarités 859 . Sur ce domaine, il relève
dans le cas d'ONG de développement, la diversité des acteurs non-étatiques, des phénomènes
d'institutionnalisation conduisant à la marginalisation des organisations les plus militantes. Il
exprime finalement un doute leur efficacité dans le dispositif de coopération 860 .
Le même scepticisme conduit Johanna Siméant à s'intéresser à ce que recouvre la thématique
de la solidarité dans les travaux de sciences sociales 861 . Elle met aussi en garde contre le
danger de confondre un fait sociologique et "les récents avatars de ce que l'on peut qualifier
de «solidarisme transnational» 862 . Elle s'efforce ainsi de "clarifier les déclinaisons pratiques et
intellectuelles des théories des acteurs, (…) de séparer ce que peuvent être les usages
scientifiques des autres usages de (…) notions" 863 se référant à la solidarité.
A l'instar de Sidney Tarrow qui souligne aussi les problèmes de définition dans les travaux de
Keck et Sikkink, Johanna Siméant constate aussi "la confusion [qui règne] entre la
protestation transnationale,
transnationale"
864
les
organisations
transnationales,
et
l'action
collective
. Elle insiste sur deux points. Le premier est que les catégories d'acteurs
(ONG, mouvements transnationaux, altermondialistes) ne sont pas des "entités figées et
étanches, le deuxième est qu' "il ne faut pas les confondre analytiquement" 865 . Or ces points
859
"L'expression de la solidarité comme forme de coopération à plusieurs n'est pas le monopole de quelques
sociétés de bienfaisance ; elle ne se réduit pas à une morale de dévouement. Elle devient, au contraire, un
phénomène social beaucoup plus général qui touche aussi bien les acteurs publics que privés", o.c Guillaume
DEVIN, "Les solidarité transnationales…, (p. 12-13).
860
Guillaume DEVIN, "Les ONG et les pouvoirs publics : le cas de la coopération et du développement",
Pouvoirs, 1999, n°88, p. 65-91.
861
"Il est pourtant difficile de spécifier si leur nouveauté, selon ces travaux, réside dans l'idéologie, dans
l'organisation de ces mouvements ou enfin dans la structure des réseaux sociaux sur lesquels ils s'appuient", cf.
Johanna SIMÉANT, "Solidarisme et solidarités dans les mobilisations transnationales", (p. 75-87) dans o.c.
Guillaume Devin (dir.), Solidarités transnationales… (p. 78)
862
Elle définit le terme de solidarisme comme un "ensemble de croyances, discours et productions théoriques
faisant référence à l'existence d'une solidarité comme responsabilité partagée, et qui contribue à dessiner les
contours d'une idéologie généralisée, particulièrement manifeste dans les mobilisations se revendiquant de
l'environnement, de l'altermondialisme, de l'humanitaire", o.c. Johanna SIMÉANT, "Solidarisme et solidarités…,
p. 81.
863
O.c. Johanna SIMÉANT, "ONG et humanitaire…, p. 76.
864
Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les mouvements sociaux «transnationaux»
dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association française de science politique Lyon 14-16
septembre 2005, table ronde n°1, p. 23/39.
865
Nonna MAYER, Johanna SIMEANT, "L'espace de l'altermondialisme", RFSP, juin 2004, vol. 54, n°3,
p. 373-378, (p. 378), A noter comment dans cet article introductif d'un dossier consacré aux altermondialistes,
les auteurs reprennent les deux approches de Keck et Sikkink (sociologie des mouvements sociaux et sociologie
des relations internationales) en expliquant que : "La première [sociologie des mouvements sociaux] privilégie
les conditions d'émergence de cette nouvelle cause [altermondialisme] et ses cadres d'interprétation, les
reconversions militantes et organisationnelles qui en permettent l'institutionnalisation, les évolutions du
196
problèmatiques sont visibles dans ce travail sur les réseaux transnationaux de militants en
dépit des précautions des auteurs pour limiter leur regard à un type spécifique d'acteurs et
d'action.
La "profusion" et le "prophétisme" 866 que constatent Johanna Siméant dans la littérature se
consacrant à la «société civile» et dont se détachent Keck et Sikkink, incite cette première à
adopter une approche plus microsociologique, s'intéressant dans le cas des ONG humanitaires
à l'"étude du travail idéologique de fabrication d'appartenances communes et de liens
subjectifs" 867 .
L'important pour Johanna Siméant est d'éviter deux écueils "la célébration des acteurs de la
société civile (…) ou à l'inverse la dénonciation critique sur le double registre des «effets
pervers» et de la dénonciation de «l'hypocrisie»" 868 , préoccupation à laquelle nous
souscrivons pleinement. La politologue opte ainsi pour une "sociologie politique
internationale attentive aux trajectoires des individus" qui prend aussi en compte les "champs
de forces plus larges"
869
. Aussi, traiter des mobilisations transnationales comme le font Keck
et Sikkink, implique pour Johanna Siméant "de spécifier ce que l'on observe, et de prendre
garde que toute participation à une mobilisation, nationale ou transnationale, ne soit pas
ramenée au label de «mouvement social transnational»" 870 . Il s'agit alors de "distinguer la
répertoire d'action protestataire. La seconde [sociologie des relations internationales] s'attache plutôt aux
turbulences de la scène mondiale, à l'irruption des «nouveaux acteurs transnationaux» qui viendraient
concurrencer l' État et préfigurer l'émergence d'une «internationale» civile, à commencer par les ONG" (p. 373).
866
Cf. Johanna SIMÉANT, "ONG et humanitaire", (p. 9-33), dans Johanna SIMÉANT, Pascal DAUVIN (dir.),
O.N.G et humanitaire, Paris : L'Harmattan, 2004, (p. 10).
867
O.c. Johanna SIMÉANT, "Solidarisme et solidarités..., p. 84. Nous relevons avec intérêt comment dans ses
travaux portant sur l'humanitaire elle distingue participation et associative et participation politique et insiste sur
le rôle joué par les sciences sociales dans la réification de la «société civile» , thématique sur laquelle nous
reviendrons dans la deuxième partie, cf. Johanna SIMÉANT, "Un humanitaire «apolitique» ? Démarcations,
socialisations au politique et espaces de la réalisation de soi", (p. 163-511), dans Jacques LAGROYE (dir.), La
politisation, Paris : Belin, 2003. "Il y a une homologie frappante entre l'engouement des sciences sociales pour
les associations, et celui qui pousse aujourd'hui jusqu'aux classes politiques à valoriser cet appel à une «société
civile» artificiellement autonomisée du politique et de l'État en même temps qu'elle est appelée à les renouveler"
(p. 164).
868
Elle cite les "ONG environnementales, de droits de l'homme et humanitaires, les mouvements sociaux
transnationaux contre les excès du capitalisme, les réseaux de revendications…", Johanna SIMÉANT, "ONG et
humanitaire…, p. 14.
869
O.c. Johanna SIMÉANT, "ONG et humanitaire…, p. 19.
870
O.c. Johanna SIMÉANT, "ONG et humanitaire…, p. 25.
197
globalisation des protestataires et celle de leurs objets de revendication" 871 et de comprendre
les "médiations idéologiques par lesquelles chaque contexte se retrouve intégré à la
protestation" 872 .
Le programme de recherche 873 que propose implicitement Johanna Siméant en réaction
notamment à l'ouvrage Advocacy beyond borders est par conséquent une source d'inspiration
précieuse pour établit notre grille de recherche. Nous retiendrons plusieurs points importants
comme autant de jalons méthodologiques et conceptuels recadrant les apports des réseaux
transnationaux de militants et plus largement de la littérature consacrée à l'action collective
transnationale.
Le premier point retenu parmi les réserves exprimées par Johanna Siméant est l'interrogation
sur les "liens entre les protagonistes de l'action collective.(…) ces liens peuvent être
physiques et impliquer des interactions de face à face (…) ou renvoyer à des liens objectifs
dans la division internationale du travail économique" 874 . Le deuxième élément est ce besoin
de "reconstituer les processus spécifiques à chaque processus d'action collective
transnationale et à chaque configuration historique en abandonnant l'idée que cela
corresponde à des logiques uniformes (notamment en «valeurs»)" 875 . Un troisième point
rappelle l'importance du rôle joué par d'autres acteurs que les organisations nongouvernementales, notamment les organisations internationales et le "monde des fondations et
des think-tanks" 876 . La politologue le résume avec une métaphore empruntée à Sidney
Tarrow, le "récit corail" 877 , qui mène à relativiser certains usages des notions de cadre et
871
Citation reprise de Charles Tilly, Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les
mouvements sociaux «transnationaux» dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de l'Association française
de science politique Lyon 14-16 septembre 2005, table ronde n°1 (p. 13/39).
872
Référence à l'ouvrage de Yves DEZALAY, Bryant G.GARTH, La mondialisation des guerres de palais. La
restructuration du pouvoir d' État en Amérique latine, entre notables de droit et «Chicago boys», Paris : Seuil,
«Liber», 2002.
873
A signaler le travail d'analyse de l'auteur de la sociologie de l'action collective dans Johanna SIMÉANT, La
cause des sans papiers, Paris : Presses de la Fondation nationales des sciences politiques, 1998, p. 29-72.
874
Art.cit. Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ?…", p. 23/39.
875
Art.cit. Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ?…", p. 24/39.
876
Art.cit. Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ?…", p. 33/39.
877
"La mondialisation ne peut pas ex nihilo inciter des acteurs non-étatiques faibles et dispersés à se rencontrer
et à développer les identités collectives communes et les réseaux nécessaires pour influencer les acteurs les plus
puissants sur la scène mondiale. Par contre, les institutions internationales servent de «récifs corail» aux acteurs
non-étatiques en contribuant à créer des liens horizontaux au-delà des frontières entre militants ayant des
revendications semblables ou complémentaires", art. cit. Sidney TARROW, "La contestation transnationale…",
p. 217.
198
desTANs 878 en gardant à l'esprit que "les institutions internationales, quoiqu' établies par les
État s, généralement les plus puissants d'entre eux, constitue le berceau de la contestation
transnationale" 879 .
Le dernier élément qui a retenu notre attention est l'importance accordée, dans une approche
combinant les regards micro et macrosociologique, à la "sociographie fine des activistes et des
participants aux événements" 880 , moins dans le but d'analyser les discours que de repérer le
profil sociologique des militants. Il s'agit d'une étape nécessaire pour reconstituer l'espace
pertinent de l'action collective transnationale. Ainsi sur l'action humanitaire qui est l'un de ses
terrains d'études, la politologue considère t-elle que "L'observation «micro» d'une mission
humanitaire importe tout autant qu'une analyse «macro» des flux d'aide –plus exactement, ces
deux dimensions n'ont aucune vocation à être disjointes mais au contraire articulées, ce qui ne
suppose pas que l'une ait un rôle prééminent sur l'autre" 881 . J.Siméant remarque plus
généralement que "rien n'indique, par ailleurs, que les flux transnationaux aient vocation à
être saisis de façon seulement macrosociologique, malgré la difficulté des terrains de
recherche dans l'international, qui rendent toujours délicate l'identification des lieux pertinents
de l'observation" 882 .
Dans un travail antérieur portant sur les sans-papiers, la sociologue revendique d'ailleurs "la
variation du niveau d'observation [qui lui] apparaît comme une ressource intellectuelle
particulièrement féconde dès lors qu'elle permet d'envisager successivement les mobilisations
878
TANs- Transnational advocacy networks, réseaux transnationaux de militants. Voir par exemple Franklin
Daniel ROTHMAN, Pamela E. OLIVER, "From local to global : the anti-dam movement in Southern Brazil",
Mobilization, avril 1999, vol. 4, n°1.
879
art. cit. Sidney TARROW, "La contestation transnationale…", p. 217.
880
Art.cit. Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et globaux ?…", p. 32/39. A noter également les
travaux de Florence Passy. Cette dernière étudie une ONG suisse, la Déclaration de Berne, dans une démarche à
la fois quantitative (selon elle les analyses axées sur le modèle structurel font ressortir le rôle clé des réseaux) et
plus microsociologique, au travers des récits de vie des militants qui lui permettent de suivre l'évolution de
l'engagement individuel. S'interrogeant également sur la dimension normative des mobilisations, elle considère a
contrario de Keck et Sikkink que l'engagement altruiste n'est pas une forme particulière d'engagement politique,
et préfère considérer l'altruisme comme une construction culturelle cf. Florence PASSY, L'action altruiste.
Contraintes et opportunités de l'engagement dans les mouvements sociaux, Genève : Librarie Droz, S.A, 1998.
Autre exemple : Florence PASSY, Marco GUIGNI, "Récits, imaginaires collectifs et formes d'action
protestataire. Une approche constructiviste de la contestation antiraciste", Revue française de science politique,
octobre-décembre 2005, vol. 55, n°5-6, p. 889-918. L'accent est ici accent porté sur l'action protestataire,
l'objectif est de répondre aux faiblesses identifiées du paradigme dominant de la sociologie en replaçant la
culture "au centre", au travers des récits de la nation et imaginaires de la citoyenneté.
881
O.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMEANT, Le travail humanitaire…, p. 23.
882
O.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMEANT, Le travail humanitaire…, p. 20.
199
(…) au travers de leurs acteurs, de leurs pratiques et de l'espace social et politique dans lequel
elles se déroulent, tous aspects imbriqués et où, ce faisant, seul le changement de point de vue
–et d'échelle- d'observation permet de distinguer les nœuds stratégiques dans l'écheveau du
réel" 883 .
Les controverses socio-techniques et notamment celles liées aux grands barrages sont selon
nous des lieux privilégiés d'observation pour saisir ces flux, aussi consacrons-nous le prochain
chapitre à les étudier.
883
Johanna SIMÉANT, La cause des sans papiers, Paris : Presses de la Fondation nationales des sciences
politiques, 1998, p. 72.
200
3. Grands barrages et leurs récits allégoriques
Les motivations qui nous ont conduit à cette troisième étude de cas sont un peu différentes. La
première étude de cas portant sur la déforestation (Marie-Claude Smouts) a permis
d'appréhender, à travers un décryptage de la construction d'un objet international, la question
de l'environnement dans les relations internationales (écopolitique) et le rôle de différents
acteurs dans la construction et les efforts de résolution d'un problème global. L'étude de cas
portant sur le livre de Margaret Keck et Kathryn Sikkink a placé l'éclairage moins sur un
problème en particulier que sur les acteurs et les principes moraux comme moteurs de l'action
collective internationale.
La question des grands barrages permet d'appréhender plus directement ces ouvrages
techniques, "artefacts politiques" 884 Il s'agit également de confronter les approches,
méthodologies
et
hypothèses
théoriques
de
plusieurs
chercheurs
américains,
un
anthropologue-William F. Fisher-, un sociologue -Michael Goldman- et un politologue Sanjeev Khagram- et de présenter d'autres cas emblématiques de la campagne internationale
contre les grands barrages, toile de fond de la controverse Gabčikovo-Nagymaros qu'il est
important de présenter. Margaret Keck relève comment cette campagne internationale contre
les grands barrages constitue une référence majeure et remarque que certains événements
historiques peuvent se transformer en récits allégoriques et devenir des modèles à reproduire
dans les campagnes de protestation internationale 885 , citant les exemples de la lutte des
exploitants de caoutchouc brésiliens, la mobilisation contre les projets hydroélectriques de la
vallée indienne de la Narmada. C'est en partie pour cette raison que nous avons choisi ici de
nous arrêter plus spécifiquement sur les controverses indiennes. L'idée est également de
montrer la différence des cadrages avec l'affaire hydroélectrique Gabčíkovo-Nagymaros et
notamment l'absence de l'argumentaire environnementaliste dans les discours de résistance.
884
Expression empruntée à Sheila JASANOFF, "Technology as a site and object of politics", dans Robert
E.GOODIN, Charles TILLY (dir.), The Oxford handbook of contextual political analysis, Oxford : Oxford
University Press, 2005 (p. 745-763). La sociologue de la science, citant tour à tour Sanjeev Kagram; Arundhati
Roy et Michael Goldman (auteurs que précisément nous avons retenu dans ce chapitre) explique que les grands
barrages sont devenus de modèles technologiques mal conçus pour beaucoup de nations nouvellement
indépendantes" et le site de protestation du mouvement anti-mondialisation (p. 754).
885
Margaret KECK, "Social equity and environmental politics in Brazil : lessons from the rubber tappers of
acre", Comparative politics, juillet 1995, vol. 27, n°4, (p. 409-424).
201
Une autre de nos motivations est de mettre en lumière les contacts existant entre les
protagonistes de ces campagnes de par le monde 886 . Ceci constitue en effet autant
d'indications précieuses pour démêler les tenants et aboutissants de ces phénomènes en
réseau. Notons ainsi comment la réunion en mars 1997 à Curitiba au Brésil des personnes
affectées par les grands barrages en provenance de vingt pays est considérée comme
l'événement fondateur de cette campagne de pression internationale contre les grands
barrages 887 . Comme déjà relevé, la mobilisation hongroise contre la construction du barrage à
Nagymaros est systématiquement mentionnée dans la chronologie de cette campagne
internationale 888 .
Ces cas de controverses hydroélectriques sont également l'occasion de relever l'existence de
passerelles entre recherche et militantisme au niveau de l'action, de souligner l'existence
d'influences réciproques entre acteurs et universitaires et d'illustrer concrètement les stratégies
des organisations non gouvernementales telles que mises en lumière par Margaret Keck et
Kathryn Sikkink (ex. l'exploitation des témoignages des "victimes"). Aussi nous arrêteronsnous sur le témoignage de l'écrivain Arundhati Roy, militante charismatique contre les
barrages de la Vallée Narmada qui fait référence dans le milieu universitaire 889 .
Sanjeev Khagram, James V. Riker, Kathryn Sikkink soulignent dans l'introduction de leur
ouvrage qu'au cours de leur recherche, la distinction entre universitaires et praticiens (scholar
and practitioner) est devenue de plus en plus floue : cette "extraordinaire mobilité et ces
mouvements perpétuels au sein du groupe central d'auteurs reflètent [selon eux] un nouveau
886
A noter la signature des principaux opposants hongrois et slovaque de notre étude de cas GabčíkovoNagymaros (János Vargha, Béla Liptak, Juraj Zamkovski) sur la déclaration de Maheshwar, du 11 mai 1998
demandant la suspension de la construction d'un barrage de la vallée Narmada. Voir le site officiel de la coalition
NBA www.narmada.org [consulté en avril 2002].
887
Il y sera décidé de faire du 14 septembre une journée mondiale contre les grands barrages, pour les rivières,
l'eau et la vie.
888
Voir par exemple Patrick Mc CULLY, "A stream of consciousness. The anti-dam movement's impact on
rivers in the 20th century", World Rivers Review, février 2000, vol. 15, n°1.
889
A signaler cette mention de l'essai de Arundhati Roy qui doit être lu (recommended reading) par tous les
étudiants en politique et technologie cf. Wiebe E. BIJKER, "Why and how technology matters", dans Robert
E.GOODIN, Charles TILLY (dir.), The Oxford handbook of contextual political analysis, Oxford : Oxford
University Press, 2005 p.681-706, (note 2, p. 688). A noter également la reprise d'un de ses textes Arundhati
ROY, "The power politics" dans. Louise AMORE (dir.), The global resistance reader, Londres : Routledge,
2006 (p. 328-336) [traduction The algebra of infinite justice, Londres : Harper Collins, 2002, (p. 129-163) à côté
de Naomi Klein mais également Robert W.Cox, Michel Foucault…
202
mode d'activisme-universitaire fondé (informed scholar-activism)" 890 . Nous reviendrons dans
la deuxième partie sur ces liens entre science et militantisme, sur le rôle de l'expertise savante.
Nous nous contentons pour le moment de relever la participation de l'anthropologue William
F.Fisher aux débats de la Commission mondiale des barrages et son travail comme consultant
pour des institutions internationales, ainsi que le fait que le politologue Sanjeev Khagram a
été conseiller de la Commission mondiale des barrages. Nous notons enfin dans une autre
direction que certains travaux du sociologue Michael Goldman touchant au projet de barrage
Laotien Nam Theun II figurent sur les sites "contestataires" (anti-Banque mondiale, ONG de
défense des bassins fluviaux) et sont une base de revendication pour ces acteurs. Les parcours
personnels des protagonistes des campagnes, et les rapports qui les unissent sont pour nous à
ce stade autant d'informations qui permettent de retracer les coulisses d'une controverse, en
suivant par exemple le circuit de l'information dans cette campagne mondiale contre les
grands barrages. Cela permet par ailleurs d'envisager le transnationalisme dans une dimension
historique plus large, plus macrosociologique aussi, sans perdre de vue l'ancrage local de
l'action internationale des acteurs.
Aussi nous reprendrons dans un premier temps la controverse relative au barrage indien
Sardar Samovar avec un bref descriptif et la présentation de l'action et des écrits de l'écrivainactiviste Arunhati Roy dans le but d'alimenter la comparaison. Puis nous aborderons
successivement trois analyses différentes des problèmes posés par les grands ouvrages
hydroélectriques : l'analyse transnationaliste du politiste Sanjeev Khagram (proche des
travaux de Margaret Keck et Kathryn Sikkink), une analyse plus anthropologiste et
internationaliste de William F. Fisher qui reprend la question des actions nongouvernementales et enfin le travail du sociologue Michael Goldman qui permettra d'aborder
l'approche dite post-structuraliste, importante à connaître pour qui s'intéresse aux questions
environnementales.
890
Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, Restructuring world politics. Transnational
social movements, networks and norms, Minneapolis et London : University of Minnesota Press, 2002. p. ix. Les
auteurs mettent en avant l'application pratique de leur recherche : "contribuer à la discussion sur la manière
d'encourager la capacité des réseaux et coalitions transnationaux à donner du pouvoir (empower) et amplifier la
voix des secteurs les moins puissants de la société, faciliter l'accès à la justice transnationale, et améliorer leur
propre représentativité, leur démocratie interne et leur efficacité" (préface, p. ix).
203
Le projet Sardar Samovar : un barrage épique ?
Le projet Sardar Samovar est l'un des 3 300 projets de développement (barrages de tailles
différentes, destinés à assurer l'approvisionnement en eau de régions souffrant de sécheresse
et à produire de l'électricité) concernant le fleuve Narmada, l'un des 7 fleuves sacrés d'Inde.
Long de 1320 km, il traverse le pays d'Est en Ouest et trois états (Madhya Pradesh, Gujarat,
Maharashtra). Il implique le déplacement de dizaines de milliers de foyers. Le premier
barrage a été achevé en 1990. Sa construction n'a été accompagnée ni de compensations
suffisantes ni de programme de réhabilitation. Un large mouvement d'opposition s'est
constitué au début des années 1980 contre ce barrage, le plus grand, qui s'inscrit dans une liste
déjà longue de luttes contre des barrages 891 . Né dans un village à partir de la mobilisation des
personnes déplacées (oustees), le mouvement a grossi et évolué parallèlement à l'organisation
d'une campagne nationale contre les grands barrages.
Une coalition d'ONG -NBA-Narmada Bachao Andolan 892 - émerge de la fusion
d'organisations locales avec pour leader une sociologue originaire de Bombay, Medha
Patkar 893 . Cette organisation NBA commandite dès 1986 des études qui font état d'erreurs
dans l'évaluation coûts/bénéfices du projet Sardar Samovar. L'organisation dénonce
l'insuffisance des fonds consacrés au relogement des populations expulsées et critique une
politique de développement jugée très inégale car favorisant l'approvisionnement en eau des
citadins au détriment des communautés rurales, soit des millions de personnes (populations
tribales) dépendantes du fleuve pour leur subsistance. La NBA, en 1990, pèse sur la décision
du gouvernement japonais de retirer sa promesse de prêt pour le projet.
Sous sa pression, soutenue par un fort soutien international et après les conclusions critiques
d'un rapport indépendant (Morse), la Banque mondiale se retire du projet, mais l'état du
Gujarat décide de poursuivre seul les travaux. Une procédure devant la Cour suprême est
lancée. Un première décision en 1994 donne gain de cause à NBA. Elle ordonne alors le gel
des travaux jusqu'à l'établissement de véritables études d'impact, interdit tout déplacement de
population sans plan préalable de réinstallation et incite à rechercher un compromis sur la
taille du barrage pour limiter le nombre de déplacés et les hectares de terre perdues (lac de
891
Le Silent Valley project dans l'état du Kerala en Inde a été l'un des premiers barrages dans le monde en
développement a entraîné une campagne internationale de protestation dans les années 1970.
892
Sauver le mouvement Narmada, voir le site officiel de la coalition d'associations www.narmada.org
204
retenue). Cette dernière donnera plus de 6 ans plus tard le feu vert (2000) à la construction du
barrage Sardar Sarovar.
Le mouvement désormais dirigé par NBA participe par son travail de lobbying à la création
de la Commission mondiale des barrages (1998-2000) et son leader Medha Patkar fera partie
de la commission mixte d'experts désignée pour mener l'enquête. Elle approuvera le rapport
final en regrettant la tiédeur des propos concernant le cas Sardar Samovar.
Le conflit autour de la vallée Narmada est devenu un cas d'école pour examiner les problèmes
posés par les politiques de développement, l'organisation d'une résistance locale et la création
d'une campagne internationale ciblant tous les grands projets hydroélectriques dans le monde.
Selon la formule de l'anthropologue William F. Fisher, qui a organisé en 1992 une conférence
internationale réunissant tous les acteurs 894 : "La controverse Narmada sert de forum pour les
débats portant sur le développement durable et justice sociale" 895 et pourtant elle ne serait se
résumer à l'affrontement entre deux blocs monolithiques896 c'est-à-dire un régime prodéveloppement imposant ses décisions à une population locale démunie. "Comme d'autres
conflits touchant au développement, [il s'agit d'] un processus contradictoire, et intérieurement
conflictuel entraînant des conséquences considérables involontaires".
William f. Fisher résume en quelques mots cette controverse en expliquant que "Narmada a
capté l'imagination de beaucoup d'acteurs à différentes étapes : selon les publics, le nom peut
évoquer l'image encourageante d'une ressource renouvelable et exploitable, ou incarner la
mère patrie ancrée dans le bassin fluvial, ou encore représenter un puissant symbole religieux
et désigner un site de pèlerinage religieux historique. (…) cela se traduit par des nombreuses
causes défendues par la coalition d'ONG [à savoir] l'environnement, les droits de l'homme, le
développement, la religion, le logement, l'agriculture, l'énergie et lesdroits des populations
indigènes" 897 .
893
Voir l'index prosopographique.
Les contributions sont réunies dans William F.FISHER (dir.), Toward sustainable development. Struggling
over India's Narmada river, Armonk, Londres : M.E.Sharpe, 1995.
895
O.c. William F.FISHER (dir.), Toward sustainable development…, preface, p. x.
896
Pour William F.Fisher, considérer la Banque mondiale comme un acteur monolithique revient à effacer les
différences d'opinion et les rapports d'influence au sein du personnel.
897
William F.FISHER, "Development and resistance in the Narmada Valley", (p. 3-46), dans o.c. William
F.FISHER (dir.), Toward sustainable development…,p. 7.
894
205
A. Le plaidoyer d'une militante
Arundhati Roy 898 est devenue à partir de la publication de son essai Common good en mai
1999 une porte-parole très médiatique de la cause Narmada. Elle participe aux marches de
protestation, organise des conférences de presse... En 1999 elle fait une tournée de
conférences aux États-Unis pour présenter son plaidoyer consacré à la dénonciation des
grands barrages dans la vallée Narmada 899 . Elle est sponsorisée par l'International River
Networket son nom est cité comme caution intellectuelle dans les écrits du secrétaire général
de l'IRN, Patrick McCully et l'ouvrage de ce dernier Silenced rivers : the ecology and politics
of large dams est une des références clés de l'essai de cette dernière déjà signalée.
Son texte est un appel à un engagement le plus large possible nécessaire pour redonner vie à
une campagne décrite en 1999 comme essoufflée ce qui valide la remarque de Margaret Keck
sur la brièveté de l'attention internationale 900 . Ce texte au contenu décousu, fourmille
d'exemples disparates et de rappels historiques prend rapidement la tournure d'un pamphlet
dirigé contre l'État indien. Cette affaire est selon elle plus "qu'une simple bataille pour la
survie d'un fleuve" 901 . Elle explique encore que cette histoire est difficile à raconter car
"bourrée de chiffres et d'explications" 902 , qu'elle a pour sa part compris, ayant eu accès à des
documents secrets. Elle se place donc parmi les quelques initiés connaissant les tenants et
aboutissants de l'affaire. Elle décrit d'ailleurs au travers d'une chronologie de l'affaire,
(ponctuée de topos portant sur les grands barrages, la politique hydroélectrique indienne et
l'absence de démocratie dans un régime si inégalitaire) les problèmes posés par les systèmes
d'irrigation (détrempage et salinisation) et les impératifs techniques en matière de drainage.
898
Voir l'index prosopographique.
A noter aussi : "A l'invitation de la Déclaration de Berne (ONG suisse), en collaboration avec Earth Justice
Legal Defense Fund (US), la célèbre auteur indienne Arundhati Roy et la cinéaste Jharana Jhaveri ont témoigné
dans le cadre de la Commission des droits de l'homme à Genève. Devant un parterre de délégués, d'ONG et de
médias, elles ont évoqué les grands problèmes de droits de l'homme posés par la construction de barrages géants
dans la vallée de la Narmada en Inde", cf. La Déclaration de Berne, "Arundhati Roy témoigne sur les grands
barrages", Lausanne, 23 mars 2000, www.evb.ch
900
"La lutte dans la vallée est fatigante et elle est passée de mode. Les équipes internationales de télévision et les
reporters engagés s'en sont allés chercher ailleurs des pâturages plus fertiles. Les films documentaires ont été
dûment visionnés et appréciés. La compassion de tous s'est usée. Mais les travaux, eux, se poursuivent, et le
barrage monte un peu plus chaque jour…", Arundhati ROY, "Pour le bien commun…", p. 93.
901
O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun"…, p. 56.
902
Arundhati ROY, "Pour le bien commun", dans L'écrivain-militant, Paris : Gallimard, Folio Documents, 2003,
(p. 71).
899
206
A l'inverse des politologues et internationalistes qui soulignent comment le climat
démocratique de l'Inde a constitué un facteur décisif en permettant la liberté de manifestation,
les associations de militants, l'expression dans les médias, l'écrivain refuse que cette lutte soit
présentée comme "le signe d'un fonctionnement démocratique des institutions" 903 . Elle
préfère parler de "fruit du développement moderne (…) [derrière] le droit d'élever la voix et
de se faire entendre" 904 . Quant au retrait de la Banque mondiale du projet en 1993 en réponse
au mouvement de protestation, elle voit là "une immense victoire morale pour les gens de la
vallée" car jusqu'ici "personne n'avait jamais réussi à faire reculer la Banque mondiale, surtout
pas une armée constituée des gens les plus pauvres d'un pays parmi les plus pauvres du
monde" 905 . C'est donc une victoire du peuple contre l'État.
Développement équitable et populations indigènes
En résumé on peut dire que la tonalité du texte contraste avec le statut d'observateur éclairé et
objectif auto-proclamé en introduction 906 . L'essai véhicule l'image schématique et réductrice
d'une opposition binaire entre une logique de développement humain et une logique de
préservation de la nature. Arundhati Roy n'est pas préoccupée par l'impact écologique, ce sont
les questions de développement équitable, les droits des populations indigènes, les questions
de relogement et de développement qui l'intéressent le plus. Paradoxalement, même si elle
critique l'entreprise des écologistes qui consiste à exclure les habitants de réserve préservant
la biodiversité 907 , elle n'en reste pas moins accusée de prôner un éco-romantisme 908 antidéveloppementaliste. Les quelques références à la nature qu'elle fait laissent en effet entrevoir
un naturalisme naïf avec une croyance dans l'harmonie entre l'homme et la planète.
Inversement, les grands barrages entrepris par l'État incarnent selon elle un irrationnel
diabolique : "ils interrompent les circuits qui ont toujours relié l'œuf à la poule, le lait à la
903
O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 91. Tant que la situation ne change pas, la démocratie n'est
qu'un "écran aux allures engageantes derrière lequel sévit en toute impunité la pire des injustices" (p. 75) et de
qualifier de "crimes commis au nom du développement"
904
O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 92.
905
O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 97.
906
voir son refus "d'interprétations qui gauchissent le débat sans pour autant le faire avancer" o.c. Arundhati
ROY, "Pour le bien commun…, p. 57.
907
O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 116.
908
Voir la réponse de Gail MOVEDT, "An open letter to Arundhati Roy", sur le site officiel de la NBA,
www.narmada.org/debate/gail/gail.open.letter.html [consulté en septembre 2005]. Par ailleurs, pour cette
dernière, la NBA ne correspond pas à la description de Roy (petite armée désordonnée) mais plus à une large
207
vache, la nourriture à la forêt, l'eau au fleuve, l'air à la vie et la terre à l'existence humaine"909 .
Elle inscrit pourtant la lutte pour la vallée de la Narmada dans un combat général "pour les
fleuves, les montagnes et les forêts du monde entier"910 .
"Faits, valeurs, science et équité"
Cet essai d'Arundhati Roy illustre la complexité de ce construit qu'est l'environnement sur
lequel travaille la politologue américaine Sheila Jasanoff
911
. L'universitaire américaine
considère que cette notion d'environnement n'est pas aussi universelle que ces défenseurs
l'affirment ce qui explique qu'elle soit aussi contestée. Déplorant que les préoccupations
environnementales s'insèrent dans une ligne de réflexion linéaire et positiviste, elle cherche à
démontrer à l'inverse, par l'analyse des discours, les différences majeures d'interprétation. Elle
relève ainsi la particularité de la vision écologique des Indiens dont le discours se caractérise
par un langage ouvertement polémique qui dénonce l'impérialisme écologique et croise les
concepts "brouillant la frontière entre faits et valeurs, science et équité". D'après Sheila
Jasanoff, cela s'explique par la prégnance de l'histoire coloniale toujours aussi présente dans
les discours ce qui laisse entrevoir une interpétation culturaliste de l'environnement. Relevant
plus généralement la pluralité des représentations visuelles de la planète terre elle conclut que
celle-ci consiste un défi à l'épistémologie de l'environnementalisme global occidental.
Comme nous avons pu le relever dans les études de cas précédentes et au-delà des limites
d'explications axées sur les différences culturelles, Sheila Jasanoff cherche à mettre en avant
les liens existant entre savoir scientifique et pouvoir politique, rappelant le caractère
alliance internationale bénéficiant de l'argent et du soutien de la haute bourgeoisie de par le monde, des grandes
villes indiennes, et d'un très faible soutien local.
909
O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun"…, p. 134.
910
O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun"…, p. 94. A signaler à nouveau l’étude sur cette protestation
Jean-Luc RACINE, "Le débat sur la Narmada : l’Inde face au dilemme des grands barrages », Hérodote, 3ème
trimestre 2001, n°102, p. 73-85, où l’auteur resitue les discours des opposants par rapport à la "traduction
gandhienne de valorisation du local contre la puissance étatique" (p. 74) et conclut que le barrage n’a finalement
été qu’un alibi "le Sardar Sarovar a cristallisé l’essentiel des conflits entre États" (p. 77). L'auteur y voit la
confrontation irréductible des représentations locales et nationales sur ce que doivent être les politiques de
développement. Yves Lacoste dans le même revue va plus loin dans sa critique de la campagne mondiale contre
les barrages et explique dans le cas indien que "le réquisitoire contre les barrages [de la NBA] (…) nie, avec des
arguments pour le moins fallacieux que ces grands travaux aient véritablement contribué à faire face au
formidable accroissement de la population de l’Inde dans les cinquante dernières années" (p. 11).
911
Voir notamment Sheila JASANOFF, "Heaven and earth : the politics of environmental images", dans Sheila
JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, Earthly politics. Local and global in environmental governance,
Cambridge : MIT Press, 2004.
208
indissociable entre la manière de connaître le monde et les façons qu'ont les gens de chercher
à l'organiser et à le contrôler. Aussi insiste t-elle sur le rôle de la science et de la technologie
dans la construction de la croyance collective. Elle prête attention au choix de valeurs qui se
cachent derrière "des problèmes environnementaux formulés de manière scientifique" 912 . "La
science est le champ de bataille (/sujet de discussion) préféré de l'environnementalisme. Des
décennies de recherche sur les controverses environnementales indiquent que les
affrontements sont souvent des manifestations de surface, d'engagements politiques et
culturels plus profonds qui prédisposent les acteurs soit à minimiser l'importance de certaines
sources d'incertitude sur la nature ou en accentuer d'autres".
A l'instar de Pierre Lascoumes 913 et de son concept d'écopouvoir, Sheila Jasanoff ajoute que
"le cadrage (framing) des problèmes environnementaux englobe autant de jugements sociaux
et politiques que scientifiques. Par conséquent les conflits qui se créent autour des faits
scientifiques finissent, après un examen approfondi, par refléter des différences dans le
cadrage du problème par les parties opposées –sur les causes, la sévérité, les frontières, la
distribution et les solutions envisageables" 914 ce qui rejoint la remarque de Pierre Lascoumes
déjà relevée sur le fait que " l'essentiel des oppositions porte sur la définition du problème luimême (…) plus [que] sur des appréhensions radicalement différentes des situations en jeu" 915 .
A noter enfin dans la même ligne, comment Gilbert Rist souligne toute l'ambiguïté mais aussi
l'utilité des malentendus qui entoure la question même du développement, principal élément
de l'argumentaire déployé par la résistance au projet Sardar Samovar : "Cette ambiguïté de la
notion –liée aux intérêts qui s'affrontent- permet de jouer sur différents tableaux, selon que
l'on privilégie ce qui devrait être ou ce qui est, les signes de ce que l'on espère ou la réalité
constatable. Et chacun de s'enfermer dans sa propre vision du monde, construite qu gré de ses
intérêts de connaissance" 916 .
912
O.c. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, Earthly politics…, p. 12
"Ce que nous nommons «environnement» est tout ce que l'on veut sauf un espace spontané. Ce n'est ni un
bien pré-existant, ni un patrimoine a-historique, ni une entité dotée d'une essence intemporelle. Notre
environnement est une nature travaillée par la politique." O.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 11.
914
Sheila JASANOFF, "NGOs and the environment : from knowledge to action", Third World Quaterly, 1997,
vol.18, n°3, 3/18 p.
915
o.c. Pierre LASCOUMES, L'écopouvoir…, p. 57.
916
Gilbert RIST, Le développement. Histoire d'une croyance occidentale, Paris : Presses de Sciences Po, 2001,
p. 347. L'auteur reconnaît le potentiel de différents mouvements sociaux refusant le développement tel qu'imposé
913
209
Le texte d'Arundhati Roy correspond sur beaucoup de points à ce que Pierre Lascoumes
appelle un transcodage politico-événementiel 917 de la controverse dans lequel notamment "les
lenteurs et les contradictions administratives, le cynisme de certains industriels et aménageurs
ou l'inertie complice des autorités locales sont des cibles favorites". Arundhati Roy stigmatise
effectivement les agissements de ce qu'elle appelle le Triangle de fer ("expression désignant la
collusion entre hommes politiques, bureaucratie et compagnies de construction" 918 ), des
experts étrangers (qualifiés de "charlatans"), et de la Banque mondiale (dont elle critique
vertement la politique d'aide).
Pour elle, il n'existe aucun doute sur la nocivité des grands barrages 919 , mais comme le
soulignent ses détracteurs, elle ne propose aucune alternative sinon un abandon pur et simple
des projets, une meilleure répartition des ressources et le maintien des modes de vie
traditionnels pour les populations dites tribales. Dans cet essai, les barrages sont présentés
comme "la plus sûre manière de priver le paysan de sa sagesse ancestrale, et la méthode la
plus éhontée pour enlever l'eau, la terre et l'irrigation aux pauvres et en faire cadeau aux
riches" 920 . Les savants locaux sont ici réifiés 921 . Le débat technico-scientifique apparaît donc
clos, la partie ne se jouant plus désormais qu'entre riches et pauvres.
Le témoignage d'Arundhati Roy dans cette controverse reflète le travail exécuté
précédemment par les organisations non gouvernementales pour recadrer cette lutte autour de
la notion de développement, de relogement, et une conception particulière de l'environnement,
du rapport de l'homme à la nature incidemment véhiculée. Son engagement illustre le
fonctionnement des réseaux autour de quelques personnalités phares, le phénomène de
par le néo-libéralisme : "parce que, très rapidement, la confiance en soi libère l'initiative, la reconstitution du lien
social entraîne celle de la solidarité, l'insoumission aux anciens pouvoirs fait apparaître de nouvelles possibilités
non seulement de tirer son épingle du jeu mais aussi d'acquérir de nouvelles ressources" (p. 400-401).
917
O.c. Pierre LASCOUMES, L'éco-pouvoir…, p. 86-87.
918
O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 80.
919
"chacun sait désormais que les grands barrages font l'inverse de ce que voudraient nous faire croire ceux qui
en souffrent pour l'apologie" cf. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 65. "Dans les grands pays
industrialisés, on les décommande, voir on les fait sauter. Qu'ils fassent plus de mal que de bien ne relève plus
d'une simple conjecture. Les grands barrages sont obsolètes, ringards, anti-démocratiques. Ils constituent un
moyen idéal pour un gouvernement de renforcer son autorité (en lui permettant de répartir l'eau à sa guise et de
décider du lieu et de la nature des cultures)" O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 64.
920
O.c. Arundhati ROY, "Pour le bien commun…, p. 64.
921
Voir plus bas la partie consacrée aux travaux de Michael Goldman. Pour une lecture historique critique, voir
les travaux de l'historienne Alice INGOLD, "Savoirs locaux, savoirs d'experts sur l'eau au XIXè siècle", Journées
d'étude des 26-27 janvier 2006, Argumentations écologiques, sociétés locales et grands barrages, Université
Paris X.
210
légitimation réciproque, l'importance d'une argumentation percutante diffusée par les médias.
Il révèle incidemment les manipulations opérées par des discours médiatiques axés sur une
approche émotionnelle des problèmes 922 qui résume les dimensions économiques et
techniques à des choix politiques contestables 923 et réifie l'harmonie régnant entre l'homme et
son milieu.
B. Du succès des alliances transnationales et des normes
Contre les grands barrages ?
Pour Sanjeev Khagram 924 , le fait que les grands barrages soient désormais perçus comme des
projets néfastes, est le résultat du pouvoir acquis par les mouvements sociaux et les
organisations de base pourtant faibles à l'origine. Le politologue américain met en avant
"qu'en moins d'une décennie, les coalitions transnationales ont réussi à modifier
l'appréhension commune en matière de grands barrages. Perçus originellement comme des
outils naturels et évidents (des symboles) du développement et de la modernité, ils sont
progressivement considérés comme des projets controversés et problématiques. [D'après lui ]
les mouvements ont changé avec succès la politique non seulement avec leurs idées et leur
discours, et mobilisé des milliers de personnes ("populations tribales" 925 ) qui devaient être
relogés, en les aidant à porter leur détresse de manière spectaculaire à l'attention des médias,
et de l'opinion publique nationale et internationale" 926 . Confrontés à l'absence de normes
922
"Imaginez ces populations qui tout à coup ne peuvent plus faire confiance à leur fleuve. Comme si l'être aimé
tombait brusquement sous le coup d'une psychose. (…) Mais je vais me faire taper sur les doigts si je poursuis
dans cette veine. Quand on traite de l'intérêt général, il n'y a pas de place pour les sentiments" O.c. Arundhati
ROY, "Pour le bien commun…, p. 101.
923
En ce qui concerne la répartition de l'eau, Arundhati Roy explique que certains intérêts sont privilégiés par le
gouvernement central (ex. le puissant lobby sucrier, les cultures maraîchères des grands centres urbains, les
promoteurs de complexe hôtelier de luxe) au détriment des petits fermiers.
924
Sur la participation de l'écrivain-activiste Arunhati Roy à la campagne, Sanjeev Khagram souligne le coup de
fouet que cela a apporté mais également comment "son engagement a semblé provoquer l'organisation, la
mobilisation et la violence encore plus importantes chez les partisans du barrage, particulièrement des groupes et
dirigeants fondamentalistes hindus", cf. Sanjeev KHAGRAM, Dams and development. Transnational struggles
for water and power, Ithaca et Londres : Cornell University Press, 2004, note 98 p. 247.
925
Terme employé dans la campagne de lutte contre les projets de la vallée Narmada, qui est objet de
controverse.
926
Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, "From Santiago to Seattle : transnational
advocacy groups restructiring world politics" (p. 3-23), dans Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn
211
internationales sur le sujet, les activistes se sont attachés à en construire, mobilisant un
consensus international par leur action collective dans des cadres d'interprétation prédestinés.
Les lignes directrices édictées par la Commission mondiale des barrages (1998-2000) seraient
la meilleure illustration de leur succès, même si les derniers développements en matière de
financement des grands ouvrages tendent à en montrer les limites 927 .
La campagne d'opposition aux projets hydroélectriques de la vallée Narmada est l'occasion
pour Sanjeev Khagram, dans la lignée des travaux de Margaret Keck et Kathryn Sikkink, de
montrer
comment
"les
coalitions
transnationales 928
influencent
les
organisations
internationales comme la Banque mondiale et, en retour, font usage de la pression de ces
organisations internationales pour changer la politique nationale de la construction
hydroélectrique en Inde" 929 . Pour ce faire il se fonde ici sur la même boîte à outils théoriques :
relations internationales et sociologie des mouvements sociaux 930 .
Dans son étude, Sanjeev Khagram compare essentiellement deux mouvements de résistance
qui sont apparus à des moments différents. Il cherche à comprendre pourquoi le premier
mouvement de résistance locale (fin des années 1970) a échoué et le second, qui a amené au
désengagement de la Banque mondiale, a réussi. Il remarque l'importance des changements
intervenus entre temps au sein de la Banque mondiale (objet d'une campagne de pression pour
la réforme de l'institution focalisée sur les financements accordés aux projets de
développement "douteux"), l'usage fait dans la campagne des normes internationales pour
légitimer les causes défendues. Il note que la pression exercée sur les autorités (la justice
indienne) passe via des ONG internationales et la Banque mondiale mais insiste sur le facteur
SIKKINK, Restructuring world politics. Transnational social movements, networks and norms, Minneapolis et
London : University of Minnesota Press, 2002, (p. 13).
927
Voir le paragraphe consacré aux grands barrages dans le chapitre introductif.
928
Les coalitions transnationales se distinguent des réseaux de militants étudiés par Margaret Keck et Kathryn
Sikkink sur plusieurs points. Les coalitions induisent un plus grand niveau de coordination, nécessitant des
contacts plus formalisés pour identifier et mettre au point des stratégies d'action. Elles opèrent en mélangeant
tactiques institutionnelles et non institutionnelles. Les mouvements sociaux transnationaux se distinguent
essentiellement par le caractère perturbateur de leurs actions et un haut niveau d'identité collective. O.c. Sanjeev
KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, "From Santiago to Seattle …", (p. 7).
929
Sanjeev KHAGRAM, "Restructuring the global politics of development : the case of India's Narmada Valley
dams", (p. 206-230), dans Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, Restructuring world
politics. Transnational social movements, networks and norms, Minneapolis et London : University of
Minnesota Press, 2002, (p. 22)
930
A noter les efforts de l'auteur pour une (re-)définition d'un champ spécifique d'études transnationales :
Sanjeev KHAGRAM, Peggy LEVITT, "Towards a field of transnational studies and a sociological
transnationalism research program", Hauser Center Working Paper series, août 2004, n°24, 42 p.
212
essentiel qu'a constitué (structure d'opportunités politiques) la démocratie indienne 931 . Il
conclut, sur la base de ce qu'il désigne comme des campagnes réussies, au pouvoir potentiel
des formations transnationales et normes internationales dans la restructuration de la politique
globale du développement 932 . La mobilisation sociale nationale d'une part accroît le coût (tant
économique que politique) payé par les autorités indiennes et les donateurs étrangers pour
poursuivre le projet et d'autre part fonde la légitimité des activités de lobbying des coalitions
transnationales.
De la compatibilité de l'analyse et de l'enquête
Pour Sanjeev Khagram, la condition essentielle qui a permis l'utilisation des normes par les
acteurs non gouvernementaux a été leur institutionnalisation tant au niveau de la Banque
mondiale que de la législation indienne. La combinaison et la coordination du plus de
stratégies et d'acteurs possibles et l'établissement de liens transversaux entre des
problématiques très différentes sont, pour lui, des conditions additionnelles expliquant le
succès.
Norme ? Succès des acteurs non-gouvernementaux ? A ce stade de la présentation, il faut
remarquer à quel point ces deux explications restent floues voire insatisfaisantes. A première
vue, on pourrait même ajouter que l'étroitesse des rapports entre universitaires et militants
pourtant vantée, ne comble pas le décalage, visible déjà dans les deux premières études de
cas, entre l'analyse d'une campagne qualifiée de succès par les premiers et une réalité décrite
comme inchangée et dénoncée par les seconds. Pour Sanjeev Khagram et les co-éditeurs de
l'ouvrage, il s'agit avant tout de mettre en avant l'interaction existant entre les structures
d'opportunités politiques politique nationales et internationales 933 . Les conséquences pratiques
sont importantes et entraînent des effets contradictoires : plus de possibilité d'alliance et de
931
O.c. Sanjeev KHAGRAM, "Restructuring the global politics…", p. 217.
"La première coalition transnationale a réussi à modifier la question du relogement (resettlement) en liant les
efforts de lobbying des ONG nationales et transnationales à l'évolution des normes internationales en terme de
droits des populations indigènes et du relogement. La deuxième coalition transnationale a finalement réussi à
bloquer l'application [d'une décision] en liant un mouvement social national encore plus organisé avec les efforts
de lobbying conjoints au niveau transnational avec une série encore plus large et approfondie de normes touchant
aux populations indigènes, au relogement, aux droits de l'homme et à l'environnement", O.c. Sanjeev
KHAGRAM, "Restructuring the global politics…", p. 227.
933
O.c. Sanjeev KHAGRAM, James V. RIKER, Kathryn SIKKINK, "From Santiago to Seattle…", p. 18.
932
213
soutien pour les groupes locaux, avec des difficultés nouvelles pour gérer les échanges
(distance, langue, culture) mais aussi plus d'opposants éventuels.
En s'attachant plus au contexte qu'au discours, l'analyse péche par excès d'optimisme. Ne
relevant que les liens discursifs et normatifs, il élude les questions de savoir et de pouvoir mis
en lumière par Sheila Jasanoff et plus généralement les effets pratiques de la campagne sur la
situation d'origine. Il ne rend pas non plus compte des effets discursifs ni procéduraux que cet
attachement pour une norme qu'il considère comme acquise : à savoir que les grands barrages
étant reconnus comme néfastes sont désormais interdits. L'idéalisme prévaut, sans emprise sur
une réalité de terrain dont la complexité n'est pas décrite dans cet ouvrage.
Le croisement des publications du politologue Sanjeev Khagram laisse cependant apparaître
une interprétation plus nuancée des barrages, par-delà le seul cas du barrage Sardar Samovar.
Un article en particulier apporte un complément intéressant au problème des normes étudié
ici 934 . Intégrant les résultats de l'enquête indépendante de la Banque mondiale, et se fondant
sur sa propre expérience en la matière (dix ans), l'auteur se positionne à l'extérieur du débat
"conventionnel" (pour/contre les grands barrages) pour déclare: "en adoptant des mesures
raisonnables, il est probable que d'autres grands barrages seront construits dans le futur mais
ils seront moins nombreux, causeront moins de conflits sérieux et auront des résultats plus
équitables et durables" 935 . Il croit que la science et les techniques peuvent parvenir à une
meilleure compréhension. Il résume ce qu'il présente finalement comme un rééquilibrage des
bénéfices et des impacts par cette formulation "ni temples, ni tombes", qui relance en fait le
débat plus qu'il ne le court-circuite. L'auteur renvoie ici aux productions de la Banque
mondiale pour une définition de la norme qu'il considère comme maîtresse dans cette question
934
Sanjeev KHAGRAM, "Neither temples nor tombs", Environment, mai 2003. Se fondant sur une "preuve
mondiale" (global evidence on performance), l'auteur insiste sur la grande variabilité des cas et l'impossibilité de
conclure à la nocivité automatique des barrages. A noter par exemple comment il rappelle que tous les barrages
n'entraînent pas forcément de déplacement de populations (seulement un tiers d'entre eux), mais que dans ces cas
les populations indigènes sont le plus susceptible d'être touchées. Même constat en matière d'impacts
environnementaux : "Les enquêtes combinées à des études de cas suggèrent que les impacts sur les écosystèmes
(parmi lesquels la rupture des voies de migrations des poissons, l'érosion des berges, la salinisation des sols) sont
complexes et relativement changeants et généralement réversibles et varient grandement d'une région à
l'autre"(p. 4/7). Il souligne sur ce point l'inefficacité de réduction de ces impacts.
935
Art.cit. Sanjeev KHAGRAM, "Neither temples…, p. 4/7.
214
de grands barrages, à savoir le respect "un développement et une gestion de l'eau et des
ressources énergétiques durable et équitable et la gestion" 936 .
Le politologue Stéphane La Branche 937 qui s'est aussi penché sur le rapport de la Commission
mondiale des barrages relève pour sa part toutes "les zones floues du développement durable"
et souligne le fait que "le problème de l'évaluation multimodale du développement durable et
participatif illustre l'enjeu du statut de l'évidence dans une prise de décision démocratique et
participative" 938 . A l'inverse du cheminement méthodologique de Sanjeev Khagram, Stéphane
La Branche fonde sa réflexion théorique sur une enquête empirique (étude de cas au Ghana
notamment) et s'attaque aux évidences normatives que sont les normes tant vantées par les
tenants des réseaux transnationaux de militants. Au-delà même des oppositions
dichotomiques classiques en matière d'hydroélectricité, l'appel systématique à des normes
supérieures bloquent en fait la réflexion sur ces controverses. Stéphane La Branche estime
que la question clé est de savoir si "les promoteurs de barrages commencent à observer les
normes de développement durable parce qu'ils le doivent ou parce qu'ils y croient ?" 939 .
C. De la bienfaisance des ONG
William Fisher, anthropologue de formation et professeur de relations internationales, s'est
quant à lui intéressé à l'affaire Narmada au début des années 1990. Il était proche de deux
936
L'auteur reconnaît l'ambiguïté du concept de développement durable mais pense que "l'expérience et le savoir
accumulés depuis vingt ans sont une contribution suffisante" (p. 29). Il propose avec d'autres une relecture
anthropomorphique du concept en le combinant avec celui de "sécurité humaine", ajoutant la notion de droits à
celle de besoins. Sanjeev KHAGRAM, William C. CLARK, Dana FIRAS RAAD, "From the environmental and
human security to sustainable security and development", Journal of human development, juillet 2003, vol. 4,
n°2, p. 289-313. A noter que les auteurs désignent un autre niveau d''analyse et l'action "intermédiaire", entre
local et global. Ils proposent des cadres d'action (pour une science et une vie [livelihoods] durables, p. 303) qu'ils
voient porter par des "champions et coalitions de changement" (p. 303-306). A signaler que l'article s'inscrit dans
un programme de recherche de l'Université de Harvard, "sustainability science", voir le site :
http://sust.harvard.hu .
937
Pour une analyse des normes de développement durable et participatif, nous renvoyons aux travaux du
politologue Stéphane La Branche, par exemple Stéphane LA BRANCHE, "Vers une évaluation du
développement durable appliquée aux aménagements hydrauliques", Revue Energie, s.d. n°spécial, p. 305-309.
L'auteur soulève également un problème méthodologique de l'enquête commanditée par la Banque mondiale "les
normes de développement durable ne sont pas des propositions issues d'une évaluation objective et comparée des
diverses filières électriques dont l'hydraulique, alors qu'elles servent à la fois de cadre d'analyse et d'idéologie
pour mettre en œuvre et disséminer des pratiques de participation politique et de prises en compte de
l'environnement qui ont des effets directs sur la dimension technique de l'évaluation des barrages" (p. 3).
938
Stéphane LA BRANCHE, "Vers une évaluation du développement durable…, p. 3.
215
groupes d'activistes Arch-Vahini, Narmada Bachao Andolan et aussi travaillé comme
consultant pour des organisations non gouvernementales (ex. CARE) et le Programme de
Développement des Nations Unies dans différents pays. Il a assisté à Londres à la présentation
du rapport final de la Commission des grands barrages. Il a dirigé en 1995 Toward
sustainable development? Struggling over India's Narmada River 940 regroupant les
contributions de chercheurs et de militants, d'opposants et de partisans.
Politique internationale et micropolitique
William Fisher va traiter de l'affaire de la vallée Narmada (cette "lutte aux enjeux
apparemment locaux" 941 ). dans plusieurs publications, se plaçant soit du point de vue de
l'internationaliste ou de l'anthropologue. Dans le premier cas, il opère une montée en
généralité et tire des conclusions sur la naissance de "lignes d'influence politique" et d'un
"champ politique transnational". Il note ailleurs comment l'explosion associative au niveau
global a engendré des axes de recherche différents selon les disciplines. Les internationalistes
examinent selon lui l'impact des coalitions et réseaux non-gouvernementaux sur la politique
internationale et le rôle de ces derniers sur la formation de la société civile. Comme Johanna
Siméant, il critique cette dernière notion en se focalisant sur les organisations nongouvernementales 942 .
En tant qu'anthropologue 943 il s'intéresse à la transformation des notions de gouvernance, aux
processus d'association. Il relève la complexité des interactions entre les différents acteurs du
939
Stéphane LA BRANCHE, " La transformation des normes de participation et de durabilité en valeurs ?
Réflexions pour la théorie des régimes", Revue d'études internationales, décembre 2003, vol. 34, n°4, p. 611629, (p. 17/20).
940
Cité plus haut.
941
William FISHER, "Grands barrages, flux mondiaux et petites gens", Critique internationale, octobre 2001,
n°13, p.°123-138.
942
William F. FISHER, "Doing good ? The politics and antipolitics of NGO practices", Annual Review of
anthropology, 1997, vol. 26, p. 439-464. Voir aussi Johanna SIMÉANT, "Des mouvements nouveaux et
globaux ? Sur les mouvements sociaux «transnationaux» dans quelques ouvrages récents", 8è Congrès de
l'Association française de Science politiques, Lyon 14-16 septembre 2005, table ronde n°1, 39 p. Voir également
l'ouvrage offrant une sociologie politique de l'humanitaire à travers l'étude de l'engagementt, Pascal DAUVIN,
Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire : les acteurs des ONG, du terrain au siège, Paris : Presses de
Sciences Po, 2002.
943
"Ces changements dans la nature des formes d'action collective tant locales que mondiales se recoupent avec
des questions d'importance vitale pour les anthropologues. Etudier ces changements [1.] enrichit notre
connaissance des connections locales et translocales qui permettent et contraignent le flux d'idées de savoir, de
financement et de personnes [2.] nous invite à reconsidérer à la fois les notions conventionnelles de gouvernance
et les idées de Michel Foucault sur la gouvernementalité et comment les technologies de contrôle affectent à la
216
système international et la force d'un discours portant "sur les ONG qui crée un savoir, définit
une série de pratiques approprié et encourage le comportement des ONG tel que défini
comme approprié" 944 .
Selon lui, la société civile internationale n'existe pas 945 et le terme n'a que "peu d'utilité
analytique" 946 . C'est seulement "un champ de concurrences entre différents groupes (…)
[aussi] dangereuses que prometteuses" 947 . Il refuse toute idéalisation en expliquant que l'arène
mondiale "n'est ni une zone exempte de luttes de pouvoir, ni un espace ouvert d'échange
d'arguments rationnels et de prise de décision apolitique. C'est au contraire un lieu politique et
disputé, où l'équilibre des pouvoirs change sans cesse" 948 . Dans la même veine, les ONG ne
doivent pas non plus être considérées comme désintéressées et apolitiques sous prétexte
qu'elles sont non-gouvernementales et à but non-lucratif. Aussi a t-on tort d'attendre d'elles
qu'elles fassent le bien et uniquement le bien car en définitive c'est une notion contestée 949 . Il
souligne par exemple que "les connections faites entre développement, sentiment de puissance
(empowerment) et démocratisation restent spéculatives et rhétoriques" 950 .
La solution, selon lui, pour éviter tant la réification que le réductionnisme quand il s'agit
d'ONG, est d'opérer une différenciation parmi les formes d'organisations et comprendre ce qui
se passe dans un lieu précis à un moment donné au delà des conflits de définition (ONG,
QUANGO, CONGO…). Il faut également concevoir les ONG comme "une arène où les luttes
fois les champs personnels et politiques [3.] et à l'examen des changements de relations entre les citoyens, les
associations et l'État", o.c; William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 441.
944
O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 442.
945
A noter la position de Jean-François BAYART, Le gouvernement du monde. Une critique politique de la
globalisation, Paris : Fayard, 2004, pour qui, à l'inverse des thèses les plus fréquentes, " la fibre de la «société
civile internationale» est comme le tendon de la mondialisation : elle assure l'insertion de l'État sur la
mondialisation, et réciproquement ; elle contribue à l'engendrement de l'inégalité sociale à l'échelle planétaire et
à sa mise en forme organisationnelle ou politique", p. 105.
946
O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 131.
947
O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 131.
948
O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 131.
949
"L'idée que l'on se fait des ONG reflète les tensions entre ceux qui pensent que de nouveaux moyens sont
nécessaires pour atteindre les objectifs du développement et ceux qui défendent une reconsidération des fins en
matière de développement et reconnaissent que les moyens que nous employons (…) comptent autant que les
fins elles-mêmes", O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 446
950
O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 444. Jean-François Bayart affirme quant à lui que : "la
«société civile internationale» (…) serait moins un véhicule de démocratisation ou de justice sociale qu'un avatar
du contrôle ou de l'administration des périphéries par le centre du système mondial de pouvoir et d'accumulation,
en quelque sorte, une recomposition du «despotisme décentralisé». (…) Elle serait pourvue de la même
ambivalence qui a caractérisé le «dialogue» entre les colonies et les métropoles et marqué l'universalisation
217
de l'ensemble de la société ont lieu, plutôt que comme une série d'entités. Se focaliser sur les
processus et les connections fluides et changeantes au niveau local, régional, national et
international (…) permet d'éviter les généralisations simplistes et révèle la diversité
idéologique et fonctionnelle des ONG" 951 . La société civile doit ainsi être considérée "non
comme un secteur qui conteste la volonté des gouvernements mais comme un vecteur des
différends portant sur les relations gouvernementales" 952 .
Il note que dans les connections transnationales, il y a en fait autant de risques que de
possibilités. Elles peuvent offrir aux organisations du sud des moyens de pression (leverage)
et une autonomie dans la lutte contre leur gouvernement, comme l'affirment Keck et Sikkink
et les théoriciens des réseaux transnationaux, mais ces rapports les exposent aussi à un
possible contrôle extérieur ou du moins à des critiques (attaques) portant sur l'origine des
financement et des intérêts défendus. William Fisher relève le risque fréquent que des ONG
deviennent des entrepreneurs contractuels et que les groupes locaux et leurs membres se
transforment en simples clients 953 .
Sur la question des grands barrages, il exprime sa défiance vis-à-vis des schémas binaires
simplificateurs dont l'essai de Arundhati Roy est une bonne représentation. En aucun cas "ces
luttes n'opposent des régimes de développement monolithiques et des populations locales en
état d'infériorité absolue. Il ne faut pas non plus y voir le combat entre des efforts nationaux
de développement et une alliance transnationale héroïque" 954 . Aussi combine t-il les angles
d'approches : "un angle de vue assez large pour inclure à la fois des réseaux qui soutiennent
les grands projets de développement et ceux qui s'y opposent, ainsi que les idéologies qui les
subséquente de l'État. Elle confirmerait en tout cas que la formation de [l'État] doit décidément beaucoup aux
flux transnationaux", o.c., Jean-François BAYART, Le gouvernement du monde…, p. 109.
951
O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 449.
952
O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 456.
953
O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 454. A noter la réflexion de Pascal Dauvin et Johanna
Siméant sur la «société civile» tant au niveau des pratiques que des discours tenus par les ONG qui met en avant
la complexité des interactions et la nécessité de poursuivre l'enquête au-delà des prises de distance affichée. Ni
les ONG, ni les populations des pays bénéficiaires seraient "dupes des programmes mis en place, leur capacité à
fournir une adhésion formelle et ironique (…) pouvant souvent être d'une réjouissance inventivité. Mais suffit-il
de ne pas adhérer à une idéologie ou à un programme économique pour ne pas diffuser certains linéaments au
travers de ses pratiques ?" (p. 251). Les auteurs en déduisent de cette observation l'ambivalence du travail des
ONG, cf Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au
terrain, Paris : Presses de Sciences Po, 2002.
954
O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 135.
218
sous-tendent"
955
qu'il associe à une micropolitique de ces groupes visant à retracer les
relations de pouvoir 956 .
De l'idéalisation du local et du non-gouvernemental
Pour appuyer son analyse des controverses de la vallée Narmada, William F. Fisher cite le
travail de la sociologue indienne Amita Baviskar 957 . Cette dernière révèle le fossé existant
entre la rhétorique affichée par les ONG et les pratiques, très éloignées du programme
égalitaire prôné. Les intérêts locaux sont défendus par une intelligentsia vivant dans la
capitale qui soutient l'idée d'une articulation théorique entre justice sociale et développement
durable écologique (ecological sustainability), en décalage avec les réalités locales. Elle parle
de phénomène d'appropriation et d'assimilation de la "résistance dans un cadre théorique" 958 .
Amita Baviskar pense qu'il est possible d'arriver à une meilleure "adéquation (…) de manière
à tirer avantage de la vision normative des intellectuels, tout en incorporant une vue plus
réaliste de la vie des [populations locales]" 959 . En raison de cette appropriation, les
populations sont finalement exclues de leur propre histoire.
La sociologue montre ici une autre facette des stratégies de contournement de l'État louées par
les tenants des réseaux transnationaux de militants (Margaret Keck et Kathryn Sikkink, et
Sanjeev Khagram). Amita Baviskar relève que "la conscience de l'élite qui divise le monde
entre développement et résistance accrédite les luttes pour la terre, les forêts et les rivières
d'une légitimité aux yeux des environnementalistes. En liant les luttes locales à un contexte
mondial, une telle appropriation est stratégiquement utile (…) mais peu importe la noblesse
de la cause (…) la réification du niveau de base (grassroots) et l'idéalisation de la vie des gens
955
"En somme il s'agit d'analyser non seulement l'impact des modèles dominants de développement sur les
populations locales, mais la façon dont des processus complexes de niveau planétaire configurent des vécus
locaux, et la place de ces derniers dans la contestation des processus mondiaux", O.c. William F. FISHER,
"Grands barrages…", p. 135
956
"Déballer la micropolitique de ces ONG consiste à placer ces associations dans un contexte plus large, les
comprendre non pas comme des "tout" locaux soumis à des contextes politiques nationaux et mondiaux plus
larges mais comme des sites fragmentés [référence aux travaux d'anthropologie de George MARCUS] qui ont de
multiples connections au niveau national et transnational", O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 450.
957
Voir Amita BAVISKAR, In the belly of the river. Tribal conflicts over development in the Narmada Valley,
New Dehli : Oxford University Press, 2004. A noter que la sociologue s'est investie sur le terrain du
développement équitable, via la défense des droits civiques de New Delhi. Elle a notamment produit des rapports
pour la Fondation Ford. Ses écrits sont mentionnés sur le site de la coalition NBA www.narmada.org
958
O.c. Amita BAVISKAR, In the belly of the river…, p. 228.
959
O.c. Amita BAVISKAR, In the belly of the river…, p. 238.
219
[produisent] une représentation vulnérable à la réfutation" 960 . Ceci aboutit à masquer les
besoins réels de ces communautés et le rôle bénéfique d'activistes indépendants des structures
non-gouvernementales les plus puissantes" 961 . Selon elle, il n'existe pas d'alternative naturelle
au développement dans ces communautés : "Notre tâche n'est pas simplement de redécouvrir
ou de dredécouvrir une manière "indigène" immaculée de connaître le monde, mais de
s'attaquer aux problèmes liés à la compréhension et à l'action de ses populations" 962 .
Sur la même ligne de pensée mais avec un angle d'approche différent, William Fisher relève
que le cas Sardar Samovar représente "un cas d'espèce, sélectionné par des ONG occidentales
comme un conflit approprié pour faciliter une stratégie de mise en relation des coalitions
d'écologistes venant du nord comme du sud, de la capitale comme du niveau de base
(grassroots), pour faire pression sur les forces politiques ayant de l'influence sur les banques
de développement" 963 . Il explique que cette affaire "montre bien comment la globalisation de
la résistance à des projets locaux de développement est issue de la circulation mondiale des
hommes, des techniques, de l'argent, de l'influence et des idées" 964 et doit donc finalement
peu à la mobilisation locale originelle contrairement au discours public des militants.
A l'instar de Sanjeev Khagram, William Fisher souligne que le succès de l'alliance sur la
Narmada [esentiellement le retrait de la Banque mondiale] a tenu à la pluralité des acteurs et
des stratégies mis en place 965 et à cette coalition d'organisations formée à l'occasion de la
Commission mondiale des barrages, l'ICDRP 966 . Il s'applique, a contrario du politologue, à
960
O.c. Amita BAVISKAR, In the belly of the river…, p. 241.
O.c. Amita BAVISKAR, In the belly of the river…, p. 242.
962
O.c. Amita BAVISKAR, In the belly of the river…, p. 243. A noter dans la postface de la 2ème édition que la
sociologue change de ton et exprime des doutes sur la dureté des premiers commentaires relatifs à ces
associations représentantes des intérêts locaux. L'affaire n'est pas résolue et avec le recul, elle trouve que la
campagne a été courageuse. Elle explique aussi que depuis le déclin des actions de résistance, les populations
locales considèrent également les activistes avec plus de magnanimité.
963
O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 453.
964
O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 126.
965
Utilisation des "capacités des réseaux des droits de l'homme et d'environnement et [participation] des
institutions de recherche et des organisations militantes indépendantes, nationales et internationales, des
mouvements locaux de mobilisation, des éléments des médias, des intellectuels, des services de l'administration
et des fonctionnaires, des individus appartenant à des organisations multilatérales telles que la Banque mondiale"
O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 133.
966
Le Comité international sur les barrages, les fleuves et les hommes est une coalition de groupes d'opposants à
de grands barrages provenant de treize pays qui a notament tenté d'influer l'enquête indépendante de la Banque
mondiale sur les barrages. Voir Patrick McCULLY, "How to use a trilateral network : an activist's perspective on
the World Commission on Dams", Agrarian Studies Colloquium, Yale University, présentation du 19 janvier
2001. Le secrétaire général de l'International Rivers Network, Patrick McCully y décrit le processus de lobbying
961
220
relever les relations de pouvoir qui ont sous-tendu toute l'affaire dans le but d'éviter toute
réification et généralisation abusives.
A première vue ces propos n'apportent pas de démenti aux travaux de Margaret Keck et
Kathryn Sikkink qui se démarquent par une analyse pointilleuse des stratégies de chacun, et
une description des contextes historiques particuliers. Tous s'accordent sur le rôle important
joué par les acteurs transnationaux non-gouvernementaux et reconnaissent les nouvelles
formes d'influence politique mondiale qui en découlent. Ils divergent toutefois sur un point
important déjà abordé avec les réflexions critiques portant sur la solidarité. William F Fisher
parle quant à lui de la notion de "faire le bien". L'ouvrage Activists beyond borders s'y
rattache directement puisque les auteurs ne s'intéressent qu'aux problèmes liés à l'éthique et
aux normes/principes altruistes. Amita Baviskar a montré pour sa part comment la noblesse
de la cause défendue ne doit pas se faire au détriment des réalités locales.
Plus généralement, William Fisher critique cette tendance qui consiste à considérer toute
ONG comme foncièrement progressiste. Il considère que les mouvements sociaux comme les
ONG, peuvent autant soutenir l'État que rechercher le statu quo ou s'y opposer, ce qui induit
un grande variété de positions possibles, pas toutes progressistes. Pour lui "il n'y a pas
d'histoire simple et cohérente relative à de bonnes ONG se confrontant à de méchants
États" 967 et même si les ONG se disent inspirées par des valeurs humanistes, elles ne seraient
être considérées neutres, car elles sont du ressort de la politique 968 .
mis en place pour faire valoir leurs arguments décrivant un véritable modèle de négociation internationale.
William Fisher se montre plus sceptique sur l'impact de la coalition, estimant que sa contribution principale se
limite à son offre d'expertise. Il souligne que beaucoup de militants anti-barrage ont été déçus et que, dans cette
procédure trilatérale vantée par Mc Cully : "on a bien vu comment certaines voix locales ont été amplifiées
tandis que d'autres ne parvenaient pas à se faire entendre dans cet écheveau d'organisations et d'alliances". Il
explique cette "sélection" tant par le type de contraintes imposées que par les possibilités de participation
effective (nature du contexte politique national, adéquation des valeurs et principes aux objectifs internationaux,
qualité des leaders) . O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 130.-132.
967
O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 452.
968
"Beaucoup d'ONG et de coalitions translocales dans lesquelles elles participent, sont inspirées par une vision
particulière de la société qu'elles aimeraient développer. Ces valeurs diffèrent –les ONG peuvent se voir comme
humanisant les politiques d'ajustement structurel, aidant les populations locales à s'adapter à des projets de
développement définis au niveau étatique ou induisant des changements dans l'ordre économique et social- mais
elles ne sont pas neutres : leurs motivations principales sont des croyances sur ce qui est juste ou faux [citation
reprise de Kathryn Sikkink]. Même si ces ONG présentent leur jugement éthique comme un règle standard qui
prévaut en dehors de tout contexte politique, ces jugements sont avant tout politiques", O.c. William F. FISHER,
"Doing good ?…", p. 458.
221
Les points de vue se réconcilient toutefois sur la définition du pouvoir. La définition qu'en
donne William F Fisher se rapproche de la manière dont Margaret Keck et Kathryn Sikkink
ont défini l'influence exercée par ces acteurs transnationaux. Le premier souligne que "le
pouvoir c'est moins une confrontation entre deux adversaires qu'une question de
gouvernement, à savoir que gouverner revient à structurer le champ des actions possibles des
autres" 969 . Seulement William F Fisher, situer les ONG dans cette définition est une opération
complexe. "Les ONG sont tellement différentes les unes des autres, tant par leur nature que
par leur composition, qu'elles peuvent soit émerger, soit contribuer, ou encore défier la
régulation inhérente à tout processus de gouvernement" 970 .
L'anthropologue met ainsi l'accent sur la complexité des situations et des acteurs qui
apparaissent dans les récits des activistes, linéaires ou monolithiques tout en conservant un
angle de vue macrosociologique adopté par les tenants du transnationalistes que sont les
spécialistes des réseaux transnationaux. William Fisher conteste ainsi l'idéalisme affiché des
analyses portant sur le rôle des normes en rappelant que les promoteurs de celles-ci sont aussi
des acteurs politiques, aussi imparfaits que les autres acteurs de la scène internationale. Aussi
ne croit-il donc pas aux stratégies altruistes censées différencier les réseaux transnationaux de
militants des autres acteurs non-gouvernementaux. Il pense en revanche que "des processus
complexes de niveau planétaire configurent des vécus locaux" et qu'il faut par conséquent
analyser "la place de ces derniers dans la contestation des processus mondiaux" 971 , ce qui
revient à combiner les préoccupations micropolitiques de l'anthropologue avec les aspirations
plus macrosociologiques de l'internationaliste. Sa réflexion sur le pouvoir axée sur les travaux
de Michel Foucault nous permet d'introduire le dernier élément de ce chapitre, à savoir le
point de vue du sociologue, qui adopte une posture théorique plus radicale.
D. Du pouvoir de la science
Les travaux du sociologue Michael Goldman apporte un autre éclairage à cette étude sur les
grands barrages. Il introduit une lecture néo-marxiste des interactions entre acteurs de la scène
internationale et insiste particulièrement sur le rôle de la science telle que formatée et
969
O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 458.
O.c. William F. FISHER, "Doing good ?…", p. 458.
971
O.c. William F. FISHER, "Grands barrages…", p. 135.
970
222
véhiculée de concert par les institutions internationales et les agents non-gouvernementaux.
Intéressé par les relations entre pouvoir et savoir et plus particulièrement celles s'établissant
dans le domaine de l'environnementalisme mondial, l'universitaire s'intéresse à la Banque
mondiale 972 et au renouellement du discours expert, ce depuis les transformations internes
engagées au début des années 1990 qui visaient à prendre en compte les impacts écologiques
et sociaux des investissements. Ce "verdissement" (greening) du discours et des pratiques
résulte autant de la pression des mouvements sociaux que d'une recherche de légitimité menée
par l'organisme international.
Production d'un savoir "vert"
Il décrit comment les ONG, du nord principalement, assistent la Banque dans des projets qui
historiquement lui avaient attiré beaucoup de critiques. Il s'intéresse plus spécifiquement à la
production ce que qu'il appelle un "savoir vert" (green knowledge) –savoir environnemental et
social-, "une science verte du développement" visible dans son agenda, ses politiques, son
financement, ses outils et données. Cela implique que tout projet doit désormais comprendre
une procédure d'enquête publique effectuée auprès des populations concernées par les projets
d'investissement. Il en ressort "un nouveau discours d'amélioration écologique [et] (…) un
nouveau processus de gouvernance environnementale mondiale" 973 . Ce verdissement induit
que "la plus grande partie des investissements de la Banque mondiale sont désormais
explicitement cadrés dans un discours mondial environnemental, ce qui oriente indirectement
le résultat des estimations" 974 . Les conséquences sont importantes pour les États débiteurs
972
A signaler la réflexion sur le savoir de la Banque mondiale et les stratégies de l'expert cf. Stéphane LA
BRANCHE, "La «bonne gouvernance» : l'expansion de l'expertise de la Banque mondiale au politique" (p. 379400), dans Laurence DUMOULIN, Stéphane LA BRANCHE, Cécile ROBERT, Philippe WARIN (dir.), Le
recours aux experts. Raisons et usages politiques, Grenoble : PUG, 2005.
973
Michael GOLDMAN "The birth of a discipline. Producing authoritative green knowledge, World Bankstyle", Ethnography, 2001, vol. 2, n°2, p. 191-217, (p. 194). A noter que cet article a fait l'objet d'une nouvelle
publication avec des modifications sous le titre "Imperial science, imperial nature : environmental knowledge for
the World (Bank)", (pp. 55-80), dans o.c. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, Earthly politics…
974
"Les conclusions des scientifiques qui sont embauchées pour conduire leurs évaluations, reflètent les
contraintes institutionnelles et politico-culturelles dans lesquelles les recherches sont conduites. Les concepts
nouveaux de conservation, biodiversité, développement durable et gestion de bassin versant se retrouvent
transcrits dans les réglementations nationales, dans les directives des agences d'État et dans les justifications des
grands investissements (ex. barrages, plantations d'arbre, parc de protection de conservation et de la
biodiversité). (…) Tout comme la production du savoir colonial, la production du savoir vert par la Banque
mondiale a des racines et aussi des effets transnationaux" o.c., Michael GOLDMAN, "The birth of a
discipline…", p. 193.
223
dans la mesure où leurs institutions sont remaniées pour remplir les conditions posées à ces
grands crédits, telles que celles portant sur une gestion des éco-territoires 975 .
Ce savoir est "un processus qui cadre (frame) les discours actuels sur le développement
durable, et cache les moteurs de l'expansion capitaliste derrière les idées de rationalité et de
libéralisation. En bref, la production du savoir vert devrait être compris comme un élément de
nouveaux exercices de pouvoir" 976 . Comme William F. Fisher, Michael Goldman s'intéresse
aux relations de pouvoir et à la gouvernementalité développée par Michel Foucault 977 , notion
à partir de laquelle il élabore le concept d'écogouvernementalité978 avec l'idée particulière que
"nous pouvons beaucoup apprendre sur les relations de pouvoir en enquêtant sur la coproduction des régimes de droits territoriaux et discours sur la vérité environnementale" 979 .
Le sociologue prend pour étude de cas le projet de barrage financé par l'organisme au Laos
sur l'un des affluents du Mékong, la Nam Theun 980 , qui est une illustration de la nouvelle
975
"Ces outils, ces méthodologies et classifications servent à créer une nouvelle carte cognitive (cognitive
mapping) de la nature, de la société, de l'État et des citoyens au Laos. Ils sont une ressource importante pour des
discours qui se référent aux normes, au droit, à une vérité en matière d'éco-rationalité mondiale. Ils tentent de
construire ou remplacer les formules précédentes qu'étaient les tribus des collines, les habitants des forêts, les
scientifiques et les représentants du développement", Michael GOLDMAN, "Constructing an environmental
state : eco-governmentality and other transnational practices of a 'green'World Bank", Social problems, 2001,
vol. 48, n°4, pp. 499-523 (p. 513).
976
Michael GOLDMAN, Rachel A. SCHURMAN, "Closing the "great divide" : new social theory on society
and nature", Annual review of sociology, 2000, vol. 26, p. 563-584.
977
"Foucault soutient que le pouvoir produit du savoir. Tout pouvoir nécessite du savoir et tout savoir se fonde
sur et renforce des relations de pouvoir existantes. Ainsi, il ne peut exIster de vérité en dehors du pouvoir", cf.
Steve SMITH, Patricia OWENS, "Alternatives approaches to international relations", (p. 272-291, dans o.c. John
BAYLIS, Steve SMITH, The globalization of world politics, Oxford : Oxford University Press, 2005. Voir
l'utilisation faite du concept par Jean François BAYART, Le gouvernement du monde. Une critique politique de
la globalisation, Paris : Fayard, 2004. "Concept fructueux en posant d'emblée que le pouvoir est une «action sur
les actions» à l'interface des «techniques de soi» «des techniques de domination exercées sur les autres»", p. 52.
Voir aussi Béatrice Hibou, "De la privatisation des économies à la privatisation des États", dans Béatrice
HIBOU, (dir.), La privatisation des États, Paris : Karthala, p. 11-67. Michael Goldman dit que "c'est à travers ce
"projet néolibéral vert" que des institutions comme la Banque mondiale ont rendu des milieux naturels et des
communautés dépendantes de ces ressources, lisibles et responsables. Dans des situations problématiques (…),
les États transnationalisés de manière inégale et les acteurs non-étatiques ont cherché à améliorer les conditions
pour la nature et les populations en introduisant une nouvelle logique culturelle/scientifique pour interpréter les
qualités du territoire national. Ce faisant, un discours hégémonique sur la différence écologique enracinée dans
l'idéologie de marché néo-libérale a émergé, définissant de certaines sortes de territoire comme dégradé, et
d'autres comme des instruments nécessaires à l'amélioration des populations, des États, des natures", Michael
GOLDMAN, "Constructing an environmental state…", p. 501.
978
Michael GOLDMAN, "Constructing an environmental state : eco-gouvernementality and other transnational
practices of a "green" world bank", Social problems, 2001, vol. 48, n°4, p. 499-534.
979
O.c. Michael GOLDMAN, "Constructing an environmental state…", p. 501.
980
L'objectif de l'ouvrage est de vendre à la Thaïlande un millier de mégawatts par an et de générer des revenus
de 220 millions de dollars annuels à partir de 2010. Une coalition de 153 ONG de 42 pays s'est tournée vers la
Banque mondiale pour qu'elle refuse de financer l'ouvrage, mais celle-ci finit par entériner après 10 ans de
224
approche de la Banque mondiale, profondément marquée selon lui par l'"effet Narmada" 981 .
On trouve par exemple, en dehors de l'ouvrage hydroélectrique, toute une série de projets
annexes relatifs à la protection environnementale 982 . Pour ce travail, il a interviewé des
membres du personnel de l'institution, des consultants indépendants, des agents
gouvernementaux et des représentants de la communauté internationale du développement sur
le terrain. Il a également effectué des recherches ethnographiques au sein de la Banque
mondiale dans son quartier général de Washington DC et conduit des entretiens avec des
professionnels, des scientifiques et des militants dans le cadre d'un travail plus large sur
l'institution financière.
Il relève une série de problèmes au niveau des fameuses études d'estimation/enquêtes
publiques liés au choix des consultants (flagrants conflits d'intérêt et doutes portés sur
l'indépendance de l'étude), à l'imposition d'une terminologie spécifique, aux contraintes
temporelles, et à la censure (de passages ou de rapports entiers qui contreviendraient aux
attentes des investisseurs) 983 . Ces EIA-environmental Impact Assessment ne seraient
finalement que des pare-feu contre les attaques des activistes et rien de plus. Contrairement à
ce qu'affirme le discours officiel, elles n'apporteraient aucune garantie d'impartialité ni
d'exactitude dans les estimations. Quant à la participation des personnes directement
concernées par les projets au processus de négociation, Michael Goldman estime qu'il s'agit
tergiversations (après une série de rapports/contre-rapports) le 31 mars 2005, sa participation au projet, qui
comprend quatre intervenants technico/financiers dont EDF. L'organisme de crédit a imposé des conditions
(lignes directrices) à sa contribution et se déclare déterminer à vérifier que les dividendes retirés de l'exportation
d'énergie ne soient pas gaspillés. Elle a également aidé le gouvernement laotien à désigner et financer un comité
d'experts pour conseiller la gestion des questions environnementales et sociales, ainsi que des experts juridiques
pour négocier l'aspect financier du projet et elle a enfin imposé des études, notamment sur le relogement des
personnes déplacées. voir : Jean-Jacques POMONTI, "La Banque mondiale finance un barrage controversé au
Laos", Le Monde, 6 avril 2005, p. 5. Voir Henry FOUNTAIN, "Despite worries, push to build big dams is
strong", New York Times/Le Monde, 11 juin 2005, p. 3. Voir le site official de la Banque mondiale
www.worldbank.org/laontz de l'IRN www.irn.org/programs/mekong/namtheun.html
981
A noter que Michael Goldman utilise les écrits de l'activiste Patrick McCully pour comprendre le problème
posé par les grands barrages.
982
Un projet de protection et gestion forestière, un projet de gestion des zones protégées de la vie sauvage, des
réserves extractives pour les populations indigènes, [cf. concept créé par les activistes de la campagne des
exploitants de caoutchouc de la forêt amazonienne brésilienne] des fermes expérimentales pour une agriculture
modernisée et irriguée, projets d'éco-tourisme, plantations arboricoles et gestion durable…
983
"Les savoirs étaient isolés de manière sélective et/ou adaptés à un régime de vérité plus large. Il devint clair
dans mes conversations avec les chercheurs en sciences sociales et sciences naturelles que l'expertise la plus
sophistiquée, les analyses, les données, les observations, la sagesse et les pratiques –des seuls scientifiques du
Nord- n'apparaîtraient jamais dans des rapports scientifiques commanditées par des institutions du
développement s'ils contrevenaient à leurs objectifs", o.c., Michael GOLDMAN, "The birth of a discipline…", p.
202.
225
également de poudre aux yeux, "cela a pour effet de normaliser des relations asymétriques
entre experts du développement et "bénéficiaires", de "scientificiser" des stéréotypes
concernant ces derniers, [stigmatisés comme] simplets ou responsables de la dégradation
environnementale et nécessitant un développement à tout prix" 984 .
Dans le cas Nam Theun II, le sociologue relève que l'UICN 985 a cherché à étouffer des
objections levées dans un rapport d'estimation, en soulignant comment les nombreux projets
de zones de protection de la biodiversité qu'elle espérait réaliser (sur plus de 15% du territoire
laotien) devaient être financés par les revenus générés par le barrage. Michael Goldman voit
là, les conséquences de la nouvelle politique de rapprochement entre ONG et Banque
mondiale, dont la participation du directeur général David McDowell de l'UICN 986 au groupe
de conseil international (International Advisory Group) commandité par l'organisme financier
pour évaluer le projet, est une parfaire illustration 987 .
984
o.c., Michael GOLDMAN, "The birth of a discipline…", p. 203.
Union internationale pour la conservation de la nature. Organisation mi-publique, mi-associative qui offre une
expertise scientifique et technique dans l'établissement des aires protégées et assure le secrétariat de grandes
conventions pour la protection des espèces. Elle est par ailleurs à l'origine du concept de "développement
durable", proposé en 1980. Voir Antoine de RAVIGNAN, "Entretien avec Marie-Claude Smouts. Il nous faudra
bientôt une autre planète", Alternatives Internationales, octobre 2003, hors-série, n°1, p. 64-66. O.c., MarieClaude SMOUTS, Forêts tropicales…, p. 83.
986
D'autres dénonceront cette attitude complaisante de l'organisation environnementale en rappelant qu'EDF, qui
participe à la construction du barrage, figure au nombre de ses donateurs. Le secrétaire général de UICN
justifiera son soutien au barrage en arguant du fait que le bassin de la Nam Theun sera mieux protégé si le
l'ouvrage est construit avec la participation de la Banque mondiale. A noter le contre-point de l’anthropologue
américain Thayer Scudder, consultant de la Banque mondiale qui tout en critiquant les impacts sociaux et
environnementaux des ouvrages hydroélectriques ne s’oppose pas de manière catégorique à tout grand barrage. Il
estime que cette position est « fondamentaliste ». A noter qu’il s’agit ici sur ce cas du NamTheun II, d’une
controverse interne à l’anthropologie entre un courant non-reconnu comme sous-discipline dite anthropologie du
développement (voir chapitre introductif et index prosopographique pour Thayer Scudder) et l’anthropologie
post-structuraliste à laquelle se réfère Michael Goldman. Cette dernière estime que les anthropologues du
développement renforcent des modèles de développement ethncentriques et de domination. Voir par exemple
Arturo ESCOBAR, « Anthropology and the developent encounter : the making and marketing of development
anthropology », American ethnologist, novembre 1991, vol. 18, n°4, p. 658-682.
987
"En dix ans, dans ce processus d'établissement de différences épistémiques et éthiques au sein de la nature et
du territoire (ex. manière dont certaines espèces sont décrétées plus importantes que d'autres, favoritisme de
certains savoirs sur d'autres), les cartographies cognitives [voir l'étude de cas consacré à Zsuzsa Gille sur la
pollution en Hongrie] de cette étrange collection de compagnons [OI, ONG…] ont convergé de manière
étonnante", O.c. Michael GOLDMAN, "Constructing an environmental state…", p. 516. A noter le constat assez
proche tiré par Stéphane La Branche pour qui le discours sur la bonne gouvernance "cache, tant bien que mal, un
projet politique et même civilisationnel bien précis" (p. 383) dont sa force tient au fait qu'elle fait " référence aux
valeurs de la démocratie et de la justice (…) associées au «bon développement»" (p. 390). Sans dénonciation
idéologique, l'auteur s'interroge cependant sur le rapport entre «bonne gouvernance» et démocratie :
"l'imposition de la démocratie est-elle démocratique et peut-elle réussie même si elle l'est ?" Art.. cit. Stephane
LA BRANCHE, "La «bonne gouvernance» …(p. 397).
985
226
Moins intéressé par les cas de corruption et de collusion d'intérêts économiques et politiques
si fréquents dans ce type de grands projets, Michael Goldman souligne davantage les forces
institutionnelles derrière ce processus de production de savoir 988 . Il se focalise donc sur le
travail scientifique effectué en amont pour justifier les investissements, qui conditionne les
emprunts, et les subventions ainsi que le formatage des institutions nationales destinées à être
aidées dans les programme de "capacity building" 989 . Beaucoup de lois laotiennes touchant à
la protection environnementale ont par exemple été rédigées par des consultants de la Banque
mondiale, des agences onusiennes (UNDP) ou même des ONG 990 . Par la création de ces
législations sur l'usage des ressources, des nouvelles éco-zones, de régulation de l'accès aux
forêts, tout un nouveau répertoire a été introduit (conservation, biodiversité, gestion forestière
durable…) dont la signification découle des négociations entre experts et agences
transnationales.
L'élément le plus dérangeant pour Michael Goldman est que désormais, ce qui compte comme
biodiversité au Laos, a été définie par des acteurs autres que les gens vivant dans ces milieux,
ce qui lui confère un caractère paradoxalement exotique 991 . "Cette nouvelle logique
autoritaire de gestion par éco-zone qui consiste à découper le Laos en morceaux, a été conçue
pour s'assurer qu'il y aura des ressources en bois pour l'export, des bassins pour les barrages et
une biodiversité préservée pour les firmes pharmaceutiques et les éco-touristes"992 . Cette
988
"Je trouve utile de s'interroger sur le processus de production à partir duquel émergent de nouvelles formes
hégémoniques afin de mieux comprendre le cheminement conduisant à la coagulation de l'adjectif "vert" avec le
nom "néolibéralisme" en un artefact naturalisé et participant à la circulation de cet état d'esprit –"il n'y a pas
d'alternative"- au sein des communautés scientifico-épistémiques à travers le monde", o.c. Michael GOLDMAN,
"Constructing an environmental state…", p. 50.
989
"Les financiers (funders) ont donné vie et contribué au soutien d'instituts de recherche, de centres de
formation, aux agendas nationaux scientifiques et politiques. De cette manière le savoir en matière de
développement vert est imbriqué avec les processus de formation professionnelle [autant de] formes autoritaires
de pouvoir et mécanismes disciplinaires" et "le mécanisme se perpétue et démultiplie via les agences
gouvernementales au niveau local"., o.c., Michael GOLDMAN, "The birth of a discipline…", p. 205.
990
Pascal Dauvin et Johanna Siméant parlent à ce sujet de techniques gestionnaires vues comme l'un des aspects
de l'action des ONG. Cf. Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du
siège au terrain, Paris : Presses de Sciences Po, 2002, (p. 249-264).
991
O.c., Michael GOLDMAN, "The birth of a discipline…", p. 207.
992
Il va plus loin en parlant de réalisation in fine de projets de nationalisation et contrôle de la minorité ethnique
vivant dans les forêts. Jean-François Bayart sur la même thématique déclare que "les politique d'ajustement (…)
servent les desseins hégémoniques des élites nationales en dépolitisant leur domination qu'elles exercent au nom
du "développement" (…) la multilatéralisation de la «révolution passive» à laquelle la société civile prête la
main est bien une ressource pour l'État et non une menace", o.c. Jean-François BAYART, Le gouvernement du
monde…, p. 126.
227
même vision du monde représente parallèlement les petits producteurs comme attardés et
destructeurs sur le plan écologique.
Science et environnementalisme, les nouveaux masques du pouvoir ?
Pour toutes ces raisons, Goldman montre un grand scepticisme envers les discours alarmistes
en matière de dégradation environnementale 993 proférés pour justifier l'intervention
transnationale. Dans un ouvrage qu'il dirige, Privatizing nature 994 il s'attache à évaluer "l'idée
selon laquelle les communautés locales sont dans une meilleure position pour décider ellesmêmes de comment gérer leur environnement naturel"995 .
Aussi, dans la même ligne de pensée que l'internationaliste africaniste François Constantin
(voir l'étude de cas consacrée à la déforestation), Michael Goldman s'attache à démontrer les
dessous de la notion de biens communs 996 . Pour lui la question centrale est de savoir "qui
contrôle les droits de propriété" car dans ce cas on sait qui "contrôle les processus d'extraction
de ressources et les changements environnementaux. «Biens communs» est une métaphore
mobilisée par les discours axés sur la propriété (…). Les différents acteurs sociaux se battent
pour des droits de propriété différents : les communautés dépendantes des ressources
naturelles pour leur moyen de subsistance et pratiques culturelles, les entreprises pour les
matières premières et la production de valeur ajoutée, les agences étatiques pour les recettes
fiscales et l'accroissement de leur juridiction, toutes se battent pour un droit sur
l'environnement dont dépend leur pouvoir" 997 .
993
"Je dis "apparent" [risque d'extinction] parce qu'il n'est pas clair si les excursions des scientifiques
occidentaux peuvent capturer aussi rapidement la complexité des relations sociales et écologiques,
particulièrement les changements sur la durée (ils cherchent à justifier l'idée selon laquelle les choses ne font que
s'empirer) (…). Il est loin d'être évident que les espèces disparaissent et que les écosystèmes tombent en ruine de
la manière dont la documentation le suggère, c'est-à-dire par la main du pauvre", o.c. Michael GOLDMAN,
"Constructing an environmental state …", (note de bas de page 14, p. 505)
994
Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature. Political struggles for the global commons, London : Pluto
Press, Transnational Institute (TNI), 1998, 257 p. A noter la préface rédigée par Susan George, vice-présidente
d'Attac-France.
995
O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 8.
996
Voir aussi Michael GOLDMAN, "Inventing the commons : theories and practices of the commons", (p. 2053), dans o.c. Michael GOLDMAN (dir.), O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature… pour une lecture
critique des différents types de littérature portant sur le sujet.
997
O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 2. "Ironiquement, les appels les plus véhéments pour
revigorer les biens communs ne viennent pas uniquement des populations (grass-roots commoners) essayant de
récupérer le contrôle sur les ressources locales et les pratiques de production à des forces non locales prédatrices.
228
Michel Goldman remarque que "sur le terrain, il n'y a pas deux biens communs (commons)
qui se ressemblent. C'est seulement sur place, en rendant compte des pratiques culturelles et
des cycles écologiques, que l'on peut comprendre la vraie complexité des accords relatifs à la
jouissance des ressources et des terres. Ils ont eux-mêmes évolué avec le temps, ce sont des
construits sociaux" 998 . Le sociologue rejoint donc François Constantin et la préférence
exprimée par ce dernier pour une psychosociologie de terrain, seule approche appropriée pour
appréhender les particularités micro-sociales des problèmes environnementaux locaux.
Sans toutefois opposer la "technoscience" des experts mondiaux à "l'ethnoscience" des
populations locales, Goldman veut mettre fin à la croyance largement répandue selon laquelle
la science est "autonome, progressive, objective et sait tout sur tout"999 . Sachant que toutes les
sciences sont contextuelles, son idée est plutôt de réfléchir au pouvoir accordé aux institutions
internationales en les dotant de moyens pour s'occuper de l'avenir de la planète. On peut alors
observer comment la dialectique établie entre les problèmes écologiques locaux et
mondiaux 1000 reflète les divisions transnationales du travail.
"Ces relations de savoir/pouvoir sont imprégnées de calcul, de rationalité et [exercent]
une influence sur les normes mondiales en matière de gouvernance sociale et
écologique. Nous retrouvons des discours mondialisant sur l'environnementalisme,
repris par des institutions internationales non étatiques (ex. ONG, réseaux scientifiques,
non-gouvernementaux), qui poussent énergiquement à l'établissement de normes
universalisantes, de comportements et de procédures pour réguler la sécurité
environnementale. Ces incursions du savoir/pouvoir éludent l'hétérogénéité et le conflit
et tendent à représenter au contraire le monde comme rationnel, consensuel et aisément
modulable par la durabilité" 1001 .
Quelques uns des arguments les plus convaincants émanent d'universitaires du nord, d'analystes politiques de la
Banque mondiale et même de firmes forestières, pharmaceutiques et piscicoles", p. 6.
998
o.c. Michael GOLDMAN, "Inventing the commons…", p. 26.
999
O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 5.
1000
"Parce que les biens communs ne sont pas sous le contrôle total des populations, des institutions et des
ethnosciences locales et parce que les points chauds peuvent se réveiller partout entraînant des conséquences en
amont comme en aval, beaucoup de partisans des biens communs concluent à tort qu'une nouvelle génération
d'"experts globaux" est nécessaire. Ce détournement de la logique conduit au besoin pour une science globale
pour comprendre les nouveaux problèmes transnationaux et de nouvelles institutions mondiales pour les gérer",
O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 5.
1001
o.c. Michael GOLDMAN, Rachel SCHURMAN, "Closing the great divide…", p. 576.
229
Michael Goldman relève toutefois comment "les tendances transnationales de la politique
environnementale ont deux facettes étroitement liées : de puissantes incursions de la part de
corporations transnationales, d'États du nord et des institutions financières internationales,
[mais aussi] des liens puissants entre mouvements sociaux de solidarité à travers les frontières
nationales" 1002 . Il note comment, dans les "stratégies contre-hégémoniques" déployées par les
mouvements sociaux, la lutte environnementale est seulement l'un des thèmes de mobilisation
et ne relève pas d'une conception scientifique quantitative 1003 : droits à des moyens
d'existence (livelihood rights), à des formes raisonnables et socialement justes de répartition
des terres à des relations de production durable" 1004 .
D'un point de vue théorique, Michael Goldman s'inscrit dans un courant dit de "critique poststructuraliste du développement" 1005 fondé à l'origine par des anthropologues inspirés par les
travaux de Michel Foucault. Parmi eux, certains se sont plus particulièrement intéressés aux
mouvements sociaux comme producteurs clés de régimes discursifs environnementaux. A
noter les travaux d'Arturo Escobar, de Peter Brosius qui portent sur la "transnationalité" 1006 et
1002
O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 7.
"Les mouvements radicaux portant sur les biens communs parlent autant de luttes sur la définition de la
nature que des luttes portant sur la formation de classe, la construction de la nation, du genre et des frontières
entre les races", O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 15.
1004
O.c. Michael GOLDMAN (dir.), Privatizing nature…, p. 16. Voir aussi l'exposé de ses affiliations
théoretico-idéologiques dans o.c. Michael GOLDMAN, Rachel A. SCHURMAN, "Closing the "great divide" …
1005
La posture post-structuraliste implique que l'on considère le langage et le discours comme constitutifs de la
réalité et que des formes de pouvoir sont introduits à travers la production de discours. Cette approche est quant
à elle centrée sur l'analyse du développement comme discours culturel et du rôle qu'il joue dans la mise en forme
et la définition de la réalité. La pénétration du discours sur le développement et l'idéologie dénaturent les réalités
politiques et historiques de l'entreprise de développement. Il est dit que ce discours agit comme un régime de
représentation ou comme une vision du monde hégémonique qui façonne systématiquement et construit les
identités des peuples du soit-disant tiers-monde et ne leur permet pas de penser d'autres principes d'organisation
pour atteindre le bien-être. Cf.Vijayendra RAO, Michael WALTON (dir.), Culture and public action : a crossdisciplinary dialogue on development policy, Standford University Press, 2004.Voir aussi l'article de Marc
ABELES, "Michel Foucault et l'anthropologie", Sciences Humaines, hors-série, n°3, mai-juin 2005, p. 44-45.
1006
"En un temps où la préservation de la biodiversité et les droits des populations indigènes sont devenus des
préoccupations mondiales, des mouvements localisés (localized) ont trouvé des terrains d'entente en dehors des
frontières nationales. De tels groupes, tout en revendiquant leur localité (locality), légitiment de manière
simultanée les inquiétudes locales en se référant à des discours globaux et sont de plus en plus entraînés dans des
réseaux d'information et de financement transnationaux. Parallèlement, des ONG du nord propagent les discours
locaux, les généralisent pour qu'ils puissent participer aux discours valorisés au niveau mondial. Très souvent il
n'est pas possible de distinguer ce qui est local de ce qui ne l'est pas : les origines des représentations sont
brouillées dans des processus de traduction et de distribution" cf. Peter BROSIUS, "Analyses and interventions :
anthropological engagements with environmentalism", Current anthropology, juin 1999, vol. 40, n°3, p. 277309, (p. 281). Voir aussi Arturo ESCOBAR, "Steps to an antiessentialist political ecology, Current
anthropology, février1999, vol. 40, n°1, p. 1-30.
1003
230
enfin l'ouvrage Liberating ecologies 1007 . En français on pourra lire les travaux de Gilbert
Rist 1008 qui dénonce lui aussi les jeux rhétoriques et la participation "aveuglée d'acteurs
pourtant partisans d'un développement alternatif 1009 dans des pratiques qui, bien qu'ayant
changé d'étiquettes, n'en restent pas moins contestables 1010 . Michael Goldman partage avec
eux
la
préoccupation
selon
laquelle :
"dans
la
mesure
où
nous
assimilons
l'environnementalisme avec les mouvements et les campagnes environnementaux, nous
ignorons un développement contemporain actuel qui est l'enveloppement progressif de la
politique environnementale par des institutions pour une gouvernance nationale et
mondiale" 1011 .
Ce qui retient particulièrement notre attention chez Michael Goldman c'est son appréhension
du local. Il se fonde pour cela sur les travaux de l'historienne féministe des sciences Donna
1007
Richard PEET, Michael WATTS (dir.), Liberating ecologies. Environment, development, social movements,
London et New York : Routledge, 1996. Il est spécifié par rapport aux présupposés marxistes, que "le spectre des
mouvements sociaux s'opposant à l'hégémonie s'étend bien au-delà du contrôle des moyens de production pour
inclure la culture, l'idéologie, et le mode de vie. Il y a un intérêt particulier qui provient de ce travail poststructuraliste sur les discours, à examiner les pensées, les imaginaires, les déclarations, et les institutions des
groupes dominants et subalternes", p. 34. A signaler parallèlement chez Jean-François Bayart les apports
théoriques : concepts de «domination» de Max Weber, d'«hégémonie» du marxiste Antonio Gramsci, et
d'«assujettissement» chez Michel Foucault pour saisir "un régime de production, d'institutionnalisation et de
légitimation de l'inégalité sociale" et la perpétuation dans les esprits de certain artefact, à savoir ici l'État. O.c.
Jean-François BAYART, Le gouvernement du monde, p. 53-54.
1008
Voir Gilbert RIST, Le développement. Histoire d'une croyance occidentale, Paris : Presses de Sciences Po,
2001 et. Gilbert RIST, "Le prix des mots", (p. 9-23) dans Gilbert RIST (dir.), Les mots du pouvoir. Sens et nonsens de la rhétorique internationale, Paris : PUF, Genève : Nouveaux cahiers de l'IUED, 2002, p. 10.
1009
Gilbert RIST, "Une illusion sans avenir", Courrier de la planète, octobre-décembre 2004, n°74, p. 22-27.
1010
"Malgré d'incessantes innovations théoriques, l'écart entre les riches et les pauvres n'a cessé de croître et
l'état de la planète de se détériorer. (…) parce que les changements de discours n'entraînent pas nécessairement
une transformation des pratiques. (…) Que l'on privilégie tantôt la gouvernance, tantôt la pauvreté, tantôt le
commerce international, ne doit pas faire illusion. Les «recettes de développement» imposées par les institutions
financières internationales sont toujours les mêmes" (p. 23). Il dénonce le "relativisme culturel dans une posture
romantique idéalisant les traditions lorsqu'elles sont contraires aux droits humains" (p. 24) et insiste sur
l'importance de prendre en compte "la pluralité des pratiques sociales et la manière concrète dont les hommes et
les femmes produisent (p. 25) o.c. Gilbert RIST, "Une illusion sans avenir…".
1011
O.c. Peter BROSIUS, "Analyses and interventions…", p. 286.
231
Haraway et sur son concept de "savoir situé" (situated knowledge) 1012 qui impose la
partialité 1013 comme une valeur plus juste que tous les universalismes a-politiques.
Sheila Jasanoff et Marybeth Long Martello reprennent les travaux de cette dernière pour la
pertinence de sa réflexion sur la science, le savoir et l'importance de les considérer comme
enracinés dans un lieu 1014 pour ouvrir la discussion sur les défis environnementaux
contemporains. Au niveau empirique, elles relèvent ainsi comment les régimes internationaux
environnementaux (ex. désertification) font de plus en plus la part belle aux savoirs
locaux 1015 , traditionnels, indigènes et comment les ONG se présentent souvent comme les
"possesseurs de cette expertise locale". "[Ces savoir] peuvent servir d'instruments pour le
développement durable et permettre d'établir des connections avec les villages "sur le
terrain"" 1016 . Les remarques des auteurs s'opposent à la vision offerte par Peter Haas sur le
rôle central des communautés épistémiques (voir étude de cas sur la déforestation) : "Le
tournant en faveur du savoir local 1017 fait plus de place à des visions plus variées et
fragmentées de ce qui ne va pas avec l'environnement, des valeurs en jeu et par dessus tout de
1012
Le savoir situé est présenté comme une alternative au relativisme. Il s'agit de tous "les savoirs critiques
partiaux, localisables qui soutiennent la possibilité de réseaux de connexion appelant la solidarité en politique et
les conversations partagées en épistémologie. Le relativisme [étant] une manière d'être nulle part en prétendant
être partout à la fois, [c'est un des] mythes commodes dans les rhétoriques qui enveloppent la science.(…) c'est
précisément dans la politique et l'épistémologie des perspective partielles que réside la possibilité d'une
investigation soutenue, rationnelle, objective.", Donna HARAWAY, "Savoirs situés", Multitudes, 16 janvier
2004 [date de mise en ligne], http://multitudes.samizdat.net [consulté en avril 2005].
1013
"Seule une perspective partielle promet une vision objective. Tous les récits de la culture occidentale sur
l'objectivité sont des allégories, des idéologies qui gouvernent les relations entre ce que nous appelons le corps et
l'esprit, la distance et la responsabilité", o.c. Donna HARAWAY, "Savoirs situés…", p. 4/14
1014
Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, "Introduction. Globalization and environmental
governance", (p. 1-29), oc. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, Earthly politics…, p. 14.
1015
Sur les savoirs locaux, voir David DUMOULIN, "Les savoirs locaux dans le filet des réseaux transnationaux
d'ONG : perspectives mexicaines", Revue internationale des sciences sociales, décembre 2003, n°178, p. 655666, mentionné plus haut. Réflexion critique du concept de "savoirs locaux", vu comme "label", objet de
multiples instrumentalisations : "Pour les écologistes, il s'agit surtout de critiquer notre mode de développement
et/ou de préserver –ou mieux gérer- des écosystèmes fragiles et fortement «biodivers». Les anthropologues et les
théoriciens, peuvent, eux, aborder ce thème pour questionner l'épistémologie des sciences, pour prendre position
dans une discussion anthropologique sur l'existence d'universaux humains"(p. 656).
1016
O.c. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, "Introduction…", p. 9.
1017
Bon exemple du fossé existant entre savoir local dit aussi "savoir pratique" (practical knowledge) et la
science, dans James SCOTT, Seeing like a state. How certain schemes to improve the human condition have
failed, New Haven et Londres : Yale University Press, 1998. En matière de classification de la flore "ce qui
compte c'est l'usage local et la valeur. Ainsi les catégories dans lesquelles les différentes plantes sont triées
suivent la logique d'un usage pratique : bonne pour faire de la soupe, bonne pour fabriquer de la ficelle, aide à
cicatriser les coupures, utile pour les maux d'estomac, empoisonnée pour le bétail, utile pour tisser les vêtements,
préférée des lapins (…) Ce savoir n'est pas statique cependant, il s'étend sans cesse grâce à de nouvelles
expérimentations" ce qui n'a pas grand chose à voir avec les catégories botaniques préférées par les chercheurs,
p. 322.
232
ce qui devrait être fait sur ce qui est perçu comme des dommages et des menaces" 1018 . Il en
découle une définition élargie de l'"expert" incluant des non-scientifiques qui peuvent alors
participer aux comités d'experts. On pense ici au rôle d'expert-profane proposé par la
sociologie des sciences dont nous parlerons dans la deuxième partie.
Au niveau épistémologique, cette idée de "savoir situé" permet aux auteurs de conceptualiser
le local dans une définition moins géographique que liée "à des communautés particulières,
des histoires, des institutions". Jasanoff et Long Martello repèrent dans les filiations qui se
créent à partir d'une même appréhension du monde, un "local moderne", qui peut entrer en
compétition avec d'autres et "se déplacer au-delà des contraintes spatiales et particularité
culturelles" 1019 . "Ces notions changeantes de localité et globalité ne sont plus que de simples
curiosités universitaires. Elles ont des conséquences importantes sur la configuration du
pouvoir et l'efficacité de la gouvernance dans les domaines de l'environnement et du
développement (…). L'interaction entre niveau local et global influence le type de savoirs sur
l'environnement qui sont découverts, acceptés comme faisant autorité et utilisés dans les
processus de décision" 1020 .
En résumé, le point de vue du sociologue exposé ici tranche avec les approches et les
conclusions des auteurs cités précédemment 1021 , en cela qu'il ne se satisfait pas des succès des
acteurs transnationaux dans la promotion de nouvelles normes et leur application par les
grandes organisations internationales, loués ailleurs. Il recherche, par-delà la rhétorique et
l'application de ces procédures censées garantir une meilleure transparence, une autre
gouvernance, de nouvelles formes de domination. Plus de distinction, ni de hiérarchisation
1018
O.c. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, "Introduction…", p. 9.
O.c. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, "Introduction…", p. 14.
1020
O.c. Sheila JASANOFF, Marybeth LONG MARTELLO, "Introduction…", p. 18.
1021
Michael Goldman se rapproche en revanche de Jean-François Bayart dans la dénonciation des
rapprochements entre bailleurs de fonds et ONG et des inégalités induites par des politiques publiques de
préservation de l'environnement. Ils se réfèrent d'ailleurs tous deux à l'ouvrage de James FERGUSON, The antipolitics machine. "Development", depoliticization, and bureaucratic power in Lesotho, Cambridge : Cambridge
University Press, 1990 qui met en avant le discours de développement comme machine à dépolitiser. "La
célébration moralisante de la good governance, de la «transparence» et de la «démocratie de marché»,
l'exaltation puérile du secteur informel en tant qu'«autre sentier» de la croissance capitaliste, la magnification de
la société concrète sous la forme de son hypothèse, la «société civile», toutes ces thématiques désamorcent la
critique politique et rendent inutile l'idée révolutionnaire, en même temps qu'elles blanchissent idéologiquement
1019
233
entre scientifiques et activistes, entre acteurs formels et les autres mais une attention portée
aux détails des actions menées en commun, à leurs incidences sur les États ainsi investis et un
regard posé sur les coulisses de l'expertise. L'auteur tend toutefois à idéaliser le savoir local ce
qui le conduit à éluder les difficultés des populations et leurs besoins d'aide, comme l'a
justement souligné Amita Baviskar 1022 . Michael Goldman amalgame également toutes les
ONG à un seul type d’action et d’intentions pour mieux les critiquer contrairement aux
distinctions générales énoncées par William F. Fisher et aux particularités de son étude de
cas 1023 .
Nous avons par ailleurs pu établir certains parallèles avec François Constantin sur les biens
communs, ou Jean-François Bayart sur la question du renouveau de pratiques néo-coloniales
sous de nouvelles apparences. L'étude des travaux de Michael Goldman a pour nous avant
tout le mérite d'enrichir la réflexion sur plusieurs points d'intérêt majeur que sont le débat sur
les notions de science/savoir et de pouvoir, la question des normes et la place de
l'environnement. Elle permet également d'élargir la perspective théorique à une littérature plus
idéologique 1024 .
Comme nous l'avons déjà souligné, Pascal Dauvin et Johanna Siméant dans Le travail
humanitaire ont relevé les mêmes problèmes à partir de l'observation des pratiques et discours
des ONG qu'ils relient à la "diffusion de savoir-faire gestionnaires et [aux] aspects
entrepreneuriaux de l'activité humanitaire" 1025 . Ils estiment quant à eux qu'il ne faut pas
limiter l'interprétation à "l'idée selon laquelle les ONG seraient le fer de lance du libéralisme
(…) [cela] renvoie aussi à l'appropriation par les ONG de catégories («ethnies»,
la circulation des crédits de l'aide à des régimes quant à eux tout ce qu'il y a de plus politique". O.c. J-F.
BAYART, Le gouvernement du monde…, p. 106.
1022
A noter également les similitudes de cette enquête de Michael Golman sur le savoir vert avec l'analyse de
l'appropriation du concept de "capital social" par la Banque mondiale "dans un but essentiel défensif d'autopromotion" (p. 96) cf. Pierre ENGLEBERT, "La Banque mondiale et les vertus insoupçonnées du «capital
social»", (p. 83-100), dans Gilbert RIST (dir.), Les mots du pouvoir. Sens et non-sens de la rhétorique
internationale, Paris : PUF, Genève : Nouveaux cahiers de l'IUED, 2002.
1023
Pour une présentation des différentes ONG et de la situation dans le cas du barrage Nam Theun II voir o.c.
Thayer SCUDDER, The future of large dams…, p. 268-9.
1024
Voir o.c. Dario Battistella, Théories des relations internationales…, p. 235-265.
1025
O.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. …, p. 255. "De nombreux aspects de
l'action des ONG (promotion de la société civile, techniques gestionnaires, monétarisation, référence aux
communautés) ne sont pas sans engendrer un rapport à l' État pour le moins brouillé, voir dissous si le terme ne
laissait supposer qu'il a jamais existé sous la forme du rapport du citoyen occidental à l' État providence."(p. 257)
234
«communautés»…) qu'elles contribuent à consolider" 1026 , les auteurs présentant alors la
diversité des situations au travers d'exemples de rapports pouvant s'établir entre ONG,
populations locales, État s 1027 . A l'instar de William F. Fisher, les politologues insistent sur
l'idée qu' "il serait bien trop rapide de considérer toutes les ONG comme les simples
exécutantes des grands bailleurs et des État s bénéficiaires" 1028 et qu'il faut s'interroger sur la
méthodologie en recherchant "les lieux pertinents de l'observation (…) quand des niveaux
multiples à ce point multiples sont mobilisés" 1029 .
Sidney Tarrow souligne également "que la plupart des analystes voient les institutions
internationales comme des agents d'exploitation ou hégéominiques, mais leurs actions vis-àvis des acteurs non-étatiques peuvent aussi un mécanisme relationnel étant donné que les
groupes nationaux sont forcés de s'entendre en raison dans des interactions de plus en plus
proches avec ces institutions, et se découvrent aussi des intérêts communs" 1030
Il s'avère ainsi important de savoir discerner les possibilités au-delà des risques, les forces et
les connections derrière les contraintes selon la terminologie et l'analyse de la sociologue
Zsuzsa Gille sur laquelle nous nous arrêtons maintenant.
1026
O.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. …, p. 258.
A signaler comment les auteurs expliquent dans un premier temps que : "l'hypothèse d'une mise en place
transnationale, par les ONG, de politiques publiques relativement standardisées, est renforcée par le fait que,
malgré les réelles nuances de sensibilité ou d'orientation entre ONG dans leurs pays d'origine, on constate sur le
terrain un aplanissement assez grand de leurs différences. Cela est dû à la fois à la pression des bailleurs en
faveur de l'application de certaines de leurs priorités (…) et au mouvement général de standardisation de l'action
humanitaire" (p. 281). Ils prennent toutefois leur distance vis-à-vis d'une "vision caricaturale" de la dépendance à
l'aide au développement (p. 285) en reconnaissant une marge d'action aux ONG. Sur la question de l'adoption du
vocabulaire des bailleurs de fonds (élément de diffusion du savoir vert telle que décrite par Michael Goldman),
les auteurs s'interrogent pour savoir "si le degré d'emprise du programme codifié est toujours aussi grand, ou s'il
ne procède pas aussi comme une communauté de langage, désignant l'appartenance au monde humanitaire plus
que les procédures effectives mises en place, qui sont aussi et souvent requalifiées après coup en fond des
souhaits des bailleurs de fonds, ou qui correspondent à des perspectives beaucoup plus pragmatiques que celles
de l'empowerment des populations bénéficiaires" (p. 291), o.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail
humanitaire. …, p. 281.
1028
O.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. …, p. 265. "Dès lors, s'il est indéniable
que les ONG constituent aujourd'hui le laboratoire de réorganisations et d'articulations particulièrement
originales entre État, société civile et économie, il est toutefois douteux que cette réorganisation soit entièrement
voulue et maîtrisée par tous les participants à ce processus. Il est tout aussi douteux que l'on puise, à partir de ce
processus, prophétiser la naissance positive d'une «société civile mondiale»- pas plus à l'inverse qu'on ne peut
réduire les ONG à la mission d'ardent fers de lance du projets néo-libéral" (p. 303).
1029
O.c. Pascal DAUVIN, Johanna SIMÉANT, Le travail humanitaire. …, p. 265.
1030
Sidney TARROW, "Rooted cosmopolitans : transnational activists in a world of states", contribution pour
l'atelier de recherché de l'école de recherche sociale d'Amsterdam sur "Contentious politics : identity,
mobilization and transnational politics", 6 mai 2002 (p. 15).
1027
235
236
4. Pollution industrielle socialiste : guide d'utilisation de la
mondialisation
L'article de Zsuzsa Gille que nous avons choisi d'étudier ici a retenu notre attention pour
plusieurs raisons 1031 et notamment par que la controverse étudiée recèle à premier vue de
nombreux points communs avec notre propre étude de cas. Elle se déroule en Hongrie, dans
une région frontalière plutôt sous-développée, sur une longue période de temps (19782000…) et comprend des ramifications extérieures (rôle joué par l'Autriche). Elle mobilise
des acteurs locaux, régionaux, nationaux et internationaux, formels et informels, des intérêts
économiques, mais aussi socio-politiques. Elle s'inscrit tant dans les bouleversements des
années 1980 marqués par cette vague de contestation environnementaliste, que dans les
transformations de l'après 1989 : démocratisation, réorganisation administrative, introduction
de l'économie de marché et procédure d'adhésion aux mécanismes régionaux de coopération
(Union européenne). Elle présente enfin un autre facette de l'argumentaire écologiste, qui
s'appuie sur l'idée de racisme environnemental et le présence de la minorité tzigane dans la
zone concernée par la controverse.
Ces similitudes contribuent incidemment à la contextualisation de l'affaire GabčikovoNagymaros, mais ces apports empiriques restent anecdotiques par rapport à l'intérêt porté à
l'approche (réflexive et historique) et aux présupposés théoriques de la sociologue. L'auteur
s'inscrit en effet dans une recherche plus large portant sur la mondialisation et ce travail est
une illustration de l'apport d'un regard ethnographique localisé.
1031
Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography in a European wasteland. Multinational capital and greens vie for
village allegiance" (p. 240-267), dans Michael BURAWOY et.al., Global ethnography. Forces, connections, and
imaginations in a post-modern world, Berkeley, Los Angeles, London : University of California Press, 2000.
237
A. Garé : déchets toxiques comme planche de salut ?
La controverse étudiée par Zsuzsa Gille se situe dans le village de Garé (petit bourg agricole
de 340 habitants dans le comté de Baranya
1032
, relativement sous-développé et
multiethnique : croates, allemands, roms déplacés dans la région par le régime socialiste) situé
au sud-ouest de la Hongrie (entre Pécs et la frontière avec la Yougoslave, aujourd'hui la
Croatie). Elle porte sur le dépôt de déchets dangereux (dérivés toxiques issus de la production
de pesticides d'une grande usine chimique de Budapest -Budapest Vegyimuvek Rt., répondant
à un accord de troc conclu avec une entreprise autrichienne)
1033
qui a commencé en 1978
sans que la population en ait été informée. La décision est alors confortée par des études
géologiques qui montrent l'imperméabilité du sous-sol (faites à l'origine dans le cadre d'une
prospection pour de l'uranium).
Le village fait parallèlement l'objet d'une centralisation administrative (collectivisation des
terres) et passe pour un temps, sous l'autorité de la ville voisine Szalánta dans le cadre d'un
plan national de réorganisation administrative. C'est cette dernière qui accorde en 1978 le
permis de dépôt des fûts. Le dépôt provoque des inquiétudes au sein de la population locale
sur les conséquences sanitaires (infiltrations toxiques en direction des sources d'eau potable)
pour les hommes, le bétail et le milieu naturel et ce, à partir de 1983. Cette époque est
marquée en Hongrie par l'émergence de nombreux mouvements de protestation locale pour
des cas liés à la pollution industrielle. L'autorité nationale en charge de l'environnement
(OKTH-Országos Környezet Természetvédelmi Hivatal- créée en 1979) effectue à Garé des
études qui montrent la perméabilité du sol et interdit l'enfouissement des déchets sur le site.
L'entreprise sommée par l'État socialiste de débarrasser le site se contente de payer les
amendes. Après 1989, l'inspection de protection environnementale de Transdanubie du sud
contraint B.V. Rt à déplacer les déchets de nouveaux containers et établit un calendrier, qui ne
sera pas respecté.
1032
D'après Zsuzsa Gille, le comté compte un nombre anormalement élevé de décharges par rapport à la densité
importante de sa population (p. 249). Voir la controverse sur l'installation d'une décharge de produits radioactifs
dans le comté de Baranya, Judit JUHASZ, Anna VARI, János TÖLGYESI, "Environmental conflict and political
change : public reception on low-level waste management in Hungary", (p. 227-248), dans Anna VARI, Peter
TOMAS (dir.), Environment and democratic transition, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1993
1033
Source supplémentaire pour la présentation de la controverse : Gusztav KOSZTOLÁNYI , "Where there's
muck there's brass", Central European review, 13 septembre 1999, vol. 1, n°12 www.ce-review.org [consulté en
décembre 2001].
238
La controverse rebondit avec la proposition faite directement par Garé à l'usine de Budapest
(qui bénéficie de l'amnistie générale pour les poursuites intentées sur le motif de pollution de
l'environnement et mise en danger de la santé publique) de construire une centrale
d'incinération des déchets. Une joint-venture (Hungaropec) est créée en 1993 avec des
capitaux français. Celle-ci devient alors la troisième partie d'un nouveau triumvirate
(municipalité de Garé, l'usine chimique de Budapest et Hungaropec) lié par l'objectif de
nettoyer le site par l'incinération des déchets.
L'opposition s'organise alors autour de la ville voisine Szalánta, avec des communes
environnantes dont l'activité économique tourne autour du tourisme thermal et de la
production viticole (collines de Villányi), avec l'aide d'associations d'écologistes locales et
nationales (Cercle de Pécs, Parti vert) et internationales (Verts autrichiens, Greenpeace, US
Peace corps…). Ces derniers disent redouter les impacts environnementaux et économiques
de l'installation de cet incinérateur qui conduira selon eux, au-delà du nettoyage du site pollué
par les déchets chimiques, à l'importation de déchets de l'étranger. L'alliance verte joue sur
plusieurs types de discours dont la dénonciation de la "colonisation écologique" et le "racisme
environnemental", arguant que Bosta (le village devant accueillir le site en bordure de Garé)
est peuplé à 80% par la minorité Rom. Le projet d'incinérateur est finalement abandonné
après plusieurs années d'une controverse très politisée.
Suite à un premier appel d'offre commun (ministère de l'environnement et usine chimique de
Budapest-B.V.Rt), des travaux sont entrepris pour relocaliser une partie des déchets sur le site
prévu de l'incinérateur (le reste devant être détruit), puis arrêtés en août 1998 lors du
changement de gouvernement. Un nouvel appel d'offre confie la destruction des déchets à des
incinérateurs étrangers, négligeant une proposition hongroise d'utiliser l'incinérateur situé à
Dorog (dans le coude du Danube à côté d'Esztergom, objet d'une mobilisation contestataire
locale en 1984), contrevenant aux principes de la convention de Bâle dont la Hongrie est
signataire. En 2005, de nouvelles tests sont à l'essai (notamment la destruction et nettoyage du
site par des bactéries) et des demandes de financement doivent être envoyées à la Commission
européenne. Une nouvelle décision de justice fixe la date limite du nettoyage du site au 31
décembre 2012 (tous les recours juridiques entrepris par l'usine chimique ayant échoué). Pour
239
limiter la contamination des eaux souterraines à partir du dépôt de déchets, des puits de
récupération ont été mis en place 1034 .
Zsuzsa Gille considère que cette controverse sur l'installation de l'incinérateur a été le cas de
pollution environnementale qui a semé le plus de discorde dans le pays et bénéficié de la plus
grande couverture médiatique 1035 . Elle explique que cela a donné lieu à des auditions
publiques, des manifestations, des pétitions, des démissions et des procès (appel de décision
administrative et procédure civile). Elle dit toutefois n'en avoir eu vent qu'en 1993. Nous
avons d'autre part pu constater en reprenant l'historique de l'affaire pour actualiser les
informations, que le projet d'incinérateur n'a finalement été qu'un des aspects de la
controverse. Nous verrons par la suite les limites que cela peut poser au regard de ses
conclusions, notamment quant à l'absence de l'État.
Approche réflexive et historique
Zsuzsa Gille effectue la première partie de son cursus universitaire en Hongrie dans les
années 1980 (économie, sociologie). Elle collabore alors à des mouvements pour la paix et la
défense de l'environnement. Elle va retenir cette controverse de Garé comme étude de cas
pour sa thèse de doctorat en sociologie effectuée aux États-Unis (Université de Santa Cruz,
Californie, soutenue en 1999) qui traite plus généralement de la politique des déchets en
Hongrie dans les années 1980. Elle adopte une approche d'observation participante pour
aborder ce terrain et explique les problèmes de méthodes qui n'ont cessé de se poser à elle.
Le premier problème auquel elle s'est trouvée confronté et celui qui a le plus d'importance à
nos yeux, a été de comprendre les causes de ce conflit au-delà même des faits. Il y avait "tant
de liens avec le passé, avec des lieux proches et éloignés" que sa recherche a pris un tournant
historique inattendu. Elle indique qu'il était impératif d'"aller au-delà du présent"1036 .
Retrouver le contexte social, politique, historique et ethnique de cette région s'est avéré
nécessaire "parce que la mémoire collective des villageois, souvent manipulée par les
1034
Balázs MÁTÉ, "Még évekig szennyez Garé", Dunántúli Napló, 11 juin 2005 [Garé va polluer encore
plusieurs années], Balász MÁTÉ, "Nincs pénz Garéra", Dunántúli Napló, 17 novembre 2004 ["Pas d'argent pour
Garé"].
1035
Zsuzsa GILLE, "Cinderellas of Europe : waste, food, and cleanliness in postsocialist politics", Anthropology
of East Europe Review, 2002, vol. 20, n°1, 6 p. (p. 2/6).
1036
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 241.
240
dirigeants, affectait de façon significative les termes du débat" 1037 . Il ressort de cette approche
inductive réflexive, une appréhension particulière de la controverse centrée sur les discours et
les représentations mentales qui offre un champ d'analyse qu'il nous a semblé important
d'explorer.
Une des motivations principales de Zsuzsa Gille est en fait de rétablir la vérité sur le problème
environnemental en Hongrie 1038 car le "cas (…) transgressait nos hypothèses sur la
destruction environnementale qui avait eu lieu dans les anciens pays socialistes" 1039 . Elle
refuse en fait cette "représentation immuable/durable de l'Europe de l'Est comme terrain
vague (wasteland)" au sens figuré et littéral et dénonce "la juxtaposition de cette image avec
des images de propreté, de naturel, de pureté du capitalisme [qui] crée l'impression [que]
l'occidentalisation réduira la quantité de déchet et par conséquent bénéficiera tant à l'économie
qu'à l'environnement" 1040 .
Elle fait un retour sur le passé en consultant les archives pour comprendre les origines
précises de cette pollution industrielle. Pourquoi ces déchets toxiques ? Comment l'usine
chimique de Budapest a été amenée à produire de tels pesticides ? Quels étaient les rapports
avec le gouvernement central, avec la politique industrielle et commerciale de la République
populaire de Hongrie ? Pourquoi le village de Garé ? Quelle était la politique du régime
socialiste en matière de développement régional et plus particulièrement dans cette région de
la périphérie ? etc. Cette image de terrain à l'abandon résulte pour la sociologue "d'une part,
de la position de la Hongrie dans la division internationale du travail structuré par la
dépendance politique du pays vis-à-vis de ces partenaires commerciaux socialistes et d'autre
1037
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 241.
Voir à nouveau Zsuzsa GILLE, Two pairs of women's boots for a hectare of land : nature and the
construction of the environmental problem in state socialism", Capitalism, Nature, Socialism, décembre 1997,
vol. 8, n°4, où l'auteur s'intéresse aux différentes théories expliquant la destruction de l'environnement par les
régimes socialistes et relève que seule une attention portée aux relations entre société et nature sont utiles (et non
les différences entre socialisme d'État et capitalisme). Elle relève les différences de valeur accordées aux
ressources naturelles (valeur administrative différente de la valeur sociale) pour comprendre le décalage entre le
contrôle sur les ressources assuré au niveau central et les stratégies mises en place au niveau des entreprises. Les
ressources devenaient une monnaie d'échange pour établir des relations de confiance en dehors de toute
rationalité économique ou même administrative. Voir aussi Zsuzsa GILLE, "Legacy of waste or waste legacy ?
The end of industrial ecology in post-socialist Hungary", (p. 203-231), dans Arthur P.J.MOL, David
A.SONNENFELD, Ecological modernisation around the world. Perspectives and critical debates, Londres et
Portland : Frank Cass, 2000, où elle démontre que pendant le socialisme, la Hongrie avait déjà institué une
approche préventive des déchets industriels centrée sur la production, équivalente de l'écologie industrielle.
1039
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 241.
1040
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 242.
1038
241
part de sa dépendance économique vis-à-vis de l'Ouest" 1041 . Elle souligne la part de
responsabilité de l'État qui a choisi comme maître mot de diviser les communes pour mieux
régner et laissé l'usine chimique stocker de produits toxiques dans une zone rurale éloignée et
défavorisée. Zsuzsa Gille reconnaît toutefois aux dirigeants de l'entreprise des circonstances
atténuantes pour s'être engagés dans cette stratégie de production de survie, étant donné le
climat de défiance ambiant avec un État dont l'attitude et les politiques limitaient les choix.
La conclusion de cette première étape conduit la sociologue à recadrer la controverse dans la
grande histoire par rapport à "un contexte mondial (…) [qui] se caractérise le mieux par la
politique Est-Ouest de la guerre froide et la détente, et par un État qui arbitrait les relations
économiques centre-périphérie, contrôlait les moyens de production et libre de toute
contrainte démocratique" 1042 . Elle n'en tire toutefois aucune forme de déterminisme. "Les
communes qui ont recouvré nouvellement leur indépendance vis-à-vis de l'État et se
retrouvent à s'affronter pour les ressources, font face à des choix qui sont plus compliqués et
qui ne trouvent pas forcément leur place dans les méga-scénarios et méga-identités" 1043 . Au
contraire, elle s'attache à démontrer comment les acteurs, recouvrant la liberté d'expression et
de décision, peuvent utiliser le passé à leur profit ou plutôt réinterpréter de manière subjective
le passé pour légitimer, au présent ,des stratégies, des alliances, et des oppositions.
Conflit d'images et jeux de représentations
Les faits invalident de toute façon l'idée d'une continuation d'un scénario fataliste écrit sous le
communisme. Preuve en est l'alliance qui va se nouer rapidement entre la victime et son
bourreau, à savoir le village de Garé et l'usine chimique de Budapest et qui va se renforcer
dans le temps à la faveur de la démocratisation et du retrait de l'État dans la (des) région(s).
"Le vide laissé par la disparition de l'État dans les domaines financiers et administratifs a été
vite rempli par les forces mondiales et les discours, que la nouvelle élite a utilisés avec succès
pour son propre intérêt, sous le slogan du nettoyage" 1044 . Par forces mondiales, la sociologue
entend les intérêts économiques de l'industrie occidentale des déchets et toute sa
démonstration se fonde sur leur utilisation dans une stratégie locale de subsistance. "Garé voit
1041
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 250.
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 250.
1043
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 243.
1044
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 252.
1042
242
l'incinérateur comme un manière de revenir dans le chemin historique d'innovation qui était le
sien 1045 et qui aurait déraillé sous le socialisme" 1046 . Dans le discours des partisans, le projet
industriel prend des allures de "petit paradis". De décharge, on souhaite arriver à "village
modèle" où les occidentaux pourraient venir étudier les technologies les plus récentes.
Pour Zsuzsa Gille cela dénote une volonté de revanche du village Gáré sur la petite ville de
Szalánta (qui a bénéficié de contreparties pour l'autorisation donnée d'installer une décharge
sur la commune de Garé)et illustre les contreparties attendues par Gáré : compensations
financières (l'équivalent de six fois son budget annuel dont 40% ont été versés en 1994 pour
payer des dépenses d'infrastructures, des soupçons pèsent toutefois sur le détournement des
fonds à des fins électorales), participation aux profits. La sociologue insiste sur le fait que les
espoirs de la population étaient grands (source de revenus) mais que seule l'élite villageoise en
a réellement tiré des profits. Les résultats politiques n'ont pas été démocratiques : "L'influence
grandissante du village sur ses voisins et la bonne tournure de négociation avec une firme
occidentale ont permis à l'élite [que Gille ne définit pas vraiment] de faire taire la dissidence
et d'affaiblir le contrôle public sur toutes ces questions, même celles touchant pas à
l'incinérateur" 1047 .
La présentation de l'autre partie de cette alliance improbable, à savoir les représentants des
intérêts économiques, est tout aussi critique. Zsuzsa Gille montre que "des agents occidentaux
ont contribué à conforter l'ancienne image en exportant des déchets toxiques et des usines de
traitement en Europe de l'Est. Le renouveau de certaines identités et histoires locales a joué un
rôle crucial dans la perpétuation de la [représentation de la] région comme terrain vague" 1048 .
Ces agents ont "fomenté des discours et des actions politiques qui collaient parfaitement avec
la représentation négative de la politique post-socialiste [politique régressive, belliqueuse,
image d'un chaudron ethnique bouillant !]" 1049 . Zsuzsa Gille explique ainsi que "les
exportateurs occidentaux peuvent seulement compter sur le désespoir économique de l'État et
des communautés locales, autant que sur la faiblesse des nouvelles institutions démocratiques.
1045
Centre culturel et religieux au XVe siècle abritant de riches propriétaires terriens, aurait eu une position
dominante jusqu'en 1960, date de la création de la coopérative agricole dont date les discriminations contre le
village et prise d'ascendance de Zsalánta, O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 248-249.
1046
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 258.
1047
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 259.
1048
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 242.
1049
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 243.
243
L'ensemble des mesures d'assistance pour la transition et la politique explicite de l'Union
européenne encourage ce mouvement d'installation de déchets pour produire de l'énergie sur
la moitié est du continent européen 1050 . Elle dénonce par exemple la rhétorique des brochures
vantant les mérites de l'incinérateur qui propageaient un discours sur-mesure pour représenter
Garé entrant dans le "courant sanguin de l'Europe". Les années de controverse sont passées
sous silence. L'usine chimique devient une victime du régime socialiste puis un héros, qui
permettra à Gáré d'entrer dans l'Europe en brûlant les déchets toxiques.
A l'inverse de cette alliance d'intérêts qui promeut un paradigme rationaliste économique, la
ville de Szalánta se présente comme "le gardien de la santé physique et moral du district" 1051 .
Le discours parle de la "saleté morale" 1052 des opposants attirés par un argent "sale" car gagné
en incinérant des déchets. Dans cette alliance constituée de Szalánta, des communes
environnantes et d'associations écologistes hongroises et étrangères, Zsuzsa Gille voit l'appel
à une autre force globale : "le mouvement environnemental international" 1053 . Pour la
sociologue, la société civile mondiale existe et ce deuxième mouvement en est un pilier
essentiel. Le fait que les membres du mouvement anti-incinérateur aient réussi à s'y insérer et
à en tirer partie en est la preuve.
Ainsi "l'alliance verte s'inspire de l'un des discours mondiaux environnementaux courants –le
NIMBY-isme- et d'autres qui le sont moins comme le racisme environnemental et la
colonisation écologique" 1054 . Elle indique comment les verts sont venu éduquer les habitants
Roms de Bosta [commune où devait être installé l'incinérateur] sur leurs droits et comment les
pressions économiques de Szalánta sur le village ont réussi à faire changer la commune de
camp pour rejoindre les opposants à l'incinérateur. Il s'agit ici de l'instrumentalisation du
niveau local, d'une internationalisation des problèmes mondiaux dans le cadre d'une
1050
Voir sur la politique des déchets et le rôle de l'UE, Zsuzsa GILLE, "Europeanising Hungarian waste
policies : progress or regression ?", Environmental Politics, printemps 1994, vol. 13, n°1, p. 114-134, où elle
cherche à déterminer qui, de la pression qu'exerceraient les intérêts économiques de l'industrie européenne de
traitement des déchets pour la conquête de ces nouveaux marchés ou du discours accentuant l'arriération de ces
pays d'Europe centrale (backwardness) légitimant les interventions extérieures, a joué le plus dans l'abandon
d'une politique de prévention des déchets au profit d'une stratégie d'incinération et de décharges.
1051
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 254.
1052
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 260.
1053
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 246.
1054
O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 255.
244
protestation locale 1055 . Elle revèle comment l'exploitation de thématiques à première vue
altruistes a pu renforcer les positions d'un camp dans ce qui est devenu une lutte de pouvoir
aux accents pas très glorieux 1056 .
Il ressort de cette opposition frontale des représentations mentales, une mobilisation différente
de la référence européenne. Dans leur discours, les verts stigmatisent l'UE pour vouloir
exporter ses déchets à l'Est et la France (pays d'origine des capitaux pour construire
l'incinérateur) qui fait référence à la responsabilité du président Clémenceau dans la partition
de la Hongrie après le traité de Trianon (interprétation historique fréquent en Hongrie). Pour
eux, la politique de l'usine chimique B.V.Rt et de sa joint-venture ne sont que la continuation
de la période socialiste dans la mesure où les concepts de démocratie et d'autonomie locale
continuent à être bafoués 1057 . Les verts idéalisent toutefois l'Europe ou plutôt une européanité
idéalisée (europeaness) pour ses valeurs démocratiques, l'environnementalisme et la résistance
à toute forme de racisme.
Zsuzsa Gille démontre au final que derrière cette controverse se trouve "une histoire de forces
globales qui ne sont pas aussi contraignantes [que l'on pouvait le penser] et qui peuvent même
favoriser l'épanouissement. C'est une histoire dans laquelle les acteurs locaux peuvent user de
leur imagination pour utiliser les forces à leur profit" 1058 . Elle insiste sur ce potentiel
libérateur de l'imagination politique et l'appropriation du discours car sans cela, on ne peut
comprendre ce qui se passe à l'Est et notamment [le phénomène de] "régénération de la
politique" au niveau local 1059 .
1055
A noter que cette internationalisation est reconnue, voir par exemple, Kathryn KECK "Social equity and
environmental politics in Brazil. Lessons from the rubber tappers of Acre", Comparative politics, juillet 1995,
vol.27, n°4, (p. 409-424) et l'étude de cas consacrée aux travaux de Kathryn Keck et Margaret Sikkink.
1056
"La sensibilité aux questions d'argent a déclenché des attaques quasi quotidiennes des deux côtés :
accusations de corruption, de bafouer la déontologie. Ces accusations ont déjà débouché sur des procès pour
diffamation et relancent le débat sur la corruption au niveau national, sur le type de transition à mettre en œuvre
et sur la signification de ce retour en Europe. O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 260.
1057
"Ils voient l'incinérateur de Garé comme la continuation implicite de la politique de développement régional
socialiste qui favorise une distribution de l'industrie à travers le pays de manière plus ou moins égale au nom de
l'égalité sociale et géographique" alors que les verts préféreraient préserver les milieux naturels des zones
agricoles. . O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 257.
1058
. O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 261. "Les acteurs ont pu non seulement mettre ces
questions économiques sur l'agenda politique mais encore influencer de nombreuses autorités sans le concours
de l'État" et cela a été possible avec la mobilisation par le partenaire occidental, de symboles forts et de
l'opposition entre saleté du passé socialiste et pureté de l'Ouest.
1059
Elle considère que le rejet du projet d'incinérateur à plus à voir avec la politique occidentale qu'avec
l'héritage de l'Est, .o.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 263.
245
Elle dénombre quatre facteurs favorisant un tel processus : "1. la disparition d'un État
omniprésent 2. un sens puissant de l'histoire locale 3. les mises en relation directe entre les
communes et les forces globales
4. la nature du problème, à savoir d'ordre
environnemental" 1060 . Elle y voit le signe de la vivacité de la société civile, minimisée selon
elle, dans la littérature universitaire parlant de transition, et la preuve du rôle joué par la
mondialisation "qui permet aux communes d'accéder au monde extérieur" 1061 . Dans cette
perspective la mondialisation ne se limite par à la pression exercée par les intérêts
économiques, mais dispense aussi un discours environnemental qui a permis "la mise en cause
de certaines autorités et visions du développement" 1062 .
La controverse de Garé a démontré selon Zs. Gille que d'une part le pouvoir a consisté à
"définir la valeur économique d'une région (…) [et à] déterminer la signification des symboles
puissants comme "Europe" ou "démocratie" " 1063 , d'autres part que les citoyens avaient un
rôle à jouer dans la création/mobilisation de représentations mentales 1064 . La sociologue
relève également l'inexactitude des schémas binaires résumant l'avenir de la région à un choix
unique : nationalisme totalitaire ou démocratie cosmopolite 1065 en insistant sur la complexité
de situations où s'entremêlent mémoire collective, stratégie économique et lutte de pouvoir
local.
B. Saisir l'espace dans les relations sociales
Zsuzsa Gille fonde son article "Cognitive cartography…" sur les concepts théoriques
d'imagination historique et de cartographie ou représentation mentale (cognitive mapping1066 ).
1060
. O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 261.
. O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 262.
1062
. O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 262.
1063
. O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 262.
1064
"Les deux camps ont mené la lutte [en mobilisant] des images différentes du monde et [avec] des visions
affirmées de ce qu'était le mondial et le local" . O.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive cartography…", p. 262.
1065
Encore résumé par l'opposition "ouverture ou fermeture" vis-à-vis de l'Est, o.c. Zsuzsa GILLE, "Cognitive
cartography…", p. 243.
1066
Référence faite par Zsuzsa Gille à l'ouvage du critique marxiste Fredric JAMESON, Postmodernism, or, the
culturel logic of late capitalism, Durham : Duke University Press, 1991, voir aussi l'article publié sous le même
titre dans New Left Review, 1984, n°146, p. 56-92 où il théorise sur la production culturelle dans une ère dite de
capitalisme tardif. Pour lui la cartographie mentale est un mode de représentation de l'individu dans une totalité
plus large, difficilement représentable. A noter la réflexion marxiste sur les relations de la société et de l'espace
dans Kevin R. COX, "Classes, localisation et territoire", (p. 161-173), dans Jacques LEVY (dir.), Géographies
du politique, Paris : Presses FNSP, 1991, "la localisation est une dimension nécessaire de la politique" (p. 162)
"les relations de classe se constituent dans des lieux particuliers. Les tentatives faites par la suite pour modifier
1061
246
Ce dernier concept s'appuie la question de représentation, notamment spatiale, et attire
l'attention sur l'espace pour comprendre les relations sociales. Point de convergence entre
sociologues et géographes 1067 , l"'insistance sur la contextualité de l'action (…) est depuis
longtemps caractéristique de la micro-sociologie" 1068 , qu'il nous semble important de relever à
ce stade de notre recherche.
Les outils du géographe
L'entrée du Dictionnaire de la géographie 1069 à "représentation" 1070 apporte un éclairage qui
nous permet de comprendre l'usage du concept par Zsuzsa Gille qui se disperse entre
représentations mentale, sociale 1071 et spatiale 1072 . Elle introduit le terme de "cartographie
mentale" (cognitive cartographie) pour parler de l'image générale de l'ex-Europe de l'Est
assimilée à un terrain à l'abandon (wasteland) et pour dénoncer une représentation
(characterization) négative de la politique post-socialiste marquée par l'irrationalité et les
rivalités ethniques et religieuses. La sociologue utilise le terme de "représentation" au sujet
des discours portant sur l'avenir politique et économique présentant des alternatives possibles
et des projections différenciées selon les acteurs. Elle fait enfin allusion enfin de
ces rapports de classes impliquent nécessairement des changements de localisation, de telle sorte qu'une
dimension politique de la localisation devient un aspect nécessaire de la lutte des classes" (p. 163).
1067
Voir aussi Peter J.TAYLOR, "Géographie politique et systèmes-monde", (p. 175-189), dans o.c. Jacques
LEVY (dir.), Géographies du politique… sur la géographie politique, son renouveau dans les années 1980 et les
"théories dans lesquelles l'espace et le temps jouent un rôle primordial pour examiner la nature du changement
social" (p. 177).
1068
John AGNEW, "Les lieux contre la sociologie politique", (p. 145-159), dans o.c. Jacques LEVY (dir.),
Géographies du politique… (p. 148) où il présente une "approche centrée sur le concept de lieu en tant que
noyau de la structuration des relations sociales" (p. 146).
1069
Jacques LEVY, Michel LUSSAULT (dir.), Dictionnaire de la géographie, Paris : Belin, 2003, voir p. 790793.
1070
Dans Antoine BAILLY, Hubert BEGUIN, Introduction à la géographie humaine, Paris : Armand Colin
2003, est qualifiée de "comportementale la vision de la géographie qui privilégie l'étude des représentations et de
l'imagination pour expliquer l'influence des processus cognitifs sur la connaissance et les pratiques spatiales",
p. 29.
1071
"Les représentation sociales (…) correspondent à des formes de connaissance ordinaire, socialement
élaborées et partagées, à visée pratique notamment dans la maîtrise de l'environnement et l'adoption d'attitudes et
de comportements collectifs. Elles participent en outre à la construction d'une vision commune de tous les
membres d'un collectif" o.c. Jacques LEVY, Michel LUSSAULT (dir.), Dictionnaire… (p. 791).
1072
"Les représentations spatiales (…) portent sur (…) les localisations, les différenciations et les limites ou
continuums spatiaux, les distances, les connexions, les interactions localisées (…). Ces représentations peuvent
être immatérielles (le sentiment d'éloignement ou d'isolement par exemple) ou/et fixées dans des objets matériels
(une carte …), individuelles ou sociales (les stéréotypes de la ville américaine)" (p. 791). Elles sont "subjectives,
au sens où elles permettent à un sujet de se représenter un espace, en le rendant présent à la conscience (…). Le
géographe peut les étudier via des outils qui possèdent divers statuts cognitifs : cartes mentales (…), énoncés de
247
"représentation spatiale" quand elle qualifie les efforts déployés par les acteurs pour inscrire
leurs actions dans le sens d'un rapprochement avec une Europe prospère et démocratique, que
ce soit celle des sièges sociaux des industriels ou des associations environnementalistes.
Zsuzsa Gille cherche avant tout à réintroduire l'idée que le niveau microsociologique, à savoir
les citoyens ancrés dans un lieu précis (et non au sens large), comptent et d'autant plus s'ils
peuvent ou savent manipuler à leur profit des forces extérieures censées a priori les écraser et
exploiter les particularités du lieu d'où ils agissent : "maîtrise de l'environnement", "adoption
d'attitudes collectives", "construction d'une vision commune", "véhicules d'intersubjectivité et
moyens de communication". On retrouve ici les préoccupations de nombre de géographes,
parmi lesquels John Agnew qui propose une approche "centrée sur le concept de lieu en tant
que noyau de la structuration des relations sociales" 1073 . Pour lui les lieux sont "localisés en
fonction des exigences d'une division du travail développée dans l'espace et d'un système
global de production matérielle et de distribution. Le «face-à-face» de la société locale dans
l'action est enraciné dans une société territoriale plus vaste" 1074 .
Représentations et production d'espace
La définition du lieu1075 est quant à elle très large et comprend plusieurs aspects : "[1] le cadre
dans lequel les relations sociales (qu'elles soient informelles ou institutionnelles) se
constituent ; [2] la localisation, comme réalité géographique comprenant le cadre de
l'interaction sociale tel qu'il est défini par des processus sociaux et économiques fonctionnant
sur une plus grande échelle ; [3] enfin le sens du lieu, «structure de sensation» locale" 1076 .
Pour comprendre les réalités sociales au niveau local il faut en effet saisir le niveau macro
c'est-à-dire l'"ordre objectif de la localisation et (…) l'identité territoriale subjective au sens du
lieu. Tous ces aspects sont liés et si en fin de compte, le local est l'élément le plus central d'un
valeurs attachées aux lieux, visions du monde. (…) Elles s'avèrent des véhicules d'intersubjectivité et permettent
de communiquer", o.c. Jacques LEVY, Michel LUSSAULT (dir.), Dictionnaire… (p. 791).
1073
John AGNEW, "Les lieux contre la sociologie politique", (p. 145-159) dans Jacques LEVY (dir.),
Géographies du politique, Paris : Presses FNSP, 1991, (p. 146)
1074
O.c. John AGNEW, "Les lieux…", p. 149.
1075
Voir l'entrée "lieu" dans o.c. Jacques LEVY, Michel LUSSAULT (dir.), Dictionnaire… (p. 558-563) où cette
définition de "la relation de l'individu et du groupe au lieu ou au territoire est posée comme problématique
centrale à la géographie humaine" (p. 558). "Le concept de lieu, du point de vue de la human geography,
exprime un plus grand souci pour le territoire et l'espace social que pour le seul paysage et une plus grande
attention pour un sujet actif qui se transforme lui-même tout en transformant le monde" (p. 559).
1076
O.c. John AGNEW, "Les lieux…", p. 150.
248
point de vue sociologique, il doit comporter un fondement géographique. En d'autres termes,
le local est l'élément géo-sociologique central dans le concept de lieu, il est structuré par la
pression exercée par la localisation et il donne naissance à son propre sens du lieu" 1077 . John
Agnew pense que "ce qui se passe dans les lieux ne peut être compris sans faire référence aux
«forces extérieures» qui contribuent à définir le lieu [rapports entre propriétaires terriens,
ouvriers, patrons et paysans…les guerres, les récessions économiques, les coups
d'État…]." 1078 ..
Comme l'explique la chercheurse Karoline Postel-Vinay, l'évolution de la géographie et le
renouvellement de l'objet même de la discipline en faveur d'une vision dynamique, a permis
de mettre en évidence cette relation entre géographie et sociologie 1079 visible ici dans les
travaux de la sociologue. "La lecture de la localité, non pas comme donnée fixe mais comme
donnée stratégique dans l'interprétation des faits sociaux, constitue une première étape vers
une relecture des référents spatiaux" 1080 . C'est également en partie à ces nouvelles
géographies 1081 , au nombre desquels figurent les travaux des adeptes du post-modernisme
1077
O.c. John AGNEW, "Les lieux…", p. 151.
o.c. John AGNEW, "Les lieux…", p. 151. Dans John AGNEW, "Mapping political power beyond state
boundaries : territory, identity, and movement in world politics", Millennium : Journal of International Studies,
1999, vol. 28, n°3, p. 499-521), le géographe reprend la question de la territorialisation du politique, mais aussi
le concept de pouvoir. Pour lui "les relations de pouvoir sont mieux appréhendées en pensant les rapports des uns
et des autres en terme de territorialisation du pouvoir et de réseaux de pouvoir dispersés, dans lesquels les
personnes, les États et les autres acteurs sont enchâssés et localisés spatialement" et si l'on prend en compte les
changements dans le temps (p. 502). Il reprend les travaux sur les différentes modélisations de ce pouvoir de
Marie-François DURAND, Jacques LEVY et Denis RETAILLE, Le monde : espaces et systèmes, Paris : presses
de la Fondation Nationales des Sciences Politiques, 1998. J. Agnew n'entend pas que "l'État soit encore traité
comme une donnée, un acteur ontologique et moral (….) sans considération pour le contexte sociologique"
(p. 509). Pour lui, "le pouvoir des États n'est jamais le résultat de l'action à une seule échelle géographique, celle
des États territoriaux individuels, mais [dépend] aussi des règles sociales à l'œuvre à une échelle géographique
plus large ou plus basse ("from below"). Le fait étatique (statehood) résulte de la reconnaissance d'autres États"
(p. 511). Voir aussi sur la territorialisation du politique o.c. Bertrand BADIE, Marie-Claude SMOUTS, Le
retournement du monde…, p. 34 et suivantes.
1079
Karoline POSTEL-VINAY, "La transformation spatiale des relations internationales", dans Marie-Claude
SMOUTS (dir.), Les nouvelles relations internationales, Paris : Presses de la Fondation Nationales des Sciences
Politiques, 1998 (p. 163-181).
1080
O.c. Karoline POSTEL-VINAY, "La transformation spatiale…", p. 169.
1081
Relevons ces citations qui rendent compte du changement épistémologique opéré : "Ce qui tente la
géographie actuelle, c'est finalement d'élucider la définition et la fonction de lieu, cette propriété de la distance
annulée par laquelle les différents secteurs de l'activité sociale entrent en interaction ; simplement, la recherche
de l'unité et de la différence" (p. 96). "Faire de la géographie, c'est chercher le lieu de la société et non pas définir
la société par le lieu donné ; faire de la géographie, c'est comprendre la société par la manière dont elle règle les
distance", Denis RETAILLE, "La vérité des cartes", Le débat, novembre-décembre 1996, n°92, numéro spécial
consacré aux nouvelles géographies. Il suggère ailleurs de "politis[er] la géographie et dégéopolitis[er] le
politique, en organisant une rencontre inter-disciplinaire qui permette aux géographes de ne plus se contenter
d'une vision sommaire du politique et aux politistes de se dégager d'une représentation sommaire de l'espace
1078
249
(mais pas seulement), que l'on doit l'introduction de l'approche spatiale dans la discipline des
relations internationales 1082 . Le géographe Alexander Murphy explique que jusque là, la
géographie n'avait été qu'une toile de fond pour les internationalistes 1083 et c'est la
réintroduction de l'histoire 1084 qui a permis changer les choses. L'ouvrage La fin des
territoires publié par Bertrand Badie est un exemple de cette réintroduction de la dimension
spatiale 1085 dans l'analyse des relations internationales 1086 .
La posture adoptée par la sociologue Zsuzsa Gille correspond plus précisément aux
hypothèses de l'un des courants, la géographie politique, qui consiste à "voir le pouvoir
comme toujours influencé par des modes de représentation ou des manières de parler et de
voir le monde". Dans cette approche qualifiée de post-moderne 1087 , "les conflits sont compris
géographique" (p.42) Denis RETAILLE, "L'État, le territoire et les relations internationales. Nouvelles
approches géographiques", Revue du moinde musulman et de la Méditerranée, 1993/2-3, n°68-69, p. 41-64.
1082
Jusque là "l'analyse des relations internationales s'est contentée d'entériner un ordre géographique sans le
soumettre à l'examen critique : le découpage terrestre entre les hommes", O.c. Denis RETAILLE, "L'État, le
territoire …", (p. 41).
1083
Alexander B.MURPHY, " "Living together separately". Thoughts on the relationship between political
science and political geography", Political geography, 1999, vol. 18, n°18, p. 887-894.
1084
Par exemple voir la démarche historique de John AGNEW, "The territorial trap : the geographical
assumptions of international relations theory", Review of International Political Economy, printemps 1994,
vol. 1, n°1, p. 53-80.
1085
A noter la différence de terminologie essentielle entre les géographes anglophones qui travaillent à partir des
notions de space/place (espace/lieu) alors qu'en France le terme de territoire est "fondamentalement lié à des
processus d'identification et d'appropriation" cf. Jean-François STASZAK, "Nouvelles approches du lieu" JeanFrançois STASZAK, "Nouvelles approches des lieux", (p. 249-271), o.c. J.F.STASZAK, B.COLLIGNON,
C.CHIVALLON, B.DEBARDIEUX, I.GENEAU de LAMARLIERE, C.HANCOCK (dir.), Géographies anglosaxonnes, Paris : Belin p. 253. Une différence accentuée dans le domaine des relations internationales où la
réflexion tourne autour des attributs de l'État et où le dialogue établi avec la géographie prend appui sur le
territoire : voir le dossier spécial de la revue Cultures et Conflits, hiver 2002, n°21-22, "L'international sans
territoire", et les usages terminologique: espaces a-territoriaux, non-territoriaux, organisations extra-territoriales.
1086
"Au total, la territorialité n'est pas dissoute : elle est en revanche atteinte non seulement dans sa prétention à
définir un cadre de souveraineté, mais aussi dans sa vocation à contrôler de façon déterminante les actions et les
relations sociales", p. 135. L'internationaliste travaille sur les recompositions des configuration spatiales et
l'influence des processus sociaux, dans Bertrand BADIE, La fin des territoires. Essai sur le désordre
international et sur l'utilité sociale du respect, Paris : Fayard, 1995.
1087
"Une variété de mouvements intellectuels et de courants regroupés (souvent grossièrement) sous les
étiquettes de "post-modernisme", "post-structuralisme" et "post-colonialisme" ont souligné l'importance des
problèmes que les géographes politiques se battent pour aborder : la dé-territorialisation et re-territorialisation, la
micro et macro-géopolitique des États et systèmes de contrôle, l'espace, le pouvoir et le lieu", cf. 1087 John
AGNEW, Katharine MITCHELL, Gerard TOAL, "introduction", (p. 1-9), dans John AGNEW, Katharine
MITCHELL, Gerard TOAL (dir.), A companion to political geography, Blackwell Publishing, 2003, (p. 4). Voir
aussi cette présentation des présupposés des post-modernes et des tenants du post-colonialisme, dans Sankaran
KRISHNA, "Boundaries in question", (p. 302-314), dans (o.c.) John AGNEW, Katharine MITCHELL, Gerard
TOAL (dir.), A companion to political geography, Blackwell Publishing, 2003, "ils sont critiques de la tendance
moderniste de fétichiser les frontières et l'espace national, ils sont opposés à la croyance moderniste qui cherche
à aligner territoire et identité. Ils partagent un anti-essentialisme qui perçoit l'identité et la différence comme
réciproquement constitutives (…). Ils se montrent sceptiques face aux grands récits (libéralisme, nationalisme,
socialisme, capitalisme…) (…) et les voient comme un réseau de pouvoir/savoir qui impose des interprétations
250
en fonction de récits concurrents et d'histoires dans lesquels chaque partie parle d'elle-même
et de l'autre. Les identités nationales sont perçues comme construites autour de mémoires
populaires qui nécessitent des commémorations répétées (…). Les groupes inventent ou
maintiennent leur identité en s'associant à des lieux spécifiques et aux images que ces lieux
transmettent à de plus larges publics" 1088 .
Cette démarche particulière, qui fait la part belle au rôle des représentations dans la
production de l'espace, ne fait toutefois pas consensus. Le géographe Denis Retaillé, partisan
de l'analyse systémique, explique que ces méthodes géographiques qui consistent à "identifier
et surtout hiérarchiser les acteurs des relations sociales dans la production d'espace et observer
les effets de leurs jeux sur l'identité des lieux et sur l'identification des groupes sociaux aux
lieux" ne sont pas sans danger. Il relève premièrement comment la démarche est conditionnée
"par l'auto-énonciation des acteurs et comprend le risque et ne pas pouvoir sortir des
représentations" et deuxièmement comment le territoire est transformé en "objet social total
quelle que soit sa structure" 1089 .
A noter enfin les travaux de la géographe Muriel Rosemberg qui reflètent une réflexion plus
avancée sur le champ dans lequel s'est engagée Zsuzsa Gille. Travaillant également sur une
controverse 1090 , la géographe cherche à appréhender les dynamiques spatiales et temporelles
sur la réalité" (p. 305). Voir Karoline POSTEL-VINAY, "Géographie et pouvoir", Critique Internationale, 2001,
n°1, p. 51-58, pour une distinction éclairante entre les différentes postures adoptées en géographie : ceux qui se
posent la question du "comment" auquels appartient John Agnew et Denis Retaillé ("ils examinent les nouvelles
conditions de la production de la géopolitique, telles que la diversification des acteurs des relations
internationales et la globalisation des problèmes") et ceux qui se demandent "qui" comme les tenants de la
géopolitique critique déjà cités comme Gearóid O' Tuathail, Simon Dalby …("pour [eux] ce qui importe c'est
l'usage que font les acteurs politiques, plus particulièrement les gouvernements, des codes géographiques")
(p. 54). Voir la présentation du post-modernisme en géographie dans le recueil de textes rassemblés par
J.F.STASZAK, B.COLLIGNON, C.CHIVALLON, B.DEBARDIEUX, I.GENEAU de LAMARLIERE,
C.HANCOCK, Géographies anglo-saxonnes. Tendances contemporaines, Paris : Belin, 2001, p. 10-15. Et la
position des géographes français dans le numéro spécial, "la géographie postmoderne", Espace géographique,
janvier 2004, n°1.
1088
o.c. John AGNEW, Katharine MITCHELL, Gerard TOAL, "introduction", (p. 1-9), dans John AGNEW,
Katharine MITCHELL, Gerard TOAL (dir.), A companion to political geography, Blackwell Publishing, 2003,
(p. 4). A noter le travail sur l'"imagination géographique" "imagination géopolitique" à partir d'une relecture
post-moderne de John Agnew par Gearóid O' TUATHAIL (Gerard TOAL), "Geopolitical structures and
cultures : towards conceptual clarity in the critical study of geopolitics", (p. 75-102), dans Lasha
TCHANTOURIDZE, Geopolitics. Global problems and regional concerns, Bison Paper 4, janvier 2004.
1089
voir Denis RETAILLE, "L'État, le territoire et les relations internationales. Nouvelles approches
géographiques", Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, février 1994, n°68-69, p. 41-63. (p. 59)
1090
Voir Muriel ROSEMBERG "Questions sur un conflit d'aménagement : le parvis de la Cathédrale d'Amiens",
(p. 165-186) dans Patrice MELE, Corinne LARRUE, Muriel ROSEMBERG (coord.), Conflits et territoires,
Tours : Presses Universitaires François Rabelais, 2003.
251
des faits 1091 , tout en développant l'idée que les différents regards portant sur l'espace sont
"socio-centriques" : "toute représentation est représentation de quelque chose et de quelqu'un,
répond à un intérêt (de connaissance), [et] est donc en décalage avec son référent" 1092 . Elle
conclut que toutes les représentations spatiales et sociales doivent être intégrées à un
questionnement géographique de manière à comprendre le rôle joué par l'imagerie spatiale
dans la production d'espace. L'espace n'est pourtant qu'une ressource, "comme
l'environnement et le patrimoine, sont des arguments dans une polémique particulière parce
que l'on sait qu'ils constituent des enjeux d'ordre général et parce qu'ils sont des mots en
usage" 1093 . Aussi s'avère t-il nécessaire de mettre en relation représentations spatiales et
pratiques "si l'on veut éviter de confondre discours et représentation de l'espace" 1094 .
Or c'est justement cette mise en relation qui fait défaut dans l'article de Zsuzsa Gille où sont
repris et confrontés les discours des uns et des autres sans prise réelle sur la réalité 1095 . Muriel
Rosemberg explique par ailleurs qu' "il ne suffit pas d'établir une relation entre une
représentation et un comportement spatial pour démontrer le rôle géographique de la
première" 1096 .
C. Visions ethnographiques de la mondialisation
L'article de Zsuzsa Gille s'inscrit dans une recherche porant sur la mondialisation menée sous
la direction du sociologue Michael Burawoy à l'Université de Berkeley dont sont issus
1091
Muriel ROSEMBERG, "Contribution à une réflexion géographique sur les représentations et l'espace",
Géocarrefour, 2003, vol.78, n°1, p. 71-77, (p. 72).
1092
O.c. Muriel ROSEMBERG, "Contribution à une réflexion géographique…", p. 74.
1093
O.c. Muriel ROSEMBERG, "Contribution à une réflexion géographique…", p. 74.
1094
O.c. Muriel ROSEMBERG, "Contribution à une réflexion géographique…", p. 75.
1095
Notons toutefois que la controverse se prêtait difficilement à cette mise en relation dans la mesure où le
projet d'incinérateur a finalement été abandonné.
1096
"La mise en regard de l'espace projeté, tel qu'il apparaît dans sa mise en forme discursive et de l'espace
réalisé, tel qu'il apparaît dans sa mise en forme spatiale, doit aider à comprendre comment on "en" arrive à
produire cet espace" (p. 76) O.c. Muriel ROSEMBERG, "Contribution à une réflexion géographique…", p. 75.
Voir aussi Muriel ROSEMBERG "Questions sur un conflit d'aménagement : le parvis de la Cathédrale
d'Amiens", (p. 165-186) dans Patrice MELE, Corinne LARRUE, Muriel ROSEMBERG (coord.), Conflits et
territoires, Tours : Presses Universitaires François Rabelais, 2003. Interrogation sur le fait que l'espace est ici
utilisé comme un alibi, un motif et non comme le mobile de l'action et permet la cristallisation des prises de
position sur la politique urbaine. Attention portée au fait que des conflits sont abusivement qualifiés de
territoriaux parce qu'ils se déroulent sur un territoire et "interrogation sur le bien fondé d'un fait géographique qui
s'approprierait tout fait social dès lors qu'il est localisé ou se réfère, fût-ce verbalement, à l'espace"(p. 185).
252
l'ouvrage Global ethnography 1097 dont le premier article a été extrait et une théorie du même
nom sur laquelle nous revenons maintant. Cette théorie est présentée comme ayant été
"développée par des sociologues qui cherchaient à explorer la mondialisation (…) à partir de
la perspective des gens dont la vie quotidienne est touchée par les processus associés à la
mondialisation" 1098 . Ces sociologues essayant par ailleurs de se dégager des "cadres élaborés
par les sceptiques et autres radicaux" 1099 .
L'acteur et le système
Michael Burawoy est un sociologue qui a introduit un tournant ethnographique 1100 dans sa
discipline et dans la pensée marxisme 1101 . Il développe une approche méthodologique à partir
de deux modèles scientifiques a priori contradictoires : science positiviste et réflexivité. Il
veut "faire du contexte et du dialogue, les bases d'une science alternative" 1102 . Il considère le
"contexte comme un point de départ et non de conclusion" 1103 et se distingue des postmodernistes 1104 qui critiquent la science positive. Il croit à la science en dépit du fossé
existant entre principes positivistes et pratiques de recherche. La science réflexive est le
1097
Michael BURAWOY, Joseph A.BLUM, Sheba GEORGE, Zsuzsa GILLE, Teresa GOWAN, Lynne
HANEY, Maren KLAWITER, Steven H.LOPEZ, Seán O'RIAIN, Millie THAYER, Global ethnography,
Berkeley : University of California Press, 2000.
1098
Zsuzsa GILLE, "Global force, connections, or vision ? The three meanings of Europe in postsocialism",
EUC Working papers, University of Illinois, février 2004, vol. 4, n°2, 15 p.
1099
cf. Michael BURAWOY, "Grounding globalization", (p. 337-351), dans o.c. Michael BURAWOY et al.
(dir.), Global ethnography…
1100
Voir Heidi GOTTFRIED, "From Manufacturing consent to Global ethnography. A retrospective
examination", Contemporary sociology, septembre 2001, vol. 30, n°5, p. 435-438. Voir aussi son portrait par Jeff
BYLES, "Tales of the kefir furnaceman", The Village Voice, 11-17 avril 2001 qui parle de son expérience
professionnelle en tant qu'ouvrier dans les aciéries de la Hongrie communiste.
1101
Voir Michael BURAWOY, "Afterword", (p. 301-311) dans Michael BURAWOY, Katherine VERDERY
(dir.), Uncertain transition. Ethnographies of change in the postsocialist world, Lanham : Rowman et Littlefield
Publishers, Inc. 1998, l'auteur fait un état des lieux des théories et outils méthodologiques pour travailler sur les
pays post-socialistes en relevant l'importance de la théorie : "c'est seulement par un travail théorique que l'on
connecte les micromondes à leur macrodétermination" (p. 301). A noter le recueil de textes co-dirigé Michael
BURAWOY, János LUKÁCS, The radiant past. Ideology and reality in Hungary's road to capitalism, Chicago
et Londres : The University of Chicago Press, 1992, où l'on peut lire que "la lutte pour le socialisme est à son
début et non à sa fin (is at dawn, not its dusk)", p. 174. Pour situer Burawoy dans une vision plus large, voir
Michael D.KENNEDY, "From marxism to postcommunism : socialist desires and East European rejections",
Annual Review of Sociology, 1996, n°22, p. 437-458. Voir aussi le débat provoqué par la critique d'ouvrages de
Michael BURAWOY, "Neo-classical sociology : from the end of communism to the end of classes", American
Journal of Sociology, janvier 2001, vol. 106, n°4, p. 1099-1121 et les réponses dans le même numéro.
1102
Michael BURAWOY, "The extended case method", Sociological Theory, mars 1998, vol. 16, n°1, p. 4-33,
(p. 7)
1103
O.c. Michael BURAWOY, "The extended case method…, p. 13.
1104
Se distingue ainsi du concept de "savoir situé" (situated knowledge) développé par la féministe Donna
Haraway, voir étude de cas Grands barrages, section consacrée au sociologue Michael Goldman.
253
modèle scientifique sur lequel se fonde la méthodologie dite "extended case", elle " enchâsse
les processus sociaux dans un tableau plus large de forces sociales, qui, externes à
l'observateur, peuvent alors être étudiées avec des méthodes positivistes" 1105 . Critique de la
sociologie historique comparée telle que pratiquée par la politologue Theda Skocpol 1106 , il
retient l'importance du contexte historique 1107 dans les limites imposées par la logique du
système économique (qui efface les spécificités du terrain 1108 ).
Cette présentation rapide permet de dégager le cadre méthodologique et théorique dit Global
ethnography fondé sur le lien entre moment ethnographique et tendance systémique. IL s'agit
d'une " stratégie théorique concentr[ant] l'attention sur un problème reflétant à la fois une
tendance générale, l'adaptation de l'acteur et sa résistance à cette tendance" 1109 .
Selon Michael Burawoy, les études microsociologiques s'inscrivant dans ce cadre constituent
des "mondialisations de terrain (grounded) [c'est-à-dire] l'antidote des sceptiques sans
contexte, des radicaux sans histoire et des "perspectivalistes" sans théorie" 1110 . L'observation
doit à partir des processus micro, s'étendre dans le temps et l'espace pour ensuite s'étendre
vers les forces macrosociologiques. Il faut "partir du rythme spacio-temporel du site pour aller
vers le contexte historique et géographique du champ" 1111 . Il présente son approche en
montrant que "l'ethnographie offre une compréhension nuancée des contraintes sociales du
présent, et aussi un aperçu de l'importance du mondial" 1112 . L'objectif de cette théorie n'est
toutefois pas d'accumuler les récits des trajectoires individuelles "mais de proposer un
1105
O.c. Michael BURAWOY, "The extended case method…, p. 29.
Voir Michael BURAWOY, "Two methods in search of science : Skocpol versus Trotsky", Theory and
society, novembre 1989, vol. 18, n° 6, p. 759-805. Voir la critique de la méthode comparative en faveur d'une
«révision à la baisse» des capacités explicatives, d'une redécouverte de l'action et des pratiques sociales, dans
Bertrand BADIE, Guy HERMET, La politique comparée, Paris : Armand Colin, Dalloz, 2001.
1107
"L'histoire n'est pas une expérience en laboratoire qui peut être reproduite à l'infini dans les mêmes
conditions. Il y a quelque chose d'ineffablement unique dans la rencontre ethnographique", o.c. Michael
BURAWOY, "The extended case method…, p. 11. Voir le débat portant sur la macrocomparaison en sociologie
historique dans Revue internationale des sciences sociales, août 1992, n°133.
1108
O.c. Michael BURAWOY, "Neo-classical sociology …, p. 23.
1109
Michael D.KENNEDY, "Postcommunist capitalism, culture and history", American Journal of Sociology,
janvier 2001, vol. 106, n°4, p. 1138-1152).
1110
Voir la revue critique de la littérature portant sur la mondialisation, (p. 337-344) Michael BURAWOY,
"Grounding globalization", (p. 337-351), dans o.c. Michael BURAWOY et al. (dir.), Global
ethnography…p. 341). Il décrit sa méthode comme "partant du local pour aller vers le global" (p. 343).
1111
O.c. Michael BURAWOY, "Introduction. Reaching for the global", dans Michael BURAWOY et al. Global
Ethnography,…p. 38.
1112
O.c. Michael BURAWOY, "Neoclassical sociology…
1106
254
montage qui accorde un aperçu du tout, des connexions, déconnexions et reconnections" 1113 .
Les différences visibles proviennent des variations de perspectives 1114 . Il dit sur ce point :
"mon objectif est d'élaborer un concept à partir de ce que toutes ces études ont en commun,
d'élaborer à partir des dimensions [éclairées] par la méthode de l'"extended case" avec une
attention particulière aux questions de pouvoir et de réflexivité" 1115 .
Il est toutefois dangereux selon lui de considérer les forces mondiales comme naturelles et
inévitables. Aussi propose–t il différentes stratégies pour s'en prémunir. Il faut "considérer les
forces globales comme constituées de loin (at a distance)" et comme étant "elles-mêmes le
produit de processus sociaux" et montrer comment "on y résiste, on évite ou négocie avec la
domination mondiale". Il est également nécessaire de concevoir les forces et connexions
mondiales "comme créées par l'imagination. Elles inspirent les mouvements sociaux à prendre
le pouvoir sur des mondes immédiats ou plus lointains". Il s'agit pour lui avant tout de "défier
la mythologie d'un monde inexorablement incontrôlé (runaway world, référence à Anthony
Giddens)" 1116 .
Il conçoit ainsi la mondialisation comme "un processus très inégal et surtout, un artefact
construit et reçu dans le local. La mondialisation n'est pas produite, ni consommée dans l'air
(out of thin air), ni dans quelque réalité virtuelle mais dans de vraies organisations,
institutions et communautés, etc…C'est à partir de là que le mondial devient
ethnographique" 1117 . Il distingue alors parmi les effets de la mondialisation trois types
d'expériences : 1) une mondialisation comme " force supranationale inexorable qui façonne,
1113
O.c. Michael BURAWOY, "Manufacturing the global…, p. 156. Malgré sa critique de la macrocomparaison
en sociologie historique, il se distingue sur ce point de la posture de Bertrand Badie, cf. Bertrand BADIE
"Analyse comparative et sociologie historique", Revue internationale des sciences sociales, août 1992, n°133.
1114
"A partir de différents sites on obtient des visions divergentes de la mondialisation. Le même phénomène
peut apparaître comme de l'anti-politique à l'intérieur d'une agence internationale, comme une paralysie politique
à partir de l'État et comme un mouvement social sur le terrain", cf. Michael BURAWOY, "Manufacturing the
global", Ethnography, 2001, vol.2, n°2, p. 147-159 p. 156.
1115
O.c. Michael BURAWOY, "Introduction. Reaching for the global", dans Michael BURAWOY et al. Global
Ethnography,…p. 37.
1116
O.c. Michael BURAWOY, "Introduction. Reaching for the global", dans Michael BURAWOY et al. Global
Ethnography,…p. 41-42. "En démystifiant l'agencement (agency) supranational, [les chercheurs en sciences
sociales] commencent à en reconnaître les limites. Il ne s'agit pas de mastodontes puissants qui massacrent les
populations vulnérables comme bon leur semble. Leur politique ne résulte pas d'une conspiration continue des
élites mondiales. Leurs programmes sont contestés violemment au sein des agences elles-mêmes, les groupes
locaux, régionaux et nationaux s'approprient leurs effets pour leurs propres intérêts. En effet, la mondialisation
est produite autant dans des communautés de faibles que dans les organisations des puissants", o.c. Michael
BURAWOY, "Manufacturing the global…p. 150.
1117
Michael BURAWOY, "Manufacturing the global… p. 148.
255
mutile et fait basculer le local". Dans ce cas "les sciences sociales peuvent aider à identifier,
démystifier et dénaturaliser ces forces" 1118 2) une mondialisation perceptible via les
connections transnationales d'individus, de flux et enfin 3) "la mondialisation inexorable
devenue une force à contestée, [ou encore] une idéologie à contrer par l'imagination
postnationale qui galvanise l'action collective" 1119 . Il est important de noter sur ce dernier
point que pour Michael Burawoy, l'État-nation n'est en aucun cas en crise et, bien que parlant
d'imagination postnationale.
A ce stade il est intéressant de s'arrêter sur ce que pense Michael Burawoy de certaines études
dont nous avons déjà parlées. Sur la controverse de Garé analysée Zsuzsa Gille, il retient que
"l'érosion de l'ancien réseau État-société permet au local de contourner l'État, mais en même
temps, l'État lui-même devient vulnérable aux nouveaux prédateurs supranationaux. Les
agences d'État sont séduites et contraintes par les réformes néo-libérales préparées par la
Banque mondiale et le FMI. Ainsi la faiblesse de l'État socialiste peut être mesurée non
seulement par son retrait de la politique nationale mais aussi par sa soumission aux forces
globales. Le réseau État-société se dissout des deux côtés : l'État est pris dans le champ
magnétique des instances supranationales tandis que la société est harponnée dans des flux et
des connections transnationaux" 1120 .
Sur le travail ethnographique de Michael Goldman 1121 , Michael Burawoy retient que "L'État
devient un instrument de la Banque mondiale et la poursuire de la rupture entre les gens et le
gouvernement. Une nouvelle fois une connexion puissante produit une déconnexion
dévastatrice" 1122 . En fait ces commentaires laissent apparaître une reconstruction idéologique,
dominée par une vision dichotomoque État /société et beaucoup moins la complexité des
processus sociaux et des phénomènes intersubjectifs structurant la mondialisation que la
global ethnography devait permettre de retrouver.
1118
O.c. Michael BURAWOY, "Manufacturing the global…, p. 149.
O.c. Michael BURAWOY, "Manufacturing the global…, p. 150.
1120
O.c. Michael BURAWOY, "Grounding globalization…", p. 346.
1121
Michael GOLDMAN, "The birth of a discipline. Producing authoritative green knowledge, World Bankstyle", Ethnography, 2001, vol. 2, n°2, p. 191-217. Le sociologue a suivi les travaux avec l'équipe de l'Université
de Berkeley.
1122
O.c. Michael BURAWOY, "Manufacturing the global…, p. 153.
1119
256
Lieu et imagination : comme sortie possible du système
Cette orientation idéologique n'est pas partagée par tous les "praticiens" de la Global
ethnography comme l'illustre un autre article rédigé par deux sociologues du groupe de
Berkeley : Zsuzsa Gille et Seán O'Riain 1123 . Leur tableau de la mondialisation diffère en effet
beaucoup des commentaires de Michael Burawoy. Ces deux sociologues cherchent pour leur
part à saisir la contradiction entre les différents effets de la mondialisation et ne s'intéressent
pas seulement à ceux de la domination 1124 . "Ces ethnographies, si elles sont bien faites, ne
révèlent pas seulement l'impact d'une force impersonnelle mais montrent comment les
localités deviennent pénétrables par ces forces, comment elles assimilent ces forces dans leur
propre socioscape [représentation sociale] et comment les personnes peuvent y résIster, s'en
accommoder ou les fuir" 1125 .
Cette approche cherche à dépasser le schéma binaire gagnant/perdant sur lequel Michael
Burawoy semble revenir en focalisant l'attention ailleurs que sur le pouvoir, sur la question de
l'espace par exemple. Cela a pour conséquence de réorienter l'usage du cadre méthodologique
et l'interprétation du modèle théorique élaboré à Berkeley. Ils relèvent par exemple la
disparition du "lieu" des travaux portant sur la mondialisation et refusent la dichotomie
opposant l'espace désincarné des flux, aux lieux. Ils s'intéressent d'une part au
transnationalisme (au-delà de la réification des réseaux et des flux qu'ils critiquent) parce qu'il
apporte un éclairage intéressant sur "l'action stratégique des acteurs sociaux s'intégrant à une
nouvelle échelle, entre le national et le mondial" 1126 . Les deux sociologues s'inscrivent d'autre
part dans une réflexion géographique. Ils cherchent à saisir l'hétérogénéité des lieux avec une
conception élargie de la localité 1127 qui fait écho à la réflexion de l'anthropologie
culturelle 1128 .
1123
Voir Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography", Annual review of sociology, 2002, vol. 28,
p. 271-295.
1124
Ils citent par exemple le changement de modes de vie des travailleuses émigrées qui peuvent avoir d'accès
aux plaisirs de la vie moderne même si elles sont incorporées dans des relations indubitables d'exploitation, o.c.
Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 280.
1125
Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 280.
1126
Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 275.
1127
Ils reprennent les travaux de géographie économique d'inspiration marxiste de Doreen Massey et sa
définition du lieu selon laquelle : "la localité –le site- est produit historiquement en interaction avec une variété
de connexions externes et ce processus produit des modèles distincts d'inégalité interne à la localité". JeanFrançois STASZAK, "Nouvelles approches des lieux", o.c. J.F.STASZAK, B.COLLIGNON, C.CHIVALLON,
et alii., Géographies anglo-saxonnes…(p. 249-271). Le géographe explique que pour cette géographe : "L'espace
257
Les anthropologues Akhil Gupta et James Ferguson expliquent que "l'érosion partielle des
mondes sociaux bornés dans l'espace et le rôle grandissant de l'imagination des lieux à
distance, doivent être eux-même replacés par rapport aux termes hautement spatialisés de
l'économie capitaliste mondiale. Le défi est de se focaliser sur la manière dont l'espace est
imaginaire pour voir comment les processus de production de lieux (place-making process)
s'accommodent des conditions économiques et politiques mondiales changeantes…" 1129 . Ce
concept de place-making, production d'espace/de lieu, est repris par les sociologues Gille et
O'Riain dont l'idée est d'insIster sur le fait que le local n'est pas une donnée. Les "lieux sont
importants parce que c'est là que l'on trouve cette création, institutionnalisation et contestation
permanentes des réseaux mondiaux, des connexions et des frontières" 1130 . Les flux
transnationaux n'effacent donc pas toute notion de local, mais contribuent à le constituer.
Dans la méthode de Global ethnography , les trois strates de mondialisation définies -forces,
connexions et imaginations globales- sont autant d'angle de vue et d'échelle pour aborder des
sites d'observation. Loin du schéma de domination capitaliste dénoncé par Michael Burawoy,
Gille et O'Riain préfèrent insIster sur les attraits d'un cadre méthodologique et théorique qui
tiennent compte de la complexité de l'ordre mondial et de la diversité des échelles à partir de
laquelle il est vécu 1131 .
intervient directement dans la reproduction des structures sociales et économiques ; il ne faut pas séparer le
spatial de l'économique et du social. Les bassins de main d'œuvre, la répartition des activités de production, les
structures de classe régionales participent de la même réalité économique, fondamentalement spatiale.
L'hétérogénéité de l'espace, c'est-à-dire l'existence de lieux différents (en termes de production, de division du
travail, de classe sociale) est un phénomène de base de l'économie capitaliste. Il s'agit de prendre acte, de
l'unicité du lieu qui résulte en fait de structures plus larges" (p. 252). Voir Doreen MASSEY, "The
conceptualization of place", (p. 45-85), pour une présentation didactique du concept de lieu, voir aussi Pat JESS,
Doreen MASSEY, "The contestation of place" (p. 133-174) ), dans Doreen MASSEY, Pat JESS (dir.), A place in
the world ? Places, cultures and globalization, Oxford : The Open University, 1995. Le développement de
l'argumentation selon laquelle l'imagination géographique et l'appellation des lieux comptent et sont des sujets de
contestation révélateurs de logiques de pouvoir, à travers l'analyse d'études de cas similaire à la controverse de
Gáré.
1128
Akhil GUPTA, James FERGUSON, "Beyond "culture : space, identity, and the politics of difference",
Cultural anthropology, février 1992, vol. 7, n°1, p. 6-23. Article publié également dans Akhil GUPTA, James
FERGUSON, Culture, power, place. Explorations in critical anthropology, Durham et Londres : Duke
University Press, 1997. L'article et l'ouvrage consacrés à la localisation de la culture dans le cadre de la
mondialisation, axés autour de deux questions : Comment la culture est spatialisée ? Quelles sont les relations
entre culture et pouvoir ? L'objectif est de montrer comment la notion de lieu et de personnes attachées à ce lieu
est construit à travers les actions des gens.
1129
O.c. Akhil GUPTA, James FERGUSON, "Beyond "culture …, p. 11.
1130
Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 278.
1131
"Dans les études des forces globales, les acteurs sociaux et les lieux étudiés sont pris dans un projet de
production de lieu constitué en dehors de leur portée, sur lequel ils ont peu d'influence –bien qu'ils puissent
258
Ainsi la controverse de Garé s'inscrit-elle, selon eux, parmi les expériences d'imagination
mondiale : "le niveau local participe au discours public portant sur la forme que devrait
prendre la mondialisation [et] les politiques, locale et nationale, deviennent dans bien des cas
des champs de bataille où s'affrontent des visions concurrentielles du monde". A Garé ils
constatent que des "compréhensions concurrentes de ce que l'Europe et l'adhésion
européenne" 1132 se sont affrontées.
De même le travail de Michael Goldman portant sur les actions de la Banque mondiale au
Laos montre "comment les élites produisent leur imagination, d'où provient le pouvoir de
celle-ci et comment elle trouve un écho parmi d'autres évoluant pourtant sur d'autres échelles
géographiques" 1133 .
Zuzsa Gille démontre ailleurs à partir de l'exemple de l'Union européenne comment cette
approche permet de mieux comprendre le processus d'européanisation et la multitude de
facettes qu'elle endosse en Europe centrale 1134 .
Ainsi, la prise en compte des différentes facettes de la mondialisation et de la notion de
production de lieu (place-making), permet à la sociologue de s'inscrire dans une approche
critique par rapport aux efforts de théorisation sur la mondialisation pour échapper aux
dichotomies gagnant/perdant. Zsuzsa Gille comme Doreen Massey refusent les amalgames
associant l'espace/le lieu à la stagnation (à une réaction tendance rétrograde), le progrès au
mouvement, en défendant une nouvelle interprétation de l'espace."Dans cette interprétation,
ce qui donne sa spécificité à un lieu n'est pas l'histoire internalisée depuis longtemps mais le
développer des formes complexes d'adaptation, d'évitement et de survie. Les études des connexions mondiales
montrent comment certains acteurs sont capables de tirer partie de la déstabilisation des hiérarchies sociospatiales centrées autour de l'État-nation pour construire de nouvelles connexions translocales et transnationales.
[Enfin] Les acteurs sociaux qui construisent des imaginaires mondiaux –groupe plus difficilement classifiable
que les deux strates précédentes-, sont surtout engagés à produire un lieu, contestant les définitions des échelles
locales, nationales et mondiales et des relations entre eux", o.c. Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global
ethnography…", p. 279.
1132
Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 284.
1133
Zsuzsa GILLE, Seán O'RIAIN, "Global ethnography…", p. 285.
1134
Zsuzsa GILLE, "Global force, connections, or vision ? The three meanings of Europe in postsocialism",
European Union Center-EUC Working papers, University of Illinois, février 2004, vol. 4, n°2, 15 p.
259
fait qu'il est construit à partir d'une constellation de relations sociales, se rencontrant et se
mêlant en un lieu (locus) particulier" 1135 .
D. Visions ethnographiques de l'Europe "post-socialiste"
En dernier lieu, l'article de Zsuzsa Gille nous permet de parler de l'anthropologie postsocialiste 1136 qu'il nous paraît important de mentionner pour cerner les apports et les limites
de cette étude de cas. Dans la ligne de ces anthropologues, la sociologue critique la
transitologie qui a longtemps marqué les études sur cette aire politique 1137 et relève la
disparité des situations et des pays réunis sous le même vocable : ex-pays de l'est ou postsocialistes. Pour les tenants de l'anthropologie socialiste, la transition telle que présentée par
les décideurs et un certain nombre de chercheurs en sciences sociales, reproduit les
dichotomies de la guerre froide et impose une trajectoire de changement 1138 . A l'inverse, il
leur faut absolument mettre en lumière l'impossibilité de toute généralisation vu
l'hétérogénéité des pays ayant connus le communisme.
Katherine Verdery, une des représentantes de ce courant dit sur le sujet : "la guerre froide
n'est pas finie, ses influences se font sentir encore aujourd'hui. Preuve en est l'importance
accordée à la "privatisation", "l'économie de marché" (marketization), la "démocratization par
les chercheurs et par les décideurs". Cette troïka formant l'identité occidentale s'est imposée
avec tant d'insistance sur l'"autre" ex-socialiste que l'on peut se demander si la guerre froide
1135
O.c. Doreen MASSEY, "A global sense of place…", p. 7/9. "Au lieu de penser les lieux comme des aires
avec des frontières autour, on peut les imaginer comme des moments articulés de réseaux de relations sociales et
de compréhension, où une grande proportion de ses relations, expériences et compréhensions sont construites à
une échelle plus large que ce que nous définissons comme le lieu lui-même. (…) cela permet un sentiment du
lieu (sense of place) qui est extraverti, qui inclut une conscience de ces liens avec le monde extérieur, qui intègre
d'une manière positive le mondial et le local.(p. 7/9).
1136
Pour un exposé des différentes approches qui ont porté sur cette aire politique voir Ellen COMISSO, Brad
GUTIERREZ, "Eastern Europe or Central Europe ? Exploring a distinct regional identity", UCIAS Edited
Volumes , 2002, vol. 3, article 7, http://repositories.cdlib.org/ucias/editedvolume/3/7
1137
Voir dans cet article publié dans une revue d'anthropologie : Zsuzsa GILLE, "Cinderellas of Europe : waste,
food, and cleanliness in postsocialist politics", Anthropology of East Europe review, 2002, vol. 20, n°1. Pour une
synthèse critique de la transitologie voir Nadège RAGARU, "Démocratisation et démocraties est-européennes :
le miroir brisé", Revue internationale et stratégique, printemps 2001, n°41, p. 143-155. Voir le numéro spécial
de la Revue Française de Sciences Politique, août-octobre 2000, vol. 50, n°4-5, voir enfin, Maxime FOREST,
Georges MINK, Post-communisme : les sciences sociales à l'épreuve, Paris : L'Harmattan, Collection «Pays de
l'Est», 2004.
1138
Remarques de Daphne BERDAHL, "Introduction : an anthropology of postsocialism", (p. 1-13), dans
Daphne BERDAHL, Matti BUNZL, Martha LAMPLAND (dir.), Altering states. Ethnographies of transition in
East Europe and the former Soviet Union, Ann Arbor : The University of Michigan Press, 2000.
260
est finie ? Est-ce que l'importance accordée à ces traits caractéristiques reflète une intention
idéologique, obligeant ces pays à ressembler à une image surannée de "nous" [Occident] ?
C'est là l'une des tâches de l'ethnographie postsocialiste que de dénicher les autoreprésentations qui émergent de chaque côté avec la chute du socialisme" 1139 .
Pour certains ces présupposés induisent une posture "défensive et rétrospective" 1140 et
l'adoption d'un modèle explicatif de path-dependence 1141 dans la mesure où celui-ci "aide à
expliquer comment et pourquoi les mémoires, le savoir et les réseaux du passé sont
reconfigurés dans le présent pour servir d'outils de survie ou d'avantage dans des pratiques
sociales déterminées dans de nouvelles conditions" 1142 . Pour l'anthropologue britannique
Chris Hann, il est important de ne pas d'oublier "les fils solides de la continuité qui
caractérisent même les ruptures sociales les plus dramatiques" 1143 ni les côtés positifs du
socialisme comme le "pragmatisme gradualiste" du régime socialiste hongrois 1144 .
La position de Zsuzsa Gille est plus ambivalente. En insistant sur la variété des expériences
possibles dans un contexte de transformations générales et plaçant l'éclairage sur la marge de
manœuvre qu'ont les acteurs locaux sur leur destin, la sociologue semble prendre ses distances
par rapport au déterminisme des approches ethnographiques néo-marxistes qui ont influencé
son travail. Elle rejette l'image négative associée à l'ensemble ex-socialiste comme d'autres
chercheurs originaires de la région qui critiquent les présupposés de leurs homologues
1139
"Katherine VERDERY, "Wither postsocialism ?" (p. 15-21) dans C.M.HANN, Postsocialism. Ideals,
ideologies and practices in Eurasia, London et New York : Routledge, 2002, (p. 21). Voir l'exposé de ce modèle
théorique élaboré à partir de l'expérience socialiste dans Katherine VERDERY, "Theorizing socialism : a
prologue to the "transition" ", American ethnologist, août 1991, vol. 18, n°3, p. 419-439. Voir aussi Katherine
VERDERY, What was socialism and what comes next ? Princeton : Princeton University Press, 1996, réunion
d'articles portant essentiellement sur la Roumanie.
1140
Don KALB, "Afterword. Globalism and postsocialist prospects" (p. 317-334) dans C.M.HANN,
Postsocialism. Ideals, ideologies and practices in Eurasia, London et New York : Routledge, 2002 (p. 322)
1141
Voir la présentation et la critique de l'approche de path dependence définie comme une "analyse régressive et
déterministe" (p. 593-594) en rupture avec la transitologie classique, dans Michel DOBRY, "Les voies
incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path
dependence", Revue Française de Science Politique, août-octobre 2000, vol. 50, n°4-5, p. 585-614. L'idée
centrale en serait : "il n'y a pas en Europe centrale et orientale de processus unitaire et homogène de transition, il
y a une pluralité de transitions dépendantes, chacune des particularités locales des deux séries de facteurs
subsumés sous la notion de path ; la survie du «passé» obéit à des particularités locales (et, subsidiairement, il y
a donc encore du travail pour les spécialistes de ces aires culturelles).(p. 595).
1142
Don KALB, "Afterword. Globalism and postsocialist prospects" (p. 317-334) dans C.M.HANN,
Postsocialism. Ideals, ideologies and practices in Eurasia, London et New York : Routledge, 2002 (p. 323).
1143
Chris HANN, "Farewell to the socialist 'other' ", (p. 1-11) dans C.M.HANN, Postsocialism. Ideals,
ideologies and practices in Eurasia, London et New York : Routledge, 2002, (p. 5).
261
occidentaux 1145 . On note toutefois dans l'ensemble des publications de la sociologue une
absence de nuance et de discernement sur la notion de "société civile" et le rôle des ONG. Ces
dernières incarnent selon elle un contre-pouvoir salvateur. Elle les oppose ainsi aux stratégies
économiques prédatrices des firmes étrangères laissant apparaître une opposition binaire
manichéiste qui contraste avec les intentions pluralistes de son interprétation de la Global
ethnography 1146 .
Le sociologue Michael D. Kennedy, autre spécialiste de l'Europe centrale, en appelle à la
théorie critique pour sortir des carcans idéologico-méthodologiques. Aussi : "plutôt que
d'insIster sur la faiblesse organisationnelle de la société civile et sur son insuffisance face aux
défis posés par la "transition" du règne communiste au capitalisme démocratique, [il préfère
se] (…) concentrer sur le changement de cadre (framing) que constitue la société civile et sur
la pénombre normative entourant la politique de transformation de l'Europe de l'Est" 1147 . Pour
ce sociologue, la société civile 1148 est nécessaire pour entamer un travail théorique critique :
1144
Voir Chris HANN, "Civil society at the grass-roots : a reactionary view", (p. 152-65), dans Paul G.LEWIS,
Democracy and civil society in Eastern Europe, St.Martin's Press, 1990.
1145
Voir par exemple les écrits de l'anthropologue László KÜRTI, "Homecoming : affairs of anthropologists in
and of Eastern Europe", Anthropology Today, juin 1996, vol. 12, n°3, p. 11-15, revue critique des travaux portant
sur la région, et László KÜRTI, "Globalisation and the discourse of otherness in the "new" Eastern and Central
Europe", (p. 29-53), dans Tariq MODOOD, Pnina WERBNER, The politics of multiculturalism in the new
Europe : racism, identity, and community, Londres et New York : Zeb Books Ltd, 1997, analyse de la prégnance
de l'étiquette "backwardness" (retard) sur la région est-européenne, "image d'une région politiquement et
économiquement marginale, [qui subit] une nouvelle bipolarisation et hiérarchisation de l'Europe [Europe Est vs
Europe centrale]", p. 31. Voir David A. KIDECKEL, "What's in the name ? The perspective of East Europe as
conceptual category", Replika, 1996, n°1, [revue hungarophone en ligne, n°spécial en anglais, voir :
www.replika.c3.hu ], où l'anthropologue expose le mécanisme de reproduction et justifie l'existence de la
catégorie "Europe de l'Est". Il reconnaît que cette terminologie influence le regard de ceux qui travaillent sur ce
terrain, ils "perçoivent le sujet comme quelque chose de différent, une chose à part des processus socioéconomiques caractérisant l'Europe dans son intégralité (…) Ces vues sont souvent des caricatures centrées
autour des problèmes sociaux". Il s'agit pour lui d'un "orientalisme catégoriel" fondé sur une différenciation
persistante entre Est et Ouest censé représenté " une possibilité de rédemption via le capitalisme, la démocratie,
la société civile, la privatisation".
1146
Voir par exemple Zsuzsa GILLE, "Europeanising Hungarian waste policies : progress or regression ?",
Environmental Politics, printemps 1994, vol. 13, n°1, p. 114-134. Cet article traite de la question de
l'élargissement/processus d'adhésion à l'Union européenne à travers l'exemple de la politique des déchets. Elle
oppose les écologistes aux lobbies industriels, stigmatisant les acteurs économiques occidentaux pour leur
convoitise. Elle valorise a contrario le travail de la société civile qui œuvre selon elle pour le bien commun. Elle
estime qu'il en existe une version "non-technocratique et démocratique" (p. 131).
1147
Michael D.KENNEDY, Daina STUKULS, "The narrative of civil society in communism's collapse and postcommunism's alternative : emancipation and the challenge of Polish protest and Baltic nationalism",
Constellations, 1998, vol. 5, n°4, p. 541-571, (p. 542).
1148
Il conçoit la société civile comme un discours d'émancipation avec un certain pouvoir normatif tant pour les
mouvements d'opposition aux régimes communistes que pour les alliés occidentaux, et non pas comme
phénomène social. Il reconnaît ailleurs la difficulté de savoir ce qui se cache comment signifiant derrière le
discours parlant de marché, de démocratie et de nation : "Le marché est souvent représenté comme inévitable ou
262
"la sociologie critique doit comprendre à partir de l'Europe de l'Est le potentiel de la société
civile en terme d'émancipation, qui est aujourd'hui nié par la confrontation hégémonique entre
libéralisme et fondamentalisme, entre individualisme et collectivisme" 1149 . Il considère la
société civile comme "un récit, une construction discursive qui doit être située historiquement
dans son propre champ de référents culturels. A cette période, la société civile était un projet
politique dans lequel les leaders politiques identifiaient des formes variées d'opposition au
communisme comme des preuves d'[existence de] la société civile en marche" 1150 .
A la suite de Michael D. Kennedy, on peut regretter que la controverse de Garé n'ait comporté
d'examen
critique
des
discours 1151
(cf. colonialisme
écologique ou de racisme
environnemental), ni d'investigation sur la notion "société civile" 1152 . La sociologue se
contente de faire référence aux travaux de Ronnie Lipschutz pour valider l'usage d'une société
civile internationale, sans reprendre la démonstration de l'internationaliste citée plus haut. La
controverse a suscité des inquiétudes pour la santé publique depuis le début des années 1980
et il aurait été intéressant de comparer le type de répertoire d'actions dans le temps et dans
l'espace, sachant que le village de Garé a entre-temps abandonné le terrain de la contestation,
et que la place de la controverse ne peut manquer d'avoir changé. Par ailleurs, le fait que
Zsuzsa Gille limite son analyse de la controverse au seul conflit tournant autour de
l'incinérateur, sans jamais actualiser les informations semble discutable. Dans les
développements ultérieurs en effet, l'État réapparaît comme un acteur central, ce qui incite à
s'interroger sur ce qu'elle décrit comme une absence d' État 1153 . On peut se demander en effet
si le type d'approche employé et cette focalisation sur les représentations des acteurs n'a pas
contribué à orinenter l'analyse dans le sens souhaité.
nécessaire, la démocratie comme désirable, et la nation comme essentielle, mais [il n'est pas possible de savoir]
quel élément structure l'interprétation des autres [car] cela varie avec les discours. Les acteurs manipulent ces
signifiants de différentes manières.", cf.Michael D.KENNEDY, "An introduction to East European ideology and
identity in transformation", (p. 1-45), dans Michael D.KENNEDY (dir.), Envisioning Eastern Europe.
Postcommunist cultural studies, Ann Arbor : The University of Michigan Press, 1994, p. 31
1149
O.c. Michael D.KENNEDY, Daina STUKULS, "The narrative of civil society…", p. 543.
1150
O.c. Michael D.KENNEDY, Daina STUKULS, "The narrative of civil society…", p. 549.
1151
"Sous le socialisme, les problèmes environnementaux fonctionnaient comme un terrain relativement sûr pour
exprimer une dissidence politique, et dans beaucoup de pays (spécialement en Hongrie et en Lituanie), les
mouvements environnementaux étaient des instruments pour renverser le système", . O.c. Zsuzsa GILLE,
"Cognitive cartography…", p. 255.
1152
Référence allusive aux travaux de Ronnie D.Lipschutz.
1153
Sur la question de délégitimation et le retrait relatif de l'État de la vie locale, voir par exemple David
A. KIDECKEL, "Communities in the East European transition", (p. 1-6), dans David A. KIDECKEL (dir.), East
263
Le sociologue Bernard Lahire pointe les limites de l'ethnométhodologie qui tend comme
d'autres approches à "réduire le programme scientifique de la sociologie à l'étude des
conceptions que les acteurs se font du monde" 1154 . Cette sociologie des représentations
imaginaires et symboliques 1155 comporte le risque de ne plus "expliquer" mais d'"expliciter"
les comportements et les croyances 1156 . "A trop réduire les objets d'étude du sociologue aux
représentations des acteurs, on finit, du même coup par se soumettre au sens commun.(…)
Mais autant il est légitime de poser le problème phénoménologique –qu'est-ce que les gens
ont pu voir, saisir, retenir de ce qui leur était donné ?- autant il est abusif de remplacer le réel
par l'intentionnel" 1157 .
European communities. The struggle for balance in turbulent times, Boulder, San Francisco, Oxford : Westview
Press, 1995.
1154
Bernard LAHIRE, L'esprit sociologique, Paris : La Découverte, 2002, p. 97.
1155
La sociologie des représentations s'oppose à une sociologie du réel en tendant à tout réduire "en matière de
réalité sociale, à de pures croyances ou à de pures représentations : c'est un monde social sans bâtiments, sans
meubles, sans machines, sans outils, sans textes, sans dispositifs, sans institutions ni statuts durables, dont on
nous brosse le portrait et dont l'existence est assez improbable", o.c. Bernard LAHIRE, L'esprit…(p. 95).
1156
"Donner aux hommes vivant dans une société déterminée des moyens de mieux la comprendre et d'accéder à
un peu plus de vérité sur ce qu'elle est et sur la manière dont elle évolue apparaît dès lors davantage comme une
opération de domination (car cela implique qu'ils en savent moins ou qu'ils savent moins bien que les
chercheurs) que comme une entreprise de libération ou d'élévation", o.c. Bernard LAHIRE, L'esprit… (p. 99100)
1157
o.c. Bernard LAHIRE, L'esprit…, p. 100.
264
265
II. État des lieux de l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros
Après l'état de la littérature nous retournons à la controverse en dressant un état du sujet, nous
intéressant à ce qui a été écrit sur l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros dans une perspective
critique. Il s'agit moins ici d'accumuler les informations factuelles que de comprendre
comment cette affaire est devenue cet objet politique (conflit inter-étatique), ce symbole des
difficultés de cette partie d'Europe dans les années 1990. En répondant à une série de
questions simples - qu'est-ce qui a été dit, par qui, quand, comment et pourquoi ?- nous
tentons de resituer les auteurs et leurs écrits par rapport à la dynamique de la controverse
propre de l'affaire, dans une perspective historique plus large, en continuité par la double
démarche méthodologique et théorique qui a été la nôtre jusqu'ici.
Nous avons choisi d'étudier des publications qui sont considérées, plus ou moins
légitimement, comme des références pour qui s'intéresse à l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros
(sources primaires et secondaires). Nous étudions ce qu'ont pu écrire les journalistes et les
universitaires de diverses spécialités et disciplines, personnes originaires de la région ou
étrangères, qui la connaissent bien ou non l'ont jamais visité, jeunes docteurs en science,
chercheurs confirmés ou observateurs avisés.
Ces publications sont intéressantes pour ce qu'elles peuvent nous apprendre sur l'affaire
(informations primaires) mais aussi pour les questionnements que les interprétations
personnelles, les parti pris des auteurs, les manques et défaillances des analyses peuvent
éveiller. Il s'agit ainsi de réfléchir sur la ou les manières d'aborder un sujet complexe, de
comparer les angles d'approche ou niveaux d'analyse (les situer dans un continuum micromacrosociologique), de repérer des variables explicatives et des pistes de recherche de
manière à compléter notre grille de lecture.
Sans prétention à l'exhaustivité, nous cherchons ici à dresser un tableau assez représentatif de
ce qui a été écrit sur le barrage 1158 . Il s'agit de comprendre comment certains partis pris (i.e.
1158
Dans la limite imposée par la maîtrise des langues et l'accessibilité des informations. C'est notamment le cas
des travaux fondés sur des sources primaires comme ceux de Tamás Fleisher, Viktoria Szirmai, de Judit
266
l'évidence de la légitimité de la lutte anti-barrage, symbole démocratique) ou certains
positionnements intellectuels (i.e. le crédit inconditionnel accordé à la mobilisation sociale
et/ou populaire dans le renversement de régime) se sont imposés à la fois dans les
interprétations et dans l'exploitation de l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros. Nous suivons les
mêmes fils conducteurs que précédemment en recherchant plus précisément dans différents
types d'écrits : le rôle crédité aux acteurs non-gouvernementaux, la place faite facteur
international, à l'État et à la dimensiuon interétatique de l'affaire, ainsi que l'attention portée
aux argumentations scientifiques, au savoir et à la dimension technique de la controverse.
L'état du sujet s'organise donc en trois parties. La première reprend des articles de presse de
journalistes qui se sont intéressés à l'affaire. Il s'agit de comprendre quel rôle jouent ces
derniers tant dans la divulgation de l'information que dans le développement de l'affaire ellemême. La seconde partie reprend des publications d'universitaires hongrois qui se sont
focalisés uniquement sur cette affaire. Impliqués plus ou moins directement dans les
campagnes de protestation, ils font état d'une connaissance interne et adoptent des angles
d'approche qui ouvrent de nombreuses pistes de recherche intéressantes. La dernière partie se
penche sur des textes universitaires qui utilisent l'affaire non plus comme un cas d'espèce mais
comme un exemple étayant des démonstrations/argumentations théoriques. L'intérêt
équivalent porté à des catégories d'acteurs très différentes s'explique par les remarques faites
jusqu'ici sur l'absence de frontières claires entre les différents groupes (chapitre introductif), le
développement de l'activisme universitaire (1ère partie chapitre sur les grands barrages),
thématique qui sera développé plus avant dans le deuxième chapitre de la deuxième partie.
1. L' affaire vue par la presse : actes de campagne ?
Notre choix s'est tout d'abord porté sur les articles de deux journalistes spécialisés 1159 , le
premier dans le journalisme d'investigation, l'autre dans les questions d'environnement. Ils
Galambos, mais aussi ceux des universitaires qui s'y réfèrent (Katy Pickvance, Jane I.Dawson, Barbara JancarWebster).
1159
On aurait pu également parler de Nick Thorpe, journaliste free-lance, arrivé en Hongrie en 1986 et
rapidement nommé correspondant de la BBC (Il travaillera également pour l'hebdomadaire The Guardian, et le
quotidien The Independent). Il a longtemps couvert toute la région d'Europe de l'Est et notamment l'affaire
267
travaillent tous deux pour des médias qui ne sont pas destinés au grand public. Ils se sont
intéressés à l'affaire sur une plus longue période. Leurs publications reflètent des modes
d'enquête et présupposés assez personnels mais ce qu'il il nous importe ici de comprendre
c'est de discerner comment l'information a circulé 1160 .
A. Du journalisme d'investigation ?
Mark Schapiro, journaliste indépendant américain 1161 traite à deux occasions 1162 de l'affaire
Gabčíkovo-Nagymaros dans des articles publiés dans la presse américaine dite "radicale" (The
Nation, Mother Jones), une première fois après le changement de régime, la seconde avant
que la CIJ ne prononce son jugement dans la procédure contentieuse concernant l'affaire
(septembre 1997). Il ne s'intéresse pas exclusivement à cette région d'Europe et publie de
temps à autre des articles la concernant.
Dans le premier article co-écrit avec un Hongrois en 1990, Mark Schapiro dresse le portrait
du leader charismatique hongrois du Cercle du Danube qui a lancé la controverse en 1981,
János Vargha. Il est décrit comme un héros incarnant "la conscience environnementale
hongroise", et son parcours personnel présenté comme l'illustration parfaite des
bouleversements politiques vécus dans toute la région 1163 . L'article se fonde sur des sources
primaires (entretiens avec les principaux protagonistes du mouvement du Danube) et rapporte
Gabčíkovo-Nagymaros. Il fut d'ailleurs arrêté par la police hongroise avec des écologistes (et un photographe)
autrichiens venus distribuer des tracts dans Budapest en mai 1987.
1160
A signaler également à titre complémentaire le ton polémiste et alarmiste adoptée d'une chercheuse
indépendante, Anna Husarska. Celle-ci a tout d'abord travaillé pour le syndicat Solidarnos en Pologne, pour
Gazeta Wyborcza puis dans des centres indépendants (International crisis group, etc…) et s'est distinguée pour sa
prise de position lors du conflit au Kosovo. Sur la controverse Gabčíkovo-Nagymaros elle écrit en 1992 un
article assre représentatif Anna HUSARKA, "Dam cheek", New Republic, 21 décembre 1992, vol. 207, n°26,
p. 15 : où le premier ministre slovaque est décrit comme le successeur de Staline, ex-communiste et nationaliste
comme Milosevic. Elle décrit la situation comme pouvant vraisemblablement exploser en conflit armé, car
attisée par les revendications irrédentistes des Hongrois sur cette zone frontalière, par les intérêts économiques
des dignitaires slovaques, et par le vide juridique créé par la séparation de la Tchécoslovaquie. "Il n'y a pas de
meilleure excuse pour un conflit armé qu'une querelle frontalière". Et de conclure, "Après tout, les Serbes qui ont
tué les Musulmans et les néo-nazis, qui ont brûlé les enfants turcs, ont fait cela sans aucune excuse".
1161
Il travaille pour une agence de presse spécialisée dans l'investigation (Center for investigative reporting), voir
le site officiel : www.muckraker.org [littéralement, dénicheur de scandales]
1162
Les deux articles étudiés plus précisément sont : Mark SCHAPIRO, J. FEKETE, "The new Danube", Mother
Jones, avril/mai 1990, vol. 15, n°3, p. 5-57 et Mark SCHAPIRO, "Unquiet flows the Danube", The Nation, 10
mars 1997
1163
"dans l'évolution de János Vargha –passé du statut de scientifique privilégié à celui de dissident harcelé puis
d'acteur politique- réside l'histoire de ces luttes environnementales locales qui sont devenues centrales aux
268
l'affaire exclusivement du point de vue hongrois. Il donne une description romantique et naïve
du fleuve avec une forte dimension émotionnelle liée à János Vargha 1164 (souvenirs d'enfance
liés au fleuve, harcèlement des autorités). Les assertions concernant la destruction engendrée
par le barrage sont présentées comme indubitables 1165 car provenant de sources scientifiques
officielles. Le danger est accentué par la description de "l'une des régions les plus pittoresques
qui incarnent la grandeur du Danube" et l'image du barrage de Nagymaros décrit comme de
"gigantesques WC".
La confusion règne pourtant et il est impossible de comprendre la différence entre les sites
(Gabčíkovo et Nagymaros) car c'est essentiellement la signification politique de la
controverse qui est mise en avant. La protestation est présentée sous les traits d'une lutte
politique 1166 qui se serait ensuite répandue et reproduite dans toute l'Europe de l'Est.
M. Schapiro reprend l'argument selon lequel l'environnement n'était qu'une arme contre les
gouvernements, le complexe hydroélectrique est traité ici comme une affaire réglée (1990 a
en effet été une année de transition pour la controverse), comme un symbole du gigantisme
socialiste vaincu.
Le second article publié en 1997 est manifestement étayé par les informations fournies par des
initiés de la résistance contre le projet Gabčíkovo 1167 . Le journaliste cite également Béla
Lipták 1168 . L'article prend finalement les traits d'une tribune pour les opposants. On retrouve
également Patrick McCully, un des leaders de la campagne internationale contre les grands
barrages.
révolutions non violentes en Hongrie et dans le reste de l'Europe de l'Est", o.c. Mark SHAPIRO, "The new
Danube…", p. 2/8.
1164
L'article souligne l'identification existant entre János Vargha et le fleuve. A signaler cette citation de
l'écologiste : "Le Danube et moi nous nous comprenons. C'est quelque chose de plus qu'un courant d'eau (piece
of water). Il a créé tout un paysage en Hongrie, il est au centre de tout un système écologique. Le Danube est
plus qu'une partie de l'environnement non vivant" (p. 4/8).
1165
"János Vargha (…) s'est fondé abondamment sur les rapports officiels qui lui ont été confiés clandestinement
et anonymement par des scientifiques travaillant pour le gouvernement" o.c. Mark SCHAPIRO, "The new
Danube…", p. 3/8.
1166
Le mouvement du Danube aurait "créé une culture politique alternative progressiste là où il n'y en avait pas".
Citant une des protagonistes, les auteurs reprennent l'idée que "la lutte autour du Danube était une école de
politique"
1167
Le journaliste cite le WWF-Autriche et des ONG américaines (Natural Heritage Institute, IRN…) qui ont
contribué à mettre sur pied un dossier d'information (dit Amicus Curiae) destiné à la CIJ et présenté par la partie
hongroise pour expliquer les problèmes environnementaux posés par le barrage. Le dossier est contre-signé par
une dizaine d'organisations hongroises et slovaques, cautions locales morales de la démarche entreprise en leur
nom.
1168
Voir le deuxième chapitre de la deuxième partie.
269
L'article conforte la position de la partie hongroise devant la CIJ en présentant uniquement
son argumentaire en faveur de la protection de l'environnement. Le journaliste insiste sur le
caractère inique de la décision unilatérale slovaque de détourner le Danube sur son seul
territoire 1169 et stigmatise la Slovaquie 1170 . Il résume l'affaire à une opposition binaire1171 ,
accordant à la Hongrie le statut d'une victime vertueuse défendant une vision humaniste du
développement.
La position adoptée dans les deux cas par Mark Schapiro est représentative de la couverture
médiatique dont l'affaire a bénéficié dans les années 1990. Donnant d'abord la parole aux
héros de la lutte contre le communisme, puis aux porte-parole non-gouvernementaux de la
cause environnementale, le journaliste dresse un tableau simpliste d'une affaire où les bons
(les défenseurs de la démocratie et de l'environnement) sont en butte aux méchants (soit les
communistes, les nationalistes, voir les partisans de l'hydroélectricité faisant fi du principe de
développement durable). La controverse devient pour lui un prétexte pour aborder des
questions plus larges comme la place de la politique environnementale dans les nouvelles
démocraties est-européennes ou la résolution des conflits inter-étatiques portant sur le partage
des ressources. Finalement aucune investigation n'est vraiment menée sur le complexe
hydroélectrique au-delà des témoignages d'activistes.
B. Un journaliste scientifique en campagne contre le WWF.
Dans un premier temps, le travail de Fred Pearce 1172 est fidèle à la ligne présentée ci-dessus.
Ce journaliste scientifique a traité de l'affaire Gabčíkovo dans diverses publications à partir du
1169
"Imaginez la réaction de ce pays [USA] si Mexico détournait le Rio Grande dans ses turbines de son côté de
la frontière", o.c. Mark SCHAPIRO, "Unquiet flows…", p. 12.
1170
Schapiro cite les mesures autocratiques du premier ministre slovaque Vladimir Mečiar, la bassesse des
attaques lancées sur Internet par le Dr. Miroslav Liška (l'un des principaux architectes slovaques du projet)
contre Béla Lipták.
1171
"D'un côté il y a la Hongrie avec l'une des économies les plus fortes de l'ancienne orbite soviétique qui, sous
la pression publique, a essayé d'intégrer les considérations environnementales dans sa politique de
développement ; de l'autre côté il y a la Slovaquie avec l'une des économies les plus faibles de la région qui
essaie de rattraper [son retard] avec un développement rapide, sans se préoccuper des conséquences
environnementales", o.c. Mark SHAPIRO, "Unquiet flows…", p. 14.
1172
Voir l'index prosopographique. A signaler ici que le journaliste critique souvent le rôle des ONG
internationales : "le modèle pour des actions réussies pour sauver les rivières des méga barrages reste l'activisme
local passionné soutenu par la manipulation sophistiquée de groupes écologistes occidentaux. Les meneurs de
270
point de vue hongrois 1173 . Il reprend notamment l'image 1174 du héros János Vargha 1175 , avec
les mêmes imprécisions techniques 1176 et insiste sur la portée politique du symbole.
Ce qu'il nous importe de souligner c'est comment il change de position en 1994 en prenant le
parti de présenter et défendre le point de vue des partisans slovaques du barrage dans le New
Scientist 1177 en dénonçant les erreurs commises par le WWF-Autriche dans sa campagne
contre Gabčíkovo 1178 . Il est par exemple le seul à rendre compte du retrait officiel de
l'organisation internationale et des excuses présentées par cette dernière au gouvernement
slovaque 1179 . Il en conclut que ce désengagement pourrait contribuer à résoudre le conflit
inter-étatique. Il parle des bénéfices des travaux slovaques qui apparaissent aussi sûrs
scientifiquement que l'avaient été les arguments des opposants 1180 . La beauté et la pureté
campagne croient de plus en plus que l'orthodoxie scientifique change en leur faveur" et de souligner que "les
écologistes occidentaux considéraient par le passé l'énergie hydroélectrique comme le nec plus ultra des énergies
renouvelable mais reconnaissent qu’aujourd'hui les choses ont changé", voir Fred PEARCE, "Dam busters ! ",
New Internationalist Online, n°273, novembre 1995, www.newint.org [consulté en octbre 2005]
1173
Il présente le cas à partir des témoignages des activistes hongrois, principalement celui de János Vargha, voir
Fred PEARCE, Green warriors…
1174
Voir la description de la région comme terrain vague pollué (cf. l'étude de cas sur la controverse de Garé et le
travail de la sociologue Zsuzsa Gille), opposée à une vision mythique de la nature du delta intérieur : "C'est un
paysage étrange. Une minute vous passez la ville délabrée de Bratislava où l'odeur d'urine de chat provenant des
énormes entreprises chimiques imprègne tout, où les eaux usées se déversent dans le fleuve et les déchets
chimiques ont laissé une couche d'huile en surface des nappes phréatiques voisines. La minute d'après, le fleuve
s'est miraculeusement purifié et s'écoule dans d'étroits canaux à travers une charmante forêt" o.c. Fred PEARCE,
The damned…, p. 258.
1175
"Vargha a été le premier homme à défier ouvertement le régime depuis que l'invasion de Budapest par les
chars soviétiques après l'insurrection de 1956, et sa protestation a vite montré, même aux personnes extérieures,
que la vague des changements était en cours en Hongrie", o.c. Fred PEARCE, Green warriors…p. 108.
1176
Imprécisions visibles dans le support cartographique (o.c. Fred PEARCE, The damned…, p. 257) qui
renseigne peu sur les enjeux du conflit. Aussi "Budapest se dispute avec Prague, Les Tchèques avec les
Slovaques et les Slovaques avec les villages voisins du canal " (p. 258).
1177
A noter les articles bien renseignés de la journaliste free-lance Vera Rich publiés dans The New Scientist (ex.
Vera RICH, "Hungary bows out of grand plan to dam the Danube", The New Scientist, 23 mai 1994, n°1822,
p. 6, et "Swelling chorus of Danube blues", 26 septembre 1992, vol. 135, n° 1840, p. 8) et précédemment (1984 à
1989) dans le magazine Nature.
1178
Fred Pearce critique ailleurs le WWF pour sa stratégie de préservation de l'environnement qui exclut les
hommes (dans le cas des grands parcs africains). L'organisation accepte selon lui l'idée de "tragedy of commons"
qui justifie de "développer" les sociétés traditionnelles par la propriété privée. "Le message est que la propriété
privée est bonne par l'environnement…"(p. 99) o.c. Fred PEARCE, Green warriors…
1179
Information confirmée par Alexander Zinke, responsable de la campagne du WWF-Autriche, qui s'indigne
d'avoir été dupé par un journaliste supposé être du côté des écologistes [cf. entretien avec A. Zinke mars 2002.].
Voir Fred PEARCE, "Rising water drowns opposition to Slovakia's dam", New Scientist, 16 juillet 1994,
vol. 143, n°1934, p. 8.
1180
"Le désastre écologique ne s'est pas produit. La forêt est toujours inondée, les arbres sont en meilleure santé
qu'avant, et les puits sont pour la plupart propres et pleins", Fred PEARCE, "Dam truths on the Danube", New
Scientist, 17 septembre 1994, vol. 143, n°1943, p. 27-31. A noter le courrier des lecteurs envoyé en réponse à cet
article, Miklós BURTOND, "Dam propaganda ?"; New Scientist, 5 novembre 1994, vol. 143, n°1945, p. 50, qui
critique la place accordée à une représentation partiale de la situation, à des "arguments qui font penser à de la
propagande communiste des années 1950", et à l'absence d'investigation du journaliste.
271
naturelles du Danube saluées auparavant, laissent place à une description moins glorieuse 1181 .
Fred Pearce remarque également "le déferlement de propagande hostile, dans laquelle la
presse internationale a pris position en faveur de la Hongrie" 1182 , et souligne que les partisans
slovaques ont toujours eu raison mais que personne ne les écoutait. Le conflit est désormais
présenté comme l'opposition de deux stratégies : un pragmatisme slovaque couronné de
succès 1183 contre un statu quo néfaste adopté par les Hongrois 1184 .
La résolution du différend apparaît alors simple 1185 : continuer les travaux et construire ce
deuxième barrage en aval de Gabčíkovo contre lequel le mouvement du Danube s'est battu
avec succès pendant les années 1980, ce que le journaliste avait salué avec enthousiasme dans
ses publications précédentes. Fred Pearce ne reconnaît pas s'être trompé. Il se contente de
remarquer qu'ailleurs dans le monde quand les écologistes avaient prédit des désastres, ils ont
eu raison. Il en déduit que : "peut-être qu'à Gabčíkovo, les ingénieurs ont enfin montré que le
béton et le goudron, bien utilisés, ont des conséquences positives sur l'environnement" 1186 .
En soutenant le discours des constructeurs Fred Pearce donne la parole aux techniciens
slovaques et replace les enjeux techniques au centre de la controverse alors que jusque là les
présentations faisaient la part belle aux prédictions alarmistes éludant la complexité des
phénomènes naturels et l'incertitude inhérente aux prévisions scientifiques. Fred Pearce donne
certes le beau rôle à la technique mais sans montrer toutefois plus de discernement quant à ses
limites. Le journaliste est conscient de l'originalité de son discours et en revendique
1181
"Le projet [Gabčíkovo] (…) a fait revivre une zone humide pratiquement desséchée et a réapprovisionné les
nappes phréatiques", o.c. Fred PEARCE, "Rising water…", p. 8. et de rappeler que l'état du Danube avant le
détournement n'était pas aussi exceptionnel que les écologistes ont pu le proclamer : "Avant que le canal ne soit
construit, la zone humide se mourrait d'une mort pas très naturelle. Le vieux Danube érodait son lit si
profondément qu'il n'avait que rarement assez d'eau pour inonder la plaine humide" art.cit. Fred PEARCE, "Dam
truths…", p. 29.
1182
Art.cit. Fred PEARCE, "Dam truths…", p. 28.
1183
L'article met en exergue cette citation d'un ingénieur slovaque : "nous avons toujours dit qu'il y avait des
problèmes écologiques avec Gabčíkovo [et] que nous trouverions des solutions techniques pour les résoudre. Et
les événements nous donnent raison", o.c. Fred PEARCE, "Dam truths…", p. 30.
1184
"Le problème avec les Hongrois aujourd'hui est que beaucoup de leurs plaintes au sujet de Gabčíkovo sont le
résultat de leurs propres décisions. Si des secteurs de la zone humide sont en train de se dessécher c'est parce
qu'ils ont refusé d'utiliser l'ouvrage de Dunakiliti pour la faire revivre".
1185
"Il y a une chose sur laquelle [les ingénieurs slovaques], la Hongrie et les Verts s'accordent. Quand on
commence des travaux de régulation sur un fleuve, cela a des implications [en chaîne]. Un barrage en amont
cause des problèmes en aval, que les ingénieurs vont résoudre par un autre barrage, puis un autre. La régulation
d'une section d'un fleuve pousse les problèmes en aval aussi ne peut-elle être arrêtée." O.c. Fred PEARCE, "Dam
truths…", p. 31.
1186
O.c. Fred PEARCE, "Dam truths…", p. 31.
272
l'objectivité en désignant la responsabilité du parti pris en faveur de l'argumentation hongroise
à la propagande des écologistes 1187 . Le plus frappant ici est que l'information concernant le
retrait du WWF de la campagne n'a pas été reprise ailleurs en dépit des incidences.
2. Un cas d'espèce
Nous abordons maintenant les écrits d'universitaires qui traitent l'affaire GabčikovoNagymaros comme un cas d'espèce en notant en préalable qu'il s'agit essentiellement d'un
point de vue hongrois. L'origine et le parcours professionnel des auteurs prennent ici une
importance particulière dans la mesure où ils démontrent le rôle que des scientifiques et des
intellectuels ont pu jouer dans la divulgation d'informations et l'organisation de la campagne
contre Nagymaros. Ces derniers ont bénéficié sous le régime communiste de János Kádár
d'une relative liberté de circulation et d'information (accès à la documentation scientifique
étrangère, possibilité de voyager, d'établir des contacts avec des chercheurs étrangers 1188 .
notamment sur la question de la protection environnementale qui explique leur analyse de
l'affaire mais aussi la frustration de certains de ne pouvoir influencer les décisions 1189 .
A. De la puissance du lobby de la gestion d'eau.
Dans cet article l' économiste Tamás Fleisher 1190 qui a milité au côté de János Vargha dans le
Cercle du Danube contre le barrage Nagymaros propose de rechercher les vrais enjeux dans
cette affaire : "il n'est pas certain que les conflits qui apparaissent au centre des événements à
1187
Le journaliste cite par exemple l'information diffusée l'année précédente (1993) par le WWF-Autriche
(Alexander Zinke) concernant des constatations de pollution dans les nappes phréatiques suite au détournement
du Danube. A noter que l' information a été reprise par cette même revue, Debora McKENZIE, "Dam pollution
date leaked from Slovakia", New Scientist, 8 mai 1993, vol. 138, n° 1872, p. 7.
1188
Voir Jacques BETHEMONT, Jean-Paul BRAVARD, "Gabčíkovo : un grand projet et une controverse",
Revue de Géographie de Lyon, 1986/1, p. 19-41. Publication faisant suite à un voyage d'étude de géographes
lyonnais organisé en Hongrie en 1984. Ils reprennent les informations scientifiques relatives au barrage et aux
dangers potentiels, pour un public français (de spécialistes), alors même qu'en Hongrie l'information sur le sujet
était muselée en Hongrie et ne circulait que dans un cercle restreint composé d'intellectuels et de scientifiques.
Nous remercions Sándor Csernus pour avoir nous avoir signalé cette publication à laquelle il a contribué en
traduisant les textes scientifiques hongrois issus principalement de revues professionnelles.
1189
Les publications du Cercle du Danube reprennent essentiellement ces publications scientifiques, voir Duna
Kör, Utánunk az özönvíz [Après le déluge], Budapest, 1989, où l'on retrouve l'article de Tamás FLEISHER,
"Non-efficiency calculations. Macroeconomics, environment, politics and society", 30 août 1988.
1190
Voir l'index prosopographique.
273
tout moment soient les vrais [enjeux]" 1191 . Il attire l'attention sur la puissante organisation
constituée par les experts hongrois de la gestion d'eau. Ce groupe d'intérêt est responsable
selon lui de l'affaire puisqu'il a conçu ce projet et l'a défendu en dehors de toutes autres
considérations, notamment économiques 1192 . L'argumentation écologique développée par le
mouvement de défense du Danube et les stratégies des acteurs non-gouvernementaux dans les
années 1980 ne sont pas considérés comme des éléments centraux. Fleisher s'attache plutôt à
reconstruire le processus de décision, resituant le débat dans le contexte politique et
économique national. János Vargha n'est pas décrit comme un environnementaliste héroïque
et utopiste 1193 et l'attention extérieure portée sur la dimension environnementale est
critiquée 1194 .
Tamás Fleisher insiste sur une chronologie des faits qui ne s'articule plus autour de 1989. Le
personnel en charge de la gestion de l'eau est en effet resté en place après le changement de
régime 1195 et les rapports de force sont réapparus au sein du nouveau gouvernement 1196 . En
décryptant les rôles des différents acteurs (groupes professionnels, instituts de recherche,
départements ministériels…) avant 1989, il minimise l'importance accordée par d'autres à la
1191
Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube : water management, regime change and the movement against the
middle Danube hydroelectric dam", International journal of urban and regional research, 1993, n°3, vol. 17,
p. 430-443 [publié en hongrois dans Társadalom kutatás, 1992/2], p. 430.
1192
L'affaire, telle qu'elle est en 1989, est pour lui l'exemple de la "stratégie d'un secteur cherchant à gagner de
l'importance dans un système centralisé de redistribution, en l'absence de tout contrôle social, et ce par la
mystification de problèmes purement techniques, par le maintien de conditions économiques proches de la
banqueroute de manière à alpaguer autant de ressources possibles, en engageant les organes décisionnaires dans
des impasses avec des engagements en faveur du projet", o.c. Tamás FLEISHER, "Non-efficiency calculations...
1193
Selon lui János Vargha a essentiellement cherché à faire le point sur le projet : "ce n'était pas le débat
professionnel qui l'a le plus choqué, mais plutôt le fait que cette affaire était pleine de blessures, de personnes
mis au placard, d'opinions silencieuses et censurées et que des publications avaient été ignorées", o.c. Tamás
FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 432.
1194
"En 1990, les observateurs occidentaux sensibles aux questions environnementales prenaient pour acquis
qu'en Europe de l'Est le développement d'une conscience environnementale avait commencée [puisque c'était] là
où les mouvements environnementaux avaient joué un rôle important dans la motivation des masses et par
conséquent dans l'élimination de l'ancien régime", o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 437.
1195
"Ce qui était moins apparent c'était qu'en dépit des changements, le lobby partisan du barrage, composé
principalement des responsables de la gestion de l'eau, n'a pas changé. Plus généralement, il faut noter que la
permanence des différentes groupes d'intérêt industriels et le renforcement de leur pouvoir étaient d'autant plus
grand que la nouvelle direction politique était inexprimentée", o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…",
p. 438.
1196
"Le renforcement relatif des groupes de pression était manifeste [mai 1990-avril 1991] dans la facilité avec
laquelle ils ont été capables de soudoyer le gouvernement qui manquait d'expérience et de politiciens avisés".
Aussi tant que le gouvernement n'a pas pu constituer de forces nouvelles, "la lutte économique s'est poursuivie,
et le gouvernement a été confronté à une suite de faits accomplis, forçant des choix en faveur d'investissements
attractifs en apparence mais qui limitaient les alternatives ". o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…",
p. 438
274
mobilisation sociale. Il laisse entrevoir la complexité des intérêts en jeu au sein même des
structures gouvernementales mais aussi leurs hésitations qui se sont accentuées après 1989,
jusqu'à l'abrogation unilatérale du traité de 1977 1197 . Pour Fleisher le désengagement hongrois
n'a été possible qu'à partir du moment où le barrage n'était plus perçu que comme "un
symbole du mécontentement politique, tellement discrédité qu'aucune force politique n'a osé
faire machine arrière sur la décision" 1198 .
Pour cet économiste, la dimension internationale du projet n'est pas centrale, du moins
jusqu'au détournement du Danube par les Slovaques en 1992. Il n'accorde pas d'influence à
l'alliance transnationale formée avec les activistes autrichiens et allemands. En revanche,
l'annonce du détournement engendre chez lui une réaction très vive. Il qualifie l'action
d'agression physique (d'"expérience irresponsable") appelant une réponse politique 1199 . Jusque
là il s'était contenté de regretter les tactiques politiques déployées par chacune des parties dans
le but d'obtenir le soutien de la communauté internationale. Du moins c'est ainsi qu'il décrivait
la stratégie "environnementaliste" hongroise 1200 .
Cette affaire de barrage n'a donc été aux yeux de ce commentateur éclairé qu'un "symbole
involontaire". Il ne faut pas selon lui surestimer la conscience écologique des populations
d'Europe de l'Est, ni l'exploiter hors du contexte historique qui l'a vu naître. Son discours
change pourtant (ajout d'un Postscript en février 1993) avec la mise en œuvre de la Variante
C. L'économiste reprend à cette occasion à son compte les arguments des opposants
écologistes sur les dégâts engendrés par cette solution pour justifier l'irresponsabilité de la
décision unilatérale 1201 , confortant paradoxalement une ligne discursive critiquée plus haut.
1197
"Ce style d'hésitation dans le but de plaire à tous était caractéristique de la position du gouvernement sur le
barrage", o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 437.
1198
o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 438.
1199
L'auteur rappelle toutefois les antécédents historiques en matière de changement de frontière, et explique
qu'après la dissolution de l'Empire des Habsbourgs, les Slovaques avaient souhaité obtenir un droit exclusif sur
l'usage du fleuve (o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 430). En ce qui concerne la Variante C,
ce n'est pour lui qu'une stratégie de persuasion pour obtenir de la Hongrie qu'elle poursuive le projet tel que
prévu. Il fait donc parti des incrédules qui ont expliqué l'attitude passive de la Hongrie malgré l'annonce faite de
travaux.
1200
"Le gouvernement hongrois pense que la position écologique qu'il a choisi et son intention de procéder à un
examen critique des décisions passées, lui garantit la sympathie et même le soutien matériel pour pouvoir
réhabiliter le site. Le gouvernement slovaque pense quant à lui que le respect d'un traité est un comportement
européen par nature…" o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 440.
1201
"Ce n'est pas le but ici de rentrer dans les argumentations détaillées, nous mentionnerons simplement la
baisse du niveau des nappes phréatiques, et ses implications sur la végétation et les différents écosystèmes, la
275
En dépit des apports de cet article (attention attirée sur la politique de la gestion d'eau, sur les
groupes d'intérêts professionnels et leur permanence au pouvoir après 1989), il est important
de se garder de toute tendance à la "mythologie politique" sur la nouvelle classe dirigeante. Le
sociologue Pierre Kende explique qu’ "aux alentours de 1989-1990, alors que le pouvoir
communiste était sur le point d'expirer, son véritable personnel dirigeant, fuyant le
déshonneur et d'éventuels actes de vengeance, a pratiquement disparu de la scène publique
pour se retirer dans la vie privée, sans honneur, mais dans le confort d'une retraite solide. Si
d'anciens cadres du régime se sont intégrés à la scène politique post-communiste, il faut noter
qu'ils avaient appartenu, avant 1989, au courant réformateur et n'avaient pas occupé de poste
de première importance (à l'exception des deux futurs premiers ministres Gyula Horn et Peter
Medgyessy. Les seules continuités marquantes s'observent dans le monde académique et
universitaire : elles s'expliquent par le fait que le nouveau régime démocratique a respecté
l'autonomie de ce secteur et s'est bien gardé de lui imposer des «lustrations»" 1202 . Les travaux
de Marie-Christine Kessler rappelle également la nécessaire prise en compte de la réforme
administrative, ainsi que l’existence de réseaux de coopération entre partenaires infraétatiques, le rôle des décideurs nationaux, la concurrence entre les États, des États avec les
entreprises ou groupements professionnels et humanitaires 1203 .
Il faut également noter qu'il ne propose qu'une lecture limitée d’une controverse
transnationale, centrée sur la seule dimension hongroise. Or même s'il y a eu deux campagnes
de protestation qui se sont succédées dans le temps (anti-Nagymaros, puis Stop Gabčíkovo), il
a toujours été question d'un projet conjoint Gabčíkovo-Nagymaros dont les deux parties
restent indissociablement liées. L'indignation de l'auteur face à la Variante C démontre que cet
aspect commence tout juste à s'imposer aux yeux des opposants hongrois à la date à laquelle
l'article est révisé pour la publication (1993). Cela semble expliquer en partie l'incrédulité des
Hongrois (le gouvernement tout comme les anciens opposants au barrage Nagymaros) face à
la construction par les seuls Slovaques de la Variante C.
pollution de l'eau du fleuve, du réservoir et du canal de dérivation, et les changements dans la charge
sédimentaires du courant" o.c. Tamás FLEISHER, "Jaws on the Danube…", p. 442.
1202
cf Pierre KENDE, Le défi hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris : Buchet-Chastel, 2004, p. 168-176 (p.
221).
1203
Marie-Christine KESSLER, "Modes et modèles de transformation de la gestion publique", Politiques et
management public, mars 1996, vol. 14, n°1, (p. 6)
276
Ce problème démontre par ailleurs l'importance des contingences matérielles dans l'étude de
toute controverse. Il désigne l'erreur qui a consisté à réduire les barrages eux-mêmes à des
symboles ou de simples instruments discursifs. Les réactions au détournement du Danube
telles que celle exprimée par Tamás Fleisher soulignent également la difficulté qu'ont eu les
observateurs à comprendre que beaucoup des transformations tant décriées s'inscrivaient aussi
dans le cadre d'un traité et comportait des dimensions techniques et scientifiques.
B. De la puissance des lobbys industriels
Les travaux 1204 de l'ethnologue slovaque Juraj Podoba 1205 offrent un prolongement intéressant
dans la mesure où ils ré-introduisent la partie slovaque dans la controverse. L'ethnologue
s'intéresse pour sa part aux groupes d'intérêts (lobbys industriels) qui ont réussi à maintenir
leur influence après la révolution de velours. Rédigés plus tardivement ils offrent donc un
regard de sciences sociales intéressant sur la controverse d'"insider" puisque l'universitaire
entretenait déjà des rapports avec le groupe d'écologistes hongrois-SZOPK (Union des
protecteurs de la nature et du paysage) dans les années 1980 1206 . L'affaire est pour lui un
exemple de la permanence de ce symbole de réussite par-delà le changement de régime et qui
lui permet d'en explorer les coulisses et d'exposer l'évolution des rapports de force entre
militants écologistes et lobbys industriels jusqu'à la victoire de ces derniers.
Il se distingue de Tamás Fleisher sur un point important qui est la reconnaissance la
conscience environnementaliste et l'influence des écologistes dans le renversement de régime,
ici la révolution de velours, vécue à Bratislava. Il resitue par ailleurs ces facteurs dans le
contexte historique et social, c'est-à-dire par rapport à la faiblesse de l'opposition politique
slovaque et à la spécificité et variété des conceptions des écologistes, qui vont s'exprimer plus
particulièrement après 1989. L'accent est porté sur la spécificité du mouvement écologiste et
1204
Juraj PODOBA, "Rejecting green velvet ; transition, environment and nationalism in Slovakia",
Environmental politics, printemps 1998, vol. 7, n°1, p. 129-144. Voir aussi Juraj PODOBA, "Nationalism as a
tool. Creating new symbols of ethnic identity. Waterworks on the Danube", dans Ton DEKKER, John
HELSLOOT, Carla WIJERS (dir.), Roots and rituals, Amsterdam : HET Spinhuis, 2000. Nous remercions
Fabienne Watteau de nous avoir communiquer cette référence.
1205
Ethnologue à Institut d'ethnologie, Académie des sciences slovaques SAV spécialiste d'anthropologie
sociale, des questions de nationalisme dans l'Europe post-communiste et de l'environnement.
1206
Il a participé au rapport Juraj BUDAJ (dir.), Bratislava Nahlas, Bratislava : SZOPK, sa contribution traitait
du développement des banlieue de Bratislava.
277
sa transformation après 1989 c'est-à-dire sa division, qui semble expliquer en partie l'échec de
leur position anti-barrage.
Juraj Podoba explique que les écologistes ont emprunté des voies différentes après le
renversement du régime, l'Union slovaque des protecteurs du paysage et de la nature à
participant activement à la vie politique en fondant le parti VPN (Public contre la violence),
certains membres participant à la restructuration de l'administration, d'autres partant s'engager
à l'échelon fédéral à Prague (voir le deuxième chapitre de la deuxième partie). Il relève
portant l'échec des efforts pour contrecarrer la constitution d'une alliance hétéroclite entre
"extrémistes néo-communistes" et des groupes d'intérêts parmi lesquels des anciens
responsables communistes, de nouveaux riches et d'opportunistes politiques 1207 .
L'ethnologue slovaque inscrit la controverse Gabčíkovo dans un faisceau d'éléments
politiques, économiques et sociaux nationaux, qui contribuent beaucoup à sa compréhension.
Insistant sur la question de la politique environnementale slovaque "post-1989". Son analyse
perd de vue la dimension internationale de la controverse mais attire l'attention sur la
motivation environnementaliste des activistes et de la politique gouvernementale (création
d'institutions, d'un cadre législatif). Il considère que cette affaire a été utilisée par les deux
État s comme une carte maîtresse pour attiser un conflit interétatique 1208 et qu'elle représente
une version centre-européenne du nationalisme qu'il écrit ailleurs comme "une hostilité
ethnique qui a «seulement» les traits d'un conflit ethnique latent : c'est toujours un conflit de
mots et gestes pathétiques" 1209 . Il clarifie également un point majeur si on se réfère aux
interprétations courantes de la dispute exposées dans le chapitre liminaire, en expliquant que
"la montée du nationalisme dans les pays post-communistes n'était pas une explosion de
ressentiments longtemps réprimés par le passé, mais les effets d'intérêts matériels et la volonté
d'influencer des relations stabilisées après quarante années de domination de l'idéologie
1207
"Ils ont en commun de poursuivre le modèle d'économie centralisée contrôlée par l' État basée sur
l'industrialisation et la production agricole…les symboles du progrès et le succès de la société communiste sont
devenus des symboles des capacités et des réalisations de la nation slovaque". Art.cit. Juraj PODOBA,
"Rejecting green velvet …, p. 137.
1208
"Le conflit autour des ouvrages hydroélectriques du Danube n'a pas été géré de manière rationnelle, mais a
été utilise comme une carte maîtresse dans une lutte politique" (p. 283) présentation du nationalisme comme jeu
politique des nouvelles élites post-communistes, cf. Juraj PODOBA, "Between rancour and cooperation. Ethnic
conflict in Slovakia", International Journal on Minority and Group Rights, 1997, vol. 4, n°3-4, p. 279-287
1209
Art.cit Juraj PODOBA, "Between rancour and cooperation…", p. 283.
278
nationaliste" 1210 . Retenons comment Juraj Podoba présente l'ethnicité comme une "étiquette"
qui va collée à la controverse et servir, comme nous le verrons, les penchants culturalistes de
certains analystes.
C. L'environnement et démocratie.
L' article consacré à l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros par l'économiste Judit Galambos 1211 et
publié dans deux versions différentes 1212 est une de ces publications auxquelles les
observateurs font systématiquement référence. Il est intéressant de noter comment dans la
seconde version, elle inscrit le mouvement d'opposition au projet de Gabčíkovo-Nagymaros
dans la campagne internationale contre les grands barrages 1213 . Elle insiste sur le fait que l'on
retrouve les mêmes protagonistes dans toutes les affaires de barrage et les mêmes
oppositions : "l'industrie contre les populations affectées, les ingénieurs contre les écologistes,
le pouvoir politique contre les contestataires" 1214 , induisant une vision exclusivement binaire
et simpliste des rapports de force. L'affaire Gabčíkovo-Nagymaros se résume selon elle à un
conflit environnemental incarnant la lutte de la démocratie contre le communisme. Elle dresse
une monographie très précise (exposé des actions de protestation, des étapes de la négociation
inter-étatique, et des décisions parlementaires et gouvernementales) qui se caractérise par un
parti pris évident en faveur des écologistes, ceux-ci incarnant pour l'auteur un courage
désintéressé 1215 . Elle souligne également la dangerosité du projet et l'irréversibilité des
dommages provoqués.
1210
Juraj PODOBA, "The differences in similarity : two models of ethnic conflict in post-communist Europe",
Slovak foreign policy affairs, automne 2002, vol. III, n°II, p. 46.
1211
Diplômée en économie, Université de Budapest. Elle a également travaillé pour le REC-centre régional pour
l'environnement de l'Europe centrale et orientale.
1212
cf. Judit GALAMBOS, "Political aspects of an environmental conflict : the case of the GabčíkovoNagymaros system" (p. 72-95), dans Jyrki KÄKÖNEN, Perspectives on environmental conflict and
international politics, Londres : Pinter Publishers, 1992.), puis. Judit GALAMBOS, "An international
environmental conflict on the Danube : the Gabčíkovo-Nagymaros dams" (p. 176-226), dans Anna VÁRI, Pál
TAMÁS, Environment and democratic transition. Policy and politics in Central Eastern Europe, Dordrecht :
Kluwer Academic Publishers, 1993.
1213
Citant par exemple l'ouvrage de référence o.c. Nicholas HILDYARD, Edward GOLDSMITH, The social
and environmental effects of large dams…
1214
o.c. Judit GALAMBOS, "An international environmental conflict…", p. 176.
1215
Selon elle "l'opposition publique" (composée de groupes environnementaux hongrois, tchèques, slovaques et
autrichiens, de biologistes et autres scientifiques, d'une partie de la population et de certaines communes) "était
préoccupée par les risques pour l'environnement et la sécurité du projet, les immenses coûts économiques,
sociaux, humains et économiques" (p. 201). Ce groupe est opposée selon Judit Galambos aux "constructeurs de
barrage" (catégorie composée des bureaucrates spécialistes de la gestion d'eau, des planificateurs, des ingénieurs
279
L'idée centrale de cette "analyse des acteurs" (stakeholders' analysis) est que les démocraties
ne se font pas la guerre et que démocratie rime avec protection environnementale. Elle
s'attache à relever les différences entre les systèmes politiques qui expliqueraient la position
des acteurs étatiques dans le conflit, n'accordant du crédit qu'aux défenseurs de l'écologie.
Toute une série d'éléments contredisent cependant cette théorie : la participation de l'Autriche
au projet, la position pro-barrage des différents gouvernements slovaques démocratiquement
élus et l'échec des deux États à résoudre ce conflit. Judit Galambos semble en fin de compte
forcée d'admettre la faiblesse de l'argument : "la démocratie n'est pas une panacée pour les
problèmes environnementaux" 1216 , se référant à des arguments plus subjectifs (relevant "de la
perception") telle la puissance symbolique du Danube. Ces derniers comptent selon elle pour
beaucoup dans le fait que des "centrales hydroélectriques peuvent devenir des objets de fierté
nationale et de haine ethnique" et c'est un élément qui, dit-elle, peut être "difficile à concevoir
pour des lecteurs non centre-européens" 1217 . IL faut noter que dans la première version de
l'article elle s'était lancée dans une évaluation des gains/coûts de chaque partie pour
déterminer un schéma explicatif, fondée sur des considérations à l'emporte-pièce et un fort
déterminisme historique 1218 .
Le travail de Judit Galambos par son contenu très documenté sur les rebondissements de
l'affaire (fondé en grande partie sur des informations de première main et des archives
d'activistes) 1219 mérite toutefois l'attention, même si des précautions sont nécessaires pour
relativiser le puissant parti pris qui est le sien. Cet engagement personnel est cependant très
représentatif de la ligne discursive hongroise qui s'est imposée à tant d'observateurs étrangers
hydrauliciens et des entreprises de construction) pour qui "les grands barrages sont des instruments clés de
l'idéologie du développement qui repose sur une approche politique d'une planification verticale et centralisée"
(p. 198). Elle classe pourtant les entreprises autrichiennes dans cette catégorie bien qu'elles agissent selon
d'autres principes économiques, la conquête de marchés dans des zones où la "répression massive et violations
des droits de l'homme riment avec grands barrages", o.c. Judit GALAMBOS, "An international environmental
conflict…", p. 201.
1216
o.c. Judit GALAMBOS, "An international environmental conflict…", p. 218.
1217
o.c. Judit GALAMBOS, "An international environmental conflict…", p. 207.
1218
"La Hongrie était le pays le moins impliqué parce qu'il avait le plus à perdre, le projet servant plutôt les
intérêts slovaques et soviétiques. La Slovaquie avait aussi beaucoup à perdre, mais elle considérait les gains
attendus comme l'emportant : le projet convenait aux aspirations nationalistes slovaques ancestrales, ainsi d'un
point de vue nationaliste la Slovaquie ne pouvait que bénéficier du projet. L'Autriche n'avait que des bénéfices
dans cette affaire puisque les risques étaient pris par d'autres, ce qui explique pourquoi le gouvernement
autrichien était moins sensible aux pressions des mouvements environnementaux.", o.c. Judit GALAMBOS,
"Political aspects of an environmental conflict …", p. 94.
1219
Judit Galambos remercie János Vargha pour l'accès privilégié à ses archives personnelles.
280
(voir plus bas). Il est aussi caractéristique d'une absence de cadre analytique et de
problématique de recherche fréquente dans les études qui prennent le cas GabčíkovoNagymaros comme illustration.
D. La politique de protection environnementale, un recadrage.
L'interprétation de la sociologue hongroise Viktoria Szirmai 1220 tranche avec cette dernière
interprétation. Pour cette dernière en effet : "l'environnement naturel et les habitants en danger
n'ont jamais été réellement des parties du jeu qui s'est joué dans le socialisme d'État" 1221 . Elle
s'attache plutôt à décrire un processus qui a mené à l'émergence d'une politique
environnementale dans les années 1970 : les autorités hongroises mettent en place une autorité
centrale aux compétences limitées 1222 (pressions indirectes de la communauté internationale
et sphère politique interne), alors que des membres de l'intelligentsia et certains fonctionnaires
commencent à divulguer des informations en dehors de ce cadre officiel.
La sociologue explique comment la protection environnementale est devenue une priorité du
gouvernement central qui lui permettait de répondre efficacement aux demandes de nombreux
acteurs, notamment locaux et ce, sans agir réellement sur les problèmes écologiques à
l'origine de celles-ci 1223 . Aussi "dans les années 1970 et le début des années 1980, alors que le
1220
Sociologue de l'Académie hongroise des sciences, travaillant sur le développement régional. A noter son
travail sur le rôle des mouvements sociaux dans le changement de régime ; voir la présentation qui en est donnée
dans Nick MANNING, "Order, crisis and social movements in the transition from state socialism", dans Chris
ROOTES, Howard DAVIS (dir.), Social change and political transformation, Londres : UCL, 1994(p. 132-148).
1221
Viktoria SZIRMAI, "The structural mechanisms of the organization of ecological-social movements in
Hungary", (p. 146-155), dans Anna VÁRI, Péter TAMÁS, Environment and democratic transition, Dordrecht :
Kluwer Academic Publishers, 1993, (p. 146).
1222
L' autorité bénéficiait d'une " modeste possibilité de représenter les intérêts économiques (…) elle a tiré sa
force de la "deuxième société" hongroise pour acquérir une plus grande autonomie, de l'autorité et une légitimité.
Une partie des scandales liés au mécontentement de la population par rapport aux dommages et à la pollution ont
pu exploser parce que cette branche de la protection environnementale [OKTH] voulait prouver sa puissance. En
soutenant les mouvements locaux de protestation environnementale, l'OKTH a pu mieux défendre ses intérêts et
obtenir plus de ressources"", o.c. Viktoria SZIRMAI, "The structural mechanisms…, p. 150.
1223
"C'était bien pour les autorités locales qui pouvaient réduire les crises d'autorité et le mécontentement de la
population locale par rapport aux dégâts environnementaux. C'était bien aussi pour les grandes entreprises qui
accumulaient les pertes car l'argent reçu pour protéger l'environnement était une bouffée d'air (nombreux cas où
il a été détourné à d'autres fonctions)." (p. 150) "le système était bénéfique aux autorités environnementales car il
pouvait montrer ainsi que leurs activités étaient tournées vers la protection environnementale, sans violer la règle
politique principale à savoir contrôler plutôt que d'éliminer le mécontentement populaire, sans toucher aux
intérêts des grandes entreprises" o.c. Viktoria SZIRMAI, "The structural mechanisms…, p. 151.
281
socialisme d'État faisait face à une crise profonde, les mouvements sociaux portant sur
l'environnement ont involontairement renforcé la protection environnementale de l'État,
apportant pour un temps la stabilité (à travers la participation à la discussion politique) (…).
Les groupes locaux acceptaient le compromis proposé par les autorités ; la critique ouverte du
système politique était restreinte, les discussions et marchandages secrets et en contrepartie
l'État donnait son soutien technique et financier pour résoudre le problème" 1224 .
Ainsi l'apparition du mouvement du Danube n'est pas inscrite dans un espace politique aussi
libre que certains peuvent le penser. Elle a toutefois marqué un tournant par rapport aux
formes de contestation locale et aux méthodes mises en place pour les gérer. Concentré dans
le cercle de l'intelligentsia 1225 de la capitale hongroise, ce mouvement s'est progressivement
étendu à un plus large public 1226 . Sans reprendre les problèmes spécifiques posés par l'affaire
Gabčíkovo-Nagymaros 1227 , mais en s'intéressant au contexte politique et social qui l'a vu
naître, Viktoria Szirmai explique que c'est moins la thématique environnementale en ellemême que la forme du mouvement du Danube qui sont ici remarquables.
En mettant l'accent sur la pluralité des intérêts en jeu dans la politique de protection
environnementale, la sociologue montre la nécessité d'élargir le champ d'analyse à toute une
série d'interactions officieuses entre agents d'État , responsables locaux et citoyens
mécontents. Elle laisse entrevoir qu'il a pu exIster des terrains d'entente favorisés par le
développement de relations horizontales caractéristique de la Hongrie kadariste ("qui n'est pas
contre nous est avec nous") et de la deuxième économie (voir définition dans la deuxième
1224
Viktoria SZIRMAI, György ENYEDI, "Environmental movements and civil society in Hungary", (p. 146155), dans Andrew TICKLE, Ian WELSH (dir.), Environment and society in Eastern Europe, Essex : Longman,
1998, p.152. A noter qu'il s'agit ici d'une nouvelle dimension par rapport à ce que disent les textes officiels
comme le rappelle Sándor PETER, "New direction in environmental management in Hungary" (p. 28-41), dans
Barbara JANCAR-WEBSTER (dir.), Environmental action in Eastern Europe, Armonk : M.E. Sharpe, 1993,
"Naturellement la protection de l'environnement a toujours été inscrite dans les plans et figurait dans les
discours. Mais la simple analyse des discours officiels entraîneraient les chercheurs dans l'impasse s'ils
cherchaient à démontrer l'efficacité du système (…). Même la Constitution proclamait "le droit à un
environnement propre" (p. 32).
1225
L'auteur ne définit pas le terme, elle parle indistinctement des intellectuels, des experts des questions
environnementales (biologistes, chimistes, planificateurs urbains et régionaux), des médecins et éducateurs
comme ayant accès aux informations extérieures.
1226
" Le mouvement attaquait la structure politique et sociale qui était le cadre fourni par l'État [selon lequel]
(…) la protection environnementale avait accès aux ressources seulement si elle soutenait les intérêts des
principales organisations économiques, qui à leur tour pouvaient garantir des fonds pour la réduction des
dommages", o.c. Viktoria SZIRMAI, "The structural mechanisms…, p. 151.
1227
Ni sur le rôle joué par cette autorité environnementale officielle (OKTH) dans l'affaire. Voir pour cela o.c.
Fred PEARCE, Green warriors…p. 110.
282
partie). Cette perception des choses nous apparaît d'autant plus pertinente qu'elle rejoint ce
concept d'opportunités politiques (le contexte politique de la Hongrie aurait favorisé le
développement de certaines initiatives) et l'associe à une vision plus microsociologique des
influences en découlant. L'article de Viktoria Szirmai incite également à considérer sur une
plus longue durée la politique de protection environnementale et à prendre en compte les
impacts locaux de cette dernière. Autant de pistes de recherche dont l'exploration s'avèrent
importantes.
E. Une question de morale 1228 .
Le dernier article retenu dans cette section de l'état du sujet faisant de l'affaire GabčíkovoNagymaros un cas d'espèce est l'article de Boldizsár Nagy. Ce juriste spécialisé en droit
international public 1229 propose dans un article publié dans la revue de science politique
hongroise anglophone un plaidoyer en faveur de la position hongroise à peine voilé par des
signes extérieurs de scientificité (choix de vocabulaire, établissement d'une typologie…) 1230 .
Il propose pour sa part une lecture binaire de l'affaire fondée sur ce qu'il perçoit comme la
contradiction des paradigmes qui animeraient chaque partie. La position du gouvernement
hongrois est ainsi décrite comme "post-moderne", ce qu'il définit comme étant une préférence
pour la préservation du milieu plutôt que pour la croissance économique 1231 . La position de la
Slovaquie serait quant à elle guidée par des objectifs de croissance et de modernisation. Le
juriste accentue la différence et l'avantage moral de la Hongrie. Défendant une vision à long
terme qui se soucierait des générations à venir, le pays serait guidé par le principe de
1228
Dans un souci d'équité, on peut citer une publication anglophone représentant la position de la partie
slovaque, financée directement par la société de gestion du barrage : Egil LEJON, Gabčíkovo-Nagymaros. Old
and new sins, Bratislava : H & H, 1996, dont l'idée centrale est la condamnation de l'exploitation des questions
environnementales par la Hongrie pour défendre des intérêts expansionnistes. L'auteur est un écrivain norvégien
indépendant, secrétaire d'une association slovaco-norvégienne, Centre B. Björnstön.
1229
Voir l'index prosopographique
1230
A noter les articles du jursite slovaque, responsable de la délégation slovaque devant la CIJ, Peter Tomka,
voir par exemple Péter TOMKA "Hungarian grounds for dam treaty withdrawal contested", FBIS-TEN 97-064 5
mars 1997 où il commente l'argumentaire juridique des Hongrois et "état de détresse". Peter TOMKA, Samuel
S.WORDSWORTH, "The first site visit of the international court of justice in fulfillment of its judicial
function", American journal of international law, janvier 1998, vol. 92, n°1, p. 133-140.
1231
"Il [gouvernement hongrois] est prêt à faire face à 30 millions de forints (approximativement 370 millions de
$) ou plus pour ne pas avoir de barrages, de manière à épargner des milliards incalculables de forints dans le
future, pour la purification de l'eau, la recherche de nouvelles sources d'eau potable, la maintenance d'une
énorme construction, de ses digues, barrages, centrales électriques, écluses, etc…", Boldizsár NAGY, "The
Danube dispute : conflicting paradigms", New Hungarian Quaterly, hiver 1992, vol. 33, n°128, p. 56-65, (p. 56).
283
précaution et sacrifierait le bénéfice économique pour préserver ce milieu naturel et historique
dans un souci de développement durable. La position slovaque est présentée comme
défendant a contrario le profit, une vision de l'homme dominant la nature jusqu'à la
sacrifier…soit l'exact opposé.
Avec une ultime présentation du plaidoyer de la partie hongroise devant la Cour internationale
de justice de La Haye, Boldizsár Nagy conclut que le rôle de cette dernière est en fait de
trancher sur cette opposition de paradigmes 1232 et de prendre position sur ce débat moral. Il ne
doute pas dans ces conditions que la Cour émettra un jugement favorisant le principe de
précaution et la préservation des ressources naturelles, ce qui ne s'est pas vérifié dans les faits.
Cette contribution illustre l'implication personnelle de certains acteurs de premier plan dans la
défense de la cause et la variété de la forme et des moyens de communication utilisés. Cet
engagement est particulièrement vrai pour la partie slovaque où certains responsables (Julius
Binder, Miroslav Liška..) se sont engagés activement dans une campagne de prosélytisme,
sans jamais rééquilibrer en faveur de leur cause (pro-barrage) une opinion largement
influencée par l'image héroïque de la lutte anti-barrage. L'article de Boldizsár Nagy illustre la
prise de contrôle du côté hongrois, des efforts de communication (ici dans une revue de
sciences politiques) et du flou de la frontière entre expert et militant, entre monde officiel et
cercle universitaire. Cette évolution significative mérite une analyse plus poussée de la
question de la légitimité et de l'expertise dans la représentation des intérêts et un examen des
décalages visibles entre les deux pays en conflit. A signaler le parcours personnel du juriste
slovaque Peter Tomka (homologue de Boldizsár Nagy) qui représentera les intérêts de la
Slovaquie devant la CIJ, qui a beaucoup bénéficié de la popularité découlant de cette position
et posé sa candidature pour le poste de président de la République slovaque en 1999.
1232
"Les avocats spécialistes du droit international devront réconcilier les paradigmes en conflit, ils devront
décider dans ces dilemmes sociaux et moraux de l'usage préférable de la ressource" o.c. Boldizsár NAGY, "The
Danube dispute…, p. 65.
284
3. Un exemple multifonctionnel.
A. Du rôle des institutions dans la stabilité régionale.
Dans un article consacré à l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros 1233 l'internationalise Ronnie D.
Lipshutz se fixe pour objectif de démontrer que les institutions comptent. Il faut noter avant
toutes choses que sa définition des institutions est très large 1234 . Il utilise l'affaire GabčíkovoNagymaros 1235 comme une illustration de leur influence, la preuve étant qu' : il n'y a pas eu
"ni conflit civil ni violence inter-étatique": "c'est l'histoire [jeu de mot sur (his)story] de
chiens qui ont grogné, aboyé mais n'ont pas mordu" 1236 . Selon lui c'est "la densité même des
institutions (linked and overlapping) qui a étoufféi à plusieurs reprises les risques de relations
violentes et anarchiques entre les parties en conflit" 1237 . Les médiations de la Commission
européenne et la procédure contentieuse devant la CIJ ont "fourni une structure sociale qui a
réduit le conflit et permis l'exploration d'ententes sociales alternatives" 1238 .
On note quelques problèmes dans l'argumentation, notamment dans la présentation du conflit
ethnique 1239 et l'escalade qui serait intervenue après 1989. Cela dénote une relative
déconnexion de l'analyse par rapport à la présentation détaillée des faits auxquels s'astreint
1233
Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters : conflict over the Danube, 1950-2000", Intermarium,
vol. 1, n°2.
1234
Il regarde aussi l'agent au sein de la structure et considère que les personnes sont une partie intégrante des
institutions "assurant un facteur humain (agency) à l'intérieur d'une structure de règles, de rôles et de relations".
Il souligne également que les institutions ne sont pas une garantie de démocratie ou d'équité, car en fournissant
"un cadre dans lequel les populations, les décideurs, et les politiciens agissent, les institutions assurent les
conditions pour que des acteurs en position de pouvoir puissent en manipuler d'autres". Les institutions sont
selon lui stables mais pas statiques Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters : conflict over the
Danube, 1950-2000", Intermarium, vol. 1, n°2, p. 2/19.
1235
A noter qu'il parle de l'affaire dans une autre publication, Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Environmentalism in
one country ? Global civil society and nature in Hungary", (p. 127-168), dans Ronnie D. LIPSCHUTZ, Judith
MAYER (dir.), Global civil society and global environmental governance. The politics of nature from place to
planet, Albany : State University of New York, 1996.
1236
O.c. Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters …", p. 1/19.
1237
O.c. Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters …", p. 2/19.
1238
0.c. Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters …", p. 2/19
1239
A noter sa prise de distance par rapport au culturalisme, voir Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Seeking a state of
one's own : an analytical framework for assessing ethnic and sectarian conflicts", (p. 44-78), dans Beverly
CRAWFORD, Ronnie D. LIPSCHUTZ, The myth of "ethnic conflict" : politics, economics, and "cultural"
violence", Berkeley : UC Berkeley International and Area Studies Press, 1998, [Digital collection research series
n°98, 1998 http://repositories.cdlib.org/ucias/research/98] où l'auteur conclut que "le conflit culturel ne porte pas
sur l'ethnicité, la religion ou la culture, mais plutôt sur le cadre des termes du discours en cause sur le pouvoir d'
État et le contrôle. Les [termes de ] "démocratie" et de "communisme" ont fonctionné comme des discours dans
les luttes de pouvoir interne, aujourd'hui ce sont [les termes] d'ethnicité et de religion". Ce sont des instruments
et non des fins", (p. 72).
285
pourtant l'auteur dans une deuxième partie, reprenant les arguments techniques des États. Il
minimise la "tension" politique entre les républiques populaires avant le renversement de
régime 1240 et insiste sur le fait que le projet n'est devenu conflictuel qu'en 1989 1241 . Il passe
aussi sous silence les problèmes intervenus lors de la procédure de ratification du traité
d'Amitié signé par les Hongrois et les Slovaques en 1995 (prétexte à un marchandage
politique interne en Slovaquie avec le parti nationaliste) qu'il préfère présenter comme une
étape d'apaisement dans un conflit (qui "a crû et décrû") marquant le succès des pressions
internationales (pacificatrices) et crédite une influence importante aux négociations
d'adhésion (OTAN, UE) sur le conflit. En revanche R.Lipschutz ne parle pas des contextes
politiques nationaux dans lesquels les négociations étaient ancrées, ni ne fait allusion aux
effets de blocage et de ralentissement de la controverse sur toutes les questions bilatérales et
internationales. L'auteur ne considère pourtant pas cette affaire de barrage comme un simple
prétexte dans une situation marquée par une conflictualité déterminée. Il relève en effet des
détails techniques comme la conclusion d'un accord bilatéral de 1995 portant sur une solution
technique provisoire (seuil de fond au niveau du barrage de Dunakiliti, voir descriptifs
techniques), qui bien très peu médiatisé (notamment par rapport au Traité d'amitié de 1995) a
été une étape importante.
Aussi en dépit d'une démonstration peu convaincante de son hypothèse institutionnaliste 1242 ,
Lipschutz dresse un tableau d'ensemble plutôt pertinent, insistant notamment sur l'importance
1240
"Avant 1989, il n'y avait que peu de friction sur le projet entre la Hongrie et la Tchécoslovaquie ; en effet,
plusieurs accords et addenda au traité de 1977 ont été signés sans aucune controverse", 0.c. Ronnie D.
LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters …", p. 7/19.
1241
Il explique que la minorité hongroise vivant en Slovaquie est directement touchée par la Variante C mise en
oeuvre de manière unilatérale par Bratislava à partir de 1992, alors que les modifications les plus dommageables
étaient déjà effectuées dans leur grande majorité et correspondaient au projet conjoint tel que décidé en 1977. Il
n'y a donc pas là de justifications "matérielles" pour expliquer l'orientation ethnique prise par des discours. Ainsi,
même si sur ce point précis l'internationaliste ne parle que "ré-interprétation" pour ce type d'argumentation, la
connaissance des conditions pratiques n'en demeure pas moins une faiblesse dans sa démonstration. Ce qui se
confirme plus loin quand il associe le détournement du Danube à la "destruction d'un paysage naturel et
historique", qui fait directement référence au coude du Danube, alors que ce dernier ne subit pas directement les
dommages du détournement du Danube (voir descriptifs techniques).
1242
Il ne considère paradoxalement pas l'échec de la médiation européenne et des négociations de Londres de
septembre-octobre 1992 qui n'ont pu éviter le détournement le Danube (élément catalyseur du conflit) comme un
contre-argument à sa thèse. Il reconnaît toutefois que les institutions : "ne peuvent pas tout résoudre, mais elles
offrent des alternatives autres que la violence ou la fuite" 0.c. Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled
waters …", p. 14/19. Au sujet de la médiation européenne, John Fitzmaurice (universitaire et fonctionnaire
européen) souligne que "la Commission était peu disposée à s'impliquer de manière trop importante de peur
d'échouer ou de devoir à terme prendre partie dans la dispute. Elle a ainsi explicitement déclaré qu'elle ne
pouvait s'engager que si les parties adoptaient une attitude consensuelle, elle n'ambitionnait en effet qu'à
286
d'acteurs non étatiques 1243 . Il présente également avec justesse et ironie la procédure
contentieuse devant la CIJ "d'un cas tournant autour de supposées violations des droits de
l'homme et de l'environnement, contestés par chaque pays pour prouver sa propre droiture
("good citizenship)" 1244 a contrario de la contribution du juriste Boldizsár Nagy étudiée plus
haut. A l'opposé de l'analyse de l'économiste Tamás Fleisher trop centrée sur la seule situation
hongroise, le travail de Ronnie D. Lipschutz se focalise uniquement sur la dimension
interétatique de l'affaire (telle la chronologie du conflit qu'il établit) ce qui laisse entrevoir
d'autres manques. Il ne s'intéresse par exemple pas aux contextes politiques nationaux d'où
émergent les positions de politique étrangère alors que ces derniers peuvent apporter un
éclairage supplémentaire (ex précédemment cité du Traité d'amitié de 1995). Cet ancrage
semble d'autant plus important que la dimension ethnique a tenu une place importante dans
cette affaire, par exemple dans les accusations réciproques que se sont lancées les pays sur la
scène internationale. Ronnie D. Lipschutz disqualifie cette variable avec justesse en
expliquant que c'est un instrument et non une fin 1245 , or cela ne serait exclure sa prise en
compte pour comprendre les discours et le rôle qu'ont pu jouer les représentants politiques de
la minorité hongroise de Slovaquie 1246 .
désamorcer le problème en obtenant un accord pour que les parties porte l'affaire devant la CIJ", o.c. John
FITZMAURICE, Damming the Danube… p. 112.
1243
"On a dû prendre en compte d'une part les intérêts et revendications des acteurs nationaux, tels que les partis
politiques, les écologistes, la "clique" de la gestion d'eau, les organisations ethniques. Et d'autre part les
préoccupations liées à la dégradation de l'environnement et à l'ethnicité pour lesquels les intérêts et organisations
transnationales ont pris fait et cause, tout en étant, parallèlement gérés et réprimés par les intérêts et institutions
eurpéennes"
1244
0.c. Ronnie D. LIPSCHUTZ, "Damming troubled waters …", p. 8/19.
1245
A noter à titre de comparaison l'analyse de la géographe française Françoise Conac qui propose une lecture
culturaliste de l'affaire, parlant d'une "querelle envenimée par des siècles de ressentiment entre ces deux peuples"
(p. 351). Elle y voit une opposition fondamentale entre développement et environnement et résume ainsi toute
l'affaire : "Toutes les précautions techniques étaient prises. Les points de vue hongrois et slovaque étaient
diamétralement opposés. Le conflit était inévitable" (p. 363). C'est une preuve selon elle de l'immaturité
politique des parties (p. 365). Elle s'indigne des proportions prises par le conflit, mises sur le compte d'un
"étalage médiatique" (p. 351) en dénonçant le "catastrophisme" des Verts et des spécialistes hongrois (non
définis) (p. 359). Françoise Conac rappelle que les "conséquences sur l'environnement ne sont pas
apocalyptiques et qu'au moins en territoire slovaque elles semblent favorables" (p. 368). Finalement la
coopération n'a pas résisté "à la réalité des intérêts nationaux trop divergents pour être conciliés" (p. 369). Cf.
François CONAC, "Les malheurs d'un projet de coopération conçu au temps du socialisme : GabčíkovoNagymaros", (p. 351-369), dans Françoise CONAC (dir.), Barrages internationaux et coopération, Paris :
Khartala, 1995
1246
A signaler également l'analyse du politologue américain Chanler Rosenberger. Ce dernier relève
l'instrumentalisation de la controverse par la coalition politique hongroise de Slovaquie Coexistence :
"Malheureusement les représentants des Hongrois de Slovaquie ne sont pas intéressés par la construction de
pont, dans le sens métaphorique et littéral du terme. Ils sont trop obsédés par la question des langues "officielles"
et des droits collectifs pour construire des ponts entre les minorités" [référence à la politique imposée pendant les
287
B. Une analyse d'anthropologie environnementale.
L'anthropologue Krista Harper s'est intéressée à l'affaire pour sa thèse de doctorat sur
l'environnementalisme en Hongrie qu'elle cadre dans une perspective historique 1247 . Elle
dresse dans un article récent un parallèle entre deux cours d'eau (le Danube et la Tisza) et les
mobilisations organisées autour du projet de barrages Gabčíkovo-Nagymaros et de la
pollution au cyanure (février 2000)
1248
cherchant à étudier et comparer les discours 1249 de
manière à retracer l'évolution de l'environnementalisme hongrois. Elle s'intéresse plus
particulièrement à l'écologie symbolique (qui se rattache à l'anthropologie environnementale),
et à la manière avec laquelle les activistes cadrent les problèmes environnementaux 1250 . C'est
dans cette perspective théorique qu'elle isole les concepts d' "éco-colonialisme" et de
"capitalisme sauvage" 1251 .
Les deux affaires (tales) sont présentées comme liées par la démarche adoptée par les
écologistes qui ont "joué de l'écologie symbolique des deux cours d'eau pour rallier le soutien
populaire en faveur de la protection environnementale, invoquant les thèmes du socialisme
d'État
contre la démocratisation, le patriotisme contre la solidarité internationale et
l'"européanité" 1252 . Il faut noter la tonalité "naturaliste naïve"(tel que définie par Pierre
Lascoumes dans L'écopouvoir) avec laquelle elle décrit les cour d'eau et établit des points
périodes d'occupation hongroise] cf. Chandler ROSENBERGER, "Whither Pannonia ?", Report # 2, octobre
1992 [article faisant le compte-rendu d'une visite guidée des ouvrages Gabčíkovo auquel l'universitaire a
participé, publié dans le cadre de la bourse de la Fondation Crane-Rogers, 1992 à 1994].
1247
Krista HARPER, "From green dissidents to green sceptics : environmental activists and post-socialist
political ecology in Hungary", Thèse de doctorat, juin 1999, Université de California, Santa Cruz. Travail pour
lequel elle a effectué 16 mois d'observation participante à Budapest (1996-97) pour étudier le développement des
mouvements écologistes dans la Hongrie post-socialiste. L'aura du mouvement du Danube avait justifié le choix
de ce pays, mais la lassitude constatée chez ces interlocuteurs pour cette affaire l'a amené à réorienter sa
recherche sur d'autres problématiques (ex. lutte anti-nucléaire…).
1248
Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism" : a tale of two rivers", American Anthropologist,
juin 2005, vol. 107, n°2, p. 221-233.
1249
"L'activisme environnementaliste n'a pas simplement changé avec (ou en réponse à) des configurations
mouvantes de pouvoir ; la protestation environnementale a aussi produit de nouvelles interprétations et analyses
de l'écologie politique post-socialiste", o.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism…, p. 222.
1250
Il apparaît toutefois que le travail de Krista Harper se rapproche plus de l'usage fait par les politologues
Margaret Keck et Kathryn Sikkink de la notion de cadre cognitif élaboré par David Snow (voir étude de cas leur
étant consacré) que d'une interrogation d'anthropologie post-structuraliste (voir étude de cas consacrée aux
grands barrages).
1251
Pour Harper, le Cercle Danube a dénoncé la position de soumission de la Hongrie à la fois dans le bloc
soviétique et vis-à-vis des capitaux autrichiens d'où le concept d'éco-colonialisme.
1252
O.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism…, p. 222.
288
communs 1253 .
Elle
pense
que
les
"représentations
symboliques
des
problèmes
environnementaux du Danube et de la Tisza reflètent le changement d'inquiétudes sur les
frontières nationales, la vie politique et le développement inégal du Centre-Est de l'Europe à
différents moments de l'histoire contemporaine" 1254 .
Fidèle à l'analyse des discours, l'anthropologue ne s'interroge jamais sur la validité des
arguments développés dans les discours, sur leur résistance dans le temps, même si la
controverse liée au projet Gabčíkovo-Nagymaros reste aujourd'hui encore non résolue et que
le Cercle du Danube a survécu au désengagement hongrois. Ce dernier s'est d'ailleurs exprimé
sur la question de la pollution au cyanure. Pour Krista Harper il ressort qu'il n'a jamais eu
qu'un seul discours sur Gabčíkovo-Nagymaros et que ce dernier est resté figé dans le
temps 1255 .
Cette tendance à la réduction se retrouve aussi dans l'usage du terme d' "activistes du Danube"
qui tend à masquer les divergences internes, l'absence de ligne discursive unique et de
stratégie
communes,
pourtant
soulignées
dans
d'autres
publications
de
l'auteur.
L'anthropologue passe également sous silence le rôle joué par les autorités tant locales que
nationales qui a pourtant été important dans l'affaire de la pollution au cyanure puisqu'il
infirme les conclusions auxquelles elle aboutit à savoir que: "les écologistes du mouvement
du Danube ont non seulement révélé et cadré le problème environnemental mais aussi rendu
explicites les relations de pouvoir qui ont engendré le problème à travers les actions de
protestation" 1256 .
On est par conséquent en droit de douter que "ce récit des deux cours d'eaux puisse révéler
comment les ressources naturelles (eau) ont été gérées dans différents systèmes politicoéconomiques" 1257 comme l'auteur l'affirme. Cette question implique de s'intéresser au cadre
1253
"Un fleuve [le Danube] a été obstrué par deux gouvernements, la rivière a été empoisonnée par un désastre
industriel qui s'est étendu à plusieurs pays. Le premier est devenu le site d'une contestation dissidente sous le
socialisme d' État, la deuxième a été pleurée lors de funérailles à l'aube du nouveau siècle.", o.c. Krista
HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism" …, p. 221.
1254
O.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism…, p. 226.
1255
A noter la confusion faite entre la Cour internationale de justice de La Haye et le Tribunal pénal international
pour l'ex-Yougoslavie. Krista Harper écrit : "Le cas a été bloqué pendant des années parce que la cour devait
traiter le problème des criminels de guerre de l'ex-Yougoslavie", O.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and
"ecocolonialism…, p. 226.
1256
O.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism…, p. 226.
1257
O.c. Krista HARPER, " "Wild capitalism" and "ecocolonialism…, p. 229.
289
général de la politique de gestion d'eau et acteurs de ce domaine 1258 . Enfin, la conclusion de
l'auteur quant au changement de mode d'actions des activistes (passage d'un modèle "société
contre État " qui aurait caractérisé l'action dans les années 1980 à un rôle d'observateurs
(watchdog) qualifié de "modèle plus récent de citoyenneté") reste encore à démontrer dans la
mesure où les rapports entre acteurs indépendants et État n'ont pas vraiment été explorés, ni
comparés dans le temps. Cet article montre par la négation de nombreuses pistes de recherche
les limites d'une "réduction du monde social à sa dimension symbolique" qui réduit le
"programme scientifique à l'étude des conceptions que les acteurs se font du monde
social" 1259 et revient à une sorte d'"herméneutique du sens commun" 1260 .
C. Résolution de conflit
La contribution du doctorant allemand Heiko Fürst 1261 sur lequel nous nous arrêtons
maintenant est représentative de l'intérêt porté sur cette partie d'Europe par une jeune
génération de chercheurs en relations internationales. Son regard est alimenté par les conflits
d'ex-Yougoslavie et porte principalement sur les questions de coopération et/ou de résolution
des conflits. Il s'intéresse avant tout à la résurgence des nationalismes, aux problèmes de
frontières et au traitement des minorités nationales. Sur ce dernier point, la Hongrie a été un
terrain d'étude privilégié et l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros est apparue comme un bon
exemple.
L'auteur se fondant en grande partie sur des sources secondaires (mentionnées ici à savoir
Ronnie Lipschutz, Judit Galambos, Viktoria Szirmai) 1262 décrit le conflit comme un "cluster"
(mot qu'il ne définit pas) composé de "considérations environnementales et de contestation du
système [socialiste]" qui s'internationalise après 1989 sous l'action de voix nationalistes et
conservatrices. Ces forces politiques cherchent dans les deux pays cherchent "à exploiter le
projet du Danube dans leur lutte pour le pouvoir et sur les questions des minorités" 1263 . Heiko
1258
Voir sur la "rénovation du discours environnemental" Samuel DEPRAZ, "Action environnementale et
démocratie locale en Hongrie post-socialiste", Revue d'études comparatives Est-Ouest, mars 2006, vol. 36, n°1,
p 33-61
1259
Cf. Bernad LAHIRE, L'esprit sociologique, Paris : La Découverte, 2005, p. 97.
1260
O.c. Bernad LAHIRE, L'esprit sociologique…, p. 98.
1261
Heiko FÜRST, "The Hungarian-Slovakian conflict over the Gabčíkovo-Nagymaros dams : an analysis",
Institute for Peace Research and Security Policy, Université d'Hambourg.
1262
Travail d'actualisation à partir de la presse hongroise.
1263
o.c. Heiko FÜRST, "The Hungarian-Slovakian conflict…", p. 4.
290
Fürst ne remet pas en doute l'importance de la conscientisation environnementale de la
population 1264 .
La problématique de l'auteur n'est pas clairement exprimée mais il est visible que derrière la
mise en avant des acteurs institutionnels (Commission européenne et Cour internationale de
justice de La Haye) il cherche des points d'ancrage institutionnels pour une résolution des
conflits axée sur la médiation internationale. Selon lui, la médiation européenne a échoué en
raison de la complexité procédurale européenne (réformée depuis). La CIJ n'aurait quant à elle
pas aborder les problèmes centraux de l'affaire que sont le "prestige", la "valeur symbole"
[référence à Judit Galambos, 1993], et les "antipathies historiques" ce qui explique que le
jugement ait eu l'efet inverse que celui espéré. Heiko Fürst note enfin comment la pluralité
des opinions hongroises sur le barrage ne permet pas envisager de résolution rapide. Il
regroupe les différents points de vue dans quatre sous-ensembles qui apparaissent plutôt
problématiques (pour, contre le barrage, dans la lignée ou non du jugement de la CIJ de
septembre 1997).
Cet effort de classification pose en effet des problèmes. On se demande quelles sont ces voix
qu'il qualifie de nationalistes ou de conservatrices ? Qui sont ces acteurs qui constituent son
panorama d'opinion sur le barrage ? Quel rôle ont-ils ou jouent-ils toujours dans la
controverse ? Il laisse entendre ici que la résolution du conflit ne tiendrait finalement qu'à
l'émergence d'un consensus entre ces personnes dans la mesure où les oppositions sont claires,
sans les expliquer autrement que comme le résultat du déterminisme du passé.
D. Des dangers de l'éco-nationalisme
La politologue Jane I. Dawson utilise pour sa part l'exemple Gabčíkovo-Nagymaros pour
étayer son concept d'éco-nationalisme 1265 . Cette dernière s'intéresse à l'alliance nouvellement
formée entre la cause (entendue comme un ensemble d'intérêts) environnementale et celle de
1264
Cela tombe sous le sens d'après lui. Il écrit : "En 1987, 800 des 3063 villages ne pouvaient plus être
approvisionnés en eau potable. Par conséquent, la population a été sensibilisée aux problèmes
environnementaux" (p. 3).
1265
Jane I. DAWSON, "The two faces of environmental justice : lessons from the eco-nationalist phenomenon",
Environmental politics, été 2000, vol. 9, n°2, p. 22-60 (p. 23).
291
la justice environnementale 1266 pour promouvoir des mouvements revendicatifs. Elle cherche
à savoir dans quelle mesure cette alliance renforce les clivages raciaux et ethniques préexistants. L'environnement est en effet présenté comme une force de division1267 . Pour Jane
Dawson cette alliance représente un danger "en Europe de l'est dans la mesure où le chaudron
ethnique bout et menace constamment de déborder. Les mélanges de revendications
environnementales et ethniques détiennent le potentiel d'accroître non seulement les tensions
ethniques, mais aussi les possibilités de conflits inter-étatiques" 1268 .
Jane Dawson utilise ici la terminologie d'éco-nationalisme qu'elle a développée dans d'autres
écrits 1269 . Elle le définit comme un "mariage de convenance avec l'élément identitaire [qui]
éclipse
fréquemment
l'environnementalisme
et
finalement
supplante
les
objectifs
environnementaux les plus fugaces". Il est très déstabilisant et peut potentiellement aboutir à
un conflit violent. Selon elle en URSS et dans les satellites, les revendications
environnementales n'étaient que des succédanés de slogans politiques pour protester contre le
régime. Dans le cas de Gabčíkovo, elle pense que "les tensions sous-jacentes [entre
Tchécoslovaquie et Hongrie] se sont exprimées au travers de la construction du barrage" et
estime que les protestations contre le projet ont abouti "à l'approfondissement des clivages
identitaires" 1270 . L'échange rhétorique entre les deux gouvernement n'aurait pas été aussi
animé s'il ne s'était agi que de trouver un accord sur l'environnement 1271 .
La politologue prend pour acquis l'argumentation environnementale associée au conflit et ne
questionne pas l'instrumentalisation possible de la dimension identitaire par les protagonistes
eux-mêmes. Ce sont pour elles des évidences. Cette analyse se fonde sur une représentation
1266
"Plutôt que de se focaliser sur l'aspect positif de l'attachement d'un groupe à la terre, les mouvements pour la
justice environnementale sont construits sur des perceptions de préjugés et utilisent l'environnement pour
démontrer graphiquement leur revendications plus larges en matière d'injustice et de discrimination" (p. 23),
(p. 25) o.c. Jane I. DAWSON, "The two faces of …, p. 23.
1267
"les nouveaux mouvements pour la justice environnementale tirent leur pouvoir de la définition d'une
croisade environnementale opposant "nous" contre "eux" (…) ce n'est plus l'homme ordinaire contre la grande
industrie et le gouvernement, c'est la société elle-même qui se divise entre coupables et victimes", o.c. ", Jane I.
DAWSON, "The two faces of environmental justice…, p. 25.
1268
o.c. ", Jane I. DAWSON, "The two faces of environmental justice…, p. 27.
1269
Concept élaboré dans une publication précédente voir Jane I. DAWSON, Eco-nationalisme. Anti-nucléaire
activisme and national identity in Russia, Lithuania and Ukraine, Durham et Londres : Duke University Press,
1996.
1270
O.c. Jane I. DAWSON, "The two faces of environmental justice…, p. 50.
1271
O.c. Jane I. DAWSON, "The two faces of environmental justice…, p. 50.
292
culturaliste d'une région à laquelle elle applique le concept de justice environnementale1272 .
Elle montre indirectement le rôle d'alibi que l'on fait jouer à cette affaire dans des scénarios
d'escalade de conflit qui menacent la stabilité de la scène internationale 1273 . La controverse
socio-technique à l'origine du conflit n'a plus ici d' importance, elle n'est perçue que comme
un prétexte d'affrontement pour des ennemis motivés par des instincts primaires de conquête
territoriale.
E. De la démocratie et des mouvements environnementaux.
Dans son travail de thèse 1274 Kathy Pickvance, sociologue d'origine hongroise, a engagé une
analyse comparée des mouvements environnementaux en Russie et en Hongrie. Ce travail est
essentiel selon elle pour faire ressortir les similarités et différences au niveau empirique. Son
idée directrice est d'établir le lien entre environnementalisme et démocratie. Elle part pour
cela de l'hypothèse que ces mouvements ont contribué au renversement des régimes dans les
démocraties populaires et en URSS et cherche à déterminer les influences du passé sur les
développements démocratiques des pays (théorie de path dependence). Elle s'attache à décrire
les mouvements et les relations établies avec les autorités nationales et locales, qui sont pour
1272
Pour une analyse critique du concept à l'origine du débat sur le racisme environnemental voir Cynthia
GHORRA-GOBIN, Les États-Unis entre local et mondial, Paris : presses de Sciences Po, 2000, où la géographe
explique que le concept de justice environnementale ne résiste pas aux investigations poussées et à "l'absence de
toute considération sérieuse sur les risques de santé que posent en fait décharges publiques et incinérateurs" et au
"manque de hiérarchisation des problèmes sociaux" (p. 149). Pour elle en revanche le "NIMBY et la justice
environnementale, qui illustrent les deux tendances du mouvement en faveur de la prise en compte de
l'environnement, expriment le souhait et la volonté des habitants en faveur d'une maîtrise du territoire à
proximité de leur lieu de résidence" (p. 153). Pour une interprétation positive du phénomène critiqué par Jane
Dawson voir aussi Pierre Lascoumes. Pour lui "associations de défense d'un intérêt local ponctuel" sont aussi
"des lieux de sensibilisation et de formation à l'environnement" (p. 232). Disqualifiés par les autorités pour leur
manque de coopérativité, ce sont des "«chevau-légers» et «voltigeurs» des réseaux de défense de
l'environnement (…) [qui] ont un rôle clé de mobilisation et de revendication. Nées d'un conflit, [ces
associations] vivent à son rythme. Sa résolution peut conduire à leur mise en sommeil aussi bien qu'à la
diversification de leurs intérêts lorsque la dynamique créée ne s'éteint pas sur un échec", o.c. Pierre
LASCOUMES, L'éco-pouvoir…(p. 235).
1273
"Le plus terrifiant pour les observateurs occidentaux a été de réaliser que les populations de la région qui
avaient été aussi longtemps considérées comme une seule entité sous l'intitulé "Européens de l'Est" –Hongrois,
Roumains, Slovaques- n'étaient en fait pas du tout unifiées et nourrissaient des vieilles animosités les uns envers
les autres…" (p. 46), "Je soutiens que la convergence d'une dispute environnementale avec de forts clivages
ethniques et religieux coïncidant avec des frontières internationales offre un vrai potentiel pour un conflit
mondial qui mérite un plus grande attention", (p. 51) o.c. Jane I. DAWSON, "The two faces of environmental
justice…"
1274
Sous la direction de Christopher Rootes qui travaille notamment sur la transformation de l'activisme
environnemental en Europe occidentale.
293
elles des "exemples d'activités de base (grassroots) dans une société démocratique" 1275 , en
spécifiant les trajectoires historiques dans lesquelles ils s'inscrivent. Elle considère ainsi le
développement du mouvement du Danube comme "l'expression de l'affaiblissement de
l'emprise sur le pouvoir (hold of power) du régime hongrois à la fin des années 1980" 1276 .
Sa boîte à outils théoriques est composée d'éléments assez disparates allant de modèles
d'analyse macro-sociologique (théorie des nouveaux mouvements sociaux) à l'approche
cognitive, en passant par le concept de "société civile", élevé au rang de "théorie occidentale".
Ce dernier concept lui est "utile [dit-elle] pour décrire le phénomène de défiance du pouvoir et
les conditions dans lesquelles il a émergé" 1277 . Certaines théories des mouvements sociaux
(structure d'opportunité politique, nouveaux mouvements sociaux) la confortent dans l'idée
que "c'est le contexte politique, et spécifiquement le degré de développement d'institutions
démocratiques qui est la clé pour comprendre la différence des évolutions et des succès des
mouvements environnementaux des deux pays" 1278 . Elle en conclut que la Hongrie, avec la
tolérance de la dissidence, représente un bon exemple d'une opposition réussie.
Le travail de Kathy Pickvance souligne l'importance du contexte historique national qui les
voit émerger les groupes sociaux environnementaux en rappelant la place des "idées vertes"
tant à l'Est qu'à l'Ouest, et la nécessit de leur inscrire dans une description plus large de
l'opposition politique. Elle considère l'évolution de l'action du Cercle du Danube dans les
années 1980 comme la preuve que "tout mouvement indépendant pouvait devenir le symbole
(symbolic vehicle) des sentiments d'opposition politique envers le régime socialiste", faisant
passer la dimension environnementale comme essentiellement instrumentale.
La sociologue s'interroge sur le succès du Cercle sans trouver de réponse. La survie du Cercle
du Danube après 1989 la surprend sans l'inciter à s'intéresser à la dynamique de la
controverse. Elle estime à l'inverse que le mouvement emblématique "n'était pas destiné à
1275
Kathy PICKVANCE, Democracy and environmental movements in Eastern Europe. A comparative study of
Hungary and Russia, Boulder : Westview Press, 1998, (p. 2)
1276
O.c. PICKVANCE, Democracy and environmental movements… p. 7.
1277
O.c. PICKVANCE, Democracy and environmental movements… p. 207.
1278
O.c. PICKVANCE, Democracy and environmental movements… p. 209.
294
survivre au système qu'il a contribué à renverser" 1279 , montrant les limites de telles
hypothèses de recherche déjà soulignés dans le chapitre liminaire.
F. De la société civile pour la protection environnementale.
Une autre politologue américaine Barbara Jancar-Webster spécialiste de l'économie politique
de
l'ex-URSS
et
des
pays
socialistes,
s'est
aussi
intéressée
aux
mouvements
environnementaux 1280 . Elle a dirigé un ouvrage qui fait référence pour qui s'intéresse à
l'action environnementale en Europe centrale et orientale. En comparant les propos des
auteurs de l'Est et de l'Ouest qui ont contribué à l'ouvrage 1281 , la directrice d'édition remarque
que les points de vue ne se recoupent pas. Les premiers "ont tendance à présenter l'explosion
environnementale de la fin des années 1980 comme la culmination d'un long processus et non
comme le signe avant-coureur d'un nouveau régime politique" 1282 . Les seconds pensent a
contrario que l'anomie caractéristiques de ces sociétés exclut toute idée de mouvement de
fond. La politologue se rapproche quant à elle de la seconde posture qui favorise une vision
plus globalisante par rapport aux trajectoires nationales et individuelles dans lesquelles se sont
inscrits les mouvements étudiés 1283 .
Dans son travail Barbara Jancar-Webster s'interroge sur le rôle de ces mouvements dans le
changement social de 1989 et sur l'avenir de la protection environnementale dans les
nouvelles démocraties. Elle ne relève peu de différences entre eux dans les pays dans la
1279
O.c. PICKVANCE, Democracy and environmental movements… p. 33.
Barbara JANCAR-WEBSTER (dir.), Environmental action in Eastern Europe. Responses to crisis, Armonk,
Londres : M.E. Sharpe, 1993.
1281
Exemple Miklós PERSANYI, "Red pollution, green evolution. Revolution in Hungary", (p. 134-157),
Duncan FISHER, "The emergence of the environmental movement in Eastern Europe and its role in the
revolutions of 1989", (p. 89-113), o.c. Barbara JANCAR-WEBSTER (dir.), Environmental action…
1282
O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER (dir.), Environmental action…, p. 6.
1283
A signaler comment les autres contributeurs de l'ouvrage (parmi lesquels figure l'ethnologue slovaque Juraj
Podoba, mentionné plus haut) répondent aux travaux de Barbara Jancar-Webster en mettant en avant leur
connaissance "de l'intérieur" des faits et l'importance de prendre en compte les trajectoires nationales dans une
vision historique de l'environnementalisme en République tchèque cf. Petr JEHLIČKA, Philip SARRE, Juraj
PODOBA, "The Czech environmental movement's knowledge interests in the 1990s: compatibility of Western
influences with pre-1989 perspectives", Environmental Politics, février 2005, vol. 14, n°1, p. 64-82. "Nous
expériences des événements de l'Europe centrale et orientale et la compréhension géographique de la manière
avec laquelle les différences locales ont persisté (et devraient être conceptualisées) dans cette période de
mondialisation suggèrent les lignes directrices d'une enquête qui doit être sensible aux différences culturelles et
capable de lier les valeurs et les croyances à une stratégie et des tactiques politiques" (p. 65).
1280
295
période qu'elle qualifie de "pré-démocratique" 1284 considérant que ce qui prime c'est un
processus commun. A ses yeux ils incarnaient "la renaissance de la société civile (référence
faite à Vaclav Havel) dans des États où les interactions libres et spontanées entre les individus
en dehors des institutions sponsorisées par l'autorité centrale étaient rigoureusement et
fortement découragées" 1285 . Aussi, si les initiatives sociales locales (grass-roots) ont pu se
développer c'est en grande partie parce que la thématique environnementale ne figurait pas sur
la liste noire des sujets proscrits de discussion publique.
Barbara Jancar-Webster reprend l'affaire Gabčíkovo-Nagymaros comme un cas représentatif
de sa thèse pour la Hongrie 1286 . Elle relève par exemple que "la grande popularité du
problème a permis au mouvement anti-barrage de faire œuvre de pionnier en matière de
protestation non-violente" et d'éducation d'un large nombre sur des modes d'action
démocratique 1287 .
L'objectif de la politologue est ici de comprendre pourquoi cet élan en faveur de la protection
de l'environnement n'a pas résisté au changement démocratique1288 : facteurs conjoncturels
liés à l'instabilité économique, facteurs humains tenant à la méfiance entre écologistes ou à
l'attrait du consumérisme capitaliste, etc… Selon elle "les écologistes d'Europe du centre-est
1284
Elle souligne par exemple comment "les contacts entre les différents groupes au sein et entre les pays étaient
extrêmement limités" en raison du "système de communication et de la censure" o.c. Barbara JANCARWEBSTER, "Environmental movement…", p. 70.
1285
Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement and social change in the transition countries",
(p. 69-90), dans Susan BAKER, Petr JEHLIČKA (dir.), Dilemmas of transition. The environment, democracy
and economic reform in East Central Europe, Londres : Frank Cass, 1998, (p. 70).
1286
A noter l'usage de l'affaire comme étude de cas dans une autre publication Barbara JANCAR-WEBSTER,
"Environmental degradation and regional instability in Central Europe", (p. 43-68), dans Joan DeBARELEBEN,
John HANNIGAN, Environmental security and quality after communism. Eastern Europe and the Soviet
Successor states, Boulder : Westview Press, 1995. Il s'agit ici d'une analyse de la relation entre la dégradation
environnementale et l'instabilité régionale en Europe centrale. L'hypothèse de l'auteur est que la dégradation
contribue "au climat général de déclin économique, à l'érosion des institutions, à une perception de dénuement de
la population (…), à l'exacerbation des conditions qui peuvent mener à l'escalade des conflits inter-ethniques,
inter-étatiques, à un autoritarisme insidieux…"(p. 20). Barbara Jancar-Webster reprend l'image de la poudrière
ethnique comme toile de fond : "Les émotions nationales en Europe centrale sont très proches de la surface et
l'autorité et la légitimité des nouveaux gouvernements sont faibles. Une perception d'injustice ou
l'instrumentalisation d'un problème environnement à des fins de revanche, peuvent être l'allumette qui
enflammera la poudrière de violence, déclenchera une crise gouvernementale ou provoquera une émigration
massive" (p. 61-62). La conflictualité est décrite comme organique :"le stress environnemental est inhérent
(built-in) aux relations régionales parce que celle-ci est caractérisée pour un accès aux ressources naturelles et un
contrôle de la pollution régionale très inégal" (p. 65).
1287
O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 71.
1288
Elle note ainsi que "l'importance (saliency ?) des préoccupations environnementale ne se sont pas traduites
dans une victoire verte aux élections. La question environnementale ne s'est pas avérée assez significative pour
que les verts gagnent" O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 73.
296
ont risqué leur vie pour défendre (advocate) une vision différente de la société" 1289 (p. 89) et il
n'en reste rien. Elle s'inquiète, à l'instar de la sociologue Zsuzsa Gille1290 , de l'orientation prise
par les défenseurs de l'environnement et de l'influence des activistes occidentaux 1291 . Elle
déplore la disparition de l'engagement antérieur qui se caractérisait par "la grandeur, l'espoir
et le danger" 1292 , et la "spontanéité populaire des ONG pré-démocratiques" 1293 . Elle exprime
explicitement le souhait d'une "intégration réussie de la protection environnementale dans le
développement économique" 1294 .
Cet article est caractéristique de une forte idéalisation des mobilisations des années 1980,
préiode pendant laquelle des forces autonomes d'action propres à la région, motivées par de
hautes valeurs morales se sont disitnguées. L'auteur s'appuie sur une généralisation extensive
de la problématique sans rendre compte de trajectoires nationales et particulières des
mouvements étudiés. Cette réification excessive est responsable en partie du scepticisme
affiché par certains sociologues comme George Mink 1295 (voir le chapit introductif consacré à
l'aire politique Europe centrale).
1289
O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 89.
Zsuzsa GILLE, "Europeanising Hungarian waste policies : progress or regression ?", Environmental Politics,
printemps 1994, vol. 13, n°1, p. 114-134.
1291
Elle parle du danger de "l'impérialisme vert" qui menacerait dans les efforts d'adaptation et d'intégration de
l'expérience occidentale dans les pratiques locales. O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental
movement…", p. 86.
1292
O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 89.
1293
O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 87.
1294
Elle présente le cadre offert REC (Regional Environmental Center for Eastern and Central Europe),
organisation régionale créée par des fonds américains et japonais en 1991, comme permettant une intégration
informelle des mouvements d'Europe centrale et orientale plus proche de l'idéologie des mouvements de base
non-hiérarchiques qu'elle défend ici, en opposition à des liens de coopération plus formels avec des ONG
internationales directrices. O.c. Barbara JANCAR-WEBSTER, "Environmental movement…", p. 77.
1295
George MINK, "Les sociétés post-communistes. «amorphes» ou actives ?", Le Courrier des pays de l'Est,
octobre 2001, n°1019, p. 4-15.
1290
297
299
Deuxième partie
301
I. Descriptifs techniques
Pour mieux comprendre la dynamique propre de cette controverse socio-technique nous avons
jugé nécessaire de nous arrêter sur sa dimension technique pour expliquer quels sont les
différents enjeux économiques, sociaux, environnementaux et comment ils ont évolué dans le
temps. Nous avons organisé ce premier chapitre autour de deux thématiques : l'hydrosystsème
danubien et les enjeux économiques, décrivant en trois temps la situation avant le projet, ce
que le projet prévoyait puis ce qui a été fait et comment les enjeux ont évolué.
1. Le Danube : avant tout un hydrosystème
Le concept d'hydrosystème, élaboré en géographie physique dans les années 1970, offre un
cadre spatial d'analyse des processus hydrologiques intégrant la complexité des relations
d'interdépendance qui caractérisent le fonctionnement des fleuves que nous avons déjà mises
en avant en nous référant à l'ouvrage de Ken Conca dans le chapitre introductif. Il rompt avec
une logique cartographique qui résumerait un fleuve à un simple axe fluvial. Il explique qu'un
fleuve est avant tout "l'ensemble des cours d'eau affluents (…) et l'intégration de ses moindres
ramifications est indispensable à la compréhension de l'ensemble" 1296 . "Tout fleuve peut être
défini par son bassin versant, ensemble spatial cohérent, hiérarchisé en fonction de l'axe
fluvial, dont toutes les composantes, sources, affluents, lacs, marais (…) sont solidaires dans
le cadre d'un espace délimité par le réseau hydrographique, de sorte que tout phénomène
naturel ou toute action humaine affectant l'un des composantes, touche par définition
l'ensemble du système (…)" 1297 .
C'est un espace "assimilé à un ensemble d'éléments et/ou de réservoirs, atmosphère,
couverture du sol, surface du sol, zone aérée, sous-sol, à travers lesquels l'eau a un mode
particulier de circulation. Sous l'effet de l'énergie solaire et des précipitations, il est le siège de
transformations incessantes, car (…) la circulation de l'eau a d'étroits rapports avec d'autres
1296
Jacques BETHEMONT, Les grands fleuves. Entre nature et société, Paris : Armand Colin/VUEF, 2002,
p. 18.
1297
O.c. Jacques BETHEMONT, Les grands fleuves…, p. 12.
302
cycles physiques, chimiques et biologiques selon des interactions complexes. (…) S'y ajoutent
les influences humaines, dont certaines vont jusqu'à bouleverser la structure même et le
fonctionnement de l'hydrosystème" 1298 .
L'analyse d'un hydrosystème exige la prise en compte de relations spacio-temporelles visibles
au niveau de l'hydraulique et du régime de sédimentation : "les différents éléments de
l'hydrosystème évoluent effectivement avec le temps, et ce à des vitesses différentes.
Interviennent des processus d'alluvionnement, d'érosion, de sédimentation, de développement
de la végétation (…) de mécanismes de régénération des formes fluviales (…). Ce réseau
dense d'interactions (…) [implique que] toute intervention sur cet hydrosystème, même une
intervention apparemment ponctuelle, supposée à effet direct et immédiatement contrôlable,
pourra avoir de larges répercussions" 1299 . Le concept de l'hydrosystème nécessite donc une
démarche pluridisciplinaire qui élargit les connaissances des potamologues 1300 aux savoirs et
méthodes des ingénieurs hydrauliciens, des mécaniciens des fluides, des hydrogéologues, des
biologistes, des agronomes, des hygiénistes 1301 .
Cette approche scientifique permet d'appréhender le projet de barrage Gabčíkovo-Nagymaros
dans un cadre spatial et temporel élargi qui restitue la complexité des enjeux, tout en
dégageant certaines logiques d'action. Elle attire l'attention sur l'interdépendance des facteurs
morphologiques, biologiques, chimiques dont la compréhension contribue au décryptage des
oppositions dichotomiques entre argumentaires techniques, économiques, écologiques. Selon
Jacques Bethemont, les fleuves ont des caractéristiques ambivalentes qui brouillent les pistes,
il y a des "contraintes et menaces d'un côté, [des] opportunités et ressources de l'autre" 1302 .
Cette ambivalence se manifeste dans les multiples usages d'un fleuve (cadre de vie, ressource
alimentaire, support d'activités agricoles, source d'énergie, réfrigérant, composant industriel,
moyen de transport, espace de loisir) 1303 ,
qui peuvent s'opposer (protection contre les
inondations et production hydroélectrique, sauvegarde de la biodiversité et mise en valeur du
1298
Claude COSANDEY (sous la dir.), Les eaux courantes. Géographie et environnement, Paris : Belin,
collection «BelinSup Géographie», 2003, p. 3-4
1299
Monique COULET, "Le rôle des associations dans la prise en compte des problèmes d'environnement dans
la gestion des grands fleuves", Revue de géographie de Lyon, 4/1992, vol.67, p. 282.
1300
Du grec potamos, le fleuve.
1301
O.c. Claude COSANDEY, Les eaux courantes…, p. 3-4.
1302
O.c. Bethemont, Les grands fleuves…, p. 53.
1303
O.c. Bethemont, Les grands fleuves… p. 131.
303
potentiel hydraulique), que l'avancée des connaissances et l'évolution des mentalités peuvent
influencer les priorités scientifiques, politiques et économiques (prise en compte de l'intérêt
des zones humides et plaines alluviales pour la régulation naturelle des cours d'eau par
exemple).
A. La situation avant Gabčíkovo
Danube : généralités
L'axe fluvial danubien coule d'ouest en est sur une longueur de 2 857 km 1304 et il traverse 10
pays (Allemagne, Autriche, Slovaquie, Hongrie, Croatie, République fédérale de
Yougoslavie, Roumanie, Bulgarie, Moldova, Ukraine). Son bassin hydrographique/versant
couvre une surface de 817.000 km² (soit 10% du continent européen) sur 18 pays (Suisse,
Italie, République tchèque, Pologne, Slovénie, Bosnie-Herzégovine, Albanie, ancienne
république yougoslave de Macédoine) grâce à 300 affluents dont une trentaine sont
navigables 1305 . Il est le deuxième fleuve d'Europe après la Volga 1306 . Jusqu'à la fin du XIXème
siècle, le fleuve conserve un caractère majoritairement naturel caractérisé par un réseau
intense de méandres, de bras morts, de marais, une dynamique du régime des eaux et des
variations géomorphologiques importantes (Voir la carte n°1).
1304
Chiffre donné par le WWF. La Commission internationale de la protection du bassin danubien donne le
chiffre de 2.780 km et l'Encyclopédia Britannica 2.850 km. Il faut dire que le sujet de la source du Danube est
controversé puisque plusieurs endroits sont désignés comme tels. "Le Danube possède une source noble et ornée
de statues dans le parc de Donauschingen, une autre source bourgeoise un peu en amont aux origines du ruisseau
de la Breg, et finalement il suinte d'une prairie bien au dessus de cette source", cf. Jacques BETHEMONT, Les
grands fleuves… p. 37. A partir de la source de la Breg, la longeur du Danube est estimée à 2,888 km selon la
commission touristique du Danube (www.danube-river.org). Le Danube n'est navigable qu'à partir de Kelheim,
soit sur une longueur de 2414,7 km.
1305
Parmi les plus importants on trouve : la Morava et son bassin hydrographique de 26 658 km² qui couvre la
République tchèque, la République slovaque (2.227 km² pour une longueur de 114 km) et l'Autriche. La rivière
slovaque Váh et son bassin de 19.000 km², la rivière Rába (bassin de 18.000 km²) qui coule en Autriche et en
Hongrie. La Save (945 km) qui prend sa source en Slovénie, passe à Zagreb, sépare la Bosnie-Herzégovine de la
Croatie, puis de la Yougoslavie. La Drave (700 km) qui prend sa source dans les Alpes italiennes, coule en
Autriche, en Slovénie, sépare la Hongrie de la Croatie après avoir reçu la Mur. La Tisza (966 km, bassin de
157.200 km²)qui prend sa source dans le bassin des Carpates en Ukraine (160 km), marque la frontière entre la
Roumanie et l'Ukraine, entre la Roumanie et la Hongrie entre en Hongrie, frôle la Slovaquie, avant de traverser
la grande plaine Alföld hongroise (695 km sur le territoire de la Hongrie), d'entrer en Yougoslavie et de se jeter
dans le Danube entre Novi Sad et Belgrade.
1306
Axe fluvial de 3 690 km, bassin hydrographique de 1.360.000 km². Né en Russie, se jetant dans la mer
Caspienne.
304
Le Danube est essentiellement un fleuve de montagne sur son secteur supérieur (de la source
jusqu'à la Porte de Devín située au km 1880,26
1307
en amont de Bratislava sur les contreforts
occidentaux des Carpates/ Carpates blanches) 1308 . Il change de configuration en pénétrant dans
la petite plaine Alföld où la dénivellation décroît brusquement 1309 . Deux bras secondaires, le
Maly Dunaj au nord (Petit Danube) et le Mosoni Duna au sud, se détachent du fleuve. Le
premier sur la rive gauche dans Bratislava, le second sur la rive droite à partir du village
slovaque de Čunovo. Ils rejoignent le Danube respectivement à Komárno et Gönyű,
délimitant deux grandes îles : la région de Žitný Ostrov (île au seigle) en Slovaquie et le
Szigetköz en Hongrie. Au cœur de ces grandes îles, le Danube forme plus spécifiquement
entre Bratislava et Sap un delta fluvial intérieur. C'est une configuration géomorphologique et
hydrographique rare en Europe, à distinguer des deltas maritimes, que l'on ne retrouve que
plus en aval à la confluence entre le Danube et la Drave à la frontière hungaro-croate
(Kopački Rit 1310 ). Stricto sensu, un delta intérieur est un dépôt d'alluvions dans une cuvette
continentale quand la diminution rapide du débit ou la réduction de la pente oblige un cours
d'eau à abandonner sa charge. Le cours se divise alors en une multitude de bras sur une
immense plaine 1311 .
Spécificités : delta intérieur et zones humides
Ce delta intérieur formé dans cette plaine alluviale s'étale sur 10 km de large sur les deux
rives et plus de 50 km de longueur est caractérisé par la baisse de dénivellation1312 , l'instabilité
1307
Contrairement à la coutume sur les autres fleuves, le kilométrage a été marqué en partant de la mer en
remontant jusqu'aux sources.
1308
Sur ce tronçon, le Danube s'écoule d'abord en territoire slovaque sur une vingtaine de km marquant une
enclave dans laquelle est située la capitale Bratislava, puis le Danube devient mitoyen et le chenal navigable
marque la frontière avec la Hongrie sur 140 km. Le Danube coule sur 172 km en Slovaquie, dont 7,6 km en
partage avec l'Autriche (km 1880 à 1872) et 142,1 km en partage avec la Hongrie (du km 1850 au km 1708 à la
confluence de l'Ipel/Ipoly et du Danube). Le territoire de la Slovaquie est compris à 96 % dans le bassin
hydrographique danubien (6% du total et 6% de la population totale du bassin). Le Danube coule sur 460 km en
Hongrie. Le territoire hongrois est compris à 100% dans le bassin hydrographique danubien, ce qui représente
11% du bassin total et 13 % de la population. Cf. les informations du site officiel de la Convention internationale
pour la protection du bassin danubien : www.icpdr.org .
1309
La pente qui est de 0,037% au début du secteur moyen décroît jusqu'à 0,006 % une centaine de km en aval.
Cf. M. LISICKÝ, K. HOLUBOVÁ, Danube in Slovakia, Bratislava, octobre 1999, p. 1.
1310
Zone alluviale de 50.000 km² située à la confluence du Danube et de la Drave.
1311
Le delta intérieur du fleuve Niger situé au Mali est l'exemple le plus connu. A noter également le delta
intérieur sur le Okavanga entre la Namibie et le Botswana, appelé "joyau du Kalahari"
1312
"La pente moyenne entre les localités de Devín et de Sap est de 35,5 cm/km (…) sur le secteur jusqu'à
Gönuyü, la pente moyenne tombe à 17,2 cm. Plus loin, la pente diminue encore jusqu'à 5,8 cm/km. Ainsi avec le
brusque changement de pente, la vitesse du courant varie aussi dans de grandes limites sur le Danube moyen.
305
d'un lit fluvial très sinueux, qui comprend un lacis très dense et enchevêtré de bras latéraux
formant un paysage original d'îles et îlots recouverts d'une végétation dense, des bancs de
sable très meubles. Il correspond à un style géomorphologique fluvial appelé "anastomose"
défini comme étant une variation du style fluvial tressé (sinueux mais rectiligne) caractérisé
par "des pentes faibles et une charge sédimentaire plutôt fine favorisant la stabilité des
formes". "Le cours d'eau en anastomose est divisé en plusieurs branches sinueuses et étroites
enserrant des îles végétalisées" 1313 . Ces branches forment un réseau.
Le delta s'est formé au quaternaire par l'accumulation de sédiments et l'on y retrouve une
couche de sable et de graviers (poreuse et perméable) pouvant aller jusqu'à 600 m d'épaisseur
(25 m à Bratislava, 400 m à Gabčíkovo, 15 m à Komárno) qui agit comme un filtre naturel
des eaux qui rejoignent la nappe phréatique. Cet aquifère d'un volume total estimé entre 13 et
14 km³ d'eau (soit approximativement 12 fois le volume du lac d'Annecy) est alimenté
principalement par le Danube. C'est la plus grande réserve en eau potable d'Europe
centrale 1314 . Même en période de basses eaux, le Danube approvisionne la nappe phréatique
en eau, mais c'est surtout en période de crues que la recharge fonctionne. Selon la dynamique
naturelle, après une inondation, la direction du flux des eaux souterraines s'inverse (d'aval en
amont) ce qui permet l'évacuation des sédiments (renversement d'un processus comparable à
la percolation), le maintien de la capacité de filtration et de bonnes conditions de recharge de
la nappe. La nappe participe à la régulation des débits en absorbant une partie des eaux en cas
de crue et la restituant en cas de sécheresse. Cette dynamique et les variations fortes et
fréquentes du niveau d'eau (de 4 à 5 mètres) sont les caractéristiques du delta intérieur qui est
un système dit "pulsé" car l'eau, selon les situations, subit de fortes aspirations vers le bas et
vers le haut.
Ce delta est composé d'une grande variété d'écosystèmes. Il accueille une faune importante
qui se nourrit et trouve refuge dans les entrelacs des chenaux et une flore spécifique : forêts
Elle est de 6 à 9 km/h sur le secteur Devín/Gönyü, de 3,6 à 4,8 km/h sur le secteur Gönyü-Belgrade", cf. MarieMadeleine DAMIEN, Situation, problèmes et perspectives d'évolution de la navigation fluviale dans l'Europe du
marché commun, thèse d' État : géographie, Nantes, 1995, 4 vol., 1228 f.
1313
O.c. Claude COSANDEY, Les eaux courantes… p. 106.
1314
Le WWF indique que cet aquifère approvisionne en eau potable près d'un million de personnes dans la
région de Bratislava, ainsi que les habitants du Szigetköz. L'eau serait même acheminée jusqu'à Budapest.
D'après les estimations citées par l'organisation environnementale internationale, l'aquifère pourrait produire
trois fois plus d'eau que la quantité consommée à Budapest (2 millions d'habitants), cf. WWF, How to save the
Danube floodplains, Communiqué de presse, 1997, p. 19.
306
alluviales très originales à bois dur, saules et peupliers pionniers, marais, prairies humides,
roselières. Les zones humides sont considérées comme les milieux naturels les plus productifs
au monde. Elles assurent des fonctions vitales très importantes comme le stockage de l'eau, la
maîtrise des crues (rôle d'éponge) et de l'érosion, le renouvellement des nappes phréatiques, la
restitution des eaux souterraines, l'épuration de l'eau par la rétention des éléments nutritifs,
des sédiments et polluants, et enfin la stabilisation des conditions climatiques locales (régime
des précipitations, température). Des fonctions aussi bien écologiques qu'hydrologiques qui
participent à la conservation de la diversité biologique 1315 . Les forêts alluviales ou ripisylves
jouent aussi un rôle de filtre en période de hautes eaux et contribuent à la stabilisation des
berges 1316 .
Hydraulique et politique : régime et gestion des eaux
En ce qui concerne le régime du fleuve, hautes et basses eaux constituent des variations
saisonnières habituelles et il faut distinguer les événements hydrologiques plus extrêmes que
sont les crues et les étiages (débits exceptionnellement faibles des rivières). Les crues ont en
général un rôle important dans tout hydrosystème 1317 et particulièrement pour ce secteur
danubien. En été, le secteur danubien moyen souffre rarement de sécheresse en raison des
possibles inondations estivales (exceptions notées ces dernièers années). Les inondations
entraînent une hausse des eaux souterraines qui alimentent ainsi le territoire environnant par
inflitration, assurant un débordement en surface qui inonde la plaine alluviale. Le sol est
maintenu humide et est alimenté par les nutriments, stimulant une croissance végétale plus
rapide que la normale pour les forêts mais aussi l'agriculture (prairies humides). Un deuxième
pic d'inondation intervient généralement en avril. Il est essentiellement causé par les pluies
printanières et les eaux de ruissellement des terres basses et des collines, alors que le pic d'été
correspond à la fonte des neiges du bassin versant. L'automne est traditionnellement une
période de basses eaux sur le cours moyen. Cette saison est le reflet de l'été sec, en décalage
1315
"Qu'est-ce qu'une zone humide", Dossier d'information Ramsar n°1, Convention sur les zones humides, voir
le site officiel de la convention Ramsar sur les zones humides : www.ramsar.org.
1316
O.c. Bethemont, Les grands fleuves… p. 47. Voir également Nigel DUDLEY, Sue SOLTON (dir.), Running
pure. The importance of forest protected areas to drinking water, Août 2003, rapport de recherche de l'alliance
entre la Banque mondiale et le WWF pour la protection des forêts et leur utilisation durable. Cf. www.panda.org.
1317
Les crues curent le fonds du lit, elles enrichissent la plaine alluviale et les milieux secondaires (bras du
fleuve) qui sont des lieux de reproduction et des refuges pour les poissons en cas de pollution. L'eau s'étale dans
307
avec les étiages du secteur inférieur du Danube (qui débute en aval des Portes de fer jusqu'à la
mer Noire).
Après la grande plaine Alföld (Hongrie, République fédérale de Yougoslavie, la région
roumaine du Banat) un changement du régime des eaux est visible à partir de la confluence du
Danube avec la Tisza et la Save (autour de Belgrade). Sur ce secteur, le Danube connaît un
débit maximum au printemps entre avril et mai et minimum en automne. Ces affluents et la
Drave influencent grandement le régime du Danube en multipliant son débit par 2,2. Sur le
secteur moyen, le Danube peut geler durant les hivers les plus sévères. Des blocs de glace
peuvent s'entasser autour des îles et bloquer le courant, causant de désastreuses
inondations 1318 .
Sur le secteur moyen qui nous concerne ici plus directement et qui est le plus grand des trois
secteurs (du km 1880,20 au km 955, à Orsova en Roumanie), après la confluence de
l'Ipeľ/Ipoly et du Danube (km 1708,20), le fleuve perd son statut de fleuve frontière. Il forme
un grand coude une fois entré dans les gorges de Visegrád 1319 (monts de Visegrád sur la rive
droite composés des collines du Pilis, des monts Börzsöny) et les spécificités hydrologiques et
géologiques assurent le pompage d'une eau potable qui ne nécessite pas de traitement
chimique. L'essentiel de l'approvisionnement de Budapest est en effet assuré par des centaines
de puits situés en majorité dans l'île de Szentendre au nord de la capitale mais aussi dans l'île
de Csepel au sud. Des puits très profonds collectent les eaux de nappes phréatiques alimentées
par le Danube. Celles-ci sont filtrées naturellement par une couche de sable et de gravier
caractéristique de la géologie de la zone, et n'imposent qu'un contrôle biologique 1320 .
En matière de gestion d'eau, la Slovaquie dispose de stations de captage sur le seuil
géologique du delta intérieur du Danube, sur l'île de Sihoť en aval de Bratislava, et à
la plaine alluviale, ce qui ralentit sa course, et diminue les risques d'inondation pour le bassin situé en aval
puisque l'eau s'inflitre en partie dans les nappes.
1318
"Dans les régions où sévit le gel, embâcles et débâcles peuvent être à l'origine d'ondes dévastatrices" , cf. C.
COSANDEY, Les eaux courantes…, p. 93. En mars 1838, une crue glaciaire a dévasté Budapest. L'eau est
montée de 1 029 cm causant la destruction de 38% des bâtiments, cf. interview de Győző BOGNAR réalisée par
Olivier JAKOBOWSKI, "La Hongrie, un pays de l'eau douce", L'un et l'Autre, mai 2002, n°17 [webzine
http://esteurop. free.fr consulté en septembre 2003]. Une telle menace résurgira à l'occasion du blocage de la
voie d'eau par les débris suite au bombardement des ponts en Voïvodine par l'OTAN en avril 1999. Voir le
descriptif consacré à l'économie.
1319
La ville de Visegrád est un site historique, on y trouve la Tour de Salomon, ruine de l'ancienne résidence
d'été des Rois de Hongrie du Moyen-Age.
308
Pečniansky Les sur la rive gauche. Elles approvisionnent la capitale en eau potable (capacité
de 1500 à 1600 l/s). Des stations de captage 1321 ont été installées sur la rive gauche du Danube
en aval de Bratislava dans les années 1970, à Kalinkovo (1972) et Šamorín (1975) 1322 . Suite à
la détection de fer et manganèse dans les eaux du premier puits (élément de la composition
géologique de l'aquifère présenté comme naturel par les experts scientifiques 1323 ), la
profondeur des pompages où le captage est effectué a été augmentée de 21-55 m à 40-80 m.
Le problème principal des autorités est alors de protéger ces infrastructures des inondations,
sources de pollution en surface.
Aménagements fluviaux
Les premiers aménagements fluviaux 1324 sur le Danube datent de 1830 et sont mis en oeuvre
en Haute Autriche. Un premier barrage hydroélectrique est construit sur le Danube en Bavière
à Vilshofen en 1927, mais la grande vague de construction hydraulique en Europe commence
vraiment dans les années 1950 : création de réservoirs sur le fleuve et ses affluents pour
l'irrigation, approvisionnement en eau, et construction de centrales hydroélectriques pour
alimenter l'industrie en énergie. L'Autriche établit alors un plan national de construction de 11
barrages hydroélectriques sur le tronçon danubien.
En matière de gestion de l'eau et d'aménagement fluvial, la Hongrie est un pays avancé 1325 . Il
y circule en moyenne la plus grande quantité d'eau au monde. C'est un pays de transit car les
réserves en eau sont dépendantes des pays voisins où la quasi totalité des cours d'eau hongrois
1320
Cf. le site officiel du service des eaux de Budapest, Fővárosi Vízművek www.vizmuvek.hu
Elles fonctionnent différemment des puits filtrant sur berges de Budapest puisque l'eau provient des
profondeurs de l'aquifère ce qui d'après les experts slovaques, garantit une meilleure qualité et ne nécessite pas
de traitement, cf. Igor MUCHA (dir.), "Groundwater quality processes after the bank filtration from the Danube
at Čunovo", dans C. RAY (dir.), Riverbank filtration, Pays-Bas : Kluwer Academic Publishers, p. 177-219.
1322
Igor MUCHA (sous la dir.scientifique), Visit to the area of the Gabčíkovo hydropower project, Bratislava,
1999, p. 15-16
1323
O.c. Igor MUCHA, Visit to the area…, p. 16
1324
On entend par aménagement fluvial les travaux de régulation qui ont pour objectif d'assurer la stabilité du lit
du fleuve, de garantir des conditions sûres de navigation et la protection contre les inondations. Ils comprennent
donc les interventions techniques qui consistent à couper les méandres d'un fleuve pour le rendre rectiligne, le
dragage du lit et la construction d'épis pour obtenir une profondeur optimale, le bétonnage des berges et la
canalisation des eaux, mais aussi la construction de réservoirs et de digues de protection.
1325
"La Hongrie a une tradition exceptionnellement longue dans le domaine de l'hydrogaphie, de la régulation
fluviale et de la gestion des eaux (…) elle profite d'une longue expérience, d'un savoir faire étendu et de
quantités de données sur les caractéristique hydrographiques du pays", cf Rapport national 1998 de la Hongrie
dans le cadre du Programme de réduction de la pollution du Danube, voir le site officiel de la Convention
1321
309
prennent leur source : le Danube, la Drave et la Tisza fournissent 90% des eaux de surface.
Pays de plaine, les 2/3 du territoire sont inondables ce qui implique des préoccupations en
matière de protection contre les inondations. Des travaux de drainage entrepris à une grande
échelle dès le XIXème siècle permettent de récupérer de manière permanente ou saisonnière
près de 3.700.000 hectares. 4.000 km de digues sont construites pour un réseau de 2.800 km
de rivières 1326 . Les travaux d'aménagement qui coupent les méandres des cours d'eau pour les
rendre rectilignes et plus maîtrisables réduisent le secteur hongrois du Danube de 495 à 417
km, et de la Tisza de 1.419 à 966 km.
Des travaux de régulation sont entrepris dans le Szigetköz et la région de Žitný Ostrov dans
les années 1960 avec pour objectif d'assurer des conditions stables de navigation et de
protéger les régions riveraines contre les inondations 1327 . Ils ont consisté à refaçonner le lit du
Danube sur la section du delta intérieur pour le rendre rectiligne. Les interconnexions du lit
avec la multitude de bras ont été partiellement bloquées, de manière à assurer un niveau d'eau
optimal dans un chenal unique au lieu de la dispersion habituelle. Cette dernière n'est plus
assurée que dans les périodes de hautes eaux sur de courtes périodes chaque année 1328 .
Un autre aspect des travaux de régulation a consisté à établir des digues de protection à quatre
kilomètres du lit principal 1329 , maintenant au sein du delta une large zone alluviale dite
"active" sur laquelle pouvait s'étendre le Danube en cas de crue.
D'autres interventions sont également effectuées ponctuellement afin d'assurer un chenal
navigable stable pour le transport de marchandises sur le tronçon Bratislava-Budapest. Si le
port de Bratislava est ensablé alors que le lit du Danube est creusé demesurément en aval dans
le delta, le lit du Danube sur le reste du secteur mitoyen du Danube reste très instable. Les
internationale pour la protection du bassin danubien : www.icpdr.org ainsi que le site consacré au musée, aux
archives et à la librairie hongroise des eaux : www.dunamuzeum.org [en hongrois].
1326
A titre de comparaison, la Slovaquie possède sur son territoire 49,800 km de rivière. 96% de son territoire est
drainé en direction de la mer Noire via le Danube (4% vers la mer Baltique via le bassin de la Vistule).
1327
La région est durement touchée par des inondations en 1954 et 1965. En 1945 des digues de protection à
Szigetköz se rompent et 33.000 ha sont inondés. En 1965, les digues se sont rompues à Čičov et Patince inondant
65.000 ha dans la région de Zitny Ostrov, entraînant l'évacuation de 54 000 habitants d'importants dégâts
mobiliers et agricoles.
1328
Dix-sept jours par an quand le débit du Danube atteignait des valeurs entre 2 500 et 4 000m³/s, selon les
experts slovaques qui prennent les années 1960 comme base de référence. D'après le WWF, la plaine alluviale
active située entre les digues et le lit mineur aurait été inondée entre 32 et 36 jours par an après les
aménagements, cf. WWF, How to save the Danube flooplains, communiqué de presse, 1997.
1329
Voir les cartes n°2 et 3 en annexe.
310
bancs de sable y sont nombreux en période de basses eaux où les bateaux peuvent
s'échouer 1330 . Ce secteur subit par ailleurs les effets en chaîne de l'érosion accentuée du delta.
Un cours d'eau ne se limite pas à un écoulement liquide. Un courant fluvial est constitué d'eau
et d'une charge (transport de sédiments en suspension dans la masse d'eau ou de matériaux
dits "granulats" par progression sur le fond du chenal) qui provient de l'érosion des versants et
des berges et répond à des mécanismes physiques. La charge sédimentaire détermine la
géomorphologie de la rivière, la stabilité des méandres et des berges. L'érosion est un
phénomène naturel, elle modifie la physionomie des fleuves, apporte des matières nutritives,
et façonne les habitats aquatiques. Il existe un équilibre entre la charge sédimentaire de la
rivière et son débit liquide. Tout aménagement et endiguement canalisant une rivière
l'empêchent d'éroder les berges et de se charger en particules. En cas de rupture de cet
équilibre, les eaux peuvent éroder les berges ou le fond pour augmenter la charge
sédimentaire. Il existe également un phénomène d'érosion régressive qui recouvre le
prélèvement en amont de matériaux pour combler les déficits en aval. Phénomène
essentiellement lié à l'extraction de granulat (sable et gravier) qui permet à la fosse d'érosion
originelle de se combler.
A la fin des années 1970 au niveau du delta intérieur le Danube est dépourvu de la plus
grande partie de sa charge sédimentaire retenue dans les multiples ouvrages hydrauliques
allemands et autrichiens situés en amont. Le secteur supérieur du Danube (des sources jusqu'à
la Porte de Devín) est en effet en grande partie régulé pour les besoins de la navigation, la
production hydroélectrique, l'approvisionnement en eau. Cela a accru son énergie et son
pouvoir érosif sur la partie la plus vulnérable du lit entre Bratislava et Sap. Cette charge est
ensuite déposée plus en aval, accentuant l'instabilité du lit, notamment autour des îles
Helemba à l'entrée des gorges de Visegrád, où la navigabilité est déjà problématique (km
1714 à 1710) 1331 . L'exploitation commerciale du sable et du gravier extraits directement du lit
du Danube (matériaux de construction) qui est alors pratiquée par les deux pays accentue le
phénomène d'érosion en perturbant le processus de recharge de la nappe phréatique et les
systèmes d'approvisionnement en eau potable (Budapest).
1330
L'existence d'obstacles à la navigation que sont des épaves de bateau et péniche sont d'ailleurs notées sur les
cartes nautiques en aval de Sap (ex. au km 1795, 1781, 1772…).
311
D'après certaines estimations, le lit du Danube sur le tronçon du delta intérieur aurait baissé de
près d'1,50 m entre 1974 et 1990 suite à ces excavations, et sans celles-ci, l'érosion n'aurait
entamé le lit que de 50 centimètres 1332 .
Premier bilan
En résumé, au niveau du delta intérieur, ces aménagements 1333 ainsi que les incidences du
développement urbain en aval, autant à Bratislava 1334 que sur le secteur supérieur se
combinent pour modifier le processus naturel de sédimentation, en accroissant le phénomène
de l'érosion.
L'approfondissement du lit occasionne l'isolement de certains îlots et bras secondaires du delta
intérieur, l'asséchement de forêts alluviales et de bras secondaires (notamment les deux plus
importants, le Mály Dunaj et le Mosoni Duna) et la transformation de biotopes. Limitant aussi
l'étendue de la zone inondée, les altérations du lit fluvial améliorent incidemment
l'accessibilité de parcelles restées inexploitées jusque là, permettant la mise en place d'une
monoculture de peupliers hybrides. L'intensification de la sylviculture est responsable de la
disparition d'espèces autochtones qui donnent moins de rendement (saules blancs, peupliers
blancs et gris) ou de leur cantonnement sur les berges.
1331
Le chenal navigable est limité en largeur et en profondeur par la présence de ces dernières îles du secteur
moyen, lieu de reproduction de certains oiseaux. Cf. WWF, How to save the Danube floodplains, p. 44.
1332
Les opposants estiment que ce sont principalement les travaux de construction du canal de dérivation (du
quartier de Petržalka) qui ont aggravé la situation de manière à justifier l'intervention et rendre inéluctable des
aménagements massifs. Les partisans d'un aménagement plus mesuré dénoncent principalement les interventions
humaines et minimisent la combinaison des phénomènes, cf. Alexander ZINKE, Klaus KERN, "Rehabilitation of
the Danube in the reach affected by the hydropower system of Gabčíkovo" dans Procreeding Symposium for
living water, janvier 2000, Budapest, p. 130-139.
1333
Soulignons qu'à cette même période des travaux d'aménagement de grande envergure sont conduits dans la
capitale autrichienne de manière à protéger la ville contre les inondations (dernière en date : 1965). Un canal
dénommé "nouveau Danube" est construit dans la plaine alluviale au nord de la ville pour recevoir les eaux du
fleuve en cas de crues (il se transforme en lac grâce à des barrages) et une île est créée entre ce canal et le lit du
Danube avec les matériaux récupérés des travaux d'excavation. Le chantier débute en 1972 et la plus grande
partie des ouvrages est terminée en 1988. cf. présentation de l'ingénieur Franz MICHLMAYR, "Solution on the
Danube in Vienna", Aqua print, 06.1999, voir www.aquamedia.at
1334
Le développement urbain et industriel de Bratislava comme la construction du quartier de Petržalka, de
stations de captage pour l'approvisionnnement en eau potable, la mise en place de digues de protection contre les
inondations, d'une couverture imperméable autour de la raffinerie Slovnaft pour éviter l'infiltration des pollutions
(située sur la rive gauche du Danube dans Bratislava) ont également contribué à la baisse du niveau d 'eau de la
nappe phréatique selon les experts slovaques, cf. Igor Mucha (dir.), Visit to the area…,
312
Ces altérations volontaires ou induites apportées au milieu naturel ont pour conséquence
directe l'accroissement de l'instabilité du lit du Danube (problèmes de navigabilité), et la
baisse du niveau des eaux souterraines. Le fonctionnement hydrologique pulsé du delta sont
conservés après les travaux de rectification du chenal principal navigable et la construction de
digues entrepris à la fin des années 1960 délimitant une zone inondable fonctionnelle de
plusieurs kilomètres de large occupée par des bras latéraux, des forêts et prairies alluviales et
la dynamique hydrologique naturelle du fleuve. Dans les faits, les conditions de débit
désormais nécessaires pour recréer l'interconnexion entre le Danube et les bras secondaires
(2,500m³), et pour inonder toute la plaine alluviale (5.000m³), ne se seraient que rarement
produites entre les années 1970 et 1990 pour maintenir un niveau d'eau suffisant dans le
réseau de branches et beaucoup d'entre elles se seraient desséchées périodiquement 1335 .
A titre de comparaison en matière d'aménagements, on peut citer les ouvrages des Portes de
fer construits plus en aval là où le Danube traverse les gorges de Kazan, rencontre du plateau
calcaire yougoslave et des Carpates méridionales roumaines. Les travaux d'aménagement sur
cette cataracte ont commencé dès le XIXème siècle. Les barrages des Portes de fer ont été
construits en deux temps (Porte de fer I 1964-72, puis de Porte de fer II en 1982), ils ont
résolu ce goulet d'étranglement en submergeant les rapides et régulant le fleuve sur près de
280 km en amont (jusqu'à Belgrade). Ils représentent l'intervention majeure de régulation sur
le secteur moyen où le Danube coule librement.
…et l'écologie ?
L'intérêt écologique du site concerné par le projet hydroélectrique Gabčíkovo-Nagymaros
n'est pas reconnu dans les années qui précèdent le projet ni par Budapest, ni par Prague. La
Hongrie a pourtant déjà désigné deux parcs nationaux (1973 : parc d'Hortobágy, 1975 : parc
de Kiskunság) et le thème environnemental s'impose progressivement tant sur la scène
nationale qu'internationale 1336 . La constatation d'une dégradation liée aux effets de la pollution
industrielle 1337 , agricole (usage intensif de pesticides) et urbaine 1338 s'impose en ce qui
1335
M. LISICKÝ, K. HOLUBOVÁ, Danube in Slovakia, Bratislava, Octobre 1999, p. 2.
Les Nations Unies organisent en 1972 à Stocholm la première conférence internationale consacrée à
l'environnement.
1337
Par exemple, 50% de l'industrie chimique slovaque sont localisés à Bratislava et les cas les plus connus
d'entreprises polluantes sont l'usine de pesticides Georgi Dimitrov (CHZJD), et la raffinerie et entreprise
1336
313
concerne le delta et le Danube en général. Le secteur compris entre Vienne et Budapest est le
plus habité et le traitement des eaux usées n'y est pas assuré. On y dénombre d'importants
pôles industriels et les affluents qui se jettent dans le Danube sont des rivières elles-mêmes
très polluées (Morava, Váh). La Hongrie a interdit la baignade dans le Danube dès la fin des
années 1960 1339 .
A partir du début des années 1970, les signes de dégradation sont de plus en plus manifestes
(notamment sur le Mosoni Duna) et contrecarrent les messages officiels qui taisent ou
minimisent les accidents industriels, l'apparition de graves crises écologiques 1340 ou même les
effets des catastrophes naturelles comme les inondations. Des efforts sont entrepris à l'échelon
national en Hongrie avec la création d'une agence nationale de protection de l'environnement
et de la nature (OKTH- Országos Környezet és Természetvédelmi Hivatal) en 1977 1341 . Son
influence est minime.
De l'autre côté du rideau de fer en Autriche, à quelques kilomètres du delta dans la plaine
alluviale de la Morava, le WWF rachète des terres en 1970 de manière à créer à Marchegg
une réserve naturelle de 1 120 ha pour protéger une colonie de cigognes blanches (couvrant
des forêts, des prairies alluviales et des bras secondaires de la Morava). Cette réserve est
désignée en 1978 par le bureau du gouvernement de la Basse Autriche comme zone de
protection de la nature et constitue un point de repère pour la zone qui nous concerne.
B. Situation prévue par le projet Gabčíkovo-Nagymaros (Traité de 1977)
Le complexe hydroélectrique Gabčíkovo-Nagymaros était appelé à résoudre les problèmes en
maîtrisant le fleuve entre Bratislava (km 1860) et Nagymaros (km 1696). Il s'inscrivait dans le
cadre d'un programme plus large de grands travaux qui comprenaient la construction d'une
pétrochimique Slovnaft qui ne traitent pas les déchets et laissent échapper de grandes quantités de produits
dangereux dans la nature.
1338
Explosion du développement urbain, notamment à Bratislava où sur la rive droite du Danube est construit le
quartier de Petržalka
1339
L'Académie hongroise des sciences commence à s'occuper d'environnement dans les années 1960.
1340
La pollution du lac Balaton par les rejets agricoles véhiculées par la rivière Zála est particulièrement
préoccupante pour le régime qui a ouvert ses frontières aux touristes et espère tirer des revenus de la mise en
valeur de certains sites.
1341
Dirigée par le secrétaire d'État György Gonda, cette autorité bénéficie dans les textes d'une juridiction
nationale. Elle est chargée de coordonner et de superviser le contrôle de la pollution et de diriger le programme
de protection de l'environnement visant prioritairement à "prévenir les nuisances et le danger".
314
centrale hydroélectrique en amont à Wolfsthal en Autriche (km 1873 entre Vienne et
Bratislava) et en aval à Ádony en Hongrie (km 1601). Il était présenté comme une "nécessité
technique" pour remédier à la dégradation du Danube 1342 . Les plans conjoints hungarotchécoslovaques avaient pour objectif de brider la dynamique naturelle des eaux, de garantir
la navigabilité toute l'année, de mettre en valeur les ressources hydrologiques et la puissance
hydraulique du fleuve. Le projet de 1977 prévoyait que la retenue des eaux dans un réservoir
de 60 km², réparties par le barrage de Dunakiliti entre un canal de dérivation 1343 et le lit
originel du Danube. Les eaux pouvaient être maintenues à un niveau optimal (6,5 m au-dessus
du niveau du sol à Dunakiliti) pour assurer la bonne navigabilité en amont du réservoir
jusqu'au canal de dérivation, ainsi que la production hydroélectrique à Gabčikovo selon un
régime de pointe et la redistribution artificielle des eaux pour les besoins de l'agriculture, la
sylviculture, la pisciculture et le développement du tourisme local.
Régime de pointe pour la centrale hydroélectrique
Un régime de pointe consiste à récupérer un maximum d'énergie en retenant les eaux dans un
réservoir (relèvement du plan d'eau pour accroître l'énergie potentielle) pour turbiner avec des
débits renforcés artificiellement. Dans le projet de 1977, les eaux devaient s'accumuler
pendant 19 heures dans le réservoir Hrušov, avant d'être turbinées et parvenir cinq heures plus
tard au barrage de Nagymaros. Situé à 130 km en aval (km 1696) ce deuxième barrage devait
avant tout contenir les effets d'onde de Gabčíkovo, et produire également de l'électricité sur la
base d'un fonctionnement "au fil de l'eau". Entre les deux, le lit du Danube devait être régulé
et les berges renforcées pour supporter les lâchés induits par une production électrique de
pointe, assurant par là même la disparition des goulets d'étranglement du trafic fluvial.
D'après des estimations hongroises, la vague d'onde produite par la centrale de Gabčíkovo en
régime de pointe d'une hauteur de 4 m en aval de la centrale était réduite grâce au barrage de
Nagymaros à 1,5 à 2 m à Győr puis1 m de hauteur à Komárno 1344 .
1342
Citation du plénipotentiaire slovaque Dominik Koncinger extraite de la préface du rapport d'évaluation de
l'impact environnemental : Gabčíkovo part of the hydroelectric power project. EIA on six year monitoring,
Bratislava, Faculté des sciences naturelles, Université Comenius, 1999, consultable sur le site
www.gabcikovo.sk .
1343
On distingue généralement deux parties : le canal d'amenée (17 km), et le canal de fuite (8 km), encore
appelés canal d'amont, canal d'aval.
1344
O.c. WWF, How to save the Danube floodplains…, p. 44.
315
Objectifs poursuivis
La maîtrise du régime des eaux, la disparition des grandes fluctuations de niveau et le
ralentissement du courant s'inscrivent dans le contrôle volontaire et nécessaire de la nature
visant à sécuriser les populations riveraines en réduisant le risque des inondations et
permettant la valorisation de terres inondables non productives alors que très fertiles.
L'infiltration des eaux du réservoir de Hrušov est considérée comme une solution à la baisse
des eaux souterraines puisqu'elle garantit un approvisionnement de l'aquifère.
L'approvisionnement artificiel en eau de la plaine alluviale à partir de prises d'eau installées
sur le réservoir devait améliorer le système d'irrigation de l'agriculture locale et garantir une
meilleure répartition sur l'année et sur l'espace.
Le traité de 1977 prévoyait qu'un débit entre 50 et 200 m³/s devait être lâché par le barrage de
Dunakiliti dans le lit original du Danube 1345 . Ceci correspondait selon les experts slovaques à
un niveau de basses eaux tel que recensé dans les années 1950-60, années de référence en
matière de fonctionnement naturel du Danube dans le delta.
En matière d'environnement, le traité de 1977 comprenait de courtes clauses portant sur la
réhabilitation de la végétation (chapitre III - Réalisation du systèmes d'écluses - Article 5 Partage des coûts et répartition du travail), deux articles répondaient plus directement à des
considérations environnementales et un chapitre (XIII) était consacré à "la protection de
l'environnement naturel". Ce dernier comportait un article (15) sur la protection de la nature :
"Les parties contractantes devront s'assurer, selon des méthodes spécifiées dans le plan
contractuel conjoint, du respect des obligations en faveur de la protection de la nature qui se
présenteront pendant les travaux de construction et l'exploitation du système d'écluses". Ainsi
qu'un article sur les "intérêts de la pêche" 1346 . Or, comme sur la question de la frontière, les
problèmes resteront en suspens dans la mesure où aucun plan contractuel conjoint ne sera
jamais négocié.
1345
Chiffre donné par Miroslav Liška, ingénieur slovaque impliqué dans le projet de 1977 puis la construction de
la Variante C, dans Olga VAVROVÁ, Gabčíkovo, Bratislava, avril 1993 [plaquette de promotion de la position
slovaque].
1346
Respect de l'accord sur la pêche sur le Danube conclu à Bucarest le 29 janvier 1958.
316
C. Situation de l'hydrosystème après la construction du projet Gabčíkovo.
La situation actuelle ne saurait être évaluée uniquement à partir de la description des plans
hydrotechniques décrits plus hauts. Ces derniers n'ont en effet jamais été réalisés 1347 et ce qui
existe aujourd'hui en lieu et place du projet Gabčíkovo-Nagymaros et des ouvrages
complémentaires espérés en amont et aval (Wolfsthal, Ádony, ) c'est un projet tronqué
(absence du barrage de Nagymaros) repris unilatéralement par les Slovaques et connue sous le
nom de Variante C, ou de "solution provisoire" 1348 . Cette Variante C a été elle-même
largement modifiée par de nombreux travaux supplémentaires dites "mesures correctrices",
mises en œuvre progressivement à partir d'octobre 1992, date du détournement du Danube
dans le canal de dérivation. A noter que le chantier est encore inachevé à l'heure actuelle.
La Variante C
La modification la plus importante de la Variante C est le remplacement du barrage de
Dunakiliti (rive droite au km 1842 sur le territoire hongrois), abandonné officiellement par les
Hongrois (mai 1992), par un barrage à Čunovo, situé en amont sur le seul territoire slovaque
(rive droite au km 1851,75) 1349 . Cet ouvrage détourne le fleuve avant qu'il ne devienne
mitoyen. Il affecterait directement 3 900 ha de champs, 3 400 ha de forêts alluviales en
Slovaquie, et 2 000 ha en Hongrie et influencerait indirectement 8 000 ha de forêts alluviales
dans les deux pays.
Ce changement a entraîné de nombreuses autres modifications comme la réduction de la taille
du réservoir de Hrušov (de 4 000 à 6 000 ha) ainsi que la construction d'une digue joignant le
barrage de Čunovo au village de Doborhošť (voir la carte n°3 en annexe) 1350 . Ce changement,
justifié par le désengagement hongrois, induit qu'un tiers du territoire hongrois qui avait été
1347
Des travaux ont bien été entrepris pour la construction du barrage hydroélectrique de Nagymaros (km 1696)
dans les années 1980. Ils se sont toutefois limités au dragage du lit (accentuer la pente et accroître le potentiel
hydroélectrique) et à l'édification de digues pour canaliser le Danube, que des travaux de réhabilitation du site,
achevés en 1996, ont pu en partie faire disparaître. L'argument majeur en faveur de la suspension de cette partie
du projet était les menaces en terme de qualité et quantité pesant sur l'approvisionnement en eau potable de
Budapest, une baisse de niveau des nappes phréatiques ayant été déjà constatée dans les puits filtrant sur berge
de l'île Szentendre.
1348
Les Tchécoslovaques annoncent qu'ils "retireront" la Variante C dès que la Hongrie aura repris ses
engagements tels que définis en 1977.
1349
Le Danube devient la frontière entre les deux États à partir du km 1850,20, avant les deux rives sont
slovaques.
317
défriché et entouré de digues (ceinture du réservoir) reste inexploité en Hongrie. Il implique
que les Slovaques sont maîtres des eaux et décident de leur répartition entre le canal de
dérivation et le lit originel du Danube. Cette question de la répartition est au cœur de la
dispute qui oppose les deux pays depuis le détournement du Danube (26 octobre 1992) pour
les Hongrois qui estiment trop faible le débit alimentant le lit et la plaine alluviale.
La question du partage de l'eau est importante dans la mesure où l'alimentation en eau de la
partie hongroise du delta, région du Szigetköz (rive droite), en dépend. Sur la rive gauche du
delta (territoire slovaque), le canal de dérivation a isolé une langue de terre et trois villages
slovaques 1351 peuplés à majorité hungarophone. Cette bande de terre est également isolée du
lit du Danube 1352 par des barrages de pierres construits de manière à bloquer les
interconnexions avec les bras secondaires. L'aménagement de cette zone constitue d'une des
mesures correctrices les plus importantes apportée à la Variante C 1353 . Elle est en fait
alimentée depuis mai 1993 par un système de prise d'eau (à partir du réservoir de Hrušov)
situé à Dobrohošť (capacité maximale de 240m³/s) 1354 supposé reproduire artificiellement les
inondations du Danube 1355 . Des aménagements ont également été entrepris à l'intérieur,
séparant la zone en 7 secteurs, établissant des seuils en cascade et des passages (buses) entre
plans d'eau de manière à cantonner les eaux dans des parties bien délimitées et éviter les effets
de rétroaction, qui renverraient l'eau en direction du réservoir
1356
. Le niveau des eaux dans le
lit originel du Danube ayant chuté de 2 à 3 mètres depuis le détournement, il existe désormais
1350
3 900 ha de terres agricoles et 5 400 ha de forêts ont été détruits pour construire le projet Gabčíkovo (chiffres
du WWF).
1351
Le désenclavement est assuré par une route qui relie désormais directement la région à Bratislava via le
barrage de Čunovo, par la centrale hydroélectrique de Gabčíkovo mais également par un ferry entre Kyselica et
Vojka nad Dunajom.
1352
Trois villages prééxistant aux aménagements se sont trouvés isolés sur cette "île" : Dobrohošť, Vojka nad
Dunajom et Bodíky.
1353
"Le projet 1977 n'aurait en effet prévu l'approvisionnement de cette zone que via un canal d'infiltration
longeant le canal de dérivation. Or les faits montrent aujourd'hui que l'infiltration est minime et ne pourrait
même pas alimenter les canaux d'irrigation comme cela était également prévu" cf. O.c. LISICKY, HOLUBOVA,
Danube in Slovakia… p. 4.
1354
Exception faite de la partie supérieure au Nord-Est du village de Dobrohošť qui se dessèche depuis 1993
faute d'un débit suffisant (supérieur à 100m³/s) fourni par la prise d'eau située dans le réservoir. O.c. LISICKY,
HOLUBOVA, Danube in Slovakia, p. 7 et 10
1355
Le rapport scientifique officiel slovaque de 1999 indique que la première inondation artificielle de la rive
gauche a été réalisée entre le 19 juillet et le 8 août 1995 et a donné des résultats équivalant à des conditions de
débit "avant le barrage" estimées entre 3000 et 4500m³/s. Igor MUCHA (dir.), Visit to the area of the Gabčíkovo
hydropower project, Bratislava, 1999, p. 18.
1356
Obstacles infranchissables pour les poissons, dont de nombreuses espèces rhéophiles ont disparu avec la
disparition des flux torrentiels qui constituaient leur habitat privilégié.
318
une différence importante de niveau d'eau entre la rive gauche du delta et le lit du Danube et
une véritable coupure de l'écosystème en deux parties distinctes.
Mesures correctrices en Slovaquie et statu quo en Hongrie
Le WWF-Autriche relève dans un rapport publié en 1997 1357 que le système
d'approvisionnement artificiel en eau de la rive gauche du delta ne fonctionne pas aussi bien
que prévu. L'eau s'infiltrerait rapidement pour alimenter au détriment de l'approvisionnement
de surface de la partie du delta la plus éloignée de la prise d'eau 1358 . En outre, seules deux
expériences de simulation auraient été menées en 1995 et 1997 (24 avril au 26 mai), et
l'évaluation du premier essai soulignerait les défaillances géographiques du système (ceinture
asséchée de 200 m en bordure du lit originel du Danube ainsi sur la partie supérieure de la
zone 1359 ) et la trop courte période d'inondation (3 à 5 jours).
Ces mesures de soutien d'étiage ne remplacent pas la dynamique fluviale 1360 dans la mesure
où l'eau est amenée à stagner dans les parties basses généralement et naturellement mises à
nue une grande partie de l'année. L'eau ne parvenant plus aux niveaux supérieurs et
notamment jusqu'aux forêts alluviales pionnières de la bande active de la plaine,
ordinairement inondées certaines périodes de l'année. Ces mesures participeraient au dépôt
d'alluvions et de sédiments fins dans lequel s'accumuleraient de nombreux polluants agricoles
et industriels, plus "filtrés" par ce processus spécifique dit de "pulsation" caractéristique du
delta. Le développement de la végétation serait certes stimulée, les espèces envahissantes
1357
WWF, How to save the Danube floodplains. The impact of the Gabčíkovo hydro dam system over five years,
Déclaration du WWF, 1997, Vienne, 51 pages, voir le résumé sur le site de son rédacteur Alexander ZINKE,
http://www.zinke.at/Gabcikovo.html
1358
Avant le barrage, cette partie du delta expérimentait des inondations de l'ordre de 4 000 m³/s. Le système mis
en place par les Slovaques prévoyait des effets comparables avec un débit de 150 m³/s, cf. WWF, How to save
the Danube floodplains…, p. 27.
1359
Information confortée dans O.c. LISICKY, HOLUBOVÁ, Danube in Slovakia…, "Cet endroit [au nord de
Dobrohošť, en face de Dunakiliti] est située en dehors de la zone affectée par le système d'approvisionnement, et
la forêt est en train de dessécher (…) Les plans d'eau asséchés depuis 1993 sont envahis par la végétation, le
niveau des eaux souterraines a chuté de 4 à 5 m !", p. 7
1360
Les interventions humaines n'ont toutefois pas prévues le phénomène d'aspiration des eaux du réservoir ou
de la rive gauche du delta par le lit originel du Danube, qui perturbent le processus de recharge de la nappe
phréatique tel qu'imaginé par les hydrologues et ingénieurs hydrauliciens slovaques. O.c. LISICKY,
HOLUBOVÁ, Danube in Slovakia…, p. 10.
319
prenant le dessus sur des espèces autochtones plus fragiles. Le même constat de banalisation
de la flore vaudrait aussi pour la faune 1361 .
La situation au sud du côté hongrois sur la rive droite du delta est différente dans la mesure où
aucun aménagement n'a été fait depuis l'abandon du barrage de Dunakiliti, à l'exception du
seuil de fond de Dunakiliti dont nous parlerons plus tard. L'absence de tout aménagement 1362
est problématique pour plusieurs raisons. La première est que le lit originel du fleuve n'est pas
adapté aux changements consécutifs au détournement 1363 alors qu'il reste en effet avec la
plaine alluviale hongroise, le principal exutoire pour les excédents d'eau qui s'accumuleraient
dans le réservoir. Ce fait relativise l'efficacité du complexe de Gabčíkovo dans la protection
contre les inondations 1364 . Un premier incident 1365 a d'ailleurs soulevé le problème quelques
semaines après la mise en service du barrage de Čunovo. Ce dernier n'a pu retenir une vague
de crue de 7 000 m³/s, causant d'importants dommages au lit du Danube directement en aval
de l'ouvrage. Tant que la deuxième phase de travaux parachevant la construction de l'ouvrage
de Čunovo n'a pas été terminée (1996), une menace a donc plané sur la région de Szigetköz en
cas de fortes inondations.
L'absence d'aménagement sur la partie hongroise est aussi problématique en raison de la
faiblesse du débit (entre 200 et 300m³/s) qui parvient désormais dans le lit du Danube. Celuici a induit une baisse de 2 à 4 m du niveau d'eau et est considéré comme largement insuffisant
pour alimenter le réseau de bras annexes du Danube. L'approvisionnement en eau de la nappe
phréatique et les réserves futures en eau potable seraient directement touchées selon les
1361
Cf. entretien avec Mirko BOHUŠ, ornithologue, (Faculté des sciences naturelles, Bratislava, août 2002) qui
explique que la préoccupation des scientifiques slovaques est la destruction progressive des forêts alluviales et la
disparition d'écosystèmes spécifiques (certains sous-bois, forêts de bois mort) à la nidification d'espèces très
rares auxquelles participent grandement certaines pratiques de sylviculture et le braconnage. Propos confirmé par
le photographe Péter Ac rencontré en août 2002.
1362
Le refus de tout aménagement a été longtemps vu par les autorités hongroises et reste toujours pour les
écologistes de Budapest une question de principe dans la mesure où ils refusent de reconnaître l'existence de la
Variante C et revendiquent la moitié des eaux du Danube. S'adapter à la situation équivaut dans cette logique à
l'accepter.
1363
Les travaux de détournement du Danube ont duré quatre semaines pendant ce temps ni le Danube ni son bras
principal le Mosoni Duna n'ont été alimentés, causant une baisse de 2 m en dessous de l'étiage (niveau le plus
bas d'un cours d'eau). Le barrage de Čunovo n'a été achevé qu'en 1996 et c'est dans cette deuxième phase des
travaux qu'était inclus l'aménagement du secteur entre le barrage de Čunovo et celui, abandonné, de Dunakiliti.
1364
Question étudiée dans le volet économique des descriptifs.
1365
Incident révélé par l'association slovaque People & Water. Les dégâts sont estimés à 300 millions de
couronnes., cf. Michal KRAVCIK, Jaroslav TESLIAR, Seven post-communistic cases of water management.
Policy and dams in Slovakia, 27 janvier 2002, voir www.peopleandwater.sk
320
opposants au projet, ce que contredisent les experts slovaques dans les rapports annuels qui
font état d'une amélioration des réserves 1366 . Le lit originel ne semble toutefois plus être la
source principale de recharge de l'aquifère et il est en outre devenu une source de drainage. Ce
dernier phénomène contredirait l'optimisme officiel slovaque placé dans le système de
recharge artificielle de la nappe phréatique mis en place via le réservoir. Des études menées
entre 1992 et 1995 sur le secteur hongrois Rajka-Sap font état quant à elles d'un envasement
inhabituel de certains bras secondaires du Szigetköz 1367 .
Comme l'emploi du conditionnel l'indique, la plupart de ces faits sont objet de
controverses 1368 entre les experts et les conclusions des rapports de surveillance produits
annuels par les deux pays ne se recoupent jamais. Les négociations bilatérales portent à ce
jour encore sur la nécessité de mettre en place un système d'évaluation commun et d'échanger
les informations technico-scientifiques. Il est toutefois nécessaire de mentionner ici que ces
incidences, aussi controversés soient-elles, ne sauraient découler uniquement de la Variante
C. L'immobilisme hongrois a eu un impact certain dans la dégradation de la situation, ce que
la majorité des observateurs oublient de mentionner. La décision de porter l'affaire devant la
Cour internationale de justice a justifié cette position attentiste, fondée sur l'espoir d'un
effacement de l'ouvrage construit unilatéralement par les Slovaques. L'accord de mars 1993
qui soumettait l'affaire à la Cour de La Haye mentionnait toutefois la nécessité d'un
arrangement temporaire sur le partage des eaux, le temps que le jugement soit rendu, de
manière à prévenir certains problèmes techniques, tels la question du niveau de l'eau dans le
lit du Danube. Aucun accord n'a été trouvé pendant la procédure contentieuse, ni après le
rendu du jugement et la question reste pendante aujourd'hui encore.
1366
D'après des estimations relevées par le WWF, sans le détournement des eaux à Čunovo, ni les aménagements
de 1960, la plaine alluviale hongroise sur la rive droite du Danube, aurait pu être approvisionnée par le lit
originel entre 63 et 70 jours par an, cf. WWF, How to save the Danube floodplains…, p. 22 . Il faut savoir en
outre que les villages hongrois du Szigetköz n'étaient pas reliés au système de distribution d'eau et dépendaient
de puits de captage approvisionnés par la nappe phréatique. Il n'y a pas de système de canalisation ni traitement
des eaux usées sur les deux rives non plus.
1367
O.c. WWF, How to save the Danube floodplains…, p. 30
1368
Les experts slovaques ne nient pas les problèmes posés mais s'inscrivent en faux contre le discours
catastrophique, préférant proposer des mesures de correction, de compensation et d'incidences normales de toute
intervention humaine sur la nature.
321
La réhabilitation en question
Pour pallier la baisse dramatique du niveau des eaux dans le Danube, la partie slovaque avait
prévu des "mesures correctrices" comme par exemple un système de rehaussement du niveau
de l'eau par le biais de digues transversales 1369 visant à tirer le meilleur parti d'un apport d'eau
minimal à partir de Čunovo (entre 50 et 200 m³/s). La solution a longtemps été refusée par les
Hongrois. La mise en place de telles digues dans le lit du Danube aurait fait définitivement
obstacle à la navigation sur le Danube sur 40 km, un paradoxe dans la mesure où des écluses
ont bien été construites sur le barrage de Čunovo pour permettre la circulation fluviale. Cette
mesure aurait entériné selon certains, le changement de frontière sur ces 40 km dans la mesure
où celle-ci suit, selon le traité de Paris (10 février 1947) et le traité bilatéral (13 octobre 1956),
la ligne médiane du chenal navigable principal au plus haut niveau de navigabilité. Or le
chenal navigable se trouve désormais dans le canal de dérivation situé sur le seul territoire
tchécoslovaque puis slovaque 1370 depuis le détournement du Danube en octobre 1992.
Comme nous le verrons dans un deuxième temps, les propositions en matière de réhabilitation
de ce secteur du Danube et de la région du Szigetköz se sont affinées du côté slovaque et
intensifiées du côté hongrois à partir de 2000. Certains partisans du statu quo promeuvent
désormais des solutions techniques très proches des mesures envisagées par la partie slovaque
(aménagements fluviaux de grande ampleur avec la création artificielle de méandres),
rompant avec le consensus qui prévaut depuis le début des années 1990. Des clivages se sont
fait jour ces dernières années entre une poignée de Hongrois, opposants de longue date au
barrage, dont les divergences bien qu'anciennes n'avaient jamais tout à fait éclatées au grand
jour. Elles prennent désormais la forme d'opposition partisane plus clairement délimitée par
les engagements personnels multiples des porte-parole les plus charismatiques (voir le 2ème
chapitre de la 2ème partie).
1369
"il y en a 5 et leur fonction est d'élever l'eau dans l'ancien lit du Danube jusqu'au niveau du débit d'environ
1340 m³ dont on suppose qu'il devrait créer des conditions optimales de conservation des bras et des forêts (…)
Ces digues transversales permettent d'alimenter les bras situés sur la berge droite du Danube en éliminant ainsi la
question de baisse du niveau des eaux souterraines dans la région", Vojtech HRAŠKO, Aménagement
hydraulique de Gabčíkovo-sauvetage du delta intérieur du Danube, Bratislava : Kasico s.a., 1993, p. 24 (schémas
explicatifs p. 25).
1370
Le détournement du Danube sur le seul territoire tchécoslovaque était prévu par le Traité de 1977 (chapitre
IX article 22, alinéa 2, "la révision de la frontière d'États et l'échange de territoires (…) seront effectués par les
Parties contractantes sur la base d'un accord séparé". Et comme nous l'avons déjà souligné, aucun accord
supplémentaire qui n'a jamais vu le jour.
322
A noter également sur cette question de la réhabilitation, l'apparition tardive de l'échelon
local, revendiquant l'élaboration et le financement de solutions pragmatiques en décalage avec
les discussions conduites dans la capitale. Là encore, c'est la pluralité des voix qui domine.
Reflet des rivalités entre municipalités dans la course aux financements nationaux et/ou
européens et mais aussi des clivages idéologiques nationaux, il est impossible de résumer le
tableau à une opposition "traditionnelle" irréductible entre centre/périphérique. Nous
reviendrons dans un deuxième temps sur ces points, nous limitant dans ce descriptif à la
présentation aux aspects techniques des problèmes posés par le barrage, telle cette
confrontation entre le ministère de l'environnement et les autorités locales du Szigetköz autour
de la mise en place de pompes à Dunaremete (village de la rive droite situé aux environs du
km 1826), première manifestation discordante. Le système de pompage, critiqué par les
écologistes, sera finalement démonté pour laisser place en 1995 à un seuil de fond à
Dunakiliti (au km 1843 en décalage par rapport au barrage abandonné de Dunakiliti situé au
km 1842).
La construction du seuil de fond, encore appelé chute immergée, est achevée 1371 par les
Hongrois le 23 juin 1995 dans le cadre d'un accord bilatéral (19 avril 1995) dit de "restitution
des eaux", portant sur des mesures temporaires et le partage des eaux du Danube 1372 . La partie
slovaque s'engageait à fournir un débit minimal de 400m³/s dans le lit principal et de 43m³/s
dans le Mosoni Duna 1373 , la partie hongroise s'engageait en contrepartie à créer une chute
immergée pour rehausser le niveau des eaux dans le lit principal et permettre la libre
circulation de l'eau dans certains chenaux secondaires. Les résultats semblent positifs pour ce
qui est du niveau d'eau dans la partie supérieure du réseau où le niveau d'eau a augmenté d'un
mètre 1374 , mais l'impact de l'ouvrage semble disparaître à partir de Ásványráró (situé autour du
1371
Cela a consisté à déverser dans l'axe du barrage abandonné de Dunakiliti près de 115.000 m³ de matériaux
dont 70.000 m³ de moellons sur une largeur de 320 m.
1372
Il établit également l'obligation mutuelle d'échange d'informations pour vérifier l'impact de
l'approvisionnement en eau du seuil de fond.Les rapports sont publiés sur le site officiel slovaque consacré au
barrage. Accord renouvelé le 23 octobre 1997. Sa validité a été prolongée jusqu'à l'obtention d'un accord sur
l'application de la décision de la CIJ (décision gouvernementale hongroise du 17 décembre 1997).
1373
D'après les techniciens slovaques, c'est un débit largement supérieur à ce que le Mosoni Duna recevait avant
le barrage. Les habitants dénonçaient avant l'accord de 1995 un asséchement du cours d'eau pas suffisamment
alimenté par une prise d'eau située sur le barrage de Čunovo [modification par rapport au projet de 1977] et
surtout une dégradation de la qualité de celles-ci.
1374
Les écologistes critiquent ce procédé qui ralentit le courant et entraîne l'enlisement des chenaux par les
sédiments.
323
km 1818) 1375 . Selon le WWF-Autriche, la situation créée par le seuil de fond est également
critique en aval, puisque les bancs de sable qui étaient déjà visibles sur cette section du delta
(km 1841 à 1823) sont désormais recouverts de végétation et reliés entre eux par un dépôt de
sable et de poudre de roche. En aval (km 1823 à 1810), l'organisation aurait par ailleurs relevé
un niveau important de sédimentation. L'eau ralentie stagnerait, entraînant des dépôts
considérables de boue.
Le WWF-Autriche souligne également au sujet du seuil de fond, les limites de l'ouvrage en
amont (km 1851 à 1843). Les eaux claires et peu profondes qui s'étalaient en largeur sont
devenues sous l'effet de la montée de l'eau (de 2,5 à 4,5 m) boueuses, et le fond envasé ne
permettrait plus la même infiltration ni les mêmes conditions d'habitat aquatique 1376 .
Le delta sauvegardé par les infrastructures hydrauliques ?
En dehors de la question du partage des eaux, le détournement du trafic fluvial dans le canal
de dérivation de Gabčíkovo est considéré par la partie slovaque comme une mesure
participant à la sauvegarde du delta : une formidable opportunité pour le développement de ce
milieu naturel épargné des effets de la navigation 1377 . le WWF-Autriche et une mission
d'expertise européenne (1993) reconnaissent cet avantage. Dans ces projets de réhabilitation,
l'organisation environnementale mondiale propose d'ailleurs l'abandon de la production
hydroélectrique à Gabčíkovo tout en maintenant la fonction de voie de navigation des
infrastructures comme le canal de dérivation.
Les critiques faites à l'encontre des ouvrages de la centrale de Gabčíkovo se basent les effets
observés d'autres grands barrages et réservoirs, tels les problèmes de sédimentation et de perte
de capacité de stockage, d'eutrophisation des eaux dans le réservoir et de dégradation à terme
de la quantité et qualité des eaux souterraines. Les artisans slovaques de l'ouvrage se vantent
quant à eux d'avoir sauvé le delta avec le système mis en place autour de Gabčíkovo.
1375
O.c. WWF, How to save the Danube floodplains…, p. 30
O.c. WWF, How to save the Danube floodplains…, p. 30.Voir également les résultats du dernier monitoring
hongrois présenté dans la presse locale, Attila CSEFALVAY, "Szigetköz, lehangoló jelentés", Kisalföld, 7 mars
2004 ["Szigetköz : un rapport démoralisant"].
1377
Au nombre desquels figurent les effets chimiques et mécaniques (re-suspension de sédiments, turbidité,
dommages causés par les vagues et les tourbillons des hélices, transport d'organismes aquatiques indésirable), les
effets chimiques et physiques (déchets des moteurs, pollution par la peinture des bateaux) ainsi que l'impact
1376
324
Les rapports officiels slovaques reprennent tous ces problèmes pour les démentir ou les
minimiser. Les aménagements spécifiques 1378 apportés au réservoir de Hrušov seraient
préventifs contre les risques d'envasement. Ils garantiraient et amélioraient la recharge en eau
des réserves souterraines et l'approvisionnement populations riveraines via les stations de
collecte riveraines du réservoir. Ils créeraient enfin de nouveaux habitats pour la faune et la
flore (île crée dans le réservoir pour la nidification) 1379 . Il en ressort une image d'un projet
réussi dont les seuls problèmes seraient en fait imputables à la partie hongroise, qui n'a pas
respecté ses engagements de 1977.
Certains points techniques laissent entrevoir la complexité des interactions physiques en
chaîne comme le problème d'érosion au niveau de Sap, (entre les km 1810 et 1812 à la
confluence du canal de fuite avec le Danube) occasionnée en grande partie par les lâchers
d'eau de la centrale hydroélectrique. Cette dégradation du lit en aval des infrastructures de
Gabčíkovo, accroît l'instabilité du lit sur tout le secteur commun du Danube, aggravant les
difficultés de navigation que ce complexe hydraulique slovaque est sensé avoir résolu. Les
experts concernés parlent cependant d'autant plus facilement du problème que la construction
du deuxième barrage sur le Danube à Nagymaros aurait pu l'éviter.
D'autres observations scientifiques slovaques désignent de nouveaux points litigieux dans le
système et relèvent des menaces sur l'hydrosystème et des perturbations causées par
Gabčíkovo, comme par exemple le phénomène de sédimentation en amont de Čunovo et la
baisse dangereuse de l'efficacité des protections contre les inondations de Bratislava et
environnemental des accidents de bateaux, cf. WWF, Waterway transport on Europe's lifeline, the Danube,
Vienne, janvier 2002, p. 50-60.
1378
Les experts slovaques mettent aussi en avant les structures hydrauliques installées sur le fond du réservoir de
manière à éviter le problème de sédimentation. Des structures linéaires ont été placées dans les secteurs les plus
sensibles et vulnérables en manière d'infiltration d'eau (en face des stations de captage de Šamorín par exemple).
Un courant plus fort y est maintenu pour éviter le dépôt de sédiments et le colmatage du fond et ainsi maintenir
un haut degré de perméabilité du fond (recharge de la nappe phréatique). Parallèlement, des structures
hydrauliques en forme de "S" assurant la rotation du courant, forceraient le dépôt de sédiments dans un secteur
moins sensible. Une baie peu profonde propice à la reproduction de certaines espèces de poissons, des petites îles
artificielles pour accueillir les oiseaux d'eau ont également été installées dans la partie supérieure du réservoir de
manière à créer un nouveau biotope1378. O.c. Igor MUCHA (dir.), Visit to the area of the Gabčíkovo hydropower
project, Bratislava, 1999, p. 8.
1379
Igor MUCHA (dir.), Visit to the area of the Gabčíkovo hydropower project, Bratislava, 1999. Voir
également l'immense documentation proposée sur le site officiel de la commission slovaque chargée de l'affaire
www.gabcikovo.sk .
325
Petržalka 1380 . Ce phénomène serait encore accru par les effets secondaires des mesures
compensatoires du barrage Vienne-Freudenau construit (1992-98) aux portes occidentales de
la capitale autrichienne. Des déversements de 300 000 tonnes par an (160 000 m³/an) ont en
effet été prévus de manière à stabiliser les onze premiers kilomètres en aval de la centrale
hydroélectrique de Freudenau (km 1921,01) 1381 . Seulement ces informations restent
cantonnées à des réseaux de spécialistes et ne sont pas relayées vers l'opinion publique.
La complexité des phénomènes physiques favorisant l'équilibre dans un hydrosystème et
notamment l'existence de décalages temporels entre une intervention et l'observation des
répercussions compliquent grandement l'établissement d'un état des lieux 1382 . Le fait que
l'affaire ait fait l'objet d'une intense politisation (forte médiatisation internationale mettant en
avant la catastrophe écologique et l'argumentation environnementale des Hongrois
notamment) ajoute encore à la difficulté d'un exercice qui a souvent connu des
rebondissements et plus rarement des mises au point objectives. concernant le barrage, mais
aussi à contrecarrer de manière systématique toute critique.
De nouvelles approches techniques
A titre de comparaison, il est intéressant de se pencher à ce stade sur des entreprises
équivalentes afin de mieux comprendre les impacts physiques, chimiques, biologiques. La
Commission mondiale des barrages s'est montrée plutôt pessimiste sur la possibilité d'une
conciliation entre écosystèmes et grands ouvrages hydrauliques. Elle relève dans son rapport
final un "succès limité des mesures traditionnelles d'atténuation", ou des "efforts (…) par le
biais de la législation pour éviter ou limiter les impacts écologiques en préservant des sections
particulières des cours d'eau ou de bassins dans leur état naturel". Elle fait allusion à des
expériences de compensation de "la perte des écosystèmes et de la biodiversité provoquée par
les grands barrages (…) par des investissements dans des mesures de conservation et de
1380
Cf. Gabriela OPATOVSKÁ, "Effect of silting on change of water levels of the river Danube in Bratislava",
Water management Journal (Bratislava), 2002, 45ème année, n°4-5. Katarina HOLUBOVA, "Impact of
operation of water works on morphological changes in Danube river channel", Conférence internationale, XXVII
Dam Days 2002, Bratislava, 4-6 juin 2002. www.aquamedia.at.
1381
Voir le descriptif Economie pour des détails sur l'ouvrage autrichien Vienne-Freudenau.
1382
Mission d'experts constituée dans le cadre de la médiation de la Communauté européenne mais le WWFAutriche en dénonce les résultats, la partialité des données confiées par la Partie slovaque.cf. Alexander ZINKE,
Emi DIESTER, Save the Danube now, WWF, 1994.
326
regénération, [ou bien] la protection d'autres sites menacés d'une valeur équivalente" 1383 en
laissent peu d'espoir aux projets de réhabilitation du Danube dans le secteur concerné par le
système d'ouvrages hydrauliques de Gabčíkovo.
Ces observations et les recommandations de cette commission indépendante sur les grands
ouvrages s'intègrent dans la reconnaissance du rôle joué des zones humides et l'intérêt de leur
revalorisation et d'une remise en cause des méthodes traditionnelles d'aménagement fluvial
(fameux génie environnemental défini par Bernard Barraqué, voir le chapitre inrtoductif sur
les grands barrages). Plus d'attention est ainsi portée aux interactions complexes dans une
vision englobant les bassins hydrographiques tout entier. Aussi prescrirait-on aujourd'hui pour
lutter contre l'érosion des berges et les inondations (préoccupations qui figurent parmi les
objectifs du projet Gabčíkovo-Nagymaros de 1977, et qui sont les priorités de la Variante C)
des méthodes plus douces comme la "végétalisation" ou la "re-végétalisation" des berges ou la
stricte inoccupation de la plaine alluviale. On peut citer à titre d'exemple l'attention
grandissante accordée par les États à la Convention Ramsar 1384 chargée de la conservation et
de l'utilisation rationnelle des zones humides, les campagnes du WWF de restauration des
plaines alluviales ou cette expérience de réhabilitation d'un bras annexe conduite sur le
Danube supérieur à Blochinger Sandwinkel 1385 .
Mikulaš Lisický, scientifique slovaque qui a beaucoup œuvré pour la prise en compte de la
dimension écologique du projet Gabčíkovo et également participé à l'évaluation de la Variante
C qu'au mouvement de protestation transnationale Eurochain, résume assez bien la situation :
"Pour diverses raison, la construction du projet hydroélectrique a duré des décennies et n'était
toujours pas achevée à la fin des années 1980. C'est seulement plus récemment que des
approches
d'ingénierie
hydraulique
plus
harmonieuses
avec
l'environnement
sont
recommandées. Les concepts doivent être désormais en harmonie avec les processus naturels
pour maintenir la richesse écologique (…). Le projet original [Gabčíkovo-Nagymaros] n'était
plus acceptable par rapport à ces nouvelles données, bien qu'une grande partie des
1383
O.c. Commission mondiale des barrages, Barrages et développement…
signée en Iran en 1971, entrée en vigueur en 1975, voir le site officiel www.ramsar.org
1385
Voir l'inventaire des plaines alluviales danubiennes, Evaluation of wetlands and floodplain areas in the
Danube river basin, Rapport final du programme de coordination UNDP/GEF asssistance, 27 mai 1999 ; ainsi
que le programme "Corridor vert sur le Danube inférieur" géré par le WWF en collaboration avec les ministères
de l'environnement bulgare, moldave, roumain et ukrainien, voir le site officiel du WWF pour les détails, dans le
programme Danube-Carpates www.panda.org
1384
327
infrastructures ait été déjà construite. Par conséquent, les ingénieurs et les écologistes se sont
vus confrontés au dilemme qui consistait à combiner l'utilisation du potentiel hydroélectrique
avec la préservation du réseau de chenaux [du delta et ce] avec les infrastructures
existantes" 1386 . Ce dilemme n'est toujours pas résolu à l'heure actuelle puisque les
négociations bilatérales interrompues à plusieurs occasions, reprises in extremis en avril 2004
à la veille de l'adhésion des deux pays à l'Union européenne, n'ont pas produit de résultats
concrets. Il aurait trois types de solution impliquant soit la construction de barrages immergés,
soit le rétrécissement et comblement partiel du lit par des déversements de graviers, soit le
réméandrage réutilisant les bras annexes 1387 .
1386
O.c. LISICKÝ, HOLUBOVÁ, Danube in Slovakia… p. 5.
Alexander ZINKE, "Intervention of Alexander Zinke", River rehabilitation of international waterways.
Proceedings of the International symposium for living rivers, organisé par le cabinet du premier ministre et le
ministre des Affaires étrangères, Budapest 2000, pp. 118-123.
1387
328
2. Les enjeux économiques
Les usages d'un fleuve sont multiples, voire même parfois contradictoires et ne sauraient se
réduire au seul aspect du transport fluvial. Le professeur Jacques Bethemont les répertorie1388
en insistant sur leur apparition chronologique. Il note la "complexification croissante par
cumul des fonctions" 1389 dont les discours de légitimation portant sur le projet hydroélectrique
conjoint Gabčikovo-Nagymaros est un bon exemple. Fonctions de transport et d'irrigation
dans un premier temps, auxquelles se greffent des "usages industriels au XIXème siècle puis
énergétiques au début du XXème siècle et finalement touristiques dans le contexte actuel".
Le projet hydroélectrique a été ébauché dès le milieu des années 1950 par les ingénieurs
hongrois. Il prévoyait initialement une centrale dans le coude du Danube 1390 mais les rares
publications de l'époque ne donnent guère d'information sur le contenu des négociations
économiques et techniques entamées par les deux pays. Il est fait grand cas de la dimension
monumentale de cette entreprise censée contribuer à l'édification du socialisme. On apprendra
ultérieurement de source tchécoslovaque que la motivation première des concepteurs était
d'améliorer la navigation notamment sur le secteur entre Bratislava et Budapest. L'exploitation
du potentiel hydroélectrique du fleuve ne se serait imposée que dans un deuxième temps,
comme source de revenu 1391 permettant "de supporter et couvrir les dépenses d'une telle
solution" 1392 .
Un article de Radio Free Europe relève en 1969 que le projet abondamment médiatisé
jusqu'en 1964 en Hongrie disparaît par la suite du champ médiatique et connaît des
1388
"cadre de vie, ressource alimentaire, support d'activités agricoles, source d'énergie, réfrigérant, composant
industriel, moyen de transport et espace de loisirs", o.c. Jacques BETHEMONT, Les grands fleuves…, p. 131.
1389
o.c. Jacques BETHEMONT, Les grands fleuves…, p. 177.
1390
Par exemple l'article rédigé par un ingénieur du bureau de projet de gestion des eaux (Vízügyi Tervező
Iroda), Vilmos ILLEI, "A Nagymaros-Visegrádi vízerőmű", Elet és Tudomany, 12 janvier 1958, n°2, vol.XIII,
p. 35-39.
1391
Cette même formule destinée à générer de l'argent pour financer de grands aménagements fluviaux a été
utilisée par la société Rhein-Main-Donau AG, créée par le Land de Bavière et le gouvernement allemand en
1921 pour construire le canal reliant le Danube et le Rhin via l'affluent, le Main. 51 centrales sont conçues et
construites pour une capacité de 501 mégawatts, soit 3,2% des besoins en électricité de la Bavière, avec l'idée
que le produit de la vente couvrirait les crédits contractés pour la construction et ce pendant la durée du bail dont
l'échéance est fixée à 2050.
1392
Déclaration de Peter Danišovič, présenté comme le père spirituel du projet dans une interview conduite par
Vladimir HAGARA, "Les accords internationaux doivent être respectés", Europa Vincet, 1997, n°3, p. 45.
329
revirements fondamentaux. Il souligne la persévérance des experts hydrauliciens 1393 ,
notamment tchécoslovaques, bien décidés à concrétiser des années de recherche préparatoire
en dépit des réticences des autorités politiques. En 1966 malgré quinze années passées à la
préparation du complexe Gabčikovo-Nagymaros, le président et premier secrétaire du parti
communiste tchécoslovaque Antonín Novotný déclare vouloir investir dans la construction du
canal Danube-Elbe-Oder 1394 . Il met son veto à la décision d'aménager le secteur BratislavaBudapest. A partir de 1964 la presse hongroise parle du projet de construction d'une centrale
thermique à Gyöngyös (Nord-Est de Budapest) d'une capacité de 600 MW et de l'exploitation
conjointe d'une mine à ciel ouvert de lignite 1395 , qui éclipsent le projet hydroélectrique
danubien car mener de front plusieurs investissements d'une telle envergure auraient été
impossibles. Enfin en 1968, le secrétaire du conseil présidentiel hongrois, Lajós Cesterky,
déclare que le projet Gabčíkovo-Nagymaros a été abandonné par le gouvernement hongrois
au profit de la construction d'une centrale nucléaire, meilleur marché, qui permettrait en outre
d'utiliser les ressources nationales en uranium 1396 .
La dimension hydroélectrique tient idéologiquement une place importante dans la
construction du socialisme et un rôle central dans ce projet sensé renforcer la solidarité
économique entre pays frères du CAEM. Toutefois elle n'est pas le seul enjeu économique du
projet puisqu'il s'agit aussi d'améliorer la navigation, l'agriculture, la protection contre les
inondations. Or ces enjeux ont aussi évolué dans le temps. Rappelons aussi que quinze années
ans se sont écoulées entre la signature du traité et la mise en oeuvre de la centrale Gabčíkovo
ce qui laisse entrevoir des décalages par rapport aux avancées des connaissances techniques et
scientifiques.
1393
Justifiée lors des grandes inondations (1954 et 1965) qui sont mises en avant de manière récurrente dans
toutes les documentations tchécoslovaques puis slovaques relatives au projet. cf. Libor JANSKY. "The Danube :
environmental management of an international river". UN University LECTURE. Septembre 1994, Tokyo,
Japon. Voir la carte de la zone inondée de 1965 dans Dominik KOCINGER. "Gabčíkovo part of the
hydroelectric power project. Basic characterics". www.gabcikovo.gov.sk
1394
Projet (1681) de canal qui permettrait aux bateaux de naviguer entre la mer du Nord, la mer Baltique et la
mer Noire, de désenclaver les pays de l'Est grâce à un accès aux mers chaudes.
1395
K.K., "Czechoslovak-Hungarian hydro-electric project in Danube valley dropped", Radio Free Europe
Research/ Hongrie 1, 17 janvier 1969, p. 3.
1396
O.c. K.K., "Czechoslovak-Hungarian hydro-electric project…, p. 3. Déclaration que le journaliste explique
comme étant une réponse hongroise au printemps de Prague.
330
A. La situation avant Gabčíkovo
Dimension énergétique
En 1977 la situation énergétique pour les deux pays qui nous concernent, n'est pas
spécifiquement marquée par la crise pétrolière (1er choc 1973-74). Les pays du CAEM sont
plutôt épargnés par la hausse du prix du pétrole grâce aux accords signés avec l'URSS
(système de compensation des échanges 1397 , rouble transférable comme monnaie de compte),
principal fournisseur de matières premières, de ressources énergétiques, tout autant que de
technologies et matériels de production 1398 . Le secteur est caractérisé pour la
Tchécoslovaquie 1399 et la Hongrie par une forte dépendance vis-à-vis des importations
soviétiques 1400 (pétrole 1401 , charbon, gaz), la diminution des ressources nationales (ex : baisse
de qualité et problème d'accessibilité du charbon dans les mines hongroises), une production
énergétique très polluante (ex : centrales thermiques fonctionnant à la lignite), une
consommation énergétique croissante (industrie lourde étant une grande consommatrice
d'énergie) et des choix énergétiques peu rentables dans le court terme (développement du
secteur nucléaire). Le système de compensation et de prix mis en place pour les marchés
CAEM a été par ailleurs pénalisant pour la Hongrie qui devait transférer "trois fois plus
1397
Ce système de compensation offrait "la possibilité aux petits pays de l'Est de se procurer des matières
premières et des biens de consommations intermédiaires en provenance de l'URSS sans utiliser de devises
convertibles (…) et la garantie de pouvoir vendre des produits manufacturés et des biens de consommation sur le
marché soviétique, marché immense et peu exigeant en termes de qualité, et ce sur une base pluriannuelle",
Xavier RICHET, Les économies socialistes européennes, Paris : Armand Colin, collection Cursus, 1992, p. 119.
1398
L'URSS a implicitement subventionné les échanges avec les économies socialistes, en raison de la structure
même des échanges "l'URSS exportant principalement des matières premières, notamment du pétrole qu'elle
aurait pu vendre aux prix mondiaux en contrepartie elle importait des produits manufacturés plus chers que les
prix mondiaux", Xavier RICHET, Les économies socialistes …, p.121
1399
La situation est quelque peu différente en Slovaquie où les grandes entreprises n'ont vu le jour que dans les
années 1960 pendant la période de rattrapage industriel. "La mise en place d'un tissu industriel moderne en
Slovaquie s'est effectuée sur la base des nécessités d'investissements industriels de l'État tchécoslovaque, au sein
de la division du travail du CAEM, et non sur une tentative de construction d'une base industrielle
autocentrée(…). Une grande partie de la production industrielle, sous la forme de grands combinats, était
intégrée dans des échanges complexes entre les deux républiques avant la réalisation du produit (…)
l'approvisionnement énergétique des deux États est profondément entremêlé. La Slovaquie dépend de la
république tchèque pour son approvisionnement en électricité et en charbon, alors que la république tchèque a
besoin de la capacité de raffinage et l'industrie pétrochimique slovaque"", o.c. Michel FOUCHER, Fragments
d'Europe… p. 139-140.l
1400
Pour la Hongrie, la dépendance vis-à-vis de l'énergie importée passe de 37,2 en 1970 à 51,3 en 1986.
1401
Dans les années 1960, la Tchécoslovaquie reconstruit une raffinerie de pétrole après la destruction de
l'entreprise Apollo (pendant la Deuxième guerre mondiale) sur un site situé sur la rive gauche du Danube à la
sortie de Bratislava. Renommée Slovnaft, l'usine fonctionne exclusivement grâce à l'importation de pétrole brut
soviétique. Elle produit également des produits pétrochimiques. Elle polluera pendant des années l'air de la
331
d'inputs en provenance des marchés capitalistes dans ses exportations vers la CAEM qu'elle
n'en recevait : 25,6 % des inputs provenant de l'Ouest allaient dans les exportations vers l'Est,
8,5 % des inputs provenant de l'Est entraient dans les exportations vers l'Ouest" 1402 .
En 1960, 77,4 % de l'énergie hongroise sont fournis par le charbon mais cette part passe à
62 % en 1965 alors que la part des hydrocarbures croît parallèlement de 20,7 à 28 % en 1965.
Les importations de pétrole brut soviétique sont multipliées par deux entre le 2ème et 3ème
plan quiquennal qui se termine en décembre 1970, ce qui montre une dépendance accrue de la
République populaire de Hongrie 1403 . Les termes de l'échange se dégradent avec le deuxième
choc pétrolier en 1979 qui conduit l'URSS à fixer des quotas de livraison dans le cadre
d'accords bilatéraux avec ses clients de l'Est, au-delà desquels le pétrole doit être payé en
monnaie forte ou marchandises de valeur (par exemple le blé) et non plus en rouble 1404 .
De plus, la Hongrie emprunte beaucoup pendant les années 1970. Les sommes sont investies
prioritairement dans des investissements pétroliers et pétrochimiques. Elles permettent par
exemple la construction d'une usine sidérurgique Dunaferr à Dunaújváros. Toutes ces
entreprises ne fonctionnent que grâce aux importations de pétrole soviétique 1405 .
Le même déficit existe également dans le secteur de l'électricité. En 1967 plus de 14 % de la
consommation nationale d'électricité hongroise provient d'importation, principalement en
provenance de l'URSS, via la ligne de transmission haute tension "paix".
Les réseaux nationaux électriques des pays socialistes sont interconnectés depuis les années
1960, sur la base de liens bilatéraux. Ce système est lui même connecté avec le système
soviétique. Il est géré à partir de Prague. Il est considéré par les Soviétiques comme un
fusible, souvent débranché en cas de défaillance de leur système.
capitale avec des émissions de soufre issues de la transformation du pétrole, mais également la nappe phréatique
par des rejets très importants de pétrole dans l'environnement et ce à grande échelle jusqu'aux années 1990.
1402
O.c. Xavier RICHET, Les économies socialistes …, p. 121.
1403
Inauguration de l'oléoduc Adria de 750 km en 1979, qui devrait livrer 5 millions de tonnes de pétrole brut à
la Hongrie et la Tchécoslovaquie.
1404
Charles KOVATS, "Hungary's economy at the start of 1982", RFE Research RAD Background Report/38, 8
février 1982, p. 9.
1405
Investissements considérés comme irrationnels dans la mesure où d'une part, la Hongrie est dépourvue de
réserves en minerai de fer, que la demande pour l'acier est en baisse. Le prix du pétrole augmente et le marché
des produits pétrochimiques se resserre, cf. Ivan SZELENYI, "The prospects and limits of the East European
new class project : an auto-critical reflection on the intellectuals on the road to class power", Politics and
Society, 1986-87, vol.15, n°2.
332
L'énergie nucléaire joue un rôle important dans ce tableau notamment pour comprendre les
tergiversations hongroises qui ont précédé la conclusion du traité de 1977. L'URSS s'est
lancée dès 1955 dans une campagne de promotion du nucléaire. Elle signe des accords avec la
République populaire de Hongrie et la République socialiste tchécoslovaque pour le
développement pacifique du nucléaire où Moscou s'engage à fournir une assistance technique
et des équipements 1406 . La Révolution d'Octobre 1956 gèle les négociations entre Moscou et
Budapest et ce jusqu'en 1966, date à laquelle un nouvel accord est signé pour la livraison de
réacteurs (2 VVER 440 MW) dont la mise en route est annoncée pour 1975-76, sur un site
situé sur le Danube à Paks, à 117 km au sud de Budapest. Les travaux préparatoires sont
toutefois arrêtés en 1969.
Le programme nucléaire tchécoslovaque débute en août 1958 par la construction d'une
centrale nucléaire à Jaslovske Bohunice (70 km au Nord-Est de Bratislava, sur un affluent de
la rivière Váh). Un réacteur de type A-1 1407 est finalement mis en route le 24 octobre 1972
sur le site avec douze années de retard sur le calendrier initial et de nombreuses difficultés
techniques non résolues, consécutives au retrait de l'assistance technologique soviétique. Cette
centrale sera finalement arrêtée en 1977. On apprendra plus tard que de sérieux accidents ont
eu lieu, notamment en 1976, justifiant sa mise hors service.
Le projet de centrale nucléaire hongroise à Paks est quant à lui ressuscité et modifié en
1974 1408 . Il est alors prévu que les deux premiers réacteurs fonctionnent dès 1980. La
Tchécoslovaquie 1409 met en route en novembre 1978 et en mars 1980, une autre centrale à
Jaslovske Bohunice dite "V-1". La deuxième tranche dite "V-2" sera terminée en deux temps,
en août 1984 et 1985.
1406
John M. KRAMER, "Chernobyl and Eastern Europe", Problems of communism, Novembre-décembre 1986,
vol. XXXV, n°6., p. 44.
1407
Réacteur conçu par les soviétiques utilisant le gaz comme réfrigérant et l'uranium naturel comme
combustible. Il permettait aux Tchécoslovaques d'utiliser leurs ressources propres en uranium, sans le traitement
dans les usines soviétiques.
1408
La capacité de la centrale est accrue par deux réacteurs VVER 440 MW supplémentaires, et une extension
est prévue pour les années 1990 (avec les nouveaux réacteurs soviétiques d'une capacité de 1000 MW). Le
programme soviétique de développement nucléaire est accéléré suite au 1er choc pétrolier (1973) et des organes
de coordination relatives à la construction de centrales nucléaires au sein du CAEM sont créés
(Interatominstrument, Interatomenergo). A cette période, une seule centrale née de cette première période
nucléaire fonctionne en RDA à Rheinsberg et seule la Bulgarie a reçu livraison de ses réacteurs, cf. o.c. John M.
KRAMER, "Chernobyl…", p.47.
1409
Elle a désormais opté par le modèle de réacteurs promu par l'URSS, les réacteurs VVER 440/V-230.
333
A noter que Prague a également signé un contrat en 1974 avec Moscou pour construire sur
son territoire sous licence soviétique (l'entreprise Skoda) des équipements nucléaires, dont des
réacteurs de centrales 1410 . La moitié de sa production a été exportée dans les pays du CAEM
et des réacteurs ont notamment été livrés à la RDA et à la Hongrie 1411 .
Ce tableau énergétique serait incomplet sans la mention des contributions financières des
républiques populaires aux grands projets soviétiques. Ceux-ci pèsent en effet beaucoup sur
sur les budgets nationaux. Ainsi est signé en mars 1979 un accord s'inscrivant dans le cadre
du projet de réseau électrique (URSS, Tchécoslovaquie, Hongrie, Pologne) pour co-financer
une centrale nucléaire en Ukraine à Khmel'nytskyi, étant entendu que les pays d'Europe de
l'Est seraient remboursées sous forme de livraison d'électricité prévue entre 1984 et 2003 1412 .
En ce qui concerne la dimension écologique de ces choix économiques et sans entrer dans les
détails, il faut mentionner l'existence des coûts externes des politiques énergétiques dans la
mesure où les avantages de l'hydroélectricité, appelée aussi "houille blanche", vont jouer un
rôle important dans la promotion du projet Gabčíkovo-Nagymaros. Il s'agit de la pollution
atmosphérique causée par l'usage du lignite dans les centrales thermiques et les concentrations
industrielles localisées près des sites d'extraction, des problèmes posés par la menace de
contamination et le traitement des déchets nucléaires... A la fin des années 1970, les
problèmes liés à la pollution industrielle (fonctionnelle ou accidentalle) sont de plus en plus
manifestes et le secteur énergétique y contribue pour beaucoup.
Enfin il faut noter que les choix idéologiques et économiques en faveur du nucléaire posent de
nombreux problèmes techniques, politiques et financiers qui renvoient à la fois à une division
stratégique du travail intra-CAEM favorable à Moscou 1413 et à des difficultés internes 1414 .
1410
Elle produit des réacteurs de type VVER 440, pendant que l'URSS se spécialise dans la fabrication d'une
nouvelle génération de réacteurs d'une capacité de 1 000 MW.
1411
O.c. John M. KRAMER, "Chernobyl…", p. 47.
1412
John M. KRAMER souligne qu'en 1986 la centrale ukrainienne est toujours en travaux et ne livrait donc pas
d'électricité.
1413
A noter l'imposition de technologies inadaptées et surannées, le contrôle sur les ressources des centrales
nucléaires (utilisation d'uranium enrichi traité en URSS plutôt que de l'uranium naturel), les problèmes liés à la
fourniture de l'expertise intellectuelle, à la livraison des équipements...
1414
A signaler les conflits existant au sein des bureaucraties nationales liés à l'allocation des ressources, les
difficultés financières (Paks est le plus gros investissement immobilier hongrois entrepris entre 1975 et 1982
alors que le pays connaît un grave problème de balance des paiements) aggravées par les dépassements de
budget, de délais, les modifications conceptuelles (doublement de la capacité de la centrale de Paks), l'absence
334
Le secteur hydroélectrique
Le secteur hydroélectrique est peu développé en Hongrie. Pays de plaine, ce sont surtout des
ouvrages de petite dimension qui sont installés sur des cours d'eau secondaires pour une
capacité installée de 1060 MW sur un potentiel total hydroélectrique évalué à 1400 MW (dont
66 % pour le Danube, 24 % pour la Tisza). Les centrales les plus importantes sont Tisza I
(capacité de 12,5 MW) et Tisza II ( 28 MW) situées sur la rivière Tisza dans le nord-est du
pays respectivement à Tiszalök (1959) et Kisköre (1975) 1415 .
La situation est très différente en Tchécoslovaquie qui a connu une vague de construction
hydroélectrique à partir des années 1950 motivée par la nécessité de faire face au
développement de l'industrie lourde et à l'urbanisation croissante. Le premier grand barrage a
été construit pendant la deuxième guerre mondiale à Orava (Nord du pays à la frontière
polonaise) et a été achevé en 1954, pour approvisionner en eau l'industrie et fournir de
l'électricité (réservoir 345 millions de m³ et capacité de 21,8 MW). Les projets
d'aménagement de la rivière Váh débutés en 1932, voient le jour progressivement. En 1956 on
achève un barrage à Trenčín, le quatrième ouvrage d'une première cascade 1416 de barrages
d'une capacité installée de 70 MW. Les travaux d'une deuxième cascade 1417 sont entrepris
entre 1958 et 1963 (capacité installée de 183,3 MW). En tout, quatorze réservoirs (volume
total de 426 millions de m³) et 18 barrages (production de 587 MW) vont être construits en
l'espace de vingt ans.
La situation autrichienne est intéressante à noter bien qu'il faille garder à l'esprit que les
conditions naturelles (pays montagneux) plus propices à l'exploitation hydroélectrique des
cours d'eau sont un facteur déterminant dans le développement du secteur hydroélectrique. Ce
de main d'oeuvre qualifiée (appel à de la main d'œuvre polonaise sur le site de Paks), les conflits sociaux…cf.
Cam HUDSON, "Hungary finally commissions its first nuclear reactor", RFE Research Hungary/SR 1, 11
janvier 1983, Steven KOPPANY, "Hungary's first nuclear power plant : a monument to inefficiency", RFE
Research Hungary/SR 1, 25 mars 1986 et o.c. John M. KRAMER, "Chernobyl…", p. 40-58. A noter encore le
caractère inefficace des politiques scientifiques, en dépit des sommes investies dans le domaine de la R&D :
"l'organisation industrielle socialiste, l'absence de systèmes d'incitation, le degré élevé de pénuries de toutes
sortes limitent l'impact de ces dépenses. Les délais de réalisation sont longs, ce qui mobilise durablement les
ressources ; de nombreuses innovations sont le plus souvent imposées d'en haut par les ministères de branche à
travers des normes ; beaucoup d'innovations sont conduites dans l'optique de desserrer la contrainte qui pèse sur
les ressources (…)". O.c. Xavier RICHET, Economies socialistes européennes… p. 65.
1415
D'autres centrales hydroélectriques (en tout 37) sont installées sur les rivières Hernád (Nord-Est), Rába
(Ouest), Gyöngyös (Monts Mátra) et d'autres cours d'eau.
1416
Cascade I. Ladce-Ilava-Dubnica-Trencin.
1417
Cascade II. Hricov-Mikosova-Povazska Bystrica.
335
pays mérite notre attention dans la mesure où il s'impliquera financièrement et matériellement
dans le projet Gabčíkovo-Nagymaros (contrat de coopération signé en 1986 avec la Hongrie)
et aussi parce qu'il partage le même hydrosystème et que son influence est par conséquent
décisive dans la gestion du secteur Bratislava-Budapest.
La question énergétique représente un sujet très controversé en Autriche. Le pays est
dépendant de ressources extérieures en énergie, mais produit en grande partie son électricité.
En 1975, il disposait dans le secteur hydroélectrique d'une capapcité installée de 6,1 GW, ce
qui représentait 46,6 % de la production énergétique totale. En 1978 les Autrichiens refusent
par référendum l'énergie nucléaire et ce sont essentiellement les centrales thermiques
fonctionnant grâce aux importations de pétrole et de gaz de l'étranger, les grandes centrales et
la multitude de petites centrales hydroélectriques qui génèrent l'énergie. Le potentiel
hydroélectrique est alors toujours exploité et les projets qui étaient d'installer onze centrales
sur le Danube sont bien avancés surtout en amont de la capitale. Le secteur Vienne-Bratislava
verra les projets prendre forme à partir de 1983.
Transports et trafic fluvial
Le secteur des transports 1418 de marchandises est généralement présenté comme hypertrophié
dans les économies socialistes. La Tchécoslovaquie a par exemple un trafic élevé par rapport
à sa population, dans la mesure où de grandes quantités de marchandises y circulent, transitant
au sein du CAEM. Les flux intra-CAEM sont essentiellement basés sur l'échange de l'énergie
soviétique contre les produits manufacturés des pays de l'Est. L'hypertrophie s'explique ainsi
par la spécialisation des pays à l'intérieur du CAEM, par une localisation de la production qui
ne tient pas compte des prix du transport, par la déconnexion entre mode de fixation des prix
des matières premières et ceux des autres produits, des mécanismes de cotation mondiale 1419 .
Ce secteur connaît dans le bloc socialiste dans les années 1960-1970 un développement
important, notamment en terme d'augmentation de la charge transportée. Jusque là le réseau
1418
Coordonné au niveau du CAEM à partir de 1958.
Patrice SALINI, "L'économie danubienne et le développement des transports de marchandises" dans C.
REYNAUD, M. POINCELET, Quelle prospective de transport pour l'ouverture des pays d'Europe centrale et
orientale, Caen : Paradigme, INRETS-DEST, 1993. p. 176.
1419
336
était peu développé, les investissements largement en baisse 1420 . C'est le rail qui est le mode
de transport le plus utilisé (par exemple, 43,8 % des marchandises tchécoslovaques sont
transportées par voie ferrée) soutenu par une politique tarifaire favorable au transport lourd
sur moyenne et longue distance. C'est le transport par tubes qui connaît le développement le
plus important 1421 , en décalage avec le transport routier (très marginal) et le transport fluvial
qui stagne. Pourtant entre les années 1950 et les années 1980, le développement de la
navigation danubienne constitue un "phénomène remarquable" avec une augmentation par dix
de la quantité de marchandises transportées 1422 . Il faut dire que la situation de l'après
deuxième guerre mondiale était très dégradée, que la flotte autrichienne jusqu'alors dominante
a été démantelée pendant l'occupation du territoire et que le régime international de gestion du
fleuve a éclaté.
Contrairement au principe de droit international de liberté de navigation qui prévalait depuis
1815 et le Congrès de Vienne, la Convention de Belgrade, signée en 1948 1423 est supposée
placer le trafic danubien sous le contrôle des pays riverains. La liberté de navigation des
bateaux de tous pavillons ne s'applique pourtant qu'au trafic transfrontalier 1424 . Ceux-ci sont
exclus du cabotage, c'est-à-dire du transport limité à un seul pays 1425 . Dans la pratique, le
Danube forme donc un marché quasi autarcique dont deux riverains, l'Allemagne et
1420
Jaroslav BLAHA, Michèle KAHN, "Les transports à l'Est : clé du commerce entre les deux Europes", Le
Courrier des pays de l'Est, décembre 1989, n°345, p.4-31.
1421
Deux oléoducs "Amitié" I et II acheminent le pétrole soviétique vers la Hongrie, la Tchécoslovaquie pour le
premier, la Pologne et la RDA pour le second. L'oléoduc "Adria" (750 km de long), mis en service en 1979,
achemine le pétrole du Moyen-Orient par le port yougoslave de Rijeka vers la Hongrie, où il est branché sur
l'oléoduc "Amitié". De nombreux gazoducs comme "fraternité" (mis en service en 1967), "Union" ont été mis en
place dans les années 1960-70 et alimentent également en gaz soviétique les deux marchés qui nous concernent.
cf. Jaroslav BLAHA, Michèle KAHN, "Les transports à l'Est"…, p. 10.
1422
Commission économique pour l'Europe des Nations Unies, comité du transport intérieur, White paper on
trends in and development of inland navigation and its infrastructure, Genève, 1996 (§13).
1423
A titre de comparaison, la Convention de Mannheim qui gère la navigation rhénane permet à toutes les
nations, riveraines ou non, de naviguer et commercer librement sur le Rhin. Elle a toutefois été amendée en 1979
en écho à la situation danubienne pour limiter la liberté de navigation aux bateaux de la CEE et de la Suisse et
rendre impossible l'accès à la flotte soviétique, cf. Jean Rolin "Interdit de naviguer…".
1424
Cf."Le Danube soviétique", Le Monde, 20 août 1948. Cela implique la relégation voire disparition des
armements français, anglais, italiens et autrichiens. Voir Jean Rolin "Les Roumains ont du pétrole, les Français
savent le pousser", Libération, 3 décembre 1986 pour une présentation de la Société française de navigation sur
le Danube et Franz DOSCH, "The history of navigation on the Danube", Vienne, mars 2000, sur le site de la
société de services www.via-donau.org [consulté en novembre 2003] pour une présentation de la DDSG –
compagnie autrichienne de navigation à vapeur et le partage de la compagnie après la deuxième guerre mondiale
pendant l'occupation multipartite du pays.
1425
Commission économique pour l'Europe des Nations Unies-Comité des transports intérieurs, Echange
d'informations sur les mesures visant à promouvoir les transports par voie navigable, 8 juillet 2003,
TRANS/SC.3/2003/8.
337
l'Autriche 1426 ne bénéficient guère en raison des pratiques économiques pratiquées par les
régimes communistes.
La navigation danubienne, encadrée par les Accords de Bratislava 1427 (1955) est par ailleurs
caractérisée par une "politique tarifaire et des pratiques discriminatoires" 1428 qui favorisent les
armements socialistes (tarifs bas qui ne tiennent pas compte de la réalité des coûts, réservation
du fret au pavillon national, exemption de droits portuaires pour les bateaux d'obédience
socialiste, priorités accordées dans les opérations de chargement et déchargement).
Chaque pays riverain ne compte alors qu'une entreprise de navigation, propriété de l'État
(Mahart pour la Hongrie, CSPD-compagnie de navigation danubienne- pour la
Tchécoslovaquie) qui jouit 'avantages exclusifs ou d'un quasi-monopole sur le trafic national
et international de son pays. C'est toutefois la flotte fluviale soviétique 1429 qui domine les
échanges entre Regensburg et Izmaïl. L'URSS, qui n'est riveraine qu'en Ukraine, sur 4 km au
niveau du delta maritime "a investi en priorité dans ce secteur [transport fluvial et fleuve-mer]
et imposé ce choix aux petits pays dans le cadre des investissements "concertés" du CAEM.
Si elle parvient à imposer sa place de prestataires de services dans le transport maritime
international, c'est au prix d'un retard de plusieurs décennies dans la mise en place des
infrastructures terrestres des petits pays de l'Est. De plus par le biais des échanges avec les
pays de l'Est, elle réserve à son propre usage les matériels de transport les plus performants
[conteneurs]…". C'est le port soviétique de Réni (secteur inférieur du Danube) qui, fin 1970,
est le plus grand port danubien avec un trafic de 14 millions de tonnes 1430 . Cette situation
expliquerait le sous-développement des infrastructures portuaires fluviales et la vétusté des
armements des républiques populaires. De plus, alors que l'armement ouest-européen et la
batellerie rhénane se modernise (bateaux automoteurs, convois poussés), le poussage ne se
développe dans la batellerie danubienne que dans les années 1980.
1426
L'Autriche rejoint la Commission du Danube en 1960 alors que l'Allemagne se voit accorder un statut
d'observateur et son adhésion ne sera finalisée qu'en 1996, en même temps que celle de pays devenus
indépendants (la Moldova).
1427
Ils règlementent les conditions générales de transport de fret concernant le trafic international de
marchandises, les tarifs internationaux de marchandises et les questions liées aux avaries
1428
Jean ROLIN, "Le triangle des écluses. 2. Interdit de naviguer sauf aux riverains", Libération, 3 décembre
1986. [série d'article portant sur le Danube].
1429
L'armement russe constitue un quart de l'armement soviétique.
1430
Manuel LUCBERT, "Le Danube, une ligne de partage du monde", Le Monde, 2 septembre 1979.
338
Certaines branches d'activité nécessitant des trafics lourds sont les premières clientes du
Danube : métallurgie, bâtiment, chimie, énergie nécessitent l'importation de matières
premières (minerai de fer, ferraille…) et l'approvisionnement en ressources énergétiques
(charbon, pétrole…). Ces branches d'industrie lourde sont à la base des économies socialistes
mais peu d'entreprises ont été construites à proximité des voies d'eau pour tirer partie du
transport fluvial. On peut noter la présence de deux pôles industriels directement installés le
long du Danube dans le secteur qui nous intéresse. Il s'agit du groupe sidérurgique autrichien
VOEST-ALPINE installé à Linz (secteur supérieur du Danube) et l'entreprise sidérurgique
hongroise Dunaferr installée à Dunaujváros (en aval de Budapest dans la grande plaine
Alföld) sur un bras mort du Danube (approvisionnement en charbon en provenance des mines
Mescek assuré par le rail et importation de minerai soviétique par le Danube). En dehors de
ces deux pôles, le Danube et l'industrie ne se rencontrent guère en dehors des pôles installés
dans les capitales (par exemple la raffinerie Slovnaft de Bratislava, l'acierie Csepel au sud de
Budapest).
L'essentiel du trafic danubien n'est pas international, il s'agit en fait de cabotage de matériaux
bruts (sable et graviers), de pétrole ou de produits agricoles. La Hongrie utilise toutefois la
voie danubienne pour acheminer ses céréales, dont elle est exportatrice nette depuis 1973. La
part hongroise dans le transport fluvial danubien est de 8,5 % (URSS de 35 %, Yougoslavie
de 20 %) 1431 . Le réseau fluvial régional hongrois est de 1.034 km et international de 430
km 1432 .
En Tchécoslovaquie le réseau navigable est de 474 km sur deux voies distinctes : l'ElbeVltava est réservée à la navigation intérieure et le Danube est une voie navigable
internationale (172 km sur le territoire slovaque entre les km 1880,2 à 1708,2, dont 142 km en
commun avec la République populaire hongroise). On compte plusieurs ports sur le secteur
danubien qui nous concerne plus directement : Bratislava, Šturovo et Komárno où l'on trouve
aussi le chantier naval SLK (Slovenske Lodenice Komárno) fondé en 1898 qui devient dans
les années 1950 le plus grand constructeur de bateaux fluviaux de l'Europe socialiste. Ce
dernier fournit essentiellement le marché du CAEM mais il rejoint dans les 1970 le
1431
Mihály HORVATH, "Országút, por nélkül", Magyarország, 23 mai 1976 [Une voie nationale sans
poussière].
339
consortium tchécoslovaque d'armement ZTS basé à Martin, pour lequel il participe à la
fabrication de matériel militaire (tourelles et parties de véhicules blindés) 1433 . Cette activité
occupera jusqu'à 200 personnes (main d'œuvre totale de 4700 employés) mais représentera
jusqu'à 40 % de ses revenus.
Navigation danubienne
Les experts slovaques estiment qu'à Bratislava, la profondeur minimale pour le trafic
international (2,5 m) n'est pas garanti toute l'année. La navigabilité dépend des variations de
débits, c'est-à-dire du niveau d'eau du fleuve. Or ceci est contraire à ce que préconise la
Commission du Danube qui cherche à assurer le trafic par tous les débits, sous tous les temps,
toute l'année. Le tirant d'eau entre Bratislava et Budapest est estimé à 1,6 m en moyenne ce
qui est insuffisant en période d'étiage. Des bancs de sable apparaissent en période de basses
eaux quand le débit du fleuve est faible. Ils réduisent la navigabilité en imposant parfois l'arrêt
des bateaux qui risquent de s'échouer mais surtout ils exigent de nombreuses manœuvres et
moult précautions. Ces obstacles sont majoritairement situés à la hauteur de Gönyű (au km
1792), de Nyergesújfalu (entre Komárno et Esztergom), à Dömös (entre Esztergom et
Nagymoros) et Vác (au niveau de l'île Szentendre).
La convention relative au régime de la navigation sur le Danube signée en 1948 (Convention
de Belgrade) contient une mention spéciale (Annexe II) pour le secteur du delta intérieur Gabčíkovo-Gönyü. Il y est stipulé "qu'il est d'intérêt général de (le) maintenir en bon état de
navigabilité", que les pays riverains devraient établir une Administration fluviale spéciale en
vue d'exécuter des travaux hydro-techniques et d'améliorer la navigation (comme sur le
secteur des Portes de Fer). L'amélioration de la navigation est au cœur de la Convention
(chapitre 1, article ) : "Les pays danubiens s'engagent à maintenir leurs secteurs du Danube en
état de navigabilité, à exécuter les travaux nécessaires pour assurer et améliorer les conditions
de navigation et à ne pas empêcher ou entraver la navigation sur le chenal navigable du
1432
Chiffres approximatifs de l'UNECE Bulletin annuel des statistiques sur les transports, fourni par les
gouvernements.
1433
La production militaire a connu son apogée en 1988. La Slovaquie a contribué à plus de 66 % à la production
tchécoslovaque (33 % de la population). La majorité des entreprises combinaient activités civile et militaire, en
exploitation une même technologie… cf. Yudit KISS, "Regional and employment consequences of the defence
industry transformation in East Central Europe", Employment and training papers, n°32, Organisation
internationale du travail, Genève.p. 8.
340
Danube" 1434 . Des dispositions supplémentaires sont considérées en vue de l'ouverture de la
liaison des fleuves Rhin-Main-Danube, du projet de liaison Danube-Elbe-Oder.
Barrages et canaux
Comme précédemment indiqué (descriptif consacré à l'hydrosystème) la portion dangereuse
entre Vienne-Budapest et le secteur plus particulier du delta intérieur(Rajka-Gönyű) ont fait
l'objet d'aménagements. Les méandres ont été partiellement coupés du lit principal, le lit a été
approfondi et rendu rectiligne. Rappelons que leurs effets sont toutefois limités dans le temps
et n'ont pas remédié à l'érosion consécutive aux aménagements effectués sur le secteur
supérieur du Danube en Allemagne et en Autriche, ni compenser les opérations d'extraction
de gravier.
A cette époque de grands chantiers sont en cours sur tous les secteurs du Danube. Sur le
secteur moyen entre la Yougoslavie et la Roumanie, les travaux du premier ouvrage des
barrages des Portes de fer ont débuté en 1964 et se sont achevés en1972. Ils facilitent la
navigation dans la mesure où les cataractes ont été totalement immergées 1435 . Sur le secteur
inférieur, en Roumanie, il faut aussi parler du canal Cernavoda-Constanťa, long de 64 km qui
raccourcit la route jusqu'à la mer Noire de 240 km et permet d'éviter le passage dans le delta
maritime, mentionnons enfin, sur le Danube supérieur, le canal Rhin-Main-Danube. Les
attentes placées dans la liaison des deux grands fleuves européens et l'ouverture de cette voie
d'eau de 3500 km reliant la mer du Nord à la mer Noire sont grandes et soulignées dans toutes
les présentations du projet Gabčíkovo-Nagymaros.
L'idée de relier Rhin et Danube et de créer une interconnection entre la mer du Nord et la mer
Noire est ancienne. Deux tentatives avortent (celle de Charlemagne en 793, et celle de Louis I
de Bavière en 1837) et le projet rebondit en 1921 avec la création d'une société de mixte
Donau-Main-Rhein AG qui entreprend la construction d'un canal de 171 km reliant les villes
de Bamberg (Main) et de Kelheim (Danube) ainsi que les travaux d'aménagements de cet
1434
József KECSKÉS (responsable de la publication), Commission du Danube, brochure bilingue (français,
russe, langues officielles) éditée à l'occasion du 40ème anniversaire de la Convention relative au régime de la
navigation sur le Danube, Hongrie, 1988.
1435
Les barrages Porte de fer I (1964-72), puis de Porte de fer II (1982) résolvent un important goulet
d'étranglement en submergeant les rapides et régulant le fleuve sur près de 280 km en amont jusqu'à Belgrade.
Ils représentent l'intervention majeure de régulation sur le secteur moyen où le Danube coule librement.
341
affluent du Rhin (1926-1962) et du Danube (1928-48). Les travaux sont exécutés en plusieurs
tranches. Le canal de jonction entre le Main et Nuremberg est achevé en 1972. Le chantier est
arrêté en 1979 par le gouvernement fédéral, le ministre des transports Volker Hauf déclarant
alors que c'est "le projet le plus sot depuis la Tour de Babel". Ils ne reprennent qu'en 1981
sous la pression du Land de Bavière et à la faveur d'un changement de coalition
gouvernementale au niveau fédéral. Dans les années 1970, ce projet d'interconnexion inquiète
toutefois les opérateurs fluviaux occidentaux qui redoutent la concurrence déloyale de la
"flotte rouge" 1436 peu soucieuse de rentabilité.
En 1977, en Tchécoslovaquie et en Hongrie on ne parle plus que des bénéfices à tirer de la
transformation du Danube en artère commerciale transeuropéenne et de l'urgence d'éliminer
les obstacles sur le secteur Bratislava-Budapest. En fait, le projet Gabčíkovo comporte
l'avantage de servir de nombreuses ambitions : renforcer la coopération au sein du CAEM 1437 ,
d'améliorer la coopération danubienne selon les recommandations de la Commission du
Danube 1438 (recommandations de 1962 : largeur de 180 m, profondeur optimale de 3,5 m
garantissant un tirant d'eau pour tous les étiages) et contribuer au développement des
échanges Est-Ouest. Les transports sont effectivement un domaine abordé dans le cadre du
dialogue Est-Ouest et certains pays de l'Est comme la Hongrie et la Tchécoslovaquie
participent aux groupes de travail de la Commission Economique pour l'Europe des Nations
Unies à Genève 1439 . Soulignons également que l'unification des régimes de navigation sur les
1436
"la perspective d'ouvrir tout grand à ces flottes rouges le réseau navigable occidental parut assez effrayante
dans les années 1970 pour que le Spiegel dénonce avec vigueur cette "voie à sens unique vers l'Ouest" que
constituerait le canal, tandis que l'International Herald Tribune titrait sur le "Beau Danube Rouge", cf. Jean
ROLIN, "Le triangle des écluses. 1. Valse hésitation de Charlemagne à Strauss", Libération, 2 décembre 1986.
Voir aussi dans la même série d'article o.c. Jean ROLIN, "2. Interdit de naviguer sauf aux riverains"…
1437
La Hongrie n'est alors que le cinquième partenaire commercial de la Tchécoslovaquie après l'URSS, la RDA,
l'Autriche, et la Tchécoslovaquie est le 5ème partenaire commercial de la Hongrie. A noter que ce pôle industriel
autrichien Voest-Alpine a bénéficié de l'Ostpolitik de Vienne et des accords commerciaux signés avec les pays
socialistes. La part de ses importations en provenance du CAEM est ainsi passée de 23 % en 1973 à 42 % en
1984. Il faut dire que le secteur de l'acier, comme de celui de l'agriculture avaient été exclus des accords de libre
échange signés en 1972 avec la Commuauté européenne. Cf. Joachim BECKER, Andreas NOVY, Vanessa
REDAK, "Austria between West and East", SRE Discussion 69, octobre 1999, Université Wirtschafts,
département de développement urbain et régional.
1438
A noter que les recommandations de la Commission du Danube n'ont pas de caractère obligatoire et que les
États restent les seuls décideurs en matière de travaux techniques (établissement des gabarits de chenal, des
ouvages hydrotechniques…).
1439
Les défenseurs slovaques du projet mettent en avant les études élaborées dans le cadre institutionnel de
Genève. Elles portent sur l'amélioration de la sécurité de la navigation et l'exploitation du potentiel
hydroélectrique du fleuve. Elles légitiment cette démarche bilatérale comme une nécessité reconnue par tous. Cf.
Július HANDŽÁRIK, "Clara pacta – boni amici", Europe Vincet, 1997, n°3, p. 41.
342
voies navigables intérieures européennes figure dans l'Acte final d'Helsinki sur la Sécurité et
la Coopération en Europe (chapitre 6) 1440 .
Agriculture et développement local
Changeons d'échelle afin d'appréhender la réalité économique au niveau local. Les
informations spécifiques aux deux régions qui nous importent plus directement sont rares car
depuis 1950 les programme politiques et économiques font la part belle aux mouvements de
masse (mouvement de collectivisation qui bouleverse notamment le régime de propriété des
terres), à la centralisation économique et politique (regroupement administratif des
villages) 1441 . Aussi la gestion des affaires des villages tchécoslovaques de la rive gauche du
delta (Dobrohošť, Vojka nad Dunajom et Kyselica) est transférée de Šamorin à Dunajska
Streda qui devient le centre du district. Le même mouvement de regroupement est opéré au
niveau des coopératives agricoles. L'activité agricole est prédominante dans cette zone, tant
sur la rive gauche (tchécoslovaque) 1442 que la droite (hongroise) et tourne aussi beaucoup
autour du Danube. La pêche et l'exploitation du bois de la forêt alluviale fournissent en effet
des revenus annexes aux agriculteurs qui cultivent des terres caractérisées par leur forte
productivité.
L'agriculture est la première activité économique du Szigetköz 1443 et le secteur bénéficie dans
toute la Hongrie
1444
de la mise en place de la Deuxième économie. "Les Hongrois avaient en
effet entrepris de réformer les mécanismes de gestion de l'économie et plus généralement un
certain type de rapport entre l'État et la société" 1445 . Des concessions limitées sont ainsi
accordées et dans le domaine économique des changements sont effectués au niveau de la
1440
O.p. UNECE. TRANS/SC.3/2003/8
Les autorités hongroises ont procédé à la réunion des communes en 1969.
1442
Žitný Ostrov, c'est à dire la plaine de Slovaquie méridionale est l'une des trois aires céréalières de la
Tchécoslovaquie avec le plateau de Bohême et le sillon de Moravie. Les surfaces agricoles sont en effet limitées
par le relief mais les rendements sont élevés. Cf. Michel FOUCHER , Fragments d'Europe, Paris : Fayard, 1993
[encart p. 89].
1443
Cf. Zoltán RAKONCZAY, Szigetköztől az Orségig, Budapest : Mezőgazda. 1996. (voir les pages consacrées
à la situation économique de la région, p. 76-80. Cf. József ALBERT, Helyi társadalmi confliktusok. A
nyolcvanans és kilencvenes években, Veszprém : Veszprémi Egyetemi Kiadó, 2001 [Les conflits sociaux locaux
dans les années 1980 et 1990] (voir les pages consacrées au Szigetköz (p. 97-108).
1444
La situation de l'agriculture en général est bonne en Hongrie en raison notamment du tchernoziom, sol brun
des plaines. Les rendements en blé sont les plus élevés de l'Europe médiane. Cf. Michel FOUCHER , Fragments
d'Europe… p. 89.
1445
Jacques RUPNIK, "Prague et Budapest à l'heure Gorbatchev", Cosmopolitiques, février 1987, n°2, p. 42.
1441
343
planification. On met en place des stratégies relativement décentralisées et diversifiées dont la
réforme en faveur de l'autonomie de gestion des entreprises est un bon exemple. C'est dans le
secteur agricole que les résultats seront le plus net 1446 , ainsi que dans le développement de
l'accueil touristique (chambres d'hôtes, restauration, services à la personne : coiffeurs,
dentistes…). Loin du marché noir ou de pratiques illégales, la Deuxième économie a stimulé
le développement du travail agricole (vente de produits du potager, élevage de lapins,
production de fleurs, de foie gras ) et d'activités supplémentaires (location d'équipement,
fourniture de services techniques) en dehors du cadre contrôlé des fermes d'État et des
coopératives. Elle permet de générer des revenus suppplémentaires et pas seulement pour les
agriculteurs 1447 .
Pour ce qui est du développement local, la région souffre de plusieurs inconvénients mais d'un
avantage majeur. C'est tout d'abord une zone frontière et dans les régimes socialistes cette
localisation est synonyme à la fois de contrôle rapproché et de sous-investissement chronique.
S'y s'ajoutent ici d'autres "facteurs aggravants" comme la proximité "dangereuse" avec le
Rideau de fer (frontière avec l'Autriche) et la présence majoritaire de la population
hungarophone en territoire tchécoslovaque 1448 .
Il faut éclaircir également un point historique qui aura son importance dans la décision
unilatérale slovaque de poursuivre le projet. Jusqu'en 1947 les trois villages situés en aval de
Bratislava sur la rive droite du Danube (Rusovce, Jarovce, Čunovo) faisaient partie de la
Hongrie selon les frontières délimitées par le Traité de Trianon. Ce n'est qu'après la deuxième
guerre mondiale et la signature du traité de paix du 15 février 1947 (appliqué par la loi
XVIII), que le territoire passe sous souveraineté tchécoslovaque. Ces villages sont composés
d'une population multiethnique (croate, allemande, hongroise…) et comptent entre 800 et
1446
Les réformes sont l'objet d'une lutte interne intense au sein du gouvernement. Une reprise de contrôle par les
forces conservatrices est enclenchée et certaines libertés sont retirées entre 1975 et 1977. Les conséquences sont
immédiates dans le secteur agricole où une "crise alimentaire" est déclenchée en retour par une population
paysanne mécontente. L'anthropologue Martha LAMPLAND parle de "food fiasco" de 1974 à 75 (abattage de
porcs, actions de sabotage) qui provoque une pénurie sur le marché alimentaire, o.c. Ivan SZELENYI, "the
prospects and limits…" et Martha LAMPLAND, "Pigs, party secretaries and private lives in Hungary",
American Ethnologist, août 1991, vol.18, n°3.
1447
O.c. Martha LAMPLAND, "Pigs, party secretaries …".
1448
Académie slovaque des sciences, Institut de sociologie, "Border-regional relations between Slovakia and the
neighbouring countries", Informationen zu Raumentwicklung, 7/8 2000. Pour une présentation de la distribution
géographique et démographique voir André-Louis SANGUIN, Kvêta KALIBOVÁ, "Les Hongrois de Slovaquie,
344
1700 habitants. Villages indépendants, Rusovce et Čunovo sont finalement rattachés à
Bratislava en 1971. Ce changement de frontière assure ainsi le contrôle des deux rives du
Danube à la Tchécoslovaquie entre les km 1880,26 et 1850,20 1449 et permettra la construction
de la Variante C.
Cette région a l'avantage d'être parcourue une voie de communication internationale qui
représente un atout important dans les efforts de rééquilibrage des pouvoirs politiques et
économiques au sein de la République fédérative tchécoslovaque déployés par la Slovaquie.
La construction des barrages a été par ailleurs anticipée dès 1970, un décret gouvernemental
interdisait toute édification de nouvelles maisons dans la zone où pourrait être construit le
barrage. Une interdiction similaire imposée en 1955 aux trois villages Dobrohošť, Vojka et
Bodíky 1450 aurait contribué, en plus de l'exode rural par l'industrialisation, l'urbanisation de
l'après deuxième guerre mondiale et par la proximité avec Bratislava ,au départ des
habitants 1451 . Cette procédure légale de gel des constructions était couramment utilisée sur les
sites pressentis pour la construction de réservoirs et de barrages 1452 . Elle a ainsi permis de
geler pendant des décennies tout développement sur de nombreux sites.
problèmes ethno-frontaliers dans l'Europe médiane en mutation", Annales de géographie, mai-juin 1998, n°601,
107ème année, p. 291-317.
1449
L'histoire de la région de Žitný Ostrov comme toute la région frontalière hungaro-tchécoslovaque est
également marquée après 1945 par les expulsions de Hongrois installés là depuis l'arbitrage de Munich de 1938,
par les déportations de Hongrois vers les régions tchèques (remplacement de la main oeuvre allemande expulsée)
et par les départs organisés dans le cadre d'un échange de population (1947-48). Cf. Károly KOCSIS, Eszter
KOCSIS-HODOSI, Hungarian minorities in the Carpathian basin. A study of ethnic geography, Toronto,
Buffalo : Matthias Corvinus Publishing, 1995, p. 35-37. Voir également Katalin VADKERTY, "A csehszlovákmagyar lakosságcsere hivatalos sczlovák értékelése", Regio, 1993, vol.4, n°3 ["Evaluation officielle de l'échange
de population hungaro-tchécoslovaque"].
1450
cf. Eleonóra BABEJOVA, The vanity of technocrats. The Gabčíkovo dam system project as a case study,
MA Thesis, département de sociologie de l'Université d'Europe centrale de Prague, août 1995. L'auteur impute la
responsabilité du départ des villageois sur le barrage.
1451
La population de Bratislava est passée de 20 000 habitants en 1949 à 440 000 en 1990 en devenant un gand
centre industriel et une ville ouvrière. En Hongrie, pour le Szigetköz, ce sont surtout les villes des environs qui
attirent la population rurale comme Sopron, Szombathely, Győr…
1452
Les opposants aux grands projets hydroélectriques en Slovaquie ont mis en avant les procédés d'éviction des
population utilisés par les autorités dès les années 1950. Cf. Roman HAVLICEK, "Destruction of rural
communities as an inseparable part of the construction of large dams in Slovakia", Contribution à la Commission
mondiale des barrages [sans date], n° SOC053, www.dams.org. Voir aussi cet article récent traitant du processus
d'expropriation qualifié d'"anti-constitutionnel" utilisé sur le site de Gabčíkovo et du recours que les victimes
pourraient intenter, László SOOKY, "Telkemen a bősi erőmű", Új szó, 4 février 2004 ["La centrale de
Gabčíkovo est sur mon terrain"].
345
B. Situation prévue par le traité de 1977
Le Traité relatif à "la construction et au fonctionnement des systèmes d'écluses de GabčikovoNagymaros" est plutôt court. Il comprend 13 chapitres et 28 articles. Un accord d'assistance
mutuelle signé le même jour (17 septembre 1977) fixe le calendrier des travaux dont voici une
description schématique (voir la carte n°2 en annexe):
Pour la partie Gabčíkovo (paragraphe 2)
-Des installations à Dunakiliti-Hrušov (km 1860-1842) : un lac de retenue
Hrušov 1453 (km 1860) de 60 km2 avec rives renforcées. Un barrage de dérivation à
Dunakiliti (km 1842) avec 2 écluses de navigation auxiliaires, conçu pour
surélever le niveau des eaux à destination du canal de dérivation (max. 131 m au
dessus de la mer Baltique) et en aval (dans Bratislava), et pour alimenter le bras
Moson du Danube en territoire hongrois.
-Un canal de dérivation 1454 (km 1842-1811) surélevé de 18 m au dessus du sol,
d'une profondeur variant de 7,3 m à 14,3 m, d'une largeur croissant de 267 m à
737 m à proximité de la centrale. Il comprend un canal d'amenée (ou canal
d'amont) de 17 km et de fuite (ou canal d'aval) sur 8 km qui rejoint le lit originel
du Danube à Sap au km 1811. Sa paroi est imperméable et recouverte d'asphalte.
-Une installation hydroélectrique à Gabčíkovo : une série de 2 écluses de
navigation (275 m de long, 24 m de large), un barrage de retenue, un évacuateur
de crues 1455 , une centrale hydroélectrique avec 8 turbines pour une capacité de
production "en régime de pointe" de 720 MW (8 turbines de type Kaplan de 9,3 m
de diamètre, d'une capacité de 90 MW chacune) pour un débit opérationnel de
4000 m³/s.
-L'amélioration de l'ancien lit du Danube des km 1842 à 1811 (delta intérieur).
-L'approfondissement et la régulation du lit entre les km 1811-1791 (entre Sap et
l'ouvrage de Gabčíkovo).
Pour la partie Nagymaros (paragraphe 3)
-Des installations en amont et ouvrages de protection contre les inondations entre
les km 1791 et 1696, ainsi que dans les secteurs des affluents affectés par les crues
1453
Il est appelé "Hrušov" d'après le nom d'un lieu situé au cœur du delta intérieur, sur la rive tchécoslovaque, à
la confluence du bras secondaire Šamorin et du lit principal du Danube, détruit par les travaux d'excavation pour
laisser place au lac de retenue.
1454
Il entre de 5 à 10 km à l'intérieur du territoire tchécoslovaque et crée une île artificielle entre le canal et la
rive gauche du lit principal du Danube, isolant trois villages (population majoritairement d'origine hongroise) :
Dobrohošť, Vojka nad Dunajom, Bodíky.
1455
Il assure le déversement des eaux en excédent de la capacité d'emmagasinement du réservoir (crues
saisonnières, précipitations importantes).
346
(rivières Váh et Ipeľ) pour un niveau maximum des hautes eaux de 107,83 au
dessus du système de la mer Baltique.
-A Nagymaros : une série d'écluses au km 1696,25, comprenant un barrage 1456 et
une centrale hydroélectrique ("au fil de l'eau") d'une capacité installée de 158 MW
(6 turbines d'une capacité de 27,2 MW chacune), des écluses doubles de
navigation, une route sur le barrage reliant les deux rives 1457 .
-L'approfondissement et la régulation du lit du Danube (km 1696,25-1657), dans
le secteur hongrois.
Clauses additionnelles
-L'investissement conjoint (article 6), mais aussi propriété conjointe du barrage de
Dunakiliti, du canal de dérivation et des systèmes d'écluses de Gabčkovo et de
Nagymaros (article 8), le projet forme un "système d'ouvrages opérationnels,
unique et indivisible". Les objectifs du projet conjoint étaient
-La production hydroélectrique (en réduisant la dépendance par rapport à d'autres
sources nécessitant l'importation de matières premières),
-L'amélioration de la navigation entre Bratislava et Budapest, secteur caractérisé
par la présence de bans de sable qui constituent le principal obstacle sur le secteur
moyen du Danube depuis l'élimination des problèmes aux Portes de fer. Il s'agit
de garantir des conditions optimales et constantes toute l'année pour un trafic de
grand gabarit, et pour cela il est nécessaire de rehausser le niveau de l'eau en
amont (grâce au réservoir), de détourner le trafic dans un chenal navigable
artificiel (canal de dérivation) et de régulariser le lit entre les deux centrales et en
aval de Nagymaros jusqu'à Budapest.
-La protection des populations riveraines contre les inondations (en contrôlant les
variations du débit sur toute l'année).
-L'amélioration
de
l'irrigation
(en
répartissant
l'approvisionnement en eau du milieu naturel).
géographiquement
Conditions générales
Il est important de souligner que le Traité établit une égalité entre les Parties pour
l'exploitation, la gestion et le partage des bénéfices mais surtout un partage des responsabilités
en aval, au niveau des investissements, des travaux, de la fourniture du matériel opérationnel.
Chaque partie est toutefois responsable de la remise en état de la végétation sur son territoire
national. Les travaux sont donc ventilés, et pas strictement sur la base de la localisation des
1456
mais surtout amortir les fronts d'onde résultant du régime de pointe de la centrale de Gabčíkovo
347
ouvrages sur la rive gauche (responsabilité tchécoslovaque) ou rive droite (responsabilité
hongroise). La Hongrie est ainsi responsable des installations d'amont de Dunakiliti-Hrušov
de la rive droite (dont la vanne de connexion et la vanne de détournement), mais également du
canal de fuite du canal de dérivation, tous deux en territoire tchécoslovaque. Elle est
également en charge de fournir le matériel opérationnel du système d'écluses de Gabčikovo
(matériel de transport, machines d'entretien), des ouvrages de protection contre les
inondations des installations d'amont de Nagymaros dans le district de l'Ipeľ en territoire
tchécoslovaque.
Calendrier des travaux
Les Tchécoslovaques débutent les travaux de Gabčíkovo en avril 1978 alors que le traité
n'entre officiellement en vigueur qu'en juin 1978. Les Hongrois entament les travaux du
barrage de Dunakiliti en 1986 1458 seulement et ceux sur le site de Nagymaros en 1988. Les
Parties signent d'ailleurs en 1983 un Protocole amendant le Traité de 1977, reportant de quatre
ans la date de mise en service des ouvrages, sur initiative du gouvernement hongrois. Ce
dernier signe d'ailleurs en 1986 un accord avec l'Autriche portant sur un crédit de 15 milliards
de Schillings et la participation d'entreprises autrichiennes de construction pour la réalisation
des ouvrages des secteurs de Gabčíkovo et de Nagymaros, soit 70 % des travaux placés sous
la responsabilité de la Partie hongrois. Un remboursement sous forme d'électricité est prévu
de 1996 à 2010.
Un deuxième protocole est signé le 6 février 1989 sur initiative hongroise. Il amende l'accord
d'assistance mutuelle de 1977 dans le but cette fois-ci d'accélérer les travaux. Cette décision
n'intervient que quelques semaines avant l'annonce par la Hongrie de la suspension des
travaux sur le site de Nagymaros(13 mai 1989), mais constitue le dernier accord légal
constitutif du projet conjoint établi en 1977.
1457
De Nagymaros à Visegrád.
En mai 1986, 1200 personnes travaillent pour la Hongrie sur le projet dont beaucoup d'étrangers (des
entreprises yougoslaves participent notamment aux travaux d'excavation), 450 Hongrois travaillent sur le site du
canal de fuite du côté tchécoslovaque. Au programme de la Hongrie pour 1986 figurent des installations de
protection, des infrastructures routières et ferroviaires. La question de l'absence de main d'œuvre est déclarée
sensible dans les deux pays.Cf. "Cs daily interviews Hungarian officiel on joint Danube project", BBC
Monitoring SWB, 22 mai 1986.
1458
348
D'autres éléments justificatifs ont été présentés après 1977 et contribuent à notre sens à la
compréhension de la situation.
Arguments supplémentaires
Pendant les années 1980, la Tchécoslovaquie et la Hongrie commencent progressivement à
expliquer le projet en mettant en avant les avantages liés à ces grands travaux. Réponse aux
critiques ? Manière de convaincre les populations concernées ? On promet en tout cas
beaucoup : l'installation de systèmes de collecte et traitement des eaux usées 1459 , la
construction de nouvelles infrastructures routières et administratives, la création d'emplois liés
à la construction et au développement économique induit (amélioration de la navigation, du
commerce, de l'accessibilité des ports) et aux projets touristiques parallèles aux barrages 1460
(création de centres de loisirs, de structures sportives, développement de l'accueil :
hébergement, restauration, vente de produits locaux…). On insiste sur la protection contre les
inondations des zones riveraines comme étant un atout primordial pour le développement
local et les avantages attendus en matière d'augmentation du niveau des nappes phréatiques et
son impact bénéfique sur l'agriculture, là où jusqu'à présent une baisse était constatée.
Argumentation slovaque - 1990
Des publications parues du côté tchécoslovaque début des années 1990 continuent à
promouvoir les atouts d'un projet tel que conçu en 1977, comme si rien n'avait changé au
niveau politique ou économique. On y parle plus d'agriculture, de pêche et de sylviculture,
alors que jusqu'à maintenant les allusions à ces sujets avaient été brèves. Il est dit en 1995 que
"le prix a payé n'était pas trop fort en comparaison des bénéfices attendus du projet" 1461 .
Certes le canal occupe 4000 ha de terres agricoles sur le territoire tchécoslovaque mais une
1459
Les travaux sont annoncées en 1986 par les autorités slovaques pour les villes de la rive droite : Esztergom,
Dorog, Komárom, Győr, Tatabánya, Oroszlány, cf. "Power from the Danube", Daily News 9 mars 1986.
1460
Les barrages sont également considérés comme des pôles d'attraction. En Hongrie "dans le voisinage de
Visegrád et de Nagymaros, la création d'un lac artificiel d'environ 10 km de long et de 4 km de large est
annoncé. Il sera l'un des éléments nouveaux de l'attrait touristique de la courbe du Danube" cf."Le Danube,
fleuve de huit pays", Articles et documents, 9 février 1965. Un responsable de l'Agence nationale des eaux
chargée du projet en Hongrie décrit le barrage de Nagymaros "comme un exemple merveilleux d'ingénierie qui
s'inscrit parfaitement dans le cadre historique du coude du Danube" cf. J.L.REED, "Hungary's huge project
sparks a vociferous ecological protest", The Time Magazine, 16 décembre 1986.
1461
Miroslav LIŠKA, Hydroelectric system Gabčikovo-Nagymaros. Developement of the Slovak-Hungarian
section of the Danube, mars 1995, Bratislava, p. 15 et 16.
349
partie du sol devait être utilisée pour la mise en culture de 2000 ha de terres laissées en
jachère et quelques 3000 ha de terres agricoles de bonne qualité seraient retirées de la zone
inondable et protégées par les aménagements hydrotechniques, assurant leur "exploitation
sans danger".
En ce qui concerne les poissons il est dit en 1995 que le problème posé n'était pas grave car il
n'était pas nouveau. Les barrages des Portes de fer (km 1215 à 863) (voir la carte n°1) auraient
déjà donné un coup fatal à leur migration et par conséquent, plutôt que de construire des
passages à poissons dans le barrage de Dunakiliti, le développement de la pisciculture dans
des fermes alimentées en eau par le complexe serait préférable.
La Variante C développée à la suite du désengagement hongrois et de l'arrêt des travaux sur le
barrage de Dunakiliti est présentée comme la simple poursuite du projet GabčíkovoNagymaros s'inscrivant donc dans le même cadre juridique, ce qui élude tout problème de
légitimité juridique. Elle n'est pas présentée comme une alternative parmi d'autres choix
possibles 1462 mais comme une nécessité technique, comme la seule solution capable de
restaurer le fleuve (allusion à la dégradation du fleuve par l'érosion), de protéger les
populations riveraines contre les caprices de celui-ci (les inondations) mais aussi de garantir la
revitalisation de la nature dans le secteur du delta intérieur, puisque les effets néfastes du
trafic fluvial sont transférés ailleurs (canal de dérivation).
Ce discours permet en somme d'éluder les différences majeures de cette solution "provisoire"
par rapport au projet de 1977 : le détournement du Danube à partir du seul territoire
tchécoslovaque, le changement de frontière, le partage des eaux en faveur de la Slovaquie. Or
en dépit de ces changements profonds, la continuité est prônée et la confusion est entretenue
entre ce qui était prévu à l'origine et ce qui a finalement été réalisé. Entre le caractère
"provisoire" d'aménagements pourtant majeurs (installation d'une centrale hydroélectrique et
d'écluses de navigation sur le barrage de Čunovo), le caractère "correctif" donné à certaines
mesures (approvisionnement artificiel de la rive gauche du delta intérieur) et le fait que le
projet tronqué et modifié conserve la même appellation, il est en effet difficile de s'y
retrouver.
1462
Voir la chronologie pour la présentation de toutes les alternatives.
350
C. Situation avec Gabčíkovo : apports et défaillances dans un contexte de
grandes transformations politiques et économiques
Contexte économique de crise
Il faut tout d'abord rappeler l'importance du contexte économique général dans lequel va
s'inscrire le traité de 1977. Il est particulièrement difficile en Hongrie où suite à l'échec d'une
première vague de réforme en 1968 (Nouveaux Mécanismes Economiques), le gouvernement
se voit forcer de mettre en place en 1979un nouveau programme de stabilisation économique,
en essayant notamment de réduire la dette, d'améliorer la balance commerciale en devises
convertibles et de réduire les dépenses en réduisant les investissements. La croissance
économique enregistrée cette année est en déclin. Priorité est donnée, dans un programme de
gestion de l'énergie élaborée en 1981, à la réduction de la consommation d'énergie pour faire
face à la hausse du prix du pétrole. On espère réduire la part des hydrocarbures de 64 à 59 %
entre 1980 et 1985 dans le total des énergies consommées. On augmente pour cela la part du
charbon et on compte sur le nucléaire et la centrale de Paks pour assumer, à partir de 1985,
5 % des besoins en énergie du pays, tout autant que sur les incitations à la rationalisation des
usages et la restructuration des prix de l'énergie 1463 . La Hongrie subit toutefois la hausse des
taux d'intérêt désormais pratiquée par les banques occidentales qui cherchent à réduire les
crédits accordés aux pays de l'Est. Le pays connaît une crise des liquidités en 1982 et négocie
avec le Fond monétaire international un rééchelonnement de la sa dette.
Secteur énergétique
Les secteurs énergétiques hongrois et tchécoslovaque connaîssent un grand nombre de
difficultés liées à la place importante du pétrole dont les prix sont en hausse et au lent et
coûteux développement de l'énergie nucléaire. "En raison de l'application de la moyenne
mobile des prix mondiaux, les pays de l'Est ont parfois supporté des prix supérieurs aux prix
mondiaux, notamment lorsque les prix de l'énergie et de certaines matières premières ont
chuté au cours des années 1980. Inversement, lorsque les prix ont brusquement remonté, les
pays d'Europe de l'Est ont livré une partie de leurs quotas de pétrole soviétique sur le marché
1463
Eric LUFTMAN, "Energy management in Hungary's sixth five-year plan : the first year", RFE Research
RAD Background report/ 144, 8 juillet 1982.
351
mondial". Les règles ont été modifiées sur la base d'un marchandage bilatéral en jouant avec
les quotas et les besoins en devises convertibles. "La Hongrie a pu ainsi équilibrer sa balance
des paiements en devises convertibles en accroissant ses livraisons hors quotas à l'URSS alors
qu'elle enregistrait un déficit dans ses échanges avec les pays occidentaux" 1464 . Les priorités
budgétaires en faveur de la substitution du pétrole demandent quant à eux de gros
investissements, et la réalisation du projet de complexe hydroélectrique conjoint de
Gabčíkovo-Nagymaros n'apparaît pas vraiment comme la panacée tant attendue.
En 1986 les centrales énergétiques hongroises génèrent une capacité de 28 milliards de KW,
ce qui correspond au double par rapport à la production des années 1970. De grandes
centrales thermiques ont été construites, dont une à Százhalombatta (Sud de Budapest) qui
génère près de 40 % de l'électricité du pays. En 1986, la centrale nucléaire de Paks génère
quant à elle 26,5 % de la production nationale d'électricité, ce qui représente 19,2 % de la
consommation. Rappelons que 1986 est l'année de la catastrophe nucléaire intervenue dans la
centrale ukrainienne de Tc