Article en pdf - Reflexions

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Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
Prière, maternité et politique
25/06/10
Le Livre de Prières de la reine de France Anne de Bretagne, ou l'instrumentalisation des prières à des fins
politiques. Une étude inédite d'Élizabeth L'Estrange.
Née à Nantes en 1477, morte à Blois en 1514, Anne
est la fille aînée du duc de Bretagne François II. En août 1488, celui-ci doit promettre, par le traité de Sablé
ou «traité du Verger», de ne pas la marier sans le consentement du roi de France. A la mort de son père,
Anne devient duchesse de Bretagne, à l'âge de onze ans. A treize ans, malgré le traité signé par son père,
elle épouse Maximilien d'Autriche, par procuration et à titre symbolique. Immédiatement, la France entre en
conflit avec la Bretagne. L'ost (armée en campagne) assiège Rennes où s'était réfugiée la duchesse Anne.
En 1491, sous la pression militaire d'Anne de Beaujeu, régente du royaume et tutrice de son jeune frère, le
roi Charles VIII, Anne de Bretagne épouse Charles. A la mort de son époux en 1498, elle administrera seule
son duché. Le nouveau roi Louis XII, pour ne pas perdre l'union entre la France et la Bretagne, obtient du
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pape Alexandre VI l'annulation de son mariage avec Jeanne de Valois, sœur de Charles, et il épouse Anne
de Bretagne le 7 janvier 1499, comme le prévoyait la convention matrimoniale avec Charles VIII.
La nouvelle reine aura huit enfants. Seules survivront deux de ses filles, Claude de France et Renée, future
duchesse de Ferrare. En 1504, Anne va tenter de marier sa fille aînée Claude à Charles de Habsbourg, le futur
Charles Quint. Si dans un premier temps Louis XII lui donne son accord, craignant l'encerclement du royaume
par les possessions des Habsbourg, il en abandonne l'idée et décide que Claude convolera avec un héritier du
trône de France. Anne meurt de la gravelle au château de Blois le 9 janvier 1514. Elle n'a même pas trentesept ans. Louis XII va désobéir deux fois à sa volonté : il consentira au mariage de leur fille aînée Claude
de France, héritière de Bretagne, avec le duc d'Angoulême, héritier de France, futur François 1er, et il fera
inhumer solennellement la reine Anne à Saint-Denis, malgré le désir qu'elle avait exprimé de reposer auprès
de ses parents, en sa bonne ville de Nantes… même si son cœur est déposé dans un reliquaire transporté
à Nantes dans une grande procession, pour être enterré dans le tombeau de ses parents (tombeau qu'elle a
commandé elle-même pour honorer le dernier duc et duchesse de Bretagne).
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Souveraine bibliophile et reine mécène
La reine possédait sa propre bibliothèque, contenant des traités de religion, de morale et d'histoire. On y
dénombrait notamment des livres d'heures (les Grandes Heures, les Petites Heures, les Très Petites Heures
et les Heures, celles-ci inachevées), la Vie de sainte Anne, les Vies des femmes célèbres de son confesseur
Antoine Dufour, le Dialogue de vertu militaire et de jeunesse française. Une part de ces ouvrages lui venait de
ses parents. Elle en avait commandité elle-même et d'autres lui furent offerts. Ses deux époux possédaient
aussi de nombreux livres. Un millier d'entre eux furent ramenés de la première guerre d'Italie.
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Durant toute son existence, Anne se conduisit en mécène inlassable et généreux, en matière de beaux-arts,
de littérature et de musique. Elle acquit ainsi de nombreux manuscrits et finança les artistes, les poètes et les
musiciens de la cour. Des auteurs renommés la servirent comme secrétaire et chroniqueurs. Sa bibliothèque
personnelle comprenait plus de trois mille volumes, ouvrages religieux, historiques et littéraires confondus,
dont la plus grande part provenait d'Italie. Sa bibliothèque reflétait son niveau d'éducation : Anne maîtrisait le
latin et le grec et avait des connaissances en hébreu.
Un nouveau regard sur le Livre de Prières d'Anne de Bretagne
Un petit livre de prières, bien moins connu que les autres œuvres que possédait la reine, se trouve actuellement
à la Newberry Library de Chicago sous le numéro MS 83. Ce manuscrit a été éclipsé par d'autres œuvres
comme les Grandes Heures, enluminées par le célèbre Jean Bourdichon, peintre et enlumineur de la cour de
France aux XVe et XVIe siècles. L'étude (1) d'Elizabeth L'Estrange, docteur en Histoire de l'Art, chargée de
recherches FNRS au service d'histoire de l'art et archéologie des temps modernes de l'Université de Liège,
nous livre néanmoins un regard nouveau sur ce livre de prières en explorant son contenu à la lumière des
rôles assumés par la duchesse de Bretagne et reine de France, mère de deux héritières putatives du trône des
Valois. L'étude centre particulièrement l'investigation sur les thèmes des pénitences, des indulgences, de la
maternité et de la Passion du Christ. L'hypothèse de travail est que ce manuscrit jouait un autre rôle que le seul
accompagnement des dévotions : il légitimait la place d'Anne dans la maison de France et devait la soutenir
dans la conception d'enfants héritiers du trône. Consciente que sa tâche était bien celle-là, la duchesse de
Bretagne n'en n'était pas moins convaincue que la venue d'un ou de plusieurs fils contribuerait au retour de
l'indépendance de sa terre natale, si chère à son cœur.
(1) L'ESTRANGE E., Penitence, Motherhood, and Passion Devotion : Contextualizing Anne de Bretagne's Prayer Book, Chicago, Newberry Library, MS 83,
in The Cultural and Political Legacy of Anne de Bretagne, Gallica, 2010.
Des exemples édifiants qui recèlent une stratégie
Les psaumes de pénitence, la représentation du roi David et les indulgences citées suggèrent que dans le
contexte de son troisième mariage - avec Louis XII -, Anne demandait pardon pour elle-même et son mari
après leurs précédents divorces. Comme son entourage, elle a certainement compris que l'absence d'enfants
vivants issus de son union avec Charles VIII devait être interprétée comme une punition divine. Il lui était donc
nécessaire de procéder à une tentative de rédemption de son passé de façon à asseoir sa position de reine
de France poursuivant le lignage royal.
A travers l'introduction de la prière de saint Léonard pour Clotilde, épouse de Clovis, mais aussi par les figures
insistantes de sainte Anne et de sainte Marguerite, Anne franchit un pas de plus en publiant une supplique pour
les femmes qui vont accoucher. Les références implicites à Clotilde et Clovis, à saint Louis - le roi capétien
Louis IX - et au roi David créent un contexte royal, voire sacré, dans lequel Anne peut trouver sa place comme
une nouvelle Clotilde, en tant que mère de princes héritiers d'un lignage illustre. Les prières sont centrées sur
l'Eucharistie et la Passion du Christ et, en plus de l'aspect « fleur de lis » du manuscrit - une allusion directe à
la Maison de France et spécialement à saint Louis -, elles créent un contexte particulièrement favorable aux
ambitions de la reine Anne. Cela dit, sa volonté, en épousant Louis XII, était d'assurer l'indépendance du duché
en le réservant à son deuxième enfant. On ne trouve cependant pas de références directes à la Bretagne dans
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ces textes alors qu'elles sont présentes dans d'autres, en particulier dans les Grandes Heures. Il n'en reste
pas moins clair que l'attention toute particulière portée à ses saints patrons dans le Livre de Prières d'Anne
de Bretagne de Newberry, de même que celle portée à ceux de sa mère Marguerite - tous deux importants
en matière de grossesse et d'accouchement -, constituent une allusion indirecte à la naissance tant attendue
d'Anne et, de manière plus générale, aux difficultés rencontrées par les ducs de Bretagne à s'assurer une
descendance aux fins de conserver leur indépendance. L'introduction de la prière de saint Léonard rappelle la
prière de Marguerite de Foix dans son Livre d'Heures qui implorait le saint de pouvoir enfin mettre au monde un
fils. En outre, les références à la Passion du Christ évoquent non seulement les Valois, mais aussi la dévotion
bretonne particulière à ce thème. On pense au reliquaire breton de la Sainte Couronne d'Épines.
En dépit de tous les efforts du
royaume de France, finalement couronnés de succès, pour inclure le duché à la couronne de France, Anne
ne perdit jamais sa foi en l'indépendance retrouvée. Elle commandita en effet des œuvres insistant sur les
droits héréditaires de sa famille sur la Bretagne. Elle résista autant qu'elle le put au mariage de sa fille Claude
avec le futur François 1er, lui préférant une union avec Charles de Habsbourg. L'ironie du sort voulut que,
alors qu'il se croyait mourant, Louis XII arrangea avec Louise de Savoie, mère de François, le mariage de
Claude, promettant cette dernière à François sur les reliques de la Sainte Croix. Dès lors, malgré l'échec des
intentions politiques d'Anne, le manuscrit de Newberry , comme d'autres, montre que cette femme de tête était
capable de faire usage d'œuvres de commande aux fins d'exploiter dialectiquement les héritages français et
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bretons. Ceux-ci en devenaient des moyens stratégiques qui pourraient l'aider à se légitimer elle-même dans
les rôles de régente et de mère, attendus d'elle tant comme duchesse de Bretagne que reine de France.
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