Montesquieu, Lettres persanes, Lettre XIV

Transcription

Montesquieu, Lettres persanes, Lettre XIV
Montesquieu, Lettres persanes, Lettre 14
Quelques pistes : complément au cours, lecture semi-linéaire.
Situation
Dans ce passage des Lettres Persanes, Montesquieu emboîte plusieurs fictions les unes dans les
autres. Une utopie, l'histoire des Troglodytes, mettant en scène des personnages fictifs, pousse à
s'interroger sur ce qui fait la vertu d'un peuple et sa liberté : il dénigre un mode de gouvernement
fondé sur la servitude en échange des plaisirs, et prône l'usage de la « vertu ». Cet apologue, réparti
sur plusieurs lettres est cependant une réponse du voyageur Usbek, venu porter un regard de curieux
sur Europe, à son ami Mirza resté en Perse. Ce dernier le questionnait dans la lettre précédente :
« Nous disputons ici beaucoup ; nos disputes roulent ordinairement sur la morale. Hier on
mit en question si les hommes étaient heureux par les plaisirs et les satisfactions des sens,
ou par la pratique de la vertu. Je t'ai souvent ouï dire que les hommes étaient nés pour être
vertueux, et que la justice est une qualité qui leur est aussi propre que l'existence. Expliquemoi, je te prie, ce que tu veux dire.
J'ai parlé à des mollaks, qui me désespèrent avec leurs passages de l'Alcoran : car je ne
leur parle pas comme vrai croyant, mais comme homme, comme citoyen, comme père de
famille. Adieu. »
On voit que dans cette demande d'explication, Mirza se trouve en butte, dans son questionnement
sur la morale, aux défenseurs d'une vision exclusivement religieuse de la morale...
L'apologue s'adresse donc en apparence à cet ami, pour le persuader de l'intérêt d'une vie vertueuse,
et se présente comme une réponse d'un Perse à un autre Perse.
Toutefois l'allusion aux « mollaks » enfermés dans une lecture dogmatique du texte sacré est
évidemment une façon de désigner indirectement l'obscurantisme en Europe, exercé au nom d'une
autre religion du Livre. On vise aussi une Église devenue l'alliée des pouvoirs en Europe, et
prompte à s'accommoder des injustices en échange de quelques pouvoirs bien commodes dans une
monarchie de droit divin...
Bref : l'apologue est supposé s'adresser à Mirza, mais il s'inscrit dans un jeu de miroirs qui permet
en réalité à Montesquieu (promenant en Europe un Perse totalement imaginaire, dont la candeur sert
de révélateur), de porter un regard critique sur la société de son temps.
Thème principal
Ce passage critique non pas de l’élection d’un roi en elle-même, mais la mise en place aveugle et
grégaire d’une monarchie absolue : on propose que la délégation du pouvoir ne soit pas une
renonciation à l'exercice de sa « vertu ». Exercer sa vertu, c'est faire preuve d'exigence morale : c'est
aussi exercer sa liberté, et pas seulement se conformer à des principes moraux qu'on a hérités sans
les comprendre. Ce qu'on refuse, c'est la servitude volontaire : la “déférence” de “la couronne”
(entendue au sens du pouvoir conféré, à un seul) exempterait d’avoir à exercer son esprit critique et
de se conformer à ce que sa conscience dicte –> théorie sous-jacente de la séparation des pouvoirs
(L'Esprit des Lois) + exercice du pouvoir par chacun (contrat social).
Problématique qui guide l'analyse du texte, de notre point de vue à nous
Toujours la même : comment l'argumentation indirecte agit-elle sur le lecteur ? Comment, par quels
processus littéraires, par quels procédés parvient-on éventuellement à lui faire admettre certaines
idées ? À travers ces « couches » successives de fiction, on cherche à mettre en valeur certains
concepts-clés relatifs à la politique et aux modes de gouvernement les plus adaptés au bonheur des
peuples. S'il s'agit de convaincre par la force même des concepts, il faut aussi leur donner un tour
séduisant, et jouant des décalages, persuader par la fiction. La question est donc de savoir comment
on parvient à cette double dimension de conviction et de persuasion.
On remarque rapidement une structure en 2 paragraphes...
Premier paragraphe : poser le problème en suscitant l'intérêt
Le récit introduit une opposition que le lecteur ne peut apparemment s'expliquer = un paradoxe =>
créer l'étonnement (et donc l'intérêt, la demande d'explications) du lecteur pour la justification du
vieillard – qui mettra en évidence, dans le discours qui suit au 2e §, les raisons de son refus (et
développera un raisonnement qui nous rapproche du concept de la servitude volontaire). On va
donc jouer de la tension entre deux extrêmes pour créer le paradoxe.
Procédés pour mettre en évidence le caractère unanime et démocratique de la décision des
Troglodytes :
• Caractère factuel : proposition subordonnée conjonctive complément circonstanciel de
CAUSE : « comme le peuple grossissait tous les jours »... La conjonction « comme »
présente les faits comme une réalité objective, de l'ordre des faits : une loi qui voudrait que
tout agrandissement de la société suppose une réorganisation du mode de gouvernement. La
proposition principale (les Troglodytes crurent...) apparaît donc comme la conséquence.
• Le choix se développe en une première phrase, qui tend à souligner l’enchaînement des faits,
créant une suite logique que renforce la parataxe (présence des deux points).
• Champ lexical : choix démocratique (« choisir », « convinrent », « juste », « assemblée »...)
• Le pronom « tous » souligne l'unanimité.
• Verbe pronominal soulignant le caractère conscient du choix : « se choisir »
• On met aussi en avant la vertu du vieillard comme raison d'un choix qui paraît éclairé : « le
plus juste » (superlatif) + caractérisations mélioratives (« vénérable par son âge et par une
longue vertu ») qui semble le prédestiner au choix des Troglodytes → dimension
symbolique, figure du vieillard plein de sagesse et d'autorité (voir dans tout le passage le
champ lexical des patriarches : « vos premiers pères », « vos sacrés aïeux »).
VS
Procédés pour mettre en avant un retrait apparemment inexplicable du vieillard :
• caractère volontaire de son refus, souligné par la négation : « il n'avait pas voulu »...
• Parataxe à travers l'usage du point-virgule : il n'avait pas voulu... ; il s'était retiré.
• Mention de sa tristesse en tout dernier lieu, sans plus d'explications → suscite une
interrogation sur les raisons de cette tristesse.
• Discrète modalisation du doute de la part du narrateur (“crurent”) → pourrait-on se
tromper ?
• Opposition sémantique (antithèse : « assemblée » VS « se retirer »)
• Caractérisation qui s'oppose à celle de la phrase précédente le coeur serré de tristesse →
Qu'est-ce qui peut pousser le plus juste à être si triste ? Comment peut-on à la fois être juste,
vénérable, vertueux, et triste ?
=> rôle du paradoxe : => perplexité du lecteur, demande d'un complément qu'on va d'autant plus
accepter qu'on n'arrive pas à s'expliquer la disjonction initiale.
Autres exemples de paradoxe : Zénon d’Elée (le lapin et la tortue), Bertrand Russel (le paradoxe du
Barbier)...
Le discours du vieillard
Présence discrète mais déterminante du narrateur, à 4 reprises. Double fonction de ces incises :
dramatisaton + délimitation d'étapes qui rappellent les étapes de l'argumentation dans la rhétorique
classique.
Etapes
Dramatisation
Découpage // rhétorique
A L. 6-7 : « Lorsqu'on lui
envoya des députés pour
lui apprendre le choix
qu'on avait fait de lui »
Situation = cadre de l'action
Introduction du thème du
discours, présentation de la
situation du locuteur qui
semble préparer son
interlocuteur à ce qu'il va lui
dire, comme pour lui
demander d'avance une
certaine indulgence (« que je
fasse ce tort aux
Troglodytes... ») EXORDE
A' L. 11-12 : « A ces mots, il Émotion subite et ostentatoire
se mit à répandre un
(hyperbole du « torrent de
torrent de larmes »
larmes ») qui introduit, au seuil
de l'argumentation, le registre
pathétique.
Registre de la plainte, où
l'interlocuteur s'apitoie sur son
sort. Prolongement de
l'exorde.
B l. 13 : « Puis il s'écria
d'une voix sévère »
Changement brusque de registre :
on passe au registre polémique.
Revirement très dramatique, qui
suppose qu'on assiste en direct
aux émotions du personnage. On
s'approche ainsi d'une tirade, ou
d'un monologue délibératif.
Une argumentation qui semble
partir des faits (
« NARRATION »)...
Retour du pathétique (si jamais
on l'avait oublié...), marqué par
un temps d'arrêt (« il s'arrêta un
moment ») extrêmement
scénique, proche d'une
didascalie...
Étape finale du discours, qui
reformule avec emphase, en
l'illustrant de façon frappante
et avec force procédés
oratoires, l'idée développée
précédemment
« PÉRORAISON »
C l. 21-22: « Il s'arrêta un
moment, et ses larmes
coulèrent plus que
jamais »
...pour en déduire une thèse
( « CONFIRMATION »)
Quelques procédés, étape par étape.
A et A' : l'exorde
La narration initiale, « Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu'on avait fait
de lui », nous fait assister à la découverte, par le personnage, du sort qu'on lui réserve. On en sait
donc déjà un peu plus que lui, et on va assister à sa réaction : on peut déjà parler « d'ironie
dramatique » puisque nous sommes mis en position d'attente (au théâtre, on en sait parfois plus sur
l'action en cours que le personnage lui-même, notamment dans une tragédie : que va-t-il faire,
comment va-t-il réagir, s'en sortir ? Ses paroles sont ainsi « attendues », elles vont faire progresser
l'action, déterminer toute la suite de la progression de l'action).
Noter les deux points qui permettent de passer de la narration au discours du vieillard. Par cette
asyndète (pas de mot de liaison), sans verbe de parole, on se rapproche, là encore, du genre théâtral,
puisque les deux points introduisent sans transition le discours direct, comme au théâtre la simple
mention du nom du personnage signale ses paroles.
Trois étapes très nettes dans cet « exorde », réparti en trois phrases :
1. Invocation de la divinité : « A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes,
que l'on puisse croire qu'il n'y a personne parmi eux de plus juste que moi ! ».
L'invocation est marquée par le subjonctif + négation : c'est presque une prière, qu'on
pourrait traduire par : « il ne faut pas que cela plaise à Dieu... » = un souhait,
immédiatement relégué aux instances supérieures, et immédiatement contrarié par la
négation ( que dieu fasse que cela n'ait pas lieu...) : on s'en remet à la divinité pour décider
de son sort. Phrase également marquée par la modalité exclamative qui souligne le souhait,
teinté de dépit, du vieillard surpris par la nouvelle.
2. Acceptation, résignation : « Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument,
il faudra bien que je la prenne ».
Passage du subjonctif (mode qui présente l'action comme incertaine) à l'indicatif (mode qui
présente l'action comme réelle) : on affronte la dure réalité, on s'en accommode à contrecœur.
Noter la proposition subordonnée conjonctive (commençant par la conjonction « si »)
marquant la condition : « si vous le voulez absolument », qui signale le cadre de cette
réalité, qu'on a du mal à accepter (sous-entendu : ainsi, vous le voulez absolument...). Noter
également l'adverbe « absolument » qui marque la réticence, doublé par une locution
marquant la résignation : « il faudra bien »...
3. Opposition qui introduit la thèse à justifier dans la suite (narration / confirmation) :
« mais comptez que je mourrai de douleur d'avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de
les voir aujourd'hui assujettis. »
Rupture, opposition marquée par la conjonction de coordination « mais ».
Locution « comptez que » qui modalise la certitude, de même que le futur de l'indicatif « je
mourrai ».
La thèse est nettement soulignée par un parallélisme syntaxique qui met en place des
antithèses :
avoir vu en naissant
Infinitif
passé =
accompli
Voir
Infinitif
=
inaccom
pli (en
cours de
déroutem
ent)
les
Troglodytes
Indication temporelle :
début
Aujourd'hui
Indication temporelle :
fin
libres
COD
[les]
Adjectif = liberté
assujettis
COD
Adjectif = servitude
Importance du gérondif « en naissant », qui associe le sort du vieillard à la communauté des
Troglodytes.
L'introduction de la thèse à la 3e étape s'inscrit dans la stratégie d'attente qu'on met en place depuis
le tout début du premier paragraphe : qu'est-ce qui peut bien retenir le vieillard ? Cette « chute » (ou
apodose, si l'on considère que l'enchaînement des 3 phrases forme une période ternaire : protase /
protase / apodose) introduit la thèse, de façon très antithétique, et une fois encore pique l'intérêt du
lecteur. On l'a ainsi nettement préparé son acceptation du raisonnement qui va suivre...
Cet exorde fait du vieillard un personnage de tragédie :
– Par un jeu lié à l'interlocution / délocution dans le premier segment de la phrase : le vieillard
semble s'extraire de la situation d'énoncaition, comme un personnage de théâtre face à une
nouvelle fatale le ferait dans un monologue. Noter qu'il désigne ses interlocuteurs à la 3e
personne : « que je fasse ce tort aux Troglodytes »... La première personne se confronte donc
à Dieu : « à Dieu ne plaise […] que je fasse », l'interlocuteur (le « député » qui s'est présenté
à lui) est désigné dans la distance de la 3e personne : « aux Troglodytes », « eux ». Cette
distanciation intervient dès le début de son discours → on s'approche, par la forme même du
discours, d'un monologue.
– Par la noblesse du personnage. Comme ce personnage est en outre un vénérable vieillard, on
se rapproche de l'univers de la tragédie, où la ruine d'une famille, d'un personnage puissant,
intervient malgré sa noblesse (ou justement parce qu'il est noble...).
– Par l'évocation d'une mort certaine. On relève que le parallélisme, en mentionnant la
naissance (« en naissant ») d'un personnage qui est un vieillard, induit sa mort prochaine. Ce
« en naissant » a donc lui aussi des connotations tragiques, à double titre : il « appelle » son
antithèse, la mort, mais il associe aussi le vieillard à un destin, celui de vivre au sein de la
communauté des Troglodytes. La certitude de mourir est explicitement exprimée, au futur de
l'indicatif : « je mourrai », et renforcée par la locution « comptez que ».
– Par l'évocation du destin. Le vieillard affronte des forces supérieures, qui semble incarner la
fatalité : « absolument », « il faudra »...
– Par l'utilisation du registre pathétique : exclamation : « malheureux jour » ! + première
personne « je »...
– Par une possible réécriture du Cid de Pierre Corneille : la question rhétorique « pourquoi aije tant vécu ? rappelle la colère de Don Diègue, que sa faiblesse de vieillard empêche de
réparer par lui-même l'affront de Don Gomès (qui vient de le souffleter) :
« Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie
Que n'ai-je tant vécu que pour cette infâmie »
– Par l'emploi de l'imparfait dans l'incise narratives : « disait-il » (et non un passé simple :
« dit-il ») : ce temps souligne le fait que la parole est en cours, qu'on est face à l'inachevé :
suspension du temps, de la parole, qui tend à mettre en exergue l'impuissance du vieillard, et
nous rapproche de l'élégie, voire du chant qui caractérise la tragédie antique.
B. Narration et confirmation
Puisque la thèse est appelée par la situation paradoxale du premier paragraphe, puis introduite dans
le début du discours du vieillard, le lecteur en est désormais au point de se demander comment on
peut la justifier ;on peut donc passe à l'exposé de cette thèse :
– le changement de posture énonciative est nettement marqué dans le discours : on passe de la
surprise pathétique à l'accusation, amorcée par le terme « assujettis ».
– Conjonction initiale : « Puis »... Cette conjonction signale un changement d'étape, une
progression (on l'utilise d'ailleurs dans le récit).
– Mention d'un ton qui s'écarte du pathétique « d'une voix sévère »...
– Choix d'un verbe introducteur de la parole qui marque le revirement, voire une certaine
précipitation : « s'écria ».
– Retour à l'interlocution, marquée par une apostrophe emphatique : « ô Troglodytes ! » +
modalité exclamative qui prend un tour accusateur...
– « Je vois bien » : présent de l'indicatif (mode de la réalité, du constat) + adverbe « bien » qui
confirme cette modalité de la certitude, de l'assertion.
Les lignes 13 à 21 forment une unité, sous la forme d'un raisonnement déductif en 3 phrases, qui
délimitent les 3 étapes d'un syllogisme (sophisme ou pas ? Toute la question est là... Aller voir à
http://fr.wikipedia.org/wiki/Syllogisme pour vous en faire une idée et juger par soi-même...).
Parties du discours
selon la rhétorique
classique
l. 13-14
Je vois bien ce que c'est, ô
Amorce de la thèse
Troglodytes ! Votre vertu commence à principale, sous forme
« Narration » = constat
vous peser.
de constat, de problème
qu'on va développer.
Étapes du syllogisme
l. 14-16
Dans l'état où vous êtes, n'ayant
point de chef, il faut que vous soyez
vertueux malgré vous ; sans cela vous
Prémisse majeure
sauriez subsister, et vous tomberiez
dans le malheur de vos premiers
pères.
l. 16-18
Mais ce joug vous paraît trop dur :
vous aimez mieux être soumis à un
prince, et obéir à ses lois, moins
rigides que vos mœurs.
l. 18-21
Vous savez que pour lors vous
pourrez contenter votre ambition,
acquérir des richesses, et languir dans
une lâche volupté ; et que, pourvu que
vous évitiez de tomber dans les
grands crimes, vous n'aurez pas
besoin de la vertu.
Prémisse mineure
« Confirmation » =
déduction d'une thèse à
partir des faits
Conclusion →
confirmation de la
thèse, désormais tenue
pour acquise, et même
précisée (aggravée).
Les marqueurs logiques sont signalés en gras :
– « Dans l'état où vous êtes » = complément circonstanciel, signalant un cadre, un contexte.
La situation des Troglodytes est supposée illustrer une loi générale = l'absence de chef
suppose que chacun exerce sa vertu, et la renonciation à cette vertu impliquerait une
régression, un retour à la loi de la nature (la loi de la jungle) qui dominait chez les premiers
Troglodytes (si on réfléchit bien : tout est déjà dit... C'est « L'esprit des lois » dont il est déjà
question).
– « Mais » permet d'introduire un élément nouveau (opposition) : l'exercice de la vertu
(nécessairement libre) est pénible ; on y adjoint l'accusation de faiblesse : « vous aimez
mieux... ».
– « Pour lors » marque la conséquence, signe d'une déduction, et permet d'introduire une série
d'accusations (les motifs de la renonciation à l'exercice de sa citoyenneté)`.
Noter à quel point on insiste sur l'unité du passage, qui forme une boucle par la reprise du terme de
« vertu ». Deux phrases mentionnant la vertu forment un écho l'une par rapport à l'autre, et cette
symétrie est renforcée par un chiasme :
Votre vertu
commence
SUJET
Vous
à peser
VERBE
n'aurez pas besoin
SUJET
VERBE (locution)
à [vous]
COMPLÉMENT d'objet 1
COMPLÉMENT
d'objet 2
de votre vertu
COMPLÉMENT d'objet
La vertu est passée de sujet à complément, et inversement « vous » est passé de patient à agent... De
plus, on passe, entre la première expression et la seconde, d'un processus qu'on ne suppose
qu'amorcé (« votre vertu commence à vous peser ») à la dénonciation d'une intention tenue pour
certaine (« vous n'aurez pas besoin » : futur simple qui marque la certitude de désigner un fait réel).
On glisse d'un supposé constat à une franche accusation.
Le caractère logique et déductif du syllogisme tend à présenter le propos comme une véritable
démonstration, alors qu'on ne fait, au bout du compte, que proférer une accusation. On joue sur la
conviction. C'est un moyen de prédisposer le lecteur à donner son assentiment (et ce d'autant plus
que le locuteur nous a été présenté comme un vénérable vieillard, riche d'une longue expérience).
En réalité on ne fait que répéter, sous 3 angles différents, la même idée, déjà entièrement contenue
dans la prémisse majeure, tandis que les deux autres expressions n'en sont logiquement que des
modalités.
On remarque la proximité de pensée avec La Boétie, et le passage peut en être considéré comme la
réécriture.
Ainsi les accusations portées à l'encontre des Troglodytes semblent reprendre les contours de la
servitude volontaire telle que la décrit La Boétie ( soumission irréfléchie à une autorité illégitime
qui a su flatter de bas intérêts)
Ici :
renonciation à la vertu
pour satisfaire
( renonciation à la liberté, à l'exercice libre de son jugement,
fondé sur des valeurs éthiques)
→ ambition
→ goût de la richesse
→ goût de la volupté
Cette triple accusation (ambition, richesse, volupté) s'intègre à une période ternaire et constitue
l'énumération principale de la première proposition :
Protase 1 :
Vous savez que
pour lors vous pourrez
Protase 2 :
(et que)
pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands
crimes
Apodose :
contenter votre ambition
acquérir des richesses
et languir dans une lâche
volupté;
vous n'aurez pas besoin de la vertu
Noter les termes péjoratifs marquant le registre polémique : « crimes », « soumis », « languir »,
« lâche »...
Mise en évidence, dans l'apodose (par la brièveté qui contraste avec l'hypotaxe liant les deux
protases), de la dénonciation à laquelle on voulait arriver.
C. La péroraison
Le passage finale donne toute son ampleur persuasive au raisonnement (basé sur la conviction, la
logique) qui vient d'être tenu dans la confirmation. Il s'agit maintenant de donner de l'ampleur à ce
raisonnement, de l'illustrer, le rendre frappant, l'adresser de la façon la plus vive qui soit à
l'interlocuteur.
Ruptures qui marquent cette nouvelle orientation du discours :
– Temps d'arrêt dramatique par l'incise narrative, qui signale la fin du raisonnement : « il
s'arrêta un moment ».
– Retour des larmes : « ses larmes coulèrent » = continuité du pathétique.
– Amplification, ostentation de ce pathétique, décelable à travers la locution adverbiale à
valeur d'absolu : « plus que jamais ».
Série de questions rhétoriques, qui toutes trois mettent en évidence l'absurdité de la demande qui est
faite au vieilard (exercer le pouvoir), et instaurent une progression, en précisant à chaque étape ce
qui est supposé définir les Troglodytes en tant que peuple libre :
1. Que faire ?
2. Comment commander à un homme supposé libre ?
3. Pourquoi lui commander alors qu'il pourrait se conduire lui-même de manière autonome ?
On retrouve le subjonctif, marque de l'irréel (« que je fasse », « que je commande », « qu'il fasse »),
mais on est sorti de l'invocation, de la résignation : c'est désormais à l'interlocuteur du vieillard (le
député) de s'en saisir de démêler le problème qu'il a lui-même posé : « que prétendez-vous que... »...
Au lecteur aussi, bien sûr, de se poser le problème pour lui-même, et c'est précisément l'enjeu du
passage... : à travers l'enchâssement des fictions (l'apologue, lui-même dans une lettre fictive
adressée par Uzbek à Mirza), amener le lecteur à admettre qu'on peut remettre en question la
légitimité d'un pouvoir – s'il n'est pas fondé non seulement sur l'assentiment de chaque citoyen,
mais aussi sur l'exigence de vertu vis-à-vis des citoyens.
Évolution très nette du discours : on n'est plus dans la même résignation tragique qu'au début (A) :
on ne se parle plus à soi-même, mais on s'adresse aux Troglodytes, auxquels on renvoie la
responsabilité du choix de leur mode de gouvernement... C'est ici bien sûr que l'on vise le plus
clairement le lecteur à travers le prisme de la fiction, et qu'on le renvoie à lui-même, à sa propre
réflexion.
Cette péroraison très oratoire est d'ailleurs l'occasion d'introduire un autre axiome : « lui qui ferait
tout de même [une action vertueuse] sans moi, et par le seul penchant de la nature » : on fonde ici
la vertu sur le mythe du « bon sauvage », on renforce l'idée qu'une monarchie non constitutionnelle,
où le roi est investi de tout le pouvoir, est contre nature...
Une connotation péjorative oriente également la réflexion, par la distance qu'implique le terme
« prétendez » (l. 22) ; cette distance prise par le locuteur vis-à-vis du choix des Troglodytes fait
écho au « crurent » de la première ligne : s'instaure ainsi une posture commune entre le narrateur
qui assume cette prise de distance (l. 1) et le personnage qu'il fait parler (l. 22). Même reproche à
travers le terme « afflige[r] » (l. 27) : le verdict est tombé, les Troglodytes « crurent » qu'il leur
fallait un roi, il est désormais établi qu'ils se trompaient...
La dernière étape consiste à finir par le pathétique, à revenir à la tonalité initiale : évocation directe
de la mort, non plus comme conséquence de l'acceptation du pouvoir, mais comme situation du
vieillard lui-même, qu'on suppose encore amoureux de la vie et de la liberté : un revirement est
encore possible. On inscrit ce discours dans la tradition, dans la filiation, dans la reconnaissance des
valeurs de liberté et de vertu qui fondent l'émancipation des Troglodytes : « revoir vos sacrés
aïeux ». On fonde l'idée même de vertu sur l'exigence de valeurs émancipatrices : on est bien
entendu dans le cadre d'une utopie.
La chute, une formulation oxymorique : « le « joug de la vertu », met en évidence l'idée plusieurs
fois répétée qu'il n'est qu'une seule action vertueuse possible : celle qui, en politique, consiste à faire
preuve d'exigence vis-à-vis de sa propre liberté. Est libre celui qui se met lui-même un joug, terme à
prendre au sens figuré : le « joug » de l'homme libre, c'est son libre choix d'une voie plus difficile
que la simple obéissance à un pouvoir, fût-il légitime :c'est qu'il ne pliera jamais à une autre loi que
celle qui sera légitime, fondée sur la vertu, sur une véritable éthique, sur les valeurs, en résumé des
Lumières. Différence essentielle entre le joug qu'on se met soi-même, de manière autonome (au
sens strict), qui suppose exigence vis-à-vis de soi-même, travail, et procure la liberté, et l'état
d'asservissement, qui suppose la renonciation à l'exigence vis-à-vis de soi-même, sous couvert d'une
autorité, et qui suppose également une relation de domination entre un maître et son esclave, une
privation, consciente ou non, de sa liberté.
On preçoit ici les échos des textes que nous avons étudiés : à savoir une longue et difficile libération
gagnée par « l'étude » (La Boétie) ou le long et pénible chemin qui mène à l'issue de la caverne
(Platon)...
En guise de conclusion
Bilan : qu'est-ce que ce texte « fait » au lecteur ?
→ il tient un raisonnement sur la liberté / le pouvoir / la liberté des peuples = on est dans un travail
logique, rationnel, qui nous rapproche de la conviction. À nous de nous emparer (ou pas) de cette
réflexion, de la considérer logiquement, pour ce qu'elle est. Cette réflexion s'inscrit dans une
filiation avec le monde antique et les Humanistes.
→ il joue de la mise en scène d'une double fiction, d'une dramatisation de la parole, du pathétique,
du polémique, pour donner du poids et provoquer l'assentiment du lecteur → persuasion.
Ouverture sur son propre temps → proximité de pensée avec les Lumières, dont on pressent ici les
réflexions sur le pouvoir et sur la notion de contrat social...
Ouverture sur notre propre temps : il nous questionne encore quand aux fondements de la
démocratie dite moderne, quant aux dangers potentiels de toute délégation de pouvoir → nous
invite à la vigilance et à l'exigence par rapport à nous-mêmes : quand sommes-nous aussi libres que
nous voulons bien le prétendre ?