ETUDES JURIDIQUES - Faculté de droit de Sfax
Transcription
ETUDES JURIDIQUES - Faculté de droit de Sfax
ISSN : 0330-5635 ETUDES JURIDIQUES 2005 N° 12 Revue publiée par la Faculté de Droit de Sfax ETUDES JURIDIQUES Revue de la Faculté de Droit de Sfax Directeur de la revue : Ahmed OMRANE Doyen de la Faculté Comité scientifique : Ahmed OMRANE Néji BACCOUCHE Mohamed Ali MESSAOUDI Ali JALLOULI Nouri MZID Sami JERBI Mohamed MAHFOUDH Secrétaire de rédaction : Belhassen MNIF Secrétariat : Fathia JABEUR Imprimerie officielle de la République tunisienne 2005 ﺭ.ﺩ.ﻡ.ﺩ 5635-0330 : ﺩﺭﺍﺳﺎﺕ ﻗﺎﻧﻮﻧﻴﺔ 2005 ﻋـﺪﺩ 12 ﻤﺠﻠﺔ ﺘﺼﺩﺭﻫﺎ ﻜﻠﻴﺔ ﺍﻟﺤﻘﻭﻕ ﺒﺼﻔﺎﻗﺱ ﺩﺭﺍﺳﺎﺕ ﻗﺎﻧﻮﻧﻴﺔ ﻤﺠﻠﺔ ﻜﻠﻴﺔ ﺍﻟﺤﻘﻭﻕ ﺒﺼﻔﺎﻗﺱ ﻤﺩﻴﺭ ﺍﻟﻤﺠﻠﺔ ﺃﺤﻤــﺩ ﻋﻤــﺭﺍﻥ :ﻋﻤﻴـﺩ ﺍﻟﻜﻠﻴـﺔ ﺍﻟﻠﺠﻨﺔ ﺍﻟﻌﻠﻤﻴﺔ : ﺃﺤﻤــﺩ ﻋﻤـــﺭﺍﻥ ﻨﺎﺠـــﻲ ﺍﻟﺒﻜــﻭﺵ ﻤﺤﻤﺩ ﻋﻠﻲ ﺍﻟﻤﺴﻌـﻭﺩﻱ ﻋﻠــﻲ ﺍﻟﺠﻠﻭﻟـــﻲ ﺍﻟﻨـﻭﺭﻱ ﻤﺯﻴــــﺩ ﺴﺎﻤـــﻲ ﺍﻟﺠﺭﺒــﻲ ﻤﺤﻤــﺩ ﻤﺤﻔـــﻭﻅ ﻜﺎﺘﺏ ﺍﻟﺘﺤﺭﻴﺭ: ﺒﻠﺤﺴــﻥ ﺍﻟﻤﻨﻴـــﻑ ﺍﻟﻜﺘﺎﺒـــﺔ : ﻓﺘﺤﻴـــﺔ ﺠﺎﺒـــﺭ ﺍﻟﻤﻁﺒﻌﺔ ﺍﻟﺭﺴﻤﻴﺔ ﻟﻠﺠﻤﻬﻭﺭﻴﺔ ﺍﻟﺘﻭﻨﺴﻴﺔ 2005 SOMMAIRE * Relecture de l’accord euro-mediterranéen entre la Tunisie et l’union européenne : dix ans après par Néji BACCOUCHE, Professeur à la Faculté de Droit de Sfax…………………………….……. 7 * La souveraineté de l’assemblée générale des actionnaires dans la société anonyme, par Ahmed OMRANE, Doyen de la Faculté de Droit de Sfax………………………………………………..…………. 47 * Le dommage écologique et sa réparation, par Patrice JOURDAIN, Professeur à l’Université de Paris I PanthéonSorbonne……………………………………..………………….………………. 89 * Les intermédiaires de commerce dans les échanges économiques avec l’espsace OHADA : Focus sur la sécurité juridiques du contrat d’agence, par Emmanuel S. DARANKOUM Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal…... 133 * Le montage juridique, un ou plusieurs contrats ? par Jean Michel MARMAYOU, Maître de conférences à la Faculté de droit d’Aix en Provence …………………………….………………..……….. 1 93 * Le droit de la concurrence ? instrument de protection des contractants, par Muriel CHAGNY, agrégé des Facultés de droit, Professeur à l’Université de Savoie…………….……... * Droit économique et droit commun : dualité ou unité de méthode ?, par Philippe STOFFEL-MUNCK, Professeur à l’Université de Paris VIII……………………………………..………......… 215 241 ﺍﻟﻔﻬــﺮﺱ ﺃﻋﻤﺎل ﺍﻟﻤﻠﺘﻘﻰ ﺤﻭل :ﺍﻟﻘﺎﻀﻲ ﻭﻗﺎﻨﻭﻥ ﺍﻟﻀﻤﺎﻥ ﺍﻹﺠﺘﻤﺎﻋﻲ* اﻟﺘﻘ ﺮﻳﺮ ﺍﻟﺘﻤﻬﻴـﺩﻱ ﺒﻘﻠﻡ ﺍﻟﻨﻭﺭﻱ ﻤﺯﻴـﺩ ﺃﺴﺘﺎﺫ ﺒﻜﻠﻴﺔ ﺍﻟﺤﻘـﻭﻕ ﺒﺼﻔﺎﻗﺱ.............................................................................................................................. 9 * ﺩﻭﺭ ﺍﻟﻘﺎﻀﻲ ﻓﻲ ﺍﻟﻨﺯﺍﻋـﺎﺕ ﺍﻟﻤﺘﻌﻠﻘـﺔ ﺒﺤﻭﺍﺩﺙ ﺍﻟﺸﻐل ﻭﺍﻷﻤﺭﺍﺽ ﺍﻟﻤﻬﻨﻴﺔ ﺒﻘﻠﻡ ﺍﻟﻤﻨﺼﻑ ﺍﻟﻜﺸـﻭ ﺭﺌﻴﺱ ﺍﻟﻤﺤﻜﻤﺔ ﺍﻹﺒﺘﺩﺍﺌﻴﺔ ﺒﺼﻔﺎﻗﺱ.... 21 * ﺍﻹﺨﺘﺼـﺎﺹ ﺍﻟﺤﻜﻤـﻲ ﻭﺍﻟﺘﺭﺍﺒـﻲ ﻟﻘﺎﻀﻲ ﺍﻟﻀﻤﺎﻥ ﺍﻹﺠﺘﻤﺎﻋﻲ ﺒﻘﻠﻡ ﺧﺎﻟﺪ ﺑﻦ ﻣﺒﺮوك رﺋﻴﺲ اﻟﻤﺤﻜﻤﺔ اﻹﺑﺘﺪاﺋﻴﺔ ﺑﺘﻮزر.............................................. 69 * ﻗﺎﻨﻭﻥ 15ﻓﻴﻔـﺭﻱ 2003ﻭﺍﻹﺠـﺭﺍﺀﺍﺕ ﻟـﺩﻯ ﻗﺎﻀﻲ ﺍﻟﻀﻤـﺎﻥ ﺍﻹﺠﺘﻤﺎﻋﻲ :ﺘﺒﺴﻴﻁ ﺃﻡ ﺘﻘﺩﻡ ﺘﺸﺭﻴﻌﻲ ؟ ﺒﻘﻠﻡ ﺼﺎﻟﺢ ﺍﻟﺘﺭﻴﻜﻲ ﻤﺴﺎﻋـﺩ ﺒﻜﻠﻴﺔ ﺍﻟﺤﻘﻭﻕ ﺒﺼﻔﺎﻗﺱ............................................................................................... . 79 * ﺍﻟﻤﺤﻜﻤﺔ ﺍﻹﺩﺍﺭﻴﺔ ﻭﺍﻟﻀﻤﺎﻥ ﺍﻹﺠﺘﻤﺎﻋﻲ :ﻗﺭﺍﺀﺓ ﻓﻲ ﻋﻼﻗﺔ ﻤﺘﺒﺎﻴﻨﺔ ﺒﻘﻠﻡ ﺨﻠﻴل ﺍﻟﻔﻨﺩﺭﻱ ﻤﺴﺎﻋﺩ ﺒﻜﻠﻴﺔ ﺍﻟﺤﻘﻭﻕ ﺒﺼﻔﺎﻗﺱ95 ..................................................... ﻓﻘــــــﻪ* ﺁﺜـﺎﺭ ﺍﻟﺘﺘﺒـﻊ ﺍﻟﺠﺯﺍﺌـﻲ ﻀـ ﺩ ﺍﻷﺠﻴـﺭ ﻋﻠـﻰ ﺍﻟﻌﻼﻗـﺔ ﺍﻟﺸﻐﻠﻴـﺔ 125 ﺒﻘﻠﻡ ﺍﻟﻨﻭﺭﻱ ﻤﺯﻴﺩ ﺃﺴﺘﺎﺫ ﺒﻜﻠﻴﺔ ﺍﻟﺤﻘﻭﻕ ﺒﺼﻔﺎﻗﺱ......................................... * ﺍﻹﻁـﺎﺭ ﺍﻟﻘﺎﻨﻭﻨـﻲ ﻟﻠﺠﻤﺎﻋـﺎﺕ ﺍﻟﻤﺤﻠﻴــﺔ :ﻭﺍﻗـﻊ ﻭﺁﻓـﺎﻕ ﺒﻘﻠـﻡ ﻓﺎﺭﻴﺩﺓ ﻤﺯﻴﺎﻨﻲ ﺃﺴﺘﺎﺫﺓ ﻤﺴﺎﻋﺩﺓ ﺒﻜﻠﻴﺔ ﺍﻟﺤﻘﻭﻕ ﺒﺎﻟﺠﺯﺍﺌﺭ ،ﺠﺎﻤﻌﺔ ﺒﺎﺘﻨﺔ145 ....... * ﺍﻹﻁـﺎﺭ ﺍﻟﻘﺎﻨﻭﻨـﻲ ﻟﻠﺘﻌﺩﺩﻴــﺔ ﺍﻟﺤﺯﺒﻴــﺔ ﻓـﻲ ﺍﻟﺠﺯﺍﺌـﺭ ﺒﻘﻠـﻡ ﻨﺎﺠـﻲ ﻋﺒﺩ ﺍﻟﻨﻭﺭ ﺃﺴﺘﺎﺫ ﺒﻜﻠﻴﺔ ﺍﻟﺤﻘﻭﻕ ﺒﺎﻟﺠﺯﺍﺌﺭ ،ﺠﺎﻤﻌﺔ ﻋﻨﺎﺒﺔ............ 169 ﻓﻘــﻪ ﻗﻀـــﺎﺀ* ﺘﻌﻠﻴـﻕ ﻋﻠﻰ ﺍﻟﻘﺭﺍﺭ ﺍﻟﺼﺎﺩﺭ ﻋﻥ ﺍﻟﺩﺍﺌﺭﺓ ﺍﻟﺘﻌﻘﻴﺒﻴﺔ ﺒﺎﻟﻤﺤﻜﻤﺔ ﺍﻹﺩﺍﺭﻴـﺔ ﺒﻘﻠﻡ ﻋﻔﺎﻑ ﺍﻟﻬﻤﺎﻤﻲ ﻤﺴﺎﻋﺩﺓ ﺒﻜﻠﻴﺔ ﺍﻟﺤﻘﻭﻕ ﺒﺼﻔﺎﻗﺱ195 ...................................... إﻓﺘﺘﺎﺣﻴـــــــﺔ ﻋﻤﻼ ﺑﺎﻟﺴﻨﺔ اﻟﺤﻤﻴﺪة اﻟﺘﻲ دأﺑﺖ ﻋﻠﻴﻬﺎ آﻠﻴﺔ اﻟﺤﻘﻮق ﺑﺼﻔﺎﻗﺲ ﻣﻨﺬ ﻧﺸﺄﺗﻬﺎ واﻟﻤﺘﻤﺜّﻠﺔ ﻓﻲ إﺻﺪار ﻣﺠﻠﺔ " دراﺳﺎت ﻗﺎﻧﻮﻧﻴﺔ " ﻳُﻄﺎﻟﻌﻨﺎ اﻟﻴﻮم اﻟﻌﺪد اﻟﺜﺎﻧﻲ ﻋﺸﺮ ﻣﻦ هﺬﻩ اﻟﻨﺸﺮﻳﺔ اﻟﺪّورﻳّﺔ. وﺳﻌﻴﺎ إﻟﻰ ﺗﻌﻤﻴﻢ اﻟﻔﺎﺋﺪة ﻟﺪى اﻟﺪّارﺳﻴﻦ واﻟﻤﻬﺘﻤّﻴﻦ ﺑﻤﺠﺎل اﻟﻘﺎﻧﻮن ﻓﻘﺪ ﺣﺮﺻﻨﺎ دوﻣﺎ أن ﺗﻜﻮن أﻋﻤﺎل اﻟﻤﻠﺘﻘﻴﺎت واﻷﻳﺎم اﻟﺪّراﺳﻴﺔ اﻟﺘﻲ ﻧﻀﻤﺘﻬﺎ اﻟﻜﻠﻴﺔ ﻣﻦ ﺿﻤﻦ اﻟﻤﺤﺘﻮﻳﺎت اﻷﺳﺎﺳﻴﺔ ﻟﻠﻤﺠﻠّﺔ ﺣﺘﻰ ﺗﻜﻮن راﻓﺪا ﻟﺘﺒﺎدل اﻵراء ﺣﻮل اﻟﻤﺴﺎﺋﻞ اﻟﻘﺎﻧﻮﻧﻴﺔ اﻟﻤﺨﺘﻠﻔﺔ .وﻗﺪ ﺣﺮﺻﻨﺎ ﻋﻨﺪ اﺧﺘﻴﺎر ﻣﻮاﺿﻴﻊ اﻟﻤﺠﻠﺔ إﺗّﺒﺎع اﻟﻤﻨﻬﺞ اﻟﻤﻘﺎرن وذﻟﻚ ﺑﻨﺸﺮ ﻣﻘﺎﻻت ﻟﺒﺎﺣﺜﻴﻦ أﺟﺎﻧﺐ ﺗﺮﺑﻄﻨﺎ اﺗﻔﺎﻗﻴﺎت ﻋﻠﻤﻴﺔ ﻣﻊ ﻣﺆﺳﺴﺎﺗﻬﻢ اﻟﺠﺎﻣﻌﻴﺔ. ﻻ أن ﻧﺸﻴﺪ ﺑﻤﺴﺎهﻤﺎت ﺟﻤﻴﻊ اﻟﻤﺘﺪﺧّﻠﻴﻦ ﻣﻦ أﺳﺎﺗﺬة ﺟﺎﻣﻌﻴﻴﻦ وﻻ ﻳﺴﻌﻨﺎ إ ّ ﺗﻮﻧﺴﻴﻴﻦ وأﺟﺎﻧﺐ وﻗﻀﺎة وﻣﺤﺎﻣﻴﻦ وﺧﺒﺮاء ﻣﺨﺘﺼﻴﻦ ﻟﻤﺎ أﺑﺪوﻩ ﻣﻦ ﺗﺤﻤﺲ ﻣﻠﺤﻮظ ﻟﻠﻤﺸﺎرآﺔ ﻓﻲ إﻋﺪاد ﻣﺤﺘﻮى هﺬﻩ اﻟﻤﺠﻠّﺔ اﻟﺘّﻲ ﺗﺘﺰاﻳﺪ ﻋﺪد ﺻﻔﺤﺎﺗﻬﺎ ﻣﻦ ﻋﺪد ﻵﺧﺮ. وﻧﺤﻦ واﺛﻘﻮن ﺑﺄن ﻣﺪاﺧﻼﺗﻬﻢ ﺳﺘﺴﺎهﻢ وﻻﺷﻚ ﻓﻲ إﻟﻘﺎء ﻣﺰﻳﺪ ﻣﻦ اﻷﺿﻮاء ﺣﻮل اﻟﻤﺴﺎﺋﻞ اﻟﺘﻲ ﺗﻄﺮّﻗﻮا إﻟﻴﻬﺎ ﺑﺎﻟﺸﺮح واﻟﺘﺤﻠﻴﻞ. ﻧﺮﺟﻮ ﻓﻲ اﻟﻨﻬﺎﻳﺔ أن ﻳﺠﺪ اﻟﺪارس واﻟﺒﺎﺣﺚ ﻓﻲ هﺬا اﻟﻌﺪد ﻣﺒﺘﻐﺎﻩ آﻤﺎ ﻧﺘﻤﻨّﻰ أن ﺗﺴﺎهﻢ ﻣﺠﻠّﺔ " دراﺳﺎت ﻗﺎﻧﻮﻧﻴﺔ " ﻓﻲ إﺛﺮاء اﻟﻤﻜﺘﺒﺔ اﻟﻘﺎﻧﻮﻧﻴﺔ. أﺣﻤـﺪ ﻋﻤـﺮان ﻋﻤﻴﺪ آﻠﻴﺔ اﻟﺤﻘﻮق ﺑﺼﺎﻗﺲ وﻣﺪﻳﺮ اﻟﻤﺠﻠّﺔ ﺃﻋﻤﺎل ﺍﻟﻤﻠﺘﻘﻰ ﺤﻭل : ﺍﻟﻘﺎﻀﻲ ﻭﻗﺎﻨﻭﻥ ﺍﻟﻀﻤﺎﻥ ﺍﻹﺠﺘﻤﺎﻋﻲ ﻓﻘــــﻪ ﻓﻘـــﻪ ﻗﻀــﺎﺀ LA SOUVERAINETE DE L’ASSEMBLEE GENERALE DES ACTIONNAIRES DANS LA SOCIETE ANONYME Ahmed OMRANE Doyen de la Faculté de Droit de Sfax Le droit commercial et le droit constitutionnel sont a priori deux disciplines juridiques que tout sépare et que rien ne rapproche. Le droit commercial1 est un droit mercantile fondé sur la spéculation2. Le droit constitutionnel, en revanche, est le droit qui régit le gouvernement de l’Etat dépositaire de l’intérêt général. Et pourtant, les analogies sont frappantes entre les deux disciplines juridiques. Partant d’une constatation, devenue par la suite évidente, et selon laquelle « pour que l’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir », Montesquieu distinguait trois pouvoirs autonomes, dont les fonctions sont nettement différenciées et qui se contrebalancent et coopèrent au gouvernement des Etats, à savoir le législatif qui vote la loi, l’exécutif qui veille à l’exécution des lois, dispose pour ce faire de l’administration et peut édicter des mesures à 1 2 Le droit commercial est classiquement défini comme l’ensemble des règles de droit privé applicables aux commerçants et aux actes de commerce. Cette définition fait apparaître d’emblée l’une des ambiguïtés de la matière, tenant à la coexistence de deux conceptions. Dans la conception subjective, le droit commercial est le droit des commerçants : il s’agit d’un droit professionnel et dont l’application est déclenchée par la qualité des personnes en cause. Dans la conception objective, le droit commercial est le droit des actes de commerce, c'est-à-dire des opérations commerciales : son application est conditionnée non pas par la profession de l’intéressé mais par la nature de l’acte ou, plus largement, par la réunion de certaines circonstances objectivement définies. D’une manière générale, on peut définir le droit commercial comme étant une branche spéciale du droit privé qui régit l’activité commerciale, c'est-à-dire le monde des échanges économiques. Considérée par certains auteurs comme constituant le fondement même de la commercialité (Lyon-Caen et Rénaud, Traité de droit commercial, Tome premier, n° 103), la spéculation est l’opération qui consiste à profiter des fluctuations du marché pour réaliser un bénéfice. L’article 2 du code de commerce en cite comme exemples l’achat, la vente ou la location de biens quels qu’ils soient, les opérations de change, les opération de banque et les opérations de bourse. 47 caractère réglementaire, et le judiciaire chargé de l’administration de la justice. Or, si ce modèle, qui a été repris par toutes les constitutions des Etats qui se veulent démocratiques, visait dans l’esprit de Montesquieu, les institutions publiques, il semble avoir influencé le droit des sociétés et principalement l’organisation du pouvoir dans la société ou ce qu’il est convenu d’appeler le gouvernement d’entreprise. C’est ainsi que la société anonyme s’est progressivement orientée vers un mode qui ressemble à un Etat notamment au niveau de son organisation. L’exécutif est représenté par le directoire ou le conseil d’administration et le président directeur général3, le juridictionnel est composé des commissaires aux comptes institués dans le but de suppléer la défaillance des actionnaires qui ne s’intéressent que de loin à la marche de la société s’il n’existe pas dans la société anonyme un pouvoir juridictionnel comme l’a envisagé Montesquieu pour l’Etat, il existe une institution quasi-juridictionnelle qui est le commissaire aux comptes, et qui rappelle la Cour des Comptes chargée de contrôler la régularité de la dépense publique et de la commission consultative d’entreprise4 qui pourrait faire 3 4 Le code des sociétés commerciales renferme le choix entre trois formules d’organisation des pouvoirs de direction pour les sociétés anonymes. Une formule classique avec un conseil d’administration et un président directeur général, ou bien un conseil d’administration et la possibilité de dissociation des fonctions de président du conseil d’administration et celles de directeur général. Enfin, la dernière innovation du législateur tunisien avec la formule de direction dualiste avec un directoire et un conseil de surveillance. L’article 157 du code du travail dispose qu’ « il est institué dans chaque entreprise régie par les dispositions du présent code et employant au moins quarante travailleurs permanents, une structure consultative dénommée « commission consultative d’entreprise ». L’article 158 du code du travail ajoute que « la commission consultative d’entreprise est composée d’une façon paritaire de représentants de la direction de l’entreprise dont le chef d’entreprise et de représentants des travailleurs élus par ces derniers. La commission est présidée par le chef d’entreprise ou, en cas d’empêchement, son représentant dûment mandaté ». L’article 160 du code du travail précise que « la commission consultative d’entreprise est consultée sur les questions suivantes : a- l’organisation du travail dans l’entreprise en vue d’améliorer la production et la productivité ; b- les questions se rapportant aux œuvres sociales existantes dans l’entreprise au profit des travailleurs et de leurs familles, c- la promotion et le reclassement professionnel, d- l’apprentissage et la formation professionnelle, 48 figure de conseil économique et social. Le législatif est représenté par les assemblées générales des actionnaires5 qui contrôlent l’action des organes de gestion. Chaque organe a ses fonctions propres et influe sur les décisions des autres. En droit constitutionnel, cette branche juridique « dont l’objet est l’étude des règles régissant l’organisation et l’exercice du pouvoir »6, le concept de souveraineté fait l’objet d’usages multiples. La souveraineté constitue l’élément caractéristique de l’Etat. Le vocable souverain peut désigner soit le chef de l’Etat soit le peuple, et on parle aussi de la souveraineté de la loi ou de la souveraineté du parlement7. Or, traitant la question relative à la situation dans laquelle les pouvoirs ou les organes de la société se trouvent placés les uns par rapport aux autres, la doctrine commercialiste n’a pas hésité à parler de la souveraineté de l’assemblée générale des actionnaires8 qui apparaît, au vu de la loi, comme « l’âme e5 6 7 8 la discipline et dans ce cas la commission s’érige en conseil de discipline et applique la procédure fixée par les textes législatifs, réglementaires ou conventionnels régissant l’entreprise ». Il existe plusieurs sortes d’assemblées. En plus des assemblées constitutives qui votent les statuts et nomment les premiers organes de la société, la loi distingue trois catégories d’assemblées : 1- Les assemblées générales extraordinaires ont compétence pour modifier les statuts. 2- Les assemblées générales ordinaires, assemblées de droit commun, prennent toutes les décisions qui excèdent la gestion courante de la société sans pour autant impliquer une modification des statuts (approuver les comptes de l’exercice, statuer sur la répartition des bénéfices, nommer les administrateurs et les commissaires aux comptes). 3- Les assemblées spéciales : Ce sont des assemblées extraordinaires réunissant les titulaires d’actions d’une catégorie déterminée. Néji BACCOUCHE, Droit constitutionnel, souveraineté et suprématie, Etudes juridiques, Revue publiée par la Faculté de Droit de Sfax, N° 11, 2004, p. 7, spécialement n° 5. Néji BACCOUCHE, Droit constitutionnel, souveraineté et suprématie, Etudes juridiques, Revue publiée par la Faculté de Droit de Sfax, N° 11, 2004, p. 7. Au plan sémantique, le mot souveraineté n’a pas subi de mutation majeure depuis son apparition vers la fin du treizième siècle. En tant que concept juridique, la souveraineté a reçu plusieurs acceptions. La définition la plus classique est celle de Jean Bodin pour lequel « la souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République » (Jean Bodin, Les six livres de la République, Livre premier, Chapitre VIII, De la souveraineté…). Maurice Hauriou estime qu’il existe « une 49 de la personne morale »9. La souveraineté de l’assemblée générale est d’abord une souveraineté puissance apparaissant à travers l’importance de ses attributions. En effet, si, comme l’affirme Paillusseau, « la souveraineté consiste dans l’aptitude à détenir la plénitude des compétences », c’est l’assemblée générale des actionnaires qui détient les pouvoirs les plus importants dans la société. Elle détient ainsi la puissance législative. Au même titre que l’Etat qui reste soumis au respect de la législation et notamment aux dispositions constitutionnelles, la société anonyme est également soumise à la même obligation. Tous les actes accomplis par les organes de la société doivent être conformes aux statuts. Or, ces statuts doivent être approuvés par l’assemblée générale constitutive10, et peuvent être modifiés par l’assemblée générale extraordinaire. A ce titre, celle-ci peut augmenter le capital social11 ou le 9 10 11 souveraineté de gouvernement, une souveraineté de sujétion (qui sera celle de la nation) et une souveraineté de la chose publique » (Hauriou (M), La souveraineté nationale, Recueil de législation de Toulouse, 1912, p. 96). Carré de Malberg a identifié trois acceptions de la souveraineté. Dans son sens originaire, le mot souveraineté désigne le caractère suprême de la puissance publique. Dans une seconde acception, il désigne l’ensemble des pouvoirs compris dans la puissance de l’Etat. Enfin, il sert à concrétiser la position qu’occupe dans l’Etat le titulaire suprême de la puissance étatique et, ici, la souveraineté est identifiée avec la puissance de l’organe (R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, tome premier, p. 69 et s. La notion française de souveraineté. Paris, Sirey, 1920, Réimp. C.N.R.S. 1962 spécialement p. 79). Michel Troper a affiné la troisième de ces acceptions et l’a analysée, elle-même, en trois moments : « la qualité de l’organe qui n’a pas de supérieur parce qu’il exerce la puissance la plus élevée, c’est-à-dire la puissance législative ou qu’il participe à cet exercice ; la qualité de l’organe qui est au dessus de tous les autres, la qualité de l’être au nom duquel l’organe qui n’a pas de supérieur exerce sa puissance ». On en déduit que si l’on écarte les définitions spécifiques au souverain, au titulaire de la souveraineté, pour ne retenir que celles relatives à la souveraineté elle-même, on peut constater qu’il y’en a deux. La souveraineté désigne soit la qualité du pouvoir, en d’autres termes la suprématie, soit le pouvoir lui-même, c'est-à-dire la puissance. Thaller, note au D.P. 1883 -1- p. 108. Article 172 du code des sociétés commerciales. Articles 293 alinéa premier et 388 du code des sociétés commerciales. Remarquons que si la société est soumise à une procédure de redressement judiciaire, l’article 39 de la loi n° 95-34 du 17 avril 1995 relative au redressement des entreprises en difficultés économiques, tel que modifié par la loi n° 99-63 du 15 juillet 1999, dispose que « l’administrateur judiciaire élabore le plan de redressement qui comporte les moyens à mettre en œuvre pour le développement de l’entreprise y compris, au besoin, le rééchelonnement de ses dettes, le taux de réduction du 50 réduire12, changer la forme de la société13, décider, au cours de l’existence de la société, du choix du mode d’administration fondé sur le directoire et le conseil de surveillance ou sa suppression14, dissoudre la société avant l’arrivée du terme15 ou lorsque les comptes ont révélé que les fonds propres de la société sont devenus inférieurs à la moitié de son capital en raison des pertes16, décider la scission des actions en certificats d’investissement17 et en certificat de droit de vote18, décider que les titulaires d’actions à dividende prioritaire sans droit de vote auront un droit préférentiel à souscrire ou à recevoir des actions à dividende prioritaire sans droit de vote qui seront émises dans la même proportion19, décider la création d’actions à dividende prioritaire sans droit de vote20, ou autoriser l’émission d’obligations convertibles en actions21. L’assemblée générale choisit aussi les principaux organes sociaux. Partant du fait que le choix des personnes est l’une des principales manifestations de la souveraineté, le législateur reconnaît à l’assemblée générale des actionnaires le pouvoir de choisir les principaux organes sociaux. Celle-ci désigne ainsi les commissaires aux comptes22, et peut les révoquer avant l’expiration de la durée de leur mandat s’il est établi qu’ils ont commis une faute grave dans l’exercice de leurs fonctions23. Elle désigne et révoque aussi les membres du conseil d’administration. Les premiers administrateurs sont nommés par 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 principal de ces dettes ou des intérêts y afférents. Il peut proposer le changement de la forme juridique de l’entreprise ou l’augmentation de son capital ». Articles 307 et 388 du code des sociétés commerciales. Article 434 du code des sociétés commerciales. Article 224 alinéa 3 du code des sociétés commerciales. Article 387 alinéa 2 du code des sociétés commerciales. Article 388 du code des sociétés commerciales. Le certificat d’investissement représente les droits pécuniaires attachés à l’action. Il est dit privilégié lorsqu’un dividende prioritaire lui est attaché. Le certificat de droit de vote représente les autres droits attachés à l’action. Article 375 du code des sociétés commerciales. Article 366 alinéa 3 du code des sociétés commerciales. Article 347 du code des sociétés commerciales. Article 340 du code des sociétés commerciales. Article 260 alinéa premier du code des sociétés commerciales. Article 260 alinéa 2 du code des sociétés commerciales. 51 l’assemblée générale constitutive24. En cours de vie sociale, les administrateurs sont nommés par l’assemblée générale ordinaire25. L’assemblée générale désigne enfin les membres du conseil de surveillance dans les sociétés anonymes à directoire26. Le législateur reconnaît enfin à l’assemblée générale des compétences financières qui touchent à l’essentiel des activités sociales. L’assemblée générale ordinaire se prononce sur les comptes annuels établis par les organes de gestion. Elle peut, soit les désapprouver, soit les approuver. L’approbation est habituelle lorsque les commissaires aux comptes ont certifié la régularité et la sincérité des états financiers27. Elle est généralement suivie d’un quitus donné aux dirigeants pour leur gestion. Cette décharge n’empêche cependant pas l’exercice ultérieur d’une action en responsabilité28. L’assemblée générale ordinaire affecte aussi les résultats. Lorsqu’il y’a des bénéfices, elle procède à leur affectation en décidant leur mise en réserves libres, à condition que sa décision ne soit pas entachée d’un abus de majorité29, soit leur 24 25 26 27 28 29 Article 172 du code des sociétés commerciales. Article 190 du code des sociétés commerciales. Aux termes de l’article 239 alinéa premier du code des sociétés commerciales, « les membres du conseil de surveillance sont nommés par l’assemblée générale constitutive ou par l’assemblée générale ordinaire pour une durée déterminée par les statuts et qui ne peut excéder trois ans ». Ce même article ajoute dans son alinéa 2 qu’ « en cas de fusion ou de scission, leur nomination peut être faite par l’assemblée générale extraordinaire pour la période sus- indiquée ». Article 275 du code des sociétés commerciales. C’est ce que prévoyant expressément l’article 80 alinéa 3 du code de commerce d’après lequel « aucune décision de l’assemblée générale ne peut avoir pour effet d’éteindre une action en responsabilité contre les administrateurs pour fautes commises dans l’accomplissement de leurs fonctions ». Et si le code des sociétés commerciales ne contient pas une disposition analogue pour la société anonyme, il consacre la même règle pour la société à responsabilité limitée, en déclarant nulle de nullité absolue, toute décision de l’assemblée générale ayant pour effet d’interdire l’exercice de l’action en responsabilité contre le gérant pour faute commise dans l’exercice de son mandat28. La solution se justifie parfaitement dans la mesure où les assemblées d’actionnaires sont souvent contrôlées par les administrateurs qui disposent en fait de la majorité, sinon parce qu’ils possèdent réellement le contrôle de la société, du moins parce que, à l’aide des pouvoirs en blanc, ils disposent de la majorité des voix. Article 290 du code des sociétés commerciales. 52 distribution aux actionnaires sous forme de dividendes30. Lorsque les comptes annuels font apparaître des pertes, l’assemblée peut, ou bien les laisser subsister dans un compte de report à nouveau, ou bien les imputer sur les comptes de réserves, y compris la réserve légale. Cependant, lorsque les pertes entament sérieusement les fonds propres de la société, le législateur obligent les actionnaires d’en tirer les conséquences. L’article 388 du code des sociétés commerciales, applicable aux sociétés anonymes à l’exception de celles faisant l’objet de règlement amiable ou judiciaire, dispose que « si les comptes ont révélé que les fonds propres de la société sont devenus en deçà de la moitié de son capital en raison des pertes, le conseil d’administration ou le directoire doit dans les quatre mois de l’approbation des comptes, provoquer la réunion de l’assemblée générale extraordinaire à l’effet de statuer sur la question de savoir s’il y’a lieu de prononcer la dissolution de la société. L’assemblée générale extraordinaire qui n’a pas prononcé la dissolution de la société dans l’année qui suit la constatation des pertes, est tenue de réduire le capital d’un montant égal au moins à celui des pertes ou procéder à l’augmentation du capital pour un montant égal au moins à celui de ses pertes. Si l’assemblée générale extraordinaire ne s’est pas réunie dans le délai précité, toute personne intéressée peut demander la dissolution judiciaire de la société »31. La souveraineté de l’assemblée générale des actionnaires est aussi et surtout une souveraineté suprématie. Représentant le capital social, l’assemblée générale des actionnaires a été dotée d’une primauté sur les autres organes sociaux, à savoir les commissaires aux comptes et notamment les administrateurs. En effet, bien que l’organe de gestion, 30 31 Le schéma de principe est que le dividende, comme son nom l’indique, est le résultat de la division du bénéfice distribué par la part de chaque action dans le capital de la société. L’action est ainsi rémunérée au prorata de ce qu’elle représente dans le capital social. Cependant, l’application de ce calcul théorique est affectée par certaines limitations. C’est ainsi que les actions de jouissance reçoivent en général un dividende moins élevé que celui donné aux actions ordinaires. Celleci ont souvent un double coupon : l’un dit d’intérêt, l’autre de dividende. De même, les actions de préférence peuvent, suivant les conditions de l’émission, recevoir un dividende avant les autres ou un dividende supérieur. La même règle est consacrée dans les articles 27 du code des sociétés commerciales relatif aux causes de dissolution des sociétés et 142 du même code relatif à la société à responsabilité limitée. 53 directoire et conseil d’administration dans la société anonyme, sous l’influence conjuguée des tendances absolutistes et de l’absentéisme des actionnaires, exerce souvent une prééminence de fait sur l’assemblée générale32, il n’est pas juridiquement possible de lui donner une prééminence de droit33. Cette primauté, qui peut être considérée comme 32 33 Dans les petites sociétés anonymes, la majorité du capital social est souvent détenue par un actionnaire ou un groupe d’actionnaires qui exerce aussi les fonctions d’administration et de direction. Dans ces conditions, aucune discussion sérieuse n’est possible au sein de l’assemblée générale : les résolutions, préparées par les dirigeants, y sont votées telles qu’elles. Parfois même, bien que cette pratique soit illégale, l’assemblée ne se réunit pas ; les actionnaires se contentent de signer une feuille de présence et les dirigeants rédigent un procès verbal comme si l’assemblée avait délibéré. Dans les grandes sociétés anonymes, la situation est un peu différente. Théoriquement, les dirigeants ne détiennent que rarement assez d’actions pour avoir la majorité absolue. Mais ils ont toujours plus d’actions que les autres, et de ce fait, peuvent imposer leur point de vue. Les petits actionnaires, nombreux, dispersés et mal informés, ont l’impression qu’ils ne peuvent exercer aucune influence. Ils se désintéressent donc de la vie sociale et, dans la meilleure des hypothèses, ils se bornent à renvoyer aux dirigeants une procuration de vote renforçant ainsi la majorité détenue par ceux-ci. Les assemblées se déroulent, sinon devant des salles vides, au moins devant des salles qui ne sont pas représentatives des forces vives de la société. C. Jauffret Spinosi, Les assemblées générales d’actionnaires dans les sociétés anonymes : réalité ou fiction (étude comparative). Mélanges Rodière, Paris, 1982, p. 125 ; L. Mazeaud, La souveraineté de fait dans les sociétés par actions en droit français, Travaux de l’association Henri Capitant, Tome XV, p. 330 ; A. Tunc, L’effacement des organes légaux de la société anonyme, D. 1952, Chr. 73. Dans un arrêt de la Cour d’appel de Lyon en date du 12 mai 1952 (J.C.P. 1953, 7344, note BASTIAN), on peut lire qu’« Il importe peu que sous l’influence des tendances absolutistes de certains conseils d’administration, favorisées par l’apathie ou l’absentéisme des actionnaires, cette primauté de l’assemblée générale soit devenue le plus souvent en fait une fiction. C’est la loi et non les pratiques abusives que les tribunaux ont le droit de faire respecter ». V. également, Trib. Civ. De Lille, 14 décembre 1955, D. 1956, p. 670, note GORE. C’est d’ailleurs dans ce cadre que s’inscrit l’annulation par la jurisprudence des techniques notamment les clauses statutaires- opérant un renversement de la structure dirigeante de la société anonyme en permettant notamment au conseil d’administration de modeler la majorité à sa guise et de contrôler l’assemblée générale au lieu d’être contrôlé par elle. C’est le cas notamment des techniques tendant à assurer l’irrévocabilité des administrateurs et des clauses statutaires soumettant à l’autorisation du conseil d’administration toutes les cessions d’actions même entre actionnaires. C.A. Paris, 24 novembre 1954, J.C.P. 1955, 8448, note BASTIAN. 54 une illustration du système capitaliste traditionnel, se manifeste à travers le fait que les délibérations de l’assemblée générale s’imposent, non seulement aux actionnaires minoritaires, mais aussi au conseil d’administration qui doit les exécuter34. Cette primauté de l’assemblée générale sur les autres organes sociaux se manifeste aussi et surtout à travers la reddition des comptes. Aux termes de l’article 1136 du code des obligations et des contrats, « tout mandataire doit rendre compte au mandant de sa gestion, lui présenter le compte détaillé de ses dépenses et de ses recouvrements, avec toutes les justifications que comporte l’usage ou la nature de l’affaire, et lui faire raison de tout ce qu’il a reçu par suite ou à l’occasion du mandat ». Or, comme les administrateurs et les commissaires aux comptes agissent pour le compte de la société, ils doivent rendre compte de leur gestion à l’assemblée générale des actionnaires. Cette reddition des comptes, qui peut être tantôt générale, tantôt spéciale, a deux aspects : un aspect chiffré, ou les comptes proprement dits, à savoir les états financiers35 et un aspect explicatif, ou le compte rendu, à savoir les rapports du conseil d’administration et des commissaires aux comptes36. 34 35 36 C. Cass. Fr. Ch. Com. 14 mars 1950, J.C.P. 1950, 2, 5694 note BASTIAN. L’article 201 du code des sociétés commerciales dispose dans son alinéa premier qu’« à la clôture de chaque exercice, le conseil d’administration établit, sous sa responsabilité, les états financiers de la société conformément à la loi relative au système comptable des entreprises ». S’ils sont sincères et exacts, ces états financiers ont une importance particulière. D’abord, ils indiquent l’état de l’actif et du passif35 de la société. Ensuite, les états financiers permettent, par comparaison avec les comptes antérieurs, de suivre la marche de l’exploitation et de se rendre compte des profits réalisés ou des pertes enregistrées. Enfin, les états financiers permettent aux créanciers d’apprécier la solvabilité de la société. L’aspect chiffré de la reddition des comptes est complété par un aspect explicatif. C’est ainsi que l’article 85 du code de commerce disposait dans son alinéa premier qu’à la clôture de chaque exercice, le conseil d’administration « doit, conjointement aux documents comptables, présenter à l’assemblée générale un rapport annuel détaillé sur la gestion de la société. Le rapport annuel détaillé doit être communiqué au commissaire aux comptes »36. De leur côté, les commissaires aux comptes, chargés par l’assemblée générale des actionnaires d’une mission permanente de contrôle sur la situation comptable et financière de la société, « établissent un rapport dans lequel ils rendent compte à l’assemblée générale du mandat qu’elle leur a confié et doivent signaler les irrégularités qu’ils auraient relevées. Ils font, en outre, un rapport spécial sur les opérations prévues à l’article 78 du présent code »36. Ces règles ont été consacrées et consolidées par le code des sociétés commerciales. C’est ainsi que conjointement aux documents comptables, 55 En droit constitutionnel, les auteurs constatent que « la souveraineté, qui a résisté à l’épreuve du temps, subit aujourd’hui le choc de la confrontation entre le droit interne et le droit supranational »37 entraînant ainsi un partage des pouvoirs entre l’Etat et des instances supranationales. Le même phénomène d’amenuisement de la souveraineté caractérise aussi les assemblées générales des actionnaires. En effet, si au vu de la loi l’assemblée générale apparaît comme l’organe social souverain, la pratique témoigne que cette prééminence est plus théorique que réelle. Par un phénomène classique dans toutes les démocraties consistant en un passage de la démocratie à la technocratie, le pouvoir effectif et réel est passé de l’assemblée générale aux organes d’administration et de direction entraînant un divorce complet entre la loi et la réalité et faisant de la souveraineté de l’assemblée générale une fiction renforçant les pouvoirs des dirigeants sociaux. Ainsi, au fil des années, l’assemblée générale en tant que forum 37 le conseil d’administration doit présenter à l’assemblée générale « un rapport annuel détaillé sur la gestion de la société. Le rapport annuel détaillé doit être communiqué au commissaire aux comptes »36. De son côté, l’article 269 du code des sociétés commerciales dispose que « les commissaires aux comptes sont tenus de présenter leur rapport dans le mois qui suit la communication qui leur est faite des états financiers de la société. Si les membres du conseil d’administration ou du directoire ont jugé opportun de modifier les comptes annuels de la société, en tenant compte des observations du ou des commissaires aux comptes, ces derniers devront rectifier leur rapport en fonction des observations sus désignées. En cas de pluralité de commissaires aux comptes et de divergence entre leurs avis, ils doivent rédiger un rapport commun qui indique l’opinion de chacun d’eux. Les commissaires aux comptes doivent déclarer expressément dans leur rapport qu’ils ont effectué un contrôle détaillé et qu’ils approuvent expressément ou sous réserves les comptes ou qu’ils les désapprouvent. Est considéré nul et de nul effet le rapport du commissaire aux comptes qui ne contient pas d’avis explicite ou qui renferme des réserves incomplètes et imprécises ». Néji BACCOUCHE, Droit constitutionnel, souveraineté et suprématie, Etudes juridiques, Revue publiée par la Faculté de Droit de Sfax, N°11, 2004, p. 7, spécialement n° 13. L’auteur affirme aussi que « le droit constitutionnel contemporain , dont l’objet principal a été l’étude du statut juridique de l’Etat souverain, se trouve confronté à des défis multiples liés à cette nécessité ressentie par des Etats de faire partie d’une structure supranationale dotée d’un pouvoir normatif qui s’impose à l’Etat. De même, le droit constitutionnel actuel est de plus en plus dominé par le concept « d’Etat de droit » qui suppose « la soumission » de l’Etat, pourtant souverain, à un droit supra étatique devant garantir le respect des droits fondamentaux ». 56 d’expression de la volonté des actionnaires est devenue en fait un simple simulacre ou cérémonial. Loin de refléter la volonté de la collectivité des actionnaires, l’assemblée générale n’exprime le plus souvent que l’opinion d’un groupe plus ou moins restreint d’actionnaires, ceux qui exercent en fait le contrôle de la société ou les « contrôlaires » suivant l’expression de Monsieur CHAMPAUD38. Parfois, elle n’est qu’une tribune d’enregistrement d’un procès verbal établi à l’avance par un employé de la société, dans son bureau, conformément aux recommandations et consignes de la majorité dirigeante39. Tenant compte de ce phénomène, le législateur n’a pas hésité à atténuer les attributions de l’assemblée générale des actionnaires (PREMIERE PARTIE) et à reconnaître un droit d’ingérence au profit du juge qui peut sanctionner la politique de l’assemblée générale par application de la théorie de l’abus de majorité (DEUXIEME PARTIE). 38 39 Le pouvoir de concentration de la société par actions, Sirey, 1962. A ce phénomène, il y’a certainement des raisons de fait. La dispersion géographique, la simultanéité des assemblées générales, la publicité insuffisante des convocations, sont autant de facteurs qui expliquent l’absentéisme des actionnaires aux assemblées générales. Notamment dans les sociétés anonymes de grandes dimensions, les actionnaires sont mal informés et parfois même indifférents à la vie sociale. A cet égard, la collecte des pouvoirs en blanc par l’équipe dirigeante, considérée par certains auteurs comme la grande tare de la démocratie sociale et en même temps la condition de survie des assemblées, a retenu tout particulièrement l’attention de la doctrine. Comme, malgré l’indifférence et la passivité de la presque totalité des actionnaires, il faut réunir les assemblées avec le quorum légal, une certaine pratique s’est développée entraînant une transformation profonde de la physionomie de la société anonyme. Cette pratique est celle de la collecte des pouvoirs en blanc. Les sociétés avaient pris l’habitude d’envoyer à leurs actionnaires des procurations sur lesquelles ne figurait pas le nom du mandataire, ajoutant qu’elles désigneraient elles mêmes ce mandataire au moment voulu. En fait cette désignation sera effectuée par le conseil d’administration le plus souvent au profit de l’un de ses membres. Et ainsi, par ce moyen, l’organe d’exécution parvenait à exercer un contrôle, et même une véritable mainmise sur l’organe législatif de la société. Dès lors, de l’état d’équilibre entre les pouvoirs, tel qu’il a été initialement conçu par le législateur, on est passé à un régime de confusion, de concentration des pouvoirs entre les seules mains des administrateurs. Cette nouvelle situation, caractérisée par la concentration des pouvoirs au sein du conseil d’administration n’avait pas été sans avantages. L’efficacité de la société sur le plan économique s’était renforcée. Les conseils d’administrations n’avaient plus à subir le contrôle parfois égoïste des actionnaires, et ils avaient pu ainsi pratiquer une politique d’autofinancement à laquelle les actionnaires auraient pu s’opposer. 57 PREMIERE PARTIE : L’ASSEMBLEE GENERALE DES ACTIONNAIRES : DES ATTRIBUTIONS DE PLUS EN PLUS LIMITEES : Le principe de l’omnipotence de l’assemblée générale extraordinaire connaît des limites de plus en plus importantes (SECTION I), et si le législateur reconnaît à l’assemblée générale des actionnaires le pouvoir de choisir les principaux organes sociaux, il faut bien reconnaître que cette prérogative est en train de glisser vers d’autres organes (SECTION II). SECTION I : LES LIMITES DE L’OMNIPOTENCE DE L’ASSEMBLEE GENERALE DES ACTIONNAIRES Bien que statuant à la majorité des deux tiers des actionnaires présents ou représentés40 et non à l’unanimité, « l’assemblée générale extraordinaire est seule habilitée à modifier toutes les dispositions des statuts. Toute clause contraire est nulle »41 . Cette possibilité accordée à la majorité des deux tiers des actionnaires, appelée règle d’omnipotence et dont la consécration a été progressive42, tout en constituant une rupture avec les conceptions contractuelles classiques, s’explique par le caractère institutionnel de la société anonyme. En effet, « modifier les statuts n’est pas seulement modifier un contrat, mais aussi perfectionner un 40 41 42 Article 291 in fine du code des sociétés commerciales. Article 291 du code des sociétés commerciales. En droit français, l’affirmation de l’omnipotence de la majorité a été progressive. Au lendemain de la loi de 1867, il était admis que l’unanimité seule pouvait modifier les statuts. En 1892, la Cour de cassation avait décidé que le consentement de tous n’est requis que pour porter atteinte aux bases essentielles de la société (C. Cass. Fr. Ch. Civ. 30 mai 1892 D. 1893 -1- p. 105 note Thaller ; C. Cass. Fr. Ch. Civ. 9 janvier 1894 D. 1894 -1- p. 313 Conclusions Desjardins et note Lacour). Et en 1913, le législateur avait fixé la matière en posant un principe et des exceptions. Le principe est l’omnipotence de l’assemblée statuant à la majorité. Les exceptions sont l’interdiction d’augmenter les engagements des actionnaires ou de changer la nationalité de la société. Telles sont les modifications statutaires mises hors d’atteinte du pouvoir majoritaire. 58 organisme »43. Cette règle de l’omnipotence doit cependant composer avec deux éléments à savoir : Premier élément : La hiérarchisation et la séparation des organes de la société anonyme : De la conception institutionnelle de la société anonyme découle le caractère d’ordre public de la répartition des pouvoirs et des compétences dans la société. Dès lors, si l’assemblée générale extraordinaire peut modifier les statuts, elle ne peut pas modifier les dispositions légales et porter ainsi atteinte à l’organisation hiérarchique de la société anonyme comme par exemple exercer les attributions qui relèvent légalement de l’assemblée générale ordinaire ou des autres organes de la société44, priver les assemblées spéciales des pouvoirs que la loi leur confère, ou décider qu’une résolution impliquant leur ratification sera définitive et exécutoire sans cette dernière, supprimer le conseil d’administration ou le priver de ses attributions légales. C’est ainsi que la Cour d’appel de Sousse, dans son arrêt n° 2973 du 11 novembre 197245, a refusé de faire droit à une demande qui voulait soumettre un acte d’administration rentrant dans la gestion normale de la société à l’approbation des actionnaires réunis en assemblée générale. Son refus était dû au fait que « l’objet de la demande ne concerne que la gestion normale et l’administration qui ne rentrent pas dans les décisions nécessitant l’approbation et l’autorisation des actionnaires ». Commentant cette décision, Philippe FOUCHARD a souligné que les pouvoirs de représenter la société sont conférés au président directeur général « par la loi tout autant et même plus que par ses mandants ». Deuxième élément : Les droits des actionnaires : Même en matière de modification des statuts, l’assemblée générale extraordinaire ne peut pas tout faire. En effet, dès que le principe majoritaire a été admis, les juristes se sont efforcés de découvrir dans les droits individuels de l’associé ce que Ripert appelait « cette partie intangible à laquelle le groupement ne 43 44 45 Thaller, note sous C. Cass. Fr. Ch. Civ. 30 mai 1892 D. 1893 -1- p. 105. Si l’article 9 du code des sociétés commerciales fait du siège social une mention obligatoire des statuts, l’article 230 du même code, applicable à la société anonyme à directoire et à conseil de surveillance, précise que « le déplacement du siège social ne peut être décidé que par le conseil de surveillance sous réserve de ratification de cette décision par la prochaine assemblée générale ordinaire ». RTD 1973 p. 226 note P. FOUCHARD. 59 pourra porter atteinte »46. La position du droit tunisien sur la question n’a pas été toujours la même. Sous l’empire du code de commerce, et recherchant un équilibre entre l’intérêt de la société tel que le détermine la majorité et les intérêts personnels des actionnaires, l’article 101 du code de commerce, après avoir formulé le principe de l’omnipotence de l’assemblée générale extraordinaire, précisait que celle-ci « ne peut toutefois pas, augmenter les engagements des actionnaires ». Cette limite au pouvoir de la majorité, qui se fondait sur l’origine contractuelle des engagements des associés, constituant une survivance des principes du droit civil (autonomie de la volonté et effet relatif des conventions) face aux conquêtes du droit commercial, et qui était d’application générale valant pour toute société et pour toute espèce d’obligations, pécuniaire ou personnelle, positive ou négative47, avait entraîné les conséquences suivantes : 1-L’interdiction pour l’assemblée générale extraordinaire de transformer la société anonyme en société en nom collectif ou en société en commandite simple48, et de procéder à une augmentation de capital par majoration ou élévation du montant nominal des actions, d’obliger les actionnaires à souscrire à une augmentation du capital en numéraire, ou d’aggraver les conditions statutaires de libération des actions, soit par une anticipation des échéances fixées pour cette libération, soit par une augmentation des intérêts de retard stipulés par les statuts vis-à-vis des actionnaires qui ne libèrent pas leurs actions à temps, soit par une interdiction aux actionnaires de libérer leurs actions par voie de compensation alors que les statuts n’interdisaient pas ce mode de libération. 46 47 48 G. Ripert, La loi da la majorité dans le droit privé, Mélanges Sugiyama 1940 spécialement p. 358. Ainsi, en présence de textes analogues, la Cour de cassation française avait jugé que l’unanimité était nécessaire pour introduire dans les statuts une clause imposant une obligation de non concurrence aux actionnaires qui se retireraient de la société (C. Cass. Fr. Ch. Com. 26 mars 1996). La transformation de la société anonyme en société à responsabilité limitée était discutée puisque l’article 154 alinéa 2 du code de commerce obligeait les associés de la société à responsabilité limitée de répondre solidairement, vis-à-vis des tiers, de la valeur attribuée aux apports en nature. Or, on pouvait se demander si cette garantie éventuelle des apports en nature n’augmentait pas les engagements des actionnaires. 60 2-La possibilité pour l’assemblée générale extraordinaire de diminuer les droits des actionnaires. Si l’augmentation des engagements des actionnaires était interdite à l’assemblée générale extraordinaire, celle-ci pouvait, en revanche, décider une simple diminution de leurs droits. Certes, la distinction entre l’augmentation des engagements et la diminution des droits était incertaine et difficilement applicable aux cas d’espèce49. Cependant, la solution ne posait aucun problème. Non seulement une interprétation stricte de l’article 101 du code de commerce imposait de consacrer cette distinction, mais aussi et surtout l’article 115 du code de commerce en donnait une illustration à propos du droit préférentiel de souscription. En effet, si les statuts ne pouvaient, en principe, le supprimer, cette suppression pouvait néanmoins être décidée par l’assemblée générale extraordinaire des actionnaires. D’ailleurs, la distinction entre augmentation des engagements et réduction des droits était consacrée par la jurisprudence française50. 3- La possibilité pour l’assemblée générale extraordinaire d’augmenter les engagements de la société. En effet, en visant « les engagements des actionnaires » et non ceux de la société, l’article 101 du code de commerce autorisait l’assemblée générale extraordinaire de décider des modifications statutaires qui entraînaient une charge supplémentaire pour la société. Cela se produisait notamment, chaque fois qu’une opération de restructuration s’accompagnait d’une reprise ou d’une garantie du passif. 49 50 Un exemple type est fourni par l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation française du 22 juin 1982 (D. 1983 p. 87 note GOURALAY). En l’espèce, une société coopérative vinicole avait modifié ses statuts. Ceux-ci prévoyaient que les associés pouvaient se retirer chaque année. La résolution litigieuse avait décidé que, désormais, le coopérateur ne pourrait plus quitter la société qu’après cinquante ans. La doctrine s’était emparé de cet exemple pour se demander s’il s’agissait d’une diminution permise du droit de sortir, ou d’une augmentation interdite de l’obligation de rester. C. Cass. Fr. Ch. Civ. 9 février 1937 D. 1937 -1- p. 73 note Besson, S. 1937 -1p. 129 note ROUSSEAU ; Versailles 29 novembre 1990 D. 1991 p. 134. En l’espèce, la mesure prise, à savoir la réduction du capital à zéro, n’avait pas augmenté les engagements des actionnaires, mais avait simplement fait disparaître leurs droits. 61 Or, si le code des sociétés commerciales n’a pas repris, dans son article 291, cette limite à l’omnipotence de l’assemblée générale extraordinaire, il consacre cependant certaines de ses applications. C’est ainsi que : 1-Tout en affirmant que « l’augmentation du capital social doit être décidée par l’assemblée générale extraordinaire, dans les conditions prévues par la loi, sauf stipulation contraire des statuts et à condition qu’il ( ?) ne contredise pas les dispositions légales impératives »51, le code des sociétés commerciales précise que « l’augmentation du capital social par majoration de la valeur nominative ( ?) des actions est décidée à l’unanimité des actionnaires, sauf si l’augmentation a été réalisée par incorporation des réserves, des bénéfices ou des primes d’émission »52. 2-Tout en affirmant que « toutes les sociétés à l’exclusion de la société en participation peuvent opter pour une transformation en choisissant l’une des formes prévues au présent code »53, et que « la décision de transformation de la société est prise par l’assemblée générale extraordinaire conformément aux dispositions du présent code et aux dispositions particulières régissant chaque type de société »54, le code des sociétés commerciales précise que « la société anonyme ne peut se transformer qu’en société en commandite par actions ou en société à responsabilité limitée »55. Le fondement de cette règle ne peut être que l’interdiction –implicite certes- d’augmenter les engagements des actionnaires. D’ailleurs, l’article 143 du code des sociétés commerciales permet d’appuyer davantage cette idée puisqu’il dispose que « la transformation d’une société à responsabilité limitée en société en nom collectif, en commandite simple ou en commandite par actions est réalisée par une décision de l’assemblée générale extraordinaire, prise sous peine de nullité à l’unanimité des associés ». 3-L’article 296 du code des sociétés commerciales reconnaît aux actionnaires, proportionnellement au montant de leurs actions, un droit de 51 52 53 54 55 Article 293 alinéa premier du code des sociétés commerciales. Article 293 alinéa 3 du code des sociétés commerciales. Article 433 alinéa premier du code des sociétés commerciales. Article 434 du code des sociétés commerciales. Article 433 alinéa 2 du code des sociétés commerciales. 62 préférence à la souscription des actions de numéraire émises pour réaliser une augmentation de capital, et répute non avenue toute clause contraire. Or, l’article 300 du même code dispose que « l’assemblée générale extraordinaire qui décide ou autorise une augmentation du capital social peut supprimer le droit préférentiel de souscription pour la totalité de l’augmentation du capital ou pour une ou plusieurs parties de cette augmentation ». SECTION II : LE GLISSEMENT DU CHOIX DES PERSONNES VERS D’AUTRES ORGANES : L’assemblée générale est exclue de la nomination de certains organes. Dans les sociétés anonymes de type classique, si l’assemblée générale peut nommer tous les administrateurs, elle ne peut désigner directement le président du conseil d’administration et le directeur général de la société qui sont désignés par le conseil d’administration56. Dans les sociétés anonymes à directoire, le conseil de surveillance exerce une influence directe sur la nomination des membres du directoire, et qui apparaît à travers les deux règles suivantes. D’une part, Selon l’article 226 alinéa premier du code des sociétés commerciales, « les membres du directoire sont nommés par le conseil de surveillance pour une durée maximale de six ans renouvelable, sauf stipulation contraire des statuts.». Il découle de cette disposition que le conseil de surveillance dispose d’une compétence exclusive pour nommer les membres du directoire. Même l’assemblée générale se voit refuser le pouvoir de nomination57. D’autre part, l’article 226 alinéa premier du code des sociétés commerciales précise que « le conseil de surveillance confère à l’un des membres du directoire la qualité de président »58. 56 45 58 Articles 208 et 217 du code des sociétés commerciales. Cette compétence apparaît à première vue inadéquate. En effet, outre le fait qu’il n’est pas normal que l’organe de contrôle désigne directement les personnes qu’il est appelé à contrôler, le conseil de surveillance est investi d’une mission de surveillance, alors que la nomination des membres du directoire est une tâche de gestion. Cependant, cette solution semble se justifier par le fait que, représentant les actionnaires de la société, et étant chargé de sauvegarder leurs intérêts, le conseil de surveillance a une « légitimité sociale » à désigner les dirigeants de la société. Cette compétence reconnue au conseil de surveillance de désigner le président du directoire est choquante à plus d’un titre : 63 L’assemblée générale partage souvent son pouvoir de nomination avec d’autres organes. Deux hypothèses de partage du pouvoir peuvent être relevées. Première hypothèse : Les commissaires aux comptes, qui sont nommés normalement par l’assemblée générale ordinaire59, peuvent l’être, exceptionnellement, par le président du tribunal de première instance du lieu du siège de la société60. Cette nomination judiciaire intervient généralement lorsque l’assemblée générale omet de désigner un commissaire aux comptes, ou lorsque le commissaire aux comptes désigné par l’assemblée générale refuse la tâche qui lui est confiée ou se trouve dans un cas d’empêchement. A ces trois cas prévus par l’article 261 du code des sociétés commerciales, on peut ajouter un quatrième non prévu par la loi. En effet, lorsqu’une action en justice tendant à récuser le ou les commissaires aux comptes désignés par l’assemblée générale est intentée, le juge qui fait droit à cette demande procèdera directement à la nomination du ou des commissaires aux comptes qui exerceront leurs fonctions à la place de ceux qui ont été récusés. Deuxième hypothèse : Si les membres du conseil d’administration sont normalement nommés par l’assemblée générale, ils 59 60 1- Dans les sociétés anonymes avec conseil d’administration, l’article 208 alinéa premier du code des sociétés commerciales dispose que « le conseil d’administration élit parmi ses membres un président qui a la qualité de président directeur général », et on ne voit vraiment pas pourquoi le législateur a privé les membres du directoire de cette compétence qui leur appartient normalement. 2- La nomination du président du directoire par le conseil de surveillance risque de perturber l’homogénéité du directoire et menace son efficacité, dans la mesure où l’homogénéité est un élément nécessaire pour l’efficacité de tout organe collégial. 3- La nomination du président du directoire par le conseil de surveillance met ce dernier en position de force vis-à-vis du directoire puisque c’est lui qui construit ce rassemblement de personnes qu’est l’équipe de gestion et choisit son président. Les membres du conseil de surveillance, qui sont généralement d’importants actionnaires attachés à la direction de la société, peuvent ainsi désigner les personnes qui se prêtent le mieux à leur politique. Article 260 du code des sociétés commerciales. Article 261 du code des sociétés commerciales. 64 peuvent l’être exceptionnellement par le conseil d’administration61, voire par le juge des référés. Le droit des sociétés est certes dominé par le principe de non immixtion du pouvoir judiciaire dans les affaires sociales. Il n’appartient pas au tribunal de substituer un mandataire de justice aux dirigeants sociaux. Cependant, dans certaines circonstances exceptionnelles, notamment lorsque le fonctionnement de la société n’est plus correctement assuré, lorsque le bloc majoritaire risque de prendre des décisions dangereuses au regard de l’intérêt social, ou que la survie de la société est gravement mise en cause, il devient nécessaire de protéger à la fois les minoritaires et la personne morale. Dans ces cas, l’intervention judiciaire devient une nécessité. L’intervention judiciaire dans l’administration des sociétés commerciales est admise en cas de difficultés économiques. C’est ainsi qu’en imposant la présence d’un « juge conciliateur » au cours de la période du règlement amiable62, et d’un « juge commissaire » pendant le règlement judiciaire63, la loi n° 95-34 du 17 avril 1995 relative au redressement des entreprises en difficultés économiques64 permet à l’autorité judiciaire d’intervenir massivement pour aider les entreprises à surmonter leurs difficultés économiques65. 61 62 63 64 65 En effet, en cas de vacance, par décès ou démission d’un ou de plusieurs administrateurs, le conseil d’administration peut, entre deux assemblées générales, procéder à des nominations provisoires pour atteindre le minimum légal, et l’assemblée générale la plus proche dans le temps aura à statuer sur la ratification de ces nominations. C’est la pratique de la cooptation consacrée par l’article 195 du code des sociétés commerciales. Article 10 de la loi du 17 avril 1995. Article 22 de la loi du 17 avril 1995. JORT n° 33 du 25 avril 1995, p. 792. La loi n° 97-71 du 11 novembre 1997 relative aux liquidateurs, mandataires de justice, syndics et administrateurs (JORT n° 91 du 14 novembre 1997, p. 2047) a élargi, le domaine d’intervention de l’autorité judiciaire dans l’administration des sociétés. En fait, mis à part les liquidateurs judiciaires et les syndics de faillite qui n’interviennent généralement qu’à une période irrémédiable de la vie sociale, à savoir la liquidation et la faillite de la société, cette loi a permis aux mandataires de justice et aux administrateurs provisoires de suppléer les organes sociaux dans l’administration sociale. L’article 2 de cette loi précise que les fonctions des administrateurs provisoires consistent dans « l’administration des entreprises dans le cadre de la législation spécifique qui traversent des difficultés économiques ou qui sont l’objet d’un conflit relatif à leur gestion. Le tribunal peut leur confier 65 L’intervention judiciaire dans l’administration des sociétés commerciales est admise aussi en cas de difficultés politiques. En effet, dès qu’un danger imminent et réel menace la société, tout associé peut demander au juge des référés la désignation d’un mandataire de justice chargé de préserver les biens de la société et de l’administrer en cas de besoin. Disposant que « dans tous les cas d’urgence, il est statué en référé par provision et sans préjudice au principal », l’article 201 du code de procédure civile et commerciales soumet l’intervention du juge des référés à deux conditions à savoir l’urgence et l’absence de préjudice au principal66. Appliquées en droit des sociétés, ces conditions subissent une déformation certaine. La pénétration ou l’infiltration du but économique par la prise en considération de l’intérêt de l’entreprise dans le motif juridique, le déplacement du problème du plan juridique classique sur lequel il se situait en droit commun au plan économique, a entraîné une modification sensible, une adaptation et donc une déformation des critères juridiques d’intervention du juge des référés (PARAGRAPHE I) et même dans certains cas leur dépassement (PARAGRAPHE II). Paragraphe I : la déformation des critères d’intervention du juge des référés : Même si les deux conditions d’urgence et l’absence de préjudice au principal ne sont pas complètement ignorées, la prise en considération du motif économique par le juge à travers la notion d’intérêt de l’entreprise, leur a conféré une coloration particulière. La détermination de l’urgence se ramène à la détermination des hypothèses de fonctionnement anormal de la société (A), et l’absence de préjudice au 66 d’autres fonctions ». On en déduit que l’administrateur chargé de gérer la société doit pouvoir procéder à tous les actes nécessaires pour surmonter la crise et bénéficier d’une marge importante d’initiative pour exécuter ou résilier les contrats conclus par la société, pour gérer celle-ci dans les conditions les plus favorables qui permettent sa survie, et enfin, et si possible, pour concilier entre les différents antagonistes en provoquant par exemple la réunion d’une assemblée générale. L’urgence qui détermine l’intervention du juge des référés, constitue le seuil de sa compétence d’attribution. Le préjudice au principal constitue la limite de sa compétence. 66 principal se ramène à empêcher le juge des référés de heurter les principes de fonctionnement de la société en se substituant à ses organes pour trancher des litiges internes (B). A- le fonctionnement anormal de la société constitue l’urgence : L’urgence, critère retenu par la loi67 et appliqué par la jurisprudence68 pour déterminer la compétence du juge des référés, est une notion fonctionnelle ne se définissant pas dans l’abstrait et dont le contenu varie selon les cas d’espèce69. En général, il y’a urgence « chaque fois qu’un péril pressant ou qu’un retard entraînerait un préjudice irréparable ou que les intérêts d’une partie seraient en péril ou qu’il s’agira de prendre les mesures conservatoires nécessaires et que les délais des autres juridictions, si abrégés soient-ils, entraîneraient une sorte de déni de justice »70. Dans le cadre particulier du fonctionnement des sociétés commerciales, l’urgence, qui doit s’apprécier non dans la personne de celui qui agit – fût-il un actionnaire majoritaire – mais dans celle de la société71, s’entend « d’un péril imminent menaçant les intérêts réels de la société »72. Ce péril existe sans aucun doute chaque fois que les organes sociaux ne sont pas en état de fonctionner normalement. Le fonctionnement normal de toute personne morale qui de part sa nature ne 67 68 69 70 71 72 Article 201 du code de procédure civile et commerciale : « Dans tous les cas d’urgence, il est statué en référés … ». C.Cass, Arrêt civil n° 1401 du 3 Mai 1979, BCC, 1979-1-, P. 211, C.Cass, Arrêt civil N° 476 du 18 Mars 1978, BCC, 1978-1-, P. 123, C.Cass. Arrêt civil N° 2044 du 15 Avril 1978, BCC, 1978-1-, P. 185, C.Cass. Arrêt civil N° 867 du 22 Avril 1978, BCC, 1978-1-, P. 212, C.Cass. Arrêt civil N° 815 du 29 Avril 1978, BCC, 1978-1-, P. 231, C.Cass. Arrêt civil N° 816 du 6 Juin 1978, BCC, 1978-1-, P. 289. Dans ces conditions, la question de savoir s’il y’a ou non urgence devient une question relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond. C.Cass. Arrêt civil n° 816 du 6 Juin 1978, BCC, 1979-1-, P. 289 ; C.Cass, Arrêt civil n° 8182 du 3 Novembre 1982 ; Mohamed Néjib Rekik : L’urgence en référé, Mémoire pour le D.E.S de droit privé. Faculté de droit de Tunis, 1975-1976. Daniel Bastian : Note au JCP 1948-4116. C’est le cas lorsqu’un bailleur demande l’expulsion momentanée de son locataire afin de procéder à des réparations nécessitées par l’état de son local qui menace ruine et dont une partie est déjà tombée. C.Cass. Arrêt civil N° 10608 du 19 Janvier 1960, RJL 1960, P. 461. C.A. Aix 14 Novembre 1957, JCP 1957-10304. D. Bastian : Note au J.C.P. 1948-4116. 67 peut agir d’elle-même73, suppose, en effet l’existence d’une structure composée généralement d’un organe de délibération, d’un organe de gestion et d’un organe de contrôle ou de surveillance. Toute défectuosité constatée au niveau de l’un de ces organes paralyse la société, compromet même son existence et justifie l’intervention du juge des référés. Cette défectuosité peut couvrir deux hypothèses. La première hypothèse concerne l’inexistence des organes sociaux. L’exemple type à cet égard est celui du conseil d’administration de la société anonyme, soit que celui-ci démissionne en bloc, soit que les pouvoirs des administrateurs sont expirés, soit enfin lorsque, pour une raison quelconque, la délibération de l’assemblée générale ayant nommé les administrateurs a été annulée74. La deuxième hypothèse concerne l’impossibilité de délibérer valablement dans laquelle les organes sociaux peuvent se trouver. Pour qu’une société fonctionne normalement, il ne suffit pas que ses organes existent, il faut encore qu’ils exécutent les tâches qui leur incombent ou du moins qu’ils aient la possibilité de les exécuter. Or, il se peut que tout en existant, les organes sociaux ne soient pas à même de délibérer valablement, soit pour des considérations internes telles que leur composition incomplète ou les difficultés irréductibles surgissant entre leurs membres, soit pour des considérations extérieures, lorsque, par exemple le conseil d’administration d’une société anonyme, par inertie et par crainte d’être révoqué, refuse de convoquer l’assemblée générale des actionnaires ou de mettre à l’ordre du jour de celle-ci la révocation de certains administrateurs75. Ainsi, dans l’affaire Hill-Diar, le président du tribunal de première instance de Sousse a accepté la désignation d’un séquestre judiciaire chargé d’administrer momentanément les affaires sociales du moment que le litige opposant les associés peut réellement nuire aux intérêt de la société76. Mais pour éviter que le pouvoir du juge ne dégénère en une immixtion flagrante dans les affaires sociales, la Cour de cassation a précisé que la crise existant entre les organes sociaux « doit engendrer 73 74 75 76 Article 5 du code des obligations et des contrats. La nullité de la décision de l’assemblée générale a, en effet, pour conséquence, d’annuler la nomination du conseil d’administration ; Par ailleurs, la démission de l’ancien conseil le met dans l’impossibilité d’assurer la marche des affaires sociales. CA Sousse arrêt n° 12799 du 25 octobre 1987. C. Cass. Arrêt n° 51214 du 18 janvier 1996, RTD 1996, p. 315. 68 une paralysie effective de ces organes »77, et qu’une simple menace de crise incertaine ne doit pas être retenue du moment que les organes sociaux fonctionnent normalement. B- L’absence de prejudice au principal devient le respect des principes regissant le fonctionnement de la societe : Si la doctrine et la jurisprudence sont loin d’être d’accord sur le sens et la portée de la condition d’absence de préjudice au principal, les processualistes modernes tendent à y voir une expression du principe de dépendance et de subordination du juge des référés par rapport au juge du principal, et une conséquence du caractère provisoire des décisions de référés. C’est ainsi que le juge des référés qui ne doit ni trancher la problème au fond, ni prendre une mesure qui aurait pour effet d’éteindre les droits des parties, ni même fonder sa décision sur des motifs tirés du fond du droit, doit constater d’office son incompétence s’il n’est pas possible de faire droit à la demande sans que l’appréciation des intérêts respectifs des parties n’implique ou ne suppose un « pré jugement » du principal78. De même, la décision du juge des référés ne lie pas le juge qui statuera ultérieurement sur le fond79. Or, si les décisions jurisprudentielles rendues à propos des sociétés commerciales ont parfois appliqué la condition d’absence de préjudice au principal dans son sens classique, originel, qui est d’interdire au juge des référés d’empiéter sur le domaine réservé au juge du fond, elles n’ont pas hésité à la déformer. En effet, subissant l’influence des principes gouvernant le fonctionnement des sociétés, la règle de l’absence de préjudice au principal est souvent analysée comme une interdiction faite au juge des référés de se substituer aux organes sociaux. C’est ainsi qu’une action intentée par le gérant d’une société à responsabilité limitée et tendant à l’annulation de sa révocation, a été rejetée comme portant préjudice au principal au motif qu’ayant été révoqué, ce gérant ne peut pas prétendre rester à la tête de la société80. 78 79 80 R. Perrot : Note à la RTD 1975, P. 205 et s. et à la RTD 1976, P. 149 et s. C.Cass..Arrêt civil n° 1999 du 18 Octobre 1979. BCC 1979-II- P. 65. Trib.1ère Instance Mahdia (Réf) Jugement N° 1903 du 7 Mai 1981, RJL 1984-1P. 135. 69 Plus généralement, cette nouvelle conception de l’absence de préjudice au principal est de nature à interdire au juge des référés de juger de l’opportunité81 des actions à fin sociale82 exercées devant lui par les associés et tendant généralement à la désignation d’un mandataire de justice chargé de convoquer une assemblée générale, et cela pour deux raisons au moins. D’une part, la structure de la société repose sur l’équilibre entre deux pouvoirs concurrents, le pouvoir reconnu aux dirigeants, et le pouvoir reconnu aux associés agissant individuellement. Et tout développement du pouvoir du dirigeant se traduit par un renforcement des actions à fins sociales mises à la disposition des associés. Dans ce contexte, contrôler l’opportunité des actions à fin sociales revient, pour le juge des référés, à remettre en cause l’équilibre voulu par le législateur83. D’autre part, la loi de la majorité qui préside au fonctionnement de certaines sociétés permet à la seule majorité – et non au juge – d’apprécier si la demande d’un associé est ou non opportune pour la société84. Paragraphe II : le dépassement des critères d’intervention du juge des référés : Si une partie de la jurisprudence, animée par la volonté de limiter au strict nécessaire l’intervention du juge des référés dans le fonctionnement des sociétés, contrôle les conditions d’urgence et d’absence de préjudice au principal85, celles-ci sont généralement négligées, dépassées, refoulées. Non seulement l’urgence a été reconnue 81 82 83 84 84 85 Le juge des référés peut contrôler la finalité de l’action en vérifiant que la demande ne tend pas à la satisfaction de fins propres du demandeur, distinctes de l’intérêt social ou étrangères à lui, mais tend plutôt aux fins que le législateur a prévu, à savoir le contrôle des organes sociaux. La loi et la jurisprudence accordent aux associés le droit d’agir en justice pour des questions concernant le fonctionnement de la société, soit poar pallier son fonctionnement défectueux ou irrégulier, soit pour leur permettre d’intervenir dans la vie sociale par l’exercice d’un droit de contrôle. D. Schmidt : Note au D. 1972. D. Schmidt : Note au D. 1972. Trib.1ère Instance de Tunis. Jugement des référés N° 9499 du 18 Avril 1962, RJL 1965, P. 167. Trib.1ère Instance de Tunis. Jugement des référés N° 9499 du 18 Avril 1962, RJL 1965, P. 167. 70 même lorsque les organes sociaux fonctionnent normalement (A) mais aussi l’absence de préjudice au principal a été souvent confondue avec la condition d’urgence (B). A- Il y’a urgence même si les organes sociaux normalement : fonctionnent S’entendant « d’un péril imminent menaçant les intérêts réels de la société »86, l’urgence, qui peut exister lorsque les organes sociaux ne fonctionnent pas normalement, ne doit pas exister lorsque ces organes sont on état de fonctionner normalement. Et pourtant, même dans ce cas, le juge des référés s’immisce dans les affaires de la société, notamment lorsque le fonctionnement de la société, sans être paralysé, est truqué. L’immixtion du juge des référés peut ainsi constituer une technique de protection de la société personne morale contre les agissements de ses associés tendant à son démantèlement. Tel est le cas d’un associé d’une société à responsabilité limitée qui, voulant se débarrasser de ses coassociés, a réuni une assemblée générale, décidé la dissolution de la société, et s’est désigné comme liquidateur de celle-ci, ce qui lui a permis de disposer des biens sociaux comme de ses biens propres87. Tel est également le cas lorsque le Président Directeur Général d’une société anonyme s’est réservé exclusivement la gestion de la société après avoir renvoyé ses actionnaires de leur travail dans la société et cessé de payer leur salaire, provoquant une situation de grave mésintelligence entre les actionnaires tout en refusant de convoquer une assemblée générale88. L’immixtion du juge des référés peut également constituer une technique de prévention de l’abus de majorité. Il arrive que des associés majoritaires disposant du droit d’administrer ou de diriger la société, essaient d’en faire l’instrument plus ou moins serviable de leurs intérêts personnels, et partant, agissent dans un sens contraire à l’esprit de société. Les tribunaux voient dans ce cas un abus de majorité et le sanctionnent par divers moyens. Les associés lésés peuvent, d’abord, agir en responsabilité contre les dirigeants. Mais, qu’il s’agisse de l’action 86 87 88 D. Bastian : Note au JCP 1948-4116. C.Cass..Arrêt civil n° 5008 du 10 Décembre 1981. B.C.C.1981-IV- P. 226. C.Cass..Arrêt civil n° 8182 du 3 Novembre 1982. Inédit. 71 individuelle ou de l’action sociale exercée ut singuli, leurs conséquences sont souvent décevantes puisque n’aboutissant pas à la réparation intégrale du préjudice subi89. Les associés lésés peuvent, ensuite, demander l’annulation de la décision abusive. C’est la sanction classique et normale de l’abus de majorité. Mais elle n’est pas elle aussi appropriée. En effet, outre le fait que l’annulation s’analyse comme une substitution du juge à l’organe social compétent pour décider de la conduite à suivre dans les affaires sociales, elle ne procure aux actionnaires demandeurs qu’une satisfaction de principe puisque ne sauvegardant pas l’avenir et n’effaçant pas entièrement les conséquences déjà produites par l’abus90. C’est pourquoi les tribunaux, tenant compte du fait que ces abus sont souvent commis par les organes d’administration, ont trouvé dans l’administration judiciaire un moyen d’y remédier efficacement. Lorsque ces organes violent le pacte social, soit en prenant des décisions contraires à l’intérêt social ou favorables à la majorité et défavorables à la minorité, soit en refusant de régler les comptes entre les associés91, le juge des référés les dessaisit temporairement de leurs fonctions en leur substituant un administrateur nommé par lui. B- L’absence de préjudice au principal est ramenée a la condition d’urgence : Analysée comme une interdiction faite au juge des référés de se substituer aux organes légaux, la condition d’absence de préjudice au principal entraîne, a priori, une extension de l’obligation du juge, et dès lors, une restriction des pouvoirs du juge des référés en matière de sociétés commerciales par rapport au droit commun, dans la mesure où, même si elle ne risque pas d’empiéter sur le domaine réservé au juge du fond, la décision du juge des référés peut porter atteinte aux pouvoirs reconnus par la loi et les statuts aux différents organes de la société anonyme. Il ne faut cependant pas exagérer la démonstration, les tribunaux décidant qu’il y’a ou non préjudice au principal selon que l’atteinte aux principes de fonctionnement normal de la société leur paraît 89 90 91 Guyon : Note au JCP 1970-16219. Guyon : Note au JCP 1970-16219. C.Cass. Arrêt civil n° 4302 du 2 Novembre 1981. BCC 1981-IV- P. 46. 72 ou non justifiée par la situation de celle-ci. Ainsi entendu, le préjudice au principal est bien près de se confondre avec le défaut d’urgence. Il apparaît en définitive que la condition essentielle de l’intervention du juge des référés dans l’administration de la société anonyme est l’urgence, l’obligation de ne pas préjudicier au principal apparaissant comme une limite assez vague aux pouvoirs du juge des référés. L’exemple le plus significatif à cet égard est celui de la substitution judiciaire d’un administrateur provisoire aux organes de gestion de la société. Outre le fait que le principe même de cette nomination porte atteinte au droit des actionnaires de choisir librement les organes qui peuvent administrer la société, elle peut aussi apparaître anormale compte tenu des pouvoirs dont le juge des référés investit l’administrateur provisoire. L’immixtion du juge des référés reste normale lorsque les fonctions dont il investit l’administrateur provisoire sont de courte durée et limitées quant à leur étendue. C’est le cas lorsque le juge des référés se contente de nommer un administrateur ad hoc, soit pour faire respecter un droit quelconque d’un associé (veiller à la communication de documents, établir un procès verbal de l’assemblée générale ou vérifier la liste de présence), soit pour assister et contrôler des administrateurs dont la gestion n’a pas toujours été exempte de reproches et qui, dans une société en liquidation ont la tâche de présenter un concordat92, soit pour contrôler un conseil d’administration auquel rien en fait n’était reproché, mais dont les pouvoirs étaient expirés et qu’aucune assemblée générale n’avait pu renouveler93. Le problème devient plus délicat lorsque le juge des référés procède à la nomination d’un administrateur provisoire chargé de convoquer une assemblée générale et, au besoin, de la présider. Apparemment, cette décision ne préjudicie pas au principal puisque l’intervention du juge des référés est limitée et a seulement pour but de chercher à replacer la société sous le pouvoir de ses actionnaires. Il en est notamment ainsi lorsqu’il n’y a pas d’organe d’administration ou lorsque 92 93 CA Paris 7 Mai 1937, JCP 1937-292. Cass.Franç. 29 Juin 1925, DH 1925, P. 593. 73 le conseil d’administration est paralysé. Mais lorsque les organes d’administration existent encore, et qu’il est simplement reproché aux administrateurs un manquement à leurs obligations, il y’a préjudice au principal puisque la décision du juge des référés dessaisit le conseil d’administration de son pouvoir légal de réunir l’assemblée générale, bien qu’il ait été jugé, dans un domaine différent il est vrai, que la mise de la société sous séquestre judiciaire étranger aux parties pour la préservation des droits de ceux-ci ne portant préjudice à aucune de ces parties, ne constitue pas une atteinte au principal94. La situation devient plus grave encore lorsque le juge des référés confère à l’administrateur provisoire tous pouvoirs pour résoudre la difficulté qui avait motivé sa désignation. Du fait que le juge des référés ne peut trancher une difficulté sérieuse, l’administrateur judiciaire ne peut, en principe, être chargé que de l’expédition des affaires courantes sans engager l’avenir de la société. Il a été ainsi jugé qu’autoriser un administrateur provisoire à engager des dépenses importantes – même nécessaires – (en l’espèce, renouveler entièrement le matériel de l’entreprise), serait déposséder les associés de leur droit de décision et donc préjuger au fond95. Et pourtant, certaines décisions estiment logique de confier à l’administrateur provisoire tous pouvoirs pour résoudre la crise qui avait motivé sa désignation et assurer la gestion courante, en attendant le retour à une situation normale. Certaines décisions ont même confié à l’administrateur provisoire la mission de gérer activement et passivement la société96. 94 95 96 C.Cass. Arrêt civil n° 5008 du 10 Décembre 1981, BCC 1981-IV-226. Trib.Com. Seine 23 Mars 1949, JCP 1949-4980. CA Rouen 25 Septembre 1969, JCP 1970-16219. 74 DEUXIEME PARTIE : LA SANCTION DE LA POLITIQUE DE L’ASSEMBLEE GENERALE : L’ABUS DE MAJORITE : Comme il est devenu impossible de réunir le consentement unanime des membres d’une société en raison de la multiplication de leur nombre notamment dans les sociétés de capitaux, la loi de la majorité s’est substituée progressivement à l’unanimité comme mode de régulation de la vie sociale. Reposant sur une présomption selon laquelle la majorité est présumée exprimer la volonté sociale, le mécanisme majoritaire permet d’éviter les situations de blocage dues à l’abstention ou au refus de certains actionnaires. La volonté de la majorité s’impose désormais aux récalcitrants qui n’auront d’autres alternatives que de s’incliner. Le vote des assemblées n’est cependant pas tout à fait souverain et les tribunaux se réservent le droit de contrôler sinon la conformité de la décision à l’intérêt social, du moins l’absence d’intérêt personnel évident ou d’intention de nuire. Il est vrai que l’immixtion du juge dans la vie des sociétés oppose depuis longtemps la doctrine commercialiste. S’agissant des conflits entre actionnaires, certains auteurs estiment que « l’efficacité de la loi de la majorité ne doit pas être sapée par des actions continues des minoritaires cherchant dans l’enceinte judiciaire le moyen de compenser une infériorité politique »97. D’autres estiment que « même rare, l’éventuelle intervention du juge demeure un très utile garde-fou contre ce que Tocquville baptisait la tyrannie de la majorité, ou Jean-Jacques Daigre, le risque de dérive fonctionnaliste qui menace toute société : Les politiquement majoritaires doivent savoir qu’ils peuvent avoir juridiquement tort »98. En fait, s’il y’a un principe qui fait l’unanimité, c’est bien celui selon lequel « le droit cesse là où l’abus commence ». C’est ainsi que s’est exprimé PLANIOL99 pour démontrer les limites à l’exercice d’un droit. Et c’est justement pour éviter de tels abus que le droit des sociétés permet à l’autorité judiciaire de régler les crises qui affectent la personne morale en rétablissant un équilibre social menacé suite à un abus de minorité, un 97 98 99 Caussain et Viandier, J.C.P. 1991, ed. E., 61, n° 5. Jacques Mestre, Rev. Jur. Com., novembre 1991, p. 114. Cité par CARTERON, L’abus de droit et le détournement de pouvoirs dans les assemblées générales des sociétés anonymes, Rev. Sociétés, 1964, p. 181. 75 abus d’égalité ou même un abus de majorité100. Même décidées par une majorité des associés, les décisions sociales ne sont pas à l’abri d’une éventuelle annulation judiciaire si elles sont abusives101. Cette censure judiciaire peut se fonder sur le fait que si la loi de la majorité permet aux actionnaires majoritaires de définir la politique de la société et d’imposer leurs décisions aux actionnaires minoritaires, l’aspect institutionnel de la société anonyme entraîne une conséquence importante à savoir la nature fonctionnelle des pouvoirs de la majorité. L’expression signifie que l’actionnaire majoritaire occupe dans la société un poste analogue à celui du fonctionnaire dans le secteur public, c'est-à-dire qu’il ne représente, ni ses propres actions, ni même un groupe, mais la société toute entière et, par conséquent, les pouvoirs des actionnaires majoritaires sont limités par la poursuite des buts sociaux, et la majorité excède ses pouvoirs lorsqu’elle prend des décisions non conformes à l’intérêt social et qui doivent être censurées judiciairement. D’après l’article 103 du code des obligations et des contrats, « il n’y a pas lieu à responsabilité civile lorsqu’une personne, sans intention de nuire, a fait ce qu’elle avait le droit de faire. Cependant lorsque l’exercice de ce droit est de nature à causer un dommage notable à autrui, et que ce dommage peut être évité ou supprimé, sans inconvénient grave pour l’ayant droit, il y’a lieu à responsabilité civile si on n’a pas fait ce qu’il fallait pour le prévenir ou pour le faire cesser ». Cette théorie civiliste de l’abus de droit, qui permet au juge de redresser les situations qui risquent d’être dénaturées est-elle transposable à la société anonyme, en d’autres termes, les actionnaires majoritaires engagent-ils leur responsabilité lorsqu’ils prennent une décision préjudiciable, soit à la 100 Il s’agit pour le juge, appelé à résoudre une crise que la société traverse, soit du fait d’un conflit entre ses associés, soit du fait de la carence ou de la paralysie de ses organes, d’assurer le fonctionnement normal et même la survie des entreprises qui, par leur capacité de production, et par le nombre de salariés qu’elles emploient, sont devenues l’agent essentiel du progrès économique et social, et par suite, l’objectif central et la préoccupation majeure des pouvoirs publics (« Même si elle est privée par l’origine de ses capitaux, l’entreprise devient publique par sa finalité économique et sociale » (Paul DURAND, Les fonctions publiques de l’entreprise privée, Droit social, 1945, p. 246). 101 Article 290 du code des sociétés commerciales ; C. Cass. Arrêt n° 19416, du 14 juin 1986, RTD, 1990, p. 289, note Mohamed LARBI HACHEM ; CA Monastir, arrêt n° 3065 du 28 juin 1990, RTD, 1990, p. 392, note Mohamed LARBI HACHEM 76 société toute entière, soit seulement aux actionnaires minoritaires ? A priori, rien ne s’y oppose, d’autant plus que la théorie de l’abus de droit est appliquée dans toutes les institutions juridiques. Toutefois, la transposition ne doit pas se faire sans une modification de son contenu102. En droit civil, le critère de l’abus est l’anormalité dans l’exercice d’un droit, en ce sens qu’abuse de son droit celui qui l’exerce avec intention de nuire ou dans des conditions entraînant un préjudice notable à autrui. Ce critère d’anormalité est difficilement applicable en droit des sociétés en raison des différences qui séparent le droit du pouvoir. Alors que le droit est conféré en vue de la satisfaction d’intérêts particuliers, le pouvoir est donné à la majorité pour satisfaire l’intérêt de la collectivité des associés. Dans ces conditions, le juge appelé à sanctionner les agissements abusifs de la majorité doit être guidé par un souci de conciliation entre le respect des prérogatives de la majorité en matière de détermination des grandes orientations de la politique de la société, d’une part, et la protection des actionnaires minoritaires et de l’intérêt supérieur de l’entreprise, d’autre part. Effectivement, Selon une jurisprudence française constante, l’abus de majorité est constitué lorsque la délibération sociale a été « prise contrairement à l’intérêt général de la société et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la minorité »103. Il y’a abus de majorité si 102 103 Andrien PEYTEL et Georges HEYMAN, De l’abus de droit dans les sociétés commerciales, Gaz. Pal. 1951, 1, Doctrine, p. 50 ; Georges HEYMAN, La notion d’abus de droit et la censure judiciaire de la gestion des sociétés commerciales, Gaz. Pal. 1965, 1, Doctrine p. 15 ; Georges HEYMAN, La sanction de l’abus de droit après la réforme du droit des sociétés, Gaz. Pal. 1971, 1, Doctrine p. 76 ; Noëlle LESOURD, L’annulation pour abus de droit des délibérations d’assemblées générales, Cass. Com. 18 avril 1961, JCP, 1961, II, 12164, note D.B., D. 1961, p. 661 ; Gaz. Pal. 1961, 2, 15 ; Cass. Com. 16 octobre 1963, RTDCom 1966, p. 115 ; Cass. Com. 11 octobre 1967, RTDCom. 1968, p. 94. Cass. Com. 21 janvier 1970, RTDCom. 1970, p. 738 ; Cass. Com. 29 mai 1972, JCP, 1973, II, 17337, note Y. Guyon ; CA Paris, 17 novembre 1972, RTDCom ; 1972, p. 431 ; CA Paris 7 novembre 1972, RTDCom. 1972, p. 917 ; Cass. Com. 22 janvier 1991, Rev. Sociétés, 1991, Somm. Jur. P. 345 ; CA Paris, 24 janvier 1992, Dr. Sociétés, 1992, n° 138, obs. H. Le Nabasque ; Andrien Peytel et Georges Heymann, De l’abus de droit dans les sociétés commerciales, Gaz. Pal. 1951-1- Doctrine p. 50 ; Georges Heymann, La notion d’abus de droit et la censure judiciaire de la gestion des sociétés commerciales, Gaz. Pal. 1965, 1, Doctrine, p. 15 ; Georges Heymann, La sanction 77 les majoritaires ont la volonté de voter une délibération sociale dans leur seul intérêt, qu’elle est prise contrairement à l’intérêt général de la société et qu’elle cause un préjudice aux minoritaires. C’est ce que consacre l’article 290 du code des sociétés commerciales d’après lequel « les actionnaires détenant au moins vingt pour cent du capital social pourront demander l’annulation des décisions prises contrairement aux statuts ou portant atteinte aux intérêts de la société, et prises dans l’intérêt d’un ou de quelques actionnaires ou au profit d’un tiers »104. A travers ce texte, le législateur précise la notion d’abus de majorité (SECTION I) et sa sanction (SECTION II). SECTION I : LA NOTION D’ABUS DE MAJORITE : L’article 290 du code des sociétés commerciales sanctionne par la nullité certaines décisions sociales soit en raison de leur violation des statuts, soit en raison de leur contrariété avec l’intérêt social (PARAGRAPHE I) et la rupture d’égalité qu’elles engendrent entre les majoritaires et les minoritaires (PARAGRAPHE II). 104 de l’abus de droit après la réforme du droit des sociétés, Gaz. Pal. 1971, 1, Doctrine, p. 76. La consécration par le code des sociétés commerciales des tendances jurisprudentielles françaises connaît cependant certaines limites. C’est ainsi que ce code ignore complètement la théorie de la faute personnelle détachable des fonctions de direction. Lorsque la société est en mesure de supporter financièrement les conséquences des fautes de ses dirigeants, la Cour de cassation française les protège comme le Conseil d’Etat protège les fonctionnaires, en admettant que le dirigeant n’est responsable à l’égard des tiers qu’en cas de faute détachable de ses fonctions (G. AUZERO, L’application de la notion de faute personnelle détachable des fonctions en droit privé, D. 1998, p. 502 ; V. WESTEROUISSE, Critique d’une notion imprécise : la faute du dirigeant de société détachable des fonctions, D. 1999, p. 782). Les juges ont ainsi transposé en droit des sociétés les solutions admises en droit administratif selon lesquelles l’agent ne répond que de sa faute personnelle détachable de ses fonctions et non de la simple faute de service. Autrement dit, en cas de dommage causé par le fait fautif d’un dirigeant, le tiers doit en principe se retourner contre la personne morale représentée, la responsabilité du représentant n’étant qu’exceptionnelle et subordonnée à la preuve d’une faute détachable de ses fonctions et qui lui soit imputable personnellement. Il est vrai que cette transposition, et la quasiirresponsabilité à laquelle elle conduit, n’est pas justifiée dans la mesure où la gestion des personnes morales de droit privé n’est pas soumise aux contraintes du service public et que, contrairement à l’Etat, une société n’est pas toujours solvable. 78 Paragraphe I : la non conformité de la décision majoritaire a l’intérêt social : Si les minoritaires doivent accepter de se conformer aux décisions majoritaires, il ne faut pas oublier que le pouvoir de décision qui appartient à la majorité lui est conféré non dans son intérêt personnel, mais dans celui de la société. Est dès lors abusive toute décision non conforme à l’intérêt général de la société. Tout en constituant « l’un des éléments fondamentaux de l’organisation du pouvoir dans la société »105, l’intérêt social, au même titre que la « bonne foi » en matière contractuelle, « l’intérêt de l’enfant106 », l’intérêt des époux107 et l’intérêt 105 106 107 J. PAILLUSSEAU, Les groupes de sociétés : analyse du droit positif français et perspectives de réforme, RTD Com 1972, p. 174. L’intérêt de l’enfant domine le droit de la garde. Pour réglementer la garde, le code du statut personnel s’est dans un premier temps inspiré essentiellement du droit musulman. En effet, les caractéristiques essentielles de la « hadhana » du droit musulman se retrouvaient dans le code du statut personnel. La garde revient en principe à la mère ainsi qu’à sa parentèle féminine. Le père ne la retrouve que lorsque l’enfant atteint un certain âge. Avec la réforme du 3 juin 1966, le législateur a rompu avec cette tendance. Désormais, la garde ne s’accorde qu’en fonction de l’intérêt de l’enfant. La notion de l’intérêt de l’enfant n’est plus un correctif, elle est devenue le critère d’attribution de la garde. Selon l’article 67 du code du statut personnel relatif à la garde, tel que modifié par la loi n° 93-74 du 12 juillet 1993, « en cas de dissolution du mariage par décès, la garde est confiée au survivant des père et mère. Si le mariage est dissout du vivant des époux, la garde est confiée soit à l’un d’eux, soit à une tierce personne. Le juge en décide en prenant en considération l’intérêt de l’enfant. Au cas où la garde de l’enfant est confiée à la mère, cette dernière jouit des prérogatives de la tutelle en ce qui concerne les voyages de l’enfant, ses études et la gestion de ses comptes financiers. Le juge peut confier les attributions de tutelle à la mère qui a la garde de l’enfant, si le tuteur se trouve empêché d’en assurer l’exercice, fait preuve de comportement abusif dans sa mission, néglige de remplir convenablement les obligations découlant de sa charge, ou s’absente de son domicile et devient sans domicile connu, ou pour toute cause portant préjudice à l’intérêt de l’enfant ». Selon l’article 5 du code du statut personnel, « les deux futurs époux ne doivent pas se trouver dans l’un des cas d’empêchements prévus par la loi. En outre, avant vingt ans révolus et la femme avant dix-sept ans révolus ne peuvent contracter mariage. Au-dessous de cet âge, le mariage ne peut être contracté qu’en vertu d’une autorisation spéciale du juge qui ne l’accordera que pour des motifs graves et dans l’intérêt bien compris des deux futurs époux ». Cette disposition est une application de l’article 2 de la Convention de New York du 10 décembre 1962 qui dispose que « ne pourront contracter légalement mariage, les personnes qui 79 de la famille108 dans le domaine du statut personnel, « l’intérêt de l’entreprise » en droit du travail109, est une notion cadre, un concept standard qui peut difficilement être appréhendé dans une définition globale. En matière de droit pénal des affaires et notamment du délit d’abus des biens et du crédit de la société110, l’intérêt social se distingue à la fois de l’objet social111 et de l’intérêt des associés112 et repose sur les 108 109 110 111 112 n’auront pas atteint cet âge à moins d’une dispense d’âge accordée par l’autorité compétente pour des motifs graves et dans l’intérêt des futurs époux ». R. Théry, L’intérêt de la famille, JCP 1972, I, 2495. Le droit du travail utilise le concept de l’intérêt de l’entreprise comme fondement justifiant le pouvoir de l’employeur à l’égard du salarié et en même temps comme un critère encadrant le pouvoir et le contrôlant. C’est ainsi que la jurisprudence a reconnu à l’employeur le droit d’apporter des modifications non substantielles au contrat de travail sans affecter ses éléments essentiels, en fonction de l’intérêt de l’entreprise. G. Couturier, L’intérêt de l’entreprise, in mélanges J. Savatier, 1992, p. 143 ; B. Grelon, Qui peut juger de l’intérêt de l’entreprise ?, Dr. Ouvrier, 1988, p. 128. رﺳﺎﻟﺔ ﻟﻨﻴﻞ ﺷﻬﺎدة اﻟﺪراﺳﺎت اﻟﻤﻌﻤﻘﺔ ﻓﻲ اﻟﻘﺎﻧﻮن اﻟﺨﺎص.ﻧﺎﺋﻠﺔ ﺑﻦ ﻣﺴﻌﻮد ﻣﺼﻠﺤﺔ اﻟﻤﺆﺳﺴﺔ ﻓﻲ ﻗﺎﻧﻮن اﻟﺸﻐﻞ .1996-1995 آﻠﻴﺔ اﻟﺤﻘﻮق و اﻟﻌﻠﻮم اﻟﺴﻴﺎﺳﻴﺔ ﺑﺘﻮﻧﺲ La lecture des articles 51, 146, 158 et 223 du code des sociétés commerciales permet de dégager trois éléments constitutifs du délit d’abus des biens et du crédit de la société à savoir l’usage des biens et du crédit de la société, l’atteinte à l’intérêt social et l’élément intentionnel composé d’un dol général, la mauvaise foi, et d’un dol spécial, l’intérêt personnel des dirigeants sociaux. 0L’intérêt social se distingue ainsi de l’objet social dans la mesure où un acte de gestion peut être conforme à l’objet social tout en contrariant l’intérêt de la société. C’est ainsi notamment qu’un prêt consenti à un taux d’intérêt normal ou même élevé peut constituer un acte contraire à l’intérêt social s’il est manifeste que les sommes ayant reçu cette affectation auraient dû être utilisées à d’autres fins nettement plus conformes aux intérêts sociaux et qu’elles auraient pu procurer à la société des avantages supérieurs. Deux thèses ont été avancées pour justifier la distinction entre l’intérêt social et celui des associés. 1- La thèse de la société institution ou de la société personne morale : Selon cette thèse, l’intérêt social se distingue de l’intérêt des associés pour exprimer l’intérêt de la personne morale. C’est ainsi que les biens sociaux étant la propriété de la société qui a la personnalité morale et non ceux de ses associés, l’assentiment, même unanime, de l’assemblée générale n’a aucune influence sur la culpabilité du dirigeant et le dirigeant d’une société unipersonnelle à responsabilité limitée peut être condamné pour abus de biens sociaux. La société a un intérêt distinct et autonome par rapport à ses associés, même en présence d’un associé unique. 80 critères d’absence de contrepartie113 ou du risque social114. En matière d’abus de majorité, l’intérêt social est apprécié par rapport à l’objet de la société. L’appréciation de l’intérêt général de la société par rapport à son objet entraîne deux conséquences. Première conséquence : L’objet social étant, abstraitement, la prestation attendue par chaque associé de sa participation à la société, c'est-à-dire le partage ou la distribution des bénéfices réalisés par la société, toute décision non conforme à cet objet peut être considérée comme abusive. Ainsi, l’affectation des bénéfices à la réserve, même si elle déplait aux minoritaires, n’est pas abusive du moment qu’elle permet un autofinancement utile pour la société à une époque où l’appel aux capitaux extérieurs est coûteux ou aléatoire115. Cependant, le fait d’affecter systématiquement à la réserve extraordinaire les bénéfices de 113 114 115 2- La thèse de la société entreprise : Une doctrine moderne, dépassant le vieux débat sur la nature contractuelle ou institutionnelle de la société, et adoptant une nouvelle approche de la société consistant à rechercher non plus sa nature mais plutôt ses finalités112, soutient que l’intérêt social n’est rien d’autre que l’intérêt de l’entreprise112. Cette doctrine reproche précisément à la thèse institutionnelle d’ignorer l’entreprise pour la confondre avec la société, laquelle n’est qu’une technique d’organisation de l’entreprise. Dans cette optique, l’intérêt social ne se limiterait pas à celui des associés, mais engloberait également celui des salariés, des créanciers, des fournisseurs, des clients, et même de l’Etat. Le but de la société étant la recherche des bénéfices, est contraire à l’intérêt de la société tout usage de ses biens ou de son crédit qui ne lui procure aucun avantage. C’est le cas de l’aval accordé dans une transaction commerciale à laquelle la société n’a pas participé, ou du cautionnement donné sans commission. Cependant, il n’est pas exigé que cet avantage soit immédiat. En effet, la pratique des affaires montre souvent qu’un engagement désintéressé de la société est parfois nécessaire car il pourra faciliter ses affaires dans le futur. Il suffit que cet acte ne constitue pas un obstacle à l’obtention d’avantages plus importants. Selon la formule souvent employée par la chambre criminelle de la Cour de cassation française, pour qu’un acte soit contraire à l’intérêt social, il suffit qu’il fasse courir à l’actif social un risque auquel il ne devait pas être exposé. C. Cass. Fr. Ch. Req. 16 novembre 1943, Gaz. Pal. 1944, 1, p. 14 ; CA Paris 13 juillet 1948, Gaz. Pal. 1948, 2, p. 35, Conclusions…. ; C. Cass. Fr. Ch. Com. 20 janvier 1958, Gaz. Pal. 1958, 1, p. 266 ; C. Cass. Fr. Ch. Com. 18 avril 1961, D. 1961, p. 661. 81 plusieurs exercices au lieu d’en distribuer une partie, constitue de la part de la majorité un abus si aucun motif ne justifie cette mesure116. Deuxième conséquence : L’objet social est concrètement l’activité effectivement exercée par la société, et l’intérêt social, intérêt propre de la personne morale, distinct de l’addition des intérêts de chacun des membres du groupement, se résume dans le développement des affaires sociales, dans la meilleure politique pour la société. On en déduit que n’est pas abusive toute décision tendant à une meilleure réalisation des buts sociaux. C’est notamment le cas de l’augmentation du capital social au moyen de la conversion des parts de fondateurs en actions, même si le taux d’échange est favorable aux porteurs de parts, dans la mesure où l’augmentation du capital contribue à l’augmentation du crédit de la société, et que la suppression des parts de fondateurs permet d’éviter une source de conflits entre deux groupes dont les intérêts sont différents et dont l’antagonisme peut gêner la bonne marche et le développement de l’entreprise117. En revanche, est abusive toute décision qui ne tend pas à une meilleure réalisation des buts sociaux, notamment celle entraînant une perte substantielle de l’actif social sans contrepartie pour la société, soit que les associés majoritaires décident des investissements injustifiés financés par des emprunts excessifs118, ou la thésaurisation des bénéfices durant plusieurs années en période d’inflation sur des comptes non productifs d’intérêts119. Cela peut se produire aussi lorsque les majoritaires décident de transférer l’actif social à une autre société sans obligation ni compensation véritable120. Cela peut se produire enfin dans des opérations qui ont pour effet la prise en charge par une société du passif de sa filiale lorsque cette prise en charge n’est fondée ni sur des raisons de droit, ni sur des considérations d’opportunité, le but de l’opération simplement de couvrir la 116 117 118 119 120 C. Cass. Fr. Ch. Com. 22 avril 1976, Rev. Sociétés, 1976, p. 479. CA Paris, 7 novembre 1972, RTD Com. 1972, p. 917. C. Cass. Fr. Ch. Com. 16 octobre 1963, Rev. Sociétés 1964, p. 37; D. 1964, p. 431 ; JCP, 1964, 13459. C. Cass. Fr. Ch. Com. 22 avril 1976, Rev. Sociétés 1976, p. 479. C. Cass. Fr. Ch. Com. 29 mai 1972, JCP. 1973, 17337, note; RTD Com. 1972, p. 930. C. Cass. Fr. Ch. Com. 8 janvier 1973, Bull. IV, n° 13, p. 10; CA Douai, 23 février 1971, RTD Com. 1972, p. 928. 82 responsabilité du gérant de la filiale qui est en même temps le président directeur général de la société mère121. Paragraphe II : la rupture d’égalité entre les actionnaires : Pour échapper à toute critique, les décisions sociales doivent respecter, non seulement l’intérêt social, mais aussi l’égalité entre les actionnaires. La solution est logique. La majorité est naturellement entraînée, par le seul poids de sa participation, à considérer plutôt son intérêt que celui de tous. Or, l’égalité entre les actionnaires, principe fondamental du droit des sociétés, est hors de portée du pouvoir majoritaire et s’impose à tous les associés. Dés lors, est abusive comme dénotant un comportement antisocial, toute décision provoquant un avantage personnel alors même qu’elle ne serait pas contraire à l’intérêt social. Il reste à préciser la signification de la rupture d’égalité (A) et les conditions qu’elle doit réunir pour donner lieu à abus (B). A- La signification de la rupture d’égalité entre les actionnaires : La rupture d’égalité entre les actionnaires suppose la réalisation de deux éléments. D’une part, un préjudice subi par la seule minorité. Ce préjudice, qui renvoie à la notion d’intérêt pour agir, peut consister soit en la privation d’un avantage réservé aux seuls majoritaires, soit en un désavantage subi par les seuls minoritaires, soit en la charge d’une perte que les majoritaires peuvent compenser ailleurs, notamment au sein d’une autre société. D’autre part, un avantage personnel au profit des majoritaires. Cet avantage peut être recherché par la majorité au sein même de la société. Dans ce cas, le groupe majoritaire s’avantagera soit en modifiant le régime de la catégorie d’actions122, soit en imposant un traitement différencié des actionnaires123, soit en décidant que le rachat 121 122 123 C. Cass. Fr. Ch. Com. 29 mai 1972, JCP 1973, 17337, note; RTD Com. 1972, p. 930. La majorité décidera la création d’actions privilégiées ou d’actions à vote double, ou réservera à ses représentants la souscription de l’augmentation du capital. La majorité poursuivra une politique d’avilissement des actions, généralement en vue de leur rachat à un bon prix ou de leur dispersion sur le marché, ou bien décidera une répartition avantageuse des bénéfices. 83 des actions à la suite de leur préemption s’effectuera à un prix fixé forfaitairement pour réaliser la prééminence d’un certain groupe124. Cet avantage peut être recherché à l’extérieur de la société. Dans cette hypothèse, le groupe majoritaire provoquera une lésion des intérêts de tous les actionnaires dans la société, y compris les siens propres, mais cette lésion devra profiter à une société concurrente dans laquelle le groupe majoritaire est également intéressé. B- Les conditions de la rupture d’égalité entre les actionnaires : Pour caractériser l’abus, la rupture d’égalité entre les actionnaires doit répondre à deux conditions. Première condition : Elle doit être prouvée par la minorité. Rien ne permet en effet de présumer la mauvaise foi du groupe dirigeant. Bien au contraire, la communauté d’intérêt entre les associés qui est de l’essence du pacte social, donne un fondement solide à cette présomption que la majorité, dont la politique a été contestée ou critiquée, gouverne au profit de tous125. Or, ce fardeau de la preuve est très lourd pour deux raisons au moins. La première raison tient à la difficile détermination du préjudice subi par la minorité. Pour prouver la rupture d’égalité entre les actionnaires il faut établir que le groupe majoritaire s’est avantagé alors que la minorité s’est trouvée lésée. Or, s’il est possible de déterminer l’avantage retiré par le groupe majoritaire, il est plus difficile d’apprécier le préjudice subi par la minorité, non point pour des raisons comptables, mais parce qu’on ne sait pas à quel moment l’apprécier126. La deuxième raison tient à l’insuffisance des informations dont dispose normalement la minorité. La preuve de l’abus suppose l’accès à l’ensemble de la documentation sociale et la parfaite connaissance des affaires de la société. Or, le droit de contrôle dont dispose la minorité sur la gestion sociale est insuffisant pour sanctionner l’abus. En effet, maîtresse du procès verbal de l’assemblée générale et juge des secrets des affaires, la 124 125 126 C. Cas.Fr. Ch. Req. 16 novembre 1943, Gaz. Pal. 1944, 1, p. 14. C. Cass. Fr. Ch. Com. 9novembre 1966, Bull. III, n° 425; RTD Com. 1967, p. 526. Accusée de s’être avantagée, la majorité peut se défendre en prétextant que la rupture d’égalité n’est que temporaire et se compensera dans l’avenir. 84 majorité se garde souvent de faire état de ses avantages et ne donne pas à la minorité les renseignements nécessaires au soutien de son action. Deuxième condition : La rupture d’égalité doit être intentionnelle. Certaines décisions jurisprudentielles, se fondant sur le fait que les recherches d’intention deviennent impossibles lorsqu’il s’agit d’une collectivité dans laquelle certains membres peuvent avoir manqué de cette intention qui animait les autres, ne retiennent pas l’intention coupable comme constituant un élément caractéristique de l’abus de majorité127. Cependant, considérer l’abus de majorité comme une simple rupture d’égalité entre les actionnaires sans exiger une intention frauduleuse, une volonté de s’avantager personnellement, emporte deux conséquences non consacrées par le droit positif à savoir ériger les tribunaux en censeurs de la politique générale, économique ou financière de la société, et garantir la minorité contre les conséquences qui peuvent lui être défavorables d’une décision prise de bonne foi en assemblée générale, contre le risque d’une gestion maladroite. Pour éviter ces conséquences, la jurisprudence dominante penche pour l’exigence d’une intention coupable128. Mais en quoi peut consister cet élément intentionnel de l’abus de majorité ? Il est certain que la volonté de nuire à la minorité répond à cet élément intentionnel129. Cependant, ce critère de l’intention s’avère très restrictif dans la mesure où la volonté de porter préjudice paraît bien inhabituelle au sein de rassemblement de capitaux. Il faut dés lors considérer que l’intention coupable peut résider simplement dans la conscience de s’avantager personnellement130. 127 128 129 130 Trib. Com. Paris, 29 juin 1981, Rev. Sociétés 1982, p. 791 ; C. Cass. Fr. Ch. Com. 18 mai 1982, Rev. Sociétés 1982, p. 804. C. Cass. Fr. Ch. Com. 7 juillet 1980, Bull. IV, n° 287, p. 234; C. Cass. Fr. Ch. Com. 25 février 1974, Rev. Sociétés, 1975, p. 121. C. Cass. Fr. Ch. Com. 18 avril 1961, Gaz. Pal. 1961, 1, p. 15 ; C. Cass. Fr. Ch. Com. 6 février 1957, JCP, 1957, 10325, note. Cette décision annule une délibération d’une assemblée générale aux termes de laquelle le groupe majoritaire avait élu un conseil d’administration et adopté diverses mesures en se laissant guider par son intérêt personnel à l’exclusion de l’intérêt social, et dans le dessein de nuire au groupe minoritaire. Hémard, Terré et Mabilat, Sociétés commerciales, tome 2, n° 388 ; C. Cass. Fr. Ch. Com. 16 octobre 1963, JCP, 1964, 13459, note; CA, Grenoble, 6 mai 1964, Gaz. Pal. 1964, 2, p. 208. 85 SECTION II : SANCTION DE L’ABUS DE MAJORITE : Procédant d’un comportement anti-social, l’abus de majorité doit être sanctionné. Mais à quel titre ? La majorité, abusant de son pouvoir, engage-t-elle sa responsabilité civile, ou bien faut-il considérer que sa résolution n’est pas valablement formée ? A travers l’article 290 du code des sociétés commerciales, le législateur sanctionne l’abus de majorité par la nullité de la décision sociale, même s’il a limité cette action à un ou plusieurs actionnaires détenant au moins vingt pour cent du capital social. Cette position législative n’épuise cependant pas le débat, et la détermination de la sanction de l’abus de majorité dépendra, en grande partie, du fondement qui doit lui être assigné. Chercher un fondement à la sanction de l’abus de majorité revient à faire entrer cet abus dans une catégorie juridique déterminée. A cet égard, plusieurs fondements contractuels ont été soutenus. S’agissant de sanctionner un avantage personnel aux majoritaires sans contrepartie pour leurs coassociés, l’abus de majorité a été parfois analysé comme un vice de formation de la volonté sociale. Ce serait le pendant des vices du consentement. De même, le recours à la théorie de la cause semble possible : L’avantage personnel est sans cause lorsqu’il ne correspond à aucune activité au profit de la collectivité. Cependant, la théorie de la cause se révèle d’un maniement dangereux, non seulement parce qu’elle conduit à s’interroger sur l’opportunité de la politique majoritaire, mais aussi parce qu’il y’a une incorrection certaine à rechercher dans la contrepartie aux minoritaires la cause de l’avantage des dirigeants, les intérêts des uns et des autres ne sont pas en opposition ou en interdépendance, mais en communauté dans la société. L’abus de majorité peut enfin être analysé comme une application de la notion de loyauté dans les affaires131. Les fondements avancés, qui analysent des délibérations liées à l’aspect institutionnel de la société par des mécanismes contractuels, ne sont cependant pas convaincants. C’est la raison pour laquelle, tenant compte de l’aspect institutionnel de ces délibérations, et plus particulièrement de l’aspect fonctionnel des pouvoirs de la majorité, 131 Article 243 du code des obligations et des contrats. 86 l’abus de majorité a été parfois analysé comme un détournement de pouvoir. Ces deux notions, abus de majorité et détournement de pouvoir, expriment, en effet, que le titulaire du pouvoir ne peut l’exercer dans son intérêt propre, ou plus généralement dans un but autre que celui en vue duquel il lui est confié. Ainsi, la majorité ne peut user de son pouvoir pour s’avantager personnellement, alors que ce pouvoir lui appartient pour satisfaire l’intérêt de la collectivité. Ce rapprochement ne rend cependant pas compte de l’originalité du pouvoir majoritaire. Alors que l’autorité administrative dispose d’un pouvoir en vue de satisfaire l’intérêt des autres, la majorité dispose de son pouvoir pour satisfaire non seulement les intérêts des autres associés, mais aussi les siens propres. Le groupe dirigeant est le premier et principal intéressé des résultats de sa gestion, ce qui, à l’évidence, ne peut être dit de l’autorité publique. On peut, en tout cas, analyser l’abus de majorité comme étant un détournement des mécanismes sociétaires. Le fondement étant ainsi précisé, il convient d’identifier les différentes sanctions de l’abus de majorité. A cet égard, si l’abus de majorité consiste dans la prise d’une décision contraire à l’intérêt général de la société, on peut appliquer la sanction de l’abus de biens sociaux, même si cette sanction ne concerne pas les actionnaires mais uniquement les membres du conseil d’administration. Aux termes de l’article 223 du code des sociétés commerciales « sont punis d’une peine d’emprisonnement d’un an au moins et de cinq ans au plus et d’une amende de deux mille à dix mille dinars ou de l’une de ces deux peines seulement… les membres du conseil d’administration qui, de mauvaise foi, ont fait des biens ou du crédit de la société un usage qu’ils savaient contraire à l’intérêt de celle-ci dans un dessein personnel ou pour favoriser une autre société dans laquelle ils étaient intéressés directement ou indirectement ». En revanche, si l’abus de majorité se présente comme une rupture de l’égalité entre les actionnaires se traduisant par un préjudice subi par la minorité et par une mésintelligence fondamentale entre les associés caractérisée par la conscience de s’avantager personnellement, les sanctions doivent être aménagées de telle sorte qu’elles liquident la mésintelligence entre les associés et rétablissent l’égalité entre eux. A cet égard, résultant d’une rupture d’égalité entre les actionnaires, le préjudice subi par les minoritaires peut être réparé soit en nature, soit par équivalent. La réparation en nature 87 consiste dans l’annulation de la délibération abusive ayant provoqué la rupture d’égalité. L’abus de majorité est sanctionné par l’absence d’effet obligatoire de la résolution majoritaire. Cette annulation, qui est la sanction de droit commun, se présente comme la sanction la plus naturelle et la mieux adaptée. Opérant rétroactivement, elle supprime la cause même du préjudice, rétablit les associés dans leur situation antérieure et clarifie leurs rapports. Cependant, cette annulation n’est pas exclusive. D’une part, elle n’est pas toujours possible. La mise à néant d’une résolution ne doit pas porter préjudice aux tiers qui ont été dans l’impossibilité d’apprécier, avant d’entrer en relation avec la société, la légitimité des motifs animant les actionnaires majoritaires. D’autre part, étant donné la gravité de cette sanction, le juge doit conserver l’entière liberté d’adopter tout autre mode de réparation qui, au vu de l’espèce, lui apparaîtrait plus convenable. Notamment, il peut adopter le système de la réparation par équivalent. La réparation par équivalent consiste en l’allocation de dommages et intérêts évalués de telle façon que les victimes de l’abus se retrouvent exactement à égalité avec leurs coassociés. Dans l’abstrait, il faudrait que les majoritaires restituent intégralement l’avantage qu’ils se sont octroyés et que ce montant soit alors redistribué entre tous les actionnaires. Pratiquement, les tribunaux prononceront une condamnation au paiement d’un montant représentant une compensation des comptes réciproques entre majoritaires et minoritaires. Sfax le 9 octobre 2005 88 RELECTURE DE L’ACCORD EURO-MEDITERRANEEN ENTRE LA TUNISIE ET L’UNION EUROPEENNE : DIX ANS APRES Néji BACCOUCHE Professeur à la Faculté de Droit de Sfax 1- Conclu avant la Conférence euro-méditerranéenne de Barcelone, l’Accord d’association du 17 juillet 1995 entre la Tunisie d’un côté et la Communauté Européenne et ses Etats membres de l’autre côté a été le premier d’une série d’accords qui seront ultérieurement conclus par l’Union Européenne avec les pays dits tiers-méditerranéens et qui sont dénommés « accords euro-méditerranéens»1. 2- La référence à la Méditerranée est à la fois symbolique et porteuse d’un projet particulièrement ambitieux autour d’enjeux économiques, politiques et culturels considérables. Cette référence est symbolique, dans la mesure où elle traduit une volonté explicite de dépasser les clivages et contradictions profondes nés d’accumulations historiques fortement complexes et dont cette mer a été le théâtre. Berceau des trois religions monothéistes et de civilisations multiples2, la Méditerranée ne doit pas être condamnée à rester comme l’a affirmé Mohamed ARKOUN à travers un constat historique cinglant, « l’espace des clivages irrémédiables, des identités tenaces, des refuges 1 2 L’accord signé par la Tunisie le 17 juillet 1995 a été suivi par les accords suivants : - L’Accord avec Israël signé le 20 novembre 1995. - L’Accord avec le Maroc signé le 26 février 1996. - L’Accord intérimaire avec l’Autorité Palestinienne signé le 24 février 1997. - L’Accord avec la Jordanie signé le 24 novembre 1997 - L’Accord avec l’Egypte signé le 25 juin 2001. - L’Accord avec l’Algérie signé le 22 avril 2002. - L’Accord avec le Liban signé le 17 juin2002 - L’Accord avec la Syrie paraphé le 19 octobre 2004. A titre d’illustration on cite les pharaons, les carthaginois, les romains, les Etats islamiques successifs jusqu’à l’empire Ottoman, la civilisation des lumières et la révolution industrielle. 7 héréditaires, des guerres meurtrières et des passions destructrices ». Les contradictions profondes d’ordre économique, culturel et politique n’ont pas empêché l’apparition récente d’un regard nouveau sur la méditerranée autour de laquelle un grand projet, particulièrement ambitieux, se dessine et prend forme à travers la Déclaration de Barcelone et ses prolongements dont notamment «la politique de voisinage». 3- La noblesse des ambitions clairement affirmées qui animent les initiateurs du processus de Barcelone (paix, sécurité et prospérité de la région) n’occulte pas l’ampleur des difficultés et obstacles auxquels le projet est confronté. Parmi ces derniers, deux défis majeurs qui, de notre point de vue, risquent de grever, pour longtemps, la mise en place d’un espace de paix et de prospérité durables : le problème palestinien et la démocratisation des systèmes politiques arabes. 4- Le premier défi concerne le problème palestinien qui reste, dans l’opinion publique arabo-musulmane, le point de discorde essentiel qui hypothèque le dialogue et le partenariat euro-arabe. La pacification des relations arabo-occidentales et la sécurité dans la Méditerranée dépendront de l’issue qui sera réservée au problème palestinien. Ce conflit continue, à tort ou à raison, à ressourcer continuellement et à réactiver l’anti-occidentalisme et justifie, aux yeux des détracteurs de la modernité, l’intolérance aveugle. Le processus de Barcelone a été manifestement mis à mal 3 par la détérioration de la situation au ProcheOrient provoquée par l’arrivée sur le devant de la scène politique Israélienne d’Ariel Sharon et sa visite provocatrice de l’esplanade de la Mosquée d’EL AQSA qui a généré la violence et les souffrances auxquelles la communauté internationale semble désespérément s’habituer. Le retrait israélien du territoire de Gaza en 2005 ne permettra pas, à lui seul, d’apaiser la partie palestinienne qui, loin d’être homogène, ne pourrait se suffire d’une solution en deçà du seuil reconnu par les résolutions 242 et 338 du Conseil de Sécurité des Nations Unies. 3 Pour réactiver le processus de Barcelone, la Commission Européenne a préparé une communication destinée au Parlement européen au cours de l’année 2000 intitulée « un nouvel élan pour le processus de Barcelone ». Ce document a été établi «en vue de préparer la quatrième réunion des ministres euro-méditerranéen des affaires étrangères ». 8 5- A côté de l’équation fort complexe du problème dans le Proche-Orient, la mise en place d’un espace euro-méditerranéen doit faire face à un deuxième défi non moins complexe, celui de la situation sociale et politique dans les Etats arabes. Outre l’extrême hétérogénéité politique des gouvernants arabes, généralement immuables et souvent traversés par des rivalités ancestrales qui les rendent, de ce fait, pratiquement inconciliables, l’opacité de la machine étatique et l’absence d’institutions démocratiques bloquent les sociétés arabes et les empêchent d’adhérer à la modernité ou du moins retardent cette adhésion. L’étatisation excessive des activités économiques et sociales et l’absence d’une véritable société civile, en raison de l’asservissement des élites et des médias, empêchent le développement social et politique auquel aspire précisément le processus de Barcelone parce que ce développement est le seul garant d’une vraie stabilité politique durable. 6- La complexité de la situation politique dans les pays arabes et l’impossibilité de négocier avec un bloc d’Etats, pourtant membres d’organisations régionales (Ligue arabe, UMA, Conseil de coopération du Golfe), ont conduit l’Union Européenne à privilégier une approche verticale consistant à conclure un accord d’association avec chacun des Etats concernés tout en encourageant les initiatives de rapprochement entre les Etats de la rive sud de la Méditerranée. Dans les accords conclus avec la Tunisie, le Maroc et l’Algérie, la réalisation du Maghreb a été consignée parmi les objectifs de l’association4. L’Union Européenne déclare constamment son appui total au Maghreb et à l’initiative d’Agadir5 (2001) visant la mise en place d’une zone de libre-échange entre le Maroc, la Tunisie, l’Egypte et la Jordanie6 4 5 6 Cf. Le protocole n°4 annexé à l’accord d’association entre la Tunisie et la Communauté et ses Etats membres relatif à la définition de la notion de produits originaires et aux méthodes de coopération administratives qui favorisent l’intégration maghrébine en matière de règles d’origine. Cf. Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européens en vue de la préparation de la réunion des ministres euro-méditerranéens des affaires étrangères à Valence les 22 et 23 avril 2002, p. 4, voir plus particulièrement la sixième recommandation, p. 13 du même document. Les quatre pays ont signé une convention établissant une zone de libre-échange le 25 février 2004. 9 7- L’accord d’association entre la Tunisie et la Communauté semble constituer l’accord pilote7. Un récent document de la stratégie 2002-2006 préparé par la Commission affirme que « la Tunisie est un participant à part entière au processus de Barcelone. Elle a été le premier pays méditerranéen à signer un Accord d’Association et le premier à entamer le processus de démantèlement tarifaire8. Elle enregistre une croissance économique et met en œuvre des réformes économiques tout en préservant une cohésion sociale »9. La Tunisie n’a d’ailleurs pas attendu la ratification et l’entrée en vigueur de l’Accord pour entamer sa mise en œuvre. En effet, et pour montrer sa détermination à respecter pleinement ses engagements comme elle en a la réputation10, la Tunisie a prématurément entamé le démantèlement tarifaire convenu dans l’Accord dès le 1er janvier 1996 alors que ce dernier n’est entré en vigueur, après l’accomplissement des procédures de ratifications par les instances compétentes des parties contractantes, que le 1er mars 199811. 8- En réalité, les relations de coopération entre la Tunisie et les Communautés Européennes remontent aux années 1960. En effet, après de longues et laborieuses négociations qui ont duré de 1963 à 1969, le 7 8 9 10 11 Cf. La déclaration de l’Union Européenne lors de la troisième réunion du Conseil d’association du 29 janvier 2002, n°12. Le professeur Ural AYBERK avait noté dans une intervention à Tunis qu’en 1959, la Tunisie a été le premier pays dans le monde à avoir demandé l’ouverture de négociation avec la CEE pour donner une orientation à ses futures relations économiques. Y a-t-il une politique méditerranéenne de l’Union Européenne ? , Tunis, 1995 ( inédit). Cf. Document de stratégie 2002-2006 et programme indicatif national 2002-2004. Ce document a été préparé conformément au règlement MEDA, CE n° 2698/2000 et CE. n°1488/96. La Tunisie est particulièrement soucieuse de respecter ses engagements internationaux et notamment vis à vis des bailleurs de fonds ce qui est de nature à conférer une crédibilité lui permettant d’accéder, sans difficulté, au marché financier et obtenir ainsi les financements souhaités à des conditions relativement favorables. Sur cette application anticipée de l’accord, voir Moatez GARGOURI, Libéralisation des échanges et accord d’association tuniso-européen, thèse de doctorat en droit, fac. Droit Sfax, 2005, p 50 et s et L.F. HUGELIN, la publication et l’interprétation de l’accord euro-méditerranéen conclu entre la Tunisie et l’Union Européenne du 17 juillet 1995, RTD, 1999, p.203. 10 premier accord de coopération entre les deux parties a été signé12. L’accord de 1969, qualifié « improprement » « d’accord d’association », avait un caractère purement commercial. Il a été remplacé par un second accord de coopération signé en 197613. Ce dernier était plus favorable à la Tunisie dans la mesure où il s’agissait d’un accord préférentiel d’échange inégal. Les produits manufacturés et les produits agricoles transformés pouvaient alors entrer librement sur le territoire de la CEE sans exigence de réciprocité alors que la production agricole primaire était, sauf dérogation, exclue de ce régime de faveur. 9- L’Accord de 1976 a été conclu pour une période illimitée et avait, compte tenu de son approche globale, le grand avantage par rapport à celui de 1969 de couvrir non seulement les échanges commerciaux, mais aussi et surtout la coopération financière, économique, technique et les questions sociales et de main d’œuvre. Pour l’essentiel, l’accord de 1976 a consacré le libre accès des produits industriels d’origine tunisienne sur le marché communautaire sans exiger un traitement réciproque de la part de la Tunisie. De même, l’accord de 1976 a accordé l’exonération totale ou partielle pour certains produits agricoles avec un contingent annuel dont le plus important était celui de l’huile d’olive fixé à 46000 tonnes14. L’entrée ultérieure de la Grèce et de l’Espagne, pays producteurs d’huile d’olive, a entraîné le blocage de ce quota jusqu’à l’an 200015. 10- Il convient de signaler que depuis juillet 1990, la Tunisie était devenue membre à part entière du GATT après avoir été membre provisoire depuis novembre 1959. La Tunisie a participé aux négociations multilatérales qui ont abouti à la signature de l’acte final à Marrakech en avril 1994 et a été par conséquent un membre fondateur de 12 13 14 15 L’Accord signé le 28 mars 1969 avec la Tunisie a été suivi d’un accord similaire avec le Maroc signé le 31 mars 1969. L’Accord du 25 avril 1976 a été suivi d’accord similaire avec le Maroc signé le 26 avril 1976. En outre la Tunisie a bénéficie entre 1976 et 1995 d’une aide financière ayant fait l’objet de quatre protocoles financiers d’un montant global de 1040 millions de dinars dont 40 % sous forme de dons (A l’époque la valeur de dinars était supérieur au dollar américain. En 2005, le dinar vaut environ, 0.7 $. Depuis cette date, on a amorcé l’augmentation progressive mais très lente du quota d’huile d’olive accordé à la Tunisie, fixé pour l’année 2005 à 55 000 tonnes. 11 l’OMC. Par leur signature des accords GATT/OMC, la Tunisie et l’Union Européenne se sont trouvées dans l’obligation juridique d’adapter les règles régissant leurs relations d’échanges économiques aux nouvelles exigences du libre échange posées par le nouveau droit multilatéral tel qu’il résulte des accords de Marrakech dont notamment l’élimination du traitement préférentiel et la généralisation de la clause de la nation la plus favorisée et de la réciprocité des concessions commerciales. 11- En effet, l’accord de coopération de 1976 et ses différents prolongements 16 entre la Tunisie et la CEE était un accord préférentiel puisqu’il accordait des préférences à la Tunisie et ce à l’instar des accords signés avec les autres pays tiers-méditerranéens, particulièrement les Etats du Maghreb. En outre, l’accord de 1976 ne répondait pas aux critères de la zone de libre échange tels que prévus par l’article XXIV du GATT de 1994 et il fut déjà critiqué, notamment par les Etats-Unis17, avant même la signature des accords de Marrakech. 12- Du côté européen, les chefs d’Etats et de gouvernements se sont prononcés, depuis juin 1992, en faveur de l’établissement d’un partenariat euro-maghrébin qui devrait favoriser la poursuite des réformes économiques et l’augmentation substantielle des investissements privés en vue de promouvoir les activités créatrices d’emplois18. Au lendemain de la signature des accords de Marrakech, le sommet européen de Corfou (juin 1994) a souligné qu’« il importe pour tous les partenaires méditerranéens que soient examinées conjointement les problèmes politiques, économiques et sociaux pour lesquels des solutions politiques, économiques et sociaux peuvent être recherchées plus efficacement dans le contexte de la coopération régionale ». Le sommet européen d’Essen (décembre 1994) a avalisé la proposition de la 16 17 18 L’accord de 1976 a fait l’objet de trois renouvellements et a été complété par des protocoles financiers. Dominique CARREAU et Patrick JUILLARD, Droit international économique, Dalloz, 2003, p. 112 ; K. KOUKI, les relations entre la Tunisie et l’Union Européenne, mémoire de DEA, Faculté de Sciences Juridiques Tunis II, 1997, p. 97. Déclaration du Conseil Européen sur les relations euro-maghrébines. 12 Commission de proposer aux pays tiers-méditerranéens la création d’une « zone euro-méditerrannéenne de paix et de stabilité » dans le cadre d’un rééquilibrage des relations de l’Union avec les pays tiersméditerranéens par rapport à celles développées avec les PECO. L’association avec les PECO a eu la faveur de l’Allemagne, des PaysBas, de la Grande Bretagne et des pays scandinaves. En revanche, les Etats du Sud de l’Europe ont naturellement fini par convaincre leurs partenaires du nord que « le parallélisme entre les deux parties, les pays tiers-méditerranéens et les PECO » était une nécessité stratégique pour la stabilité et la croissance durable de l’Europe compte tenu des potentialités qu’offrirait une plus grande zone qui engloberait une quarantaine d’Etats et qui compterait entre 600 et 800 millions de consommateurs. 13- Dans ce contexte dominé à la fois par la nécessité de reconsidérer le cadre juridique des relations entre l’Union et ses partenaires et par le rééquilibrage vers le bassin méditerranéen, la Tunisie n’a pas raté l’occasion de signer le premier accord euro-méditerranéen. Outre sa portée politique symbolique, ce mérite d’être le premier de la classe procure à la Tunisie des « dividendes » puisqu’elle est actuellement l’un des grands bénéficiaires de l’aide européenne (infra n°71). Du point de vue juridique, l’accord du 17 juillet 1995 constitue une refonte du cadre de la coopération et des échanges entre la Tunisie et l’Union. Sur le plan de la forme, les parties contractantes ont conclu un traité international. Cependant, il s’agit en l’occurence d’un traité programme en vertu duquel la Tunisie s’est engagée à adhérer progressivement à un système juridique, économique et politique élaboré exclusivement par la partie européenne19. L’association, objet de l’accord, est conçue pour contrecarrer les effets pervers de la mondialisation20 même si l’on ne cesse d’affirmer que l’association facilite l’intégration de l’économie nationale dans l’économie mondiale. 19 20 Il en a été de même pour les dix Etats qui viennent d’accéder à l’Union Européenne. Pour eux, il s’agissait d’une adhésion à un système à l’élaboration duquel ils n’ont pas contribué. Imed FRIKA, la projection de la mondialisation à travers l’association, in droit communautaire et mondialisation, sous la direction de Yadh B. ACHOUR et Slim LAFHMANI, CPU, Tunis, 2003, p. 23. 13 L’accord d’association a suscité, à la fois, des espoirs et des craintes parfaitement justifiées compte tenu de l’écart notable du niveau du développement des deux parties. Il a été le premier de la « nouvelle génération » des accords de partenariat qui servira de référence pour les accords ultérieurs signés avec les pays tiers-méditerranéens. 14- Dix ans après sa signature, l’accord tuniso-européen mérite d’être relu à la lumière des évolutions et des prolongements du texte initial. Les dispositions de l’accord d’association n’ont pas la même teneur. Les unes posent et définissent des engagements fermes à la charge des parties (I). Les autres sont porteuses de promesses qui laissent aux parties une grande latitude quant à leur mise en œuvre (II). Les dispositions de l’accord consacrées aux institutions et règles de fonctionnement de l’association ne posent pas, de notre point de vue, de problèmes particuliers quant à leur conception et quant à leur mise en œuvre. C’est pourquoi elles ne retiendront pas notre attention dans cette lecture qui se veut comme une simple mise à jour. I- LES ENGAGEMENTS 15- L’objectif essentiel de l’accord du 17 juillet 1995 est tout d’abord l’établissement progressif d’une zone de libre échange, même si cet objectif a été relégué par les auteurs de l’accord à l’article 6 au profit d’un autre objectif moins mercantile et politiquement plus ambitieux, celui d’établir entre la Tunisie et l’Union « une association ». Cette dernière se veut plus prometteuse que les accords précédents. Elle s’assigne une série d’objectifs énumérés par l’article premier de l’Accord et qui sont relatifs au dialogue politique, à l’intégration maghrébine, à la coopération dans tous les domaines et à la prospérité de la Tunisie et du peuple tunisien21. 16- Du côté européen, l’accord se réfère, quant à son fondement juridique, notamment à l’art. 238 du traité de Rome (actuellement l’article 310 CE) permettant la conclusion avec les Etats tiers d’accords 21 Sur le partenariat voir l’ouvrage sus la direction Marie-Françoise LABOUZ, le partenariat de l’Union Européenne avec les pays tiers, Bruylant, Bruxelles, 2000. 14 d’association dont le contenu n’a cessé d’évoluer et de varier comme l’a souligné une récente publication d’études consacrées à l’association22. 17- Contrairement aux accords précédents liant la Tunisie à la communauté et qui étaient fondés sur la non réciprocité ou sur « l’échange inégal », l’accord du 17 juillet 1995 organise le passage progressif vers un libre échange plutôt « généralisé » basé sur la réciprocité. Ainsi, l’accord change radicalement la donne commerciale entre la Tunisie et l’Union Européenne, particulièrement pour les produits industriels européens, qui, au terme d’une période transitoire de 12 ans, pourront entrer librement sur le marché tunisien. L’article 6 de l’accord prévoit qu’une zone de libre échange sera progressivement mise en place pendant une période transitoire de douze années maximum à partir de l’entrée en vigueur de l’accord en conformité avec les accords multilatéraux sur le commerce du GATT/OMC (A). A cet effet, l’accord d’association a pris le soin d’organiser minutieusement la suppression totale des entraves aux échanges. Le démantèlement tarifaire, la suppression des restrictions quantitatives et l’élimination des mesures discriminatoires ont fait l’objet de dispositions suffisamment détaillées dans le Titre II de l’accord et qui est entièrement consacré à « la libre circulation des marchandises » ( les articles 6 à 30) (B). A- La mise en place progressive d’une zone de libre échange 18- Tenant compte à la fois de l’ancien cadre juridique des échanges favorable à la Tunisie et de la différence du niveau de développement de leurs économies réciproques, les parties à l’accord d’association sont convenues que la mise en place d’une zone de libre 22 Marc-André GAUDISSART, réflexions sur la nature et la portée du concept d’association à la lumière de sa mise en œuvre, in « le concept d’association dans les accords passés par la Communauté : essai de clarification », sous la direction de Marie-France Christophe TCHAKALOFF, éd. Bruylant, Bruxelles 1999, p. 3 ; Imed FRIKHA, l’acquis communautaire et les pays tiers-méditerranéens associés à l’Union Européenne, une formule sui generis, in The méditerraean’s européan challenge , V1, publication and research centre , université de Malte, 1998, p.8 ; même auteur, la projection de la mondialisation à travers l’association in droit communautaire et mondialisation, sous la direction de Y ben ACHOUR et Slim LAGHMANI, CPU, Tunis, 2003,p23. 15 échange doit se faire « en douceur » pour éviter un choc brutal à la fois aux entreprises tunisiennes qui subiront, par le fait de la mise en œuvre de l’accord, la concurrence de leurs homologues européennes généralement plus performantes et au Trésor public qui subira un manque à gagner conséquent au démantèlement tarifaire. L’accord distingue clairement entre un régime applicable aux produits industriels et un régime applicable aux produits agricoles. Des engagements moins fermes été pris également en matière du droit d’établissement et services. a- Les produits industriels 19- S’agissant des produits industriels, l’accord les définit d’une manière négative. Il s’agit de tous les produits qui ne sont pas visés à l’annexe II du traité de Rome. Relativement aux produits industriels, l’accord a posé deux préalables qui constituent deux engagements juridiques essentiels. D’abord, selon l’article 8, aucun nouveau droit de douane ni taxe d’effet équivalent 23 ne doit plus être introduit dans les échanges entre les parties (art 8). Les signataires sont convenus de maintenir le statu quo y compris pour l’élément industriel lorsqu’il s’agit des produits agroalimentaires pour lesquels l’article 10 de l’accord a reconduit un régime de séparation des deux composantes (infra n° 24). Ensuite, le droit de base sur lequel les réductions programmées devront avoir lieu, est celui qui était en vigueur le 1 janvier 1995, c’est à dire avant la signature de l’accord (art 11). Ces deux préalables permettent d’œuvrer concrètement dans la voie de la réalisation de la zone de libre échange. 23 On peut penser que relativement à la notion de taxe d’effet équivalent, la jurisprudence de la Cour de Luxembourg sera retenue. La taxe d’effet équivalent signifie, selon la Cour, toute charge pécuniaire, fut-elle minime, unilatéralement imposée, quelles que soient son appellation et sa technique et frappant les marchandises nationales ou étrangères en raison du fait qu’elles franchissent la frontière alors qu’elle ne serait pas perçue au profit de l’Etat, qu’elle n’exercerait aucun effet discriminatoire ou protecteur et que le produit imposé ne se trouverait pas en concurrence avec une production nationale (CJCE, 1er juillet 1969 commission c/Italie, R. p. 193). 16 20- L’accord a reconduit une règle ancienne, en vigueur depuis 1976, au profit des produits industriels tunisiens qui sont ainsi « admis à l’importation dans la Communauté en exemption de droits de douane et taxes d’effet équivalent et sans restrictions quantitatives ni mesures d’effet équivalent » (art 9). En revanche, la suppression des droits de douane et taxes d’effets équivalents appliqués par la Tunisie aux produits industriels communautaires sera appliquée d’une manière progressive selon un calendrier fixé par l’article 11 de l’accord. Il en résulte que, concernant les produits industriels, seuls la Tunisie est mise à contribution puisque la partie européenne admettait, depuis 1976, l’accès au marché communautaire de l’essentiel des produits industriels en franchise douanière. 21- Pour la Tunisie, l’exécution de ce démantèlement est sans doute l’engagement le plus contraignant et le plus coûteux pour les finances publiques. Depuis que la Tunisie a commencé, en 1996, à appliquer les réductions ou suppressions tarifaires, la part des recettes douanières dans les recettes fiscales a chuté passant de 18 % en 1995 à environ 8% en 200524. 22- L’article 11 de l’accord établit un échéancier avec 4 listes de produits dont la première a été immédiatement libéralisée et affranchie de tous les droits de douane ou taxes d’effets équivalents dès l’année 1996, c’est à dire bien avant l’entrée en vigueur officielle de l’accord. Cette première liste représentait, en 1995, 12 % des produits industriels exportés par la Communauté vers la Tunisie. S’agissant de la deuxième liste des produits figurant à l’annexe 3, la libéralisation a eu lieu d’une manière progressive sur les cinq ans qui ont suivi le début de la mise en œuvre de l’accord (1996-2001). Cette liste correspond à des produits non fabriqués localement et représentait, en 1995, 28 % des exportations industrielles communautaires vers la Tunisie. Pour les produits industriels communautaires objet de la troisième liste figurant à l’annexe 4 de l’accord, la suppression des droits 24 Au titre des prévisions de la loi de finances pour l’exercice 2005, les recettes fiscales globales devraient être de l’ordre de 7350 MD. Les recettes provenant des droits de douanes seront de l’ordre de 575 MD. 17 de douane et taxes d’effet équivalent est étalée sur douze ans à raison de 1/12ème par an. Cette liste correspond à des produits qui sont de nature à concurrencer les produits fabriqués en Tunisie et dont les entreprises locales sont à même de supporter la concurrence des produits provenant de la Communauté. Elle représentait 30 % des exportations communautaires vers la Tunisie. La quatrième liste des produits représentait 29,5 % des exportations communautaires vers la Tunisie mais dont le démantèlement ne commence qu’à partir de la cinquième année du début de la mise en œuvre de l’accord et doit s’étaler sur huit ans. Cette liste correspond à des produits fabriqués localement et dont les unités industrielles nécessitent une mise à niveau préalable. 23- Le démantèlement ne doit pas concerner une liste dite négative de produits représentant 0,5 % des exportations de la Communauté vers la Tunisie et se rapportant à l’artisanat, la friperie et le textile à caractère social ainsi que quelques produits agroalimentaires. 24- S’agissant des produits agroalimentaires, l’accord prévoit la reconduction du régime qu’était déjà appliqué par la Communauté aux produits tunisiens. Ce régime consiste à séparer les composantes industrielles et agricoles et à ne maintenir que l’élément agricole dans l’assiette des tarifs en vigueur. L’article 10 de l’accord prévoit que le régime d’importation de la composante industrielle suit naturellement celui fixé par l’article 11 applicable aux produits industriels. b- Les produits agricoles 25- L’accord d’association consacre ses articles 15-16-17 et 18 aux produits agricoles et de pêche dont l’identification est, aux termes de l’article 15 de l’accord, celle prévue à l’annexe II au traité de Rome25. L’accord s’est certes fixé comme objectif, dans son article 16, de « mettre en œuvre de manière progressive une plus grande libéralisation de leurs échanges réciproques de produits agricoles et de produits de pêche ». Cependant, les parties n’ont pas fixé d’échéancier précis pour 25 Elyssa MOURALI, le secteur agricole tunisien à travers l’accord de libre-échange Tunisie- Union Européenne in The mediterranean ouvrage précité. 18 mettre en oeuvre l’objectif de libéralisation des échanges dans le domaine agricol. Manifestement, les parties n’étaient pas prêtes pour pouvoir arrêter des engagements définitifs comme ce fut le cas pour les produits industriels. Le poids que représente l’agriculture en Tunisie, puisqu’elle concerne 30 % de la population et qu’elle dépend des caprices climatiques, d’un côté, et la sensibilité du secteur agricole pour les pays du Sud de l’Europe d’un autre côté, ont commandé aux parties de l’accord d’association d’adopter une démarche beaucoup moins ambitieuse que celle arrêtée pour la libéralisation des produits industriels. Elle consiste à reporter l’examen du volet agricole et d’adopter des mesures transitoires sous forme de trois protocoles dont la validité a été fixée jusqu’à la fin de l’an 2000. 26- En même temps, les parties se sont engagées à entamer, au cours de l’an 2000, des négociations « pour examiner la situation en vue de fixer les mesures de libéralisation (…) à partir du 1 janvier 2001 conformément à l’objectif inscrit à l’article 16 » (art 18). En application de cet engagement, la Tunisie et la Communauté ont engagé, au cours de l’année 2000, des discussions qui ont aboutit, le 21 novembre 2000, à un accord sous forme d’échanges de lettres « concernant les mesures de libéralisation réciproques et la modification des protocoles agricoles ». Tout en l’améliorant légèrement au profit de la Tunisie, les parties ont reconduit le régime transitoire avec ses trois protocoles en y apportant quelques ajustements mineurs. Elles se sont fixées une nouvelle échéance, l’année 2005, pour examiner «la situation en vue de fixer les mesures de libéralisation à appliquer par la Communauté et la Tunisie à partir du 1er janvier 2006 conformément à l’objectif inscrit à l’article 16 de l’accord d’association »26. 27- Le régime transitoire arrêté dans le cadre de l’accord d’association tel qu’il a été ajusté en 2000 se compose de trois protocoles : - Le premier protocole précise les quotas, les contingents tarifaires et les calendriers pour les produits agricoles tunisiens exportés 26 Cf. point n°6 de l’accord sous forme d’échange de lettres signé à Bruxelles le 21 novembre 2000. 19 vers la Communauté. Ce protocole concerne essentiellement l’huile d’olive, le vin, les agrumes, les pommes de terre, le concentré de tomate, les fleurs coupées, les salades de fruit et les pulpes d’abricots27. Pour les produits contingentés, ils sont admis dans la Communauté en exemption des droits de douane dans la limite des quantités autorisées. Au delà du contingent, les produits supporteront les droits de douane28. S’agissant des produits soumis au régime du quota d’importation, il ne peut y avoir d’exportation vers la Communauté au delà du quotas autorisé29. L’article 1.5 du protocole assouplit le régime des contingents tarifaires et des quantités de référence puisqu’il autorise un rehaussement des seuils de 3% en quatre tranches égales entre 1997 et 2000. - Le deuxième protocole est relatif aux produits de la pêche. Il exempte totalement des droits de douane ces produits à l’exception des sardines pour lesquelles un contingent tarifaire de 100 tonnes est fixé. - Le troisième protocole est relatif aux exportations agricoles communautaires sur la Tunisie. Il accorde à la Communauté des contingents tarifaires aux taux en vigueur en 1995 et qui varient entre 15 et 43% pour une série de produits tels que les céréales, la pomme de terre, le sucre, la viande bovine et le lait en poudre. 28- Il résulte du régime transitaire régissant les produits agricoles que les parties ont mis en place des règles différentes selon qu’il s’agit d’importations tunisiennes ou d’importations européennes. C’est dire la complexité du secteur agricole et les difficultés que soulèvent les échanges entre deux partenaires d’un niveau de développement manifestement inégal et qui ont empêché jusque là la mise en place d’un régime d’échange cohérent et relativement simple. 27 28 29 Pour la Tunisie, l’huile d’olive occupe une place à part en raison de son poids dans l’économie agricole tunisienne. Si en 1995, la partie tunisienne n’a pas réussi à obtenir une quelconque concession sur le quota d’huile exporté dans la communauté fixé à 46000 t/an depuis 1976, en 2000, la partie européenne a accepté d’augmenter le quota à 50 000t/an et de poursuivre l’augmentation progressive de ce quota à raison de 1000 tonnes par an pour atteindre ainsi 55 000t en 2005. Pour les fleurs coupées, elles sont exemptées de droits de douane dans la limite de 750 premières tonnes, pour les oranges, dans la limite du 31360 tonnes et pour les vins dans la limite de 56000 hectolitres. Dans la limite des quotas, les produits supportent un droit de douane pouvant atteindre 100% pour les abricots. 20 Lors des négociations qui ont aboutit à l’accord du 21 novembre 2000, les parties se sont données un nouveau rendez-vous au cours de l’année 2005 pour « examiner la situation en vue de fixer les mesures de libéralisation à appliquer par la Communauté et la Tunisie à partir du 1er janvier 2006 conformément à l’objectif inscrit à l’article 16 de l’accord d’association ». c- Le droit d’établissement et services 29- L’accord d’association consacre son titre trois au droit d’établissement et services (les articles 31 et 32). Les parties s’octroient mutuellement le traitement de la nation la plus favorisée pour les secteurs couverts par leurs obligations respectives au sein du GATS (article 32). Néanmoins, les signataires confient au Conseil d’association, institué par l’article 81 de l’accord, le soin de formuler les recommandations nécessaires à l’élargissement du champ d’applications de l’accord au droit d’établissement des sociétés et à la libéralisation de la fourniture de services. La réalisation de cet objectif doit faire l’objet d’un premier examen par le Conseil d’association au plus tard cinq ans après l’entrée en vigueur de l’accord. B- L’élimination des mesures discriminatoires et la correction des déséquilibres. 30- Les droits de douane ne constituent par la seule atteinte possible à la libre circulation des marchandises. Certaines mesures discriminatoires à caractère fiscal ou non fiscal peuvent entraver l’objectif recherché par les auteurs de l’accord, celui de la libre circulation des marchandises. C’est pourquoi des mesures concrètes ont été prises dans l’accord et qui constituent, notamment pour la Tunisie, un gage important de crédibilité (a). Néanmoins, le réalisme a conduit les parties à envisager des mesures de correction des déséquilibres réels ou potentiels (b). a- L’élimination des mesures discriminatoires 31- L’un des engagements les plus solennels pris par les parties est assurément l’article 22 de l’accord qui fut une disposition 21 d’application immédiate sans possibilité d’ajournement. Cet article proscrit formellement toute « mesure ou pratique de nature fiscale interne établissant directement ou indirectement une discrimination entre les produits de l’une des parties et les produits similaires originaires de l’autre partie ». Cette disposition rappelle celle contenue dans l’article 95 du traité de Rome (actuellement l’article 90 CE) qui interdit les « impositions intérieures supérieures à celles qui frappent directement ou indirectement les produits nationaux similaires ». Autrement dit, « une partie ne pourra pas taxer plus lourdement les produits importés similaires que les produits nationaux »30. De même, l’article 20 de l’accord interdit les « ristournes d’impositions intérieures indirectes supérieures aux impositions indirectes dont (les produits) ont été frappés directement ou indirectement ». Là encore, la similitude avec le traité de Rome est frappante puisque l’art. 96 de ce dernier édicte la même règle à l’égard des membres de la Communauté. 32- L’accord d’association s’est également attaqué aux mesures de restrictions quantitatives. Les parties se sont engagées d’une manière sans équivoque à s’interdire les restrictions quantitatives. L’accord prévoit qu’«aucune nouvelle restriction quantitative à l’importation ni mesure d’effet équivalent » ne doit plus être introduite dans les échanges entre la Tunisie et la Communauté. Mieux encore, les entraves de cette nature et qui sont antérieures à la signature de l’accord sont supprimées dès la mise en vigueur de l’accord (art 19-b). Et pour parachever le système, l’article 19 dispose explicitement que les parties n’appliquent entre elles à l’exportation ni droit de douane et taxes d’effet équivalent ni restrictions quantitatives et mesures d’effet équivalent. 33- L’édifice mis en place par l’article 19 de l’accord d’association est largement inspiré de celui posé par les articles 30 et 34 du traité de Rome et qui sont respectivement relatifs à l’interdiction des restrictions quantitatives et des mesures d’effet équivalent. Le droit de l’association s’inspirera-t-il du droit communautaire lorsque des difficultés surgiront pour déterminer la notion de restriction 30 Francis QUEROL, le volet économique de l’accord d’association Union Européenne- Tunisie : vers la création d’une zone de libre échange, communication à un colloque tenu en novembre 1997 à la Faculté des sciences juridiques de Tunis. 22 quantitative ou de la notion de mesures d’effet équivalent ? La jurisprudence communautaire, celle de la Cour de Luxembourg31, sera-telle une référence pour les instances de règlement des différends entre les parties prévues par l’article 86 de l’accord d’association ? a- Les mesures de correction des déséquilibres 34- Les auteurs de l’accord d’association se sont souciés des déséquilibres réels ou potentiels qui naîtront de la mise en œuvre de l’accord. A cet effet, des mesures variées ont été initiées par le chapitre III pour corriger les déséquilibres provoqués par la libre circulation des marchandises. C’est ainsi qu’il est permis de réviser le calendrier du démantèlement d’un produit déterminé en cas de survenance de difficultés, à condition toutefois de respecter la limite butoir de douze ans (art 11-4). De même, l’article 14 de l’accord permet, mais seulement à la Tunisie, de rétablir ou de majorer les droits de douane pour les industries naissantes ou relatifs à certains secteurs en restructuration ou confrontés à « de sérieuses difficultés surtout lorsque ces difficultés entraînent de graves problèmes sociaux » selon les termes même de l’article 14 de l’accord. Cependant, les taux de ces droits ne peuvent excéder 25% et la valeur des importations concernées ne peut dépasser 15 % du volume des importations tunisiennes en provenance de la Communauté. A titre exceptionnel, certaines mesures exceptionnelles peuvent être maintenues par le Comité d’Association pour une période maximale de trois ans au delà de la période de transition de douze ans nécessaire à la mise en place de la zone de libre échange. L’accord prévoit une procédure d’information et/ou de co-décision pour arrêter ces différentes mesures 31 La Cour de Justice des Communautés Européennes a eu l’occasion de décider en 1974 que « toute réglementation commerciale susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement le commerce intracommunautaire est à considérer comme mesure d’effet équivalent à des restrictions quantitatives » (CJCE 11 juillet 1974). En 1993, la Cour a d’avantages circonscrit la notion en édictant que les règles relatives aux conditions auxquelles répondre les marchandises (telles que celles qui concernent leur dénomination, leur forme, leurs dimensions, leur poids, leur composition, leur présentation, leur étiquetage, leur conditionnement) même si ces règles sont indistinctement applicables à tous les produits peuvent constituer des mesures d’effet équivalent interdites par l’article 30 du traité de Rome ( CJCE 24 novembre 1993, Keck et Mithouard). 23 spéciales et transitoires puisqu’elles ne sont possibles que durant la période de transition. 35- L’accord a par ailleurs institué d’autres mesures à durée limitée qui concernent à la fois les produits industriels et les produits agricoles (les articles 24 à 28). L’accord permet aux parties de réprimer les pratiques de dumping (art 24) conformément à l’article VI de l’accord du GATT. La partie importatrice doit informer la partie exportatrice de la pratique du dumping. Si cette dernière n’a pas cessé dans un délai de trente jours et que le Conseil d’association n’a pas réussi à arrêter la solution satisfaisante, la partie importatrice prendra les mesures appropriées conformément à l’article 2732. 36- Par ailleurs, en cas de difficultés économiques graves liées à des importations massives, la partie concernée a la possibilité, en vertu de l’article 25 de l’accord, de prendre les mesures appropriées selon une procédure relativement différente de celle de l’article 24 relatif au dumping. Le Conseil d’association est saisi des difficultés rencontrées et il possède un pouvoir de décision pour mettre fin aux déséquilibres invoqués. Si le Conseil n’a pas réussi à résoudre les difficultés dans un délai de 30 jours à partir de la saisine, la partie importatrice peut prendre les mesures appropriées qui, selon l’article 27-3-b, ne doivent pas excéder ce qui est indispensable pour remédier aux difficultés rencontrées. L’accord autorise la partie exportatrice à limiter les exportations par des mesures non discriminatoires et temporaires lorsqu’elle rencontre «des difficultés majeures» (art 26)33. 32 33 Sur les mesures de défense commerciale adoptées par le législateur en application des engagements internationaux de la Tunisie, Cf. Bassem KARRAY les mesures de défense commerciale à l’importation, en droit tunisien, thèse de doctorat en droit, Fac. Droit de Sfax, 2005. Les difficultés majeures peuvent résulter soit de la réexportation, par l’autre partie vers un pays tiers, d’une marchandise supportant dans le pays exportatrice des droits de douane ou taxe d’effet équivalent ou des restrictions quantitatives ou des mesures d’effet équivalent. Dans ce cas, le Conseil d’association est saisi et il dispose de trente jours pour arrêter une solution admise et exécutée par les parties. Passé ce délai, la partie exportatrice peut prendre les mesures appropriées conformément à l’article 27-3-c. 24 37- À côté des mesures précédemment énumérées, l’accord d’association a prévu que lorsque les circonstances exceptionnelles le justifient, des mesures de sauvegarde immédiates peuvent être prises par l’une des parties sans que ces mesures ne fassent l’objet d’un examen préalable du Conseil d’association. Néanmoins, la partie décidée à prendre et à exécuter immédiatement les mesures de sauvegarde est tenue d’informer sans délai l’autre partie (art 27-b). Dans tous les cas, les mesures qui apportent le moins de perturbations au fonctionnement de l’accord doivent être choisies par priorité 38- L’accord rappelle, dans son article 28, que son dispositif « ne fait pas obstacle aux interdictions ou restrictions d’importation, d’exportation ou de transit, justifiées par des raisons de moralité publique, d’ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé et la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux, de protection des trésors nationaux ou de préservation des végétaux, de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique ou de protection de la propriété intellectuelle, industrielle et commerciale ni aux réglementations relatives à l’or et à l’argent. Toutefois, ces interdictions ou restrictions ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce entre les parties ». Cet article est largement inspiré des dispositions de l’article 36 du Traité de Rome (actuellement l’article 30 CE) notamment lorsqu’il prescrit que la mesure d’interdiction ou de restriction ne doit ni être discriminatoire, ni pénaliser les produits de l’autre partie, ni constituer une restriction déguisée. Aussi, la mesure envisagée doit être strictement nécessaire au but poursuivi en application du principe de proportionnalité. 39- Signalons enfin que l’Accord prévoit la possibilité pour les parties de prendre des mesures restrictives de change conformément aux règles du GATT et celles régissant le Fonds Monétaire International en cas de difficultés avérées en matière de balance de payement. Il en est ainsi lorsque l’Etat fait face à une menace imminente d’une baisse de ses réserves en devises ou lorsque l’Etat doit relever le niveau de ses réserves considéré comme très bas (art 35 de l’Accord). 25 40- Les différents mécanismes de protection prévus par l’accord n’ont pas été, à notre connaissance, mises en œuvre depuis que la Tunisie a entamé l’application de l’accord le 1er janvier 1996. Ce constat est rassurant dans la mesure où les parties s’en tiennent à respecter scrupuleusement leurs engagements respectifs en bonne foi en dépit du coût et du sacrifice consentis par la Tunisie à l’occasion du passage d’un régime d’échange qui lui fut longtemps favorable à un régime basé sur la réciprocité et exigeant la suppression totale des obstacles au libreéchange. 41- Tels sont les engagements essentiels définis par l’accord d’association et dont la mise en œuvre a été largement entamée comme la souligne la déclaration de l’Union Européenne lors de la Troisième réunion du Conseil d’association tenue à Bruxelles le 29 janvier 2002. Néanmoins, cet accord n’a pas prévu que des engagements juridiques exécutoires dans des délais butoirs. Il a aussi comporté une série de dispositions annonciatrices plus de promesses que de véritables obligations juridiques fermes. Ces dispositions programme ont donné lieu à un autre dispositif juridique de mise en œuvre de l’accord. Le réalisme a conduit les parties en présence à envisager, à côté des mesures de protection auxquelles on ne recourra probablement pas, des mesures d’accompagnement non intégrées dans l’accord d’association mais qui sont conçues dans le cadre d’un programme général au profit de tous les Etats tiers-méditerranéens partenaires de la Communauté. II- LES PROMESSES 42- Même s’il a précédé la Conférence de Barcelone de novembre 1995, l’accord d’association entre la Tunisie et l’Union Européenne s’inscrit dans la politique de partenariat que les européens ont déjà arrêtée par suite à une série de communications présentées par la Commission européenne lors des sommets européens successifs 34. L’accord tuniso-européen a constitué une sorte d’accord type par lequel les européens ont voulu anticiper et établir un instrument juridique de 34 Notamment le sommet de Lisbonne en juin 1992, le sommet d’Essen en décembre 1994 et le sommet de Cannes en juin 1995. 26 partenariat que la Conférence de Barcelone a été amenée à valider en vue de la « création d’un espace commun de paix, de sécurité et de prospérité ». A cet effet, l’accord d’association entre la Tunisie et l’Union Européenne a pris le soin de dédoubler les engagements fermes pris, notamment par la Tunisie, en vue de mettre en place une zone de libreéchange avec l’Union d’une série de promesses que l’association se doit de réaliser par d’autres instruments juridiques, certes moins solennels, mais qui devront constituer de véritables prolongements de ce même accord. 43- Consciente de l’écart du niveau de développement qui sépare la Tunisie des pays de l’Union, la partie européenne a promis de coopérer pour « soutenir l’action de la Tunisie en vue de son développement économique et social durable » (art. 42). La coopération à laquelle l’accord consacre environ la moitié de ses articles (art. 42 à 77) couvre un champ d’application extrêmement large. A travers les multiples dispositions de l’accord, la partie européenne promet l’accompagnement de la politique d’ouverture et de réformes que la Tunisie s’est engagée d’accomplir (A) alors que la partie tunisienne promet plus d’ouverture et plus d’ajustements de son système politique, économique et social (B). Ces promesses, formulées en des termes généraux par l’accord, constituent un véritable projet fondateur d’un espace à la fois d’échanges économiques, socials et culturels et d’une solidarité qui, si elle sera réelle et durable, permettra probablement de dépasser les clivages résultant de l’histoire complexe des deux rives de la méditerranée. A- Les promesses d’accompagnement 44- Le vocable accompagnement est utilisé par l’accord d’association lui-même 35 sans pour autant lui donner une teneur juridique précise. Cet accompagnement devrait naturellement se traduire par un soutien financier au programme de mise à niveau rendu absolument nécessaire pour limiter les dégâts que doit causer la libéralisation des échanges au tissu industriel tunisien en particulier (a). 35 L’article 75 de l’accord prévoit «l’accompagnement des politiques mises en œuvre » par la Tunisie. 27 L’accompagnement devrait se réaliser aussi par un vaste programme d’assistance au développement économique et social (b) ainsi que par l’encouragement des investissements étrangers en Tunisie (c). a- Le soutien financier à la mise en niveau 45- Il est explicitement prévu que « dans le but de contribuer pleinement à la réalisation des objectifs de l’accord, une coopération financière sera mise en oeuvre en faveur de la Tunisie36 selon les modalités et avec les moyens financiers appropriés » (art 75). Ces modalités n’ont pas tardé à être arrêtées essentiellement dans le cadre de MEDA 37 d’un côté et avec la Banque Européenne d’investissement d’un autre côté. 46- Les mesures d’assistance financière ont été conçues dans le cadre d’un programme général au profit de tous les Etats tiersméditerranéens partenaires de la Communauté : le programme MEDA. Ce dernier constitue « l’instrument financier permettant à la Communauté d’aider les pays méditerranéens signataires d’un accord d’association à surmonter certaines conséquences néfastes de la zone de libre-échange (pertes des recettes fiscales, disparition de plusieurs entreprises et restructuration du secteur économique notamment »38. Le programme MEDA est l’équivalent du programme PHARE mis en place au profit des Etats du PECO. Il remplace les anciens protocoles qui régissaient les relations financières de la Communauté avec les partenaires méditerranéens. Conçu pour une période de cinq ans (MEDA I), le programme MEDA a été renouvelé, à partir de l’année 2000 sous la dénomination (MEDA II) et il a subi une réforme intervenue le 27 novembre 200039 pour assouplir les procédures d’intervention et 36 37 38 39 Aux termes de l’accord d’associations, l’assistance financière a pour but de venir en aide pour la mise à niveau des infrastructures économiques, pour les réformes visant à moderniser l’économie, pour la promotion de l’investissement privé et des activités créatrices d’emplois et en général la prise en compte des conséquences sur l’économie tunisienne de la mise en place progressive d’une zone de libre–échange notamment la mise à niveau de l’industrie et sa reconversion éventuelle (art 75). MEDA signifie : mesures d’accompagnement aux réformes des structures économiques et sociales dans les pays tiers du bassin méditerranéen. Francis QUEROL, document précité. La révision du règlement MEDA du 27 novembre 2000. 28 déconcentrer le programme d’aide 40 à partir de 2002 au profit de quelques délégations de la Communauté dont celle installée en Tunisie41. 47- À côté des aides allouées au titre du programme MEDA42, la Tunisie bénéficie d’un financement soutenu par la Banque Européenne d’investissement qui a, selon la Commission, « choisi de fournir un support particulièrement important à la Tunisie ». Et la Commission d’ajouter que la Tunisie « est ainsi devenue le premier pays bénéficiaire des ressources de la Banque parmi les pays méditerranéens partenaires de l’Union »43. 48- La Tunisie et l’Union ont signé le 20 septembre 1997 « une convention cadre de financement relative à la mise en œuvre de la coopération financière et technique au titre du programme MEDA ainsi qu’au titre des autres financements de la Banque Européenne d’investissement »44. L’objectif recherché est la fixation des modalités de gestion des financements par la Communauté et par la Banque. Les parties ont élaboré un modèle de convention ainsi qu’une série de clauses générales régissant les financements communautaires qu’elles ont annexé à la convention cadre pour faciliter les négociations et la mise en œuvre du financement. Cependant, les résultats du programme MEDA ont été très modestes. Ils étaient en deçà des besoins réels de développement des partenaires tiers méditerranéens de la Communauté. La Commission Européenne elle même en avait fait le constat dans une communication datée de septembre 2000 et intitulée « un nouvel élan pour le processus de Barcelone ». Une révision du règlement MEDA est même intervenue 40 41 42 43 44 L’aide financière prend soit la forme de dons concédés par l’Europe pour financer notamment des projets de développement prioritaire soit la forme de prêts. Cf. la communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen : SEC, le 13 février 2002, p. 9. Dans le cadre du programme de MEDA I, la Tunisie a bénéficié d’un soutien financier dont le montant s’est élevé à 428 millions d’euros alors que dans le cadre de MEDA II et pour les deux années 2000 et 2001, la Tunisie a bénéficié d’un montant de 165 millions d’euros. Cf., la déclaration européenne à la troisième réunion du Conseil d’association du 29 janvier 2002 précitée, p. 9. Déclaration de l’Union Européenne à la troisième réunion du conseil précitée, p. 9. Cette convention a été ratifiée par la loi tunisienne 97-72 du 18 novembre 1997, JORT n° 93. 29 le 27 novembre 2000 pour assouplir les procédures et déconcentrer le programme d’aide à partir de 2002 au profit des quelques délégations de la Communauté dont celle installée en Tunisie45. b- L’assistance au développement économique et social 49- Par l’accord d’association, la Communauté s’est engagée à « aider la Tunisie à rapprocher sa législation de celle de la Communauté dans les domaines couverts » (art 52). Mais les parties ne se sont pas contentées de cet objectif général puisqu’elles ont consacré des dispositions particulières pour promouvoir l’utilisation par la Tunisie des règles techniques et des normes européennes relatives à la qualité des produits industriels et agroalimentaires ainsi que les procédures de certification (art 40). Une coopération est aussi prévue en matière sanitaire et phytosanitaire ainsi que dans les domaines des techniques de cultures dans le domaine agricol et de pêche (art 54). Cet aspect de la coopération est vital pour éviter que les règles techniques et de qualité ne constituent un obstacle empêchant les produits tunisiens d’accéder librement au marché communautaire. Il en a été de même des règles relatives à la normalisation et à l’évaluation de conformité ainsi que des structures chargées de la propriété intellectuelle, industrielle et commerciale, de la normalisation et de la qualité puisque l’accord prévoit explicitement un soutien à la mise à niveau des laboratoires tunisiens chargés de l’évaluation de la conformité (art 51)46. 50- Des dispositions spéciales ont été conçues pour permettre l’amélioration des règles comptables et d’audit notamment pour les services financiers dont le renforcement et la restructuration figurent parmi les objectifs fixés par l’article 53, tout comme le rapprochement des méthodologies relatives aux données statistiques (art 60). L’importance de ces règles de gestion économique et financière est 45 46 Cf. Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen, du 13 février 2002. Un dispositif spécial a été mis en place pour régir les règles d’origine. Cf Bassem KARRAY, les règles d’origine dans l’espace économique euro-méditerranéen, in the Européan union and the mediterranean (The mediterranean’s European Challenge, Volume IV 2004, University OF MALTE, p. 321. 30 capitale dans une économie de marché. Les auteurs de l’accord se sont souciés de leur fiabilité pour instaurer la confiance auprès des opérateurs économiques qui seront amenés à investir en Tunisie. D’ailleurs, la Tunisie s’est empressée pour moderniser son droit comptable par une loi du 30 décembre 1996 alors que le système bancaire a fait l’objet d’une loi ultérieure en date du 21 juillet 2001. L’exposé de motifs de ces deux lois se réfère à l’accord d’association qui commande clairement aux autorités tunisiennes d’entamer des réformes juridiques et institutionnelles multiples qui, même si, à elles seules, seraient insuffisantes, restent indispensables pour enclencher le processus de modernisation de l’économie. 51- Le souci d’aider la Tunisie à adopter les standards et normes en vigueur en Europe est à la base de la coopération prévue en matière de transport (art. 55), en matière de télécommunication (art. 56), en matière d’énergie (art. 57), en matière d’environnement (art. 48) et en matière agricole et de pêche (art. 54). A cet effet, plusieurs programmes concernant ces différents secteurs ont été conçus et leur mise en œuvre se poursuit conformément au programme défini d’un commun accord47. 52- Le système éducatif et de formation ainsi que la recherche scientifique figurent parmi les domaines où la coopération devrait être intense (art. 46 et art. 47). Une mention particulière concerne l’encouragement de l’accès de la population féminine à l’éducation et à la formation a été faite, même si les progrès de la Tunisie en la matière sont réellement exemplaires puisqu’à l’Université, par exemple, le nombre des étudiantes dépasse déjà le nombre des étudiants. Dans le milieu rural, il reste encore des efforts à fournir pour que la population féminine puisse accéder à la formation et à l’emploi qui constituent la véritable émancipation de la femme. Le processus de coopération en matière de formation et d’enseignement supérieur a été récemment enclenché48. C’est en matière de recherche scientifique que l’apport de la Communauté doit être déterminant. Or, en la matière, il semble que, pour l’instant du moins, les 47 48 CF, Partenariat Euro-med, La Tunisie (2002-2006) ; disponible sur le site de la Commission Européenne. Un accord de coopération scientifique et technique a été conclu en 2003 et publié au journal officiel de la Communauté n L037 du 10/2/2004 p.0017-0023. 31 progrès sont les plus timides. La nécessité pour la Tunisie de réviser le mode de gestion des structures de recherches, en y introduisant à la fois une plus grande souplesse et une motivation des chercheurs qui sera liée à leurs efforts, est un impératif majeur pour promouvoir la recherche scientifique en partenariat avec les structures européennes similaires. En effet, la rigidité des règles régissant à la fois la fonction publique et les finances publiques risque d’hypothéquer toutes les réformes annoncées. c- L’encouragement des investissements 53- La Tunisie aspire attirer massivement l’investissement extérieur pour promouvoir son économie et pour faire face au déséquilibre de sa balance de payement. La croissance espérée des investissements devrait compenser les pertes de recettes causées par la suppression des droits de douane et devrait venir à bout du déséquilibre chronique de la balance commerciale tunisienne puisque les exportations tunisiennes ne couvrent, au mieux, qu’environ trois-quarts la valeur des importations. Cette situation se trouve particulièrement aggravée par l’augmentation spectaculaire du prix du pétrole à laquelle tous les pays non pétroliers sont confrontés depuis 2004. 54- L’article 50 de l’accord relatif à la promotion et la protection des investissements se fixe comme objectif « la création d’un climat favorable aux flux d’investissements » et ce à travers deux voies. La première consiste en l’établissement de mécanismes simplifiés de co-investissement ainsi que l’identification des opportunités d’investissements. La deuxième, consiste à conclure entre la Tunisie et les Etats de l’Union des accords de protection des investissements. Cette deuxième voie est moins originale puisque ce type d’accords existe déjà et il n’est pas probable qu’il provoquera une augmentation significative du volume des investissements. Entre la Tunisie et la France, il existe un accord depuis 1963 qui a été rénové en 199749. Avec les autres partenaires européens, des accords plus récents ont été conclus sans pour autant 49 Un accord signé le 9 Août 1963 a été complété par un deuxième accord le 30 juin 1972 sur les relations économiques et la protection des investissements. Ces deux accords ont été remplacés par un accord signé le 20 octobre 1997 et portant sur « l’encouragement et la protection réciproques des investissements ». Journal Officiel de la République Française du 9 septembre 1999. 32 provoquer un mouvement significatif des investissements vers la Tunisie50. 55- Les Etats de l’Union n’ont pas envisagé, à travers l’accord d’association, des incitations d’ordre fiscal pour encourager l’implantation des investissements européens en Tunisie et plus généralement dans les pays tiers-méditerranéens. La défiscalisation totale ou partielle, ne serait-ce que pour une durée limitée, des investissements réalisés en Tunisie aurait constitué une mesure incitative particulièrement utile. Néanmoins, cette défiscalisation est d’une part, du ressort des Etats pris individuellement dans le cadre des conventions de non double imposition et d’autre part, elle est peu compatible avec la politique de lutte contre la concurrence fiscale menée à la fois au sein de l’Union et dans le cadre de l’OCDE. La délocalisation des entreprises est devenue un enjeu politique et un phénomène contre lequel les gouvernements luttent dans la mesure où la délocalisation se traduit par des suppressions d’emplois51. Conscients de l’absence d’instruments incitatifs à l’investissement, le Conseil européen a décidé, en mars 2002, de créer une « facilité euro-méditerranéenne d’investissement et de partenariat » (FEMIP) pour encourager les investissements dans les économies partenaires méditerranéennes. Le FEMIP est devenu opérationnel depuis 2002 et la partie européenne s’est fixée comme objectif d’atteindre un volume d’investissement d’environ 2 milliards d’euros par an d’ici 200652. 56- De son côté, la Tunisie s’est efforcée de moderniser sa fiscalité et particulièrement celle relative aux investissements. Mais la générosité du système incitatif tunisien a montré ses limites puisque ce dernier n’a pas réussi à attirer des investissements à la hauteur des ambitions d’un pays qui consent des sacrifices fiscaux et financiers 50 51 52 Bassem KARRAY, les investissements européens dans les pays méditerranéens associés, in the Européan union and the mediterranean (The mediterranean’s European Challenge, Volume V 2004, University OF MALTE, p. 523. Même si l’inculpation des délocalisations est excessive comme l’a très bien signalé un article du journal Le Monde du 3 octobre 2004 et qui a mis l’accent sur les retombées positives de la délocalisation sur l’entreprise. Cf. document MEDA, programme indicatif régional (2004-2006) p.27- 33 considérables et qui investit l’essentiel de son budget dans la formation. Des réformes administratives, judiciaires et politiques beaucoup plus audacieuses restent indispensables pour créer le climat de confiance durable et susceptible d’attirer les investisseurs53 même s’il faut reconnaître que les dimensions du marché tunisien constituent une limite sérieuse qui, en l’absence d’un espace maghrébin, hypothèque la compétitivité du pays en matière d’attraction des investissements. B- Les promesses d’ouverture et d’ajustement 57- En contrepartie des promesses d’accompagnement faites par l’Union et ses Etats membres à la Tunisie, cette dernière a, elle aussi, promis une plus grande ouverture de son marché et une plus grande ouverture politique. Le rapprochement des législations prôné par l’article 52 de l’accord ne doit pas poser des difficultés particulières. La législation tunisienne est grosso modo fortement inspirée de la législation française ; laquelle est, en principe, en harmonie avec la législation communautaire. Dans beaucoup de domaines tels que ceux de la douane, des marchés publics, de la concurrence, et des ajustements de la législation tunisienne ont eu lieu même s’ils peuvent être considérés comme insuffisants. En revanche, l’ouverture politique est beaucoup plus problématique. 1) Une plus grande ouverture économique 58- L’un des objectifs que les parties à l’accord se sont fixées est la « libéralisation progressive des marchés publics ». Il s’agit là d’une promesse plutôt à la charge de la Tunisie et qui profitera davantage aux entreprises des pays de l’Union. Très peu d’entreprises tunisiennes seront, dans l’immédiat, réellement éligibles pour participer et remporter des marchés publics en Europe. La Tunisie prépare, depuis quelques 53 L’image que se fait l’investisseur du pays n’est pas celle que véhiculent les médias en Tunisie. L’uniformité des médias est nocive pour la réputation du pays. Il en est de même du poids de l’administration qui, étant ce qu’elle est et avec son propre rythme et sa propre logique, exerce une véritable tutelle sur l’économie. La douane, et en dépit des progrès réalisés dans le sens de l’allègement, est encore la structure la plus redoutée par l’investisseur compte tenu des délais et procédures qu’elle impose. 34 années, ses entreprises à la concurrence des entreprises européennes et ce à travers des mesures législatives et réglementaires transitoires54. 59- La libéralisation des marchés publics : L’article 41 de l’accord consacré aux marchés publics confie au Conseil d’association de prendre les mesures nécessaires à la mise en œuvre de la libéralisation progressive des marchés publics. Les pouvoirs publics tunisiens ont d’ailleurs procédé à la rénovation du droit des marchés publics en affirmant, en particulier, les principes de transparence, d’égal accès à la commande publique et l’égalité des chances ainsi que le principe de la concurrence pour l’attribution des marchés55. Cette nouvelle législation, quoique insuffisante à elle seule, dénote une volonté de se soumettre à la logique concurrentielle dans la passation des marchés publics. 60- En se référant au texte du décret du 17 décembre 2002, on peut penser qu’il existe une entorse à la libéralisation des marchés publics, qui provient du maintien de la préférence nationale, même si cette préférence a été cantonnée dans des limites. Ainsi par exemple, les produits d’origine tunisienne bénéficient dans les marchés de fournitures, d’un taux préférentiel de 10% par rapport aux produits étrangers de qualité égale56. De même, il est fait obligation aux soumissionnaires étrangers d’associer des entreprises tunisiennes dans l’exécution du marché en vertu d’une clause de sous-traitance57. Il faut toutefois signaler que cette préférence nationale limitée est admise aussi bien par la pratique des bailleurs de fonds internationaux (BIRD) et grands défenseurs de la libre concurrence que par l’Accord de l’OMC sur les marchés publics (art 5)58. Elle est justifiée par l’écart manifeste du niveau de développement qui sépare l’économie tunisienne de celles de ses partenaires européens. Cet écart qui a justifié la mise en place 54 55 56 57 58 Moetez GARGOURI, thèse précitée, p. 321. Le décret du 17 décembre 2002 relatif aux marchés publics, déjà modifié plusieurs fois. L’article 21 du décret du 17 décembre 2002 portant réglementation des marchés publics. L’article 20 du décret du 17 décembre 2002 précité. Par ailleurs, on peut facilement constater l’augmentation du nombre d’appels d’offres internationaux publiés par la presse locale. 35 progressive de la zone de libre échange justifie aussi l’existence de cette préférence nationale limitée. 61- L’ajustement progressif des monopoles : L’article 37 de l’Accord d’association met à la charge des Etats signataires l’obligation d’ajuster progressivement les monopoles d’Etat à caractère commercial de manière à garantir que, lors de la fin de la cinquième année suivant l’entrée en vigueur de l’accord, il ne doit plus exister de discriminations en ce qui concerne les conditions d’approvisionnement et de commercialisation des marchandises entre les ressortissants des Etats signataires. Cette obligation d’ajustement, fortement inspirée de celle prévue par l’article 31 du traité CE, a pour objectif d’abolir les discriminations en ce qui concerne les conditions d’approvisionnement et de commercialisation des marchandises. Mais l’article 37 de l’accord n’interdit pas les monopoles, il se contente d’exiger l’ajustement des monopoles pour respecter l’un des principes cardinaux du système commercial multilatéral prévu par l’art. III du GATT de 1994, celui de la clause du traitement national qui garantit l’égalité du traitement entre les produits importés et les produits nationaux. 62- La soumission des entreprises publiques à la concurrence : L’article 38 de l’accord d’association, inspiré de l’article 86 du traité CE, consacre le principe de l’applicabilité des règles de la concurrence aux entreprises publiques. A partir de la fin de la cinquième année suivant la date d’entrée en vigueur de l’accord, « aucune mesure perturbant les échanges entre la Communauté et la Tunisie dans une mesure contraire aux intérêts des parties» ne doit être adoptée ou maintenue. L’accord confie au Conseil d’association la mission de s’assurer de cette exigence de respect de la concurrence telle que définie par le droit communautaire même si l’article 38 contient une clause selon laquelle l’application des dispositions de ce même article « ne fait pas obstacle à l’exécution, en droit ou en fait des tâches particulières assignées à ces entreprises ». Cette clause ouvre la porte à des dérogations qui risquent de mettre en cause les règles de la concurrence. Mais, là aussi, c’est le droit communautaire (art. 86 traité CE) qui a inspiré les auteurs de l’accord d’association. 36 La privatisation par la Tunisie d’un grand nombre d’entreprises publiques est de nature à résoudre, d’une manière radicale, les problèmes liés à l’existence de ce type d’entreprises qui est problématique dans un ordre concurrentiel. Le programme de privatisation qui se poursuit d’une manière progressive59 a concerné, jusque l’année 2005, quelques 200 entreprises. 2) La libéralisation de la vie politique 63- Le préambule de l’accord dispose explicitement que le fondement même de l’association est le « respect des droits de l’homme et des libertés politiques et économiques ». L’article deux de l’accord précise aussi que « les relations entre les parties, de même que toutes les dispositions du présent accord, se fondent sur le respect des principes démocratiques et des droits de l’homme qui inspirent leurs politiques internes et internationales et qui constituent un élément essentiel de l’accord ». Ainsi, la partie tunisienne s’engage formellement à adhérer réellement au modèle démocratique de gouvernement et de renoncer à un système monolithique et autoritaire qui a caractérisé son mode de gouvernement depuis l’indépendance. L’état des droits politiques a conduit la partie européenne à être particulièrement ferme quant à l’insertion de l’exigence démocratique d’une manière explicite dans le dispositif même de l’accord60. Un dialogue politique auquel l’accord consacre ses articles 2 et 3 a été institué61. 64- La constitution tunisienne s’est faite l’écho de cette exigence en intégrant, lors d’une révision dite « fondamentale » qu’elle a subie en 2002, des dispositions particulièrement importantes à cet effet. Elle prévoit désormais dans son article 5 que : 59 60 61 Il a été reproché à la mise en œuvre du programme de privatisation sa lenteur. Mais les autorités tunisiennes sont soucieuses des implications sociales de cette politique et exécutent, à juste titre, leur programme selon les impératifs sociopolitiques propres au pays. Le préambule de l’accord prévoit également cette exigence démocratique d’une manière explicite. L’accord consacre son titre premier au dialogue politique. 37 « La République Tunisienne garantit les libertés fondamentales et les droits de l’homme dans leur acception universelle, globale, complémentaire et interdépendante ». Le même article 5 ajoute que : « La République Tunisienne a pour fondements les principes de l’Etat de droit et du pluralisme et œuvre pour la dignité de l’homme et le développement de sa personnalité ». Les nouvelles dispositions constitutionnelles constituent un engagement fort et solennel qui impose aux gouvernants tunisiens non seulement un grand toilettage juridique de la législation, mais aussi et surtout un changement réel dans la conduite des affaires publiques. L’Etat de droit, prôné par les responsables politiques, exige beaucoup de préalables politiques et juridiques qui, manifestement, font encore défaut62. 65- Depuis la signature de l’accord, plusieurs modifications constitutionnelles et législatives ont tenté, non sans difficultés63, d’améliorer le paysage juridique régissant les droits politiques. Cependant, la libéralisation de la vie politique ne dépend pas de la simple édiction de lois à cet effet. La mise en œuvre des principes démocratiques nécessite la renonciation préalable au centralisme excessif des pouvoirs entre les mains de l’exécutif. Elle nécessite aussi le partage réel des compétences entre des pouvoirs relativement indépendants. Pour assurer la sincérité du vote, le processus électoral a besoin, certes d’une refonte de son régime juridique, mais aussi et surtout d’un climat autre que l’unanimisme professé par des médias (particulièrement la radio et la télévision publiques) qui ne se lassent pas de glorifier l’action du gouvernement. Or, cet unanimisme supposé est incompatible 62 63 L’Etat de droit exige la sincérité et répugne le mensonge et la propagande. Il exige aussi le droit à la contestation, le droit absolu au recours juridictionnel devant un juge indépendant, la liberté réelle de la presse et d’association. Il exige enfin l’existence de contrepouvoirs réels et répugne l’unanimisme. Ainsi, et à titre d’exemple, le code de la presse a fait l’objet d’une apparente modification par suite à un engagement du président de la république lui-même dans un discours prononcé le 7 novembre 2000. En fait, la réforme annoncée par le chef de l’Etat de renoncer à des incriminations qui limitent considérablement la liberté de la presse a consisté à transférer ces incriminations du code de la presse et de les reclasser dans le code pénal (loi du 3 mai 2001). Le régime de la presse n’a pratiquement pas encore subi d’allégement en dépit de la promesse faite par le chef de l’Etat en 2000. 38 avec les exigences les plus élémentaires de la démocratie et il ne cadre absolument plus avec la société tunisienne qui, non seulement cherche l’information dans des chaînes de télévisions étrangères, mais vit au rythme des rumeurs les plus incroyables. 66- L’indépendance de la justice, la liberté de la presse et plus généralement la situation des droits de l’homme sont encore des points de discorde entre la partie européenne et la Tunisie. Dans les documents de travail et les déclarations officielles de la partie européenne, il est régulièrement fait état des insuffisances notoires qui caractérisent ces socles de l’Etat de droit. Dans le rapport sur « la politique européenne de voisinage » consacré à la Tunisie64, on peut lire que « la réforme de la justice est un des grands défis des années à venir ». Le rapport ajoute qu’il « existe peu d’organes indépendants de régulation à l’heure actuelle ». Le reproche n’est plus voilé65. La loi du 4 août 2005 portant modification du statut des magistrats, modification attendue depuis plusieurs années, a été, y compris pour le juriste, une déception66. 67- La déclaration commune lors de la tenue du quatrième Conseil d’association précise « qu’il est nécessaire de renforcer le travail pour le respect des droits de l’homme, notamment la liberté d’expression et la liberté d’association. Ces libertés conditionnent le processus démocratique et sont de nature à favoriser le développement économique et social »67. La déclaration de l’Union Européenne, lors de cette même 64 65 66 67 Le rapport sur la politique de voisinage établi en mai 2004 contient aussi que « Les ONG, les observateurs internationaux ainsi que les organisations internationales ont régulièrement dénoncé les pratiques de harcèlement des activistes des droits de l’homme et attirent notamment l’attention sur la nécessité de garantir le respect des libertés d’opinion et d’expression dans la lutte contre le terrorisme ». Ce rapport est disponible sur Internet dans le site de la Commission (Com (2004) 373 final). Le programme de réforme de la justice proposé par la partie européenne pour une enveloppe de 30 millions d’euros rencontre des difficultés qui ont empêché jusque là sa concrétisation. (Document de la stratégie 2002-2006, partenariat euro-med (Tunisie) p29. Les difficultés que connaissent l’Association des magistrats et la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme au cours de cette année 2005 ne contribuent pas à améliorer l’image du pays en matière de droits de l’homme, CF Le Monde du 8 sept.-05. Déclaration commune en date du 20 septembre 2003. 39 cession du Conseil d’association, est encore plus critique à l’égard de la Tunisie. 68- En matière de démocratisation du système politique et du respect des libertés politiques, l’essentiel reste à faire. Le bricolage constitutionnel conçu, soit pour permettre à « l’opposition » d’obtenir 20 % des sièges du parlement alors qu’elle ne collecterait, selon les résultats officiels, que 5 % environ des voix exprimées, soit pour permettre à des candidats soigneusement ciblés de se présenter à l’élection présiden-tielle, ne permet même plus de soigner l’image du pouvoir auprès de l’étranger. On peut même penser que cette démarche a un effet inverse. Les taux officiels de participation aux élections et le taux de réélection ainsi que l’unanimisme sans cesse proclamé sont devenus, dans le monde moderne, révélateurs de pratiques antidémocratiques. Les gouvernants doivent se rendre à cette évidence. 69- La Tunisie a besoin de réformes politiques plus audacieuses que celles qu’elle a connu jusque là pour se mettre en conformité avec ses engagements internationaux et pour être fidèle à son histoire et sa réputation de pays crédible et modéré68. Elle en a les moyens humains et les conditions. La frilosité des dirigeants en la matière étonne l’observateur. Le progrès économique et social merveilleusement réalisé par l’Etat indépendant risque d’être hypothéqué par un vrai blocage politique difficilement justifiable. Les gouvernants ne reconnaissent évidemment pas l’existence de ce blocage en arguant de la régularité des élections et de la stabilité du système politique. Cette lecture officielle de la situation politique dans le pays est aujourd’hui difficilement soutenable. En effet, la menace intégriste islamiste qui fait partie du non dit, même si elle est réelle, ne peut plus justifier le report de la démocratisation réelle du système aux calendes grecques. Or, la démocratisation, à travers un 68 Les relations tendues de la Tunisie avec les ONG préoccupées par la protection des droits de l’homme sont, en elles-mêmes, révélatrices de l’état des droits politiques. L’association des journalistes tunisiens a été suspendue en 2004 de la Fédération internationale des journalistes. Les problèmes auxquels sont confrontés la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’Association des magistrats au cours de cette année 2005 montrent que le climat des droits de l’homme est loin d’être saint. 40 pluralisme effectif, est devenue un impératif incontournable pour un pays qui souhaite intégrer le bloc des nations modernes et démocratiques. C- Les promesses de coopération 70- L’accord consacre son titre V ( les articles 42 à 63), son titre VI (les articles 64 à 74) et son titre VII ( les articles 75 à 77) respectivement à la coopération économique, à la coopération sociale et culturelle et à la coopération financière. Il est explicitement stipulé et réaffirmé que la coopération « a pour objectif de soutenir l’action de la Tunisie, en vue de son développement économique et social durable »69. 71- La Tunisie a été l’un des premiers bénéficiaires de MEDA. Elle est sans conteste un partenaire privilégié dans le cadre du partenariat euro méditerranéen puisqu’elle bénéfice de 14 % des opérations MEDA alors que sa population représente 5 % de la population totale des pays éligibles aux subventions bilatérales de MEDA. Quant à la Banque européenne d’investissement, elle octroi régulièrement à la Tunisie d’importants crédits pour financer le développement et la modernisation de l’infrastructure70. Le programme de mise à niveau, financé grâce au concours des européens, a concerné environ 2800 entreprises. Depuis 2004, ce programme est relayé par un autre programme dit de modernisation des entreprises pour lequel l’Union mobilise des crédits. 72- En dépit de son importance, l’aide apportée par l’Union Européenne à la Tunisie est en deçà des espérances et en tout cas elle est comparativement insignifiante par rapport à l’appui apporté par l’Union aux pays membres de zone de libre-échange PECO et dont dix membres sont devenus membres de l’Union depuis mai 2004. Les transferts au profit des pays membres du PECO sont infiniment plus importants que ceux destinés à la zone de libre échange euro-méditéranienne71. 69 70 71 Intervention de l’Ambassadeur chef de délégation de la Commission Européenne en Tunisie dans un séminaire de l’Institut Arabe des Chefs d’Entreprises Sousse, 2003. WWW deltun. cec. eu.int. Jusqu’au mois de mai 2004, la BEI a octroyé à la Tunisie un total de 1431 ME de prêts sur ressources propres. cf. Le rapport sur la politique de voisinage précité. Il semble que le montant transféré par habitant aux pays PECO est 30 fois celui octroyé vers les pays du Maghreb. 41 73- Même si les auteurs de l’accord d’association ont pris le soin d’énumérer des domaines extrêmement variés de coopération (domaine social, domaine culturel, domaine de la sécurité et de lutte contre la criminalité, etc.…), le texte de l’accord n’a pas fixé des objectifs précis. Il s’est contenté d’annoncer des intentions. Les instruments de coopération mis en place par l’accord risquent de ne pas contribuer à réduire, d’une manière significative, les écarts de développement et risquent de ne pas faciliter le rapprochement espéré des peuples européens et tiers méditerranéens. La fracture économique et culturelle entre les deux rives de la Méditerranée est loin d’être soignée par les instruments actuels de coopération. La « générosité » de l’Union Européenne vis à vis de l’Europe de l’Est et le non engagement de l’Europe pour financer un développement comparable au sud de la méditerranée sont, à tort ou à raison, liés à la culture et à l’histoire. 74- L’élargissement de l’Union Européenne en 2004 a alimenté des craintes légitimes dans les pays du Maghreb. On redoutait que cet élargissement se fera au détriment des pays tiers méditerranéens. Consciente des limites de la coopération instituée par les accords d’association, la partie européenne a pris une initiative dite « la nouvelle politique de voisinage » qui se propose de doper la coopération avec les pays ayant conclu une association avec l’Union Européenne. Il s’agit d’une association renforcée résumée par la formule devenue célèbre de l’ancien président de la Commission Européenne, M. PRODI : « Moins que l’adhésion, plus que l’association ». Cette formule résume la nouvelle démarche européenne en matière de coopération72. 72 Un responsable européen a résumé la nouvelle politique de voisinage comme suit : - « coopération renforcée dans les domaines politiques, de sécurité et de prévention des conflits, sur la base des valeurs partagées ; - mise à niveau législative et réglementaire liée au domaine du marché intérieur ; - coopération renforcée en matière de justice et d’affaires intérieures ; - développement des réseaux d’infrastructures (énergie, transports, télécommunications) et coopération environnementale, - promotion des contacts de peuples à peuples (éducation, recherche et développement, culture ». Cf. l’intervention de l’ambassadeur chef de la délégation européenne en Tunisie précitée. 42 75- En application de la nouvelle politique de voisinage, la partie européenne semble être disposée à financer des réformes en fonction d’un certain nombre d’objectifs tels que le développement de la société civile, l’indépendance de la magistrature ou la réforme de l’enseignement en vue de garantir l’employabilité des jeunes73. Néanmoins, les réformes relatives à la justice et au développement de la Société civile semblent rencontrer des difficultés compte tenu de la position de la partie tunisienne sur des questions qu’elle considère comme devant relever de sa souveraineté exclusive74. Faute de pouvoir pousser efficacement à la mise en place du Maghreb, les européens soutiennent financièrement l’initiative d’Agadir75 qui se propose de créer une zone de libre-échange entre le Maroc, la Tunisie, l’Egypte et la Jordanie76. Néanmoins, l’adoption de cet accord fut pratiquement un non événement, du moins pour les populations. Le volume des échanges entre ces pays reste modeste à la fois pour des raisons objectives qui tiennent au fait que les économies de ces pays sont plutôt concurrentes, mais aussi pour des considérations politiques liées à la susceptibilité des responsables administratifs et politiques. Le Maghreb n’est pas pour demain et la zone horizontale de libre-échange euro-méditerrannéenne est encore plus compliquée à mettre en place. C’est pourquoi la Tunisie a judicieusement choisi un accord vertical avec l’Union Européenne. 73 74 75 76 Rapport sur la politique européenne de voisinage (la Tunisie) précité. Rapport sur la politique de voisinage, précité. Partenariat Euro-Med, MEDA, programme indicatif régional 2005-2006, p 2 ; document disponible sur le site de la Commission. L’accord portant mise en place de cette zone est entré en vigueur le 1 janvier 2005. 43 Conclusion 76- Le choix de l’Europe fait par la Tunisie est un choix stratégique77 d’autant plus que l’Union Européenne est à l’avant-garde du développement économique et social ainsi que de la promotion des droits78. Les pays de L’Union Européenne absorbent plus que 80% des exportations tunisiennes. Or, l’exportation est vitale pour un pays non doté de richesses naturelles suffisantes. De même, 70% des touristes et 70% des investissements étrangers proviennent de l’Europe qui accueille, par ailleurs, 650000 émigrés tunisiens. L’aide au développement dont bénéficie La Tunisie provient essentiellement de l’Europe des 25. En revanche, « la Tunisie est destinataire de 0,61% des exportations agricoles de l’Union, de 1,56 des exportations énergétiques, de 0,64% des exportations de machines, de 0,37% des exportations de matériel de transport, de 0,44% des exportations de produits chimiques, de 4,67 des exportations de textiles et de 0,56 des exportations d’autres produits »79. En même temps, les exportations tunisiennes, celles du textile non comprises80, représentent environ 0,35% des importations européennes globales. Ces chiffres montrent que La Tunisie est économiquement liée à l’Europe81. Le système économique tunisien est entrain de s’adapter pour devenir concurrentiel et être en phase avec son homologue européen. Le système sociopolitique ne peut pas échapper à cette même logique concurrentielle. Les retards pris en matière de réformes politiques seront naturellement coûteux. 77 78 79 80 81 Lors de la conclusion de l’accord d’association en 1995, les études ont pronostiqué que le tiers des entreprises tunisiennes doivent disparaître en raison de l’incapacité de ces entités économiques à supporter la concurrence de leurs homologues européennes. Mais le programme de mise à niveau a sans doute contribué à limiter les effets pervers de l’ouverture des frontières économiques. Abderraouf MAHBOULI, l’intégration européenne à l’avant-garde de la mondialisation, in droit communautaire et mondialisation, sous la direction de Yadh BEN ACHOUR et Slim LAGHMANI, CPU, Tunis 2003, p. 3. Rapport sur la politique de voisinage précité p.18 Les exportations tunisiennes en textiles représentent 4,15% des importations européennes. CF Rapport sur la politique de voisinage précité p. 19 Les échanges avec le monde arabe ne représentent généralement que 5% dont 4% avec la Libye lorsque les relations politiques entre les deux gouvernements sont normales. 44 Sur un plan juridique, l’accord d’association a été, pour la Tunisie, plus un « contrat d’adhésion » qu’un véritable traité conclu entre des entités juridiquement souveraines. La partie européenne semble, sur la base de l’accord d’association, conditionner de plus en plus son concours à la modernisation du pays et à l’accomplissement par la Tunisie de réformes d’ordre politique plus effectives. La Tunisie se doit de montrer qu’elle est capable d’intérioriser les nouvelles exigences pour faire partie du club des Etats réellement modernes et réellement démocratiques. Septembre 2005 45 LES INTERMÉDIAIRES DE COMMERCE DANS LES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES AVEC L’ESPACE OHADA : FOCUS SUR LA SÉCURITÉ JURIDIQUE DU CONTRAT D’AGENCE Emmanuel S. DARANKOUM Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, Centre du droit des affaires et du Commerce International (CDACI) INTRODUCTION Le 17 octobre 1993 à Port-Louis (Maurice) 14 pays africains1, déterminés à accomplir de nouveaux progrès sur la voie de l'unité africaine et à établir un courant de confiance en faveur des économies de leurs pays, décidaient de la mise en place, dans leurs États, d'un droit des affaires harmonisé. Ils prirent la décision de créer une organisation dénommée Organisation pour l'Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (OHADA) 2. La caractéristique commune de ces pays était d'avoir, comme monnaie, le franc Cfa3. A l'exception de la Guinée équatoriale, anciennement colonisée par l'Espagne, tous les États membres de l'OHADA sont des anciennes colonies françaises d'Afrique au sud du Sahara, encore 1 2 3 Le Traité a été signé par 17 États dont 16 d’Afrique : le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, la République centrafricaine, les Comores, la Côte d’Ivoire, le Gabon, la Guinée, la Guinée Bisseau, la Guinée équatoriale, le Mali, le Niger, le Sénégal, le Tchad et le Togo. Voir aussi en ce sens, J. LOHOUES-OBLE, L’apparition d’un droit international des affaires en Afrique, RID comp., 1999, p. 543; Ph. TIGER, Le droit des affaires en Afrique, « Que sais-je? », 2001. J.ISSA-SAYEGH, L’Ohada, instrument d’intégration juridique des pays africains de la zone franc, Rev. de jurisp. Com., 1999, p. 237. Site officiel de l’OHADA http://www.cm.refer.org/eco/ecohada/ohada.html : Credau (Centre pour la Recherche et l’Étude du Droit Africain Unifié) : http://www.credau.org. En ce sens, article 3 du Traité. Le franc Cfa est le franc de la Communauté financière d'Afrique. Toutefois la Guinée équatoriale n'a rejoint cette zone monétaire qu'à compter du 1er janvier 1985, voir Jeune Afrique L'Intelligent, hors série, n° 6 p. 207. 133 dite Afrique noire4 . L'appartenance à la zone monétaire franc était présentée comme un facteur de stabilité économique et monétaire, un atout majeur pour la réalisation progressive de l'intégration économique de ces pays5. Bien que le Préambule n'y fasse pas allusion, le partage par ces pays d'une même langue, à savoir le français, devait être de nature à faciliter davantage cette intégration économique6. C'est ce qui explique certainement que cette langue ait été retenue comme la langue de travail de l'OHADA7. On aurait donc pu croire, a priori, que l'OHADA était une organisation des pays francophones d'Afrique Noire. Elle couvrirait alors les pays des anciennes AE.F8. et AOF9 . Ce serait une erreur car à la réalité les ambitions géographiques de l'OHADA sont plus larges et, à l'analyse, parfois démesurées. En effet, l'article 53 prévoit que dès son entrée en vigueur, le Traité est ouvert à l'adhésion de tout État membre de l'Organisation de l’Unité Africaine (OUA) et non signataire du Traité. l'OHADA a donc une ambition panafricaine. Elle pourrait accueillir aussi bien les pays anglophones, lusophones que arabophones du continent. Il est même prévu que peut adhérer au Traité tout autre État non membre de l'OUA. Il faut cependant qu'il ait été invité à le faire d’un commun accord avec les autres Etats concernés. Dans ce cas il faudra bien un « parrain » pour présenter la candidature et amener les autres membres à 4 5 6 7 8 9 Les États de l’Afrique du Nord anciennement colonisés par la France n’en sont pas signataires : Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie. Préambule du Traité. En Guinée Équatoriale, le français est devenu en 1988 langue officielle avec l'espagnol, voir jeune Afrique L'intelligent, op.cit. En ce sens, article 47 du Traité OHADA Afrique Équatoriale Française. Elle regroupait les pays suivants : Cameroun, Centrafrique, Congo, Gabon et Tchad. Afrique Occidentale Française. Elle regroupait les pays suivants: Bénin, Burkina Faso, Côte-d'Ivoire, Mali, Niger, Sénégal, Togo. 134 l'admettre. Les conditions sont donc plus rigoureuses que lorsqu'il s'agit de l'admission au sein de l'OHADA d'un pays africain. Mais l'hypothèse envisagée risque de n'avoir que rarement lieu étant donné les particularités propres aux différents systèmes juridiques. Dans la meilleure des hypothèses ne peut-on envisager que l'adhésion des pays non africains dont le système juridique est assez proche de celui institué par le code civil français de 180410. Qu'à cela ne tienne le Traité de l'OHADA a une vocation universelle. Il s'agit donc théoriquement d'un traité de type pleinement ouvert11. L'OHADA a t-elle les moyens pour réaliser cette ambition mondiale ? L'Organisation compte énormément sur son droit matériel qui serait simple, moderne et en tout cas adapté à la situation des économies des États membres. Elle compte également sur la mise en oeuvre de procédures judiciaires appropriées. Elle mise enfin sur la possibilité offerte de recourir à l'arbitrage pour le règlement des différends contractuels12. La concrétisation de ces objectifs passe par l'élaboration, l'adoption, la publication et enfin l'application d'une législation unique des affaires. Divers domaines ont été alors ciblés : droit des sociétés et statut juridique des commerçants, recouvrement des créances, sûretés et voies d'exécution, redressement des entreprises et liquidation judiciaire, arbitrage, relations de travail, comptabilité, vente et transport. Cette liste n'est pas exhaustive dans la mesure où il est admis que toute autre matière peut y être incluse13. Cette définition lâche du domaine de l'harmonisation est de nature à inquiéter dans la mesure où il est difficile de concevoir une matière juridique qui n'est pas un quelconque lien, serait-il tenu, avec le droit des affaires. 10 11 12 13 On pense aux pays membres de la francophonie, la France notamment, mais aussi la Belgique, le Canada, le Liban, la Tunisie, etc. En ce sens, CARREAU (D.), Droit international, éd. Pedone, Paris, 2001, p.134 n°306. Article 1er du Traité. Article 2 du Traité. 135 Le droit des affaires OHADA s'apparente ainsi davantage au droit économique dont le domaine est assez flexible, En tout cas il s'agit d'un droit conquérant, en constante évolution, puisque le programme annuel d'harmonisation est arrêté par le Conseil des Ministres. Chaque pas de législation est traduit dans un « Acte uniforme ». À ce jour 8 Actes uniformes ont été publiés et sont en principe entrés en application. Il s’agit de : - l'Acte uniforme du 17 avril 1997 portant organisation des sûretés ; - l'Acte uniforme du 17 avril 1997 relatif au droit commercial général ; - l’Acte uniforme du 17 avril 1997 relatif au droit des sociétés et du groupement d’intérêt économique ; - l’Acte uniforme du 10 avril 1998 portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution ; - l'Acte uniforme du 10 avril 1998 portant organisation des procédures collectives d'apurement du passif ; - l'Acte uniforme du 11 mars 1999 relatif au droit de l'arbitrage ; - l'Acte uniforme du 24 mars 2000 portant organisation et harmonisation des comptabilités des entreprises ; - l’Acte uniforme du 22 mars 2003 relatif aux contrats de transport des marchandises par route. L'élaboration d'autres Actes uniformes a été retenue dans le programme d’harmonisation établi par le conseil des Ministres de l’OHADA. C'est ainsi que se trouve en cours, l’harmonisation du droit du travail14, celle du droit de la vente aux consommateurs15. 14 15 L’avant projet de cet Acte uniforme a déjà été discuté lors des réunions tenues par les commissions nationales OHADA, pour les pays de l’Afrique de l’Ouest les 22 et 24 juillet 2003 à Bamako, et pour ceux de l’Afrique centrale du 02 au 04 septembre 2003 à Libreville. Il sera finalisé lors d’une commission plénière prochaine d’harmonisation. Pour une lecture très critique de ce projet d’Acte uniforme, Temple (H.), Quel droit de la consommation pour l’Afrique ? Une analyse critique du projet d’Acte 136 De même le Conseil des Ministres qui s'est tenu les 22 et 23 mars 2001 à Bangui s'est prononcé en faveur de l'harmonisation des matières suivantes : droit de la concurrence, droit bancaire, droit de la propriété intellectuelle, droit des sociétés civiles, droit des sociétés coopératives et mutualistes, droit des contrats16, droit de la preuve. Progressivement et sûrement le droit OHADA est en train de se mettre en place. Un Conseil extraordinaire des Ministres des Finances et de la justice s'est tenu à Libreville les 17 et 18 octobre 2003 au cours duquel a été célébré le dixième anniversaire du Traité17. Si l'on devait esquisser un bilan, on dirait que l'OHADA est en marche, mais qu’il demeure un système perfectible. En effet, concrétisation du rêve d’une Afrique économiquement soudée, l'OHADA vise à garantir la sécurité juridique aux agents économiques régionaux et étrangers en offrant l’accès à un vaste espace économique où un droit des affaires commun est interprété de façon ultime par une seule instance juridictionnelle dotée par ailleurs du pouvoir exceptionnel d’évoquer, après cassation, le fond des affaires qui lui sont soumises. La volonté de créer un vaste marché régional, le souhait aussi de rassurer les investisseurs étrangers. Toutefois, à ce jour, l’œuvre de l'OHADA n’est pas achevée; elle est même peut-être provisoire. En effet, les règles déjà adoptées auront vraisemblablement besoin d’être elles-mêmes modifiées à l’avenir, au cas où les pays de la common law (Nigéria, Ghana, Afrique du Sud, par exemple, 16 17 uniforme sur le droit de la consommation, à paraître Annales de la Faculté de droit de Dschang, Cameroun. UNIDROIT participe activement à l’élaboration de ce dernier Acte uniforme et le chef de file du groupe ayant élaboré l’avant-projet est M. FONTAINE (« Le projet d’Acte uniforme OHADA sur les contrats et les Principes d’Unidroit relatifs aux contrats du commerce international », Revue Droit Uniforme, 2004, n° 4-2, p. 260 et s.) Voir KIRSH (M.), Dixième anniversaire de la signature du Traité concernant l’harmonisation du droit des affaires en Afrique, Penant no 845, octobredécembre 2003, pp. 389 et s. 137 qui compte parmi les poids lourds économiques d’Afrique) décident de s’y joindre. Leur approche du droit étant très différente, un autre exercice de rénovation s’imposera… Il reste que ce nouveau droit des affaires doit vivre dès maintenant et être révélé aux opérateurs économiques et juristes étrangers; et ce, dans un contexte dominé par le phénomène de globalisation qui remet en cause les structures traditionnelles du droit et de l’économie. Les conséquences de ce phénomène pourraient facilement conduire à la marginalisation de l’Afrique, à moins que ce continent se dote d’instruments juridiques susceptibles de favoriser son intégration dans le Nouvel Ordre Économique Mondial18. On peut donc soutenir que l’espace OHADA, en réponse aux besoins des opérateurs du commerce international, dispose désormais d’un droit des intermédiaires de commerce capable de faciliter l’accès à son marché, aussi bien dans les rapports Nord/Sud que dans les rapports Sud/Sud. Par exemple, en dépit des entraves découlant des différences sociales (religion et culture), propres à chaque pays du continent africain, une économie fortement émergente d’un pays comme la Tunisie pourrait constituer un vecteur des exportations de ce dernier vers les pays membres de l'OHADA. Mais pareilles exportations ne peuvent se réaliser que par l’entremise des intermédiaires de commerce. Toutefois, la notion d’intermédiaire de commerce englobe plusieurs intervenants. Cette dénomination générique peut viser à désigner aussi bien le courtier, le commissionnaire ou l’agent commercial. Il n’ y a donc pas de doute que ces différents intervenants partagent ensemble une espèce de similarité d’identité qu’il faut bien saisir. C’est du reste, ce qui a justifié, aux yeux du législateur OHADA, la nécessité de prévoir une plate-forme commune d’obligations (en marge de celles plus spécifiques à chacune des catégories) applicables à tous les intermédiaires. Combinées ensemble, ces règles déterminent le statut juridique des intermédiaires de commerce ainsi que les conséquences qui en découlent (I). Mais parmi les différents intermédiaires de commerce (courtier, 18 En ce sens, le numéro spécial de la Revue Juridique et Politique des États Francophones, 2004, n° 3 consacré au thème de « la coopération euro-africaine à l’épreuve de la mondialisation ». 138 commissionnaire, agent), l’agent commercial constitue l’archétype de la représentation parfaite et mérite, à ce titre une mention spéciale. Par ailleurs, si le législateur OHADA a eu la délicatesse de réglementer ce type de contrat, il en découle des conséquences se rattachant à l’existence d’autres instruments tels la Convention de Genève sur la représentation commerciale et le contraste possible avec la notion d’agency connue des systèmes africains de common law (II). Ce qui fait de cette réglementation sur les agents commerciaux, une réglementation susceptible de réaménagements futurs. I- DISPOSITIONS COMMUNES RELATIVES AU STATUT JURIDIQUE DES INTERMÉDIAIRES DE COMMERCE Les contrats d’intermédiaires ont, pendant longtemps, mis le droit du commerce international à l’épreuve de la diversité et de la complexité. C’est ainsi que des règles de conflits de lois unifiées leur ont été consacrées en 197819, mais dont le destin a été de sombrer rapidement dans l’oubli. Une autre Convention, la Convention de Genève du 15 février 1983 sur la représentation en matière de vente internationale de marchandises, élaborée sous les auspices d’Unidroit, pour être le prolongement de la Convention de Vienne de 1980 sur le droit uniforme de la vente internationale, s’est efforcée de prévoir des règles substantielles20. Mais sa portée demeure limitée si bien que la réglementation OHADA de l’agence commerciale n’en fait aucunement mention. Dans la deuxième partie de notre article qui paraîtra dans un autre numéro de la présente revue, nous reviendrons, plus en détails, sur ces facteurs exogènes relatifs aux difficultés d’unification en Afrique du droit de l’agence commerciale. 19 20 Convention de la Haye du 14 mars 1978 sur la loi applicable aux contrats d’intermédiaires et à la représentation conventionnelle. Pour une application judiciaire, Cour d’appel de Grenoble, 11 janvier 1996, JDI, 1997, n° 1, p. 123 et s. Sur cette Convention, MOULY CH, « La Convention de genève sur la représentation en matière de vente internationale de marchandises », RID comparé, 1983, p. 32. 139 Dans l’approche du législateur de l'OHADA., la notion d’intermédiaire est large. Il faut spécifier en son sein, celle d’intermédiaires de commerce; ces derniers étant considérés comme des professionnels distincts des VRP21 et des distributeurs de biens qui, intégrés dans un réseau, restent de simples vendeurs. Si certaines dispositions de l’Acte uniforme sur le droit commercial général renferment des obligations propres à chaque catégorie d’intermédiaire de commerce, d’autres dispositions en tracent les grandes lignes en déterminant les obligations communes applicables aux parties dans un contrat de représentation commerciale. Par ailleurs, le titre I du livre IV de l’Acte uniforme sur le droit commercial général (ci-après, l’Acte uniforme ou AU DCG) consacré aux intermédiaires de commerce contient des précisions importantes qui permettent de mieux saisir la notion même d’intermédiaire de commerce selon la conception du législateur OHADA. En effet, ce dernier a voulu, par ce biais, faire de l’intermédiaire un professionnel déterminé quant à ses fonctions, c’est-àdire son domaine d’activité (A) et quant à ses pouvoirs, c’est-à-dire les prérogatives juridiques que lui permettent d’exercer sa qualité d’intermédiaire de commerce; et ce, à la lumière des usages commerciaux (B). Le courtier est celui qui met en rapport, prodigue ses conseils et fournit ses services afin qu'un accord soit trouvé entre le vendeur et l'acquéreur22. Étymologiquement, il est celui qui court23, celui qui se déplace entre les parties jusqu'à ce que l'accord soit conclu. Il existe une jurisprudence bien établie relative à la distinction du commissionnaire ou du mandataire et du courtier. Le critère de qualification du courtage réside dans le fait que le courtier met les 21 22 23 Voyageur représentant placier; pour la distinction, voy. SAVATIER (r.), «Agents commerciaux et VRP.», JCP., 1959, I, 1512, cité par COLLART-DUTEUIL, (F) et DELEBECQUE (P.), Contrats Civils et commerciaux, Précis Dalloz, 4e éd., 1998, n° 678, p. 519. E. COLLART-DUTEUIL et P. DELEBECQUE, Contrats civils et commerciaux, Dalloz, 2002, n° 668. BLOCH et WARTBURG, Dictionnaire étymologique, PUF, 1950, v° Courtier. 140 parties en relation pour les amener à conclure un contrat auquel luimême n'est pas partie24. Le droit français, qui représente la source d’inspiration des pays membres de l'OHADA comporte, par exemple, une règle propre aux courtiers en vins prévoyant qu'ils ne peuvent « faire aucun achat ou vente de vin à leur compte, sauf l'achat pour leurs besoins familiaux ou la vente de vins provenant de leurs propriétés »25, et ne peuvent donc être ni commissionnaires ni négociants sous peine de sanctions pénales26. C’est sur l’ensemble de ces aspects que le législateur OHADA a entrepris d’apporter un éclairage précieux (A), tout en accordant une place au pragmatisme, à savoir le rôle des usages commerciaux dans ce secteur commercial (B). A- Qualification et champ d’activités La notion d’intermédiaire de commerce est équivoque, si l’on en croit la jurisprudence, notamment celle récente en matière d’arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale (CCI). En effet, dans une sentence CCI récente27, les arbitres étaient confrontés à une question de qualification du statut juridique d’un tiers, par l’entremise duquel une série de contrats furent conclus entre des entreprises étrangères. La décision des arbitres en l’espèce révèle toute la difficulté juridique se rattachant à la qualification de l’intermédiaire de commerce : mandat, représentation, courtage, commissionnaire, agent commercial, contrat d’intérêt commun; tels sont les notions que le tribunal essaye d’analyser pour déterminer si l’intermédiaire pouvait être considéré comme un professionnel agissant à un titre spécifique et dans une sphère d’activité propre. Cette sentence traduit bien l’intérêt de la 24 25 26 27 Pour un arrêt récent, Cass. com., 6 mars 2001, JCP éd. 2001, p. 1818; M. MENJUNCQ, Droit des affaires, 3e éd., Gualino, coll. Mémentos, 2003, n° 299. Art. 2-5° L. 31 déc. 1949. Art. 6.1, id. Sentence C.C.I. 102646, J.D.I. 2004, n° 4, p. 1255, note SIGVARD JARVIN. 141 qualification et de la détermination du champ d’activité des intermédiaires de commerce. Dans le système OHADA, l’intermédiaire de commerce agit avant tout à titre de professionnel. Plus précisément, le commissionnaire, le courtier tout comme l’agent commercial sont considérés comme des professionnels exerçant une activité commerciale. En effet, l’article 137 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général recourt à des formules (« habituellement et professionnellement ») qui ne sauraient prêter à confusion. L’exercice de la profession, quant à elle, est fondée sur deux éléments : le mandat qui constitue à bien des égards l’instrument juridique par excellence de l’intermédiation en matière commerciale, d’une part, et la qualité de commerçant qui requiert une certaine autonomie de la part du professionnel concerné, d’autre part. Ces deux éléments appellent des explications. Sur le premier élément, le contrat de mandat sur lequel se fonde l’article 137 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général est souvent défini comme l’acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chose pour le mandant et en son nom. La première difficulté qui se posait au législateur OHADA était de savoir si l’opération juridique de mandat est à même de contenir à la fois les notions de commissionnaire, de courtier et d’agent commercial. La solution retenue par le législateur milite en ce sens, dans la mesure où, dépassant les conceptions régime propre adapté aux réalités classiques28, il retient un 28 COLLART-DUTILLEUL (P.) et DELEBECQUE (P.), Contrats civils et commerciaux, 4e éd., 1998, n° 628; BENABENT (A), Droit civil, les contrats spéciaux, éd. Montchrestien, 1993, n° 694, p. 369; AUBRY et RAU, Droit civil français, t. 6, 7e éd., par Mandat PONSARD et DEJEAN DE LA BATIE, n° 164; Voy, Comm., 3 mai 1965, Bull. civ. II, n° 280, 8 décembre 1980, bull., IV, n° 414, cités par Philippe le TOURNEAU dans Répertoire civil, Mandat, n° 67; Voy. également RIPPERT (G.) et ROBLOT (R.), Traité élémentaire de droit commercial, t. 2, LGDJ, 1986, n° 2634, p. 574. 142 contemporaines29. Force est en effet, de constater que l’habitude avait déjà été prise de déterminer les obligations des parties dans le contrat de commission par référence à celles qui découlent du contrat de mandat et que le courtier, bien que n’étant pas mandataire au départ, le devient facilement lorsque, comme c’est le cas, les parties lui confèrent une mission précise30. Il en va de même, pour le commissionnaire qui est réputé comme étant un mandataire même si sa mission consiste à opérer en son propre nom pour le compte du commettant, conformément à l’article 160 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général. De la même manière, le courtier est défini par l’article 176 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général comme «celui qui fait habituellement profession de mettre en rapport des personnes en vue de faciliter, ou de faire aboutir, la conclusion de conventions, opérations ou transactions entre ces personnes» ne traite pas lui-même l’opération, il ne représente pas les parties. Il ne découle donc pas de cette définition l’existence d’un mandat31. Toutefois, là aussi, le législateur de l'OHADA a préféré une solution pragmatique qui seule permet d’unifier des statuts a priori différents32. Quant à la situation de l’agent commercial entendu comme «celui qui, à titre de profession indépendante, est chargé de façon permanente de négocier, et éventuellement de conclure des contrats de vente, d’achat, de location ou de prestation de services au nom et pour le compte de producteurs, d’industriels, de commerçants, ou d’autres agents commerciaux, sans être lié envers eux par un contrat de 29 30 31 32 PH. le TOURNEAU, Répertoire civil Dalloz, Mandat, 1992, n° 4. En ce sens, RODIÈRE (R.), obs. sous Paris, 10 juillet 1972, op. cit. RIPERT (G.) et ROBLOT (R.), Traité élémentaire de droit commercial, t. 2, LGDJ, 1986, n° 2682, p. 594; Voy. également CA. Douai, 12 nov. 1953, D., 1954, 63, cf. également RODIÈRE, note sous Paris, 10 juillet 1972, D., 1974, J., 83. Le régime juridique du mandat a dû être adapté pour tenir compte des nécessités pratiques. Voy. NGUEBOU (J.), Le droit commercial général dans l’Acte uniforme 0.H.A.D.A., Presses Universitaires d’Afrique, Yaoundé, 1998, p. 87; FENEON A. et DELABRIÈRE A., « Présentation générale de l’Acte uniforme sur le droit commercial général », Recueil Penant, 1998, n° 82, p. 136; FENEON A. « Le registre du commerce et du crédit mobilier », Cahiers Juridiques et Fiscaux de l’Exportation, CFCE, 1998, n° 2 p. 281; FENEON A. « Les intermédiaires de commerce », id., p. 296. 143 travail33», aucune difficulté ne se posait puisque la définition correspond, elle-même au mandat, la représentation y étant considérée comme parfaite à l’inverse de ce qui a pu être observé à l’égard des autres intermédiaires. Sur le deuxième élément, à savoir la qualité de commerçant de l’intermédiaire, l’article 138, alinéa 1er prévoit un certain nombre de critères qui peuvent être mieux compris à la lumière de l’article 234 qui permet d’en dégager le sens véritable. Selon cette dernière disposition, le commerçant est celui qui accomplit des actes de commerce à titre de «profession habituelle» et pour son compte. Il en découle que les actes accomplis de manière isolée et accidentelle sont exclus. Ainsi, le caractère commercial des activités sera reconnu à un intermédiaire, lorsque ses relations habituelles d’affaires sont exercées sous forme d’entreprise caractérisée par l’accomplissement régulier des mêmes actes à l’aide d’une organisation matérielle préétablie. De toute manière l’Acte uniforme relatif au droit commercial général a unifié le régime des actes des intermédiaires en disposant que «les opérations des intermédiaires de commerce telles que commission, courtage, agence35 » ont le caractère d’acte de commerce. L’idée est d’ériger les opérations visées en actes de commerce par nature et donc de ne plus reconnaître des régimes différents aux actes des intermédiaires suivant le type d’intermédiaire qui les accomplit. L’exercice de la profession commerciale suppose une véritable indépendance corrélative à un risque36. Il en résulte que celui qui exerce une profession habituelle d’accomplir des actes de commerce n’est pas commerçant s’il accomplit ces actes pour le compte d’une autre personne37. L’application rigoureuse de ces critères traditionnels aurait conduit à écarter 33 34 35 36 37 Art. 184 AU. DCG. Sont commerçants ceux qui accomplissent des actes de commerce et en font leur profession habituelle. Art. 3 AU. DCG. de JUGLART (M.) et IPPOLITO (B.), Cours de droit commercial, 1er volume, 9e éd., Montchrestien, 1989, n° 93, p. 178. HAMEL (J.), LAGARDE (G.) et JAUFFRET (A.), Droit commercial, t. 1, 1er volume, op. cit., n° 342, p. 540. 144 le commissionnaire, le courtier et l’agent commercial de la profession commerciale puisque aucun d’eux ne remplit la condition d’indépendance. En effet, les actes de commerce posés par un mandataire au nom du mandant sont censés être faits par le mandant qui seul aura la qualité de commerçant38. Une fois de plus, le législateur OHADA s’est laissé guidé par le souci d’une mise en place de régime juridique simplifié et mieux adapté aux réalités marchandes. Ces réalités sont d’ailleurs à l’origine de certaines énonciations se rattachant aux conséquences découlant de la qualité de commerçant. C’est ainsi, qu’une capacité commerciale est requise de la part de l’intermédiaire de commerce39 qui est, en outre, soumis aux règles d’incompatibilité énoncées dans les articles 8 à 12 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général. La qualité de commerçant de l’intermédiaire de commerce lui impose de s’inscrire au registre du commerce et du crédit mobilier40. Cette inscription, lorsqu’elle est faite au registre du commerce et du crédit mobilier de l’un des États parties, rend le régime du droit uniforme applicable à l’intermédiaire41. Il convient enfin de rappeler que le régime juridique des actes de commerce s’applique à l’activité de l’intermédiaire commerçant et notamment la liberté de la preuve42 ainsi que la prescription43. Quel est le contour du champ d’activités ainsi visé? L’activité des intermédiaires est définie par l’article 137 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général comme l’action pour le compte d’une autre personne en vue de la conclusion d’un contrat de vente à caractère commercial. Cette définition est complétée par l’article 139 du même Acte qui vise expressément tout acte accompli par l’intermédiaire en 38 39 40 41 42 43 L’agent commercial, le commissionnaire et le courtier sont considérés par l’AU. DCG (art. 137 et s.) comme des mandataires avec ou sans représentation. Art. 6 et 7 AU. DCG. FENEON A. « Le registre du commerce et du crédit mobilier », Cahier Juridique et Fiscaux, CFCE, 1998, n° 2, p. 281. Art. 140. Art. 5. AU. DCG. Art. 18 AU. DCG. 145 vue de la conclusion du contrat ou relatif à l’exécution du contrat. Cela revient à dire que l’intervention de l’intermédiaire de commerce se situe à trois niveaux : avant la conclusion du contrat, lors de la conclusion du contrat et dans la phase d’exécution du contrat. Avant la conclusion du contrat, l’intermédiaire peut aider le représenté à déterminer de façon précise ses besoins et donc à préciser le contenu de l’offre. Il peut également rechercher les partenaires potentiels susceptibles d’être intéressés par la conclusion du contrat. Il leur fournit des informations relatives aux caractéristiques du contrat (nature, objet, montant, spécifications particulières, etc.). Ce ne sont là que quelques exemples de ce qu’il faut entendre par tout acte accompli en vue de la conclusion du contrat. Mais de manière générale, il s’agit de tout acte de nature à aboutir à l’échange des consentements44. Cette première étape correspond en réalité beaucoup plus à l’activité du courtier, qui est le plus souvent défini comme celui qui se borne à rapprocher les parties en facilitant leur accord, et qui rédige éventuellement le contrat. Les autres intermédiaires de commerce, à savoir le commissionnaire et l’agent commercial, vont beaucoup plus loin45. Habilités à conclure le contrat au nom ou seulement pour le compte du donneur d’ordres, ces derniers peuvent donner leur consentement qui réalisera la formation du contrat. L’expression «tout acte relatif à l’exécution du contrat» signifie que l’intermédiaire participe à la mise en œuvre de l’exécution du contrat. Il sera donc amené à accomplir des actes juridiques et matériels permettant de réaliser la prestation caractéristique du contrat. Ainsi, s’agissant d’une opération de transport de marchandises, le commissionnaire de transport opérant par ses propres moyens, va employer les services de différents voituriers avec lesquels il passe des contrats46. Par exemple, il peut 44 45 46 Louis BOYER, Contrats et conventions, Encyclopédie Dalloz, 1993, n° 173. Le contrat d’agence commerciale peut ne conférer à l’agent commercial que le pouvoir de négocier. Cf. notamment Lyon, 13 mars 1933, S., 1934, 2, 45. 146 procéder à des opérations de groupage ou d’affrètement47. L’agent commercial, quant à lui, sera par exemple, conduit à livrer ou à facturer la marchandise vendue au nom et pour le compte d’un producteur notamment48. Le législateur a pris soin de préciser que certaines catégories de mandataires sont exclues du champ d’application de ce texte49. Ces mandataires peuvent être classés en trois groupes : la représentation dans les relations familiales, la représentation dans les ventes spéciales (ventes aux enchères, adjudications ou dans les ventes publiques, la réalisation des opérations est confiée à un mandataire qui peut être soit un commissairepriseur, soit un huissier, soit un avocat, soit un notaire), et les mandataires intervenant dans la gestion des entreprises (dirigeants sociaux et des personnes habilitées par la loi pour gérer l’entreprise en difficultés ou en cessation d’activité). Sont visés par cette dernière catégorie, le liquidateur50 et le syndic51. Si le cadre juridique ainsi tracé par le législateur OHADA a l’avantage d’éviter certaines distinctions byzantines qui compliquent habituellement la matière, il faudra envisager, en plus des dispositions purement légales, l’intervention des usages commerciaux dans un secteur où l’étendue des pouvoirs des parties dépend, en grande partie de la pratique. B- Usages commerciaux et détermination des pouvoirs de l’intermédiaire Dans la mesure où l’article 143 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général soumet les relations entre l’intermédiaire, le représenté 47 48 49 50 51 Denis BROUSSOLE, Organisation des transports routiers de marchandise, Encyclopédie Dalloz, 1989, n° 52. MOUSSERON (J.M.), Distribution, Encyclopédie Dalloz, 1987, n° 10. Articles 141 et 142 AU. DCG. Art. 230 AU. SC. Cf. art. 43 et 72 AU. PC. 147 et le tiers aux règles du mandat, ces mêmes règles s’appliquent à tous les contrats d’intermédiaires, sauf lorsque la loi elle-même aura prévu des dispositions spécifiques dérogatoires au droit commun du mandat. De la sorte, le contenu des pouvoirs de l’intermédiaire va découler en grande partie des règles du mandat; celles-ci vont également en déterminer les limites. Le contrat de mandat qui investit l’intermédiaire de ses pouvoirs n’est soumis à aucune règle de forme. L’intermédiaire en tant que mandataire, a le pouvoir de poser des actes juridiques pour le compte du mandant52. Ces actes juridiques doivent avoir pour finalités respectives, la conclusion ou l’exécution d’un contrat de vente à caractère commercial, selon l’article 134 et 139 de l’Acte Uniforme relatif au droit commercial général. Ce sont les termes exprès ou implicites du contrat qui déterminent les pouvoirs de l’intermédiaire. Dans ce dernier cas, par exemple, l’intermédiaire a le pouvoir d’accomplir un acte préliminaire obligatoire si cet acte est indispensable pour réaliser les autres actes essentiels que son mandat lui commande. Ainsi, le mandataire serait-il autorisé à aller au-delà ou à outrepasser les instructions précises dans deux hypothèses : lorsque les circonstances ne lui ont pas permis de rechercher l’autorisation du représenté – cela englobe tous les cas d’urgence et de force majeure – ou lorsqu’on peut admettre que si le donneur d’ordres avait été informé de la situation, il aurait donné l’autorisation. Il s’agira notamment de l’hypothèse où l’acte non autorisé ne constituerait qu’une suite logique et normale des actes autorisés. Outre les considérations qui précèdent, ce sont les usages commerciaux qui, en pratique, aideront à déterminer les pouvoirs de l’intermédiaire. En effet, ainsi que le précise l’article 145, alinéa 1er, le représenté et l’intermédiaire d’une part, et le tiers d’autre part, sont liés par les usages dont ils avaient ou devaient avoir connaissance et qui, dans le commerce, sont largement connus et régulièrement observés par les parties 52 Art. 146, al. 2, AU. DCG. 148 à des rapports de représentation de même type, dans la branche commerciale considérée. Cette disposition consacre la force obligatoire des usages commerciaux, appelés à combler les insuffisances du contrat concerné. Toutefois, des difficultés pourraient surgir quant à la preuve de l’existence de tels usages, et notamment leur validité. Il sera parfois nécessaire de faire appel à des experts de la branche commerciale pour apprécier la certitude de l’usage invoqué, en dissociant l’opération litigieuse d’autres types d’opérations. En ce sens, si les usages peuvent varier selon l’objet du contrat portant sur des denrées périssables ou non, des divergences plus certaines apparaîtront selon que l’on se situe en matière de contrat de commission ou de contrat d’agence ou de courtage. Pour ce qui est du courtage, par exemple, rappelons que la Cour de cassation française a rendu, le 13 mai 200353, une décision remarquable sur le rôle des usages commerciaux dans ce secteur. La décision de la Cour de cassation va plus loin que les prévisions du droit uniforme OHADA, puisque dépassant la limite des usages conventionnels seuls admis par le législateur OHADA, elle consacre pleinement la théorie des usages-lois, c’est-à-dire, ceux s’imposant par la force de la pratique, mais non simplement de la volonté implicite des parties, et qui, selon la Cour prévalent sur le droit commun du courtage de vin54 : « attendu qu'après avoir relevé que le courtier a pour fonction de mettre en rapport un négociant-acheteur avec un producteur de vins pour négocier la récolte de ce dernier et qu'il agit en mandataire de l'une et l'autre parties, ce dont il résulte que l'acheteur comme le courtier étaient des professionnels exerçant dans le même secteur d'activité, l’arrêt retient que l'établissement et l'envoi, par le courtier au vendeur et à l'acheteur de la lettre de confirmation sans qu'il y ait de leur part un accord formel, équivalait suivant l'usage ancien et constant en Bordelais, à une vente 53 54 Cour de cassation, com. 13 mai 2003, Recueil Dalloz, 2004, n° 6, p. 415, note J.-M. BAHANS et M. MENJUCQ. Cf. J.-M. BAHANS et M. MENJUCQ, Droit du marché vitivinicole, Féret, 2003, n° 452 s., p. 231 s., sur ces bordereaux dressés par les courtiers. 149 parfaite sauf protestation dans un très bref délai fixé par les usages loyaux et constants de la profession à 48 heures de la réception de cette lettre dont l'envoi est à la charge du courtier; que la cour d'appel a légalement justifié sa décision; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches. Par ces motifs, rejette [...]. » Les faits et la procédure sont, en l'espèce, relativement simples. Le litige oppose un courtier en vins et un négociant au sujet du paiement de la commission du courtier. Pour s'opposer au paiement du courtier, le négociant soutient que le contrat de vente en cause n'est pas parfait, faute d'acceptation expresse de sa part. Le courtier avait servi d'intermédiaire entre un producteur et un négociant, et avait établi un bordereau (ou lettre de confirmation) confirmant les termes de leur accord55. Ce bordereau, signé du courtier, avait été notifié par ce dernier aux parties, qui n'avaient pas protesté dans le bref délai de quarante-huit heures à réception de ce bordereau. En application d'un usage local, le contrat de vente pouvait donc être considéré comme parfait. Le négociant dénonça néanmoins la vente, dix jours après la réception de ce bordereau, ne s'estimant pas contractuellement lié56. La cour d'appel donna tort au négociant, estimant que le courtier agit comme mandataire de l'une et de l'autre des parties lorsqu'il rédige le bordereau et que, en vertu de l'usage local, la vente doit être considérée comme parfaite en l'absence de protestation dans les quarante-huit heures de la réception de ce document contractuel. La Cour de cassation, relevant que l'acheteur et le courtier exercent dans le même secteur d'activité, rejette le pourvoi en se fondant sur l'usage dont l'existence avait été constatée par la cour d'appel, celle-ci ayant à ce titre « légalement justifié sa décision ». 55 56 Id. Ces faits sont précisés par l'arrêt de la cour d'appel: CA Bordeaux, 1re, sect. A, 18 sept. 2000, n° 97/01540, cité in J.-M. BAHANS et M. MENJUCQ, op, cit., n° 455, note 1027, p. 233. 150 Pour quitter le champ du simple fait et devenir une règle de droit, l'usage doit correspondre à une pratique commerciale admise comme telle par les professionnels concernés. L’existence d'une place où agissent des professions commerciales, regroupées en syndicats ou en corporations, favorise la reconnaissance de la force des usages qui y sont pratiqués57. Or, cela correspond précisément aux circonstances de la présente espèce déférée à l'examen de la Cour. Le commerce du vin est un commerce de place, en ce sens que les vins de Bordeaux sont vendus à Bordeaux ou que les vins de Bourgogne sont vendus en Bourgogne. Les transactions intervenant entre des professions bien précises: viticulteurs, négociants et courtiers, dotées de syndicats professionnels et regroupées en interprofessions58. Les circonstances sont donc favorables à la reconnaissance d'usages pouvant être qualifiés de règles de droit. En effet, selon les commentateurs de la décision, « la distinction entre usages de fait et usages de droit n'est pas parfaitement établie59. L’usage est toujours une pratique couramment admise dans un milieu commercial, mais cette pratique n'est pas nécessairement reconnue comme une règle par le milieu considéré60. Ces usages, que l'on peut qualifier d'usages de fait ou usages conventionnels, n'acquièrent de caractère obligatoire qu'en étant incorporés expressément ou au moins tacitement dans une convention. En revanche, certains usages sont des véritables règles de droit et n'ont pas besoin d'être incorporés à une convention pour exister comme tels et posséder une force obligatoire pour les professionnels concernés. La valeur de ces usages est, en principe, celle d'une loi supplétive s'appliquant de droit aux 57 58 59 60 Cf. M.-M. SSALAH, Rép. com. Dalloz, v° Usages commerciaux, n° 3, p. 2. Cf. J.-M. BAHANS et M. MENJUCQ, op. cit., no 27 s., p. 28 s. Cf., notamment, J. ESCARA, De la valeur de l'usage en droit commercial, Ann. dr. com. 1910, p. 97; V., aussi, F. GÉNY, Méthodes d'interprétation et sources en droit privé positif, t. 1 er , Sirey, 1re éd., 1914, p. 376 s. Cf. M.-M. SALAH, art. préc. n° 11 s. 151 conventions, à moins d'avoir été expressément écartée61. Ces usages peuvent déroger à des lois ayant elles-mêmes une valeur supplétive mais ne peuvent, en revanche, déroger à une loi impérative62. Certains usages ont pu toutefois s'imposer contra legem en vertu du principe selon lequel la loi spéciale déroge à la loi générale (lex specialia generalibus derogant). Ainsi, des usages de droit commerciaux ont pu déroger à des dispositions du code civil63. Il faut souligner qu'en principe, en vertu de l'art. 1134 c. civ., affirmant le primat de la convention des parties, les dispositions du contrat peuvent expressément déroger à un usage, même s'il s'agit d'un usage ayant valeur de règle de droit. Il n'en va différemment que si une loi impérative reprend un usage ou y renvoie. C'est donc à ces seuls usages que devrait être réservée la qualification d'usages impératifs. En l'espèce, l'usage doit être qualifié de règle de droit non impérative et c'est ce qui ressort des arrêts de la cour d'appel et de la Cour de cassation. L'usage en cause est précisément le suivant. Lorsqu'un producteur et un négociant décident de traiter leur transaction par l'intermédiaire d'un courtier en vins, celui-ci va dresser, au terme de la négociation, un bordereau ou une lettre de confirmation contenant les clauses du contrat. Le courtier signe lui-même ce document et le notifie aux parties. A défaut de contestation des termes du bordereau dans les quarante-huit heures de sa réception, le contrat est considéré comme parfait. Ici, la société de négoce a prétendu pouvoir refuser le marché dix jours après la réception du bordereau, mais ne pouvait pas prouver que les parties avaient expressément écarté l'usage en cause». Cette décision de la Cour de cassation française a une portée considérable sur les obligations des intermédiaires de commerce, en particulier dans le champ d’activités des courtiers. En dépit du caractère complexe des activités concernées, il est difficile de prévoir les 61 62 63 Cf., notamment, id., n° 73 s. Id., n° 60 s. Par exemple, la solidarité présumée contre les termes de l'article 1202 du Code civil français et l'anatocisme contre la règle de l'article 1154 du même code. 152 conséquences qu’une telle décision pourrait produire dans l’espace OHADA dont les pays membres partage la même tradition juridique que la France. De toute évidence, la prise en compte des usages commerciaux permettra une adaptation permanente du nouveau droit uniforme aux exigences de la pratique; ce qui enrichira à coup sûr le registre des dispositions communes consacrées aux obligations des parties dans un contrat d’intermédiaire. C- Obligations des parties dans un contrat d’intermédiaire Seront successivement examinées, les obligations du représenté et de l’intermédiaire (1) ainsi que les relations juridiques avec les tiers (2). L’extinction du contrat d’intermédiaire et ses effets complèteront notre analyse (3). 1) Obligations du représenté et de l’intermédiaire Le représenté assume des obligations générales et des obligations particulières. En ce qui a trait aux obligations générales, deux catégories peuvent être distinguées. Il s’agit, tout d’abord, du devoir de coopération64 qui émarge à tout contrat de mandat et qui oblige le représenté à placer le représentant dans une situation propice à l’exécution de sa mission. Le devoir de coopération dans ce contexte devrait conduire le représenté à fournir au représentant les informations nécessaires à l’accomplissement de sa mission. Ce qui incluent les informations susceptibles de faciliter la tâche à l’intermédiaire : remise des documents nécessaires à l’exécution de la mission. La seconde obligation découle du caractère professionnel du contrat d’intermédiaire tel que défini à l’article 137 de l’Acte uniforme 64 Yves PICOD, «L’obligation de coopération dans l’exécution du contrat», JCPG., 1988, I, 3318, n° 8. 153 relatif au droit commercial général : c’est la rémunération65. Celle-ci n’est pas liée au succès de la mission, et son quantum est librement déterminé par les parties qui demeurent libre de se référer à un barème dans les professions où il en existe. La rémunération est versée aux époques convenues, ou en tout cas, à l’achèvement de la mission66. Qu’en est-il des obligations particulières du représenté? Le représenté assume deux types d’obligations particulières. La première l’oblige à supporter les conséquences financières de la mission qu’il a confiée à l’intermédiaire. En effet, selon l’article 154 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général, «le représenté doit rembourser à l’intermédiaire, en principal et intérêts, les avances et frais que celui-ci a avancés pour l’exécution régulière du mandat67». La seconde obligation particulière assumée par le représenté vise à lui faire supporter les effets juridiques générés par l’entremise de l’intermédiaire : le représenté doit libérer l’intermédiaire des obligations contractées. Précisément, il revient au mandant de dégager le mandataire indemne de tout engagement personnel qu’il pourrait avoir pris à l’égard des tiers. Il ne s’agit pas là d’une fiction, mais de l’essence du contrat de mandat. En effet, l’opération est conclue au nom du représenté et oblige celui-ci. Même advenant l’hypothèse où l’intermédiaire agirait en son nom propre, le mandant demeurera le débiteur 65 66 67 La jurisprudence française avait d’ailleurs déjà posé en présomption que si le mandat est assumé par un professionnel, il est réputé l’être moyennant salaire : civ., 1ère, 13 déc. 1989, Bull civ., 1, n° 399. En ce sens, les dispositions spécifiques à chaque type d’intermédiaire : article 171 pour le commissionnaire; articles 181 à 183 pour le courtier; articles 190 à 192 pour l’agent commercial. Ce remboursement est dû lorsque aucune faute ne peut être imputée au mandataire. Dans ce cas, le représenté ne peut pas discuter du montant des frais exposés sous prétexte qu’ils sont excessifs. Cependant, l’intermédiaire ne saurait prétendre au remboursement que dans la stricte mesure de ce qu’il a effectivement dépensé. À cela s’ajoutent les intérêts commençant généralement à couvrir à compter du jour où les avances ont été faites. En aucun cas le remboursement de ces sommes ne pourra dépendre de la réussite de l’affaire. 154 direct et personnel du tiers contractant et n’aura qu’un recours contre le mandataire vis-à-vis duquel il conserve la qualité de mandant. Cependant, les obligations du représenté (mandant) trouvent leurs réciproques dans celles qui incombent à l’intermédiaire. En quoi consistenttelles ? L’intermédiaire est tenu d’exécuter les engagements souscrits auprès du représenté. Selon l’article 150 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général il est tenu à une obligation de bonne et fidèle exécution du mandat. Cela suppose le respect des instructions reçues. L’intermédiaire se doit par conséquent d’accomplir les actes prévus par sa procuration. Il doit agir dans l’unique intérêt du mandat et aucun détournement de pouvoir n’est permis68, excepté l’accomplissement de certains spécifiques qui se situent dans la dépendance directe et nécessaire de l’affaire69. Étant un professionnel, l’intermédiaire doit agir avec célérité, tout comme le donneur d’ordres est en droit d’attendre de sa part une certaine compétence liée à sa qualification, qui inclut notamment un devoir de conseil sur l’utilité de l’acte envisagé et sur les précautions à prendre. Cette présomption de compétence professionnelle est rappelée avec insistance par la sentence CCI n° 10264 rendue en 200070. Aux termes de l’article 150, alinéa 3, l’intermédiaire doit également procéder à une exécution personnelle du mandat. S’agissant d’un contrat conclu intuitu personae, aucune substitution n’est, en principe, possible; sauf pour l’intermédiaire à rapporter la preuve de l’existence d’un usage valide en sens contraire, par exemple71. Les obligations de l’intermédiaire sont complétées par la reddition des comptes, conformément à l’article 155, 68 69 70 71 Cf. BENABENT, Droit civil, Les contrats spéciaux, 2e éd., Montchrestien, 1995, n° 652, p. 383. Id. Sentence CCI n° 10264, op. cit. Cf. PETEL (Ph.), Les obligations du mandataire, édition Litec, 1988, n° 312; en ce sens, article 150, alinéa 3 de l’AU DCG. 155 alinéa 1er, de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général. Cette obligation qui découle naturellement de tout mandat emporte le devoir d’information qui implique pour l’intermédiaire de mettre le mandant au courant du déroulement de la mission, des actes accomplis et des conditions dans lesquelles ils l’ont été. L’obligation de rendre compte suppose aussi que l’intermédiaire doit restituer les biens reçus en vertu du mandat. Par ailleurs, elle n’est subordonnée à aucune condition de forme ou de délai, de sorte que sa mise en œuvre est laissée à la discrétion du représenté72. Ces obligations étant précisées, à quelles conséquences se rattachent leurs violations? En cas de violation par l’intermédiaire de ses obligations, il encourt le régime de responsabilités prévues à l’article 155, alinéa 2, de l’Acte Uniforme relatif au droit commercial général, qui consacre l’indemnisation du dommage causé par l’inexécution ou la mauvaise exécution du mandat. Les caractères de cette responsabilité s’organisent autour d’une distinction entre responsabilité du fait personnel et du fait du sous-mandataire. Dans le premier cas, la responsabilité de l’intermédiaire envers le représenté est une responsabilité contractuelle nécessitant la preuve d’une faute. En d’autres termes, l’intermédiaire assume une obligation de moyen. Exceptionnellement, il peut assumer une obligation de résultat. Tel est le cas lorsque le mandat comporte une clause ducroire. Par cette clause, le mandataire devient garant envers le mandant de la bonne exécution du contrat conclu avec le tiers cocontractant73. Quant au second cas, on sait que le mandataire a la possibilité de se substituer au tiers dans l’exécution de sa mission, soit parce qu’il a été autorisé par le donneur d’ordre, soit parce qu’il a été contraint par les circonstances ou que cette substitution est généralement acceptée par les 72 73 Art. 155, al. 1er, in fine, AU. DCG. BENABENT (A.), Les contrats spéciaux, op. cit., p. 386, n° 658. 156 usages74. En ce cas, la responsabilité du mandataire ne sera engagée que s’il a choisi un sous-mandataire dont l’incompétence est flagrante75. En revanche, lorsque aucun pouvoir de substitution ne lui a été reconnu, le mandataire qui exécute son obligation par l’intermédiaire d’une tierce personne enfreint au caractère intuitu personae de la relation qui le lie au représenté. Devant une telle situation, il demeure responsable de l’exécution de sa mission. Ce qui signifie que le représenté disposera d’une action directe contre l’intermédiaire, sans préjudice de l’action indirecte à l’encontre du tiers qui pourrait lui avoir causé un dommage. D’où l’intérêt d’en dire davantage sur les rapports qui naissent du fait de l’interférence des tiers dans les contrats d’intermédiaires. 2) Interférence des tiers dans les contrats d’intermédiaires L’interférence des tiers a pour conséquence fondamentale de rompre l’effet relatif des transactions. La situation peut être envisagée sous un double aspect. Le premier aspect recoupe l’hypothèse de l’exécution conforme. Lorsque l’intermédiaire accomplit les actes prévus par sa procuration conformément aux instructions reçues, le principe de la représentation s’applique pleinement et fait encourir aux parties une responsabilité à l’égard des tiers. Cette règle est exprimée par le législateur de l’O.HA.D.A. dans l’article 148 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général : lorsque l’intermédiaire agit pour le compte du représentant, ses actes lient directement le représenté et le tiers. Ainsi, par la technique de la représentation, le mandataire s’efface et les actes effectués par lui, au nom et pour le compte du mandant produisent leurs effets dans le patrimoine de ce dernier. C’est donc le mandant qui se trouve en relation avec les tiers contractants. Toutefois, sur ce point, les articles 148 et 149 de l’Acte uniforme sur le droit commercial général prévoient un certain nombre de limites, telle, par exemple, l’ignorance par le tiers de la qualité d’intermédiaire du représentant. Par conséquent, lorsque l’intermédiaire 74 75 Cf. art. 150, al. 3, AU. DCG. En effet, il répond du soin avec lequel il doit choisir le sous-mandataire et des instructions qu’il lui a données. 157 néglige de faire connaître au tiers sa qualité, il fait échec au jeu de la transparence qui caractérise le mandat (avec représentation) : les actes juridiques conclu par l’intermédiaire ne lient pas le mandant, en l’occurrence. Seul l’intermédiaire est engagé. L’article 149 n’exige pas que la qualité de l’intermédiaire soit tenue au secret. Il suffit que le tiers ignore la qualité de l’intermédiaire ou tout simplement ne soit pas censé connaître cette qualité. Dans ce dernier cas, il faut supposer qu’une publication ait pu mettre le tiers en mesure de connaître la qualité d’intermédiaire du représentant. Une telle hypothèse peut soulever quelques problèmes d’interprétation. La question se posera de savoir dans quelle situation pourra-t-on retenir que le tiers était censé connaître la qualité d’intermédiaire du représentant. Quant au deuxième aspect, il vise les conséquences découlant de l’interférence des tiers en cas d’exécution non conforme. Cette dernière étant entendue comme celle qui s’écarte de la mission donnée par le représenté. Le représentant qui agit ainsi hors du domaine de ses attributions ne peut prétendre agir au nom et pour le compte du représenté76. Cette solution connaît cependant quelques tempéraments. Tout d’abord, l’article 151 de l’Acte Uniforme sur le droit commercial général distingue l’absence de pouvoir et le dépassement de pouvoir en cas d’échec au principe de la représentation. L’absence de pouvoirs suppose qu’il n’existe pas de mandat, soit parce que le mandat est expiré, soit parce qu’il est nul, ou encore parce qu’il a été révoqué. En revanche, en cas du dépassement de pouvoir, le mandat existe sauf que le mandataire n’a pas respecté les limites de ses pouvoirs. Il subsiste cependant deux assouplissements aux conséquences de l’échec du mécanisme de la représentation : le fait du mandant et l’hypothèse du mandat apparent (fait du tiers). 76 Un tel acte étant réputé nul par l’article 151 de l’Acte Uniforme sur le droit commercial général. 158 Le fait du mandant se situe en aval de l’opération juridique effectuée. Cela signifie que l’intermédiaire ait agi sans mandat, en dehors de toute croyance légitime du tiers. Donc, le représenté n’est aucunement engagé, son intervention sera un acte unilatéral de volonté consistant à ratifier «l’acte accompli par un intermédiaire qui agit sans pouvoir ou au-delà de son pouvoir» 77. La ratification produit des effets comme s’il y avait eu mandat dès l’origine, elle emporte approbation de la gestion de l’intermédiaire. Les actes accomplis par l’intermédiaire sont réputés être réguliers au moment de leur accomplissement nonobstant l’absence de mandat. D’une manière générale, la ratification constitue pour le juge un moyen de déclarer le représenté engagé, en présence d’un dépassement de pouvoir, dès lors que, ayant tiré profit des actes accomplis, il n’a pas manifesté sa désapprobation. La ratification introduit la représentation qui n’existait pas au départ. La définition du mandat apparent figure à l’article 151, alinéa 2, de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général. Il y a mandat apparent «lorsque le comportement du représenté conduit le tiers à croire raisonnablement et de bonne foi, que l’intermédiaire a le pouvoir d’agir pour le compte du représenté». En se référant expressément à la croyance raisonnable et de bonne foi, le législateur de l’OHADA semble avoir opté pour l’acceptation de la croyance légitime développée par la doctrine française78 : la croyance vraisemblable ou raisonnable79 est celle du bon père de famille ou, le cas échéant, du bon professionnel qui, cependant dans son art a fait confiance à quelqu’un, en étant convaincu de sa qualité. Les règles communes qui viennent d’être analysées sont complétées par une dernière catégorie relevant du même registre, mais s’appliquant à l’inexécution et ses suites. 77 78 79 Art. 156, al. 1er. Il existe deux autres formes de croyances légitimes qui sont : la croyance excusable et la croyance qualifiée. BATELEUR (A.), Le mandat apparent en droit privé, thèse, Caen, 1989, nos 598 et s.; LETOURNEAU, Répertoire civil, Mandat, op. cit., nos 147 et s. 159 3) Extinction du contrat d’intermédiaire et ses effets Les articles 156 et 157 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général, distinguent les causes qui sont liées aux parties de celles qui ne dépendent pas d’elles. À l’instar de tout contrat, le contrat d’intermédiaire prend fin lorsque les parties ont manifesté leur intention quant à la fin du mandat. Cette hypothèse emporte celle où l’accomplissement de sa mission par l’intermédiaire, met fin au contrat de l’intermédiaire80. Il subsiste cependant d’autres formes d’extinction telles la renonciation et la révocation. La renonciation est l’acte par lequel l’intermédiaire notifie au mandant sa volonté de mettre fin au contrat qui le lie au représenté. Il use, ce faisant, de la faculté de résiliation qui lui est offerte et qui se justifie par le fait qu’il serait dangereux pour le mandant lui-même de contraindre le mandataire à poursuivre contre son gré l’exécution d’une mission fondée sur la confiance. Toutefois, les parties doivent éviter les ruptures brutales, en aménageant cette faculté dans le contrat. L’article 156, alinéa 2, exprime bien cette idée lorsqu’il prévoit que la renonciation abusive entraîne pour l’intermédiaire la réparation des dommages causés au représenté81. Quant à la révocation, sa mise en œuvre au représenté de mettre fin à la mission qu’il a assignée au représentant. L’abus dans l’exercice de ce droit peut obliger le représenté à indemniser l’intermédiaire des dommages causés82. L’exercice de la faculté de révocation connaît certaines limites. Ces limites concernent, notamment la possibilité d’une clause d’irrévocabilité et l’application de la notion de mandat d’intérêt commun dégagée par la jurisprudence et consacrée par les articles 197 et suivants de l’AUDCG. 80 81 82 Art. 156, al. 1er. Pour une application jurisprudentielle, Sentence CCI. n° 10264, op. cit. Art. 156, al. 2. 160 Malgré l’affaiblissement du rôle de l’intuitu personae dans un contrat d’intermédiaire professionnel83, l’article 157 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général énonce néanmoins trois causes susceptibles de mettre fin au contrat de l’intermédiaire : le décès, l’incapacité et la faillite de l’une des parties. Le terme décès est assimilé à la disparition pour tenir compte de son application aux personnes morales. Il s’agit en réalité d’un cas de caducité fondée sur l’impossibilité d’exécuter. En effet, le décès du contractant entraînant la disparition de la personne, rend l’obligation impossible et en provoque la disparition lorsque cette obligation était attachée à sa personne. La considération d’une personne déterminée étant intégrée dans le champ contractuel, sa disparition rend impossible l’exécution de l’obligation envisagée au contrat; celle-ci devient caduque. En ce qui concerne l’incapacité contenue dans l’article 157, il apparaît que la survenance de l’incapacité de l’une des parties ne devrait pas bouleverser l’exécution de la mission. En réalité, la règle posée par cette disposition a pour fondement la rupture de la confiance. De manière générale, c’est la protection de la personne qui doit guider la solution84. Enfin, l’ouverture d’une procédure collective d’apurement du passif contre l’une des parties devrait mettre fin au contrat d’intermédiaire. Cependant, l’article 107 de l’Acte uniforme portant organisation des procédures collectives d’apurement du passif dispose que «la cessation des payements déclarée par décision de justice n’est pas cause de résolution des contrats hormis pour les contrats conclus en considération de la personne». 83 84 Selon M. Jean-Paul DOUCET, ce n’est pas tant la personnalité du chef d’entreprise mandataire qui est prise en considération par le mandat que le lieu où se trouve l’agence, l’organisation de celle-ci et son importance économique et financière. Pour reprendre un terme courant, l’agence est choisie en fonction de sa surface. De son côté, l’agent n’accepte de contracter que si son éventuel mandant est une société économiquement prospère et si des propositions intéressantes lui sont faites : DOUCET (J.-P.), «Les effets de la mort sur le mandat», GP., 1963, 2.27. Cf. BARBIERI (J.-J), Contrats civils, contrats commerciaux, op. cit., p. 402. 161 Le législateur aurait pu se prononcer plus nettement pour une situation fondée sur l’intérêt de l’entreprise85. Quoiqu’il en soit, il faut noter que dans l’ensemble des situations qui viennent d’être examinées, la cessation n’est pas automatique, puisque, par définition, le contrat d’intermédiaire fait intervenir des tiers. C’est ainsi que l’article 158 de l’Acte uniforme relatif au droit commercial général réserve la situation des tiers non informés, pour conclure a une survie exceptionnelle du contrat d’intermédiaire vis-à-vis de ces derniers. Cette règle se justifie par la qualité même des tiers qui sont étrangers au contrat d’intermédiaire. Il s’ensuit que la cessation du contrat ne produira effet à leur égard que s’ils ont été mis au courant de l’événement qui l’a provoqué. Il découle de cette règle une présomption d’ignorance au profit du tiers, de sorte que le contrat survivra tant que le représenté n’aura pas pris l’initiative d’informer le tiers. Cette information prendra souvent la forme d’une notification. Elle pourra également résulter des circonstances ayant entouré l’affaire. Dans tous les cas, le représenté pourra apporter la preuve par tout moyen que le tiers avait connaissance de la cessation. À défaut, le contrat continuera à l’égard du tiers comme si de rien n’était. Cette survie du contrat à l’égard du tiers, doit cependant être dissociée de la survie en cas d’urgence prévue à l’article 159 de l’AU DCG visant à pallier les conséquences brutales d’une cessation du contrat. Il s’agit là d’une sauvegarde limitée aux «actes nécessaires et urgents» de nature à éviter tout dommage ou aggravation de dommages en cas de cessation des relations contractuelles. L’ensemble des développements qui précèdent appelle une conclusion mitigée. En effet, la reconnaissance des usages commerciaux représente une marque de l’évolution vers la prise en considération des règles directement issues de la pratique. Quant au reste, les règles sont pour l’essentiel inspirées du droit français. Ce manque d’originalité, dans un contexte 85 En droit français, la solution est inverse : la continuation des contrats en cours s’étend même aux contrats conclu intuitu personae. Sur ce point, l’arrêt de la chambre commerciale en date du 8 décembre 1987, D., 1988-52, note DERRIDA (F.); SAWADOGO (F.M.), «Commentaire de l’AUPC», in O.H.A.D.A. Traité et Actes uniformes commentés et annotés, Juriscope, 1999, p. 949. 162 dominé par la mondialisation des marchés et l’importance du common law, se reflète également dans la réglementation spécifique relative au contrat d’agence. Ce qui est déplorable, car cela pourrait compliquer l’entrée des pays africains de common law au sein de l’OHADA, d’une part, et développer une méfiance de la part des pays qui ont ratifié la Convention de Genève sur la représentation commerciale. C’est l’objet de notre deuxième partie. II- LE CONTRAT D’AGENCE COMMERCIALE OHADA : UNE ENTRÉE DANS L’ÈRE DE LA SÉCURITÉ JURIDIQUE? La profession d’agent commercial présente un intérêt certain pour le développement économique des pays membres de L’OHADA. En effet, parmi les contrats nommés qualifiés par le législateur OHADA de contrats d’intermédiaires, le contrat d’agence de l’agent est celui qui suscitera le plus l’attrait de la part des investisseurs étrangers. Du point de vue de ces derniers, l’agent commercial n’est rémunéré qu’en fonction du chiffre d’affaires qu’il leur permet de réaliser. Par exemple, en vue d’une conquête du marché OHADA par le biais de l’import-export, les risques encourus par l’exportateur sont minimisés, puisque l’agent commercial n’est rémunéré qu’en fonction des ventes réalisées sur place pour le compte de cet exportateur. Pour l’agent commercial lui-même, les risques sont également limités dans la mesure où il n’a pas la charge d’acheter un stock de marchandises au mandant. Ce rôle du contrat d’agence est séculaire; certains auteurs retracent son origine en remontant jusqu’au Code d’Hamourabi86. Toutefois, l’appellation précise d’« agent commercial » et la configuration actuelle de la profession ne se dessineront, dans l’espace juridique OHADA, que peu à peu à travers le temps. Même en droit français, le Code de commerce de 1807 ne mentionnait pas l’agent commercial parmi les auxiliaires de commerce contrairement au courtier et au commissionnaire. L’agent commercial est demeuré un représentant 86 HERZOG (J.L.), « Les agents commerciaux dans la Rome antique » RTD. com., 1963, p. 61; EL HAGE (N.), « La nouvelle réglementation du contrat d’agence commerciale », RTD. com.,, 1994, p. 198. 163 mandataire civil pour lequel la jurisprudence devait élaborer le principe de l’intérêt commun. À la suite de la décision du législateur français de placer le voyageur représentant placier (V.R.P.) sous le régime de louage de service, il est subsisté une catégorie de représentants attachée à son indépendance, à laquelle le législateur va conférer en 194187 le titre d’agent commercial. La reconnaissance légale de la profession et une protection d’ordre public88 n’interviendra véritablement qu’en 195889. Cette évolution va être confirmée par le loi du 25 juin 1991 qui a transposé en droit français les dispositions de la directive européenne du 18 décembre 1986. Le droit uniforme l'OHADA en la matière est proche du droit français en ce qui concerne la notion d’agent, les obligations des parties au contrat et les règles relatives à la cession du contrat d’agence commerciale (A). Cette manière de procéder, de la part du législateur OHADA, est irréprochable en soi. Toutefois, elle manque d’originalité; surtout, le législateur OHADA n’a pas saisi l’occasion de prendre en considération la notion d’agency telle qu’elle est prévue dans les systèmes de common law. Or, les pays voisins, tel le Nigéria le Ghana et l’Afrique du Sud, manifestent déjà leur intention de se joindre au processus d’unification en cours. Dès lors, il devient important d’envisager, à travers la différence de système qui éloigne les systèmes de droit civil et de common law entre eux, les défis futurs auxquelles pourraient être confrontés le législateur OHADA (B). 87 88 89 Décret du 23 septembre 1941. EL HAGE (N.), « La nouvelle réglementation du contrat d’agence commerciale », op. cit., p. 198. Décret no 58-1345 du 23 décembre 1958. 164 A- Contenu de la réglementation uniforme spécifique à l’agence commerciale En marge des dispositions communes applicables à l’ensemble des contrats d’intermédiaires (contrats de commission, de courtage et d’agence), chacune des catégories d’intermédiaires ainsi mentionnées fait l’objet d’une réglementation plus spécifique. Les développements qui suivent seront exclusivement consacrés à l’agent commercial. Seront alors successivement analysés, la nature et l’objet du contrat d’agence (1) et les obligations des particulières des parties dans un contrat d’agence commerciale OHADA (2). 1) Nature et objet du contrat Le contrat d’agence constitue le symbole de la représentation commerciale parfaite. Mais surtout, son intérêt pratique pour le commerce international est reconnu et souligné par les arbitres internationaux90. Par ailleurs, le contrat d’agence commercial émarge au contrat de distribution qui ne cesse de s’internationaliser. Il s’articule aussi parfois autour du contrat de vente, de sorte qu’il n’est pas toujours facile de les démêler. Il s’agit donc d’une figure contractuelle complexe qui permet la conquête des marchés étrangers, mais qui est parfois l’occasion d’agissements malhonnêtes91 renvoyant aux pots de vin versés à titre de commission. L’Afrique étant souvent perçue comme un terrain de prédilection de ces types de pratiques, il était nécessaire que le législateur OHADA intervienne afin de clarifier les choses en la matière, notamment la nature et l’objet de ce type de contrat. 90 91 Sentence CCI 10264, JDI 2004, n° 4, p. 1255, note SIGVARD JARVIN. La pratique fait parfois référence à la notion de contrat de commission; ce qui, par ailleurs explique l’intérêt de la Convention de l’OCDE relative à la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers du 17 décembre 1997. Sur cette Convention, RACINE J.-B., L’arbitrage commercial international et l’ordre public, LGDJ, Paris, 1997, n° 357 et s. 165 Les agents commerciaux sont des mandataires chargés de négocier et, éventuellement, de conclure des contrats de vente, d’achat ou de prestation de services pour le compte d’une entreprise (mandant), les droits et obligations des parties dépendront des règles uniformes; à moins que les parties rapportent la preuve de l’existence d’usages conventionnels valides. Néanmoins, dans la pratique, la rédaction du contrat d’agence internationale sera désormais largement facilitée par la publication du « contrat modèle CCI d’agence commerciale » de la Chambre de Commerce Internationale92. Le recourt à ce modèle doit être encouragé car il peut servir de plate-forme quant aux négociations et compléter le droit uniforme OHADA dans les obligations qu’il impose aux parties entre elles, d’une part, et dans leurs rapports avec les tiers, d’autre part. Si l’utilisation du contrat modèle CCI peut déjà dissiper certains malentendus quant à la nature juridique et l’objet de la relation d’affaire liant l’agent au donneur d’ordre étranger, il faut toutefois se référer à l’article 184 de l’Acte uniforme OHADA sur le droit commercial général (AU DCG) pour plus de précisions. L’article 184 AU DCG définit l’agent commercial comme étant « un mandataire qui, à titre de profession indépendante, est chargé de façon permanente de négocier et éventuellement de conclure des contrats de vente, d’achat, de location ou de prestation de service, au nom et pour le compte de producteurs, d’industriels, de commerçants ou d’autres agents, sans être lié envers eux par un contrat de travail ». Cette disposition appelle une séries de commentaires touchant la nature et l’objet même du contrat d’agence commercial. En ce qui concerne la nature du contrat, l’agent commercial est un mandataire et il est le seul parmi les intermédiaires de commerce à être un 92 Doc. CCI, n°496; voir également le Guide pour l’établissement du contrat d’agence, Doc. CCI, n° 410. Dans le même sens, P.-Y. LUCAS et H. SCALBERT, « Les agents dans les pays du GCC (Golfe arabique) », Revue Droit des Affaires Internationales, 1993, p.883. Plus généralement P. CRAHAY, Les contrats internationaux d’agence et de concession de vente, LGDJ, 1991. 166 véritable mandataire, puisqu’il agit « au nom » et « pour le compte » de producteurs, industriels et commerçants ou d’autres agents commerciaux, sans être lié envers ces derniers par un contrat de travail. Partant, l’agent commercial se distingue à la fois, du concessionnaire93 qui achète et revend en son nom et pour son compte, et du commissionnaire, qui agit en son nom en tant que personnellement partie aux contrats qu’il conclut et dont il assume les obligations nées à l’égard des tiers. L’agent commercial se distingue enfin du courtier dans la mesure où celui-ci se contente de rapprocher vendeur et acheteur sans représenter l’une des parties. On peut donc dire que l’agent commercial est le chargé d’affaires permanent de ses mandants dans le secteur où il accomplit son mandat. Le mandat permanent de l’agent commercial est un mandat professionnel94, compte tenu de l’objet du contrat. En ce qui concerne l’objet du contrat d’agence, l’article 184 AU DCG précise que la mission principale de l’agent commercial est de négocier, auprès de la clientèle, les contrats au nom et pour le compte du mandant. Celui-ci ne sera engagé que s’il accepte de conclure le contrat proposé. Quelques distinctions peuvent être opérées : le mandant a la faculté d’aller plus loin et de confier à l’agent commercial la mission de conclure les contrats avec la clientèle au nom et pour le compte du mandant. Dans cette hypothèse, le mandant est engagé vis-à-vis de la clientèle par la signature de l’agent commercial. Dans la pratique, l’agent commercial prospecte la clientèle, provoque les commandes à l’intérieur du secteur qui lui est confié95. Il transmet les commandes reçues à son mandant qui conserve la liberté de les accepter ou de les refuser. Ce dernier doit cependant communiquer sa décision d’acceptation ou de refus dans un délai 93 94 95 Com., 7 oct. 1977, R.T.D. civ., 1998, p. 150, obs. Pierre Yves GAUTIER. Jean-Marie LELOUP, « La loi du 25 juin 1991 relative aux rapports entre les agents commerciaux et leurs mandants ou le triomphe de l’intérêt commun », JCP., 1992, doct, 3557, p. 78, no 11. S’il est chargé de commercialiser les produits de haute technologie par exemple, il sera amené à consulter les clients auxquels il va transmettre les devis du fabricant, il va négocier ces devis avec ceux-ci ainsi que notamment les modalités d’approvisionnement. 167 raisonnable. L’activité de l’agent commercial est en grande partie imposée par la nature des produits vendus et les caractéristiques de la clientèle auprès de laquelle il a reçu le mandat de représenter le mandant96. Mais l’agent commercial peut aussi agir en qualité de dépositaire des marchandises dont il en assume la responsabilité. À ce titre, il reçoit les marchandises en dépôt, les conserve en bon état puis, après conclusion du contrat avec les clients, il en assure la livraison, la facturation et en perçoit le prix moyennant une rémunération particulière97. Cependant, en dépit des variantes possibles, la structure même du contrat et les avantages qu’il procure aux deux parties liées par le contrat d’agence permettent de soutenir qu’on est en présence d’un contrat d’intérêt commun. En effet, la notion d’intérêt commun comme élément caractéristique du contrat d’agence découle de la doctrine et de la jurisprudence française qui ont reconnu son existence dans le mandat de l’agent commercial. Aujourd’hui, l’intérêt commun doit être regardé comme étant une convergence d’intérêts particuliers marqués d’une part, par l’adhésion du mandant et du mandataire à une cause commune : la conquête ou la fidélisation d’une clientèle et, d’autre part, par la participation des deux parties aux profits et aux risques de l’opération98. La pratique judiciaire et arbitrale OHADA pourrait reprendre, sans graves mécomptes, cette notion proche du jus fraternitatis99. La mise en œuvre de cette notion pourrait se révéler délicate lorsque l’agent sera en charge de plusieurs mandants. À cet égard, l’article 186, al. 2, AU. DCG prévoit que l’agent commercial ne 96 97 98 99 LELOUP (J.M.), Encyclopédie Dalloz, Agent commercial, éd. 1994, no 50. PEDAMON (M.), Droit commercial, Précis Dalloz, 1994, p. 597, no 635. GHESTIN (J.), « Le mandat d’intérêt commun », in Mélanges Derrupé, GLN Joly et Litec, 1991, p. 105; LELOUP (J.M.), Répertoire Dalloz, Agent commercial, op.cit., no 25; Théo HASSLER, « L’intérêt commun », RTD. Com., 1984, 611; Martine BEHAR TOUCHAIS, note sous Cass. com., 2 mars 1993, JCP., 1993, II, no 22176; sentence CCI n° 10264 de 2000, précitée; BRUNET, (A.) : « Clientèle commune et contrat d’intérêt commun », in Mélanges WEIL , Dalloz 1983, p. 85; GRIGNON (PH.), « Le concept d’intérêt commun dans le droit de la distribution », in Mélanges Cabrillac, Dalloz, Litec 1999, p. 127. Sentence CCI n° 10264, précitée. 168 peut pas accepter la représentation d’une entreprise concurrente de celle de l’un de ses mandants sans l’accord de ce dernier. D’ailleurs, la nature même des obligations qui lient en général l’agent au mandant empêche, dans la plupart des cas, une telle attitude contradictoire. a- Obligations des parties dans l’exécution du contrat d’agence Deux catégories d’obligations lient les parties. La première catégorie pose en quelque sorte les principes directeurs (1) et les autres catégories déterminent les obligations incombant aux parties (2 et 3), ainsi que les règles gouvernant le dénouement de la relation en cas d’extinction du contrat (4) b- Un rapport de confiance Selon l’article 185, alinéa 2, AU. DCG, les rapports entre les agents commerciaux et leurs mandants sont régis par une obligation de loyauté et un devoir réciproque d’information. L’obligation de loyauté vise la sincérité dans la conclusion du contrat et la bonne foi dans son exécution. Une telle obligation, de par sa nature, tend à favoriser l’établissement d’accords durables entre l’agent commercial et ses mandants qui donnent leur confiance. Concrètement, l’obligation de loyauté peut se traduire par une interdiction de concurrence de la part de l’agent100, et par le respect d’une exclusivité concédé par le mandant à l’agent101. De toute évidence, un des moyens d’éviter les délicats problèmes que pose l’exécution de l’obligation de loyauté est de stipuler une clause d’exclusivité par laquelle l’agent commercial renonce à passer des opérations tant pour son compte personnel que pour le compte de tiers concurrents. 100 101 En ce sens, article 186, alinéa 2, AU DCG. Art. 189 AU DCG. 169 Quant au devoir d’information, il est la conséquence directe de la reddition de compte imposée à l’agent102. Cette obligation s’étend à toutes les informations dont le mandant aura besoin pour donner des instructions précises et utiles à l’agent de manière à favoriser une bonne exécution du contrat d’agence : par exemple, les besoins spécifiques de certains clients, l’état du marché, etc. Appliqué au mandant, le devoir d’information oblige ce dernier à fournir à l’agent commercial des instructions fiables concernant les produits et les services ainsi que les documents et catalogues utiles se rapportant aux produits et/ou services. En bref, le mandant doit livrer les informations nécessaires pour mettre l’argent en mesure d’exécuter son mandat. L’application de cette obligation au mandant peut tendre vers une formation adéquate (sorte d’assistance technique) permettant à l’agent de se familiariser avec les produits de haute technologie, par exemple. Les devoirs de loyauté et d’information sont complétés par d’autres obligations réciproques imposées respectivement à l’agent et au mandant. b- Obligations spécifiques de l’agent envers le mandant Ces obligations sont de deux ordres : la compétence professionnelle et le devoir de confidentialité. Un agent commercial doit posséder une compétence professionnelle particulière103 et disposer, par conséquent, d’une réelle capacité d’organisation appropriée. À ce titre, il doit exécuter les obligations découlant de son mandat conformément aux clauses de son contrat. Il doit dès lors respecter les instructions du mandant, par exemple, visiter la clientèle selon la fréquence prévue au contrat ou par les usages du secteur commercial. Lorsqu’il est chargé d’organiser un réseau de distribution, l’agent commercial s’engagera, par exemple, pour une période donnée, à provoquer un certain volume de commandes pour un montant minimum de chiffre d’affaires. Il mettra alors en œuvre tous les moyens nécessaires à la 102 103 Art. 155 AU DCG. Art. 185, al. 2 AU DCG. 170 réalisation d’un tel objectif. Telle est la portée de l’exigence de compétence professionnelle. Cette exigence n’est pas sans modération. Il peut arriver, en effet, que l’objectif ne puisse pas être atteint ou réalisé. L’agent commercial qui assume une obligation de moyens ne verrait sa responsabilité engagée que s’il commet une faute dans l’exécution de sa mission. Il n’en serait autrement que s’il se porte garant envers le mandant de l’exécution des engagements conclus pour le compte de ce dernier. Pour ce qui est du devoir de confidentialité, il soumet l’agent commercial à une obligation quant au secret104 des différentes informations portées à sa connaissance par le mandant. Il est évident qu’une révélation par l’agent des informations acquises pendant l’exécution du contrat pourra nuire aux intérêts du mandant. Lorsque, par une clause de confidentialité, les parties décident de garder secrètes certaines informations à caractère technique ou financier, la seule révélation de pareilles informations constituera, à coup sûr, une violation de l’obligation au secret. Dans les relations entre l’agent et son mandant, certains faits paraissent objectivement confidentiels dans la mesure où leur communication à des concurrents nuirait aux intérêts du mandant. La portée pratique de cette présomption emporte la conviction. Doivent en conséquence être gardés confidentiels par l’agent, les secrets de fabrique, les informations concernant la stratégie commerciale du mandant, les données relatives aux clients qu’il aurait démarchés lui-même. Toute violation par l’agent commercial de cette obligation au secret peut facilement constituer une faute grave entraînant la rupture des rapports contractuels, au sens de l’article 198-1 AU DCG. Compte tenu de son importance, le devoir de confidentialité s’étend de la période contractuelle à celle postcontractuelle105. Qu’en est-il des obligations du mandant? 104 105 Art. 187, al. 1er, AU DCG. Art. 187, al. 1er, AU DCG. 171 c - Obligations spécifiques du mandant envers l’agent Le mandant assume deux obligations : celle de mettre l’agent en mesure d’exécuter le contrat et celle de rémunérer l’agent commercial. La première obligation n’appelle aucun commentaire particulier. Il suffit d’ajouter aux remarques formulées précédemment, que le mandant ne doit pas, lorsque l’agent lui en fait la demande, refuser de fournir à ce dernier des extraits de documents comptables pouvant lui permettre de calculer ou de vérifier le montant des commissions auxquelles il a droit. Ce qui signifie qu’il existe un lien possible entre l’obligation de mise en état d’exécution et l’obligation quant aux commissions dues, c’est-à-dire, la deuxième obligation du mandant. La rémunération de l’agent concerne aussi bien le droit à commission, l’évaluation de cette commission et les modalités de paiement. Selon, l’article 188 AU DCG, la commission est tout élément de la rémunération106. Il s’agit de la contrepartie des services rendus au mandant par l’agent. Selon l’article 192, alinéa 1er, AU DCG, le droit à commission est acquis dès que le mandant a exécuté l’opération ou devrait l’avoir exécuté en vertu de l’accord conclu avec le tiers ou bien encore dès que le tiers a exécuté l’opération. La réussite de l’affaire est sans incidence sur la naissance du droit à commission de l’agent commercial. Selon l’article 193 AU DCG, l’extinction du droit à commission n’est possible qu’en cas d’inexécution contractuelle non imputable au mandant. Quant au montant de la commission, généralement, le contrat détermine les modalités de calcul de la rémunération de l’agent. Celle-ci peut-être calculée en pourcentage des offres acceptées par le mandant sans considération de leur exécution par ce dernier. Ce mode de fixation semble 106 La rémunération est un terme générique désignant toute prestation en argent ou même en nature, fournie en contrepartie d’un travail ou d’une activité; la commission se présente dès lors comme une forme de rémunération. 172 mieux correspondre au principe affirmé par l’article 192 AU DCG selon lequel la commission est due dès que le mandant devrait avoir exécuté l’opération en vertu de l’accord conclu par l’agent avec le tiers. Rien en principe n’interdit aux parties de prévoir que la rémunération sera calculée selon les commandes acceptées, honorées et après encaissement du prix par le mandant. Cette clause présente un certain danger pour l’agent, par exemple, lorsque le mandant ne lui communique pas la liste des commandes réglées par les clients, ou encore lorsque les commandes ne sont pas livrées ou encaissées par la faute du mandant. Dans ces deux cas, il y a lieu de considérer que l’attitude du mandant peut s’analyser en une rupture de l’intérêt commun; ce qui contrevient à l’article 192 AU DCG et qui est susceptible d’engager la responsabilité du mandant. En pratique, il peut s’écouler un laps de temps, plus ou moins long, entre le moment d’intervention de l’agent et la date de conclusion de l’opération. Se pose alors la question suivante : si le contrat d’agence vient à être rompu dans cet intervalle, que doit-il advenir de la commission de l’agent? Le législateur OHADA prend en compte ce délai de latence et reconnaît un droit à commission après la cessation du contrat d’agence107. Il va de soi que l’acquisition de ce droit ne vaudra que pour les contrats conclus grâce à l’activité déployée par l’agent avant la cessation du mandat. Du fait de la prorogation, le droit à commission de l’agent subsistera durant un délai raisonnable, à compter de la cessation du contrat d’agence. De manière exceptionnelle, lorsque deux ou plusieurs agents se succèdent dans le même secteur d’activité et auprès de la même clientèle, l’article 191 AU DCG, prévoit que la commission est due à l’agent dont le contrat prend fin pour toute opération conclue avant l’entrée en vigueur du contrat du nouvel agent. Il en est ainsi, contrairement à l’article 190 AU DCG, aux termes duquel, pour toutes les opérations conclues après la cessation du contrat et à compter de l’entrée en vigueur du nouveau contrat, la commission est acquise au nouvel agent. La double commission, distincte du partage de commission, est ainsi proscrite par le législateur OHADA. Ce qui permet 107 Art. 190 AU DCG. 173 d’éloigner toute tentative de manœuvre obscure dans le cadre du contrat d’agence. Finalement, en ce qui a trait au montant de la rémunération, il est déterminé librement par les parties. Dans le silence des parties, sa détermination s’effectuera conformément aux usages pertinents du secteur commercial108. Compte tenu des difficultés de preuve et de validité qui surgissent à l’occasion d’une prétention basée sur les usages, l’agent commercial aura droit à une rémunération raisonnable fixée par le juge, le cas échéant, en considération du montant de l’affaire, la nature et le prix des biens vendus, le chiffre d’affaires, les difficultés de pénétration du marché. La dernière question qui subsiste toujours en pratique est bien celle des modalités de la rémunération. La commission doit être versée à l’agent au moins une fois par trimestre au plus tard le dernier mois, mais les parties peuvent déroger à cette possibilité et aménager l’ensemble des modalités de la rémunération en réponse à leurs besoins; et ce, de manière à éviter les complications non résolues qui pourraient entraîner toute extinction du contrat. d- Dénouement des rapports en cas d’extinction du contrat Le contrat d’agence peut prendre fin pour toutes les causes indiquées aux articles 156, et 157 AU DCG. Toutefois, cette cessation obéit à des règles particulières caractérisées par l’intérêt commun qui fait échec au principe de la libre révocabilité du mandat civil109. Ainsi, en cas de rupture anticipée, l’obligation réciproque de préavis est de mise. L’article 196 AU. DCG soumet le droit à résiliation unilatérale à un préavis réciproque obligatoire. Cette règle qui s’appliquera aux contrats 108 109 Art. 188, al. 2, AU DCG. En ce sens, la sentence CCI n° 10264 de 2000 précitée, est une illustration de la spécificité et de toute l’importance du mandat d’intérêt commun qui déroge tout d’abord au principe de la révocabilité ad nutum du mandant. 174 à durée indéterminée implique la possibilité pour les parties de se défaire unilatéralement du contrat. La règle pourra éventuellement s’appliquer au contrat à durée déterminée lorsque celui-ci continue à être exécuté par les parties après son terme. Il se produit dans cette hypothèse une sorte de mutation vers un contrat à durée indéterminée du contrat à durée déterminée, et ce, en vertu d’une présomption simple prévue à l’article 195, alinéa 2, AU DCG. Il y a cependant une exception : en cas de faute lourde ou de force majeure, le préavis doit être donné par la partie qui prend l’initiative de la rupture. Cette dernière en informe alors son partenaire du dénouement de la relation. La durée du préavis ne peut être inférieure à un délai d’un mois pour la première année du contrat, de deux mois pour la deuxième année commencée et de trois mois pour la troisième année commencée et les autres années110. La durée du préavis en cas de rupture d’un contrat à durée déterminée transformé en un contrat à durée indéterminée se calcule à compter du début des relations contractuelles entre les parties111. Qu’advient-il du droit à indemnité de l’agent, dans pareille situation? La réponse réside dans le libellé de l’article 197 AU DCG qui prévoit le droit à une indemnité compensatrice sans distinction selon qu’il s’agit d’un contrat à durée déterminée ou d’un contrat à durée indéterminée. Si le droit à indemnité est le principe, il reste que dans certains cas l’agent perd ce droit. Trois circonstances sont susceptibles de priver l’agent du droit à indemnité : la faute grave de l’agent, au sens de l’article 198 AU DCG (refus persistant de l’agent de se plier aux instructions du mandant, comportements anticoncurrentiels de l’agent tels la violation de la clause d’exclusivité ou la vente de produits concurrents de ceux du mandant, actes délictueux dont l’agent se rendra coupable pendant la durée de son contrat, telle la corruption, révélation des secrets de l’entreprise du mandant), la démission volontaire au sens de l’article 198, alinéa 2, AU. DCG (la 110 111 Art. 196, al. 2, AU. DCG. Art. 196, al. 4, AU. DCG. 175 démission provoquée par un événement de force majeure n’entame pas le droit à indemnité de l’agent commercial), la cession de droits et obligations contenue dans l’article 198-3 AU DCG. À ces trois événements, il y a lieu d’adjoindre le cas particulier de l’extinction du droit à indemnité provoquée par l’inaction de l’agent lui-même. Cette situation visée par l’article 197, alinéa 2, précise que la notification doit revêtir la forme extrajudiciaire, notamment par un exploit d’huissier. Observons en tout dernier lieu, que certaines obligations sont liées à la cessation du contrat d’agence : l’obligation au secret, l’obligation de restituer ce qui a été remis, l’obligation de non-concurrence. Les deux premières sont la conséquence du caractère d’intérêt commun de la relation qui liait les parties entre elles. Toutefois, pour l’obligation de nonconcurrence, celle-ci peut être déduite des termes de l’article 187, alinéa 2, AU DCG qui envisage la possibilité d’une interdiction de concurrence convenue entre l’agent commercial et son mandant sans la restreindre à la période contractuelle. Ces conséquences post contractuelles sont redoutables et engendreront à coup sûr des litiges se rattachant à leur durée dans le temps. Il reviendra à la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage de l’OHADA de préciser à travers sa jurisprudence, les limites quant à la survivance des obligations qui se poursuivent après l’extinction du contrat. Le système du contrat d’agence OHADA a le mérite de la clarté. On peut se réjouir de sa mise en place et surtout, de la possibilité déjà acquise d’une sécurisation contractuelle en la matière, notamment si les entreprises s’approprient le contrat modèle de la Chambre de Commerce Internationale en l’ajustant aux besoins de leurs opérations. Il subsiste cependant quelques doutes quant au fait de considérer la réglementation uniforme OHADA de l’agence commerciale comme étant finale. En effet, quels sont les défis futurs dans une perspective où les pays africains de common law en viendraient à se joindre aux autres pays membres de l'OHADA? La logique voudrait que la notion d’agency soit prise en considération, tout comme d’autres instruments internationaux comme la Convention Unidroit sur la représentation commerciale. 176 A- Une unification inachevée : la persistance de disparités exogènes Comme nous l’avions mentionné dans notre introduction, l’unification du droit des affaires dans l’espace OHADA est loin d’être achevée. Non seulement certains projets sont présentement en cours, mais en plus, ceux déjà en vigueur comme le droit de l’agence commercial ne semble pas avoir tenu compte d’autres instruments internationaux ou systèmes concurrents. Telles sont les limites du droit OHADA de l’agence qu’il convient d’examiner, uniquement en guise de perspectives futures. 1) Une ignorance de la Convention de Genève élaborée par unidroit La conférence diplomatique convoquée à Genève a adopté, le 17 février 1983112, l'acte final du projet de convention élaboré par UNIDROIT sur la représentation dans les contrats de vente internationale de marchandises. Les représentants de 49 États, parmi lesquels la Hongrie, ont pris part à la, conférence, et neuf autres États y ont envoyé leurs représentants en qualité d'observateurs. L'acte final adopté est le résultat de travaux préparatoires qui avaient duré plusieurs décennies. À partir de 1935, UNIDROIT s'était déjà chargé d'élaborer des études relatives à cette question de la représentation dans la vente internationale si importante du point de vue du commerce international. Deux projets de convention avaient été publiés en 1961. L'un des deux portait sur la réglementation de la représentation dans le domaine du droit international privé, l'autre était relatif à la réglementation des questions concernant la représentation du contrat de commission dans la sphère de la vente internationale. Mais cette tentative d'unification du droit s'est heurtée à des difficultés considérables. Compte tenu de ces difficultés insurmontables UNIDROIT s'est chargé de codifier une matière plus limitée concernant le sujet de la réglementation, en 112 Art. 196, al. 4, AU. DCG. 177 l’occurrence, les aspects pratiques des contrats relatifs à la représentation dans la vente internationale des objets mobiliers. Les États membres d'UNIDROIT ont reçu en octobre 1973 le projet élaboré par la commission dont les membres se sont réunis entre 1970 et 1972; projet auquel s'est ajouté le commentaire élaboré par le Secrétariat. En décembre 1976, les articles approuvés par la Conférence Diplomatique ont été publiés, en vertu de la décision prise à la séance de clôture, dans l'annexe de l'acte final; au total il s'agit de 26 articles. Le Conseil de direction d'UNIDROIT a pris une décision en mai 1980 selon laquelle il était temps, eu égard à la nécessité de mener de nombreuses analyses détaillées, de tenir une deuxième conférence en 1981 sur le projet réglementant la représentation. C'est ensuite qu'a eu lieu l'examen des textes du projet déjà existant de la part de la Commission composée des experts qui ont représenté les divers systèmes juridiques. Les décisions du groupe d'experts ont été discutées à la session du Conseil de direction d'avril 1981. Par la suite, la Commission, composée des experts gouvernementaux, a tenu ses séances entre le 2 et le 13 novembre 1981, date à laquelle elle a adopté la conception générale de la Commission d'experts et a revu le texte élaboré en 1972 et en 1973 par le Secrétariat. Selon l'opinion de la Commission composée des experts gouvernementaux, le nouveau projet fut déclaré apte à constituer une base de discussion par une conférence diplomatique. D'après l'avis de la Commission d'experts gouvernementaux, ce projet ne devait pas être considéré comme étant une sorte de codification de la représentation. Cela s'explique surtout par le fait que la Commission avait supprimé du texte du projet d'accord les articles réglementant le rapport juridique intérieur unissant le représenté et le représentant. En ce sens, ce projet complète les conventions relatives à la vente internationale, et particulièrement la Convention de Vienne sur la vente internationale113, car ces conventions ne prévoient aucunes dispositions pour le cas où le contrat se réalise avec la participation d'une tierce personne. 113 Art. 196, al. 4, AU. DCG. 178 Aux termes du projet de l'accord, il y a représentation quand le représentant dispose d'une autorisation, ou bien s'il prétend qu'il a une autorisation, pour conclure un contrat en faveur d'une autre personne (le représenté) avec un tiers soit en son propre nom, soit au nom du représenté (article 1-1 et 4). Dans le texte français on ne trouve pas le terme «représentant», mais celui « d'intermédiaire », alors que dans le texte anglais on trouve le terme d'agent. La base du pouvoir de représentation est exprimée, sur le plan terminologique, dans le texte français, non pas par le mot « pouvoir» mais par « l'habilitation du représenté » qui peut être expresse ou tacite (article 9-1). Le contrat de vente conclu par le représentant en faveur du représenté avec le tiers, oblige le tiers et le représenté, si le représentant agissait dans le cadre de son autorisation et si le tiers savait ou devait savoir que la partie contractant avec lui agissait en qualité de représentant. Au sens de l'article 13 on ne peut pas considérer comme essentiale negotii le contrat conclu expressément par le représentant au nom du représenté. Mais, dans l'hypothèse où la tierce personne et le représentant qui contracte conviennent que le représentant n'engage que lui, la situation ressemble à celle ou la tierce personne n'aurait pas su ou n'aurait pas été en mesure de connaître la qualité de représentant de la personne qui contracte directement avec lui. Lorsque la tierce personne ignorait ou bien ne devait pas connaître la qualité de représentant de son cocontractant, ou lorsque la tierce personne et le représentant sont convenus que ce dernier n'oblige que lui, selon la principale règle, le contrat conclu n'oblige que le représentant et la tierce personne (article 13-2). Si le représentant ne s'acquitte pas de ses obligations envers le tiers ou envers le représenté, ceux-ci sont autorisés à faire directement valoir leurs droits contre lui, mais le représentant peut présenter toutes les exceptions que le représenté aurait pu valoir contre le demandeur. Si le représentant agit sans autorisation ou s'il dépasse les limites de son autorisation, ses actes, faute d'approbation accordée par le représenté, conformément aux termes de l'article 16, sont sans conséquence à l'égard du représenté et du tiers (article 14-2). Mais au cas, où le tiers 179 sur la base du comportement du représenté croit de bonne foi, et a de bonnes raisons de croire, que le représentant a l'autorisation, le représenté ne peut pas se servir à son bénéfice du fait du manque de l'autorisation contre le tiers (article14-2). Les articles 13 et 14 du projet d'accord traduisent la réalisation d’une tentative de compromis entre le mandat du droit civil et l’agency de common law. Le législateur a-t-il opté pour la facilité en ignorant cette réglementation uniforme ? Seul l’avenir nous le dira, toutefois, nous encourageons les juristes des pays membres à tenter un élargissement de leurs connaissances en direction de l’agency qui est le pendant du contrat d’agence commerciale en droit civil mais qui comporte des particularités marquantes. 2) Une désinvolture à l’égard de la notion d’agency du common Law « Aucune étude du droit des contrats ne saurait être complète sans un exposé, au moins sommaire, du droit relatif à l'agency », dit le Professeur Hanbury à la première page de son ouvrage consacré à cette matière114. L'auteur poursuit toutefois en précisant que les rapports auxquels donne naissance l'agency sont d'une nature plus complexe que les rapports contractuels ordinaires, car ceux-ci sont normalement bipartites alors que dans l'Agency les rapports sont tripartites, mettant en cause trois personnes. Le terme « agency » a plusieurs sens ; parmi eux nous retiendrons ceux d'entremise et de représentation. La définition la plus fréquemment rencontrée de ce rapport est la suivante : « un rapport qui s'établit au moyen du pouvoir donné par une personne, appelée principal, à une autre 114 HANSBURY (H. G.), The principles of Agency (2e éd., 1960), p. 1. 180 personne, appelée agent, qui l'accepte, d'agir en son nom »115. Si l'on envisage la variété des actes que l'agent peut avoir reçu le pouvoir d'accomplir au nom du principal, il est bien certain que le rapport d'agency peut se présenter dans un très vaste éventail de situations ; aussi convient-il de préciser que cette étude se bornera à envisager celles où le pouvoir dont l'agent est investi lui permet d'établir des relations contractuelles entre son principal et les tiers. Dès lors, c'est bien d'une relation tripartite qu'il s'agit, dans laquelle apparaissent deux catégories de rapports : ceux qui lient entre eux l'agent et le principal ; et sur un autre plan, ceux qui lient le principal aux tiers, en conséquence des actes passés par l'agent. L'existence de rapports entre le principal et le tiers constitue une anomalie au regard de l'une des règles essentielles régissant le droit anglais des contrats, à savoir la règle de « privity of contracts », puisque le principal, sans être intervenu lui-même dans la formation du contrat, va acquérir des droits et encourir des obligations du fait de ce contrat. On explique de manière variée l'origine et la forme actuelle de l'agency dans le droit anglais. Ainsi fait-on valoir la parenté lointaine, mais très probable néanmoins, entre l'agency et le mandatum du droit romain, ainsi qu'entre « l'agency de nécessité » et la « negotiorum gestio ». 115 TREITEL (G.H.) The Law of Contract (6e éd., 1983), p. 523. Voir aussi, HOLMES qui accentue les rapports particulièrement strictes entre la construction de la répresentation du droit romain et celle du common law : O.W. HOLMES : « Agency » in : Collected Legal Papers, New York, 1920, pp. 48-116. Cet article fut publié en deux parties dans le Harvard Law Review/ vol. 4 (1891) et vol. 5 (1892) ; dans le même sens, BOWSTEAD on Agency, Ed. GRIEW, E.J. LONDON, 1959, 12e éd., p. 1 ; G.H.L. FRIDMAN : The Law of Agency, London, 1973, 4e éd., § 101, pp. 413 et s. et W.A. SEAVEY : Handbook of the Law of Agency, St. Paul, 1964, p. 2; H.G. HUNBURY : The Principles of Agency, London, 1960, 2e éd., pp. 13 et s. 181 Les différences entre les concepts du droit romain et le concept d'agency sont pourtant considérables116, et il est peut-être plus fructueux de rapprocher l'agency d'autres types de rapports tels que ceux existant entre « master » et « servant », ou encore de ceux qui s'établissent dans l'institution du trust, également caractérisée par des relations tripartites. Dans le domaine de la responsabilité délictuelle encourue du fait d'autrui, on s'accorde à reconnaître que les différences sont assez minces entre master et servant d'une part, et principal et agent d'autre part ; il ne faudrait cependant pas aller plus loin et dire que la responsabilité est identique dans les deux cas117. En ce qui concerne le trust, le professeur KEETON, en particulier dans son ouvrage The Law of Trusts118, évoque le point de vue de MAITLAND selon lequel l'institution du « use », d'où est né le trust, a puisé son origine dans les anciennes règles, encore imprécises alors, de la common law, sur l'agency119. Mais on a également soutenu le point de vue inverse, à savoir que l'agency aurait emprunté, en partie au moins, ses règles au trust. La chose certaine est que agency et trust se sont interpénétrés, de sorte qu'aujourd'hui les discussions et la perplexité sont grandes pour le juriste qui essaie de démêler très exactement les sources de chacun de ces types de rapports120. Dans tous les cas, les auteurs121 sont d’avis que l'agency s’organise autour de deux considérations de base. D'une part l'agency naît d'un pouvoir qui est donné par le principal à l'agent et de l'acceptation que celui116 117 118 119 120 121 MULLER-FREIENFELS, « Legal relations in the law of Agency », American Journal of Comparative Law, vol. 13 (1964), pp. 193 et 341. FRIDMAN (G.H.), The Law of Agency (5 e édit., 1983), pp. 26-32 et 226-276. KEETON (G.W.), The Law of Trusts (10 e édit., 1974), p. 18. MAITLAND, Collected Papers, vol. III, p. 321.Art. 196, al. 4, AU. DCG. HANSBURY (H.G.), The Principles of Agency (2 e éd., 1960), p. 3. HANSBURY (H.G.), The Principles ofAgency (2 e éd., 1960) ;-FRIDMAN'S Law of Agency (5 e édit., 1983) ; STEPHEN’S Commentaries, vol. III : The Law of Contract and Torts, p. 320 and s. ; CHESHIRE and FITFOOT, The Law of Contract (6 e éd., 1964), p. 400 à 433 ; ANSON’S, Law of Contract (23 e éd., 1969), p. 541 à 586 ; - TREITEL (G.H.) The Law of Contract (6 e éd., 1983), p. 523. 182 ci donne de représenter le principal. D'autre part, elle suppose l'intention de l'agent, dans ses rapports avec le tiers contractant, de représenter le principal. C’est du reste sur la base de ces deux considérations que la Convention de Genève a tenté un rapprochement entre les conceptions de droit civil et de common law relatives à l’agence commerciale. Ainsi, le compromis réalisé en faveur de la common law est très présent dans la convention de Genève susmentionnée. En effet, l'article 13-2 qui contient essentiellement l'institution de l'undisclosed agency milite en ce sens. Le contrat conclu sur la base des règles juridiques prévalant dans les systèmes de droit du continent européen oblige généralement le représentant et la tierce personne qui contracte avec exclusivité. La common law permet, en revanche, la réalisation des effets juridiques dans le rapport du représenté et de la tierce personne. Néanmoins, la solution de l'article 13-2 se trouve à mi-chemin entre les deux conceptions diamétralement opposées. Conformément à la règle principale, le représentant n'oblige que lui-même; c'est la prise de position qui est dominante dans les systèmes juridiques continentaux. Mais, au cas où leurs intérêts l'exigent, le représenté et la partie tierce peuvent intenter une action contre le représentant; c'est la solution de la common law. L'article 13-7 mérite d'être mentionné; selon lequel on ne peut pas intenter une action, ou en d'autres termes de faire valoir le droit en forme directe, si le représentant et le tiers sont convenus, avec le consentement du représenté d'exclure le procès. L'article 14-2 est, à vrai dire et en se servant de la terminologie de la common law, une apparent authority ou, en d'autres termes, une ostensible authority. En passant en revue les positions prises dans la doctrine au sujet de l'authority on peut constater que c'est un acte juridique conformément à l'opinion majoritaire qui se sépare du rapport intérieur revêtant la forme du rapport contractuel. Néanmoins, cette séparation est relative. L'obstacle structurel au rapprochement des règles de droit dans les différents systèmes juridiques contemporains se présente de façon 183 exemplaire dans le domaine de la représentation122. La raison principale en est que l'institution de l'aqency de la common law a des différences essentielles par rapport aux constructions de la représentation connues dans les systèmes juridiques continentaux. La fiction de l'identité (fiction of identity) de l'agent et du principal sert de base à l'agency 123. Le rapport entre eux n'est pas un rapport contractuel, mais est dit domestic status. Le caractère hiérarchique du rapport entre le principal et l'agent perd de son importance avec l'écoulement du temps. Dans ce 122 123 Voir M. MATTEUCCI : «Les dispositions sur la représentation analysées sons l'aspect méthodologique » in : « Unification and Comparative Law » in Theory and Practice. Contributions in honour of J.G. SAUVEPLANNE. Antwerp-Boston-London-Frankfurt, 1984, pp. 173 et s. Butwick v. Grant [1924] 2 K.B. 483; Pollock v. Stables (1848) 12 Q.B. 765; eynolds v. Smith (1893) 9 T.L.R. 494; Perry v. Barnett (1885) 15 Q.B.D. 388; Seymour v. Bridge (1885) ,14 Q.B.D., 460; Watteau v. Fenwick (1893) 1 Q.B. 346, 348; Edmunds v. Bushell and Jones (1865) L.R. 1 Q.B. 97; Daun v. Simmins (1879) 41 L.T. 783; Watteau v. Fenwick [1893] I Q.B. 346; Keighley Maxsted and Co. v. Durant (1901) A.C. 240; Keighley Maxsted and Co. v. Durant (1900) 1 Q.B. 629; Re Tiedemann and Ledermann Frères (1899) 2 Q.B. 66; Ashbury Railway Carriage and Iron Co. v. Riche (1875) L.R. 7 H.L. 653; Kelner v. Baxter (1866) L.R. 2 C.P. 174 ; - Newborne v. Sensolid (Great Britain) Ltd [1954] 1 Q.B. 45; Kelner v. Baxter (1866) 15 L.T. 213; Boston Deep Sea and Ice Co. v. Farnham (1957) 3 All E.R. 204; awson v. Hosemaster Machine Co. Ltd. (1966) 2 All E.R. 944, 951;Watson v. Swann (1862) 2 C.B. (N.S.) 756; Cornwall v. Wilson (1750) 1 Ves. 509; Moon v. Towers (1860) 8 C.B. (N.S.) 611; Foreman and Co. Pty Ltd. v. The Liddesdale [1900] A.C. 190; Lewis v. Read (1845) 13 M. and W. 834; Union Bank of Australia v. McClintock (1922) 1 A.C. 240; Bolton Partners v. Lambert (1889) 41 Ch. D. 295; Bolton Partners v. Lambert (1889) 41. Ch. D. 295; Kidderminster Corporation v. Hardwick (1873) L.R. 9 Exch. 13; Warehousing and Forwarding Co. of East Africa Ltd. v. Jafferali and Sons Ltd. (1963) 3 AIl E.R. 571 (1964) A.C.I. ; Bonsor v. Musicians Union (1955) 3 All E.R. 518 (1956) A.C. 104; Allam and Co. v. Europa Poster Services Ltd.(1968) 1 All E. R. 826. per Buckley J., p. 832; Mayor of Salford v. Lever (1891) 1 Q.B. 168; Way v. Latilla (1937) 3 All E.R. 759; Butwick v. Grant (1924) 2 K.B. 483; Herson v. Bernett (1954) 3 All E.R. 370. 184 processus pluriséculaire, les rapports de commerce ont joué un rôle considérable. Néanmoins, dans la sphère de ce nouveau caractère du rapport principal-agent, la fiction of identity continue à maintenir sa nature objective. Les limites de la présente étude ne permettent d'analyser profondément les caractéristiques de l'agency, toutefois, il est possible sous une forme schématique, d’en saisir les éléments qui la distinguent de la représentation contractuelle des droits continentaux. Ces droits considèrent comme éléments de la notion de la représentation contractuelle, d'une part, que le représentant agisse sur la base de l'autorisation du représenté et dans les cadres de celle-ci, et d'autre part, qu'il contracte avec le tiers (dans le cadre d'une vente internationale) au nom et au profit du représenté, en rendant public sa qualité. Selon l'opinion commune, ce sont les conditions conjonctives de la réalisation des effets juridiques du contrat, dans la personne du représenté. L'agency ne correspond à la représentation connue dans les systèmes juridiques du continent européen qu'avec des corrections dues à ce que les caractéristiques juridiques du rapport principal/ agent ont subi l'influence du rapport hiérarchique master/servant. Il est notable que même aujourd'hui le terme anglais representation embrasse le rapport master/agent. L'agency est un rapport de nature fiduciaire reposant per definitionem sur une base consensuelle qui permet au principal de disposer du droit de contrôle sur l'agent sachant que l'agent a, quant à lui, le pouvoir d'exercer une grande influence sur les rapports juridiques du principal124. L'élément essentiel de l’agency est que le principal a le droit de contrôler l'activité de l'agent. Le contrôle sépare l'agent de l'independent contractor. Les autres éléments essentiels de l'agency sont le consent et l'authority qui se distinguent difficilement l'un de l'autre. 124 Voir G. HAMZA : La représentation contractuelle. Examens dogmatiques et théoriques des droits antiques jusqu’à nos jours (avec résumé en allemand), Budapest, 1997, 2 e éd., pp. 20 et s. 185 A la différence de la théorie de la représentation connue dans la doctrine civiliste, le rapport intérieur dont la base est le plus souvent le mandat (conformément à, l'article 1984 du Code civil français), ne se sépare donc pas nettement du rapport extérieur. Mais en common law, c'est sur la base de l'authority que l'agent reçoit la légitimation pour conclure le contrat avec le tiers. La particularité de cette légitimation est que l'agent n'est pas tenu d'intervenir au nom du principal. Le rapport fiduciaire entre le principal et l'agent, c'est-à-dire le rapport ne reposant pas nécessairement sur une base contractuelle, l'enchaînement du rapport intérieur et du rapport extérieur et la conclusion du contrat de la part de l'agent en son propre nom, constituent les différences essentielles de la construction de représentation avec les systèmes de droit civil. Ces différences constituent le principal obstacle au rapprochement ou, en d'autres termes, à l'unification des règles relatives à la représentation qui existent dans les différents systèmes juridiques. L'analyse de la structure de la représentation, menée dans le système de common law contraste de loin avec les systèmes de droit civil. Ce qui porte visiblement témoignage de problèmes dogmatiques de grande portée quant à la représentation commerciale dans les échanges économiques. Toutes les constructions dogmatiques, qu'elles soient ou non purement doctrinales, sont, sous un certain rapport, problématiques, comme le démontre la complexité de la question du rapport intérieur entre le représenté et le représentant. Compte tenu des traits particuliers du rapport intérieur, ou en d'autres termes du rapport de base, il ne serait pas juste de qualifier d'adéquate ou moins adéquate l'une ou l'autre des constructions. Quelles réflexions critiques peut-on faire de la mise à l’écart par le législateur OHADA de la Convention de Genève et de la notion d’agency ? L’unification du droit est généralement perçue comme l’occasion ultime de réaliser un compromis entre divers systèmes juridiques. Il se trouve aussi que le continent africain connaît les mêmes difficultés que 186 le reste du monde en la matière. En effet, sans entrer dans les éléments relatifs à un certain particularisme comme les différences religieuses, l’analphabétisme et les traditions propres à chaque milieu, le continent africain du fait de l’histoire est partagé entre deux systèmes juridiques : le droit civil importé par les colonisateurs français et le common law importé par les anglais. Le réalisme aurait conduit le législateur OHADA à ne pas fermer les yeux sur cette entrave au commerce Sud/Sud et Nord/Sud. Dans les deux cas, un commentaire général s’impose, compte tenu des raisons qui justifient l’œuvre du législateur OHADA. La persistance du sous-développement économique des États africains au tournant d’un siècle dominé par la mondialisation a provoqué la naissance de l'OHADA qui tire sa spécificité du fait qu’elle a commencé par l’harmonisation du droit des affaires avant l’intégration économique alors que très souvent c’est l’inverse qui est réalisé. L’objectif des États signataires est celui de la primauté de l’idée de développement économique, toutes autres considérations devenant secondaires par rapport à cet objectif principal. Cet objectif soulève trois séries de problématique. Si l’Afrique veut réellement éviter une autre forme de balkanisation économique et prendre part à la valse de mondialisation, doit-elle poursuivre l’évolution de sa globalisation régionale du droit des affaires en marge d’autres tendances universelles ou régionales? La lecture des travaux préparatoires du Traité et des Actes Uniformes de l'OHADA rend aisément compte de la philosophie économique de l’Organisation : celle du développement par la promotion de la « libre entreprise », qui est au centre de la thématique de son corpus législatif et dont la vie (depuis sa naissance à sa dissolution) fait l’objet de règles détaillées et modernes. Dans le contexte économique mondial prévalant, caractérisé d’une part par l’âpreté de la concurrence et l’agressivité des marchés internationaux, et d’autre part par la faiblesse des marchés internes, les promoteurs de l'OHADA ont très sensément opté pour la stratégie de groupe. Celle-ci a abouti à la mise en place de plusieurs Actes uniformes 187 apte à rétablir un courant de confiance en attirant dans la région les investissements économiques125. Le droit de l’agence commerciale se situe dans cette perspective. Mais dans la mesure où son contenu contraste avec le droit anglo-saxon en vigueur dans les pays voisins comme le Ghana, le Nigéria ou l’Afrique du Sud, des conflits de différences émergeront très vite à l’occasion d’échanges commerciaux inter-africains. Par ailleurs, la vitesse à laquelle se poursuit les exercices de rénovation en cours, sans réflexion critique impliquant suffisamment les institutions internationales (CNUDCI, UNIDROIT, CCI) inquiète les milieux professionnels. À notre avis, dans le domaine du droit des affaires internationales, l’Afrique n’a aucun intérêt à faire chemin à part. Elle doit se doter d’un système juridique qui sécurise et favorise les investissements tant locaux qu’internationaux. À cet égard, la doctrine se révèle déjà très critique vis-à-vis de certains Actes Uniformes. Par exemple, Hannah Buxbaum126 relève à propos des lettres de garantie OHADA que « this law […] does not seek to implement a fully modernized security regime ». Dans le même sens, les représentants de l'OHADA, présents pour la première fois au Congrès Anniversaire d’UNIDROIT organisé à Rome en 2003, y ont présenté leur corpus législatif, notamment en matière de vente, de représentation commerciale et d’arbitrage international. Les débats dans le cadre de ce forum ont mis à jour de nouvelles frayeurs. En effet, l’exposé du juge Kenfack qui a fait ressortir le caractère impératif de l’ensemble du corpus juridique OHADA n’a causé d’autres conséquences que celles d’une bombe atomique. Particulièrement, le professeur Catherine Kessedjan 125 126 R. GRANGER, « Problèmes d’application du droit moderne dans les pays en voie de développement », Ann. Univ. Madagascar, vol. 2, 1965, p. 113-128; R.GENDARME, « Problèmes juridiques et développement économique »; in A. TUNC, dir., Les aspects juridiques du développement économiques, 1966, p. 25-58; M. PETIT-PONT, Structures traditionnelles et développement, 1968; A.N. ALLOIT, « Legal Development and Economic Growth in Africa » in N.D. ANDERSON, éd. « Changing Law in Developing Countries », 1963, p. 194-209; R. SEIDMAN, The State, Law and Development, 1978, In Revue de Droit Uniforme, 2003, no 1, 2, p. 333. 188 (responsable des futures règles de procédures civiles transnationales) et Michael Joachim Bonell (qui a présidé à l’élaboration des Principes d’Unidroit) ont manifestement déploré le fait qu’une normativité juridique de ce type s’écarte parfois des besoins des opérateurs du commerce international127. Les mécanismes en place sont nettement inspirés du droit civil. Or, il existe des techniques de common law en la matière très prisée par le milieu des affaires internationales. C’est pourquoi nous pensons que la probabilité accrue d’un ralliement de pays africains de common law ne manquera de rapporter le sujet sur la table des négociations. CONCLUSION L’unification du statut juridique des intermédiaires ainsi que la réglementation spécifique du contrat d’agence commerciale participent au souci de sécurisation des investissements étrangers dans l’espace juridique et économique OHADA. Cependant, s’il est vrai que l’Afrique a tant besoin de rénover l’ensemble de ses lois devenues vétustes et inadaptées à son économie locale; cette réalité en appelle une autre qui est celle de l’internationalisation du droit des affaires128. Cette dernière représente à elle toute seule un véritable défi pour le développement du continent. Ainsi, quelle originalité se doit de comporter le droit africain pour mieux répondre aux exigences de la mondialisation du droit des affaires? L’Afrique doit-elle dans son élan de refondation sociale à travers une réformation du droit des affaires trancher ses amarres avec le reste du monde ? Doit-elle chercher à coup sûr à se protéger contre les forces multinationales ? Doit-elle privilégier davantage le contexte d’échanges économiques Sud/Sud ? La réponse à ces questions est 127 128 In Revue de droit Uniforme, id., p. 175, in fine. Voir en ce sens les études autour du thème : L’internationalité dans les institutions et le droit-Convergences et défis, Études offertes à A. PLANTEY, Paris, Pedone, 1995, 311 pages; ainsi que les travaux du CREDIMI sur : La mondialisation du droit, Paris, Litec 2000, 609 pages. 189 difficile à apporter; mais nous croyons fermement que le régionalisme peut permettre l’éclosion d’un certain particularisme juridique. Toutefois, ce particularisme ne doit pas s’écarter des valeurs marchandes universelles sur lesquelles un consensus se fait jour au sein des institutions de la gouvernance mondiale, comme l’Organisation Mondiale du Commerce, Unidroit, la Chambre de commerce Internationale, par exemple. Ces institutions contribuent amplement à la construction du droit dans l’élaboration de Conventions internationales, de lois types, de codifications privées et même de contrats types. La question, toute simple, qui vient à l’esprit est celle de savoir dans quelle mesure la réforme juridique en Afrique tienne compte de l’élan des institutions de la gouvernance mondiale? Une chose est certaine, le développement économique du continent africain dépendra en grande partie, certes d’innovations qui tiennent compte de son particularisme, mais aussi de sa capacité à partager avec le reste de la communauté internationale certaines valeurs universelles (shared values)129. Le réel défi futur consistera à déterminer ce particularisme, qui du reste devient compliqué du fait de l’histoire. À titre d’illustration, sans préjuger de l’existence ou non d’un certain particularisme, le droit uniforme OHADA des intermédiaires de commerce est nettement inspiré du droit civil, en général, plus précisément du mécanisme du mandat. Or, il existe des techniques de common law en la matière très prisée par le milieu des affaires internationales. D’ailleurs, la probabilité accrue d’un ralliement de pays africains de common law ne manquera pas de rapporter le sujet sur la table des négociations. En effet, les colonies anglaises d’Afrique ont pour système de droit le common law qui est différent du droit civil français. Comment arrimer ces systèmes ensembles, s’agissant des contrats d’intermédiaires? Il est difficile d’apporter une réponse précise; toutefois, compte tenu de l’intérêt de la question, nous 129 En ce sens aussi, PH KAHN, L’internationalisation du droit de la vente, in Mélanges PLANTEY, op. cit., note 5, p. 297; P. JUILLARD, Existe-t-il des principes généraux du droit international économique?, id., p. 243; C. GAVALDA, L’internationalisation du droit bancaire, id., p. 273; A. PELLET, La lex mercatoria : tiers ordre juridique? Remarques d’un internationaliste de droit public, in Mélanges Kahn, précité, note 5, p. 53; M. VIRALLY, Un tiers droit? Réflexions théoriques. In le droit des relations économiques internationales – Études offertes à B. GOLDMAN, Paris, Litec, 1982, p. 373-385. 190 consacrerons une étude spécifique sur le contrat d’agence au sein du droit OHADA et envisager du même coup la question du caractère inachevée du processus d’unification de l’agence commerciale OHADA qui est certainement le chapitre le plus important de la réforme du droit des intermédiaires dans les relations économiques, en général, et internationales, en particulier. 191 Table des matières INTRODUCTION…………………………………………………… I. Les dispositions communes relatives au statut juridique et aux obligations des intermédiaires de commerce…………..…. A. Qualification et champ d’activités…..………………… B. Usages commerciaux et détermination des pouvoirs de l’intermédiaire…………………………………….……. C. Obligation des parties dans un contrat d’intermédiaire… 1. Obligations du représenté et de l’intermédiaire……. 2. Interférence des tiers dans les contrats d’intermédiaires……………………… ..…..…..….. 3. Extinction du contrat d’intermédiaire et ses effets………………………………………..….…... II. Le contrat d’agence commerciale OHADA : une entrée dans l’ère de la sécurité juridique ?...................................... A. Contenu de la réglementation uniforme spécifique à l’agence commerciale………………..……………….. 1. Nature et objet du contrat………………………….. 2. Obligations des parties dans l’exécution du contrat d’agence…………………………………….….…….. a) Un rapport de confiance…………..….……. b) Obligations spécifiques de l’agent envers le mandant………….. ……………….….… c) Obligations spécifiques du mandant envers l’agent……………………..….……. d) Dénouement des rapports en cas d’extinction du contrat………………………………...…. B. Une unification inachevée : la persistance de disparités exogènes………………………………………………... 1. Une ignorance de la Convention de Genève élaborée par unidroit………………..…………………….….. 2. Une désinvolture à l’égard de la notion d’agency du common Law ………………………..…………. CONCLUSION…………………………………………………….. 192 2 7 9 15 20 20 24 26 29 30 31 34 34 35 37 39 41 42 44 52 193 LE DOMMAGE ECOLOGIQUE ET SA REPARATION Rapport français Patrice JOURDAIN Professeur à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) INTRODUCTION 1- Le dommage écologique est au cœur du droit de l’environnement. Il représente une condition et une justification de la responsabilité environnementale. Pourtant, la notion de dommage ou de préjudice écologique — nous considérerons ici ces deux termes comme synonymes 1 — ne fut dégagée en France qu’assez récemment par les juristes, principalement avec l’ouvrage de Michel Despax 2 et la thèse de Patrick Girod 3, à la suite d’événements de grande ampleur portant des atteintes graves à l’environnement. Sa définition est naturellement étroitement dépendante de celle de l’écologie. Si cette science consiste en l’étude des relations entre les êtres vivants (y compris l’homme) et leur milieu 4, le dommage écologique représente une rupture de ces relations. Et puisque le milieu ici envisagé est le milieu naturel, avec ses équilibres et processus biologiques, le dommage écologique peut être défini, en première approche, comme un « dommage au milieu naturel ». 1 2 3 4 Nous n’entrerons pas dans la controverse soulevée par certains auteurs distinguant le dommage, qui serait une atteinte matérielle (par ex. l’atteinte à l’intégrité physique ou l’atteinte à un bien) et le préjudice qui serait une conséquence de l’atteinte (par ex. les conséquences économiques ou morales de l’atteinte à l’intégrité physique ou à un bien). La pollution des eaux et ses problème juridiques, LITEC, 1968 La réparation du dommage écologique, LGDJ, 1974. Originellement, l’homme était exclu du domaine de l’écologie, laquelle n’était qu’une branche de la biologie limitant son champ d’étude aux relations des espèces animales et végétales entre elles et avec leur milieu. V. M. PRIEUR, Droit de l’environnement, Dalloz, 4e éd , 2001 ; F. ARHAB, Le dommage écologique, th. Tours, 1997. 89 La notion mérite cependant d’être précisée. 2- En premier lieu, le contenu du milieu naturel suscite des difficultés 5. Entendu de façon restrictive, il est limité à l’air, à l’eau et aux être vivants autres que l’homme (animaux et végétaux). Dans une acceptation plus large, on y ajoute les ensembles naturels (parcs et sites naturels, forêts…). Mais il faut certainement y adjoindre encore les relations d’interdépendance entre ces différents éléments. Finalement, par milieu naturel, il faut entendre les espèces vivantes qu’elles soient animales, végétales ou biologiques — ou éléments « biotiques » —, les ressources naturelles (eau, air, sol et sous-sol) — ou éléments « abiotiques » —, ainsi que les ensembles d’éléments naturels indissociables, interdépendants et interactifs (parcs naturels, forêts, sites, paysages) formant ce que l’on nomme un écosystème 6. De sorte que le dommage écologique est l’atteinte portée à ces espèces ou ressources naturelles ou à un écosystème. 3- Mais un approfondissement de la notion conduit, en second lieu, à distinguer entre deux conceptions du dommage écologique. 1) Selon la première, que l’on peut qualifier de traditionnelle, le dommage écologique est perçu à travers les nuisances subies par l’homme à la suite d’atteinte à l’environnement. L’environnement lésé peut être entendu dans un sens large regroupant tout ce qui entoure l’homme et conditionne sa vie ; ce qui englobe l’ensemble des éléments naturels et artificiels constituant son cadre de vie 7, ou de façon plus étroite par référence au milieu naturel, 5 6 7 F. ARHAB, th. préc., n° 118 et s. Un « écosystème » comprend des organismes vivants (biocénose) et des éléments non vivants (biotope) qui interagissent selon des processus complexes : les processus écologiques. En tant qu’ensemble d’éléments naturels indissociables, il fait figure d’élément immatériel. Sur le contenu du milieu naturel, v. A. KISS, L’écologie et la loi, L’harmattan, 1989. C’est la positon du droit international. V. notamment la convention de Lugano du 21 avril 1993 sur la responsabilité des dommages résultant d’activités dangereuses pour l’environnement, qui vise, outre les ressources naturelles abiotiques et biotiques et l’interaction entre ces mêmes facteurs, les biens qui composent l’héritage culturel et les aspects caractéristiques du paysage. 90 c’est-à-dire dans le sens d’environnement naturel 8. Dans tous les cas, l’homme est situé au centre de ce milieu et le préjudice écologique n’est conçu qu’à travers une lésion de ses intérêts personnels : il est une atteinte à sa santé, à son intégrité physique, à son cadre de vie, à ses biens ou à son patrimoine. Il correspond alors à des préjudices économiques et moraux subis par répercussion des atteintes au milieu, à l’environnement, et fait figure de dommage indirect 9. Cette première conception individualiste et anthropocentrique du dommage écologique, ne lui confère aucune véritable autonomie. Il n’apparaît sur la scène juridique que parce qu’il affecte l’homme, sa personne ou ses biens. Il s’appréhende toujours à travers la distinction habituelle des dommages économiques et moraux et est généralement réparé sur le fondement des troubles anormaux du voisinage. Sans doute parce qu’elles n’y voient que des préjudices individuels frappant des personnes, les juridictions françaises réparent sans difficulté ces dommages : pertes de revenus d’agriculteurs ou de pêcheurs 10, financement des mesures de remise en état, de prévention ou de sauvegarde 11, perte de valeur d’une propriété immobilière 12, 8 9 10 11 12 C’est la position du droit interne français. V. par ex. la loi du 10 juill. 1976 sur la protection de la nature, qui n’envisage l’environnement qu’à partir des seuls éléments naturels (espèces animales, végétales et biologiques, ressources naturelles, sites et paysages). On se gardera en tout cas de confondre le dommage écologique, qui implique une atteinte au milieu naturel, avec le dommage à l’environnement pris au sens large où il englobe le milieu artificiel (milieu urbain, industriels, social, économique, etc.) ou avec les nuisances. Des atteintes à des éléments artificiels du cadre de vie (destructions de bâtiment, explosion d’usine…), des nuisances physiques (bruit, odeurs) peuvent préjudicier à l’homme sans que la nature soit affectée. Toulouse, 7 mars 1970, JCP 1970, II, 16534, note M. DESPAX ;TGI Albertville, 26 août 1975, JCP 1975, II, 18383, note W. RABINOVITCH ; TGI Bastia, 8 déc. 1976, D. 1977, chr. p. 427 par M. REMOND-GOUILLOUD (aff. de la Montedison) ; adde dans la même affaire, TGI Bastia, 4 juill. 1985, inédit, cité par C. HUGLO, La réparation du dommage écologique au milieu marin à travers deux expériences judiciaires (les affaires Montedison et Amoco Cadiz), Gaz. Pal. 1992, doctr. p. 582 ; Rouen, 21 oct. 1982, RJE 1983-2, p. 151, note Y. REINHARD. CE, 12 juill. 1969, Fédération départementale des associations de pêche et de pisciculture de la Somme c/ Ville de Saint-Quentin, req. n° 74546 74933 74934 74942 74943, pour les frais d'alevinage et de réalevinage des cours d'eau pollués ; Pau, 25 fév. 1970, JCP 1970, II, 16532, note M. DESPAX. Civ. 2e, 30 janv. 1985, Bull. civ. II, n° 24. 91 préjudice moral et d’agrément 13, privation de jouissance et, parfois, atteinte à l’image de marque d’une personne morale 14. Le dommage écologique n’est alors pris en compte que comme « vecteur » 15 des dommages individuels ; il n’apparaît que « masqué » sous les apparences des dommages économiques et moraux 16. Parce qu’il n’affecte qu’indirectement les intérêts humains, le dommage écologique ainsi conçu résultant d’une atteinte préalable à la nature présente cependant une certaine spécificité. La complexité des phénomènes naturels, des processus et équilibres écologiques, est en effet difficile à appréhender par le droit. Par ailleurs, les dimensions internationale et temporelle du dommage écologique – qui peut franchir les frontières et traverser les générations – et l’incertitude scientifique sur les réactions du milieu naturel justifient un traitement juridique particulier et une adaptation des règles du droit commun. 2) Une nouvelle conception, plus spécifiquement « écologique », du dommage est apparue en doctrine. Attribuant une valeur à la nature, qui devient ainsi objet direct de protection, elle s’inscrit dans une nouvelle éthique de la responsabilité, théorisée notamment par le philosophe allemand Hans Jonas 17, prenant en compte l’intérêt des générations futures et la volonté d’assurer un « développement durable ». Le dommage écologique y est envisagé en tant que tel, indépendamment de ses répercussions sur l’homme, comme une atteinte directe au milieu, à l’environnement naturel. Afin de le distinguer des préjudices écologiques lésant des intérêts humains, on le désigne alors souvent par l’expression « préjudice écologique pur », au sens où il est envisagé 13 14 15 16 17 Pau, 25 fév. 1970, préc. ; T. corr. Strasbourg,11 mars 1983, RJE 1983-3, p. 244 ; Lyon, 6 juill. 1989, RJE 1989-4, p. 433. CE, 5 avr. 1907, Rec. CE, p. 394 ; TGI Bastia, 4 juill. 1985, préc. (aff. de la Montedison) M.-J. LITTMANN-MARTIN et C LAMBRECHT, La spécificité du dommage écologique, in Le dommage écologique en droit interne, communautaire et comparé, Économica, 1992, p. 45. G.-J. MARTIN, Réflexions sur la définition du dommage à l’environnement : le dommage écologique « pur », Droit et environnement, PU Aix-Marseille, 1995, p. 115. Le principe de responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, éd. du Cerf, 1990. 92 abstraction faite de tout autre préjudice personnel 18. A la différence des répercussions humaines des atteintes à la nature, ce dommage acquiert une autonomie juridique qui ne lui fut pas toujours reconnue, même par les auteurs qui en avaient dégagé initialement les traits 19. Beaucoup pensent, non sans motif, que seul ce dommage mérite vraiment le nom de « dommage écologique », parfois qualifié pour cette raison de dommage écologique stricto sensu 20. Il consiste en une dégradation des éléments du milieu naturel, sans d’ailleurs exclure que l’atteinte directement portée à la nature ait des répercussions sur l’homme et se traduise par des préjudices individuels, auquel cas on se trouve en présence d’un dommage dit parfois « mixte », à la fois individuel et purement écologique. C’est en particulier le cas lorsque les éléments naturels atteints font l’objet d’appropriation privée ou encore quand une pollution se traduit par des pertes économiques pour des agriculteurs ou des pêcheurs. Aujourd’hui, la doctrine française revendique la réparation du dommage écologique pur, en l’absence même de tout préjudice individuel 21. Elle distingue ainsi clairement le dommage à la nature ou dommage écologique proprement dit, de ses répercussions humaines. Mais la jurisprudence ne suit pas. Il est vrai que le dommage écologique affecte des choses non appropriées (res communes ou res nullius), sans valeur marchande ; ce qui soulève des difficultés juridiques particulières conduisant les tribunaux à se montrer très réservés sur la réparation de ce dommage. Aussi bien, lorsqu’il s’agit de réparer le dommage direct causé au milieu, les demandes faites en ce sens se heurtent généralement à un refus de principe. Certaines décisions ont ainsi marqué une nette hostilité à la réparation de ce dommage 22. Ce qui 18 19 20 21 22 G.-J. MARTIN, Réflexions sur la définition du dommage à l’environnement : le dommage écologique « pur », art. préc. V. par ex., M. DESPAX, op.cit., qui estimait que le dommage écologique ne pouvait être pris en compte par le droit. P. Girod, op. cit. V. notamment, F. Caballero, Essai sur la notion juridique de nuisance, LGDJ, 1981 ; G.-J. Martin, De la responsabilité civile pour faits de pollution au droit de l’environnement, th. Nice, 1976 ; M. Rémond-Gouilloud, Du préjudice écologique (à propos du naufrage de l’Exxon Valdès), D. 1985, p. 33 ; V. par ex., CA Rennes, 3 nov. 1965, RTD com., 1967, p. 919, note E. du PONTAVICE ; CE, 12 juill. 1969, préc., réparant le dommage économique « à l’exclusion des dommages consistant dans la perte de richesse biologique » ; TA 93 conduit bien souvent les auteurs à conclure que le dommage écologique n’est réparé qu’à travers la réparation du préjudice économique ou moral. On observe cependant une tendance timide en faveur de la prise en compte du dommage écologique pur. Elle s’exprime dans des décisions encore rares, mais hautement symboliques, qui reconnaissent son existence et qui parfois le réparent en nature ou même en espèce par le biais de l’indemnisation du préjudice collectif réclamé par des associations 23. La Charte de l’environnement de 2003, bien que très vague, révèle malgré tout une volonté des pouvoirs publics d’aller dans le même sens. Le droit international et communautaire favorise d’ailleurs plus ou moins fortement cette reconnaissance et cette prise en charge du dommage écologique. Plusieurs conventions internationales visent expressément les dommages à l’environnement indépendamment des dommages individuels des personnes24. Parmi celles-ci, la plus importante est certainement la Convention dite « de Lugano » du 21 avril 1993 relative à la responsabilité civile des dommages résultant d’activités dangereuses pour l’environnement, élaborée au sein du Conseil de l’Europe, qui entend assurer distinctement la réparation de « toute perte ou dommage résultant de l’altération de l’environnement » (art. 8, c). Au plan de l’Union européenne, la proposition de directive relative à la responsabilité civile pour les dommages causés par les déchets, présentée en 1989 et modifiée en 1991, vise quant à elle les « dégradations de l’environnement » (art. 2, d) 25. Plus récemment, la proposition de 23 24 25 Bordeaux, 2 oct. 1986, RJE 1987-3, p. 367 ; TA Bastia, 16 juill. 1993, RJE 19933, p. 623.. V. en particulier, TI Tournon, 28 avr. 1981, Gaz. Pal. 1981, 2, p. 560, note E. ALAUZE (aff. du balbuzard-pêcheur) ; RTD civ. 1981, p. 853, obs. G. DURRY et Civ. 1re, 16 nov. 1982, Bull. civ. I, n° 331 ; Crim., 25 oct. 1995, Bull. crim., n° 322 ; RJE 1996-2, p. 196, qui indemnise une association de pêcheurs et une fédération départementale de pêche pour le dommage causé à la faune marine ; 23 mars 1999, inédit, P. n° 98-564, cité in Lamy, Droit de la responsabilité, n° 37575, indemnisant des associations de pêche au titre de leur préjudice moral causé par la pollution d’un cours d’eau. On citera en particulier la Convention de Wellington du 2 juin 1988 sur l’exploitation des ressources minérales de l’Antarctique qui prévoit la réparation du dommage à l’environnement de l’Antarctique distinctement des dommages individuels. On remarquera que si un Livre vert sur la réparation des dommages causés à l’environnement (1993) confirme la volonté des institutions communautaires de 94 directive sur la responsabilité environnementale en vue de la prévention et de la réparation des dommages environnementaux, du 24 avril 2004, définit le dommage comme « une modification négative mesurable d'une ressource naturelle ou une détérioration mesurable d'un service lié à des ressources naturelles, qui peut survenir de manière directe ou indirecte » ; par ailleurs, elle identifie le dommage environnemental à travers les atteintes aux espèces et habitats naturels protégés 26, à l’eau et aux sols. Cette directive exclut d’ailleurs expressément de son champ d’application tout droit à indemnisation des personnes privées à la suite d’un dommage environnemental (art. 3.3). A l’étranger, on relèvera surtout la législation américaine qui reconnaît l’autonomie du dommage causé aux ressources naturelles indépendamment des dommages aux personnes et aux biens 27, ainsi que celle du Québec allant dans le même sens 28. 4- Du point de vue de la cause et du mode de réalisation du dommage écologique, d’autres distinctions méritent d’être indiquées. La plupart des dommages écologiques résultent de pollutions diverses, lesquelles consistent en l’introduction dans la nature de substances polluantes de nature à nuire à la santé humaine ou aux ressources biologiques et aux systèmes écologiques. Ces pollutions peuvent être accidentelles (marées noires, catastrophes nucléaires ou chimiques…) ou chroniques, progressives et diffuses et résulter de l’exercice d’activités humaines normales et généralement licites (pollutions industrielles de l‘air, de l’eau, du sol ou du sous-sol…) 29, mais elles supposent toujours une adjonction de substance polluantes dans l’environnement. Ces 26 27 28 29 prendre en compte le dommage purement écologique, le Livre Blanc, diffusé en 2000, renonçant à toute définition large, ne semble vouloir prendre en considération que certains dommages particuliers qui font déjà l’objet d’une protection dans la législation communautaire (dommage de contamination des sites, dommage à la biodiversité) ; v. G.-J. Martin, Le livre blanc sur la responsabilité environnementale, JCP 2000, aperçu rapide, p. 723. A savoir tout dommage qui affecte gravement la constitution ou le maintien d'un état de conservation favorable de tels habitats ou espèce (art. 2.1.a). Loi dite CERCLA ou Superfund de 1980, relayée par la Oil Pollution Acte de 1990. Loi du 22 juin 1990 sur la qualité de l’environnement. L’incidence de cette distinction concerne essentiellement les conditions de la responsabilité et son assurabilité. On se demande par exemple s’il y a encore un aléa en cas de pollution chronique résultant d’une activité normale. 95 polluants provoquent des nuisances altérant la qualité du cadre de vie et causant des dommages individuels (troubles, gènes, désagréments…) mais peuvent aussi affecter exclusivement la nature sans effet nuisible pour l’homme. Parfois cependant, le dommage écologique consiste en des destructions ou dégradations ponctuelles de ressources naturelles, d’espèces végétales ou animales, comme dans les cas d’explosions ou d’incendies affectant des espaces naturels, de déforestation, etc. Il ne s’agit plus de pollution mais de dégradation par soustraction des éléments naturels. 5- Le dommage écologique, quel qu’il soit, suscite deux séries de problèmes. Les uns concernent son caractère réparable sur lequel des doutes sérieux sont émis (I), les autres ont trait à la réparation dont la mise en œuvre génère bien des difficultés (II). I- LES DOUTES SUR LE CARACTÈRE RÉPARABLE DU DOMMAGE ÉCOLOGIQUE 6- Ces doutes tiennent essentiellement à la spécificité du dommage écologique, au fait qu’il consiste en une atteinte au milieu naturel. On tend alors à considérer qu’il ne présente pas les caractères habituellement requis du dommage réparable, à savoir que le dommage soit certain, personnel et direct. On ne s’attachera ici qu’à l’examen des deux premiers caractères, l’exigence d’un dommage direct relevant davantage des conditions relatives au lien de causalité entre le fait générateur et le dommage qui fera l’objet d’une contribution distincte. A- Certitude du dommage 7- La certitude du dommage est traditionnellement considérée comme une condition essentielle de sa réparation en droit de la responsabilité civile. A cet égard, les conséquences préjudiciables pour l’homme des atteintes au milieu ne suscitent guère de difficultés : pertes financières, manque à gagner, perte de jouissance, préjudice d’agrément, etc. 30. Mais qu’en est-il du dommage écologique pur ? 30 V. la jurisprudence précitée au n°3, notes 10 à 14. 96 Si les incertitudes de la science exercent une incidence sur l’appréciation de l’exigence juridique de certitude du dommage, on verra à quelles conditions le dommage écologique peut cependant être réparé. 1) Incidence des incertitudes de la science 8- Le dommage écologique ne consiste pas seulement en des destructions ou dégradations ponctuelles d’éléments du milieu, mais plus encore dans une rupture des équilibres naturels et dans l’atteinte à des processus écologiques complexes et à des écosystèmes ; « il touche des relations plus encore que des choses » 31. Or devant la complexité des phénomènes naturels, la science révèle ses limites. Une double incertitude caractérise l’état des connaissances scientifiques dans le domaine de l’écologie. D’une part, on ignore bien souvent les effets à long terme de certains phénomènes, tels que l’effet de serre ou la dégradation de la couche d’ozone … : on n’est même pas sûr qu’un dommage se produira car le temps nécessaire à l’apparition des conséquences nuisibles de pollutions ou de dégradations d’un élément naturel ne se mesure pas toujours à la durée de la vie humaine. D’autre part, de lourdes incertitudes pèsent encore sur les réactions du milieu naturel et sur l’interdépendance de ses éléments, c’est-à-dire sur l’aptitude de la nature à se régénérer et à effacer les traces d’une pollution : un dommage s’est produit, mais on n’est pas sûr qu’il persistera. Or l’incertitude scientifique insinue chez le juriste le doute sur la réalité du dommage écologique. Certains estiment même que, en dehors de mesures de nettoyage et de sauvegarde propres à éviter l’aggravation des dommages, il serait inutile et artificiel de chercher à réparer le dommage causé au milieu lui-même. L’illustre de façon éclatante l’affaire de la Montedison : des déversements de déchets industriels (boues rouges) effectués au large du cap Corse avaient entraîné une pollution des eaux et une perte de la 31 M.-J. LITTMANN-MARTIN et C LAMBRECHT, La spécificité du dommage écologique, in Le dommage écologique en droit interne, communautaire et comparé, op. cit., p. 52. 97 biomasse ; le tribunal a cependant estimé que le dommage causé à l’environnement (autre que ceux subis par les marins-pêcheurs) n’était pas certain parce que les experts avaient émis des doutes sur la capacité de résistance des organismes marins et sur le caractère tolérable ou non de la pollution eu égard à l’extrême diversité de ces organismes 32. 9- Cette incertitude scientifique ne représente pourtant pas un obstacle absolu à la réparation du dommage écologique. Le droit s’accommode du doute scientifique et n’hésite pas à considérer comme certain ce qui dans la réalité demeure douteux. Le juge se contente en effet bien souvent de certitudes relatives, notamment pour la réparation du dommage futur, dont l’existence est affectée d’un irréductible aléa. Le dommage corporel, que les tribunaux n’ont jamais hésité à réparer sous ses différents aspects, révèle cette volonté des juristes de nier l’aléa inhérent à certains types de dommage. 10- En outre, à l’incertitude pesant sur l’existence du dommage écologique, s’ajoute parfois des difficultés de preuve de son étendue qui tiennent à l’ignorance de l’état initial du milieu dégradé. Cette preuve peut cependant être facilitée par des inventaires des milieux naturels tels qu’en a institué la loi du 10 juillet 1976 sur la protection de la nature ou encore par des études d’impact (art. L. 122-1 et s. C. env. ; D. 12 oct. 1977) qui permettent de décrire l’état originaire du site et de ses richesses. Les audits d’environnement, encouragés par un règlement communautaire 1836/93, permettent également de préconstituer des éléments de preuve du dommage écologique33. Si les difficultés de preuve peuvent être surmontées et si le doute scientifique n’est pas un obstacle infranchissable à la réparation, encore faut-il au moins qu’il existe un degré de probabilité suffisant. Or c’est précisément ce qui fait ici difficulté. A partir de quel moment et sous 32 33 TGI Bastia, 4 juill. 1985, préc. ; v. déjà, sur cette affaire, TGI Bastia, 8 déc. 1976, D. 1977, p. 427, note M. REMOND-GOUILLOUD ; adde, M.-J. LITTMANN-MARTIN et C. LAMBRECHT, op. cit., p. 51. Il fut suggéré de confier à des organismes indépendants le soin et les moyens de faire la preuve des dommages, le résultat de leur investigations valant présomption de dommage ; v. G. MARTIN, Réflexions sur la définition du dommage à l’environnement : le dommage écologique « pur », art. préc. 98 quelles conditions peut-on considérer que le dommage écologique est assez probable pour être réparé ? 2) Conditions de la réparation au regard de l’exigence de certitude a- Le seuil exigé des pollutions chroniques et diffuses 11- Il serait illusoire de vouloir réparer la moindre atteinte à l’environnement, la moindre pollution comme la moindre nuisance. L’exigence de certitude du dommage induit une condition de seuil qui exprime le niveau d’atteinte au milieu que la nature ne peut absorber. Endeçà de ce seuil, le dommage est non seulement incertain mais encore inexistant. S’agissant des dommages individuels résultant d’atteintes au milieu, cette condition de seuil s’observe déjà à travers l’exigence jurisprudentielle d’un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage. Condition qui semble d’ailleurs imposée même lorsque la réparation n’est pas fondée sur la responsabilité de plein droit pour troubles du voisinage mais sur le droit commun des articles 1382 et suivants du Code civil 34, ce qui tendrait à démontrer que cette exigence de seuil tient à la nature du dommage. Elle s’impose de plus fort lorsque est en cause le dommage écologique pur. Pratiquement, cette condition concerne essentiellement les pollutions chroniques et diffuses. Pour les pollutions accidentelles de type marées noires ou catastrophes chimiques ou nucléaires, le seuil de tolérance du milieu est généralement atteint ; en tout cas son appréciation ne soulèvera guère de difficultés. Il en va de même pour les dégradations ou destructions d’éléments naturels qui entraîneront nécessairement une modification substantielle du milieu traduisant un dommage grave et souvent irréversible. Au contraire, pour les pollutions chroniques, graduelles et diffuses résultant d’exploitations normales, la définition d’un seuil de tolérance s’impose. On considère en effet que, au-dessous d’un certain 34 Civ. 2e, 20 juin 1990, Bull. civ. II, n° 141 ; RD imm. 1991, p. 34, obs. J.-L. BERGEL ; 17fév. 1993, Bull. civ. II, n° 68 ; Resp. civ. et assur. 1993, comm. n° 159 ; JCP 1993, I, 3727, n° 44, obs. G. VINEY. Mais Civ. 3e, 11 fév. 1998, Bull. civ. III, n° 34 ; D. 1999, p. 529, obs. S. BEAUGENDRE, paraît en sens contraire. 99 niveau, la pollution est parfaitement tolérée et peut être immédiatement absorbée ou assimilée par les mécanismes naturels 35. Le dommage écologique ne sera donc constitué que lorsque les capacités d’assimilation de la nature arriveront à saturation 36. Bien qu’elle institue dans une certaine mesure une sorte de permis de polluer 37 , cette exigence de seuil est indispensable à la réparation du dommage écologique. Pourtant, elle n’apparaît pas toujours dans les instruments internationaux qui y sont relatifs. On signalera cependant que la Convention de Lugano l’a introduite à travers l’exonération du responsable, celui-ci étant admis à démontrer que le dommage résulte d’un niveau de pollution acceptable eu égard aux circonstances locales (art. 8). De façon plus directe, la proposition de directive sur les déchets intègre également l’idée de seuil lorsqu’elle définit le dommage à l’environnement comme « toute détérioration importante, physique, chimique ou biologique de l’environnement » (art. 2, d). Enfin, la récente directive de 2004 sur la responsabilité environnementale en vue de la prévention et de la réparation des dommages environnementaux souligne incidemment, en définissant les dommages environnementaux, qu’elle ne s’applique qu’aux dommages d’une certaine (art. 2.1.a) 38. Il restera à déterminer le seuil du dommage écologique, c’est-àdire le niveau acceptable de pollution. Difficulté majeure qui devrait conduire à apprécier les capacités d’assimilation, d’autoépuration ou de 35 36 37 38 C. LARROUMET, La responsabilité en matière d’environnement. Le projet de Convention du Conseil de l’Europe et le Livre vert de la Commission des communautés européennes, D. 1994, chr. p. 101 Ce seuil de pollution dommageable ne se confond cependant pas avec un seuil d’irréversibilité du dommage (V. infra, n° 12). Le seuil de pollution exprime la condition d’existence du dommage, tandis que l’irréversibilité révèle le dommage irréparable en nature. Une pollution peut donc exister, en ce sens qu’elle subsistera malgré le brassage des éléments naturels, sans être irréversible : son élimination sera progressive mais un dommage aura existé avant que la nature ait réalisé son travail d’épuration. M. REMOND-GOUILLOUD, Du droit de détruire, essai sur le droit de l’environnement, PUF 1989. Les dommages causés aux espèces et habitats naturels protégés doivent affecter « gravement la constitution ou le maintien d’un état de conservation favorables aux habitats et aux espèces ». Les dommages affectant les eaux doivent affecter « de manière grave et négative l’état écologique, chimique ou quantitatif ou le potentiel écologique des eaux concernées ». Enfin, les dommages affectant les sols sont ceux qui ont « une incidence négative grave sur la santé humaine ». 100 régénération de la nature en tenant compte non seulement de la vulnérabilité du milieu mais encore des synergies possibles entre plusieurs polluants qui se mélangent et s’accumulent dans les organismes vivants39. Les effets cumulatifs des phénomènes de pollution devront ainsi être pris en compte sous peine d’accepter des nuisances qui, diffuses et en apparence mineures, pourraient à terme affecter de façon irréversible le milieu naturel. A cet effet, le directive sur les responsabilités environnementales définit, dans son annexe II, les critères permettant d’apprécier les incidences négatives d’un dommage sur l’état de conservation favorable des habitats et espèces. D’ailleurs, si le dépassement d’un seuil de pollution est rendu nécessaire pour s’assurer de la certitude du dommage écologique, on se demande s’il ne faut pas aller plus loin et exiger que le dommage soit irréversible. b- L’irréversibilité du dommage ? 12- Le degré le plus élevé de certitude semble atteint lorsque le dommage écologique est à la fois actuel et irréversible, c’est-à-dire irrémédiable 40. Les capacités de régénération et de reproduction de la nature sont en effet limitées et, dépassée cette limite, il n’existe aucun procédé technique permettant de restaurer le milieu : à un certain stade, la destruction d’éléments naturels ou la modification du milieu est définitive. Il en est ainsi en cas de disparition d’espèces rares et protégées ou de perte massive de poissons ou d’oiseaux regroupés au sein d’un milieu déterminé, parce que cette perte atteint la capacité de reproduction du milieu 41. Et il en est de même dans les cas de destruction totale d’une forêt, d’un écosystème ou d’une ressource non renouvelable. Au-delà des pertes d’animaux et de végétaux, c’est le potentiel écologique qui est alors atteint, c’est le capital naturel qui est entamé. 39 40 41 F. ARHAB, th. préc., n° 599 Et non pas irréparable : si l’irréversibilité du dommage exclut une réparation en nature, une réparation pécuniaire demeure possible ; v. infra, n° 32 et s. Sur l’irréversibilité, v. le n° spéc. de la RJE 1998 ; M. REMOND-GOUILLOUD, À la recherche du futur, la prise en compte du long terme dans le droit, RJE 1992, p. 5.. Pour une illustration, v. TI Tournon, 28 avr. 1981, Gaz. Pal. 1981, 2, p. 560, note E. ALAUZE ; RTD civ. 1981, p. 853, obs. G. DURRY et Civ. 1re, 16 nov. 1982, Bull. civ. I, n° 331, à propos de la mort du balbuzard-pêcheur. 101 Le même raisonnement doit être mené pour le dommage futur mais irréversible ; par exemple lorsqu’il ne reste plus assez d’individus d’une espèce pour qu’ils puissent se reproduire. Dans ce cas, c’est le processus conduisant au dommage qui est irréversible, en ce sens qu’une fois ce processus enclenché, le dommage se produira inéluctablement : une espèce s’éteindra, une ressource disparaîtra ou un équilibre biologique sera rompu. Irrémédiable, ce dommage futur n’en est pas moins certain. 13- Mais si la certitude du dommage irréversible n’est pas douteuse, la question de la réparation du dommage réversible reste posée ? Certains refusent toute réparation et leurs arguments ne sont pas négligeables. Ne peut-on en effet considérer que, lorsque l’atteinte au milieu est réversible et que le dommage est temporaire, l’incertitude est trop grande pour qu’une réparation soit admise ? Pire, si le dommage est réversible, il est même quasi certain qu’il sera un jour réparé, la seule incertitude ne pesant que sur le temps qui sera nécessaire à la restauration de la nature. Certes, le dommage existe actuellement, mais il s’effacera lorsque la nature aura accompli son œuvre : les traces d’une pollution maritime disparaîtront, la forêt détruite repoussera... Un tel dommage, destiné à s’évaporer sans qu’il n’en subsiste d’effet nuisible pour l’environnement, mérite-t-il réparation ? On peut sans doute hésiter à exiger une réparation financièrement coûteuse qui, avec le temps, apparaîtra finalement comme superfétatoire. Faute de pérennité, le dommage écologique pur pourrait, dans un souci d’économie, demeurer sans réparation. Seuls les préjudices humains, que la régénération du milieu ne pourra effacer, devraient être réparés. La marée noire provoquée par le naufrage de l’Exxon Valdès a montré que les juges tenaient compte de l’incertitude et de la réversibilité du dommage écologique pur pour refuser sa réparation. Statuant plusieurs années après la catastrophe, ils ont déclaré que, « la nature ayant puissamment fait son œuvre », la réparation n’était pas nécessaire, et ont rejeté les demandes relatives à la dégradation du milieu marin et à la remise en état 42. Et il en fut de même dans l’affaire de l’Amoco Cadiz 42 Jugement du 11 janv. 1988 ; v. M. REMOND-GOUILLOUD, Du préjudice écologique (à propos du naufrage de l’Exxon Valdès), D. 1989, chr. p. 259. 102 où le juge américain rejeta de nombreuses demandes d’indemnisation de préjudices jugés seulement éventuels eu égard aux doutes sur la capacité de régénération des milieux marins 43. Pourtant, la tendance aujourd’hui est à admettre le principe d’une réparation, même pour les dommages réversibles. Quoique temporaire, le dommage n’en existe pas moins et dure tant que la nature ne l’a pas effacé. En outre, il fait peser, au moins à terme, une menace sur la pérennité de l’élément naturel atteint. Parce que les capacités de régénération et d’autoépuration de la nature ne sont pas illimitées et que leur saturation risque d’affecter le patrimoine écologique, toute atteinte à l’environnement naturel est potentiellement dommageable. D’ailleurs, même naturellement réversible, le dommage écologique justifie des mesures destinées à accélérer la reconstitution du milieu et la dissipation du dommage. Une aide extérieure, une intervention humaine peuvent favoriser le renouvellement d’une ressource ou le repeuplement d’un site. Ces mesures de restauration doivent alors être imposées et financées. On remarquera que le directive de 2004 sur la responsabilité environnementale prévoit expressément, au titre de réparations dites « compensatoires », la compensation des « pertes intermédiaires de ressources naturelles ou de services liés à des ressources naturelles qui surviennent entre la date de survenance d'un dommage et la réparation primaire a pleinement produit ses effets » (art. 3.c et annexe II). Elle admet donc implicitement qu’une restauration naturelle n’empêche nullement l’existence de dommages liés à des pertes provisoires de ressources naturelles qu’il convient de réparer « en attendant la régénération ». Mieux, elle envisage les options de réparation comprenant la remise à l’état initial « d’une manière accélérée » ou par une régénération naturelle » (art. 1.2.1, annexe II) 44. La régénération, si elle ne peut être ignorée, n’est donc pas incompatible avec la certitude du dommage réversible. Mais cette condition de certitude n’est pas le seul obstacle dressé devant la 43 44 V. C. HUGLO, La réparation du dommage écologique au milieu marin à travers deux expériences judiciaires (les affaires Montedison et Amoco Cadiz), Gaz. Pal. 1992, doctr. p. 58 La proposition de directive la définit comme « le retour des ressources naturelles endommagées ou des services liés à des ressources naturelles détériorés à leur état initial » et, dans le cas des dommages affectant les sols, « l’élimination de tout risque grave d’incidence négative sur la santé humaine ». 103 réparation du dommage écologique. Il en est un autre, plus redoutable encore, qui tient au caractère personnel du dommage. B- Caractère personnel 14 - L’exigence d’un dommage personnel n’empêche nullement la réparation des préjudices économiques et moraux résultant d’un dommage écologique puisqu’il s’agit de préjudices individuels. Il en va tout autrement pour le dommage purement écologique qui ne frappe pas une personne mais la nature dénuée de toute personnalité juridique. On envisagera d’abord l’obstacle apparent à la réparation représenté par cette condition, avant d’examiner les solutions de contournement. 1) L’obstacle apparent à la réparation 15- Cette condition de personnalité du dommage est induite d’une exigence procédurale relative à l’intérêt à agir, condition de recevabilité de l’action en justice, qu’exprime l’adage : « pas d’intérêt, pas d’action ». Or on prétend habituellement que nul ne peut se prévaloir d’un intérêt personnel à demander la réparation du dommage écologique pur. Normalement, c’est la victime d’un dommage qui a intérêt à en demander réparation. Or ici nulle victime ne dispose de la personnalité juridique. Le dommage écologique n’atteignant que la nature, c’est-à-dire des res communes ou des res nullius, en tout cas des choses non appropriées, aucun sujet de droit ne peut se prévaloir d’un intérêt personnel. On en déduit qu’il n’y a pas de dommage personnel. A cela, on ajoute parfois que l’intérêt lésé n’a aucune valeur marchande en raison de l’absence d’appropriation des éléments naturels (choses hors du commerce). Mais l’argument ne vaut guère car si cette absence de valeur économique rend certainement plus difficile l’évaluation du dommage écologique, elle n’empêche nullement sa réparation. 2) Les solutions possibles 16- Si l’objection tirée du caractère non personnel du dommage écologique impressionne, elle n’est cependant pas sans réponse. Plusieurs 104 remèdes à l’absence de personnalité de la nature ont été proposés, dont l’un nous paraît être de nature à lever toutes les réticences. a- Remèdes proposés 17- On a d’abord proposé rien moins que de personnifier la nature. Ces thèses, qui trouvent peut-être leur inspiration dans les influences religieuses des sociétés primitives divinisant et sacralisant la nature, sont aujourd’hui relayées par un courant philosophique tendant à faire de la nature un sujet de droit titulaire d’une action en justice 45. Elles paraissent surréalistes eu égard à nos traditions juridiques et surtout inutiles pour justifier l’action en réparation du dommage écologique 46. Il existe en effet d’autres techniques moins révolutionnaires pour parvenir à ce résultat. 18- Des auteurs ont également proposé de privatiser la nature. Selon eux, l’appropriation privée protègerait contre les atteintes portées à l’environnement car le propriétaire prend davantage soin de ce qui lui appartient 47. En outre cette appropriation des éléments naturels favoriserait l’existence d’un marché où les auteurs de pollution achèteraient aux victimes des « droits de polluer » ! 48. Quelle que soit l’efficacité, d’ailleurs discutable, du procédé, on lui a reproché ses effets pervers puisqu’il consacre un « droit de polluer » moyennant paiement. En outre, il se bornerait à justifier un droit d’action en cas d’atteinte à une 45 46 47 48 Cette théorie trouve son origine aux États-Unis dans les travaux de C. Stone. Elle a été accueillie favorablement en France, en particulier par M.-A. HERMITTE ( Le concept de diversité biologique et la création d’un statut de la nature, in L’homme, la nature et le droit, éd. Bourgeois, 1988, p. 225). F. OST, La responsabilité, fil d’Ariane du droit de l’environnement, Droit et société, 1995, p. 281 ; C. HUGLO, Vers la reconnaissance d’un droit de la nature à réparation, Les petites affiches, 29 sept. 1993, p. 15 ; C. Larroumet, art. préc., D. 1994, p. 101 ; F. ARHAB, th. préc., n° 191 s. Thèse soutenue par le biologiste G. HARDIN, qui a dénoncé la «tragédie des biens communs », estimant que la propriété commune conduit à la destruction de l’environnement. Sur cette thèse, v. J. DE MALAFOSSE, La propriété gardienne de la nature, Études Flour, 1979, p. 335. Théorie de l’économiste R. COASE, selon lequel la victime d’une pollution pourrait céder son droit à ne pas être polluée moyennant finance. 105 propriété privée, sans prendre en compte le dommage purement écologique. 19- Enfin, il a été suggéré d’admettre l’existence d’un « droit à l’environnement », conçu, sinon comme un véritable droit subjectif, au moins comme un droit de l’homme à un environnement sain 49. Ce droit a d’ailleurs reçu diverses consécrations par des textes internationaux 50, par les constitutions de plusieurs États et, tout récemment, en France, par la Charte de l’environnement dont l’article 1er, dispose que « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et favorable à la santé » 51. Quelle valeur attribuer à l’affirmation d’un droit à l’environnement ? Peut-on en déduire un intérêt à demander réparation en cas d’atteinte ? Les déclarations figurant dans des textes internationaux n’ont guère plus qu’une valeur morale dans la mesure où elles n’énoncent que des principes ou objectifs sans force obligatoire pour les États. En France, pourtant, la Charte de l’environnement aura bientôt valeur constitutionnelle puisque son contenu sera visé dans le préambule de la Constitution. Mais quelle en sera alors la portée ? Elle 49 50 51 A.KISS, Peut-on définir un droit de l’homme à l’environnement ?, RJE 1976-1, p. 75 ; Définition et nature juridique d’un droit de l’homme à l’environnement, in Environnement de droits de l’homme, ouvrage collectif, UNESCO, 1987, p. 13 ; J. UNTERMAEIR, Droit de l’homme à l’environnement et liberté publique, RJE 19784, p. 328. On signalera une variante de cette analyse proposée par G.-J. MARTIN qui admet l’existence à la fois d’un droit subjectif extrapatrimonial à un environnement sain et équilibré (droit de la personnalité) et d’un droit patrimonial de chacun sur des biens environnementaux (droit d’usage) pour limiter des appropriations sauvages dommageables (De la responsabilité civile pour faits de pollution au droit à l’environnement, LGDJ, 1976). Parmi de nombreux textes, on citera la Déclaration de Stockholm de 1972 qui énonce dans son article 1er : « L’homme a un droit fondamental à la liberté, l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes dans un environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures » ; texte repris par la Déclaration de Rio en 1992. V. déjà l’article 1er de la loi Barnier du 2 fév. 1995 qui dispose que chacun a droit à un environnement sain et qu’il est du devoir de tous de contribuer à sa préservation. 106 devrait au moins permettre l’exercice d’un contrôle de constitutionnalité des lois qui bafoueraient ou négligeraient les intérêts écologiques. Mais elle ne semble pas de nature à obliger directement l’État à réparer les dommages écologiques. Dans les rapports privés, la force contraignante de cette Charte demeurera également très faible si l’on ne reconnaît pas au droit à l’environnement le statut de droit subjectif dont la violation pourrait être sanctionnée. Or, en l’état du texte, cela est très incertain. On a certes suggéré de l’assimiler à un droit de la personnalité qui pourrait soit être rattaché au droit au respect de la vie privée, soit constituer un droit autonome : le droit au respect de la qualité de la vie 52. Mais tant que ce droit ne sera pas mieux identifié, que ses conditions de mise en œuvre ne seront pas précisées, il sera difficile de décider que sa seule violation justifie une réparation, comme la jurisprudence l’admet aujourd’hui pour les droits de la personnalité 53. De surcroît, les juges se montrent plutôt hostiles à la prise en compte de l’intérêt purement moral d’une personne pour la qualité et la défense de l’environnement et refusent le plus souvent toute indemnisation tant que cet intérêt ne présente pas un caractère économique et qu’il ne peut se rattacher à un fonds subissant une dégradation ou une pollution 54. L’article 4 de la Charte de l’environnement prévoit bien que « Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi ». Mais précisément ces conditions n’étant pas à ce jour définies, ce droit à réparation ne peut que rester lettre morte en tant que droit autonome. Ni l’invocation d’un droit à l’environnement, ni le devoir légal de contribuer 52 53 54 E. DU PONTAVICE, La protection juridique du voisinage et de l’environnement, Trav. assoc. H. Capitant, 1976, rapport général, p. 21 s. spéc. p. 40 s.. Civ. 1re, 5 nov. 1996, Bull. civ. I, n° 378 ; D. 1997, p. 403, note S. LAULOM et somm. p. 289 avec nos obs. ; JCP 1997, II, 22805, note J. RAVANAS et I, 4025, n° 2 et s., obs. G. VINEY ; 25 fév. 1997, Bull. civ. I, n° 73 ; JCP 1997, II, 22873, note J. RAVANAS ; Resp. civ. et assur. 1997, comm. n° 148. V. Crim., 6 fév. 1969, JCP 1970, II, 16528, pour un pêcheur se plaignant de la pollution d’une rivière et qui était dépourvu de droit de chasse ; Civ. 3e, 12 fév. 1974, Bull. civ. III, n° 72 ; JCP 1975, II, 18106, note M. DESPAX, refusant la réparation du préjudice moral allégué par les riverains d’un cours d’eau pollué. V. en ce sens, M.-J. LITTMANN-MARTIN et C LAMBRECHT, La spécificité du dommage écologique, op. cit., p. 65 s. 107 à la réparation ne paraissent donc de nature à justifier à eux seuls une action en réparation, même en cas d’atteinte avérée à la nature. Toutefois, il n’est pas impossible qu’à terme l’affirmation solennelle et la valeur constitutionnelle d’un droit de l’homme à l’environnement n’incitent le juge à attribuer indirectement à ce droit le statut de droit subjectif par la mise en œuvre de la responsabilité civile. En autorisant des plaignants à agir en réparation sous les conditions habituelles de l’action en responsabilité, la jurisprudence contribuerait ainsi à la reconnaissance de ce droit, comme elle l’a fait pour les droits de la personnalité55. De sorte que leur seule violation justifierait la réparation. Mais nous n’en sommes pas là et rien pour le moment ne permet d’affirmer que la jurisprudence empruntera, pour la protection de l’environnement, la voie qu’elle a suivie pour celle des droits de la personnalité. 20- Cette reconnaissance hautement symbolique d’un droit de l’homme à un environnement sain et équilibré demeure malgré tout intéressante, ne serait-ce que parce qu’elle est révélatrice d’une volonté politique de prendre en compte les préoccupations écologiques et d’assurer une protection de l’environnement, même si, en l’état, ces marques de bonne volonté demeurent insuffisantes. Mais l’on ne peut manquer d’observer que la protection de la nature ne sera obtenue qu’à travers l’homme, en lui attribuant des droits. Sa mise en œuvre impliquera l’atteinte à un droit individuel et la lésion d’un intérêt humain. Même si l’hypothétique reconnaissance d’un droit subjectif permettrait peut-être d’intervenir en l’absence de preuve d’un préjudice personnel, il n’en est pas moins vrai que ce sont les répercussions humaines des atteintes à l’environnement que l’on prendrait en compte et non des intérêts strictement écologiques. Il y a en effet une inadéquation fondamentale entre la protection de droits isolés et d’intérêts individuels et celle du patrimoine naturel et des intérêts écologique 56. Or la protection de la nature et la réparation du dommage écologique pur passent par la reconnaissance d’un intérêt distinct et supérieur à celui des individus. 55 56 G. VINEY et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité, n° 449. E. REHBINDER, Évaluation et réparation du dommage écologique, in Le dommage écologique en droit interne, communautaire et comparé, op. cit. p. 109 s., spéc. p. 111. 108 Si l’affirmation d’un droit individuel à l’environnement peut donc autoriser, plus largement que ne le permet actuellement le droit commun de la responsabilité civile, la réparation des préjudices humains, c’est donc une toute autre analyse qu’il faut privilégier pour assurer la réparation du dommage purement écologique. b- Solution préférable: admission d’un préjudice collectif 21- Pour assurer une protection directe de la nature, indépendamment de toute lésion d’intérêts individuels, il conviendrait plutôt de prendre en compte les intérêts collectifs, que les atteintes à l’environnement bafouent. La notion de patrimoine commun naturel devrait faciliter cette protection des intérêts de l’écologie. La prise de conscience morale des devoirs et d’une responsabilité collective des générations présentes envers les génération futures, conceptualisée par une nouvelle éthique de la responsabilité pour un développement durable, a en effet permis l’introduction de l’idée de « patrimoine commun de l’humanité » 57, dont le patrimoine naturel fait partie intégrante. Apparu dans divers documents internationaux 58, ce concept de patrimoine commun s’est répandu dans les textes communautaires 59 et figure aujourd’hui en bonne place dans notre droit interne qui se réfère plus modestement au « patrimoine commun de la nation » pour les éléments du milieu naturel situés sur le territoire national 60. Il permet de regrouper des éléments — 57 58 59 60 Sur cette notion, v. A. KISS, La notion de patrimoine commun de l’humanité, Rec. Cours de l’Académie de droit international 1982, II, p. 231; P.-M. DUPUY, Réflexions sur le patrimoine commun de l’humanité, in Destins du droit de propriété, Droits, 1985-1, p. 63 ; M. FLORY, La patrimoine commun de l’humanité dans le droit de l’environnement, Droit et environnement, PUAM, 1995, p. 39 s. V. notamment, la Déclaration de Stockholm de 1972 (Principe 4 : « L’homme a une responsabilité particulière dans la sauvegarde et la sage gestion du patrimoine constitué par la flore, la faune sauvage et leur habitat… »), et la Déclaration de Rio en 1992 énonçant que la diversité biologique constitue un patrimoine commun. V. la Convention du 19 sept. 1979 relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel en Europe, qui déclare la faune et la flore patrimoine naturel ; adde, la directive des Communautés européennes du 2 avr. 1979 relative à la conservation des oiseaux sauvages, qui dispose que les oiseaux sauvages sont parties du patrimoine commun des peuples européens. On signaler a la loi Barnier du 2 avr. 1995 relative au renforcement de la lutte contre l’environnement , dont l’article le 1er dispose que « Les espaces, ressources 109 les « biens-environnement » — qui, appartenant à l’humanité, sont soit soustraits à toute appropriation privative (res communes) — ils ne peuvent autoriser qu’un usage collectif (art. 714 C. civ.) —, soit, s’ils peuvent être appropriés (res nullius), ne le peuvent que sous diverses limites et à la condition de ne pas entraîner une disparition de l’espèce ou de la ressource, de ne pas entamer le capital naturel 61. Or le patrimoine commun naturel ou environnemental est la source d’intérêts collectifs dont la lésion représente un préjudice collectif. Les atteintes à la nature — le dommage écologique pur — constituent donc un dommage collectif autonome et irréductible aux préjudices individuels. Il s’agit certes d’un dommage collectif indirect puisqu’il n’affecte des intérêts collectifs que par répercussion des atteintes portées à la nature. En ce sens il est différent des préjudices collectifs qui touchent directement une multitude de personnes — dommages de masse consécutifs à des catastrophes — et qui ne sont en réalité qu’une addition de préjudices individuels. Mais, le sujet des intérêts lésés n’étant autre que l’humanité, c’est-à-dire la communauté des hommes, il en résulte nécessairement un préjudice de type collectif. On objectera peut-être que, dans cette analyse, ce sont encore les intérêts humains qui sont considérés à travers l’atteinte aux intérêts collectifs. Mais ce ne sont en tout cas plus des intérêts personnels, individuels, même additionnés. Les intérêts collectifs lésés par le dommage écologique sont les intérêts de l’humanité et des générations futures à la préservation de l’environnement. Cette approche collective pourrait être rapprochée des thèses qui prônent audacieusement d’ériger l’Humanité en sujet de droit (n’a-t-elle 61 et milieux naturels, les sites et paysages, la qualité de l’air, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent font partie du patrimoine commun de la nation » (aujourd’hui, art. L. 110-1 C. env.). V. aussi l’article L. 110 du Code de l’urbanisme qui dispose que « le territoire français est le patrimoine commun de la nation », et l’art. 1er de la loi du 3 janv. 1992 sur l’eau déclarant également qu’elle fait partie du patrimoine commun de la nation. M. REMOND-GOUILLOUD, Ressources naturelles et choses sans maître, D. 1985, chr. p. 27 qui souligne la relativité de la distinction des res nullius et des res communes ; A. SERIAUX, La notion de choses communes : nouvelles considérations juridiques sur le verbe avoir, Droit et environnement, PU AixMarseille 1995, p. 23. 110 pas déjà un patrimoine ?) 62. Mais, là encore, cette proposition, qui est fort contestée et semble assez fantaisiste 63, n’est de toute façon pas nécessaire pour fonder un intérêt à agir en réparation indépendant d’un intérêt personnel. Il suffit de reconnaître l’existence d’intérêts collectifs à la préservation de la nature et d’en autoriser la représentation en justice en attribuant à certaines personnes qualité pour réclamer la réparation du préjudice collectif qui résulte de leur lésion. 22- Or le droit français admet de plus en plus largement la réparation d’un tel dommage en conférant un droit d’action aux associations ou à des organismes publics. S’agissant tout spécialement des intérêts collectifs à la protection de la nature et de l’environnement, la loi Barnier du 2 février 1995 habilite expressément les associations agréées de protection de l’environnement pour « exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les faits portant un préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs qu’elles ont pour objet de défendre et constituant des infractions aux dispositions relatives à la protection de la nature et de l’environnement, à l’amélioration du cadre de vie, à la protection de l’eau, de l’air, des sols, des sites et des paysages, à l’urbanisme, ou ayant pour objet la lutte contre les pollutions et les nuisances » (art. L. 142-2 C. env.). D’autres habilitations spéciales de portée plus limitée avaient auparavant été attribuées par diverses lois ; elles pourraient encore être activées pour conférer un droit d’action à certaines associations défendant des intérêts non visés par la loi Barnier (par ex. intérêts de l’agriculture et de la pêche) 64. Ce mouvement favorable à l’action des 62 63 64 J. CHARPENTIER, L’humanité : un patrimoine mais pas de personnalité juridique, in Les hommes et l’environnement, Mélanges A. KISS, éd. Frison-Roche, 1998, p. 4 ; M. REMOND-GOUILLOUD, L’autre humanité (remarques sur une homonymie), in Les hommes et l’environnement, ibid., p. 55 ; A. KISS, art. préc. F. Ost, La nature hors la loi, l’écologie à l’épreuve du droit, La découverte, 1995 ; p. 240 ; M. CHEMILLER-GENDREAu, L’humanité peut-elle être un sujet de droit international ?, Revue Actes, 1989, sept., p. 17. Par ex., les associations de sauvegarde des installations classées relevant de la loi du 19 juill. 1976 sur les installations classées ; les fédérations de pêcheurs et de pisciculteurs relevant de la loi du 10 juill. 1984 ; les associations de sauvegarde de ressources en eau relevant de la loi du 3 janv. 1992 sur l’eau. La Cour de cassation a également accueilli l’action d’une fédération d’associations de pêche en réparation du préjudice collectif des pêcheurs, alors que les associations de pêche 111 associations est encouragé par les textes internationaux qui attribuent parfois aux groupements de défense de l’environnement la qualité pour agir en justice 65. D’ailleurs, outre les associations, la loi Barnier habilite également des personnes morales de droit public à agir dans les mêmes conditions que les associations agréées. Il s’agit de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, du Conservatoire du littoral et des rivages lacustres, des agences financières de bassin, de la Caisse nationale des monuments historiques et des sites, des chambres d’agriculture, des parcs naturels nationaux et des centres régionaux de propriété forestière (art. L. 132-1 C. env.) 66. On remarquera que ces habilitations législatives sont limitées à l’exercice des droits de la partie civile devant les juridictions répressives en cas de préjudice direct ou indirect aux intérêts que ces associations et personnes de droit public ont pour objet de défendre. Mais l’on ajoutera, sans y insister ici puisqu’une contribution sera consacrée à l’action en justice, que la jurisprudence tend également à admettre de plus en plus largement l’action associative en dehors de toute habilitation législative lorsque les intérêts atteints sont ceux que l’association avait pour mission de défendre par référence à son objet statutaire. C’est ainsi que plusieurs décisions ont accueilli des demandes d’associations de défense de l’environnement sollicitant la réparation d’un préjudice écologique pur en relevant, non sans un certain artifice, l’existence d’un préjudice moral personnel de l’association, alors qu’étaient en réalité en cause les intérêts collectifs qu’elles étaient chargées de défendre 67. 65 66 67 sont seules titulaires du droit de pêche dans la rivière polluée : Crim., 10 avr. 1997, Dr. env. 1997, n° 52, p. 4, note J.-H. ROBERT. V. la proposition de directive sur les déchet de 1991 (art. 4-3), réservant en outre les habilitations accordées par les législations nationales, et la Convention de Lugano de 1993 (art. 20), qui prévoit l’action de groupements pour solliciter des mesures de réparation en nature. La jurisprudence a également admis l’action d’un parc naturel régional, pourtant non visés par la loi : Rennes, 31 juill. 1997, RJE 1998-2, p. 199, note LEOST et D. GUIHAL. On citera ici l’affaire célèbre du balbuzard-pêcheur dans laquelle l’action d’une association de protection des oiseaux migrateurs a été accueillie aux motifs que la mort d’un rapace constitue « un préjudice moral direct et personnel en liaison avec le but et l’objet de ses activités » : Civ. 1re, 16 nov. 1982, Bull. civ. I, n° 331, sur pourvoi de TI Tournon, 28 avr. 1981, Gaz. Pal. 1981, 2, 560, note ALAUZE ; RTD 112 Observons enfin que la proposition de directive sur la responsabilité environnementale retient des solutions originales. Si elle confère aux personnes physiques ou morales touchées par un dommage environnemental ou ayant un intérêt suffisant à faire valoir ou encore se prévalant d’une atteinte à un droit, la faculté de solliciter des mesures de réparation, c’est à une « autorité compétente » désignée par les États membres qu’est attribué le soin de décider de ces mesures et de contraindre le responsable (l’exploitant) à s’y soumettre ou à en financer le coût (art. 12 et 13) 68. On voit ainsi que, pas plus que l’exigence d’un dommage certain, la condition propre au caractère personnel du dommage n’est de nature à s’opposer à la réparation du préjudice écologique. Ce qui incite à conclure que les prétendus obstacles à la réparation sont en voie de disparition. Mais il reste à envisager les difficultés, nombreuses, suscitées par la réparation du dommage écologique. II- LES DIFFICULTÉS DE MISE EN ŒUVRE DE LA REPARATION 23- Nous n’étudierons pas ici les problèmes posés par l’action en responsabilité puisqu’un rapport distinct leur sera consacré. Ne seront donc envisagés que les questions relatives aux modes de réparation. Comme en droit commun, la réparation peut se faire en nature ou au moyen d’une compensation pécuniaire. L’un et l’autre de ces modes soulèvent des difficultés qui leur sont propres et que l’on envisagera successivement. A- Réparation en nature 24 - Lorsqu’elle est possible, c’est la mesure qui est privilégiée puisqu’elle permet la réparation la plus adéquate du dommage. Tout 68 civ. 1981, p. 853, obs. G. DURRY. V. aussi, TGI Morlaix, 19 fév. 1998, inédit, cité in Lamy Droit de la responsabilité, n° 375-75, pour la pollution d’une rivière ; Crim., 23 mars 1999, P. n° 98-564, cité in Lamy Droit de la responsabilité, n° 37575, pour la pollution de cours d’eau. Une procédure de recours auprès d’un tribunal ou d’une autorité administrative indépendante est cependant prévue. 113 spécialement pour le dommage écologique pur, elle est infiniment supérieure à la réparation pécuniaire dès lors qu’elle seule assure une restauration du milieu naturel détérioré, alors que le versement de dommages-intérêts ne garantit nullement a priori que les fonds alloués seront consacrés à cette restauration. Même si aucune disposition légale ne prévoit expressément la réparation en nature, notre droit positif l’autorise plus ou moins explicitement. Ainsi l’article 1143 du Code civil, qui permet au créancier de demander que ce qui a été fait en contravention à l’engagement soit détruit, est régulièrement appliqué par les tribunaux en dehors même de tout contrat, et notamment en matière de trouble du voisinage et d’atteinte à l’environnement 69. Il permet ainsi la réparation du dommage écologique. D’ailleurs l’article L. 110-1 du Code de l’environnement déclare en des termes très généraux que « la restauration et la remise en état » sont « d’intérêt général ». En outre, plusieurs textes spéciaux prévoient expressément des réparations en nature, même si c’est toujours à titre de sanction pénale. Il en est ainsi de la loi du 15 juillet 1975 sur les déchets (art. L. 541-46 C. env.), de celle du 19 juillet 1976 sur les installations classées (art. L. 5149 C. env.) et encore de la loi du 3 janvier1992 sur l’eau (art. L. 216-6 C. env.) 70. A ces dispositions, qui autorisent le juge à prendre des décisions sur le fond, il convient d’ajouter la possibilité de saisir le juge des référés qui, en application des articles 809, 849 et 873 du nouveau Code de procédure civile, peut toujours prescrire « toute mesure conservatoire ou de remise en état qui s’impose » pour « faire cesser un trouble manifestement illicite », et notamment une suspension d’activité. Et dans le même esprit, l’article L.216-13 du Code de l’environnement permet, en matière de pollution des eaux, au juge d’instruction ou au tribunal correctionnel statuant en urgence d’ordonner d’office ou sur réquisition du ministère public ou à la demande d’une association agréée, la 69 70 Cette disposition, même largement interprétée, ne permet toutefois que des mesures négatives de destruction, d’interdiction ou de cessation d’activité, non des condamnations à exécuter des prestations positives, telles que mise en conformité ou remise en état… On relève encore dans le Code minier plusieurs dispositions contenant des obligations de remise en état des sites (art. 79 et s., 84). V. aussi, dans le Code forestier, les articles L. 313-1 et L. 363-7 et L. 363-14. 114 cessation du trouble après avoir entendu l’exploitant ou l’avoir convoqué à comparaître dans les 48 heures. Le juge dispose d’un assez large choix de mesures de réparation en nature et de mesures assimilées. Avant de les examiner, on verra que leur mise en œuvre peut se heurter à des obstacles. 1) Obstacles à la réparation en nature 25- La réparation en nature n’est en effet pas toujours possible. a- Il se peut d’abord qu’un obstacle juridique s’y oppose Tel est le cas pour les activités ayant fait l’objet d’une autorisation administrative. Au nom du principe de la séparation des pouvoirs, aucune mesure de réparation ou de cessation ne peut être décidée par le juge judiciaire qui serait incompatible avec l’autorisation 71. Il en est ainsi lorsque l’établissement polluant est une installation classée relevant des dispositions de la loi du 19 juillet 1976, qui soumet les établissements dangereux, insalubres ou incommodes à autorisation ou à déclaration administrative (art. L. 511-1 et s. C. env.). Le juge ne peut interdire définitivement l’exploitation ou décider de la fermeture de l’établissement régulièrement autorisé ou déclaré 72 ; il ne peut davantage prescrire des travaux qui rendraient l’exploitation impossible ou qui seraient en contradiction avec l’autorisation administrative. Il pourrait cependant suspendre l’exploitation si l’installation fonctionne sans autorisation ou déclaration, jusqu’à la régularisation de la situation, et même ordonner la fermeture d’un établissement qui fonctionnerait sans respecter les conditions posées par l’administration 73. Il pourrait enfin prononcer une condamnation en nature si elle n’est pas incompatible avec l’autorisation administrative 74. Des solutions semblable s’imposent pour les constructions édifiées conformément à un permis de construire. Le juge refuse leur 71 72 73 74 Trib. Conflits, 23 mai 1927, S. 1927, 3, p. 94 Civ. 1re, 23 janv. 1996, Bull. civ. I, n° 43 ; D. 1996, p. 266, note D. GUIHAL Civ. 2e, 20 oct. 1976, Bull. civ. II, n° 220 ; Civ. 3e, 22 mai 1997, Bull. civ. III, n° 113. Civ. 1re, 18 avr. 1989, Bull. civ. I, n° 159 ; Resp. civ. et assur. 1989, comm. n° 223. 115 démolition, même si le permis a été accordé en violation des règles d’urbanisme : le plaignant doit d’abord faire annuler le permis par la juridiction administrative avant de pouvoir solliciter du juge judiciaire une condamnation en nature, et le juge judiciaire saisi doit surseoir à statuer jusqu’à la décision de la juridiction administrative (art. L. 480-13, C. urb.) 75. Cette jurisprudence est expliquée par le fait que les prescriptions administratives décidées dans l’intérêt public sont censées prendre en compte les intérêts de l’écologie. Mais elle est aujourd’hui fort critiquée. D’une part, l’administration n’exerce pas toujours un contrôle effectif suffisant des installations classées de nature à préserver les intérêts écologiques, spécialement lorsque l’installation n’est soumise qu’à déclaration puisqu’il n’y a alors aucun contrôle préalable de l’administration. D’autre part, on estime qu’il n’y aurait aucune atteinte portée au principe de la séparation des pouvoirs si le juge judiciaire décidait d’une mesure permettant de lutter contre les activités polluantes. Plutôt que de considérer l’exercice du pouvoir judiciaire comme un empiètement sur les prérogatives de l’administration, il serait plus juste d’y voir un complément du pouvoir de contrôle de l’administration, les mesures en nature sollicitées en réparation d’un dommage écologique ayant la même finalité que le contrôle administratif. 2) Ensuite, le caractère irréversible du dommage paraît s’opposer à une réparation en nature. L’irréversibilité signifie en effet l’impossibilité de revenir en arrière ; appliquée au dommage, elle exprime son caractère définitif, irrémédiable, et donc irréparable en nature. En présence d’un dommage irréversible, comme par exemple en cas de disparition d’une espèce, il faut donc se résoudre à des réparations pécuniaires. 2) Mesures de réparation en nature et mesures assimilées 26- La réparation en nature stricto sensu consiste en des mesures de remise en état visant à restaurer le milieu détruit ou dégradé et ses fonctions écologiques. La Convention de Lugano les définit assez bien 75 R. MEVOUNGOU-NSANA, Le préjudice causé par un ouvrage immobilier, RTD civ. 1995, p 733. Pour une application récente, Poitiers, 23 janv. 1996, RJE 1996-4, p. 469, note B. DOBENKO et R. LEOST. 116 comme étant « toute mesure raisonnable visant à réhabiliter ou à restaurer les composantes endommagées ou détruites de l’environnement, ou à introduire, si c’est raisonnable, l’équivalent de ces composantes dans l’environnement » (art. 2.8). Pratiquement, elles tendent à reconstituer le milieu et les conditions de vie des espèces menacées afin d’assurer leur survie, à repeupler des zones touchées par une pollution, à réintroduire des ressources équivalentes à celles détruites. Parfois aussi elles se limitent à l’acquisition, à un autre endroit, d’une terre pour y reconstituer des ressources naturelles ou à créer ailleurs une réserve naturelle se substituant à celle détruite 76. On a déjà dit que le droit français contient quelques dispositions pénales autorisant le tribunal à ordonner sous astreinte la remise en état des lieux endommagés 77. Il faudrait y ajouter l’article L. 514-20 du Code de l’environnement qui permet à l’acquéreur d’un terrain sur lequel une installation soumise à autorisation a été exploitée et qui n’a pas été informé de cette exploitation et des dangers ou inconvénients qui en résultent, de demander, entre autres sanctions, « la remise en état du site aux frais du vendeur, lorsque le coût de cette remise en état ne paraît pas disproportionné par rapport au prix de vente » 78. Pareillement, de nombreuses législations étrangères envisagent la remise en état, le plus souvent à titre de peine complémentaire sanctionnant une infraction pénale 79. Quelques instruments internationaux prévoient également de telles mesures 80. Mais c’est directive de 2004 sur la responsabilité environnementale qui est de loin la plus prolixe à ce sujet et qui en réalité n’envisage pratiquement que la réparation en nature. En définissant la réparation, la directive révèle ce que peuvent être les mesures de remise en état. Elle vise « toute action, ou combinaison d'actions, y compris des mesures d’atténuation ou des mesures transitoires, visant à restaurer, 76 77 78 79 80 E. REHBINDER, Évaluation et réparation du dommage écologique, op. cit., p.114 s. V. en particulier, la loi du 15 juill. 1975 sur les déchets (art. L. 541-46, II, C. env.) ; adde, en cas d’infractions forestières, art. L. 313-1 et L. 363-7 et L. 36314.C. forestier. Sur ce texte, v. G. J. MARTIN, Les risques tenant à la pollution des sols, RD imm. 1997, p. 559. C. DE KLEMM, Les apports du droit comparé, in Le dommage écologique…, op. cit., p. 143 s. V. la Convention de Lugano, prévoyant l’injonction de prendre des mesures de remise en état (art. 2-9). 117 réhabiliter ou remplacer les ressources naturelles endommagées ou les services détériorés ou à fournir une alternative équivalente à ces ressources ou services » (art. 2.11). Puis elle distingue trois types de réparation, à savoir : « la réparation primaire », qui désigne toute mesure de réparation par laquelle les ressources naturelles endommagées ou les détériorés retournent à leur état initial », « la réparation complémentaire », visant toute mesure de réparation entreprise à l’égard des ressources naturelles ou des services afin de compenser le fait que la réparation primaire n’aboutit pas à la restauration complète des ressources naturelles ou des services, et enfin « la réparation compensatoire » désignant toute action entreprise à l’égard des ressources naturelles ou des afin de compenser les pertes intermédiaires de ressources naturelles ou de qui surviennent la date de survenance d'un dommage et moment ou la réparation primaire a pleinement produit son effet » 81. Il convient d’observer que si ces mesures de remise en état sont généreusement prévues par les textes, elles doivent, pour pouvoir être ordonnées, se révéler efficaces, à défaut de quoi leur prescription apparaîtrait inopportune. Or il fut remarqué que « les bases scientifiques et technologiques de la reconstitution des écosystèmes sont encore très faibles » et que « des mesures comme le repeuplement en animaux, gibiers ou poissons, largement pratiqué un peu partout, est de plus en plus considéré par les scientifiques comme un gaspillage, car il est sans influence sur la reconstitution des populations, surtout lorsque les habitats nécessaires à leur alimentation ou à leur reproduction ne sont pas reconstitués » 82. Ces incertitudes de la science, concernant cette fois l’efficacité des mesures de réparation, donnent à nouveau des arguments à ceux qui pensent que la meilleure solution est de laisser la nature suivre son cours. On perçoit en tout cas que, à la différence d’autres dommages qu’une réparation en nature permet d’effacer matériellement, au moins pour l’avenir, le dommage écologique ne peut bien souvent qu’être partiellement et approximativement réparé. Les mesures de restauration du milieu endommagé n’autorisent en effet que la reconstitution d’une 81 82 V. aussi l’annexe II relative à la réparation. C. de Kleem, op. cit., p. 150. L’auteur remarque même que certaines mesures peuvent être nuisibles en déclarant que « en matière de pollution par les hydrocarbures, l’emploi de détergents a causé plus de mal que de bien ». 118 situation équivalente à la situation antérieure. Plutôt qu’elles remplacent des éléments du milieu naturels endommagés — qui sont à la vérité irremplaçables —, elles ne visent qu’à rétablir une fonction écologique perturbée. 27- Si ces mesures sont prévues par certains textes déjà cités, force est de constater qu’elles ne sont que rarement décidées. Le plus souvent, les juges condamnent au remboursement des frais de restauration qui ont été exposés, car le défendeur n’a pas toujours la compétence et les moyens nécessaires pour réparer lui-même 83. Les conventions internationales sont en ce sens, ne prévoyant généralement que l’indemnisation des mesures de remise en état effectivement prises 84 ; de même, la proposition de directive sur la responsabilité environnementale envisage le recouvrement du coût des mesures prises par l’autorité compétente (art. 7). Et les droits étrangers contiennent également des dispositions imposant le remboursement des sommes dépensées. En France, la loi Barnier du 2 février 1995 permet à certaines personnes morales de droit public de demander le remboursement des frais de remise en état exposés 85. La condamnation au remboursement des frais de restauration a une nature ambiguë. Se bornant à financer une réparation en nature, elle n’est à proprement parler qu’une simple indemnisation pécuniaire. De surcroît, cette condamnation pécuniaire contribue à réparer le dommage écologique pur puisque les mesures qu’elle finance y procèdent ; mais la 83 84 85 V. notamment, la décision prise dans l’affaire du Zoe Colocotrani par la CA du 1er circuit des Etats-Unis, qui estime le dommage causé par une marée noire au coût raisonnable de restauration et de remise en état de la zone touchée (Commonwealth of Porto Rico v. Zoe Colocotroni, 12 août 1980). Sur cette affaire, v. M. REMOND-GOUILLOUD, Le prix de la nature, D. 1982, chr. p. 33). V. la convention de Bruxelles de 1969 sur la pollution des mers par les hydrocarbures (art. 1.6, b) et celle de Lugano sur la responsabilité des dommages résultant d’activités dangereuses pour l’environnement de 1993 (art. 2.7, d). V. aussi la proposition de directive sur la responsabilité du fait des déchets qui prévoit le remboursement des coûts légitimement encourus pour restaurer l’environnement (art. 4-1). V. aussi, l’art. L. 514-9 du C. env. qui, en cas de condamnation pénale de l’exploitant d’une installation classée, autorise le tribunal répressif à ordonner que « les travaux de remise en état des lieux seront exécutés d’office aux frais du condamné ». 119 réparation n’est qu’indirecte dès lors qu’elle passe par l’indemnisation du préjudice économique des personnes qui en ont fait les frais. En tout cas, elle ne répare généralement que partiellement le dommage écologique pur 86. 28- Aux mesures de remise en état et de restauration, il convient d’assimiler ce que l’on nomme les mesures de sauvegarde qui sont prises après la survenance d’un événement pour réduire autant que possible les conséquences d’une atteinte au milieu naturel. Elles consistent à mettre en œuvre des moyens de lutter contre la propagation d’une pollution, à nettoyer ou décontaminer des sites pollués (par ex, pompage des cuves d’un pétrolier, nettoyage des plages, etc.) et parfois à évacuer les populations menacées (Seveso, Tchernobyl, incendies de forêt). On soulignera qu’elles tendent non seulement à réparer en nature un dommage causé, mais encore à limiter ou prévenir d’autres dommages ou à éviter l’aggravation de ceux déjà produits 87. Le coût de ces mesures doit être remboursé par le responsable. Mais si le remboursement relève de la responsabilité civile lorsque c’est la victime qui y a procédé ou en a assumé la charge financière, il convient de rechercher d’autres fondements quand des tiers sont intervenus. Si c’est l’Etat ou une collectivité publique qui a pris en charge les mesures de sauvegarde, il peut être indemnisé malgré l’argument parfois avancé en droit interne de la gratuité du service public. Diverses lois prévoient l’indemnisation du service public, dont la loi Barnier du 2 février 1995 représente la disposition la plus générale (art. L. 132-1, al. 2, 86 87 V. les décisions rendues dans les affaires Exxon Valdez (M. REMONDGOUILLOUD, Du préjudice écologique, à propos du naufrage de l’Exxon Valdès, D. 1985, p. 33), Amoco Cadiz (C. HUGLO, La réparation du dommage écologique au milieu marin à travers deux expériences judiciaires, les affaires Montedison et Amoco Cadiz, Gaz. Pal. 1992, doctr. p. 582) et Zoe Colocotroni (Commonwealth of Porto Rico v. Zoe Colocotroni, jugement du12 août 1980 ; M. REMONDGOUILLOUD, Le prix de la nature, D. 1982, chr. p. 33). V. la Convention de Bruxelles de 1969 sur la responsabilité pour dommages de pollution par les hydrocarbures, qui les définit ainsi : « toutes mesures raisonnables prises par toute personne après la survenance d’un événement pour prévenir ou limiter la pollution » (art. 1-7). 120 C. env.) 88, et, en l’absence même de textes, certains ministères se font rémunérer leur intervention, au moins lorsqu’elle excède le cadre de leur mission habituelle de service public 89. Dans les relations internationales, l’indemnisation entre Etats est admise, l’argument de la gratuité du service public ne pouvant de toute façon plus jouer ; divers textes internationaux la prévoient 90 et des décisions ont prononcé des condamnations 91. Enfin, pour les initiatives spontanées de sauveteurs bénévoles, il est fait application, en droit privé, de la gestion d’affaires lorsque celle-ci est « utile » et, en droit administratif, de la théorie du collaborateur occasionnel du service public si l’intervention a été « requise » par les autorités ou si elle est « indispensable » en raison de l’urgence et est faite dans l’intérêt général. Mais on observera que si ces fondements permettent d’obtenir une indemnisation, ils n’autorisent en principe aucune rémunération ; seuls les sauveteurs professionnels peuvent prétendre à une rémunération. 29- On relèvera que toutes ces mesures de remise en état ou de sauvegarde ne peuvent être décidées ou financées que sous réserve de leur caractère « raisonnable ». L’affaire du Zoe Colocotroni illustre parfaitement cette condition de raisonnabilité du coût de la remise en état : il fut décidé que le montant du dommage causé à une mangrove, forêt marécageuse, par une marée noire correspond au « coût raisonnable » permettant de la restaurer ou de la ramener à son état initial, ou à un état aussi proche que possible « sans dépense grossièrement disproportionnée » 92. On retrouve cette limitation dans les conventions internationales 93. En droit communautaire, la proposition de directive sur les déchets de 1991 précise que le coût de ces mesures ne 88 89 90 91 92 93 V. aussi, de moindre portée, les lois sur les déchets du 15 juillet 1975 (art. L. 541-3 et 541-6 C. env. ), sur les installations classées du 19 juill. 1976 (art. L. 514-16 C. env.) et sur l’eau du 3 janv. 1992 (art. L. 211-5 C. env.). C’est le cas du ministère de l’équipement. Convention de Bruxelles de 1969 et Protocole de 1984) ; adde, accords internationaux : protocoles d’accord entre armateurs TOVALOP, CRISTAL, OPOL, ou fonds d’indemnisation international FIPOL… Aff. Montedison et Amoco Cadiz, v. C. HUGLO, préc. Commonwealth of Porto Rico v. Zoe Colocotroni, préc. V. la Convention de Bruxelles sur la responsabilité pour dommages de pollution par les hydrocarbures, modifiée par le Protocole de 1992 (art. 1.6) et la Convention de Lugano de 1993 (art. 2.9 et 2.10). 121 doit pas excéder substantiellement le bénéfice en résultant pour l’environnement (art. 4-2). De même, la proposition de directive sur la responsabilité environnementale prescrit à l’autorité compétente d’identifier les « options raisonnables » de réparation et énonce, parmi les critères de choix des options, celui du coût de la réparation (Annexe II, art. 3). 30- Enfin, on assimile encore à la réparation en nature les mesures de prévention de dommages futurs et de cessation de l’illicite, bien que leur finalité soit sensiblement différente. Il s’agit par exemple de la condamnation à installer un équipement adapté ou de l’injonction de cesser l’activité source de dommage. Il pourrait même s’agir de mesures de fermeture d’établissement ou de démolition d’ouvrage ; mais l’on risque alors, dans bien des cas, de se heurter à un obstacle juridique si la mesure ordonnée est incompatible avec une autorisation administrative ou concerne un ouvrage public. Dans l’affaire Sandoz, la firme qui fut à l’origine d’une grave pollution du Rhin accepta une transaction prévoyant des mesures de ce type à travers l’implantation d’un réseau d’alerte et le financement d’un programme de restauration des écosystèmes rhénans 94, ce qui introduit une limite à la réparation. De telles mesures sont parfois prévues expressément par les textes 95. On citera notamment, pour le droit interne, la loi du l’eau du 3 janvier 1992 qui prévoit que, en cas de non-respect des prescriptions légales, la cessation du trouble peut être ordonnée (art. L. 216-13, C. env.). Les instruments internationaux envisagent également ces mesures. Ainsi la proposition de directive sur les déchets autorise le demandeur à solliciter une injonction interdisant l’action ou corrigeant l’omission ayant causé ou étant susceptible de causer la dégradation de l’environnement ou une injonction ordonnant l’exécution de mesures préventives (art. 4-2). Et l’on rappellera que la directive de 2004 sur la responsabilité environnementale a pour objet la prévention et la réparation des dommages environnementaux ; nombreuses de ses 94 95 M. DUROUSSEAU, L’affaire Sandoz et la pollution transfrontalière du Rhin de novembre 1986, in Le dommage écologique…, op. cit., p. 211 ; A. KISS, Tchernobâle ou la pollution accidentelle du Rhin part des produits chimiques, AFDI 1987, p. 719. V. la loi du 3 janv. 1992 sur l’eau, art. 30. Adde, la Convention de Lugano, art. 18. 122 dispositions autorisent ainsi l’autorité compétente à imposer ou à prendre des mesures tendant à prévenir un dommage imminent. Mais, dans le silence de la loi, il est toujours possible de solliciter du juge des référés des mesures conservatoires tendant à « prévenir un dommage imminent » ou à « faire cesser un trouble manifestement illicite » (art. 809 NCP civ.) 96. Le juge du fond pourrait d’ailleurs, lui aussi, prescrire des mesures de cessation, en l’absence même de trouble « manifestement » illicite, lorsqu’un dommage a été causé 97. Ces mesures se situent dans le prolongement de la réparation en nature. Si, à proprement parler, elles ne réparent pas un dommage actuel, elles en tarissent la source et évitent une aggravation ou l’apparition de nouveaux dommages. En ce sens, elles permettent l’économie de réparations ultérieures plus onéreuses et, pour cette raison, sont généralement assimilées à des réparations en nature 98. 31- Puisque des mesures de prévention peuvent être envisagées, on s’est demandé s’il serait possible de les prescrire avant tout dommage ? Bien que des auteurs aient répondu par l’affirmative en se fondant sur le principe de précaution et en prétendant pouvoir rattacher ces mesures « de précaution » à la responsabilité civile 99, notre droit de la responsabilité civile, qui continue d’exiger fermement l’existence d’un dommage pour ordonner une quelconque mesure de réparation, fût-elle préventive, y est pour le moment hostile. Des mesures de prévention ou de précaution (si le risque de dommage est seulement hypothétique) 96 97 98 99 Civ. 3e, 12 fév. 1974, Bull. civ. III, n° 72 ; JCP 1975, II, 18106, note M. DESPAX (injonction d’installer une station d’épuration pour remédier à la pollution des eaux d’une rivière par des déversements d’eaux usées) ; Caen, 6 sept. 1994, RJE 19951, p. 121, note R. LOAST (cessation de travaux de terrassement) Civ. 2e, 20 oct. 1976, Bull. civ. II, n° 280 (fermeture d’établissement) ; Civ. 2e, 11 juill. 1988, P. n° 87-12884, inédit (cessation d’activité) ; Civ. 1re, 18 avr. 1989, Bull. civ. I, n° 158 ; Resp. civ. et assur. 1989, comm. n° 223 (aménagement du fonctionnement d’une installation) ; Civ. 3e, 22 mai 1997, Bull. civ. III, n° 113 ; Gaz. Pal. 1997, 1, pan. p. 10 (fermeture d’un garage). Sur la distinction entre réparation en nature et cessation de l’illicite (ou mesures de rétablissement), v. M.-E. ROUJOU DE BOUBEE, Essai sur la notion de réparation, LGDJ 1974, p. 195 s. C. THIBIERGE, Libres propos sur l’évolution du droit de la responsabilité, RTD civ. 1999, p. 561 ; Avenir de la responsabilité civile, responsabilité de l’avenir, D. 2004, chr. p. 577 ; M. BOUTONNET, Le principe de précaution en droit de la responsabilité civile, th. Orléans, p. 203. 123 seraient certainement opportunes, notamment en cas de risque de dommage grave et irréversible. Mais elles ne devraient être ordonnées que dans le cadre d’une action préventive spécifique et autonome dont les contours seraient précisés par une loi, de façon semblable à ce que prévoit la proposition de directive sur la responsabilité environnementale 100. Il ne semble ni possible ni souhaitable d’admettre qu’elles puissent être prescrites au titre d’une action en responsabilité qui, exclusivement préventive, serait détournée de sa fonction naturelle de réparation des dommages. Toutefois, on remarquera que de nombreuses dispositions conditionnent la délivrance d’autorisations administratives ou le début d’une activité à une obligations de remise en état ou de restauration en nature 101. Par ailleurs, la mise en activité de certaines installations est subordonnée à la constitution de garanties financières destinées à couvrir les frais de surveillance du site, le maintien en sécurité de l’installation, les interventions en cas d’accident et à la remise en état après la fermeture102. Dans toutes ces hypothèses, la loi, anticipant le dommage futur, impose une réparation en nature ou à un engagement de la réaliser, avec, le cas échéant, une garantie d’exécution. Quoi qu’il en soit de la possibilité de décider de mesures préventives en dehors des cas où le législateur la prévoit, la réparation en nature n’est pas le seul mode de réparation possible du dommage écologique. Le juge peut toujours décider de l’allocation de dommagesintérêts. B- Réparation pécuniaire 32- En droit français, le juge est en principe souverain pour apprécier le mode de réparation du dommage qui lui paraît le plus adéquat, et cela quel que soit l’objet de la demande. Il peut donc préférer allouer des dommages-intérêts, même si une réparation en nature a été 100 101 102 On observera d’ailleurs que le texte exige une « menace imminente de dommage », ce qui suppose un risque identifié et de réalisation fort probable. Voir, art. R. 130-1 C. urb, pour l’abattage d’arbres dans les espaces boisés ; R. 222-14 et R. 223-1 C. forestier, en cas de coupes d’arbres dans les forêts ; art. 83 C. minier, pour des travaux et installations minières ; art. L. 432-3 C. env., pour l’installation d’ouvrages ou l’exécution de travaux dans le lit d’un cours d’eau. Art. .L. 516-1 C. env. et 23-2 D. 21 sept. 1977 124 sollicitée. Parfois, la réparation pécuniaire est d’ailleurs la seule solution envisageable. Il en est ainsi lorsque la réparation en nature est impossible : obstacle juridique, dommage irréversible, coût excessif ou inefficacité d’une réparation en nature. La mise en œuvre de cette réparation ne suscite pas de difficultés particulières pour les dommages individuels, économiques et moraux, des victimes d’atteintes à l’environnement, y compris des associations pour leur préjudice personnel (remboursement de frais). Par exemple les pêcheurs, qui subissent un préjudice commercial du fait de la destruction du poisson par une pollution marine, obtiendront réparation en fonction de la perte subie et de leur manque à gagner ou, lorsque l’aléa est plus grand, de la simple perte d’une chance de tirer certains revenus de leur activité. L’évaluation n’en sera certes pas aisée, spécialement celle du préjudice économique tributaire de multiples données ; mais c’est tout aussi vrai pour l’évaluation de beaucoup d’autres dommages, et notamment celle des conséquences préjudiciables des atteintes corporelles. Seule la question du plafonnement de l’indemnisation fait l’objet d’hésitations. Bien qu’il y ait là une entorse au principe de la réparation intégrale, cher à notre droit de la responsabilité civile, quelques textes prévoient, pour des dommages de grande ampleur, des plafonds d’indemnisation afin de ne pas alourdir excessivement le coût de la réparation. C’est le cas pour les dommages nucléaires et pour ceux résultant de la pollution des mers par les hydrocarbures 103. Mais il ne s’agit là que d’exceptions au principe et, à défaut de textes spéciaux, la réparation doit être intégrale. Les problèmes surgissent lorsqu’il s’agit de réparer le dommage écologique pur. Bien souvent, ce dommage est déjà partiellement réparé par le remboursement des mesures de restauration ou de sauvegarde qui ont été prises. Mais cette indemnisation des conséquences économiques de l’atteinte à la nature ne représente que la réparation des préjudices individuels subis par les victimes qui en ont supporté le coût. Elle ne répare pas la perte de potentiel du milieu, c’est-à-dire la perte de la capacité de reproduction d’une ressource ou d’une espèce. Plusieurs difficultés apparaissent qui résultent soit des objections opposées à la 103 La convention de Lugano autorise d’ailleurs les Etats à instituer des limitations d’indemnisation ; ce que de nombreux Etats ont fait. 125 réparation pécuniaire, soit du choix d’une méthode d’évaluation monétaire. 1) Objections à la réparation pécuniaire 33- Diverses objections à la réparation pécuniaire ont été faites. La première a trait à l’évaluation du dommage écologique. En l’absence de valeur marchande des éléments naturels et à défaut de références économiques sérieuses, l’évaluation monétaire est particulièrement délicate, comme on le verra ci-après 104 ; et cette difficulté d’évaluation, qui affecte le principe même de la réparation, a longtemps représenté un obstacle infranchissable. À cette objection, on répondra simplement que les difficultés d’évaluation économique ne peuvent justifier l’exclusion de toute réparation pécuniaire. Il suffit de rappeler que d’autres préjudices extrapatrimoniaux, tels ceux résultant d’atteintes à des droits de la personnalité (atteinte à l’honneur, à l’image, à la vie privée…) ou d’atteintes corporelles (souffrances physiques et morales, préjudice esthétique, préjudice d’agrément, préjudice physiologique), sont réparés en dépit de l’absence de référence économique, pour montrer que ces difficultés ne sont nullement insurmontables. 34 - On s’est aussi parfois demandé s’il n’était pas vain de chercher à indemniser un dommage qui serait irréversible et qu’aucune indemnité ne permettra de compenser ou d’atténuer. Les dommagesintérêts n’auraient même plus la valeur compensatoire qui est normalement la leur dès lors que, à la différence de l’homme, la nature ne pourrait se satisfaire d’une réparation de substitution exclusivement monétaire. Une indemnisation serait donc largement arbitraire car si la certitude du dommage irréversible est incontestable, c’est son aptitude à être réparé qui serait douteuse. Cette objection n’est cependant pas dirimante. Il existe en effet de bonnes raisons de ne pas renoncer à toute indemnisation de ce dommage. D’abord, l’allocation de dommages-intérêts, à condition qu’ils ne soient pas symboliques, permet de sanctionner l’auteur du dommage. Ils satisfont les fonctions accessoirement punitive et préventive de la responsabilité civile et peuvent être de nature à dissuader les pollueurs 104 V. infra, n° 33 s. 126 potentiels de développer des activités dommageables à l’environnement, dans la mesure où ceux-ci prennent nécessairement en compte le prix qu’ils auraient à payer. Ensuite, les dommages-intérêts alloués vont pratiquement profiter à des associations, à des institutions ou autorités publiques ; ils leur permettront de financer des mesures de prévention, de surveillance ou de vigilance propres à éviter de nouveaux dommages, et contribueront ainsi à la « gestion du risque » environnemental 105. Enfin on a parfois souligné que l’indemnisation contribue à faire prendre conscience de la réalité du dommage écologique pur ; l’affectation d’un prix aux éléments naturels est, en même temps, une marque de reconnaissance et un mode d’évaluation du dommage écologique. Voilà qui explique que la doctrine française s’accorde aujourd’hui sur le principe de la réparation. 35 - Si ces objections sont surmontables, la réparation, pour être efficace et pleinement justifiée, se doit cependant d’atteindre son but qui est de préserver le milieu naturel dans l’intérêt d’un développement durable et des générations futures. Ce but sera certainement atteint si le juge condamne le responsable à des mesures en nature. Mais lorsqu’il décide de réparations pécuniaires, il importe de s’assurer de l’utilisation que sera faite des dommages-intérêts alloués. Ce qui conduit à exiger que les fonds versés soient « affectés » à la restauration et la reconstitution de l’environnement (si elle est possible et n’a pas été décidée) ou à des mesures de prévention des dommages écologiques futurs. Cette affectation est certes contraire au principe de liberté d’utilisation des indemnités versées à la victime qui prévaut en matière de réparation, mais la doctrine s’accorde à penser qu’il conviendrait ici d’y déroger en raison de la spécificité du dommage écologique. La liberté d’emploi des fonds, justifiée par l’intérêt des victimes, n’a plus la même valeur en présence d’un dommage atteignant la nature ; elle doit ici s’incliner devant la nécessité d’assurer autant que possible sa restauration ou sa préservation. D’ailleurs puisque les indemnités réparent une atteinte à un intérêt collectif de nature écologique, il importe de vérifier qu’elles ne servent pas un intérêt personnel. Aussi est-il proposé d’imposer aux bénéficiaires des indemnités — associations ou autorités 105 G.-J. MARTIN, La réparation du préjudice écologique, in Droit de l’environnement marin, Économica, 1988, p. 319 s. 127 publiques — l’affectation des sommes perçues au service des intérêts écologiques 106. Et le Livre Blanc sur la responsabilité va en ce sens. 2) Difficultés liées aux méthodes d’évaluation monétaire 36- Une autre difficulté a trait aux méthodes d’évaluation du dommage. L’absence de valeur marchande et de référence économique rend malaisée la traduction monétaire du dommage écologique pur. Plusieurs méthodes ont été proposées 107. La méthode dite d’évaluation forfaitaire utilise des barèmes ou tables d’évaluation des espèces et ressources naturelles. On attribue une valeur de remplacement aux éléments naturels détruits : arbres, animaux, m2 de mer, de rivière ou de sol pollué… ; puis on multiplie cette valeur par le nombre d’éléments détruits 108. Utilisée aux Etats-Unis et dans de nombreux autres Etats, on trouve dans nos lois des traces de cette méthode, et notamment dans le Code forestier 109. Une variante consiste à évaluer le dommage en fonction, non plus de la quantité d’éléments pollués, mais de la quantité de polluants déversés et de leur toxicité. Ces méthodes d’évaluation unitaires des organismes naturels détruits ou de leurs polluants ont cependant été condamnées dans l’affaire du Zoe Colocotrani ou le juge américain, en appel, a préféré s’en tenir au coût de restauration de la zone affectée. Une autre méthode est fondée sur l’appréciation économique de la valeur d’usage ou d’existence d’une ressource naturelle par simulation d’un marché hypothétique. On recherche quel prix les agents économiques seraient prêts à payer pour pouvoir user d’une ressource 106 107 108 109 J. HUET, Le développement de la responsabilité civile pour atteinte à l’environnement, Les petites affiches, 5, 7 et 14 janvier 1994 ; G. VINEY, Le préjudice écologique, art. préc., Resp. civ. et assur. , n° spéc. mai 1998, p. 6 et s. ; C. LARROUMET, art. préc., D. 1994, chr. p. 107 ; E . REHBINDER, Réparation et évaluation du dommage écologique, in Le dommage écologique…, op.cit., p 113. P. POINT, Principes économiques et méthodes d’évaluation du préjudice écologique, in Le dommages écologique, op. cit., p. 123 s. V. par ex. Rennes, 30 avr. 1997, inédit, cité in Lamy Droit de la responsabilité, n° 375-59, pour une évaluation en fonction de la longueur d’une rivière polluée ; Crim., 23 mars 1999, P. n° 98-81564, inédit, cité in Lamy Droit de la responsabilité, n° 375-75, pour une évaluation en fonction de la surface des cours d‘eau pollués. Art. L. 313-1, R. 331-1 et R. 331-2. 128 (valeur d’usage) ou simplement pour avoir conscience de son existence (valeur d’existence). L’évaluation repose en grande partie sur une analyse du comportement des individus ; elle postule la recherche de l’intérêt qu’ils attachent aux éléments naturels et ne départit donc pas des références humaines. Enfin, la méthode d’évaluation biologique est fondée sur la perte de la biomasse (masse vivante). On s’attache à la perte de productivité biologique, c’est-à-dire à l’atteinte à la substance, au potentiel de reproduction, au capital écologique (par opposition aux fruits). Par exemple, en cas de pollution des eaux, la perte de productivité du poisson est induite de la quantité de matière organique végétale détruite servant à leur nourriture. Ainsi, pour apprécier la pollution de la baie de Seine et mesurer le préjudice des pêcheurs, les juges ont pris en compte le rendement à l’hectare de la baie en établissant un lien entre la biomasse détruite et la quantité de poissons habituellement débarqués 110. De même, dans l’affaire de la Montedison, il fut extrapolé à partir de la destruction de la flore marine pour déterminer une quantité de poissons théoriquement affectés 111. On observera que le préjudice évalué est en réalité un préjudice économique, en l’occurrence celui des marinspêcheurs 112. Aujourd’hui les tribunaux français tendent à se référer à des méthodes plus objectives et surtout plus simples. Soit ils recherche le coût de la remise en état du site pollué, lorsqu’elle est possible, c’est-àdire évaluent les dépenses nécessaires à la restauration du milieu ou à son repeuplement. Soit, lorsque la remise en état est impossible, ils évaluent l’indemnité due en se référant aux frais engagés en pure perte par l’organisme chargé de la gestion. L’indemnisation dépendra alors de la charge représentée par l’investissement et la gestion du site que le dommage a rendu inutile. 110 111 112 Rouen, 30 janv. 1984, inédit, cité par C. HUGLO, Gaz. Pal. 1992, doctr. p. 58 et par M. REMOND-GOUILLOUD, D. 1989, chr. p. 259. TGI Bastia, 4 juill. 1985, préc. V. Crim., 29 juin 1994, RJE 1995-1, p. 182 (dépréciation du poisson et de sa nourriture, dépréciation de la valeur du lot de pêche) ; T. corr., 12 nov. 1997 (reconstitution de la faune piscicole, Dr. env., juin,1998, n° 59, p. 9. 129 37- Il n’est pas interdit d’avoir un regard critique à l’égard de ces méthodes d’évaluation. Outre qu’elles paraissent passablement arbitraires et approximatives, elles encourent au moins, à des degrés divers, deux griefs. D’une part, elles privilégient une approche économique de la valorisation des éléments naturels dont la valeur écologique n’est guère prise en compte. On a vu que la plupart des décisions qui se réfèrent explicitement ou implicitement à l’une ou l’autre de ces méthodes envisagent d’ailleurs essentiellement les répercussions économiques et commerciales des atteintes au milieu. L’atteinte à la biodiversité, à la capacité de régénération de la nature, au patrimoine écologique est occultée 113. D’autre part, toutes ces méthodes révèlent la difficulté à penser le dommage écologique indépendamment de toute référence aux intérêts humains. Même lorsque les incidences économiques ne sont pas prépondérantes, l’évaluation ne parvient jamais à s’en détacher totalement, exprimant toujours peu ou prou l’intérêt sentimental, culturel, touristique… que l’homme attache à la ressource atteinte, confirmant qu’il existe une bonne part d’artifice dans les estimations du dommage écologique pur. Aussi bien estime-t-on aujourd’hui que ces méthodes n’ont qu’une valeur indicatives et subsidiaire 114. 38- En conclusion, bien défini en doctrine, pris en compte par le droit international et communautaire, le dommage écologique pur n’est toujours pas réparé en droit interne français en dépit de quelques décisions audacieuses mais isolées. Seules ses répercussions humaines ouvrent droit à réparation. Cela tient sans doute pour partie à la complexité des phénomènes naturels et aux hésitations des scientifiques qui entourent encore d’un halo d’incertitude le dommage écologique. Les difficultés suscitées par la réparation sont certainement aussi de nature à freiner le développement de la notion. Mais il faut surtout chercher la cause de cet excès de prudence de notre droit — qui profite aux pollueurs — dans l’absence d’une véritable action collective largement ouverte en 113 114 F. ARHAB, th. préc., n° 703. M. REMOND-GOUILLOUD, Le prix de la nature, art. préc. ; G.-J. MARTIN, La réparation du dommage écologique, art. préc. 130 dehors du domaine des habilitations législatives. Les rapports consacrés à l’action d’intérêt collectif montreront sans doute comment cette entrave à la pleine reconnaissance et à la réparation du dommage écologique pourrait disparaître. 131 LE MONTAGE JURIDIQUE, UN OU PLUSIEURS CONTRATS ? Jean Michel MARMAYOU Maître de conférences INTRODUCTION Le montage est un acte réfléchi. Si les parties ont rejeté les modèles très simples de contrats proposés par le Code c'est bien que ces modèles n'étaient pas adaptés à l'objectif qu'elles s'étaient fixé. Le montage est un acte réfléchi parce que ce n'est pas du prêt-à-porter : c'est du sur-mesure, de la haute couture contractuelle où tout doit être pensé, pesé, contrôlé. Et cette réflexion est indispensable quel que soit le montage. Bien sûr, les montages se rencontrent plus fréquemment dans le monde des affaires où la recherche du profit, qui met à son service les imaginations les plus fertiles, a conduit le juriste spécialiste du droit des contrats à pratiquer l’assemblage, le montage, la fusion. Dans ce monde, le matériau contractuel est sollicité pour des constructions toujours plus sophistiquées, toujours plus raffinées. En matière sociétaire par exemple, l'acquisition des droits sociaux s'accompagne généralement d'autres engagements tels que l'octroi de prêts, la reprise des cautionnements voire la promesse d'un contrat de travail. En matière d'accords industriels, l'assemblage est aussi de pratique courante : tel engagement de fabrication nécessitant tels transferts de technologies, tels protocoles financiers, telles promesses d'achat. Mais le montage n'est pas l'apanage des hommes d'affaires. En effet, on retrouve de plus en plus souvent ces schémas hybrides dans les opérations de la vie ordinaire : location d'appartement assortie de promesse de vente ou de pacte de préférence ; vente d'automobile 193 partiellement financée par une reprise du véhicule ancien, prêt immobilier assorti d'une assurance-vie, etc… Réfléchir sur le montage n'est donc pas qu'un "sport de riches". C'est une nécessité pour tous ceux qui instrumentalisent le contrat pour atteindre leurs objectifs. Au titre de cette réflexion indispensable, une question capitale doit être posée : combien de contrats seront nécessaires aux parties pour atteindre justement le but qu'elles se sont fixé ? Une vue simple et traditionnelle consisterait à penser qu'une opération implique un contrat, que deux opérations impliquent deux contrats, et ainsi de suite. Or, la réalité pratique de la vie contractuelle est autrement complexe. Les parties doivent ainsi déterminer si elles ont intérêt à décomposer leur opération économique en plusieurs contrats. Elles doivent dans d'autres cas se demander si elles peuvent fusionner deux opérations au travers d'un seul contrat. Et évidemment, elles doivent s'interroger sur les conséquences juridiques, fiscales et pratiques de leur choix. Les parties doivent aussi impérativement, prévoir le regard que portera le juge sur une opération pour laquelle il peut nourrir une certaine suspicion. Pour aider les parties dans leur réflexion, il peut donc être utile de présenter d'une part les enjeux pratiques de la distinction entre unité et pluralité contractuelle et d'autre part les critères de cette distinction. I – LES ENJEUX DE LA DISTINCTION Commençons par les enjeux d'autant qu'ils sont substantiels. Ils sont substantiels mais comme il serait fastidieux de vouloir en faire un recensement exhaustif, je me contenterai d'en faire une présentation synthétique. 194 Pour cette présentation, je partirai du constat que la question de l’unité ou de la pluralité contractuelle se pose dans deux séries d'hypothèses. Elle se pose d’une part pour les hypothèses où plusieurs liens contractuels naissent concomitamment. Elle se pose d’autre part pour les hypothèses où plusieurs rapports contractuels se succèdent dans le temps. A – Hypothèses de concomitance Examinons en premier lieu les enjeux de notre distinction lorsque les liens entre les parties naissent de manière concomitante. Dans cette hypothèse, la question pourrait se poser dans les termes suivants : Le montage est-il un contrat complexe ou un complexe de plusieurs contrats ? Impossible là encore de prétendre à l'exhaustivité. Mais avec deux exemples très simples tirés du droit du travail on peut aisément démontrer que l'enjeu d'une telle question réside dans les qualifications juridiques qui vont être arrêtées. Qualifications dont dépendent évidemment le régime juridique et l'efficacité du montage. Employeur bailleur, employeur prêteur. La relation de travail est une relation particulière qui, bien souvent, ne se résume pas à "un travail contre un salaire"1. L'employeur peut ainsi, notamment, fournir un logement à son salarié voire lui consentir des crédits spécifiques. Or la transcription juridique de ces prestations annexes n'est pas dénuée de conséquences. Le logement, avantage en nature ou contrat de bail distinct ? Selon que le logement fait l'objet d'un contrat distinct ou ne constitue qu'une stipulation adventice du contrat de travail, le régime juridique qu'il se 1 J. Mestre, "Les droits contractuels du salarié extérieurs à la relation de travail", in Les droits fondamentaux des salariés face aux intérêts de l'entreprise, avant-propos M. Buy, PUAM. 1994, p.103. J. Mestre, "Entre droit des contrats et droit du travail : l'activité contractuelle du salarié", in Mélanges J. GHESTIN, LGDJ. 2001, p.673. 195 verra appliqué sera différent2. En effet, objet d'un contrat de bail distinct, il bénéficiera du statut des baux d'habitation : "droit"3 au renouvellement, droit de préemption, loyers encadrés, etc… En revanche, directement intégré au contrat de travail, il ne bénéficiera pas dudit statut et sera considéré comme un avantage en nature, ce qui augmentera d'autant l'assiette des cotisations sociales. Le crédit, avance sur salaire ou contrat de prêt distinct ? Simple modalité d'exécution du contrat de travail, le crédit consenti par l'employeur s'analysera comme une avance sur salaire. Or, cette qualification emporte application de l'article L.144-2 du Code du travail qui ne permet de retenir par compensation que le dixième du montant des salaires exigibles. L'employeur pourra donc éviter l'application de cette règle en dissociant parfaitement le crédit du contrat de travail. Il offrira alors à son salarié de souscrire à un véritable contrat de prêt, distinct4. B – Hypothèses de succession dans le temps La question unité ou pluralité contractuelle se pose aussi pour les hypothèses où plusieurs rapports conventionnels se succèdent dans le temps, sachant que la succession peut exister aussi bien au stade de la formation qu’à celui de l’exécution. 1 – La succession dans la formation du montage Commençons donc par la période pré-contractuelle. Dans cette période, il faut bien se demander si les accords précontractuels, qui sont généralement examinés sous l'appellation très 2 3 4 P. GAUTHIER, "La protection du logement accessoire au contrat de travail", Dr. ouvrier 1962, p.77. R. Désiry, "Logement et contrat de travail", Rép. Commaille 1971, p.441. B. Teyssié, Les groupes de contrats, LGDJ. 1975, préf. J.-M. Mousseron, spéc. 239, p.125 ; n°332, p.171 ; n°440, p.219. Travaux de l'association H. Capitant, Le droit au logement, Tome 33, Economica 1982, et spéc. les rapports "Le logement et l'entreprise" de J. Pellisier (p.255) et N. Catala (p.201). E. Rembaud, "Logement accessoire au contrat de travail", J-Cl. Travail, fasc.24-10, 1995 et les références citées par ce dernier auteur. Le bailleur a toutefois, dans la limite de l'article 15 de la loi 6 juillet 1989, la possibilité de donner congé à son locataire. D. Palfroy, "Prêts au personnel", J-Cl. Travail, fasc. 25-18, 1993. P. Agède, "Fautil prêter de l'argent à ses salariés et comment ?", L'Entreprise, sept. 1997, p.22. 196 générale d'avant-contrats, se distinguent ou non juridiquement du contrat dont ils préparent la conclusion. Autrement posée, la question pourrait donc se traduire de la manière suivante : Contrat à formation successive ou formations successives (au pluriel) de contrats (au pluriel) ? a- Les promesses de contrat Cette question se pose d'abord au sujet des promesses pour lesquelles trois enjeux au moins peuvent être identifiés Premier enjeu = La question des formalités. Imaginons qu'une promesse vienne préparer un contrat soumis à une exigence de forme. Si l'on estime que cette promesse fait en quelque sorte corps avec le contrat définitif, on doit en principe exiger le respect des formalités prévues pour le contrat définitif dès l'accord sur la promesse5. A l'inverse, si l'on regarde la promesse et le contrat définitif comme deux contrats différents, ces formalités ne seront exigées que du contrat définitif6. Deuxième enjeu = l'appréciation des conditions de validité. Pour qu'un contrat soit valablement formé, un certain nombre de conditions de validité doivent exister : existence et intégrité du consentement, capacité, objet, cause, … 5 6 Voir : Cass. Com. 27 juin 2000, Bull. civ. IV, n°132 ; Defrénois 2001, p.513, obs. J. Honorat ; Contrats, concu., consom. 2000, n°154, obs. L. Leveneur, .Petites affiches 16/03/2001, p.16, obs. D. R. Martin ; RTDciv. 2001, p.583, obs. B. Fages et J. Mestre. L'arrêt concerne une hypothèse de promesse synallagmatique de vente mais la problématique qui y est soulevée peut être transposée dans le cas d'une promesse unilatérale. Il s'agissait de savoir s'il était possible de régulariser dans l'acte authentique le défaut des mentions obligatoires dans l'acte sous seing privé. En l'espèce, la Cour répond par un biais procédural puisqu'elle rejette le pourvoi en estimant que le demandeur n'a pas d'intérêt à demander l'annulation. Par ailleurs, à suivre la première analyse on est bien obligé de considérer que le respect des formalités et des solennités au stade de la promesse dispense de les renouveler lors de la formation du contrat définitif. Tandis que la seconde analyse conduit à penser que les formalités devront être renouvelées même si elles avaient été parfaitement respectées pour la promesse. 197 Et bien, si l'on estime que la promesse et le contrat définitif ne font qu'un, il conviendra d'apprécier ces conditions de validité au jour de la promesse. A l'inverse si l'on considère les deux actes comme distincts, on devra procéder à deux examens : un pour la promesse, un autre au jour de la formation du contrat définitif. Troisième enjeu = le problème de la rétroactivité du contrat définitif. Quelle est la prise d'effet du contrat définitif ? Si l'on estime que la promesse et le contrat ne font qu'un, on doit en toute logique considérer que les effets du contrat définitif rétroagissent à la date de la conclusion de la promesse. A l'inverse, si l'on regarde la promesse et le contrat définitif comme deux contrats juridiquement distincts, on doit considérer que les effets du contrat définitif ne rétroagissent pas. Autrement dit, le contrat définitif ne devrait prendre effet qu'à compter du jour de sa conclusion. En cas de promesse unilatérale, ce sera au jour de la levée d'option. b- Les accords partiels "Contrats partiels" ou "parties de contrat" ?7 Lorsque les parties désarticulent leurs négociations pour simplifier les discussions qui vont les occuper, elles doivent se demander s'il est souhaitable de désarticuler de la même façon leur accord. La question est capitale dans la mesure où les accords partiels susceptibles d'intervenir seront ou non regardés comme de véritables contrats, distincts les uns des autres et obligatoires par eux-mêmes. Or, si l'on considère que ces accords partiels constituent de véritables contrats, ils pourront prendre effet sans attendre que les pourparlers entrepris sur les autres points en discussion aient abouti. Et surtout, une partie ne pourra normalement imposer à l'autre de remettre en négociation les points acquis. Tandis que si la nature de contrat leur est refusée, aucun engagement ne pourra être juridiquement sanctionné. 7 Ces deux expressions sont encore empruntées à J.-M. Mousseron, Technique contractuelle, 2° édition, F. Lefebvre 1999, p.102. 198 Il faut toutefois préciser que toutes les parties d'un accord ne sont pas susceptibles de constituer un véritable contrat indépendant. Encore faut-il qu'il y ait matière à engagement. On comprend bien par exemple qu'une clause de hard-ship ou de renégociation du prix ne puissent acquérir une valeur juridique sans que le cœur du contrat ne soit conclu. La difficulté est alors de déterminer, d'une part, le seuil au-delà duquel une partie de contrat peut constituer un contrat partiel, et d'autre part, le seuil qui sépare les pourparlers du contrat définitif. On pressent déjà que la réponse réside dans la définition que l'on donne de l'unité contractuelle : ensemble complet d'éléments disparates ou simple réunion d'éléments considérés comme essentiels ?8 Cela étant dit, pour les points susceptibles a priori de constituer de véritables contrats, demeure la question de leur indépendance par rapport aux portions n'ayant pas encore reçu l'assentiment des parties. Et l'enjeu pratique de cette question est indéniable. Pour s'en convaincre, il suffit d'un exemple9. La société Saviem, constructeur de véhicules industriels bientôt absorbé par Renault VI, offre à la société Magne Poids-lourds de conclure un "protocole commercial" de concession de distribution et le "protocole financier" correspondant. Les deux sociétés trouvent un accord sur le "protocole commercial" mais poursuivent leurs négociations sur le "protocole financier". Malgré les sollicitations de la 8 9 Il est intéressant de noter les positions du droit allemand et du droit suisse en la matière. D'autant qu'à leur différence le droit français est muet, c'est donc dans la jurisprudence que l'on devra découvrir la solution. Droit allemand : "tant que les parties ne sont pas tombées d'accord sur tous les points d'un contrat qui, ne fût-ce que d'après les déclarations de l'une seulement d'entre elles, devaient être l'objet de la convention, le contrat dans le doute n'est pas conclu. L'entente des parties sur quelques points particuliers ne suffit pas à les lier, même lorsqu'elle a été suivie d'un projet rédigé par écrit" (article 154 BGB). Droit suisse : "Si les parties se sont mises d'accord sur tous les points essentiels, elles sont présumées avoir entendu s'obliger définitivement, encore qu'elles aient réservé certains points secondaires. A défaut d'accord sur ces points secondaires, le juge les règle en tenant compte de la nature de l'affaire" (article 2 du code des obligations). Il est cité par J.-M. Mousseron, Technique contractuelle, 2° édition, F. Lefebvre 1999, p.102 et 103. 199 société Magne, la Saviem refuse d'exécuter le "protocole commercial" tant qu'un accord n'est pas trouvé sur le volet financier de l'opération. Devant la Cour d'appel de Paris saisie du litige, se posait alors la question de l'indépendance juridique du "protocole commercial". Constituait-il une simple partie d'un contrat global qui pour devenir obligatoire devait recevoir un accord d'ensemble ? Pouvait-il être considéré comme un contrat à part entière, certes élément d'un groupe en construction, mais obligatoire par lui-même ? Partie de contrat ou contrat partiel ? Unité ou pluralité contractuelle ? Choisir la première voie aurait permis de justifier la position de la Saviem qui se refusait à effectuer toute livraison en l'absence d'accord sur le "protocole financier". Choisir la seconde voie, aurait autorisé la société Magne à réclamer l'exécution du volet commercial malgré l'échec des négociations portant sur le "protocole financier"10. c- Les accords intérimaires Accords prenant effet pendant les négociations. Les parties ont la faculté d'organiser contractuellement le déroulement de leurs négociations, et elles y ont tout intérêt lorsque ces négociations apparaissent complexes et sont prévues pour durer. Elles peuvent ainsi placer volontairement leurs discussions sous un régime de responsabilité contractuelle. Encore faut-il que l'accord intervenu entre elles ait un contenu obligatoire susceptible d'appeler la qualification de contrat. Ces contrats entrent dans la large catégorie des contrats de négociation. On y trouve généralement un calendrier obligatoire de discussions, des obligations de confidentialité, des obligations d'exclusivité, de sincérité, des clauses de responsabilité, etc… Accord provisoire et essai de contrat. Pour tous ces contrats intérimaires, on doit se poser la question de savoir s'ils se distinguent ou non du contrat définitif qu'ils contribuent à préparer. Et s'il semble qu'en 10 Ce fut la solution de la CA. Paris 27 mai 1981, D. 1981, p.314, note P. Le TOURNEAU : " Considérant que la société Magne Poids-Lourds ayant signé le protocole commercial dans les termes que demandait la Saviem et à une date que les circonstances qui viennent d'être examinées permettent de juger conforme à l'offre, le contrat de concession s'est valablement formé entre les parties". 200 principe on puisse aisément affirmer leur différenciation, il faut toutefois réserver une place particulière à deux types d'entre eux : l'accord provisoire et l'essai de contrat. Définitions. On présente généralement le contrat à l'essai comme une forme de contrat provisoire. Mais si le contrat à l'essai est bien la source d'une situation provisoire11, il doit être distingué des contrats provisoires proprement dit en ce qu'il ne répond pas aux mêmes ressorts psychologiques. Il est vrai que contrat provisoire et contrat à l'essai se caractérisent tous deux par leur similitude d'objet avec le contrat définitif envisagé, toutefois le contrat provisoire répond au désir des parties d'une exécution immédiate malgré l'inachèvement des négociations tandis que le contrat à l'essai a pour finalité exclusive de déterminer la réussite ou l'échec définitif de négociations qui semblent abouties. L'accord provisoire, contrat provisoire ou preuve provisoire de contrat ? S'agissant de ce type d'avant-contrat, la question de l'unité ou de la pluralité contractuelle se pose de la manière suivante : le contrat provisoire se distingue-t-il juridiquement du contrat définitif ? Ses enjeux pratiques sont importants. Pour s'en rendre compte, nous avons choisi l'exemple très simple de la note de couverture en matière d'assurance. La note de couverture permet à un assuré pressé d'obtenir une garantie provisoire en attendant que l'assureur ait examiné le risque que l'assurance définitive se propose de couvrir. Si l'on estime que la note de couverture ne se distingue pas du contrat d'assurance définitif qu'elle prépare, on doit logiquement considérer que la police rétroagit à la date de prise d'effets de la note de couverture. A l'inverse, si l'on regarde la note de couverture et le contrat définitif comme deux contrats distincts, il n'y aura pas en principe de rétroaction et le contrat d'assurance ne prendra effet qu'à la date de sa conclusion définitive. Le jour anniversaire du contrat correspondra à 11 L. LORVELLEC, "Remarques sur le provisoire en droit privé", in Mélanges A. Weill, Dalloz-Litec 1983, p.385. L. MERLAND, Recherche sur le provisoire en droit privé, PUAM 2001, préf. J. Mestre. 201 cette date. Or ce jour est capital dans la mesure où il détermine les dates de règlement des primes ainsi que le calcul du préavis de nonreconduction du contrat. Par ailleurs, le montant même de la prime est déterminé par cette question. Si le document est provisoire alors que la garantie est définitive, la prime est due pour la période de cette garantie, et non pour la seule période de validité de la note de couverture. La solution inverse s'impose si ce document correspond à une période de garantie elle-même limitée à la durée qu'il indique. En définitive, la note de couverture peut être analysée soit comme un accord temporaire soit comme la preuve provisoire du contrat définitif d'assurance. Dans le premier cas elle constitue un véritable negotium distinct du contrat définitif, dans l'autre elle n'est que l'instrumentum préalable d'un negotium unique, le contrat définitif. L'essai de contrat, contrat d'essai ou contrat à l'essai ? L'essai permet aux parties d'expérimenter une relation dont le contenu est déjà déterminé. On connaît depuis longtemps l'essai en matière de vente, la pratique est courante en matière de contrat de travail. Et, sauf quelques contrats tels le mandat dont le régime juridique rend inutile l'essai12, on doit tenir la technique comme généralisable à tous types de contrats. Deux questions se posent s'agissant de l'essai de contrat, elles ont toutes deux un rapport avec la distinction unité / pluralité contractuelle. Première question : en cas d'échec de l'essai, quelles sont les obligations des parties ? Deuxième question : en cas de réussite de l'essai, le contrat définitif absorbe-t-il la période d'essai ? Pour montrer rapidement les enjeux respectifs de ces deux questions nous examinerons successivement l'essai en matière de vente et l'essai en matière de contrat de travail. 12 Le mandat de droit commun est résiliable à tout moment. Pour les mandats spéciaux, la technique de l'essai retrouve son utilité. 202 S'agissant du contrat de vente, la voie de l'unité contractuelle, autrement dit le contrat définitif est à l'essai, conduit à considérer que le transfert de propriété s'effectue immédiatement. Logiquement donc, la chose est mise à la charge du candidat acquéreur qui doit en supporter les risques comme un propriétaire. A l'inverse, la voie de la pluralité implique que le transfert de propriété est retardé jusqu'au jour de la réussite de l'essai. Et dans l'hypothèse où l'essai ne s'avérait pas concluant, le transfert n'aurait jamais lieu. Autrement dit, le contrat d'essai pour une vente, s'il était reconnu, ne pourrait constituer un contrat de vente ; il constituerait soit une location soit un prêt à usage. S'agissant du contrat de travail13, le choix entre l'unité et la pluralité contractuelle a des conséquences encore plus frappantes. En effet, si l'on estime que le contrat définitif absorbe la période d'essai, autrement dit que le contrat de travail est à l'essai, les congés payés et l'ancienneté devront être calculés dès le début de l'essai. Alors que si l'on considère l'essai comme faisant l'objet d'un contrat distinct du contrat de travail, un contrat d'essai, ce calcul ne se fera qu'à compter de l'intégration définitive du salarié dans l'entreprise. 2 ) La succession dans l'exécution du contrat Oublions la période de formation et examinons maintenant l'hypothèse où plusieurs liens contractuels doivent s'exécuter de manière successive dans le temps. Et pour cette hypothèse il faut distinguer deux cas. Premier cas : Lorsqu'une opération économique est destinée à durer et qu'elle se déroule par périodes successives, se pose la question de savoir si ces différentes périodes constituent autant de contrats distincts. Deuxième cas : Lorsqu'un contrat s'est exécuté sur une période déterminée et que les parties décident expressément ou par un accord 13 La période d'essai est pour l'employeur le moyen de juger des aptitudes professionnelles et de la capacité d'adaptation d'un candidat et, pour le salarié, le moyen d'apprécier si les conditions de travail lui conviennent. 203 tacite d'en reconduire sans modification les effets pour une nouvelle période, on ne doit pas manquer de s'interroger sur la nature juridique de la relation pérennisée. Les deux questions, ne manquent pas d'intérêts. Un rapide catalogue en convaincra aisément. Premier problème = l'application de la loi nouvelle. Si l'on considère que l'opération s'exécute au moyen d'un unique contrat à exécution successive, logiquement la loi nouvelle ne s'applique pas. A moins, mais l'hypothèse est rare, que le législateur n'ait clairement exprimé l'effet rétroactif du texte nouvellement promulgué. En revanche, si l'on estime que l'opération s'exécute au moyen d'une succession de contrats, la loi nouvelle s'appliquera à tous les contrats postérieurs à son entrée en vigueur. Deuxième problème = Le traitement fiscal. Ici l'enjeu est simple, si le contrat est unique, il n'y a qu'un seul fait générateur pour l'impôt. En revanche, si le montage se réalise au travers de plusieurs contrats, il y aura plusieurs faits générateurs pour l'administration fiscale. Troisième problème = l'évolution de la capacité des parties. Dans le cas où la capacité des parties évoluerait entre la date de la conclusion de l'opération et la fin d'une période de son exécution, la question de l'unité ou de la pluralité peut se poser. En effet, si l'on opte pour l'unité contractuelle, la capacité des parties s'appréciant une fois pour toutes au moment de la conclusion de l'acte, celui-ci ne pourrait être remis en cause. En revanche, si l'on opte pour la pluralité contractuelle, les contrats postérieurs à la diminution de capacité pourraient être remis en cause. Quatrième problème = Les formalités. Lorsque le type de contrat choisi par les parties est soumis à l'accomplissement de formalités déterminées, la question de l'unité ou de la pluralité est encore capitale. En effet, la voie de l'unité contractuelle conduira à dispenser les parties de renouveler les formalités requises ... … tandis que la pluralité de contrats rendra nécessaire pour chacun des actes une formalité spécifique. 204 Cinquième problème = l'inexécution antérieure. La question ici se pose de la manière suivante : une inexécution intervenue pendant une période donnée peut-elle être invoquée pour remettre en cause l'efficacité des périodes postérieures ? Si le contrat est unique, la réponse est évidemment affirmative. En revanche, si les contrats sont multiples, on ne devrait logiquement autoriser la partie victime de l'inexécution à ne s'en prévaloir que pour réclamer la résolution du contrat qui contenait l'obligation inexécutée. Sixième problème = l'évolution du contexte économique. Lorsqu'une évolution du contexte économique bouleverse l'équilibre de l'opération en cours d'exécution, se pose la question de savoir si ce déséquilibre est susceptible de remettre en cause l'efficacité juridique de l'opération. Si l'on considère qu'il n'y a qu'un seul contrat, l'évolution du contexte économique ne saurait représenter rien d'autre qu'une imprévision. Or, le droit civil français refuse de considérer l'imprévision comme une cause de révision du contrat. En revanche, si l'on opte pour la pluralité de contrats, l'évolution du contexte économique pourra être prise en compte, non pour le contrat originel, mais pour les contrats qui seront postérieurs au changement. L'appréciation du déséquilibre induit se fera alors au stade de la formation de ces contrats. Il sera envisageable d'analyser le déséquilibre comme la preuve d'une erreur commise par l'une ou l'autre des parties. Septième problème = le sort des sûretés. La question se pose notamment lorsque la sûreté est un cautionnement. On connaît le caractère accessoire du cautionnement. Or, cette règle est d'un intérêt tout particulier lorsque l'opération s'étale dans le temps. On supposera ici, que le cautionnement est à durée indéterminée. 205 Si l'on considère qu'il n'y a qu'un seul contrat à exécution successive, la garantie due par la caution persistera tant que le contrat est exécuté par les parties. En revanche, si l'on découvre une succession de contrats, la garantie ne sera due que pour les créances nées du premier contrat puisque par hypothèse le cautionnement disparaît avec l'extinction du contrat dont il était l'accessoire. Huitième problème = l'étendue de la nullité ou de la résolution. Quelle conséquence attribuer à un vice de nullité ou à une inexécution cause de résolution. Si le contrat est unique, on peut imaginer une disparition rétroactive totale. En revanche, si l'on peut morceler le montage en une pluralité de contrats successifs, l'anéantissement pourra ne concerner que quelques contrats et laisser indemnes tous ceux qui ont été parfaitement exécutés. II – LES CRITERES DE LA DISTINCTION Une fois évoqués quelques uns des intérêts qui s'attachent à la question de l'unité ou de la pluralité, il convient d'envisager les critères qui permettent d'opérer la distinction. Evidemment, la complexité appelant la complexité, il n'y a aucun critère décisif. Il n'existe aucune méthode de distinction ayant des vertus mathématiques. L'analyste est donc conduit à se contenter d'un raisonnement basé sur la logique de la simple acceptabilité. Je vais donc tenter d'identifier les différents critères utilisés notamment par les juges pour trancher la question de l'unité ou de la pluralité contractuelle. Ces critères peuvent être rangés dans deux catégories : d'un coté ceux qui relèvent de la technique contractuelle ; de l'autre coté, ceux qui traduisent la double considération du juste et de l'utile. 206 A - Les critères techniques S'agissant des critères techniques, une demi douzaine peuvent être identifiés. La loi d'abord. En effet, la solution découle quelquefois, (c'est très rare), de la loi, le législateur imposant d'autorité une solution nette. C'est le cas en droit français de l'article 1738 du Code civil, qui indique qu'en cas de reconduction du contrat de bail, c'est un nouveau bail qui commence. C'est l'hypothèse encore de l'article L.122-3-10 du Code de travail qui indique qu'une succession de CDD équivaut à un CDI unique. A défaut de texte de loi, la solution découlera d'une interprétation de la volonté des parties. Interprétation relevant du pouvoir souverain des juges du fond. Quels sont alors les indices relevés par le juge pour répondre à cette délicate question. Premier indice = une éventuelle déclaration expresse des parties. C'est très rare, car les rédacteurs de montages ne mesurent pas forcément l'importance de la distinction unité / pluralité. Deuxième indice = le nombre de parties. Il est tentant en effet de découper le montage et de déduire du nombre de parties le nombre de contrats. Mais outre que cette technique peut conduire à des solutions artificielles, la tentation est singulièrement contrariée dès lors qu'il n'y a qu'une paire de cocontractants. Le critère n'est donc pas non plus décisif. Troisième indice = le nombre d'instrumenta. On peut en effet s'appuyer sur le nombre de documents contractuels utilisés par les parties : autant de documents, autant de contrats. Mais cette information n'est pas décisive. On peut fort bien avoir un contrat formalisé par deux instrumenta (une offre d'un coté, une acceptation de l'autre) et plusieurs contrats formalisés sur un instrumentum unique (je pense ici au prêt et au cautionnement qui sont souvent sur un même document). Quatrième indice = le nombre d'objets. Lorsque les parties cristallisent leurs consentements sur un objet unique, une chose indivisible, une prestation unitaire, on peut aisément considérer que les parties s'accordent sur un contrat unique. En revanche, si les parties se 207 retrouvent sur une chose divisible, sur plusieurs objets14, on optera plutôt pour la pluralité de contrats. Cinquième indice = le prix. La structure et les modalités du prix sont un bon révélateur de l'intention des parties. En effet, selon que le prix est global ou ventilé, on pourra considérer que le contrat est unique ou que la ventilation traduit une pluralité de contrats15. 14 15 Lorsque la chose est susceptible de division matérielle et qu'il est impossible de déterminer dans quelle mesure les parties ont voulu intellectuellement la rendre indivisible, le juge est bien obligé de présumer, la division étant le principe, que chaque division supporte un accord de volontés (Cass. Civ. 2 juillet 1924, DP. 1926, 1, p.95.). Autant de divisions, autant de choses, autant d'accords, autant de contrats. Si à l'inverse, l'objet est matériellement indivisible, et que les parties ne se sont pas exprimées sur une possible dissociation, le juge n'a d'autre ressource que de sceller un contrat unique. Prenons l'exemple du commerçant qui veut se débarrasser de son fonds de commerce. Il peut fort bien dissocier les différents éléments qui le constituent pour les vendre séparément. Il a ainsi tout loisir de céder les éléments corporels d'une part et d'autre part les éléments incorporels de son fonds. Mais dans l'hypothèse où tous ces éléments sont transférés au profit d'une seule personne, se pose inévitablement la question de la qualification de l'opération. Doit-on y voir une pluralité de ventes de choses distinctes ou la cession pure et simple d'une chose unique : le fonds de commerce ? L'intérêt pratique de la question est évident : l'application d'une imposition spéciale frappant les cessions de fonds de commerce et la soumission à un formalisme informatif rigoureux issu de la loi du 29 juin 1935. Si la question se pose, c'est bien parce que la chose en cause est susceptible par nature de division. Citons encore l'exemple du contrat de bail. Lorsque deux biens sont loués par un bailleur à une même personne, comme un appartement et un parking, il arrive que le bailleur veuille récupérer un des deux locaux tout en laissant la jouissance paisible de l'autre au preneur (Voir aussi. Cass. Civ. Bull. civ. III, n°68.). Se pose alors inévitablement la question de l'unité ou de la pluralité du lien contractuel. Question qui se règle presque immanquablement à l'aune de la divisibilité (Cass. Civ. 17 juillet 1992, Bull. civ. III, n°252 ; RTDciv. 1993, p.380, obs. P. Y. Gautier.) ou de l'indivisibilité (Cass. Soc. 14 juin 1961, Bull. civ. IV, n°635. Cass. Soc. 8 février 1962, Bull. civ. IV, n°176. Cass. Soc.2 octobre 1967, Bull. civ. IV, n°677 ; Gaz. Pal. 1968, 1, p.32. Cass. Civ. 11 décembre 1968, Bull. civ. III, n°536. Cass. Civ. 6 novembre 1969, Bull. civ. III, n°715.) imprimée aux locaux par l'intention des parties. Les contrats d'abonnement fournissent un bon exemple de cette utilisation. Lorsque le prix est ventilé, on estime que les parties ont eu en vue, non pas un unique prix mais plusieurs prix … donc plusieurs choses (Cass. Civ. 3 juin 1986, Bull. Joly 1986, §223, p.758). Plusieurs prix d'un coté, plusieurs choses de l'autre (CA. Paris 22 novembre 1993, RJDA. 1994, n°535) ; rien n'est plus simple dès lors que d'associer chacun des prix à une chose pour consacrer chaque association en tant 208 Avec tous ces indices, on obtient un résultat que l'on souhaite le plus proche possible de la volonté partagée des parties. Toutefois ce résultat n'est pas définitif. Intellectuellement on pourrait s'en satisfaire, mais juridiquement on doit s'en méfier. Autrement dit, ce premier résultat est sous bénéfice d'inventaire. Inventaire que le juge réalise avec à l'esprit la double considération du juste et de l'utile. B – La considération du juste et de l'utile En effet, si le choix entre l'unité et la pluralité de contrats est un moyen au service des parties pour optimiser juridiquement leur action économique. C'est aussi pour les parties le moyen d'être quittes de certaines lois impératives. que support d'un accord de volontés (Cass. Civ. 29 novembre 2000, RJDA. 2001, n°433). À l'inverse, lorsque le prix est global, le juge est nettement plus enclin à considérer que les parties, par cette stipulation sur le prix, ont entendu conférer à la chose une indivisibilité (Cass. Soc. 18 janvier 1945, Gaz. Pal. 1945, 1, p.85. Cass. Soc. 5 janvier 1948, Rev. des loyers 1948, p.499. CA. Angers 9 novembre 1949, JCP. 1950, II, 5242, note J.-P. L. ; Rev. des loyers 1949, p.673). Cette chose, alors indivisible, ne peut supporter qu'un seul et unique accord et la balance penchera du coté de l'unité contractuelle. Soulignons à ce propos que parfois, malgré la stipulation d'un prix global, le juge refuse à la chose le caractère d'indivisibilité pour ne tenir compte que de sa divisibilité naturelle. C'est que pour être perçu comme unique, il est exigé de ce prix global qu'il ne représente pas la simple addition du prix propre de chaque division de la chose. En effet, sa globalité s'apprécie très fréquemment par un rapport entre son montant et la somme obtenue après addition du prix de chacune des divisions de la chose (CE. 22 novembre 1948, Gaz. Pal. 1949, 1, p.41 ; JCP. 1949, II, 4714 ; S. 1949, 3, p.7 ; RTDciv. 1949, p.271, obs. J. CARBONNIER). Le coût rend le prix global, qui rend la chose indivisible, qui ne peut susciter dès lors qu'un accord unique. Cependant, ce critère de globalité n'est pas toujours décisif. Il est des cas où en présence de plusieurs prestations rassemblées, la globalité du coût ne s'exprime pas au travers d'un seul et unique prix mais au travers de deux prix distincts dont l'un est réduit en raison de l'existence de l'autre. Une sorte de prime économique à la pluralité. Dans ces hypothèses, la réduction du coût global n'implique pas obligatoirement un prix global, les juges préfèrent conserver l'existence d'une pluralité de prix et donc de contrats (CA. Versailles 14 janvier 1999, RJDA. 1999, n°501), quitte à ne voir dans la réduction de coût qu'une justification d'un lien inter-contractuel. 209 Découper l'opération dans le temps permet par exemple à l'employeur ou au bailleur d'esquiver les dispositifs législatifs mis en place pour assurer la stabilité de l'emploi ou des baux. Dans le même esprit, la fusion de plusieurs contrats peut permettre aux parties de sauver un de leurs accords, qui, sans cette intégration à coté de stipulations parfaitement licites, aurait été frappé d'une nullité. Enfin, le choix entre l'unité et la pluralité est un moyen d'alléger la pression fiscale en diminuant ou en diluant l'assiette de l'impôt. On comprend bien dès lors que le juge ait un regard un peu suspicieux à l'égard des montages. On comprend bien par conséquent que le juge ne s'estime pas forcément tenu par le découpage ou la fusion opérés par les parties. Il n'est donc pas inutile pour ces parties de modéliser l'office du juge, de voir que ce qui guide son intervention, c'est le souci du juste et de l'utile. 1) Le juste On le sait, le juge est l'arbitre désigné au maintien d'un certain ordre contractuel. Plus largement, il jauge, à l'aune de l'ordre public, "l'itinéraire juridique" suivi par les parties16. Le juge ne s'arrête donc pas aux quelques critères techniques dont je viens de faire un rapide panorama. Il contrôle systématiquement la légalité de la construction. Ainsi, la décomposition d'une action économique pratiquée dans le dessein d'éviter une qualification unitaire interdite ou illicite pourra être ignorée par le juge qui consacrera d'autorité l'unité de l'accord sous une qualification spécifique justifiant sa nullité17. De même, si les parties, 16 17 Il contrôle les raccourcis que l'habileté balise et invite ceux qui les empruntent à poursuivre. Il verbalise à l'inverse le hors-piste frauduleux pour renvoyer les fautifs hors du domaine contractuel. Pacte commissoire : Cass. Com. 24 octobre 1956, Bull. civ. III, n°257 ; Gaz. Pal. 1957, 1, p.128. Cass. Civ. 17 novembre 1959, bull. civ. I, n°480 ; JCP. 1959, IV, p.162. Cass. Civ. 28 avril 1964, Bull. civ. I, n°220. Cass. Civ. 14 janvier 1971, Bull. civ. III, n°30 Cass. Civ. 7 juillet 1977, DP. 1977, 1, p.417. Cass. Com. 3 avril 210 pour faire échapper une stipulation à une nullité certaine, l'intègrent dans un accord unique comportant d'autres prestations tout à fait licites, le juge la dissociera-t-il du contrat pour la consacrer en tant qu'entité contractuelle à part entière18. Ce faisant il opte pour la pluralité. Dans d'autres hypothèses la disqualification ne s'opère pas dans le but de fulminer une nullité, sanction qui peut en effet s'avérer inadéquate, disproportionnée et donc inefficace. La disqualification n'assoit pas une sanction mais constitue alors, en elle-même, la sanction. Par exemple, lorsque, pour tourner l'application d'une réglementation impérative jugée désavantageuse, les parties ont choisi de décomposer leur accord, qui aurait pu s'envisager de manière unitaire, en une pluralité de contrats, le juge a la possibilité de nier cette décomposition frauduleuse pour préférer une qualification unitaire qui empêchera à elle seule d'atteindre l'objectif abusivement recherché. Cette disqualification, cette contraction19, est largement utilisée en matière fiscale. Plutôt que d'annuler l'accord dans son entier et faire perdre ainsi à l'administration fiscale toute prétention, les magistrats lui 18 19 1978, Bull. civ. IV, n°112. Pacte sur succession future : Cass. Req. 4 décembre 1935, S. 1936, 1, p.47.Cass. Civ. 27 novembre 1963, Bull. civ. I, n°520. Vente à tempérament : Cass. Req. 3 mai 1930, Gaz. Pal. 1930, 2, p.165. Cass. Req. 19 avril 1937, DH. 1937, p.284. CA. Pau 4 mai 1950, D. 1950, somm. p.68. TGI. Seine 30 mai 1961, Gaz. Pal. 1961, II, p.201 ; RTDcom. 1961, p.903, n°8. CA. Colmar 3 juin 1965 et Cass. Crim. 26 juillet 1965, JCP. 1966, II, 14472, note P. L ; RTDcom. 1966, p.99, obs. J. Hémard ; Gaz. Pal. 1965, II, p.281. CA. Paris 19 janvier 1966, JCP. G. 1966, II, 14865, note H. Guérin ; RTDcom. 1967, p.550, obs. J. Hémard. CA. Paris 9 janvier 1968, RTDcom. 1968, p.744, obs. J. Hémard. T. corr. Lyon 6 juin 1968, JCP. 69, II, 15763. CA. Lyon 14 novembre 1968, JCP. G. 1969, II, 16042. Cass. Crim. 14 février 1973, Gaz. Pal. 1973, I, p.474 ; RTDcom. 1973, p.613, obs. J. Hémard ; RTDcom. 1973, p.925, obs. B. Bouloc. L'exemple le plus significatif est celui de la simulation. La contre lettre est dissociée de l'acte apparent pour être annulée à titre de sanction. Cass. Civ. 4 juillet 1955, CA. Paris 4 mai 1955, Cass. Civ. 30 mars 1955, D. 1956, p.19, note P. Malaurie. Sur la notion de contraction voir : P. Voirin notes sous Cass. Civ. 30 avril 1941, JCP. 1941, II, 1727 ; sous Cass. Req. 18 février 1947, JCP. 1947, II, 3719 ; sous T. civ. Seine 6 février 1948, JCP. N. 1949, II, 5196. 211 font produire un effet, limité par la disqualification, qui donne une assiette à l'impôt20. En matière sociale, on rencontre aussi cette technique. Afin de protéger le salarié, la loi impose au juge de requalifier une succession de contrats à durée déterminée en un unique contrat à durée indéterminée21. D'ailleurs, cette norme que les parties cherchent à tourner peut fort bien être une loi contractuelle. Un droit de préemption22, une clause d'agrément23, dont la mise en œuvre est conventionnellement attachée à la conclusion d'un certain type de contrat, ne sauraient être éludés par la conclusion d'une pluralité de contrats échappant, a priori, à la qualification prévue en tant que fait générateur24. Cette disqualification peut se produire dans l'autre sens. Lorsque pour une opération économique nécessitant une pluralité de contrats distincts mais liés par un même objectif, les parties décident de nier la pluralité pour faire admettre une qualification unitaire de contrat mixte 20 21 22 23 24 "L'administration, déclare la Cour de cassation, a le droit et le devoir de rechercher et de constater le véritable caractère des stipulations contenues dans les contrats pour arriver à asseoir d'une manière conforme à la loi les droits auxquels ces actes donnent ouverture". Cass. Req. 5 mars 1935, DH. 1935, p.233 ; S. 1935, 1, p.361. Cass. Req. 19 décembre 1938, Gaz. Pal. 1939, 1, p.465 ; S. 1939, 1, p.86. Pour des exemples en matière de cession de fonds de commerce voir : Cass. Com. 6 juin 1990, Bull. civ. IV, n°165. Cass. Com. 18 janvier 1984, Bull. Civ. IV, n°25. Article L. 122-3-10 du Code de travail et la jurisprudence afférente. A signaler : Cass. Soc. 13 novembre 1986, Dr. soc. 1987, p.407, note J. SAVATIER. Cass. soc. 12 mars 1987, bull. civ. V, n°142 ; D. 1988, somm. comm. p.97, obs. J. Pélissier. T. com. Paris 4 décembre 1989, Bull. Joly, §12, p.71. CA. Paris 14 mars 1990, JCP, E, 18990, II, 15784, obs. A. VIANDIER et J.-J. CAUSSAIN ; D. 1992, somm. comm. p.178, obs. J.-C. Bousquet et G. BUGEJA ; Bull. Joly 1990, §97, p.325, note P. Le CANNU ; Bull. Joly 1990, §11, p.353. CA. Colmar 30 janvier 1970, Rev. sociétés 1970, p.299, note P. NOCQUET. J. BARDOUL, "Les clauses d'agrément et les cessions d'actions entre actionnaires", D. 1973, chron. p.137. L. Bornhauser-Mitrani, "La violation d'une clause statutaire", Petites affiches 08/04/1998, p.11. En matière de société on songe encore aux pactes extra-statutaires entre actionnaires qui constituent une norme contractuelle que les tiers tout autant que les signataires doivent respecter. A ce sujet voir : CA. Versailles 29 juin 2000, JCP. E. 2001, p.181, note A. COURET. J. MOURY, "Des clauses restrictives de la libre négociabilité des actions", RTDciv. 1989, p.187. 212 innomé ou de contrat complexe, ceci afin d'éviter l'application d'une réglementation particulière jugée désavantageuse ou contraignante normalement applicable à un seul des contrats de l'ensemble, le juge rétablit l'exacte structure de l'accord et assure l'effectivité de la norme en cause25. Citons comme exemple l'association d'un contrat de bail et d'une promesse de vente. Si le prix fixé au contrat dépasse un certain plafond édicté par une réglementation spécifique au contrat de bail, et que les parties ont opté pour une qualification innomée, le juge peut décomposer la construction, reconnaître la pluralité, et rendre applicable la règle26. Cette disqualification ne vient pas de nulle part. Elle est une prérogative du juge, qui tient, de l'article 12 du NCPC, le pouvoir de préférer ce que font les parties à ce qu'elles disent. 2) L'utile Voilà pour le juste, passons à l'utile. L'utile c'est ce que l'on peut appeler encore l'opportunité juridique et économique. Pour des raisons économiques, de sécurité juridique, de souplesse, de garantie d'intérêts généraux supérieurs voire d'intérêts particuliers, en définitive d'opportunité, le juge pourra opter, entre l'unité et la pluralité. Il pourra par exemple le faire -s'il veut éviter une qualification fiscalement désavantageuse, -s'il veut dépasser une qualification illicite, -s'il veut permettre l'application d'une réglementation jugée plus adéquate. D'une certaine manière, en ayant le souci de l'utile, le juge peut sauver un montage en optant selon les cas, peut être de façon artificielle, pour l'unité ou pour la pluralité. 25 26 Cass. Com. 19 décembre 1989, JCP. G. 1990, IV, p.73. Voir : F. Terré, L’influence de la volonté individuelle sur les qualifications, LGDJ. 1957, préf. R. Le Balle, n°503 et s., p.404 et s. Adde CA. Angers 9 novembre 1949, JCP. G. 1950, II, 5242, note J.-P. L. (a contrario). 213 C'est cet argument de l'utilité, cet argument de l'opportunité qui a encore permis au juge de rendre vraiment efficaces certaines clauses. C'est le cas par exemple de la clause compromissoire que la Cour de Cassation française regarde comme un contrat à part entière et autonome de sorte qu'elle échappe aux discussions soulevées par la validité du contrat dont elle n'est matériellement qu'une portion. C'est le cas aussi pour les clauses de non concurrence, de secret, de préférence, les clauses pénales, qui sont quelquefois dissociées de leur support à dessein de les faire jouer même si le contrat qui les supporte vient à être annulé ou résolu. Conclusion Pour conclure, je me contenterai de noter que les parties n'hésitent pas à éluder l'application d'une règle d'ordre public qu'elles estiment gênante par décomposition de leur accord. Inversement, elles s'emploient quelques fois à associer intimement les différents accords qui les lient de manière à soustraire l'un d'eux à la réglementation qui devrait le frapper. Comme l'avait dit le Doyen René SAVATIER "la liberté contractuelle opprimée se venge". Mais le juge n'est pas toujours dupe. Il a les moyens de contrer l'imagination des parties. Il convient donc de formuler un conseil aux rédacteurs de contrat. Il faut rendre pleinement intelligible la convention souscrite. Il faut s'exprimer sur la question de l'unité ou de la pluralité des instruments juridiques utilisés. Mais il faut aussi, pour réduire la latitude du juge, confirmer ce choix par une présentation claire des motifs légitimes qui y ont conduit. Finalement, la complexité suppose un surcroît d'explications. 214 LE DROIT DE LA CONCURRENCE ? INSTRUMENT DE PROTECTION DES CONTRACTANTS 1 Muriel CHAGNY Agrégée des Facultés de Droit Professeur à l’Université de Savoie 1- Mesdames, Messieurs, Chers collègues, Si vous le permettez, je voudrais commencer par remercier les organisateurs de ce colloque de m’avoir conviée à y participer, m’offrant ainsi l’occasion de revenir sur un thème qui, je dois le confesser, m’est particulièrement cher2. Poursuivant sur la voie des confidences sentimentales, il me faut évoquer un mariage. Deux grandes enseignes de distribution ont convolé en justes noces. Par ce mariage de raison, elles ont uni leurs forces, leur force de vente et… leur puissance d’achat. Elles attendent maintenant de leurs fournisseurs un geste amical, en quelque sorte un cadeau de mariage. N’est-ce pas l’usage de participer à la corbeille de la mariée ? De deux choses l’une : soit vous trouvez spontanément que la mariée est belle, le marié charmant et vous êtes tout prêts à célébrer les noces et à verser votre écot ; soit vous n’êtes pas d’une nature très généreuse et vous vous faites un peu « tirer l’oreille ». Il leur faut alors vous rappeler l’importance du chiffre d’affaires que vous réalisez avec leurs magasins et que, si vous vous montrez chiche, … ils sauront bien s’en souvenir et, pour tout dire, ils se sépareront de vous au plus tôt. S’il est vrai que cette pratique et d’autres, du même type, sont particulièrement mises en œuvre au détriment des fournisseurs de taille modeste qui se trouvent dans une situation de déséquilibre face à la puissance d’achat des grandes surfaces, l’inégalité des rapports de forces peut aussi jouer en sens inverse. Le concessionnaire automobile, lorsqu’il 1 2 Le style oral de cette communication a été conservé pour l’essentiel. M. CHAGNY, Droit de la concurrence et droit commun des obligations, préf. J. GHESTIN, Dalloz, coll. Nouv. bibl. th., vol. 32, 2004 (dont les développements ciaprès sont largement inspirés). 215 réalise l’intégralité de son chiffre d’affaires avec une marque de grande renommée, a parfois le sentiment d’être à la merci de son cocontractant. Voilà donc des circonstances – loin d’être exceptionnelles - dans lesquelles des professionnels sont placés en situation d’infériorité vis-àvis de leur cocontractant, cette inégalité pouvant se concrétiser par un déséquilibre contractuel au détriment de la partie la plus faible. Dès lors, l’idée que les contractants professionnels ont besoin d’une protection fait son chemin. Toutefois, celle offerte par le droit commun des obligations ne semble pas les satisfaire pleinement3. Le droit de la consommation suscite évidemment leur convoitise, mais ses règles sont avant tout destinées – comme son nom même l’indique – à protéger spécifiquement les consommateurs. Aussi les tentatives des professionnels pour forcer les frontières du droit de la consommation n’ont pas franchement prospéré4. Dans ces conditions - un droit commun insuffisamment protecteur, un droit de la consommation rarement applicable -, les professionnels se tournent vers le droit de la concurrence, discipline appelée à régir les relations entre les entreprises dans leurs activités sur le marché. 3 4 Du côté des vices du consentement, la violence économique demeure, malgré quelques avancées, pour l’heure une voie étroite (cf. Civ. 1ère 30 mai 2000, Bull. civ. I, n° 169 ; Civ. 1ère 3 avril 2002, Bull. civ. IV, n° 108). V. plus généralement, sur les limites des différents mécanismes du droit commun des obligations, M. CHAGNY, th. préc., n° 873 et s. Par ailleurs, dans ses arrêts du 1er décembre 1995, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, a mis un terme à l’utilisation de l’article 1129 du Code civil qui permettait d’annuler, par le biais de l’indétermination du prix, des contrats de distribution déséquilibrés. Considérant que ce texte n’est pas applicable à la détermination du prix, la Cour régulatrice énonce, au visa des articles 1134 et 1135 du Code civil, que « lorsqu’une convention prévoit la conclusion de contrats ultérieurs, l’indétermination du prix de ces contrats dans la convention initiale n’affecte pas, sauf dispositions légales particulières, la validité de celle-ci, l’abus dans la fixation du prix ne donnant lieu qu’à résiliation ou indemnisation ». V. Ass. pl. 1er déc. 1995 (4 esp.), Bull. civ., n° 7 (2 esp.), 8 et 9. Ainsi, la Cour de cassation a finalement pris le parti, sinon de refuser, du moins de cantonner très strictement l’octroi aux professionnels du régime de protection contre les clauses abusives. Sa mise en jeu se trouve exclue lorsque la convention litigieuse présente un rapport direct avec l’exercice de l’activité professionnelle du contractant (v. par ex., Civ. 1ère 3 janv. 1996, Bull. civ. I, n° 9 et Civ. 1ère 30 janv. 1996, Bull. civ. I, n° 55). 216 2 - Toutefois, concevoir le droit de la concurrence comme un moyen de protéger les contractants ne manque pas de surprendre à première vue. En quoi, en effet, un outil de la politique économique de l’Etat pourrait-il permettre de remédier à des situations bilatérales d’inégalité contractuelle ? L’étonnement est d’autant plus grand que le droit de la concurrence, droit d’ordre public de direction, se présente plutôt comme une contrainte pesante pour les professionnels. Que n’a-t-on pas écrit à son sujet ? Déviant, envahissant, perturbateur, … et même dictateur, tyran !5 C’est cependant oublier que la concurrence, synonyme de choix, offre aux agents économiques la possibilité de sélectionner entre plusieurs partenaires potentiels celui dont la proposition lui convient le mieux. Elle dissuade « de recourir à des pratiques autocratiques », sous peine de se voir préférer un autre partenaire6. En préservant la concurrence, le droit de la concurrence assure donc, par transitivité, une protection indirecte mais bien réelle des contractants. Au-delà, il importe de tenir compte de la singularité du droit français de la concurrence qui, à la différence de certains droits étrangers et du droit communautaire, est conçu largement7. Il englobe évidemment les règles destinées à préserver le libre jeu de la concurrence, ce droit de la libre concurrence étant également désigné sous l’appellation de droit des pratiques anticoncurrentielles8. Cependant, il comporte aussi des dispositions plus disparates visant notamment à assurer « la loyauté et l’équilibre des relations contractuelles »9, autrement dit à protéger des opérateurs économiques à l’occasion de la conclusion de leurs contrats. C’est cet autre volet du droit de la concurrence, fréquemment qualifié de 5 6 7 8 9 Pour un florilège, v. M. CHAGNY, th. préc., n° 277. Ph. LAURENT, “La concurrence dans l'Union européenne”, CCC fév. 1995, p. 1 et s. , spéc. p. 3. V. aussi, relevant cet effet, Comm. CE 24 juil. 1991, Tetra Pak II, JOCE L. 72, 18 mars 1992, p. 1, spéc. pt. 146. Sur la pluralité des conceptions du droit de la concurrence, v. M. CHAGNY, th. préc., n° 17. On y retrouve l’interdiction des ententes, celle des abus de position dominante et le contrôle préventif des concentrations. C’est là l’intitulé même de la loi du 1er juillet 1996 portant réforme du droit de la concurrence. 217 droit des pratiques restrictives, qui est la marque du particularisme français, lequel est dénoncé, au fil des chroniques ou des thèses, par des auteurs qui évoquent le « vrai » droit de la concurrence10, comme pour mieux contester ce qui serait du « faux » droit de la concurrence. Cette spécificité n’en a pas moins la vie dure … « Cent fois sur le métier remettra ton ouvrage » … Manifestement, le législateur français est décidé à suivre ce conseil. Préoccupé par les relations entre grands distributeurs et fournisseurs, il n’a de cesse que de retoucher et d’enrichir le droit des pratiques restrictives. La réforme est encore à l’ordre du jour : groupe de travail à l’Assemblée nationale, Commission constituée, à l’initiative du Ministre de l’économie et des Finances, sous l’autorité du Premier Président de la Cour de cassation11. 3- Si l’actualité du sujet est certaine, peut-être aurait-il fallu ajouter à son intitulé un double point d’interrogation : aux hésitations tenant à la réalité de la protection des professionnels par le droit de la concurrence s’ajoute, en effet, un questionnement d’un autre ordre, concernant la légitimité d’une telle protection. Finalement, la question centrale est la suivante : dans quelle mesure et jusqu’où le droit de la concurrence peut-il permettre d’assurer la protection des contractants professionnels ? Précisément, au moment de tenter d’y répondre12, l’observateur constate – ce qui n’est pas sans susciter sa perplexité -, que l’abrogation, à la faveur de la loi du 1er juillet 1986, du texte interdisant le refus de vente entre professionnels13 a été présentée, à juste titre, comme un moyen de rééquilibrer les relations entre les fournisseurs et la grande 10 11 12 13 V. not. L. IDOT, « L’empiètement du droit de la concurrence sur le droit du contrat », RDC 2004, p. 882 et s., spéc. p. 883, n°2 ; C. PRIETO, « L’efficience contractuelle dans le droit de la libre concurrence (illustration par la clause d’exclusivité) », RDC 2004, p. 875 et s., spéc. p. 876, n° 1 ; M. CHAGNY, th. préc., n° 800 et s. G. CANIVET , Rapport du groupe d’experts sur les rapports entre industrie et commerce, 18 oct. 2004. Il importe de préciser que les éléments de réponse proposés ci-après ne prétendent aucunement à l’exhaustivité et à la neutralité. Compte tenu de l’ampleur de la question posée, l’accent a été mis sur ce qui paraissait le plus topique. Par ailleurs, il s’agit d’un point de vue parfois critique et résolument prospectif. Il s’agit de l’ancien article 36-2 de l’ordonnance du 1er décembre 1986. 218 distribution. C’est dire que la protection des contractants passe parfois par la suppression du droit de la concurrence… et qu’en conséquence, l’étude des potentialités du droit de la concurrence doit être suivie d’un examen de ses limites. En d’autres termes, si le droit de la concurrence apparaît comme un instrument possible de protection des contractants (I), il faut avoir conscience que cet instrument est nécessairement limité (II). I – LE DROIT DE LA CONCURRENCE, INSTRUMENT POSSIBLE DE PROTECTION DES CONTRACTANTS 4- L’examen des possibilités offertes par le droit de la concurrence révèle non seulement que le droit des pratiques anticoncurrentielles vient au soutien des contractants (A), mais aussi que le droit des pratiques restrictives se porte à leur secours (B). A - Le droit des pratiques anticoncurrentielles, instrument au soutien des contractants 5- L’aptitude du droit des pratiques anticoncurrentielles à protéger les contractants tient, tout d’abord, au contenu de ses règles, lesquelles ont en commun, du fait de la généralité des termes employés par les textes14, de pouvoir s’appliquer à des pratiques variées et concerner toutes les périodes de la vie contractuelle. 6 - L’interdiction des abus de dépendance économique15, introduite dans le droit français en 1986 afin d’appréhender « la simple domination d’un particulier sur l’autre dans leur rapport bilatéral »16, a suscité de grands espoirs17. A sa lecture, le texte pouvait sembler assez 14 15 16 17 Cf. Art. L. 420-1 ; art. L. 420-2 al. 1 et 2 C. Com. et art. 81 et 82 CE. La liste des comportements répréhensibles envisagés par ces dispositions a seulement valeur d’illustration et n’est aucunement limitative. Art. L. 420-3 al 2 C. com. Comm. conc. 14 mars 1985, avis relatif à la situation des centrales d'achat et de leurs regroupements, Rapp., ann. 1, p. 12, RTDCom. 1985, p. 840, n° 6, obs. BOUZAT. V. not. A. PIROVANO et M. M. SALAH, « L’abus de dépendance économique : une 219 propice à la protection des professionnels en situation de faiblesse18. Cependant, les autorités de la concurrence ont, avec l’approbation de la Cour de cassation19, fait preuve de sévérité dans la façon de caractériser l’état de dépendance économique20. Cette rigueur est fort bien illustrée par une affaire dans laquelle un concessionnaire de Mercedes Benz depuis de longues années, qui réalisait l’intégralité de son chiffre d’affaires avec cette marque dont la notoriété est élevée, mettait encore en avant l’ancienneté des relations contractuelles et la spécialisation irréversible de son activité. En dépit de ces circonstances, le Conseil de la concurrence a observé que les marques concurrentes bénéficiaient également d’une bonne notoriété, que les parts de marché de Mercedes étaient relativement faibles ; il a aussi estimé que le concessionnaire pouvait, en cas de cessation de son contrat de concession, passer d'un réseau de constructeur à un autre, sans s’interroger ni sur les délais ni sur le coût d’un tel changement de partenaire ; il en a conclu que le concessionnaire ne se trouvait pas dans une situation de dépendance économique 21. notion subversive ? », PA n° 114, 21 sept. 1990, p. 4 et s. et PA n° 115, 24 sept. 1990, p. 4 et s. ; J. THREARD et Ch. BOURGEON, “Dépendance économique et droit de la concurrence”, Cah. dr. ent. 1987-2, p. 20 et s. 18 Le texte ne comporte pas une définition précise de l’état de dépendance économique. Dans sa rédaction originaire, la disposition se contentait de préciser que l’entreprise ne dispose pas de solution équivalente. Cette précision a par ailleurs disparu à la faveur de la loi NRE du 15 mai 2001. 19 V. Com. 12 oct. 1993, SA Concurrence c/ sté JVC Video, Bull. civ. IV, n° 337 (à propos de la dépendance économique d’un distributeur à l’égard d’un fournisseur). 20 Il a été considéré que l’absence de solution équivalente - exigence initialement mentionnée par le texte prohibant l’abus de dépendance économique - constituait seulement l’un des éléments caractéristiques de la dépendance économique et que devaient également être cumulativement satisfaits trois autres critères, non prévus par le texte et variables selon le cas envisagé (dépendance d’un distributeur à l’égard d’un fournisseur ou d’un fournisseur à l’égard d’un distributeur). 21 Cons. conc. n° 89-D-16 du 2 mai 1989, Mercedes-Benz, Rapp., p. 62. V. aussi Com. 12 oct. 1993, déc. préc. : la dépendance économique d’un distributeur s’apprécie en tenant compte de la notoriété de la marque du fournisseur, de l’importance de sa part dans le marché considéré et dans le chiffre d’affaires du distributeur et de l’impossibilité pour ce dernier d’obtenir d’autres fournisseurs des produits équivalents. 220 Les fournisseurs qui prétendraient invoquer leur état de dépendance économique à l’égard d’un distributeur ne seraient pas mieux lotis. En témoigne la célèbre affaire Cora, du nom d’une enseigne de distribution qui, à l’occasion de son rapprochement avec un concurrent, a sollicité une participation de ses partenaires à la « corbeille de la mariée » : les organes de la concurrence ont exclu l'existence d'un état de dépendance de fournisseurs qui, pour certains, réalisaient près des troisquarts de leur chiffre d'affaires avec ce groupe de distribution22. Autant dire qu’existe un fossé entre les espoirs suscités et la réalité, fossé que n’a pas comblé, pour le moment, la modification du texte par la loi du 15 mai 2001 ; la sévérité des organes de la concurrence ne s’est pas réellement démentie, même s’il faut noter une inflexion récente23. Ainsi, de façon assez paradoxale, la disposition du droit des pratiques anticoncurrentielles qui paraissait la plus à même de protéger les intérêts de la partie faible apparaît, à l’épreuve de la pratique décisionnelle, la moins propice, faute de retenir l’existence d’un état de dépendance économique. 7- Les deux autres règles, communes au droit interne et au droit communautaire, semblent plus appropriées à la protection des contractants professionnels. Les relations contractuelles entre fournisseurs et distributeurs sont bel et bien visées par la prohibition de l’entente, laquelle suppose seulement, mais nécessairement, un concours de plusieurs volontés 22 23 Cons. conc. n° 93-D-21 du 8 juin 1993, Pratiques mises en œuvre lors de l’acquisition de la sté européenne de supermarchés par les stés Grands Magasins B du groupe Cora, Rapp., ann. 28, p. 206 ; Paris 25 mai 1994, Min. éco. et sté Les grands magasins B c/ Cora, Rec., p. 145 ; Com. 10 déc. 1996, Bull. civ. IV, n° 310. Les critères de la dépendance économique du fournisseur vis-à-vis du distributeur sont : la part du chiffre d’affaires réalisé par le fournisseur avec le distributeur ; l’importance du distributeur dans la commercialisation des produits concernés ; les facteurs ayant conduit à la concentration des ventes auprès de ce distributeur (choix stratégiques ou nécessités techniques) ; l’existence ou l’absence de solutions alternatives. Com. 3 mars 2004, Bull. civ. IV, n° 44 ; Cons. Conc. 04-D-44 du 15 sept. 2004, Secteur de la distribution et de l’exploitation de films et 04-D-26 du 30 juin 2004, Pratiques mise en œuvre par le groupement d’intérêt public Champagne Ardenne. 221 indépendantes24. De même que les accords de distribution, les conditions générales de vente proposées par un fournisseur à des distributeurs et acceptées, expressément ou tacitement, par ces derniers constituent des conventions susceptibles d’être appréhendées par l’interdiction des ententes anticoncurrentielles. A ce propos, il importe de préciser que la qualité de participant à une concertation anticoncurrentielle n’empêche pas de dénoncer celle-ci, de sorte que le distributeur ou le fournisseur en situation de faiblesse a la possibilité d’invoquer en justice cette règle si cela lui est favorable. Cela étant, l’interdiction des abus de position dominante25 qui, contrairement aux ententes, se manifestent par des comportements unilatéraux, paraît plus particulièrement adaptée à la protection des professionnels en situation de faiblesse. Il faut dire que lorsqu’on est titulaire d’un pouvoir de marché, il est extrêmement tentant d’utiliser sa position de force pour dicter sa loi à ses partenaires qui n’en peuvent mais. 8 - L’examen de la pratique décisionnelle révèle que les prohibitions des ententes et des abus de position dominante, si elles encadrent les périodes critiques du contrat que sont sa conclusion et sa rupture, exercent surtout un contrôle serré du contenu des conventions, qu’il s’agisse des conditions tarifaires ou des clauses. Sans surprise, les prix élevés - trop élevés - suscitent la défiance des autorités de la concurrence et peuvent être saisis via les interdictions des ententes et, surtout, des abus de position de position dominante lorsqu’un opérateur profite de son pouvoir de marché pour accroître ses bénéfices26 en exigeant de ses clients, captifs puisqu’ils peuvent 24 25 26 Cf. art. L. 420-1 C. com. et art. 81 CE qui font respectivement état des « actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions » et des « accords, décisions d’association d’entreprises et pratiques concertées ». Cf. art. L. 420-2 C. com. et art. 82 CE. Il arrive également que la pratique de prix élevés mise en œuvre par l’opérateur dominant soit destinée à affaiblir la situation concurrentielle de son client dans un cas particulier, lorsque ce dernier se sert du bien ou du service considéré pour proposer ses offres sur un marché sur lequel son fournisseur est également présent. Afin de mettre en échec les stratégies de ce genre, les autorités de la concurrence contrôlent les conditions financières pratiquées par le titulaire d’une facilité essentielle. Cette expression désigne une ressource, dont l’accès est maîtrisé par un 222 difficilement faire jouer la concurrence, le paiement de prix d’un niveau tel qu’ils apparaissent « inéquitables »27. Il faut ajouter, sans entrer dans le détail là encore, que les prix bas peuvent également être condamnés lorsqu’ils sont le résultat d’une entente ou encore lorsqu’ils sont extorqués par un client en situation de position dominante28. Au delà de la fixation du prix, les règles applicables aux ententes et aux abus de positions dominante permettent d’appréhender un large éventail de stipulations allant de la clause de non-concurrence à l’engagement d’exclusivité, en passant par la clause limitative de responsabilité ou l’obligation de restitution en nature des cuves prêtées par les compagnies pétrolières aux pompistes de marque29. En particulier, l’entreprise titulaire d’un pouvoir de marché voit sa liberté dans la rédaction des contrats largement entamée : elle doit se garder d’y introduire des stipulations de nature à conforter sa position et, corrélativement, à affaiblir, directement ou indirectement, ses concurrents. L’illustre fort bien le sort réservé par le Conseil de la concurrence à la disposition contractuelle en vertu de laquelle l’ODA, régisseur exclusif des espaces publicitaires des pages jaunes de l’annuaire téléphonique, plafonnait le montant des dommages-intérêts dus aux annonceurs en cas d’inexécution de sa prestation. La clause limitative de responsabilité, stipulation usuelle s’il en est, a été « imposée par le détenteur du monopole (…) sans négociation possible » de ses cocontractants, observe le Conseil de la concurrence avant d’ajouter qu’elle « revêt un caractère injustifié manifeste ayant pour objet de dissuader les annonceurs de demander réparation dans les cas 27 28 29 opérateur unique, qui conditionne l’entrée sur un marché voisin ou dérivé et dont il n’existe aucun substitut réel ou potentiel (par exemple, une matière première, des installations portuaires, un héliport, …). V. par ex. Cons. conc. n° 96-D-51 du 3 sept. 1996, Pratiques de la SARL Héli-Inter Assistance, Rapp., ann. 58, p. 490 ; RTDC 1998, p. 102, obs. J. MESTRE. Selon l’adjectif utilisé dans l’article 82 CE. Pour la façon dont les autorités de la concurrence caractérisent cet abus, v. not. CJCE 14 fév. 1978, United Brands, aff. 27-76, Rec., p. 207, pts 251 et 253 et Cons. conc. n° 00-D-27 du 13 juin 2000, Saisine de l’UFC du Val d’Oise, Rapp., ann. 34, p. 255. Pour des développements consacrés à ces questions, v. M. CHAGNY, th. préc., n° 336 et s. Sur la véritable police dont les clauses font l’objet, v. M. CHAGNY, th. préc., n° 354 et s. 223 d’inexécution de la prestation », qu’elle « peut avoir pour effet de permettre à l’ODA de limiter artificiellement le risque qu’il encourt en cas de non-exécution d’un élément essentiel du contrat » et ainsi « de limiter les coûts associés au contrôle de la qualité de sa prestation »30. Il en conclut que la clause manifeste une exploitation abusive de la position dominante dont bénéficie l’ODA. 9. - A l’adaptabilité des règles de la libre concurrence s’ajoute ensuite l’efficacité des techniques et des sanctions singulières qui accompagnent leur mise en œuvre. Effectivement, les méthodes pragmatiques d'appréciation des pratiques anticoncurrentielles peuvent concourir à la protection d’une partie au contrat. C’est le cas du mécanisme d’exemption catégorielle, lequel consiste à préciser, a priori et en général, que toute pratique du type considéré, présentant des caractéristiques prédéfinies, échappe en principe à la prohibition. Si ce procédé existe à la fois en droit communautaire et en droit interne31, il n’a pas connu la même fortune : autant le gouvernement français en a usé modérément, autant la Commission s’est montrée prolixe. Elaborant de nombreux règlements d'exemption, elle paraît bien avoir été parfois tentée de protéger les contractants bien plus que de préserver le jeu de la concurrence. Même si une réorientation est intervenue depuis l’adoption du règlement sur les restrictions verticales du 22 décembre 199932, le règlement actuellement applicable au secteur automobile33 continue à porter témoignage d’un interventionnisme dans les contrats : l’exemption 30 Cons. conc. n° 90-D-31, 18 sept. 1990, Marché de la publicité dans les pages jaunes des annuaires, Rapp., ann. 38, p. 95 ; RTDC 1991, p. 353, obs. P. JOURDAIN. 31 L’article 81 § 3 CE prévoit que la prohibition des ententes peut être déclarée inapplicable à des « catégories » d’accords, de décisions d’associations d’entreprises ou de pratiques concertées. V. aussi l’art. 420- 4 C. com. 32 Règlement n° 2790/1999, 22 déc. 1999, concernant l’application de l’art. 81 § 3 à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées,JOCE L. 366, 29 déc. 1999, p. 21 ; JCP E. 2000, p. 140 ; D. 2000, Lég. p. 127. 33 Règlement n° 1400/2002 du 31 juil. 2002, concernant l’application de l’art. 81 § 3 à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées dans le secteur automobile, JOCE L. 203, 1er août 2002. 224 est notamment assujettie au respect d’exigences concernant la durée de l’accord de distribution34 et destinées à préserver les intérêts des concessionnaires en situation de faiblesse relative vis-à-vis du concédant. Certes, les règlements d’exemptions catégorielles n’établissent pas des « prescriptions contraignantes affectant directement la validité ou le contenu des clauses contractuelles ou obligeant les parties contractantes à adapter le contenu de leur contrat », comme l’ont rappelé, à plusieurs reprises, la Cour de justice35 et la Cour de cassation36. Il reste qu’en pratique l'incitation à s’y référer est forte puisqu’un contrat strictement conforme aux prévisions d’un règlement d’exemption est a priori valable au regard du droit des pratiques anticoncurrentielles. C’est dire que les contractants, épris de sécurité juridique, sont enclins à se soumettre volontairement aux dispositions du règlement d’exemption, lequel constitue, dès lors, un outil de normalisation du contenu des conventions d’une efficacité redoutable. Faute de satisfaire les conditions d’une exemption catégorielle, le contrat peut encore donner lieu à une appréciation individualisée de sa validité. Fondées sur un texte37 ou imaginées par les autorités de la concurrence38, les techniques de rachat individuel – donnent lieu à un contrôle a posteriori du contenu des conventions, à l’épreuve d’un test de nécessité et de proportionnalité, et concourent, à cette occasion, à la protection des professionnels en situation de faiblesse. 10 - Dans le cas où une disposition contractuelle est anticoncurrentielle, la contribution du droit des pratiques anticoncurrentielles aux intérêts des contractants se prolonge au stade de la sanction. Ainsi les clauses et les contrats litigieux sont-ils frappés 34 35 36 37 38 V. art. 3 § 5 Règlt. 31 juil. 2002. CJCE 18 déc. 1986, VAG c/Magne, aff. C-10/86, Rec., p. 4071, spéc. pt. 16 ; JCP 1987. II. 20821, concl. J. MISCHO, note P. DURAND ; JDI 1987, p. 461, obs. M.-A. HERMITTE. V. aussi CJCE 15 fév. 1996, Grand garage albigeois et a. c/ Massol, aff. C-226/94, Rec. I, p. 667. Com. 9 mai 1990, Bull. civ. IV, n° 136 ; D. 1990, 509, note P. JOURDAIN ; Com. 16 avril 1991, Bull.civ. IV, n° 149. V. Art. 81 § 3 CE et art. L. 420-4 C. com. Il s’agit du mécanisme connu sous le nom de règle de raison. 225 de nullité39 et disparaissent rétroactivement. Cependant, parmi les différentes sanctions prévues, l’injonction retient spécialement l’attention en ce qu’elle est particulièrement à même de protéger les contractants et de restaurer l’équilibre du contrat. C’est un large pouvoir d'injonction qui a été reconnu aux autorités spécialisées. Il est effectivement loisible au Conseil de la concurrence40 et à la Commission41 de faire cesser un comportement ou de supprimer une disposition contractuelle, mais aussi de prescrire différentes mesures parmi lesquelles la modification ou l'adjonction de clauses. A ainsi pu être ordonnée la suppression de stipulations variées telles que clause d’exclusivité42, engagement de non-concurrence43, droit de préemption44, ou encore clause de résiliation45. Au-delà de l’élimination pure et simple, les autorités spécialisées peuvent imposer des modifications de rédaction, des corrections qui transforment la physionomie de la convention retouchée. Le façonnage s’opère alors de façon plus ou moins directive, selon que l’injonction précise l’amendement nécessaire à la mise en conformité de la stipulation litigieuse46 ou qu’elle se contente d’indiquer l’objectif à atteindre, les parties disposant d’une certaine marge de manœuvre dans l’adaptation de la convention47. 39 40 41 42 43 44 45 46 47 V. art. 81 §2 CE et art. L. 420-3 C. com. V. art. L. 464-2-I C. com., selon lequel le Conseil de la concurrence peut « ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles » comme « imposer des conditions particulières ». V. art. 7 et 8 du Règlement n° 1/2003 du Conseil du 16 déc. 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité. Cons. conc. n° 91-D-51, 19 nov. 1991, Marché des programmes de télévision réservés à la diffusion sur les réseaux câblés, Rapp., ann. 58, p. 130. Cons. conc. n° 95-D-26, 11 avril 1995, Secteur des carbonates, BOCC du 11 avril 1995, p. 217. Cons. conc. n° 97-D-90, 9 déc. 1997, Secteur de la distribution des Boules lyonnaises, Rapp., ann. 97, p. 868. Cons. conc. n° 87-D-14, 26 mai 1987, Pratiques de certains producteurs dans le secteur de l’électroménager, Rapp., ann. 23, p. 39. Cons. conc. n° 89-D-41, Secteur de la vente des livres par clubs, Rapp., ann. 48, p. 139. Dans cette décision, l’injonction indique de quelle façon limiter précisément l’activité couverte par une clause d’exclusivité. V. Cons. conc., n° 88-D-37, 11 oct. 1988, Groupement cartes bancaires, Rapp., ann. 226 11 - Le droit des pratiques anticoncurrentielles peut donc permettre d’assurer la sauvegarde des intérêts des contractants, soit ab initio par incitation, soit a posteriori par un remodelage plus ou moins autoritaire du contrat. Toutefois, les dispositions consacrées aux pratiques restrictives pourraient se prêter mieux encore à la protection des contractants, d’autant qu’elles relèvent de la compétence exclusive des juges judiciaires vraisemblablement plus enclins à rétablir l’équilibre dans les contrats que ne le sont les autorités spécialisées. B -Le droit des pratiques restrictives, instrument au secours des contractants 12 - Le droit des pratiques restrictives paraît bien se porter au secours des contractants. En effet, certaines prohibitions figurant au Titre IV du Livre IV du Code de Commerce semblent particulièrement propices à la protection des professionnels en situation de faiblesse. 13 – C’est, tout d’abord, le cas de l’interdiction des pratiques discriminatoires48 qui, parmi les dispositions originaires de l’ordonnance du 1er décembre 1986, apparaît la plus à même de sauvegarder les intérêts des contractants professionnels. Le texte vise à la fois la pratique et l’obtention de conditions discriminatoires, de sorte que l’auteur du comportement illicite peut être indifféremment le fournisseur ou le demandeur de biens ou de services. Il prohibe des modes de discriminations si variés49 qu’en définitive, presque toutes les stipulations contractuelles sont susceptibles de tomber sous le coup de l’interdiction. Encore faut-il, bien évidemment, mettre en évidence une 48 49 42, p. 85. Dans cette décision, le Conseil de la concurrence ordonne de modifier un article des conditions générales du contrat d'adhésion des commerçants au système de paiement par cartes bancaires « afin qu’un délai raisonnable, qui ne saurait être inférieur à un mois, soit imparti au commerçant pour accepter la modification des conditions particulières de son contrat » (souligné par nos soins). Art. L. 442-6-I-1° C. com. (ex-art. 36-1 ord.). Sont concernés par le texte : « prix, délais de paiement, conditions de vente, modalités de vente ou d'achat ». 227 discrimination, c’est-à-dire, soit l’application d’un traitement différent à deux partenaires placés dans la même situation, soit, à l’inverse, l’application d’un traitement identique à deux partenaires placés dans une situation différente. A titre d’exemple, constitue une pratique discriminatoire le fait pour une grande surface d’obtenir qu’un grossiste lui cède des produits à des prix très bas qu’il n’est pas en mesure d’appliquer à d’autres acheteurs50. Cependant, la discrimination n’est prohibée qu’en l’absence « de contreparties réelles » la justifiant, démonstration incombant à celui qui a consenti le traitement discriminatoire ou qui en bénéficie51. L’existence d’une contrepartie, liée par exemple à l’importance des quantités vendues ou des services rendus, fait donc échec à la prohibition, du moins si elle est réelle. La difficulté tient essentiellement à la signification à accorder à l’adjectif « réel » et partant, à la manière de mesurer la « contrepartie ». Il est possible de considérer que le qualificatif réel vise uniquement à souligner la nécessité qu’existe effectivement une contrepartie52 ou bien qu’il implique un contrôle plus approfondi. La jurisprudence s’est plutôt engagée dans la voie d’un contrôle étroit : les juridictions du fond sont invitées par la Cour de cassation à apprécier, « de façon concrète »53, la pertinence des avantages consentis à un opérateur et, pour ce faire, à se livrer à une pesée de la contrepartie invoquée. Ainsi, dans l’affaire concernant les prix très bas pratiqués par un grossiste au profit d’un grand distributeur, les magistrats ont-ils nié la réalité des prétendues contreparties après avoir observé que les engagements souscrits par le client -et au demeurant non respectés étaient notablement inférieurs au montant des avoirs obtenus54 ou encore que leur « montant [était] sans commune mesure avec celui de la remise accordée »55. C’est donc bien une appréciation de l’équilibre du contrat, 50 51 52 53 54 55 TGI Châlon-sur-saône 21 juin 1994, RJDA 1994, n° 160 ; conf. par Dijon 4 janv. 1996, RJDA 1996, n° 520. Com. 13 janv. 1998, Bull. civ. IV, n° 14. Cette solution s’accorde avec les racines étymologiques de l’adjectif, lequel dérive, en premier lieu, de real : « qui existe effectivement » (V. Le Petit Robert, Dictionnaire de la langue française, V° Réel). Com. 13 janv. 1998, déc. préc. TGI Châlon-sur-saône, 21 juin 1994, déc. préc. Dijon, 4 janv. 1996, déc. préc. (souligné par nos soins). V. aussi Com. 27 janv. 228 protecteur de la partie faible, qu’effectuent les magistrats sur le fondement de l’interdiction des pratiques discriminatoires. 14 - A lire le texte, une autre exigence doit encore être satisfaite pour que l’interdiction des pratiques discriminatoires s’applique. Est prohibé le fait « de pratiquer (…) ou d’obtenir (…) [un traitement] discriminatoire(s) et non justifié(s) par des contreparties réelles en créant, de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage ou un avantage dans la concurrence ». L’effet produit sur le cocontractant (le partenaire, victime ou bénéficiaire de la discrimination) par le traitement discriminatoire injustifié est érigé en condition autonome de mise en jeu du texte. Toutefois, la Cour de cassation n’a pas hésité à réécrire quelque peu la disposition, de telle façon que cette dernière condition découle automatiquement des deux premières56. Ce faisant, elle rapproche la prohibition des pratiques discriminatoires des dispositions prohibées per se, indépendamment de toute incidence sur la concurrence. 15 – Certaines interdictions per se sont, ensuite, grandement susceptibles d’intéresser la protection des contractants. En effet, cette catégorie déjà ample a été enrichie, à la faveur des réformes du 1er juillet 1996 et du 15 mai 2001, de dispositions spécialement conçues pour sauvegarder les intérêts des professionnels en situation de faiblesse. 16 - Parmi les dispositions issues de la loi du 1er juillet 1996 laquelle, d’après son libellé même, visait à rétablir l'équilibre dans les négociations et les relations contractuelles entre fournisseurs et distributeurs -, deux textes semblaient particulièrement adaptés au 56 1998, D. aff. 1998, p. 617 ; RJDA 1998, n° 648. Com. 6 avril 1999, D. aff. 1999, p. 1204 : « le fait pour un producteur de consentir à un partenaire économique des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d’achat discriminatoires et non justifiés par des contreparties réelles crée pour ce partenaire un avantage dans la concurrence, sans qu’il y ait lieu pour l’Administration ou pour l’opérateur qui n’a pas bénéficié de ces mêmes avantages, de démontrer l’existence du préjudice que ces pratiques illicites ont causé » (c’est nous qui soulignons). Dans l’attendu, l’indicatif présent a remplacé le gérondif ; par cette substitution, l’effet, i.e. l’avantage ou le désavantage dans la concurrence, paraît automatique ou du moins présumé. V. aussi Com. 5 déc. 2000, Min. éco c/ ITM international, RJDA 4/2001, n° 511. 229 contrôle de l'équilibre contractuel. Ces dispositions sont destinées à éviter qu’un contractant puisse obtenir la conclusion d’un contrat déséquilibré en opérant un chantage à l’entrée en relations ou en menaçant de rompre des relations établies. Elles appréhendent toutes deux la pratique consommée comme la simple tentative. L’une des interdictions a pour objectif de mettre fin à la pratique des primes de référencement, sortes de droits d’entrée en négociation exigés par les centrales d’achat sans contrepartie suffisante, voire, dans le pire des cas, sans contrepartie du tout57. C’est la raison pour laquelle le texte vise spécifiquement l’acheteur et exige que celui-ci prenne un engagement écrit sur un volume d’achat proportionné. S’il met en avant la nécessité de contreparties suffisantes, il marque, au-delà, une percée de l’exigence de proportionnalité puisqu’il requiert « un volume d’achat proportionné » à l’avantage demandé ou obtenu. L’autre cas d’abus créé par le législateur français en 1996 est en quelque sorte le pendant du texte précédent puisqu’il sanctionne la menace de rupture brutale des relations commerciales exercée en vue d’obtenir des conditions - prix, conditions de coopération commerciale, délais de paiement et les modalités de vente - manifestement dérogatoires aux conditions générales de vente58. Cependant, contrairement à la première disposition, il peut être invoqué par le fournisseur comme par le distributeur. Il s’en distingue également en ce que le contrôle opéré sur le contenu du contrat s'effectue, non à partir d'une exigence de proportionnalité, mais par comparaison avec les conditions générales de vente. Même si ces deux interdictions n'exigent ni la démonstration d’une atteinte à la concurrence, ni celle d'une situation de dépendance économique, leur efficacité reste sujette à caution. Outre que la victime peut hésiter à se plaindre tant que la rupture n’est pas consommée, l'administration de la preuve constitue, en pratique, un obstacle non négligeable : de fait, ce type de chantage ou de menace est, dans la plupart des cas, verbal. Potentiellement propices à un contrôle de 57 58 L. 442-6-I-3° C. com. le fait « d’obtenir ou tenter d’obtenir un avantage, condition préalable à la passation de commandes, sans l’assortir d’un engagement écrit sur un volume d’achat proportionné et, le cas échéant, d’un service demandé par le fournisseur et ayant fait l’objet d’un accord écrit ». Art. L. 442-6-I-4° C. com. 230 l’équilibre contractuel, ces textes ne semblent pas avoir eu beaucoup d’écho en jurisprudence. Il en va bien différemment d’une autre disposition issue de la loi de 1996 et qui concerne cette fois, non plus l’équilibre contractuel, mais la rupture brutale d’une relation commerciale établie, faute de respect d’un préavis écrit suffisant59. Ce texte connaît un réel succès contentieux, vraisemblablement lié au fait qu’il intéresse une période particulièrement critique : la fin des relations contractuelles est tellement cruciale qu’elle mérite une attention toute particulière, à travers une contribution exclusivement consacrée à la rupture60. 17 - Poursuivant la même orientation, la loi sur les nouvelles régulations économiques du 15 mai 2001 s’est, plus précisément, attachée à assurer la « moralisation des pratiques commerciales » dans l’intérêt des contractants professionnels en situation de faiblesse. Le premier type d’intervention peut être qualifié de ciblé en ce qu’il concerne des pratiques ou des clauses bien spécifiques. Ainsi, la stipulation par laquelle il est fait interdiction au cocontractant de céder ses créances à des tiers est-elle dorénavant spécialement stigmatisée et frappée de nullité61. De même, afin de lutter contre le recours massif au crédit fournisseur - qui, inestimable avantage, ne coûte rien tandis que le financement bancaire est évidemment payant -, la loi institue un délai général de paiement -trente jours à compter de la réception de la facture ou de l’exécution de la prestation -62. S’il est supplétif de volonté, il reste qu’un écart entre ce délai et celui retenu par les parties peut être considéré abusif, à moins que le débiteur puisse faire état d’une « raison objective » justifiant le délai choisi63. Le second type d’intervention à finalité protectrice prend la forme de textes de plus grande ampleur. Dans la continuité d’un contrôle de proportionnalité, l’une des 59 60 61 62 63 Art. L. 442-6-I-5° C. com. V. la contribution de Ph. STOFFEL-MUNCK, Le droit économique et le droit des obligations : approche unitaire ou dualiste, le cas de la rupture du contrat. Adde, M. CHAGNY, th. préc., n° 302 et s. Art. L. 442-6-II c C. com. Art. L. 441-6 al. 2 C. com. Art. L. 442-6-I-7° C. com. 231 dispositions sanctionne par l’engagement de la responsabilité civile le fait « d’obtenir ou de tenter d’obtenir d’un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu »64. Si les exemples d’avantages envisagés dans le texte concernent manifestement les pratiques de la grande distribution, il n’en demeure pas moins que la disposition vise « un avantage quelconque » et qu’elle peut donc s’appliquer bien au-delà de ces seuls cas de figure. Une autre disposition est de portée encore plus large puisqu’elle prohibe le fait « d’abuser de la relation de dépendance dans laquelle [un opérateur] tient un partenaire ou de sa puissance d’achat ou de vente en le soumettant à des conditions commerciales ou obligations injustifiées »65. Tel qu’il est rédigé, ce texte paraît ériger l’impossibilité de fournir une justification satisfaisante en élément constitutif unique de l’abus et ouvrir largement accès à un contrôle des obligations et donc de l’équilibre contractuel. A ces nouveautés, s’en ajoute une autre, d’ordre institutionnel, sous la forme d’une Commission d’examen des pratiques commerciales66. Celle-ci est investie de plusieurs missions dont celle de rendre des avis et de formuler des recommandations notamment sur les pratiques concernant les relations commerciales entre producteurs, fournisseurs et revendeurs. Là encore, la volonté d’assurer la défense des professionnels en situation de faiblesse est patente. 18 – Si le droit des pratiques anticoncurrentielles paraît se prêter à la protection des contractants, le droit des pratiques restrictives semble particulièrement approprié. Le bilan, somme toute assez séduisant, des possibilités qu’offre le droit de la concurrence doit cependant être suivi d’un examen de ses limites. 64 65 66 Art. L. 442-6-I-2° a) C. com. Art. L. 442-6-I-2° b) C. com. Art. L. 440-1 C. com. 232 II – LE DROIT DE LA CONCURRENCE, INSTRUMENT LIMITE DE PROTECTION DES CONTRACTANTS 19 - Le droit de la concurrence apparaît comme un instrument limité de protection des contractants, et ce à deux égards : d’une part, en raison de sa lettre même, le droit de la libre concurrence ne peut être qu’un instrument accidentel (A) ; d’autre part, le droit « contractuel » de la concurrence, s’il est indéniablement plus propice à la protection des contractants, est aussi un moyen fort contestable (B). A- Le droit de la libre concurrence, instrument accidentel de protection des contractants 20 - L’utilisation du droit de la libre concurrence à des fins contractuelles est doublement limitée : aux limites spécifiques à chaque disposition, s’en ajoute une autre, commune à l’ensemble des règles de la libre concurrence et liée à leur finalité. 21 - Tout d’abord, les conditions de mise en jeu propres à chaque règle constituent autant de limites à leur aptitude à protéger efficacement les contractants. S’agissant de l’interdiction des ententes, les pratiques ne sont justiciables de la prohibition qu’à la condition que soit caractérisée une volonté collusive commune aux opérateurs qui en sont membres. Se présente alors un obstacle à l'utilisation du texte à des fins de protection d’un contractant dans l’hypothèse où le consentement donné par la partie faible n’est pas le fruit d’une volonté libre. L’affaire Rallye, relative à une « corbeille de la mariée », le met bien en lumière : dans sa décision du 7 avril 199867 , la Cour de cassation censure la cour d'appel de Paris qui avait discerné une entente dans la renégociation des conditions commerciales imposée, à l’occasion du rapprochement d’enseignes, par le distributeur à ses fournisseurs ; selon la Cour régulatrice, « l'accord allégué ne pouvait être qualifié d'action concertée ou d'entente (…) que s'il était établi que les parties y avaient librement consenti en vue de 67 Com. 7 avril 1998, Bull. civ. IV, n° 127 ; D. 1998, somm. p. 342, obs. D. FERRIER ; CCC 1998, n° 89, obs. L. VOGEL. 233 limiter l'accès au marché ou à la libre concurrence ». L’abus de domination qui, contrairement à l’entente, se manifeste par un comportement unilatéral, semble mieux adapté aux relations contractuelles inégalitaires. Encore faut-il que soit caractérisée une position dominante sur le marché, dans le cas d’une domination absolue, ou un état de dépendance économique, dans le cas de la domination relative. A l’examen de la pratique décisionnelle, ces exigences ne sont pas aisément satisfaites et constituent autant d’obstacles à l’intervention du droit de la libre concurrence. Etroitement liée à la délimitation du marché pertinent, la mise en évidence d’une position dominante68 restreint de façon significative l’application de la prohibition à un contrat. Une même clause sera d’ailleurs considérée différemment, selon que l’entreprise qui l’a insérée dans ses contrats est ou non titulaire d’un pouvoir de marché. Du côté de l’abus de dépendance économique, la déception suscitée est à la mesure des espoirs qui avaient été placés dans cette prohibition. Les autorités de la concurrence, généralement imitées par les juridictions, en ont refusé, la plupart du temps, le bénéfice au profit des distributeurs comme des fournisseurs. Sans doute est-il concevable de retenir une autre interprétation de l’état de dépendance économique, interprétation qui permettrait d’élargir le champ d’application de l’interdiction et de saisir des situations de faiblesse69. Reste qu’en dépit d’une réorientation amorcée70, ce n’est pas la position de la jurisprudence pour le moment. La célèbre affaire Cora71, déjà évoquée, illustre fort bien les limites et donc l’inefficacité des différentes dispositions appréhendant les pratiques anticoncurrentielles. Ce dossier s’est soldé par un échec du droit de la libre concurrence. Il a été considéré que ni l’interdiction des abus de dépendance économique, ni celle des abus de position 68 69 70 71 Si la position dominante ne se confond pas avec une quasi-absence de concurrence, elle suppose néanmoins que l’entreprise concernée soit effectivement en mesure de se soustraire aux contraintes du marché et d’exercer une influence déterminante sur les autres opérateurs, de telle sorte qu’elle dispose d’un pouvoir de marché. M. CHAGNY, th. préc., n° 752 et s. Com. 3 mars 2004, déc. préc. Cons. conc. n° 93-D-21 du 8 juin 1993, Paris 25 mai 1994 et Com. 10 déc. 1996, déc. préc. 234 dominante, ni celle des ententes ne pouvaient jouer, à la fois pour des conditions propres à chaque prohibition, mais aussi parce que n’était pas satisfaite l’exigence d’une atteinte à la concurrence, condition de mise en œuvre de l’ensemble du droit des pratiques anticoncurrentielles. 22. - Au-delà de la variation des formules employées par les textes, la nécessité de prouver une atteinte à la concurrence constitue, ensuite, une limite commune et décisive à l’aptitude des règles de la libre concurrence à assurer la protection des contractants72. Aussi bien en droit interne qu’en droit communautaire, il importe d’établir l’objet ou l’effet - avéré ou potentiel – restrictif de concurrence. Or, cette exigence est d’autant plus difficile à satisfaire que le marché de référence sur laquelle elle s’apprécie – i.e. le marché pertinent - est vaste. Le problème est particulièrement aigu dans le cas de l’abus de dépendance économique. En effet, il est très difficile de prouver un impact sur la concurrence lorsque la victime des pratiques litigieuses est une entreprise de taille modeste. C’est là une des causes majeures de l’inefficacité de cette prohibition. 23. - Face à ce constat, il est concevable d’étendre l’application des règles de la libre concurrence au bénéfice des opérateurs en situation de faiblesse, ceci en atténuant, par différents moyens, la portée de la condition d’atteinte à la concurrence. On peut imaginer, à l’instar de la solution retenue pour l’interdiction des pratiques discriminatoires73, d’apprécier une pratique au regard des conséquences qu’elle produit sur un opérateur plutôt que sur le marché dans sa globalité. Cela suppose une modification des textes qui se réfèrent à l’atteinte à la concurrence sur un marché. C’est la solution qu’a retenue le législateur qui a récemment amendé l’interdiction des abus de dépendance économique : l’exploitation 72 73 S’y ajoute en droit communautaire une exigence supplémentaire, à savoir l’affectation du commerce entre les Etats-membres. Cf. l’art. 81 CE qui vise uniquement les ententes « susceptibles d’affecter le commerce entre Etats membres » et l’art. 82 CE qui sanctionne les abus de position dominante seulement « dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d’en être affecté » L’art. L. 442-6-I-1° C. com. envisage la création d’un avantage ou d’un désavantage dans la concurrence pour un opérateur donné. 235 abusive de l’état de dépendance économique est désormais appréhendée « dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence »74. Il est également possible de considérer, en l’absence de toute précision de degré dans le texte, que la plus minime affectation de la concurrence sur le marché suffit à mettre en jeu la prohibition des ententes ou des abus de domination, du moins en droit interne75. Toutefois, renoncer à l’exigence d’un seuil de sensibilité présenterait le risque d’une atteinte systématique des contrats par le biais de dispositions qui sont d’une extrême généralité. En outre, ce n’est pas manifestement l’orientation que privilégie le droit français76. Il est encore envisageable de réduire l’impact de l’exigence d’une entrave à la concurrence en délimitant le marché de façon plus étroite, plus resserrée. Nul doute que le champ d’intervention du droit de la concurrence s’étende si les autorités de la concurrence retiennent une conception parcellisée du marché pertinent. Cependant, il n’est pas certain que cette voie soit souhaitable, du moins au regard du souci de prévisibilité qu’expriment les justiciables. 24. - En définitive, alors qu’aucune des pistes évoquées n’apparaît pleinement satisfaisante, les limites mises en évidence tiennent à ce que la réglementation de la libre concurrence a pour objectif majeur le bon fonctionnement du marché dans l’intérêt général, tandis que la protection des contractants en situation de faiblesse n’est qu’un effet incident. On en veut pour preuve le fait qu’une entrave à la concurrence entraîne, sauf exemption ou règle de raison, la condamnation de la pratique alors même que celle-ci serait favorable à l’autre partie : à titre d’illustration, les rabais de fidélité accordés par une entreprise en position dominante servent indéniablement les intérêts du cocontractant qui en est bénéficiaire ; ils n’en sont pas moins condamnés s’ils ont pour objet ou 74 75 76 Art. L. 420-2 C. com. (mod. par la loi NRE). En effet, la mise en œuvre des textes communautaires est également subordonnée à l’affectation du commerce entre Etats-membres et il peut sembler difficile d’admettre qu’une pratique isolée, au détriment d’un seul, voire de quelques opérateurs, produise cette affectation. V. l’art. L. 464-6-1 C. com. (issu de l’Ord. n° 2004-274 du 25 mars 2004, portant simplification du droit et des formalités pour les entreprises). 236 pour effet de porter atteinte au jeu de la concurrence sur le marché. Il faut alors envisager une solution radicale visant, non plus à atténuer la portée de l’exigence d’atteinte à la concurrence, mais à la supprimer purement et simplement. Une telle option marque le passage d’un instrument accidentel à un instrument voulu par le législateur, dont l’intention de protéger les contractants est manifeste. B - Le droit « contractuel » de la concurrence, instrument contestable de protection des contractants 25. - Les deux dernières réformes d’envergure qu’a connues le droit français de la concurrence l’ont montré sans le moindre doute. Le législateur français n’est pas hostile, bien au contraire, à une suppression localisée de l’exigence d'entrave à la concurrence. Plusieurs dispositions adoptées dans les lois du 1er juillet 1996 ou du 15 mai 2001 sont, à l’évidence, inspirées au premier chef par des préoccupations d’ordre contractuel. Cela conduit à s’interroger sur le bien-fondé de ce véritable droit « contractuel » de la concurrence. Autant le dire sans ambages : le procédé utilisé n’emporte pas la conviction. Vouloir assurer la protection des contractants par le biais du droit de la concurrence n’est pas sans dangers, que ce soit pour le droit de la concurrence ou pour le droit des contrats. En d’autres termes, le procédé retenu apparaît doublement inadéquat. 26. - Le droit contractuel de la concurrence se présente, tout d’abord, comme un facteur de dénaturation du droit de la concurrence. S’il n’est pas choquant que le droit de la concurrence permette de restaurer l’égalité des contractants ou encore de corriger des déséquilibres contractuels tant qu’il s’agit d’un effet incident, toute autre est la situation dans laquelle les règles sont spécialement conçues à cette fin. Il n’appartient pas au droit de la concurrence, serviteur de la loi du marché, de prendre la défense du faible contre le fort, en l’absence d’incidence négative sur le marché. En instituant une protection directe des contractants sur le fondement du droit de la concurrence, on lui assigne un rôle qui, non seulement n’est pas le sien, mais est susceptible de contrarier son objectif majeur. Existe le risque de reléguer au second plan, voire de sacrifier, l’objectif primordial que constitue la sauvegarde 237 de la concurrence et qui ne s’harmonise pas toujours au mieux avec la protection des opérateurs en situation d’infériorité. L’introduction dans le droit de la concurrence d’une logique autre que celle qui lui est propre lui fait perdre sa cohérence et son efficacité, ce qui est d’autant plus regrettable que la protection des contractants incombe naturellement au droit commun. 27. – Précisément, le droit contractuel de la concurrence apparaît, ensuite, comme un facteur de perturbation du droit commun des contrats. Le mélange des genres dont il procède est dénoncé avec force par une partie des civilistes qui, à juste titre, considèrent qu’« il aurait été de meilleure méthode d’utiliser à cet effet les ressources qu’offre le droit commun des contrats »77. C’est de cette discipline que relève principalement la sauvegarde des intérêts particuliers, et notamment des contractants en situation de faiblesse, fussent-ils professionnels. Sans compter que les résultats obtenus sont, pour le moment, mitigés – le succès n’est pas toujours au rendez-vous, comme en témoigne d’ailleurs la succession de réformes -, le choix effectué par le législateur brouille les frontières entre droit de la concurrence et droit des obligations. L’appartenance de certaines des dispositions précédemment évoquées à la réglementation de la concurrence est douteuse. Il est permis de penser que la constatation d'un objet ou d’un effet anticoncurrentiel est consubstantielle à la règle de concurrence. En atténuer la portée par différents moyens – présomptions, redéfinition, délimitation du marché – ne remet pas frontalement en cause la délimitation des deux disciplines. Au contraire, la suppression de la condition d'entrave à la concurrence entraîne, compte tenu du vaste domaine d’application du droit de la concurrence78, un débordement du droit des obligations par des règles qui, si elles ne sont plus tout à fait de 77 78 V. not. F. TERRÉ, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE, Droit des obligations, Dalloz, coll. Précis, 8e éd., 2002, n° 47 ; J.-P. CHAZAL, De la puissance économique en droit des obligations, th. Grenoble II, 1996, sous la dir. de D. LEFEBVRE, n° 575 et s. Cf. art. L. 410-1 C. com. Le droit de la concurrence a vocation à s’appliquer à l’infinie diversité des figures contractuelles dès l’instant qu’elles ressortissent à une activité économique. 238 concurrence, ne sont pas exactement non plus de droit commun. Dès lors, les interventions législatives précédemment décrites peuvent apparaître comme une utilisation déviante de la réglementation de la concurrence qui empiète, au-delà de son domaine légitime, sur les terres du droit des obligations. 28. - Plutôt que de céder aux mirages d’un droit contractuel de la concurrence, nécessairement parcellaire et source de confusion, mieux vaut entreprendre la rénovation du droit commun, mouvement déjà engager en jurisprudence. A un moment où l’on célèbre un peu partout le Bicentenaire du Code civil, c’est une réhabilitation du droit des obligations qui paraît souhaitable. Le droit de la concurrence, à l’instar d’autres droits spéciaux, pourrait grandement y contribuer en exerçant, de plusieurs façons, une attraction sur le droit commun ainsi régénéré. Un tel métissage des droits ne serait après tout que la forme moderne de la loi d’évolution naturelle déjà constaté par Thaller au moment du centenaire du Code civil79. Envisager le droit de la concurrence comme un instrument appréciable d’évolution du droit des contrats serait peut-être de nature à rassurer aussi bien les civilistes craignant la réduction de l’empire du droit commun que les spécialistes du droit de la concurrence redoutant la perversion de leur discipline. Peut-être est-ce là prétendre s’attaquer à la quadrature du cercle. A l’auditoire d’en juger... 79 E. THALLER, “De l’attraction exercée par le Code civil et par ses méthodes sur le droit commercial”, Livre du centenaire du Code civil, Livre du Centenaire du Code civil, 1904, t. 1 p. 225 et s., spéc. p. 226. 239 DROIT ECONOMIQUE ET DROIT COMMUN : DUALITE OU UNITE DE METHODE ? ( L’EXEMPLE DE LA RUPTURE DE LA RELATION CONTRACTUELLE) Philippe STOFFEL-MUNCK 1-Le colloque qui nous réunit a pour thème les rapports du droit économique et du droit des obligations. Cela évoque évidemment les rapports du droit et de l’économie, tant le droit « économique » est traditionnellement influencé par son objet. A cet égard, le droit économique pourrait apparaître comme le remède idéal à la séparation entre les disciplines juridiques et économiques, car cette séparation apparaît généralement comme néfaste. On rapporte ainsi qu’un juge américain avait pu considérer dès 1916 que « un juriste qui n’a pas étudié l’économie s’expose à devenir un ennemi public »1. C’est dire quelle criminelle lacune le droit économique pourrait venir combler. Mais qu’est-ce que ce droit économique dont nous devons étudier les rapports avec le droit civil des obligations ? La question est aussi importante pour notre communication qu’elle est incertaine. Une définition du droit économique manquera longtemps encore à la communauté des juristes, car c’est un droit en formation, encore hétérogène. Tel est du moins l’avis des spécialistes les plus autorisés. G. FARJAT, qui a consacré une grande partie de sa réflexion universitaire à ce droit là, indiquait ainsi que l’Association internationale de Droit économique, fondée en 1982 à Tunis, a 1 Cité en épigraphe par Mme Audrey Cathiard dans sa thèse, « L’abus entre professionnels », dir. P. Lagarde, Cergy-Pontoise, 2004. 241 « expressément écarté toute définition » du droit économique dans ses statuts2. Ceci est le signe qu’il y a bien un problème de frontière, c’est-àdire de définition, du droit économique au point qu’il y a une vingtaine d’années, le Doyen Vedel se demandait, en intitulé d’un des ses articles : « le droit économique existe-t-il ? »3. Il me semble que le droit économique existe bien mais que son unité est, comme je l’ai déjà dit, encore à construire. Pour autant, quelques traits distinctifs peuvent être repérés. Ces traits marquent son esprit et permettent de mieux le situer par rapport au droit des obligations. Ils permettront également de mieux délimiter l’objet de cette communication. 2 -Tout d’abord, le droit économique semble être, pour reprendre l’expression de Gérard FARJAT « le droit organisateur des marchés »4. Il constitue une tentative de « porter la logique de l’économique dans le champ du droit »5. Par là, il se veut concret et pragmatique. Cela l’amène à être instable, car il se situe dans la dépendance des conjonctures et des politiques économiques. Il est l’instrument d’une politique conjoncturelle, ce qui lui donne cet aspect réglementaire si souvent dénoncé par les civilistes amateurs de grands principes abstraits s’organisant en système stable et cohérent. Ces opinions ont évidemment du vrai. Le droit de la concurrence en atteste manifestement. Les raisonnements du droit de la concurrence s’articulent autour de concepts économiques souvent flous et ses applications dépendent largement de considérations conjoncturelles : telle entente sera exemptée parce qu’aujourd’hui elle est jugée bénéfique au regard de l’état du marché ; tel secteur économique pourra y recourir plus que d’autres ; telle concentration sera admise et pas telle autre sur la base de considérations de politique économique conjoncturelle ; tel comportement sera jugé 2 3 4 5 G. Farjat, « La notion de droit économique », Arch. de philo. du droit, t. 37, Sirey 1992, p. 27, note 3. Mélanges Pierre Vigreux, 1981, p. 767. Art. préc., p. 28. Ibid., p. 30. 242 constitutif d’un abus de position dominante là où le même comportement sera admis ailleurs, etc. Le droit de la consommation peut aussi donner cette impression. Il suffit d’ouvrir le Code de la consommation pour voir à quel point il peut être tatillon et concret, exprimant un aspect très réglementaire. Il se préoccupe lui aussi de l’organisation du marché : la réglementation des soldes le signale par exemple. La réglementation du taux effectif global (TEG) le montre également. Je ne suis pas, ainsi, absolument persuadé que le formalisme du crédit soit simplement créateur d’un ordre public de protection. Si tel était le cas, ses sanctions devraient être écartées quand l’irrégularité formelle n’a causé aucun préjudice à l’emprunteur. Or ce n’est pas ce qui se passe : même si l’emprunteur est un analyste financier dont la volonté n’a en rien été faussé par l’irrégularité commise, le formalisme est sanctionné6. En outre, la présence de nombreuses sanctions pénales montre suffisamment que la sanction de ce formalisme n’est pas déterminée par la considération du préjudice que son irrespect au demandeur. La sanction pénale montre que la collectivité est intéressée par le respect de ces règles. Le formalisme du crédit me semble plutôt être un formalisme disciplinaire : il vise à obliger les banques à présenter leurs offres de crédit de manière stéréotypées de façon, notamment, à ce que les consommateurs puissent aisément comparer une offre et l’autre et faire ainsi marcher la concurrence. C’est bien encore le fonctionnement du marché qui est ici visé et pas seulement la protection du contractant. Ainsi, le droit économique s’intéresse aux impacts collectifs de la relation économique individuelle. 6 Les articles L. 311-1 s. C. cons. s’appliquent à tout crédit, sauf « ceux qui sont destinés à financer les besoins d’une activité professionnelle » (art. L. 311-3 c. cons.). Le critère est donc purement matériel ce qui signifie, pour reprendre une heureuse formule de la Cour de cassation, que « l'application de la loi [est] déterminée par l'objet du prêt et non par la personnalité de ceux qui s'y engagent » (Cass. 1ère civ., 8 juillet 1997, n° 95-11500). Un analyste financier qui emprunte 7 000 € pour l’équipement Hi-Fi de son appartement contracte pour un besoin étranger à l’exercice de sa profession. Par conséquent, le formalisme s’applique, et la déchéance joue automatiquement, c’est-à-dire sans que l’emprunteur ait préalablement à démontrer le préjudice que l’irrégularité lui a causé et sans que la déchéance soit mesurée à ce préjudice. 243 3- Le droit des obligations ne place pas son ambition à cette hauteur. En principe, il s’intéresse à la relation individuelle en elle-même et pour elle-même. Certes les conventions contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs sont interdites, mais il s’agit quasiment de la seule intrusion de l’ordre collectif dans les mécanismes contractuels. A quoi s’intéresse le droit des contrats ? à la justice commutative de la relation ; à la volonté du contractant ; à l’exécution de sa promesse. Pour l’essentiel, c’est le contrat et ses seuls agents qui sont en cause. Le droit s’appliquera en fonction de ce que commande leur situation l’un par rapport à l’autre, le créancier face au débiteur, ni plus ni moins. Ainsi, l’impact collectif de la relation individuelle litigieuse est largement indifférent au jeu des règles du droit civil des contrats, alors qu’il est central dans le droit économique. 4 - Cet angle d’opposition, pour juste qu’il puisse paraître, n’est cependant pas totalement pertinent. Une partie du droit économique s’articule sur des considérations essentiellement interindividuelles et s’introduit, ainsi, sur le terrain naturel du droit civil. Par exemple, le droit des pratiques restrictives de concurrence est largement perçu comme un droit de la responsabilité civile. Le droit des contrats de consommation est largement perçu comme étant d’abord un droit de protection du consommateur et relevant, à ce titre, du classique droit des contrats. Il y a donc des zones de recoupement. Le droit économique n’est pas seulement un droit organisateur des marchés, il est aussi un droit de protection du contractant considéré comme faible. Ainsi en va-t-il du consommateur, de l’entreprise en difficultés et du contractant en état de dépendance économique, tantôt le distributeur (Loi Doubin, droit de la concession, de la franchise, de l’agence commerciale), tantôt le fournisseur (art. L. 442-6 C. com.). Pris sous cet angle, le droit économique paraît bien devoir être soluble dans le droit des obligations contenu dans le Code civil. Ce ne serait pas vraiment un droit civil du pauvre, car la protection joue quand bien même le consommateur ou l’entreprise protégée serait en vérité mieux armé que son contractant, mais ce serait un droit civil quand même parce qu’axé sur l’individu et sur la relation interindividuelle. 244 C’est précisément cette idée qu’il nous faut éprouver. Nous le ferons en étudiant de quelle manière le droit économique et le droit civil classique appréhendent respectivement cette phase particulièrement sensible que constitue la rupture d’une relation contractuelle. Mais, autant le dire d’emblée, ce mélange entre le droit économique et le droit civil ne prend pas toujours bien. Le droit économique conserve ainsi une relative originalité d’esprit par rapport aux mécanismes du droit civil. En l’état du droit positif, cela se voit assez bien quand on compare la manière dont les deux droits règlent la rupture. En revanche, l’analyse des sanctions d’une rupture irrégulière montre que l’originalité du droit économique disparait au profit des mécanismes du droit civil. Autrement dit, s’il existe entre le droit civil et le droit économique une certaine dualité d’approche dans l’encadrement de la rupture de la relation contractuelle, c’est une certaine unité qui apparaît à l’analyse des sanctions de cette rupture. I- DUALITE DANS L’ENCADREMENT DE LA RUPTURE 5- Le particularisme de la manière dont le droit économique règle la rupture s’aperçoit d’abord dans la manière dont il comprend la relation contractuelle objet de la rupture. Ce particularisme s’aperçoit ensuite, dans une moindre mesure, dans la manière dont il répond à la rupture, c'est-à-dire dans l’institution du préavis. A une dualité nette dans l’analyse de la relation contractuelle objet de la rupture, répond une dualité moindre dans l’analyse du préavis A- L’objet de la rupture 6 - L’objet de la rupture, c’est-à-dire la relation contractuelle, n’est apparemment pas toujours compris de la même manière en droit civil et en droit économique. En droit civil, le contrat synallagmatique est une relation bornée dans le temps et dans l’espace. 245 Dans le temps, il est soit à durée déterminée et il s’éteint naturellement à l’arrivée de son terme, soit à durée indéterminée, et chaque partie dispose alors d’une faculté de résiliation unilatérale. Dans l’espace, le contrat unit le débiteur et le créancier et le fait qu’il participe à une opération complexe mettant en jeu plusieurs conventions est, sauf clause contraire ou indivisibilité objective, indifférent. Ces nettes lignes qui dessinent les contours du contrat en droit civil se brouillent en droit économique. Il est possible de l’apercevoir au travers de deux exemples où les divergences se font saillantes. Pour faire bonne mesure, le premier sera emprunté au droit de la concurrence, le second au droit de la consommation. 1) En droit de la concurrence 7- En droit de la concurrence, chacun connaît aujourd’hui le texte phare à la numérotation barbare qui gouverne la rupture d’une relation commerciale établie. L’art. L. 442-6, I, 5° C. com. dispose que : a- Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers […] 8 – « De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. À défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui 246 précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure » ; On reconnaît ici le style léger du droit économique et son appel aux autorités administratives ou professionnelles pour régler son application, mais tel n’est pas le particularisme que nous voulons souligner. Ce particularisme réside dans la notion de « relation commerciale établie ». Voilà ce dont le texte règle la rupture. Mais qu’est-ce donc ? Est-ce un contrat à durée indéterminée : sans doute mais pas nécessairement, si le « cdi » a duré quelques mois à peine, il n’est pas certain qu’il s’agisse d’une relation commerciale établie. Est-ce une succession de contrats à durée déterminée ? peut-être bien, mais alors le droit économique s’éloigne franchement du droit civil car en droit civil lorsque le « cdd » s’éteint, et il s’éteint de lui-même : nul ne le rompt. Son non-renouvellement n’a normalement pas besoin d’être annoncé à l’avance car, étant dépourvu de droit au renouvellement, le contractant qui subit la rupture doit s’attendre à l’extinction de la relation économique. 9-Ainsi, le droit de la concurrence ne s’intéresse pas tant à la rupture du contrat qu’à la cessation d’une relation économique. L’objet de la rupture c’est la « relation économique établie », notion qui se substitue à la notion civiliste abstraite de « contrat ». L’originalité du droit économique s’affirme nettement : il ne raisonne pas selon les mêmes catégories intellectuelles que le droit commun du contrat. Ce qui lui importe est qu’un flux économique stable ait existé, impliquant une certaine organisation de l’activité du contractant, qui lui rendra difficile une réorganisation rapide. La réalité économique concrète prime sur l’analyse civiliste abstraite. On peut faire le même constat en droit de la consommation. 247 2) En droit de la consommation 10- En matière de crédit à la consommation, l’art. L. 311-21 C. cons. dispose à propos des crédits affectés que : « En cas de contestation sur l'exécution du contrat principal, le tribunal pourra, jusqu'à la solution du litige, suspendre l'exécution du contrat de crédit. Celui-ci est résolu ou annulé de plein droit lorsque le contrat en vue duquel il a été conclu est lui-même judiciairement résolu ou annulé ». La solution tranche nettement avec celle reçue en droit civil. Dans le droit commun du prêt, chacun sait en effet que, pour reprendre la formule de la Cour de cassation, « la cause de l’obligation de l’emprunteur réside dans la mise à disposition des fonds nécessaires à l’acquisition des fonds pour laquelle il a contracté l’emprunt ». La solution a été affirmée en 19747, elle a été réitérée en 1994, 1996 ou 19998. Par conséquent, en droit civil, si un emprunteur obtient un prêt pour financer l’acquisition d’un matériel et que ce matériel n’est jamais livré, le prêt reste causé et l’emprunteur devra donc payer les intérêts. La cause économique du prêt a disparu, mais sa cause juridique demeure car la cause de l’obligation de payer les intérêts, c’était l’obligation (si l’on peut dire) de mettre les fonds à disposition. En droit de la consommation à l’inverse, si le matériel n’est jamais livré et que le contrat de vente tombe, le prêt tombe aussi. Ce qui est déterminant ce n’est pas la cause juridique de l’obligation, mais son fondement économique concret à savoir l’obtention du matériel dont il s’agissait de financer l’acquisition. 11- A nouveau les concepts économiques se substituent aux concepts civilistes du droit commun. 7 8 Civ. 1, 20/11/1974, B. 311. Civ. 1, 16/02/1999, B. 55 248 Il y a ainsi, entre le droit économique de la rupture et le droit civil de la rupture, une dualité d’approche dans la conception de l’objet de la rupture : opération économique concrète, d’un côté ; notion abstraite de contrat synallagmatique, de l’autre. Cette différence d’approche demeure mais s’atténue quand on voit la réponse commune que chacun des deux droits donne à l’idée de rupture. Dans les deux cas, il est prévu qu’un préavis doit précéder la rupture : mais l’analyse montre qu’il n’est pas conçu exactement de la même manière en droit civil et en droit économique B- L’analyse du préavis 12- L’analyse du préavis n’est pas facile à cerner en « droit économique », si on comprend celui-ci dans toute son ampleur. Ainsi, si une recherche informatique révèle que le mot apparaît 160 fois dans les codes français, il ne figure à aucun endroit du Code de la consommation. Au contraire, ce Code établit au profit du consommateur un droit de rupture sans préavis du contrat quand le professionnel accuse un retard de plus de 7 jours dans la fourniture du bien ou du service convenu (art. L. 114-1 C. cons.). Sans doute est-ce parce que les rapports de consommation, souvent fugaces, sont de toute manière assez peu sujets à une rupture intempestive de la part du professionnel, qui a généralement intérêt à la poursuite de la relation. D’ailleurs, quand ce risque existe, l’institution du préavis reparaît comme on peut le voir dans la législation relative aux baux d’habitation. On peut à nouveau y voir une manifestation du caractère pragmatique du droit économique : pas de principe général abstrait recouvrant l’ensemble des contrats, mais des réactions ponctuelles au gré des besoins particuliers à tel ou tel secteur économique. 13- On peut aussi y voir un sain souci d’éviter une redite inutile puisque le droit commun pose la nécessité d’un préavis pour la rupture de tout contrat à durée indéterminée, ce qui absorbe tous les contrats relevant du droit économique. A cet égard, on doit évidemment citer cette décision du Conseil constitutionnel qui énonce que : 249 « si le contrat est la loi commune des parties, la liberté qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 justifie qu'un contrat de droit privé à durée indéterminée puisse être rompu unilatéralement par l'un ou l'autre des contractants, l'information du cocontractant […] devant toutefois être garanties ; qu'à cet égard, il appartient au législateur, en raison de la nécessité d'assurer pour certains contrats la protection de l'une des parties, de préciser les causes permettant une telle résiliation, ainsi que les modalités de celleci, notamment le respect d'un préavis »9. Mais bien avant, toute la jurisprudence considérant comme fautive la rupture brutale d’un « cdi » consacrait implicitement la nécessité d’un préavis, indépendamment même de toute précision législative. On pourrait donc croire que le droit économique ne dit rien du préavis par simple économie de moyens, et que, les quelques fois où il envisage la question (art. L. 442-6 I, 5° C. com.), il faut y voir une simple redondance résultant d’une mauvaise technique législative. 14 - Alors, est-on arrivé à l’harmonie ? le droit économique et le droit civil seraient-ils en communion sur cet aménagement de la rupture du contrat ? Pas tout à fait, car le préavis du droit commun et celui du droit économique ne paraissent pas exactement animés par la même philosophie. En droit économique, le préavis vise, comme la jurisprudence a pu le préciser à propos de l’article L. 442-6, I, 5°10, à permettre à la partie qui subit la rupture de préparer sa réinsertion. L’enjeu est important car peut en dépendre la survie de l’entreprise et de ses emplois. Par là, le préavis participe à une politique publique de défense de l’emploi et relève de l’Ordre Public Economique comme l’exprime, d’ailleurs, la 9 10 Décision n° 99-419 relative au PACS, § 61, JO 16 nov. 1999, p. 16962 ; RTD civ. 2000, 109, obs. Mestre et Fages CA Paris, 8 déc. 1994, RJDA 1995, n° 272 ; - CA Aix-en-Provence, 9 janv. 1996, Bull. Aix 1996-1, p. 237 et la note ; - CA Aix-en-Provence, 29 mars 2002, Bull. Aix 2002-1, p. 219, note Bosco. 250 compétence donnée au Ministre de l’économie pour fixer secteur par secteur la durée des préavis. Il est donc normal non seulement que les parties ne puissent écarter l’exigence d’un préavis mais ne puissent pas non plus en fixer librement la durée. Dans un arrêt du 12 mai 2004, la Chambre commerciale juge ainsi erronés les motifs d’un arrêt d’appel ayant considéré qu’à partir du moment où la durée du préavis avait été fixée par les parties, il devait être considéré comme suffisant11. En effet, puisque l’article L. 442-6, I, 5° précise la nécessité d’un « préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale », on ne peut logiquement abandonner la tenue de ce compte aux seules parties, sauf à penser que la loi a parlé pour ne rien dire. Par conséquent, il apparaît bien que, pour la Cour de cassation, la loi du contrat ne règne pas nécessairement sur le préavis. On est dans le domaine de l’ordre public. 15- En droit commun des contrats, en revanche, l’obligation au préavis ne s’inscrit pas dans une telle perspective mais constitue un prolongement de la bonne foi. Il n’exprime plus une nécessité économique d’intérêt collectif mais un devoir moral interindividuel. Or, dans ce dernier domaine, il est davantage légitime de prendre en compte de la volonté commune des parties. La jurisprudence assez abondante rendue à propos du contrat de collaboration médicale le laisse du moins supposer. Ce contrat est un des rares qui soit régulièrement concerné par la question de la durée du préavis sans relever pour autant de l’article L. 442-6, I, 5°. Or, en la matière, plusieurs décisions laissent penser que la référence à la volonté commune des parties n’est pas indifférente. La Cour de cassation a ainsi pu juger en 1985 qu’une cour d’appel justifiait son appréciation du caractère suffisant ou non de la durée du préavis en interprétant souverainement l’intention commune des parties12. En 2001, elle a de même censuré sur le fondement de l’art. 1134 C. civ. une cour d’appel qui avait jugé abusive une rupture en se fondant sur des critères tenant à la personnalité du praticien alors que le contrat prévoyait que chacune des parties pouvait rompre quand bon lui semblait la relation sous réserve 11 12 B. 86 ; Revue des contrats, 2004, p. 943, et la note. Civ 1, 17/07/1985, B. 231 251 d’un préavis13. La Cour de cassation relève qu’en statuant de la sorte, la cour d’appel « viole la loi des parties », ce qui montre bien que cette « loi des parties » a un rôle à jouer dans le raisonnement. 16- La leçon est encore plus claire quand on observe ce domaine à cheval entre le droit commun et le droit économique qu’est le domaine bancaire. En effet, si ce domaine est proche du droit économique, il ne rentre pas clairement sous l’égide de l’art. L. 442-6, I, 5° dans la mesure où la rupture d’un concours bancaire fait l’objet d’un texte spécial, l’article L313-12 c.m.f. Ce dernier dispose que : Tout concours à durée indéterminée, autre qu'occasionnel, qu'un établissement de crédit consent à une entreprise, ne peut être réduit ou interrompu que sur notification écrite et à l'expiration d'un délai de préavis […14]. Or sur la base conjuguée de ce texte et de l’art. 1134 C. civ., la chambre commerciale de la Cour de cassation a pu juger en 2001 que pour fixer la durée convenable du préavis, il convenait en premier lieu de se référer à la volonté des parties. Elle censure ainsi une CA qui avait jugé insuffisant un délai de préavis sur la seule considération de sa brièveté au regard des usages « sans rechercher quelle était la commune intention des parties pour la fixation du délai de préavis ». Et la Cour de cassation précise que ce n’est qu’ « en cas d'impossibilité de l'établir » que les juges sont libres de prendre pour référence « le délai convenable pour que le client puisse trouver un nouveau banquier »15. 17- Ainsi, si le droit économique et le droit commun s’accordent sur la nécessité d’un préavis en cas de rupture, l’institution n’est pas exactement conçue de la même manière dans l’un et l’autre cas. 13 14 15 Civ. 1, 03/04/2001, B. 98 Le texte poursuit en ajoutant que : « L'établissement de crédit n'est pas tenu de respecter un délai de préavis, que l'ouverture de crédit soit à durée indéterminée ou déterminée, en cas de comportement gravement répréhensible du bénéficiaire du crédit ou au cas où la situation de ce dernier s'avérerait irrémédiablement compromise ». 19.06.2001, B. 118 252 Pour le droit économique, préoccupé du bon fonctionnement du marché, le préavis convenable est celui qui permet au contractant de redéployer son activité sur le marché, cette durée pouvant notamment être fixée par les autorités administratives ou professionnelles. Le préavis participe alors de l’ordre public économique. On retrouve le caractère administré, autoritaire et pragmatique propre au droit économique. En revanche, pour le droit civil des contrats, le préavis est une question de relation interindividuelle, ce pourquoi les parties conservent une maîtrise sinon du principe du préavis du moins de la durée de celuici. L’article 1134 al. 1 C. civ. a encore un rôle à jouer dans le raisonnement, là où il est évacué dans le cadre du droit économique. Malgré les apparences, le droit économique et le droit commun se séparent donc bien dans l’analyse qu’ils font de la rupture de la relation contractuelle. Il y a bien une dualité d’approche et de méthode entre eux. A l’inverse, quand il s’agit d’aborder les sanctions d’une rupture irrégulière, les deux droits semblent converger ou, plus exactement, le raisonnement civiliste semble largement étouffer l’influence que pourrait avoir l’esprit propre du droit économique. Là où le droit positif invitait à constater une dualité dans l’encadrement de la rupture, le même droit positif invite à constater qu’il existe une certaine unité dans l’analyse des sanctions de la rupture. II- UNITE DANS L’ANALYSE DES SANCTIONS 18 -L’unité dans l’analyse des sanctions se révèle quand l’on voit que le droit économique renvoie à des instruments du droit commun la prise en charge des conséquences de l’irrespect d’un préavis. Quand la durée du préavis est fixée par la loi et s’intègre ainsi au contrat, comme en matière de bail d’habitation, c’est la force obligatoire du contrat et l’art. 1134 al. 1 C. civ. qui va venir sanctionner le préavis trop court. Quant à l’art. L. 442-6, I, 5°, il prévoit que l’auteur de la rupture qui ne respecte pas le préavis adéquat « engage sa responsabilité ». Ce sont donc bien vers des institutions relevant du droit commun du contrat que la question des sanctions d’une rupture irrégulière se 253 trouve renvoyée. A ce titre, deux genres de sanctions peuvent être envisagées, que nous envisagerons successivement : il peut soit s’agir du maintien forcé du contrat, soit de simples dommages et intérêts. A) Le maintien forcé 19- Le maintien forcé se conçoit sans trop de difficultés lorsqu’il se fonde sur la force obligatoire du contrat. Tout comme le « cdd » doit être poursuivi jusqu’à son terme, la promesse d’un délai de préavis déterminé ou objectivement déterminable fait naître une obligation valable, susceptible à ce titre d’exécution forcée. Droit commun et droit économique convergent à ce stade. En revanche, quand le préavis ne résulte pas d’une obligation consentie par une partie, mais d’un devoir de loyauté ou que sa durée n’est ni déterminée ni objectivement déterminable, les choses sont moins nettes. En ce cas, en effet, l’obligation au préavis ne présente pas les qualités nécessaires pour faire naître valablement une véritable obligation contractuelle. Rappelons simplement que l’article 1129 C. civ. prévoit que, pour être valable : « Il faut que l'obligation ait pour objet une chose au moins déterminée quant à son espèce. La quotité de la chose peut être incertaine, pourvu qu'elle puisse être déterminée ». Le préavis à durée indéterminée ou indéterminable ne participe donc pas du registre de l’obligation contractuelle. Il relève de l’ordre du devoir de comportement. Or, la violation d’un devoir de comportement constitue normalement un simple fait générateur de responsabilité, sans ouvrir droit aux remèdes contractuels qui tendent à l’exécution en nature ou par équivalent d’une obligation. Il est, dès lors, normal d’hésiter à prononcer le maintien forcé de la relation sur ce seul motif que la rupture a été brutale, hypocrite ou malveillante ou autrement irrespectueuse d’une prescription imprécise de la loi. 254 Et puisque l’on est, par la force des choses, amené à raisonner en termes de responsabilité, c’est en termes de réparation du préjudice causé par la rupture qu’il faudra raisonner. Or ce raisonnement amène a priori à une simple allocation de dommages et intérêts venant compenser le gain manqué et la perte faite. 20 - Certes, on fait valoir en sens inverse que le maintien forcé pourrait constituer une réparation en nature. J’avoue ne pas être très convaincu par cet argument. Au soutien de la thèse de la réparation en nature on avance quelques arrêts qui ont prononcé une poursuite forcée du contrat. Le cas arrive, mais les décisions en ce sens statuaient généralement soit sur une hypothèse où un délai de préavis avait expressément été prévu soit sur des cas où un terme implicite pouvait être fixé à la relation. La poursuite forcée du contrat se recommande alors de la force obligatoire du contrat et ne caractérisent pas vraiment, me semble-t-il, une réparation en nature. J’en prends l’exemple de l’arrêt ayant commandé la reprise forcée du contrat d’assurance résilié avant le bogue de l’an 200016. En l’occurrence, le passage de ce cap constituait, me semble-t-il, davantage un terme implicite qu’autre chose17. Les arrêts cités en faveur de la réparation en nature ne paraissent donc pas nettement probants, ce qui permet de maintenir que c’est en termes de dommages et intérêts que le droit commun invite à raisonner. 21- Certes, le droit économique, par son pragmatisme, pourrait trouver lieu à ne pas s’embarrasser des contraintes de raisonnement dans lesquelles le droit des obligations est enfermé. Le droit de la consommation comme le droit de la concurrence fourmille ainsi de sanctions en nature particulièrement originales comme ces actions en cessation de l’illicite qui sont offertes, par exemple, aux associations de consommateur (art. L. 421-6 c. cons.). 16 17 Civ. 1, 20/11/2000, D. 2001, jur., 256, n. Ch. Jamin et M. Billiau ; JCP 2001, II, 10506, n. X. Vuitton ; D. 2001 somm., 1136, obs. D. Mazeaud ; RTDC 2001, 135, obs. J. Mestre et B. Fages ; RTDC 2002, 137, obs. J. Normand Pour un développement en ce sens, v. nos obs. sous l’arrêt de renvoi, in Communication, commerce électronique, 2002, comm. 120. 255 Pourtant, et c’est sur ce point que l’on aperçoit l’effacement du droit économique derrière le droit commun, la lecture de la loi et des recueils de jurisprudence ne montre pas que ces sanctions originales aient été étendues à l’hypothèse d’un manquement au simple devoir de prévoir un préavis adéquat. L’originalité du droit économique cède donc le pas à l’orthodoxie du droit civil. Il n’est pas sûr qu’il en aille complètement de même à propos de l’évaluation des dommages et intérêts dont sera redevable l’auteur de la rupture brutale. B) Les dommages et intérêts 22- Les dommages et intérêts sont la deuxième, et la plus courante, des sanctions de la rupture fautive. Ils peuvent tout d’abord représenter une exécution par équivalent de la période restant à courir18 quand la rupture est intervenue en violation d’un engagement ferme de durée. Ici ils constituent une alternative à l’exécution forcée. Sinon, les dommages et intérêts représentent la réparation du préjudice consécutif à la rupture. La difficulté à cerner ce préjudice est considérable, mais elle n’est pas insurmontable : → la perte éprouvée consiste dans les dépenses que l’on a engagées et que l’on n’aurait pas faite si l’on avait été averti en temps utile de la rupture prochaine ; elle consiste plus généralement dans les économies que l’on aurait faites si les choses s’étaient loyalement passées. → le gain manqué consiste dans les opportunités de gain ou que l’on aurait saisies si la rupture avait été annoncée à temps. Il s’agira plus généralement de perte d’une chance. 23- Pourtant, un grand chef de préjudice semble absent de cette présentation. Les revenus perdus du fait de la cessation de la relation sont, en effet, assez traditionnellement présentés comme indemnisables. 18 Sur la possibilité pour ces sommes de se cumuler avec ceux indemnisant le préjudice, v. Com. 23/04/03, n° 01-15639 ; D. 2003. 1362, obs. E. Chevrier ; ibid. 2883, obs. D. Ferrier 256 La tradition est clairement en ce sens en matière d’agence commerciale, et le fait se rencontre aussi en matière de concession ou de franchisage. Outre les chefs de préjudice précédents, l’on tend à indemniser la victime à hauteur des revenus qu’elle aurait perçus si le contrat s’était poursuivi pendant le délai de préavis que l’on évalue rétrospectivement comme adéquat. S’agit-il pourtant d’un préjudice réparable en droit commun ? Pour montrer les raisons de l’hésitation, il est loisible de prendre un exemple précis. a- Imaginons un contrat d’approvisionnement Le contrat ne prévoit pas de préavis déterminé et nous ne sommes pas dans un cas où la loi ou une autorité compétente a fixé précisément la durée du préavis devant être respecté en cas de rupture. Le préavis ne peut donc pas être considéré comme faisant l’objet d’une véritable obligation contractuelle. Il y a un devoir d’accorder un préavis, mais pas une obligation contractuelle au préavis. Le contrat est rompu par le fournisseur, sans préavis, le 1er juin. La rupture est évidemment fautive. Au regard de la situation de la victime de la rupture, le juge estime qu’il lui aurait fallu 6 mois pour espérer retrouver un fournisseur comparable. La durée adéquate du préavis est donc rétrospectivement estimée à 6 mois. Deux options sont alors envisageables : Première option : l’on considère que le distributeur doit être indemnisé à hauteur des revenus qu’il aurait perçus jusqu’au 1er décembre. On fait alors comme si on prononçait rétrospectivement le maintien forcé du contrat pendant les 6 mois de préavis et on lui en donne l’équivalent monétaire. L’indemniser de la sorte présuppose donc que le maintien forcé du contrat soit envisageable. Or nous avons vu que cette option était discutable si l’on raisonne en civiliste. Deuxième option : on fait comme si le fournisseur avait prévenu le distributeur au 1er janvier et on efface simplement les conséquences 257 néfastes qu’a pu avoir cette omission fautive. Seule cette option nous paraît conforme au droit commun de la responsabilité. Il faut rappeler, en effet, que, comme de nombreux arrêts l’affirment, le propre de la responsabilité civile est de remettre la victime dans la situation qui aurait été la sienne si la faute n’avait pas été commise19. Or la faute consiste ici à ne pas avoir prévenu le 1er janvier que le contrat cesserait 6 mois plus tard. Il convient seulement d’effacer les conséquences de la faute, ce qui ne revient pas à accorder rétrospectivement l’équivalent monétaire d’une rallonge de 6 mois de contrat…. Pour le dire autrement, ce n’est pas la rupture qu’il convient de redresser, mais le défaut d’avertissement préalable quant à sa date. Il faut donc simplement remettre la victime dans la situation qui aurait été la sienne si l’avertissement avait été donné au 1er janvier. 24- Par conséquent, la jurisprudence qui, en matière de distribution, tend à accorder à la victime de la rupture l’équivalent monétaire de la poursuite du contrat le temps adéquat alors que le préavis n’est pas suffisamment déterminé pour constituer une obligation contractuelle susceptible d’exécution forcée, peut ne pas paraître très orthodoxe au regard des canons civilistes. Pourtant cette jurisprudence existe, en matière de distribution, chez les juges du fond, et la Cour de cassation la laisse prospérer au motif que l’évaluation du préjudice relève de l’appréciation souveraine des juges du fond. Faut-il alors y voir un regain d’originalité du droit économique comparé à ce que prescrit le droit commun ? C’est une option. L’autre option consisterait à y voir une originalité propre au droit de la distribution et qui montre que l’analyse de la rupture d’un contrat de distribution intégrée ne relève pas simplement des mécanismes de justice 19 Exemple : Com. 20/05/2003, n° 99-20169. 258 commutative qui gouvernent le droit de la responsabilité. La justice distributive pourrait, en effet, bien avoir lieu d’intervenir pour rétribuer le distributeur de sa participation à l’effort commun au réseau. En partant, il conviendrait donc non seulement de l’indemniser de son strict préjudice, mais aussi de lui accorder une part de la fortune commune qu’il a contribué à édifier. Mais c’est un autre débat, interne au droit commun des obligations, mais que le droit économique pourrait conduire à exciter. Ce ne serait pas la moindre de ses interactions sur le droit commun que de nous inviter à en revisiter les fondements. 259