Ahern, historien de la médecine - Bulletin canadien d`histoire de la

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Ahern, historien de la médecine - Bulletin canadien d`histoire de la
(
The Craft
Ahern, historien de la médecine
JACQUESBERNIER
Résumé. Michael Joseph Ahem est celui qui a introduit le corps médical comme
objet d'étude dans l'historiographie québécoise. En effet, à partir de 1910, il commença à faire paraître dans leBulletin médical de Québec une série de biographies
intitulées Notes pour servir à l'histoire de la médecine dans le Bas-Camda depuis la
fondation de Québec jusqu'au commencement du X1F sièck. Après sa mort, son fils
George continua la publication de ces textes à partir des notes laissées par son
père, puis il colligea l'ensemble en un volume qui fut publié sous le même titre.
Malgré diverses faiblesses, ce travail constitue toujours un ouvrage indispenabie pour les chercheurs en histoire de la médecine québécoise, quel que fut
leur statut. En effet, m travail n'est pas un panthéon des grands noms de la
médecine de l'époque. Le docteur Ahern voulait faire oeuvre d'historien. D'ailleurs, pour faire cette recherche, il a fréquenté les dépôts d'archives et consulté
les historiens et érudits de son temps.
I
Abstmct. Michael Joseph Ahem began the historical study of the medical profession in Quebec in 1910, with the publication of a series of biographies entitledNotes pour servir à l'histoire de la médecine dans le Bas-Canada depuis la fondation de Québec jusqu'au commencement du XIXe si8clcle in the Bulletin médical de
Québec. Aftei; hi death, his son George used his extant notes to continue the
publhtion of these texts and a subsequent one-volume compihtion with the
same title. Despite several weaknesses, this work remains an indispensable
source for researchers interested in the medical history of Québec. Prepared in
the context of several cornrnemorations at the beginning of the 20th century
such as the 300th amiversary of the founding of Québec City, Ahem's texts
were tributes to the founders of medicine in Québec, irtespective of their status;
consequentiy, this work is not a pantheon of great names in medicine in the period. Doctor Ahern çtrove for historical integrity, and consulted archives, historians, and the learned men of his time.
<
*
JacquesBernier, DéparterrCBnt d'histoire, Université Laval, Québec, Quebec.
CBMH/BCHM / Volume 17: 2000 / p. 25-35
26
(
JACQUESBERNIER
Le livre Notes pour servir à l'histoire de la médecine dans le Bas-Canada,
depuis la fondation de Québec jusqu'au commencement du XIXe siècle1 de
Michael Joseph et George Ahern est bien connu des historiens de la
médecine du Québec. Il l'est moins cependant des autres historiens et
des spécialistesde l'histoire du livre et de la vie littéraire2.Ce texte vise à
mieux faire connaître son auteur principal, Michael Joseph Ahern, à situer son projet dans le contexte historiographique du tournant du XXe
siècle, et à montrer que, même s'il n'est pas très bien écrit, ce livre
présente plusieurs qualités comme ouvrage de référence et qu'il a probablement joué, pour la profession médicale de l'époque, un rôle plus
important qu'on a eu tendance à le penser.
MICHAELJOSEPHAHERN
i
Michael Joseph Ahern est né à Québec le 19 mars 18443. Ses parents
étaient originaires de Cork dans le sud de l'Irlande4. 11s étaient venus ici
dans les années 1830, donc au début de la période de forte immigration
irlandaise. Son père, Patrick, fut journalier à Québec de 1837 à 1843,
puis employé à la douane jusqu'à sa mort en 18745. Il se maria une
première fois avec Catherine Noonan. Ils eurent dix enfants mais quatre
seulement survécurent6. Les six autres moururent en bas âge. Michael
Joseph avait dix ans lorsque sa mère décéda en 1854'. Son père se
remaria ensuite en 1856 avec Ellen Farlef qui lui donna sept enfants
mais une seule fille semble avoir atteint l'âge adulte9.C'est dire l'importance de la mortalité infantile à cette époque.
Ahern ne fit pas ses études médicales après avoir fait, comme beaucoup d'autres, des études classiques au Séminaire de Québec. Il fréquenta d'abord l'école de Daniel McSweeney, 11 rue Laval, dans le
quartier du Palais. Puis, il alla à l'école des Frères des écoles chrétiennes
qui étaient arrivés à Québec en 1843. En 1860, à 16 ans, il entra à l'École
normale LavalIo. Muni de ce bagage, en 1861, âgé de 17 ans, il alla enseigner pendant trois ans à Saint-Romuald sur la rive sud de Québec".
Mais la condition d'enseignant étant fort précaire, il décida, sur les
conseils de l'abbé Saxe, de changer d'orientation. Il apprit donc le latin
pour pouvoir passer son examen d'entrée en médecine et, en 1864, il put
être admis comme étudiant à la Faculté de médecine de l'université
Laval12. Il termina ses études en 1868 avec la note «distinction»,ce qui
lui valut le titre de <<licencié
en médecinen, le titre de docteur n'étant
réservé qu'à ceux qui avaient obtenu la note «très grande distinction»13.
C'est à Saint-Romuald qu'il choisit de s'installer pour commencer sa
pratique14.Il y resta trois ans. En 1872, suite au départ du docteur Thomas
McGrath, il vint prendre sa place dans la Basse-Ville de Québec où vivait
une partie importante de la population irlandaise de la ville15. Ahern
s'intégra ensuite progressivement aux institutions médicales de la ville.
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En 1873, il devint médecin au dispensaire des soeurs de la Charité, rue
Saint-01ivier16.De 1876 à 1885, il fut médecin vaccinateur pour les quartiers Champlain et Saint-Pierre, des quartiers à majorité irlandaise17.À
partir de 1878 on le retrouve médecin au St. Bridget's Asylum, un hospice pour les pauvres et les infirmes d'origine irlandaisela.
C'est en 1885, à 41 ans, que Ahem fut nommé chirurgien à l'HôtelDieu de Québec. Cet hôpital comptait alors trois médecins et un seul
chirurgien19. 11 laissa sa marque de trois façons. D'abord comme habile
chirurgien. En 1892, lors de l'ouverture du nouveau pavillon de l'HôtelDieu, un journaliste de l'Électeur le décrivit comme «l'un des chirurgiens les plus remarqués de son époque»20.En 1902, lors du premier
congrès de l'Association des médecins de langue française de l'Amérique
du Nord, c'est lui qui inaugura la nouvelle salle d'opération en faisant une
laparatomie devant les congressiste^^^. Il laissa aussi son nom comme
celui qui fit connaître les techniques antiseptiques et aseptiques à
l'Hôtel-Died2. Enfin, c'est lui qui a introduit, en 1904, les cours d'hygiène et de microbiologie pour les infirmières de
Ahern devint membre du corps professoral de la Faculté de médecine
de l'université Laval en 1878, en tant que professeur de la clinique des
maladies des personnes âgées. En 1881, la Faculté le nomma professeur
d'anatomie et de médecine opératoire pratique2*.En 1910, à une époque
où la Faculté connaissait plusieurs transformations importantes dans le
contexte de la loi médicale québécoise de 1909, il fut nommé doyen25.
C'est sous son décanat que fut ouvert, à l'automne 1913, le laboratoire
de bactériologie et d'anatomie pathologique, et que les musées furent
réorganisé^^^. Enfin, c'est à ce moment qu'on assista à la mise en place
du p&mier programme de formation en hygiène publique à l'université Laval2'.
Ahem fut aussi un animateur et un organisateur de la profession à
Québec; il a notamment oeuvré dans plusieurs associations et revues
médicales. En 1875, il était membre de l'Association médicale de
Québec qui regroupait des médecins de la Basse-Ville28.Mais ce fut un
échec. En 1877, il tenta de fonder lui-même une autre association, le Cercle médical de Québec, mais ce Put un autre échec après trois réunions29.
Plus tard, en 1897, on le retrouve membre du groupe fondateur et premier président de la Société médicale de Québec30. Il participa à la
création de l'Association des médecins de langue française de l'Amérique du Nord dont le premier congrès se tint à Québec en 1902 dans le
cadre du 50e anniversaire de la fondation de l'université Laval. C'est lui
qui présida le comité de travail chargé d'organiser les activités de la section de chirurgie31. Il fut l'un des collaborateurs du docteur
P.-P. Boulanger de Québec lorsque celui-ci lança, en 1897, la première
revue hebdomadaire canadienne, La revue médicale32.Deux ans plus
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tard, en 1899,.ilparticipa a la création du Bulletin médical de Québec et fut
membre du comité de rédaction jusqu'à sa mort en 1914~~.
La principale contribution de Ahern, comme auteur, au Bulletin médical de Québec fut en histoire de la médecine. Son premier texte historique
parut en janvier 1909 mus le titre «Quelques charlatans du Régime
franqais dans la province de
Un des intérêts de ce texte, outre le sujet, est que Ahem utilise déjà les mêmes sources et le même
schéma d'écriture que dans ses Notes. Puis parurent les quatre
tranche :août 1910; 2e tranche :
premieres tranches des biographies: lere
septembre 1912; 3e tranche: septembre 1913; 4e tranche: mai 1914. 11
mourut un mois avant la parution de cette quatrième partie, soit le 16
avril. Il était rendu à la lettre F et plus précisément à Fransois Fortier. Au
total environ 210 biographies furent ainsi publiées avant sa mort.
De sepbmbre 1916 à avril 1920 parurent, dans la même revue, d'autres textes rédigés par son fils George, à partir de la documentation
laiss&e par son père et de arecherches complémentaires» qu'il fit
lui-même35.Au début du texte de septembre 1916, George écrit :
>
Le désir d'être agréable aux lecteurs du Bulletin que ces pages intéressent et
surtout la crainte que le fruit de plusieurs annees de travail et de longues et patientes recherche$ ne fut perdu, m'ont d6cide à continuer l'oeuvre commencée.
Grâce aux petits papiers et aux références laissées par l'auteur, j'ai pu réaliser le
projet, entrepris avec une certaine hé~itation~~.
C'est en 1923, donc trois ans après la parution de la dernière tranche des
biographies dans le Bulletin médical de Québec, que les textes parus entre
1910et 1920 furent publiés en un volume sous les noms de MichaelJoseph
et George Ahem. L'ouvrage fait 563 pages avec l'index et il en a été tiré
100 exemplaires numérotés. George aurait voulu faire plus que cela.
Dans l'introduction, il écrit :
I
Après les notes rkdigees par mon père, suivent, à partir de la page 231, celles
que j'ai pu d'abord y ajouter; mais en consultant, pour les recueillir, les sources
manuscrites et imprimées de notre histoire, j'ai trouvé des renseignements
nouveaux sur plus d'un médecin dont la biographie était déjà écrite, ainsi que
sur plusieurs autres restés inconnus jusqu'ici et dont les noms n'ont même pu
être mentionnésdans cette première rédaction.
t'ouvrage complet qui comprendra, avec le présent travail remodelé en entier, ces renseignements additionnels et ces biographies inédites, fournira deux
volumes qui seront publies, je l'espère l'an prochain3'.! '
1
Mais cette deuxième édition ne vit pas le jour.
Depuis, ce livre a été réguli+remei$ utilisé et cité par les historiens de
la médecine. En 1983, donc 60 ans après sa parution, il a été traduit par
Racheline Seidelman sous le titre Useful Notes on the History of Medicine
in Lower Canada from the founding of Qwbec to the Beginning of the 19th
Centuy%.
Ahern, historien de ln midecine
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SES NOTES
Cet ouvrage porte sur environ 500 personnes qui ont pratiqué la médecine au Québec, sous le Régime français et sous le Régime britannique,
et sur lesquels Ahern a recueilli des informations. Lors de la parution de
la première tranche en mars 1910 il écrivait :
On ne s'attendra pas à trouver une histoire de la médecine, ni même une série
de biographies médicales. On n'y trouvera que des notes, recueillies au cours
de mes lectures39.
I
Mais de qui s'agit-il dans ces notes? Que trouve-t-on à leur sujet? Et que
faut-il penser de la valeur de ce travail sur le plan historique?
Cet ouvrage n'est pas un Panthéon de la médecine québécoise. On y
trouve, bien sûr, des informations sur les grands noms, comme Michel
Sarrazin, Robert Giffard ou Adam Mabane, mais aussi sur de simples
chirurgiens, des sages-femmes, des guérisseurs et des «charlatans».
Les articles les plus longs contiennent ordinairement, outre le nom et
le prénom, le ou les surnoms, les diverses graphies (ex. Peturon, Petuzo;
Rouisse, Ruisse), la date et le lieu de décès des persorbes. On trouve, assez souvent aussi, des informations sur leur formation. Àpropos de
Jacques Dénéchaud, Ahern écrit par exemple, à partir d'un document
trouvé dans les archives de l'Hôtel-Dieu de Québec, qu' «il avait
fréquenté un médecin de Saint-Savin du nom de Cavalier de qui il a dû
prendre des notions de médecine, car à l'âge de 23 ans il passe avec
succès, à Marennes près de Bordeaux, un examen dont voici copie du
certificat. . . n40.Suivent les informations qu'il a pu trouver sur leur carrière et leurs activités: «Donohue était natif d'Irlande, il se fixa à
Deschambault, Portneuf, oû il était marchand aussi bien que médec i n ~«Le
~ ~Dr.
; Dubergès pratiqua d'abord à St-Pierre, 1.-O.,avant 1764 il
déménagea à Saint-Thomas. Plus tard il vint à Québec où il est mort le
14 octobre 1792»~~.
Suivent ensuite des notes sur leur situation économique et sociale et, à l'occasion, des renseignements sur leur famille (conjoint, naissances, parrains, témoins, etc.). On trouve même, parfois, des informations sur les démêlés que certains ont pu avoir avec leurs patients
ou la justice.
Mais ce qui frappe beaucoup, compte tenu du contexte historiographique de l'époque, c'est l'ampleur de l'enquête. Ahern projetait de
faire la reconstitution de l'ensemble des personnes qui ont exercé la
médecine dans la province de Québec depuis la fondation de Québec
jusqu'au début du XIXe siècle. Il en a identifié 504. Le résultat est impressionnant quand on pense qu'il n'y avait pas, à l'époque, de registre
médicaP. On est aussi frappé par la qualité de certaines biographies.
Plusieurs comptent une dizaine de pages. Celle de Sarrazin en fait 35.
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Par contre, plusieurs grands noms du début du XIXe siècle manquent
sans qu'on sache pourquoi :F. Tessier, R. Nelson, W. Nelson, J. Blanchet,
F. Blanchet, J.-B. Noël, E. B. O'Callaghan, C.-H.-O. Côté, M.-F. Valois,
W. Marsden, D. Arnoldi, W. Robertson, A. F. Holrnes, et d'autres. La
région de Montréal, en particulier, devient bien moins représentée. Enfin, on aurait pu s'attendre à trouver quelques mots sur les grands fondateurs des hôpitaux de l'époque, la duchesse d'Aiguillon, Jeanne
Mance ou Mgr de Saint-Vallier, mais il n'en dit rien.
Une autre qualité de ce travail tient au fait qu'il s'appuie sur une vaste
et solide documentation. En 1910, quand il commence la publication de
ses textes, M. J. Ahern dit du reste avoir travaillé «plusieu$ années». Il
faut le croire. Ces sources qu'elles sont-elles? Il s'agit d'abord des études
et instruments de recherche disponibles à l'époque, comme les dictionnaires biographiques : Le Panthéon canadien de M. Bibeau (1850); Bibliography of Celebrated Canadians de H. J. Morgan (1862); Les Biographies et
portraits de L.-O. David (1846); The Medical Profession in Upper Canada de
W . Canniff (1894)' etc. De tous ces dictionnaires biographiques, c'est
celui de C. Tanguay, Dictionnaire généalogique des familles canadiennes en
sept volumes parus entre 1871 et 1890, qui lui a été le plus utile. Chez
Tanguay il a trouvé plusieurs dates de naissance, mariage et sépulture.
Il a aussi utilisé les monographies locales telles: J.-E. Roy, Histoire de la
seigneurie de Lauzon; J.-M. LeMoine, Québec, past and present, 1608-1876;
A. Béchard, Histoire de la paroisse de Saint-Augustin; N.-E. Diofme, SaintAnne de la Pocatière, 1672-1910; etc. Il s'est aussi servi des monographies
de familles44et des travaux sur l'histoire des communautés religieuses
et de leurs hôpitaux45.
En somme, il connaît les ouvrages historiques de son temps et il les
utilise. Du reste il a probablement été conseillé dans cette démarche par
des érudits de la ville, comme Narcisse-Eutrope Dionne et Philéas Gagnon sur lesquels nous reviendrons plus loin dans le texte.
Ahern a aussi dépouillé les périodiques d'histoire de son temps,
comme les Rapports des Archives canadiennes qui commencèrent à paraître sur une base annuelle en 1881, afin de faire connaître les fonds de la
Division des archives. Il cite les Proceedings de la Literary and Historical
Society of Quebec fondée à Québec en 1823 et le Bulletin des recherches
historiques que P.-G. Roy de Lévis a lancé en 189546.
Il a consulté plusieurs sources primaires pertinentes. Parmi les sources
imprimées, il s'est servi, entre autres, des Jugements et délibérations du Conseil souverain de la Nouvelle-France47, du Recensement de la ville de Québec de
~ ~à ,partir de la fin du XVIIIe siècle, des an1716 édité par L. B e a ~ d e tet,
nuaires de ville (ou «directories.) dans lesquels se trouvent le nom,
l'adresse et le métier des chefs de famille. En chercheur averti, il a utilisé
les journaux de l'époque, entre autres pour y consulter les nécrologies.
Ahern, historien de la médecine
31
Le pius cité est The Quebec Gazette /La Gazette de Québec fondée en 1764.
Il cite aussi, à l'occasion, le Quebec Mercury et le Quebec Chronicle.
Fait plus étonnant, il a recueilli des informations dans des sources
manuscrites spécialisées et parfois longues à consulter comme les registres d'état civil de la paroisse Notre-Dame de Québec et de la Cathédrale
anglicane de Québec, et les archives des hôpitaux de Québec. Aux archives du Séminaire de Québec il a retracé des dossiers d'étudiants. Enfin, il cite des documents provenant des archives judiciaires qui lui ont
permis de faire état de faits qui ne figurent ordinairement pas dans les
dictionnairesbiographiques de cette époque. C'est là qu'il a recueilli des
informations sur les <(charlatans»et les causes opposant des praticiens
et leurs patients (contestations,réclamations).
Ainsi Ahern ratisse large. Cependant, il ne semble pas le faire de facon
systématique ni méthodique. On a plutôt l'impression de quelqu'un qui
recueille, au hasard des circonstances, un peu tout ce qui lui tombe sous
la main, parce que toute trace, toute bribe, contient une vérité ou de la
vérité. Ahern glane.
Autre caractéristique de Ahern: il veut être précis. Alors que
plusieurs de ses prédécesseurs et contemporains, dont les ouvrages
sont souvent mieux écrits et plus soignés, ne citent pas leurs sources,
Ahern a le souci de le faire49.Il veut aussi rendre justice à ses collaborateurs. Quand quelqu'un lui a donné une information ou fait connaître
un document, il le mentionne. Ainsi, au sujet de la venue de Ferdinand
de Feltz au Canada avec les troupes, il écrit : «Jedois la connaissance de
cette lettre à l'obligeance de monsieur E. T.D.
SES MOTIVATIONS
I
Mais comment expliquer qu'un médecin dans la cinquantaine se soit
laissé tenter par un projet de cette envergure, alors que les conditions de
la recherche étaient loin d'être celles que nous connaissons aujourd'hui?
Qu'est-ce qui a pu l'inciter à entreprendre ce projet? Ahern s'explique
peu sur ce point. Sa remarque principale date de 1910, lors de la publication de la première partie desNotes dans le Bulletin médical de Québec :
Les pages qui suivent contiennent le résultat de recherches faites pendant
plusieurs années pour découvrir ceux qui, médecins, chirurgiens, ou autres,
nous ont précédés, dans l'art de guérir dans ce pays. J'ai découvert les noms
d'un nombre assez considérable de ces pionniers de la médecine canadienne;
mais jusqu'à présent les détails sur leur vie ont été difficilesà trouver et sont par
conséquent peu nombreux. C'est pourquoi j'ai longtemps hésité à publier ces
notes. Cependant, craignant de les perdre si je les gardais plus longtemps je les
ai confiées au Bulletin médical pour être imprimées. On ne s'attendra donc pas à
trouver une histoire de la médecine, ni même une série de biographies médicales. On ne trouvera que des notes, recueillies au cours de mes lectures, qui
32
JACQUES BERNIER
plus tard pourront servir au futur historien de notre art dans le Canada
francais. En attendant, ces pages serviront à tirer de l'oubli les noms d'un grand
nombre d'esculapes qui ont vécu et pratiqué dans le pays. Parmi eux, il y avait
des hommes, éminents par leur savoir et leur habilité, qui auraient fait honneur
à n'importe quel pays. D'autres, plus nombreux qui comme médecins et comme
hommes jouissaient de la confiance publique. Enfin comme partout, il y avait
un assez grand nombre de nullités51.
l
Ce projet consiste donc d'abord en une entreprise de sauvetage.
Ahern veut faire l'inventaire de ceux qui ont pratiqué la médecine avant
sa génération afin de raviver leur souvenir; pour les faire sortir de
l'oubli. Dans son esprit, cette démarche devait aussi permettre de faire
ressortir les grands noms de la médecine québécoise afin de leur rendre
hommage. Mais, pour mieux comprendre l'esprit de ce livre, il faut le
resituer dans son contexte et essayer de l'intégrer aux diverses facettes
de la vie de Ahem.
L'histoire était déjà un genre littéraire bien vivant au Québec à la fin
du XIXe siècle52. Il existe des synthèses sur l'histoire canadienne
(F.-X. Garneau, M. Bibaud, etc.) et plusieurs groupes ont déjà leur histoire écrite53 :les avocats, les notaires, le clergé, plusieurs communautés
religieuses, les hommes d'affaires, etc. Mais les médecins n'ont pas été
intégrés à ce courant. Au tournant du siècle les médecins ne font toujours pas partie de l'histoire du Canada.
Ces années furent aussi marquées par plusieurs anniversaires importants : 300e anniversaire de l'Hôpital Général de Québec en 1893; 50e de
la fondation de l'université Laval (1902); 50ede l'ouverture de la Faculté de médecine (1904); 50e de l'École normale Laval (1907); 300e de la
ville de Québec (1908); 50e anniversaire du Canada (1917). Ces anniversaires donnaient le plus souvent lieu à la publication d'ouvrages historiques. L'un de ces grands projets fut l'encyclopédie The Canada and lts
Provinces, en 23 vohmes, qui fut préparée à l'occasion du 50e anniversaire du Canada54.
Ahem a d'ailleurs lui-même été impliqué, en 1906 et 1907, dans la
préparation de l'une de ces fêtes à titre de premier vice-président du comité d'organisation des fêtes du 50e anniversaire de la fondation de l'École
normale Laval où il avait étudié. Il s'agissait de célébrer l'histoire de
l'École en organisant une période de festivitéset en préparant un livre qui
porterait sur l'école, son histoire et ses personnalités. Ces fêtes furent un
succès de même que le livre qui parut en 190855.Ses recherches pour les
Notes coïncident donc en partie avec la préparation de ces fêtes.
Ahern a aussi bénéficié d'un environnement favorable. Au moment
de commencer sa recherche il dispose déjà, comme on l'a vu précédemment, d'instruments de recherche importants. Ahem est aussi entouré
de plusieurs férus d'histoire. Les historiens P.-G. Roy et James MacPherson LeMoine étaient ses contemporains. J.-E. Roy, l'auteur de 1'His-
Ahern, historien dp la midecine
33
toire du notariat au Canada en quatre volumes (1888-1899) et d'une Histoire de la seigneurie de Lauzon en cinq volumes (1897-1904), était professeur à la Faculté de droit avant de devenir à l'emploi des Archives
nationales du Canada entre 1908 et 1913. N.-E. Dionne, qui était médecin, était bibliothécaire à la bibliothèque du Parlement de Québec entre
1892 et 1912 lorsque Ahern y faisait ses recherches. Dionne fut l'auteur
des premières biographies importantes sur Jacques Cartier et Champlain. Ahern connaissait aussi le bibliophile Philéas Gagnon. Ce marchand de Québec avait rassemblé une remarquable collection de «Canadianan qu'il a vendue, en 1909, à la ville de Montréal au prix de
$31,000~~.
En 1895 il avait publié Essai de bibliographie anad di en ne^^. Aux
archives du Séminaire de Québec il a pu consulter l'abbé Auguste
Gosselin, l'auteur de travaux sur le médecin et historien Jacques Labrie,
et sur l'histoire de l'église au Canada. Ahern ne donna pas de cours
d'histoire de la médecine à la Faculté de médecine. Mais il eut comme
collègue Arthur Vallée, l'auteur d'une biographie importante sur Sarrazin58et qui donna le cours d'histoire de la médecine à partir de 1915~~.
C'est d'ailleurs Vallée qui fit l'éloge de Ahern à sa mort en 191460.
Cet ouvrage est donc le produit de son temps. Il me semble aussi s'inscrire dans le prolongement des préoccupations et des activités de
Ahern. Durant toute sa vie Ahern a essayé de rapprocher les membres
de sa profession en travaillant à l'organisation d'associations et à la fondation de revues. Par ce travail peut-être a-t-il voulu, cette fois, les rapprocher de leurs ancêtres, les unir à leur passé. Peut-être voulait-il que
ses trouvailles, ses notes, dussent des retrouvailles. En tout cas, Ahern
est celui qui a introduit les médecins comme réalité historique au
Québec.
NOTES
I
1 Michael Josephet George Ahern, Notes pour servir à l'hzstoire de la médecine dans le BasCanada, depuis la fondation de Québec ~usqu'aucommencement du XIXe siècle, (Québec:
1923)
2 L,e iivre n e figure pas, par exemple, dans Bibliographia Canadlana d e Claude Thibault,
(Toronto : Longman, 1969), ni dans Les ouvrages de reférence du Québec, (Québec : Ministere des Affaires culturelles, 1969-1984). Le n o m d e Michael JosephAhern n'est pas
mentionné n o n plus dans le Dictionnaire pratique des auteurs québécois, (Montréal:
Fides, 1976). Le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec (Montréal : Fides, 1980)
mentionne l'ouvrage mais sans le présenter.
3 Archives nationale d u Québec (ANQ), Regtstre de l'état civil de l'église Notre-Dame de
Québec, B209,19 mars 1844, p. 50.
4 Arthur Vailée, «Feu Dr. Ahernn, Annuaire de I'Untversité Laval pour l'année académique
19141915 (Québec, 1914)p. 196-97.
5 ANQ,Registre de i'état civtl de i'église Saint-Patrick, 1874, S. 69, p. 31.
6 ANQ,Registres de l'état civil de l'église Notre-Dame de Québec, 1868à 1853.
7 A N Q , Reglstres de l'état civil de l'église Notre-Dame de Québec, 1868 A 1853,7 août :1854.
8 ANQ, Registrede l'état civil de l'église Saint-Patrick, mariage 100,24 novembre 1856.
34
JACQUESBERNIER
9 ANQ, Registrede l'état ctvil de l'église Saint-Patr~ck,1863-1873.
10 Vallée, «Feu Dr. Ahern*, p. 196.On trouvera des informations plus complètes sur sa
vie dans J. Bernier et F. Rousseau, «Ahern, Michael Joseph»,Dictionnatre biographique
du Canada / Dictionay of Canadian Biography, Vol. XIV, 1998,p. 11-13.
Il Vallée, «FeuDr. Ahern», p. 197.
12 Vallée, «FeuDr. Ahem»,p. 197.
13 Annuaire de l'Université Laval pour l'année académique 1868-1869,(Québec, 1868),p.15.
14 Vallée, «FeuDr. Ahern»,p. 197.
15 Cherrter's Directoy of Quebec and Levis, 1872à 1876.
16 Ckerrier's Directoy of Quebsc and Levis, 1873à 1882.
17 Cherrter's Dtrectory ofQuebec and Levis, 1876à 1885.
18 «Historiquede la Faculté de médecine*Annuaire de l'Université Laval, 1938-1939,~.
7.
19 F. Rousseau, La croix et le scalpel. Histoire des Augustines de !'Hôtel-Dieu de Québec
(1639-1989),Tome 1(Sillery: Septentrion, 19891,~.
212,263-64,282.
20 L'EIecteur (Québec),7septembre 1892.
21 Marie-Laure Gaumond de Sainte-Cécile, «Coup d'oeil sur le mouvement progressif
1
du service de chirurgie de l'H8tel-Dieu de Québec», Archives du Monastère de
l'Hôtel-Dieu.
22 Marie-Laure Gaumond de Sainte-Cécile, «Coup d'oeil sur le mouvement progressif
du service de chirurgie de i'Hi3tel-Dieu de Québec*.
23 F. Rousseau, La croix et le scalpel, p. 248-49.
24 Annuairede l'Université Laval, 1881.
25 Archives du Séminaire de Québec,Journal du Séminaire, Vol. 8,p. 289.
26 C.-M. Boissonnault, Histoire de la FacultC de médecine de Laval, (Québec: Les Presses
universitairesLaval, 1953),p.309.
27 Archives de l'Université Laval, Faculté de médecine, Proces-verbaux, 1 mai 1911.11s'agit
du diplôme d'hygiéniste expert. Les cours commencèrent en 1913-1914.i1était offert
57.
aux dpcteurs en médecine.Annuaire de I'Unimrsité iuval (1913-1914)~.
622.
28 Bullettn médical de Québec, (1899-1900):
29 Bulletin médical de Québec, (1916):304.
30 L'Union médicale du Canada, Vol. 26,n04, (l897),p. 201-4.
31 L'Union médicale du Canada, Vol. 31,(1902),p. 236.Ahern a été vice-président de cette
association de 1902B 1904.
622.
32 Bulletin médical de Québec, (1899-1900):
33 Bulletin médical de Québec, (1899-1914).
34 Bullettn médtcal de Québec, Vol. 10 (1908-1909):345-58.Ce texte a d'abord été présenté
au quatrieme congrès de l'Association des médecins de langue francaise en 1908,
congrès qui coïncidait avec le 300eanniversaire de la ville de Québec.
35 M.J.et George Ahern, Notes pour m i r , p. 4.,
36 Bttlletin médical de Quêbec, 17,n01(1916):4.
37 M.J. et George Ahem, Notes pour servir, p. 4.George Ahern est aussi l'auteur du livre
Les maladies mentales dans l'oeuvre de Courteline, (Québec :ImprimerieLaflamme, 1920).
38 Racheline Seidelman, Usefil Notes on the Histoy of Medicine in Lower Ganadafrom the
founding of Quebec to the Beginning of the 19th Cr?ntury (Toronto: Hannah Institute for
the History of Medicine, 1983).Une centaine de copies de ce texte dactylographié ont
été distribuées, notamment à des bibliothèques.
39 Bulletin médical de Québec, Vol. Il,(mars 1910):273.
40 M.J.et George Ahern, Notes, p. 144-45.
41 M.J.et George Ahern, Notes, p. 178.
42 M.J. et George Ahern, Notes, p. 183.
43 On sait maintenant, grâce à la thèse de Rénald Lessard, qu'environ 550 praticiens ont
exercé la médecine au Québec entre 1608 et 1788.Pratique et praticiensen contexte colonial : le corps médical canadien aux XVIIB et XVIiIe siècles, Thèse de PhD, Université
Laval, Québec, 1994,2tomes.
Ahern, historien de la médecine
35
44 Comme H. Têtu, Histoire des familles 'iëtu, Bonenfant, Dtonne, Perrault, (Québec. Dussault et Proulx, 1898).
45 Par exemple : H.-R. Casgrain,Histotre de ['Hôtel-Dteude Québec (Québec : L. Brousseau,
1878).
46 Pierre-Georges Roy a publié de nombreux répertoires et inventaires. En 1890, il fonda
une revue de littérature et d'histoire, Le Glaneur,qui eut une existence éphémère.
47 Imprimés à Québec entre 1885et 1891,6 volumes.
48 L. Beaudet, ed., Recensement de la ville de Québec de 1716 (Québec : A. Côté, 1887).
49 Voir par exemple : L.-O. David, Biographies et portraits, (Montréal : Beauchemin, 1876);
W . Canniff,The Medical Profession in Upper Canada 1783-1850 (Toronto: W . Briggs,
1894), p. 217-677; L. Beaudet, Québec: ses monuments anciens et modernes (Québéc:
1890); M. E. Abbott, Hisfory ofMedicine in the Provtnce of Quebec (Toronto :Macmillan,
1931);P.-G.Roy,Ftls de Québec (Lévis : 1933).
50 M. J. et George Ahern, Notes pour servir, p. 174.
51 Bulletin médtcal de Québec,Vol. Il, (mars 1910) : 273.
52 Voir à ce sujet Serge Gagnon, Le Québec et ses histortens de 1840 à 1920 (Québec : Les
Presses de l'université Laval, 1978).
53 Notons entre autres : E. Lareau, Histoire du droit canadien depuis les origines de la colonie
I U S ~ U 'nos
~ ]ours, 2 Vols. (Montréal:A. Périard, 1888):B.-A.T. de Montigny, Histoire du
drott canadten (Montréal: E. Senécal, 1869); J.-E. Roy, Histoire du notartat au Canada
depurs lafondation de la colonie jusqu'à nos jours (Lévis:La Revue du notartat, 1899-1902),
4 Vols.;A. Béchard,Monographie; gouverneurs, intendants et évêques de la Nouvelle-France
(Ottawa : Imprimerie d u Courrier fédéral, 1888);H. Courcy de Laroche-Héron, Les servantes de Dieu au Canada (Montréal: J. Loveii, 1890);H. Têtu, Résumé htstorique de l'industrie et du commerce de Québec de 1775 à 1900 (Québec : S. E., 1899).
54 The Canada and IfsProvinces (Toronto and Glasgow :Brook, 1914-1917).
55 Les noces d'or de I'Ecole normale Laval, 1857-1907par un comité d'anc~ensélèves (Québec :
École normale Laval, 1908).
56 Il s'agit de la collection Gagnon de la bibliothéque de la vilie de Montréal, rue Sherbrooke. R. Hamel, et al., Dictionnaire pratique des auteurs québécois (Montréal: Fides,
l976), p. 268.
57 P. Gagnon, Essai de bibliographie canadienne (Québec :A. Côté, 1895)
58 Asvallée, Un biologiste canadien, Michel Sarrazrn 1659-1735 (Québec : Ls-A. Proulx,
1927).
59 Sur l'enseignement de l'histoire de la médecine A l'université Laval à cette époque,
voir J. Bernier, «La place de I'histoire de la médecine*, Health and Canadian Soctety/Santé et Société canadmne, Vol. 1, nO1(1993):47, note 33.
60 Annuaire de 1'Unzverstté Laval pour.l'année académique 19141915 (Québec, 1914)
p. 196-97.