Introduction
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INTRODUCTION INTRODUCTION Les groupes de sociétés, généralement décrits comme des entités composées de «plusieurs entreprises ou sociétés juridiquement indépendantes mais économiquement unies» 3, sont devenus, depuis de nombreuses années, des acteurs incontournables du paysage économique. Face aux importants enjeux concurrentiels et en raison de l’ouverture progressive du marché, de nombreuses sociétés se sont, en effet, vues contraintes de s’organiser sous forme de groupe afin d’atteindre, ensemble, une taille critique apte à assurer la pérennité de leurs activités. Cette technique de concentration permet à plusieurs sociétés, de dimensions variables et aux activités complémentaires, de poursuivre une destinée économique commune. Aux yeux des tiers, le groupe de sociétés a pour caractéristique de se présenter sous les traits d’une «entreprise» 4, à savoir une unité organisationnelle durable qui exerce une activité économique. Contrairement aux relations entre sociétés indépendantes, une véritable synergie se dessine fréquemment entre sociétés d’un même groupe. Ce groupe offre alors une image harmonieuse et unitaire de son existence, lui permettant ainsi de faire profiter la totalité des sociétés qui le composent du bénéfice de sa réputation, de son crédit et de sa marque. En cela, l’«entreprise» est différente de la «société». Une société est une entité juridique définie et organisée par le droit alors que l’entreprise constitue, quant à elle, un vocable permettant de désigner un opérateur économique, sans acception juridique particulière 5. L’entreprise peut, ainsi, être considérée comme «un agencement dynamique et durable d’hommes, de moyens techniques et de capitaux, organisés en vue de l’exercice d’une activité économique» 6. Traditionnellement, la société est perçue comme le support qui permet de faire naître l’entreprise à la vie juridique 7. Si ce postulat peut se comprendre pour les sociétés isolées, celui-ci est plus difficilement transposable à la situation des groupes, dans la mesure où les diverses sociétés se partagent souvent entre elles les branches des activités de la même entreprise. Or, le groupe ne bénéficiant pas 3 4 5 6 7 A. PETITPIERRE-SAUVAIN, Droit des sociétés et groupes de sociétés, Genève, Georg, 1972, p. 1. J. PAILLUSSEAU, «La notion de groupe de sociétés et d’entreprises en droit des activités économiques», D., 2003, n° 34, p. 2348; P. BLUMBERG, «The Transformation of Modern Corporation Law : The Law of Corporate Groups», Conn. L. Rev., 2004-2005, p. 605 ; K. STRASSER et P. BLUMBERG, « Legal Models and Business Realities of Enterprise Groups – Mismatch and Change», CLPE Res. P. S., 2009, p. 11. Nous constaterons infra que la notion d’entreprise est, toutefois, utilisée dans d’autres branches du droit, moyennant des acceptions fort divergentes. Voy. Comm. Bruxelles, 27 novembre 1984, J.T., 1984, p. 721. Voy. J. PAILLUSSEAU, «Les fondements du droit moderne des sociétés», Jurisclasseur permanent, 1984, I, n° 3148; M. DESPAX, L’entreprise et le droit, Paris, L.G.D.J., 1957, p. 103 : «L’entreprise trouve son expression juridique dans la société». LARCIER 13 F. MAGNUS – LES GROUPES DE SOCIÉTÉS ET LA PROTECTION DES INTÉRÊTS CATÉGORIELS d’une existence juridique, l’entreprise qu’il constitue est dépourvue de toute expression juridique. Au-delà de la perception du groupe dans ses relations avec l’extérieur, la cohésion existante entre les différentes sociétés a également de nombreuses répercussions au niveau de l’organisation de la gestion interne de celui-ci. Les différentes sociétés étant parties intégrantes d’une même collectivité 8, ces dernières sont, en effet, influencées par les directives de la société de tête qui, en raison de sa hiérarchie et de ses pouvoirs, dispose de la vision la plus complète du groupe. Procédant du souci de préserver cette collectivité, cette société, couramment qualifiée de « société mère », bénéficie d’un pouvoir d’injonction sur ses filiales qui leur impose de privilégier, bien souvent, la satisfaction des besoins du groupe au détriment des intérêts purement individuels. L’importance accordée aux groupes dans la pratique contraste, toutefois, avec l’absence d’organisation d’un régime juridique complet et cohérent. Sous réserve de quelques mesures spécifiques, le droit des sociétés ne reconnaît, en effet, pas le caractère unitaire des groupes. Dès lors, chaque société est traitée de façon individuelle sur la base de sa propre personnalité juridique, sans considération de son appartenance à un ensemble plus vaste. En d’autres termes et comme le souligne M. Robé, «la technique du groupe de sociétés permet ainsi de rassembler dans une organisation unique – dans une seule et même entreprise – les diverses activités organisées autour de chacune des sociétés du groupe » 9 . Les groupes de sociétés ne disposent donc pas, à l’inverse des sociétés qui le composent, d’une personnalité juridique propre, leur conférant la qualité de sujet de droit titulaire de droits et d’obligations. Partant, l’articulation des relations au sein du groupe peut être comparée à une organisation familiale de type matriarcal, composée d’une pluralité de personnes dotées d’un patrimoine propre ainsi que d’une indépendance juridique, dont l’autonomie est limitée par le contrôle exercé par une «mater familias» (la société mère) qui surveille et coordonne les agissements dans l’intérêt familial, et au sein de laquelle certaines opérations peuvent être réalisées à des conditions plus avantageuses qu’entre étrangers (telles que des donations ou des aides financières). Cette contradiction entre, d’une part, la gestion effective des groupes (qui s’effectue au travers d’une politique globale et rationnelle) et, d’autre part, l’existence d’une réglementation basée sur la reconnaissance de l’indépendance juridique des sociétés, n’est pas sans poser de nombreuses difficultés résultant du défaut d’adaptation du droit aux réalités économiques. 8 9 14 La collectivité doit, ici, être entendue par l’ensemble que forment les sociétés en raison de leur appartenance au même groupe. J.-P. ROBÉ, L’entreprise et le droit, Paris, PUF, 1999, p. 36. LARCIER INTRODUCTION À cet égard, la crise financière que nous avons traversée récemment, et plus particulièrement les soubresauts liés au démantèlement du groupe Fortis, ont mis en exergue les limites inhérentes à cette approche que l’on pourrait qualifier d’«individualisante» 10. Les décisions prises au sein d’un groupe sont, en effet, fondées sur des préoccupations non comparables à celles des sociétés isolées. En raison des liens d’interdépendance qui unissent les différentes sociétés, les relations intragroupes se caractérisent par une solidarité qui peut aboutir, dans certaines circonstances, à l’appauvrissement d’une société au nom du bien-être collectif. Ainsi, lorsqu’une société essentielle à la santé générale du groupe éprouve des difficultés financières à poursuivre utilement ses activités, il sera généralement fait appel à l’assistance d’une autre société du groupe pour y remédier (exemples : prêt sans intérêts, abandon de créances, vente de produits à un prix sous-évalué, mise à disposition de travailleurs, etc.). Bien que ces comportements, d’apparence altruiste, soient généralement économiquement justifiés au nom de l’existence ou de la survie du groupe, ceux-ci présentent l’inconvénient de léser, potentiellement, les parties dont les droits sont liés uniquement à la société appauvrie. Surviennent alors des conflits d’intérêts entre le groupe (qui entend profiter des aides consenties par la société qui s’appauvrit) et les parties prenantes de la société appauvrie (qui doivent supporter une diminution de la consistance de cette société au profit de sociétés dans lesquelles elles ne sont pas directement impliquées). Dans le cadre de l’affaire Fortis, il avait ainsi été question d’apprécier la légalité de cessions d’actifs décidées par une filiale dans la mesure où, notamment, le prix de ces cessions paraissait avoir été bradé, au détriment de l’intérêt des actionnaires des holdings de tête 11. L’évolution du marché doit passer par la sécurisation des intérêts de ceux qui y participent ou qui contribuent à son développement. Or, en l’absence d’aménagements légaux tenant compte des particularités – transferts de bénéfices et autres glissements d’actifs – résultant des relations intragroupes, il subsiste un risque de ne pouvoir satisfaire pleinement à ces exigences. Une vigilance particulière paraît donc devoir être accordée à l’implication du droit positif dans la protection de ces acteurs économiques et, plus particulièrement, celle des actionnaires minoritaires, des créanciers ainsi que des travailleurs. À cet égard, l’utilisation de l’appellation «droit des groupes» fait traditionnellement référence à l’ensemble des règles qui traitent des difficultés résultant du décalage entre, d’une part, l’unité organisationnelle d’un groupe et, d’autre part, 10 11 T. TILQUIN et V. SIMONART, Traité des sociétés, t. 3, Bruxelles, Kluwer, 2005, p. 173. Voy. Comm. Bruxelles, 18 novembre 2008, R.D.C., 2008, pp. 902 et s.; D.B.F., 2008, pp. 387 et s.; Bruxelles, 12 décembre 2008, J.L.M.B., 2009, pp. 388 et s.; D.B.F., 2008, pp. 399 et s.; J.T., 2009, pp. 62 et s. LARCIER 15 F. MAGNUS – LES GROUPES DE SOCIÉTÉS ET LA PROTECTION DES INTÉRÊTS CATÉGORIELS son morcellement en une mosaïque de sociétés autonomes. Tenant compte des conséquences inhérentes à la «vulnérabilité» des sociétés contrôlées, ce droit des groupes a pour objectif de tendre vers une amélioration de la situation de ces dernières ainsi que des parties prenantes, tout en autorisant entre sociétés apparentées des opérations qui seraient illégales sans ce lien 12. À partir du constat selon lequel le droit des sociétés est fondé sur une appréhension individuelle des entités juridiques, la présente contribution a pour principal objectif l’évaluation critique du régime juridique des groupes de sociétés en droit belge. Il s’agira ainsi, en d’autres termes, d’examiner dans quelle mesure le droit des sociétés parvient à appréhender la réalité économique des groupes. Pour ce faire, l’exposé se divisera en deux parties principales qui auront trait, d’une part, à la reconnaissance juridique des groupes de sociétés et, d’autre part, à la protection des intérêts catégoriels au regard des modes spécifiques d’organisation des groupes. Malgré le fait que la matière des groupes de sociétés est particulièrement marquée par le sceau de l’extranéité – les activités de la plupart des groupes se déployant, en pratique, bien au-delà des seules frontières nationales – l’examen se cantonnera, à quelques exceptions près, à la législation belge. Il s’agira, dès lors, d’apprécier les initiatives nationales apportées en réponse aux préoccupations des groupes qui s’établissent, pour totalité ou pour partie, sur le territoire belge. Certains éléments de droit comparé seront, toutefois, avancés sporadiquement lorsqu’ils s’avéreront utiles pour alimenter la réflexion. Sur la question de la reconnaissance des groupes (PREMIÈRE PARTIE), la contribution portera, tout d’abord, sur une brève description empirique des groupes. Cette analyse permettra, principalement, de mettre en exergue les principales formes de concentration de sociétés que connaît la pratique. Nous constaterons, à cet égard, que, parmi ces dernières, certaines ne peuvent être considérées comme de véritables «groupes» au sens du droit des sociétés. Il nous paraît, dès lors, utile de préciser, dès à présent, que c’est la notion de «groupe», telle qu’entendue en droit des sociétés, qui délimitera le champ des formes de concentration visées dans la suite de notre analyse. L’objectif n’est, en effet, pas d’accorder un examen exhaustif à l’ensemble des situations où plusieurs sociétés se rassemblent en vue de poursuivre un but ou une activité économique commune mais de se concentrer principalement sur les groupes appréhendés comme tels par le droit des sociétés. Dans la mesure où elles sont étrangères aux questions relatives à la mise en place d’un véritable régime juridique des groupes, nous n’aborderons également pas les quelques mesures spécifiques du Code des sociétés (ci-après C. soc.) – telles que celles relatives aux régimes des participations croisées, des augmentations de capital ou des rachats d’actions propres – visant principalement à prévenir les 12 16 J.-P. ROBÉ, op. cit., p. 36. LARCIER INTRODUCTION fraudes à la loi causées par l’interposition de personnes au sein d’un groupe 13. Nous constaterons, par ailleurs, qu’à travers le prisme de la réalité économique, les différentes branches du droit adoptent une approche sensiblement différente – tantôt fondée sur l’unité, tantôt fondée sur la disparité – pour l’appréhension des groupes. Nous mettrons également en évidence la manière dont les groupes de sociétés sont reconnus au travers de plusieurs disciplines juridiques, issues du droit belge, du droit de l’Union européenne ainsi que, brièvement, du droit des sociétés allemand et français (Chapitre 1er). Sur la base d’une évolution d’origine essentiellement prétorienne, nous montrerons, en outre, que le droit des sociétés n’est pas resté insensible à la situation des groupes. L’application stricte de l’autonomie juridique a, en effet, été remise partiellement en cause à la faveur de la défense d’un «intérêt de groupe». Cette notion d’intérêt de groupe conduira à s’interroger brièvement sur les différentes conceptions de l’intérêt social, propre à chaque société, et à apercevoir les limites qui peuvent y être apportées lorsque la société fait partie d’un groupe (Chapitre 2). Nous examinerons, enfin, dans quelle mesure les intérêts catégoriels sont protégés lorsque des avantages intragroupes sont octroyés par la société à laquelle ils sont liés (DEUXIÈME PARTIE). À l’instar de ce qui sera évoqué concernant l’intérêt de groupe, cette question présentera l’avantage d’examiner comment le droit peut parvenir à s’adapter aux réalités économiques ou à en tenir compte à travers ses instruments existants. Notons que l’analyse n’aura aucunement pour objet de remettre en cause la réalité économique des groupes et, partant, l’assistance que se portent les sociétés du groupe. Bien au contraire, nous estimons que cette assistance doit être encouragée dès lors qu’elle permet aux groupes d’assurer efficacement leur pérennité en évitant, notamment, les conséquences dramatiques de l’effet «boule de neige» que pourrait avoir la réputation d’une société en faillite sur l’ensemble du groupe. Il conviendra, néanmoins, de jauger la capacité de la réglementation à faire minimalement droit à la protection des intérêts catégoriels susceptibles d’être affectés par la poursuite des seules exigences du groupe. À cet égard, nous insisterons, à l’aune des enseignements tirés de l’intérêt de groupe, sur les difficultés liées au principe de l’autonomie juridique, ainsi que sur les éventuelles adaptations qui pourraient y être intégrées. À cette fin, nous avons dégagé quatre questions principales qui nous ont paru mériter une attention privilégiée. Ces questions ont trait à la nécessité de protéger certains intérêts particuliers dont les sacrifices sont souvent acceptés comme « dommages collatéraux », justifiés par l’accomplissement de la stratégie du groupe : 13 P. VAN OMMESLAGHE, «Rapport général», in Droits et devoirs des sociétés mères et de leurs filiales, Anvers, Kluwer, 1985, pp. 65-66. LARCIER 17 F. MAGNUS – LES GROUPES DE SOCIÉTÉS ET LA PROTECTION DES INTÉRÊTS CATÉGORIELS - la protection de la société (Chapitre 1er) par l’instauration d’une réglementation spécifique aux groupes de sociétés (réglementation des conflits d’intérêts); - la protection des actionnaires minoritaires (Chapitre 2) : • de la société mère (contre les décisions des organes de gestion des filiales) d’une part; • de la filiale (contre les décisions prises dans l’intérêt du groupe) d’autre part; - la protection des créanciers (Chapitre 3) : • de la société mère (en cas de transfert de substance vers une filiale), d’une part; • de la filiale (contre les décisions prises dans l’intérêt du groupe), d’autre part; - la protection des travailleurs (Chapitre 4) face aux décisions du groupe. L’issue de cet examen nous permettra de circonscrire plus aisément l’étendue du «droit des groupes» en droit belge des sociétés. À titre indicatif, même si la doctrine cite généralement la législation sur les conflits d’intérêts (art. 524 et 529 C. soc.) comme prémices d’un véritable droit des groupes, nous n’aborderons pas en détail la procédure mise en place par cette réglementation 14. Lors de l’examen de cette matière, abordée dans le chapitre consacré à la «protection de la société», nous mettrons, en effet, principalement l’accent sur les particularités du régime par rapport à la prise en compte juridique de la réalité des groupes. Ceci nous permettra de constater que la législation sur les conflits d’intérêts cristallise de façon symptomatique la nécessité d’avoir recours, dans certaines circonstances, à la corrosion de la personnalité juridique des sociétés d’un groupe en vue de garantir la sauvegarde d’intérêts particuliers. 14 18 Comme nous le verrons, de nombreuses doctrines se sont déjà consacrées à cette matière. LARCIER