Pétain : « Ma conscience ne me reproche rien

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Pétain : « Ma conscience ne me reproche rien
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acheva de me déboussoler. Quel besoin – puisque déjà,
paraît-il, la première avait provoqué tant de drames de
conscience – de revenir ainsi à la charge ? Et c'était avec
ces hommes-là que nous ­allions dorénavant devoir vivre…
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Vivre… justement, J'achoppe sur ce mot. N’en revenant pas
moi-même d'être là, d’avoir échappé à une mort que tout donnait comme inévitable, je me sentais dans la peau d'un mort
en sursis. Chaque jour qui passerait serait un jour de « rab ».
Et si j’en avais finalement assez, je pourrais choisir mon heure
pour tirer ma révérence. Ce ne serait jamais qu’un accomplissement retardé.
Je me croyais malin et fort de me tenir un pareil raisonnement, dont naturellement je ne faisais part à personne. En vérité, comme chacun peut le comprendre, je croyais me protéger
par une gangue égocentrique, un peu comme ces bébés qu'on
doit faire vivre dans une bulle parce que leur organisme est
sans défense contre la moindre attaque. Au fil des ans, mais
très lentement, la bulle s'est ouverte.
Dans l'été 45, c'était, au plus fort, ce qui guidait ma façon
d’être. Le résultat en était que le garçon toujours à l'écoute du
voisin que j'avais été se repliait sur soi et n'avait plus qu'une
apparence de contact avec ceux qui l’entouraient. Je portais
le camp avec moi ; la nuit, j'y vivais et c'était une interminable
suite de cauchemars ; le jour, je ne pouvais m'empêcher d'imaginer comment se seraient comportés ceux que je retrouvais
avec une joie sincère mais un peu contrainte. Je ne me ­sentais
pas sur la même planète qu’eux et ne supportais pas d'être
­interrogé sur celle d’où je revenais.
C'était pure sottise et j'ai gâché la chance que j’avais d’avoir
auprès de moi l'exemple à suivre. Mon père, lui, réagissait
beaucoup mieux. Il était rentré, le corps délabré, mais l'esprit plus fort que jamais. Mon corps, en revanche, avait assez
bien tenu le choc, c’est le mental qui chavirait. Lui replongeait
hardi­ment dans la vie ; moi je me recroquevillais frileusement
sur le bord du rivage.
Au lieu de parler, au lieu de participer aux conversations, je
ruminais mes pensées et n’en tirais que de noires conclusions.
Je pensais détenir la vérité, puisque je connaissais le fond des
hommes, pour les avoir vus dans des conditions où ils révélaient ce qu’il y a de pire en eux. Il y avait un peu de vrai dans
ce dernier point, mais je faisais une erreur capitale : je généralisais. Mon père, au contraire, tirait de son expérience une
immense raison d'espérer en cette même espèce humaine :
qu'il ait pu compter à peu près cinq pour cent d'esprits assez
forts pour résister jusqu’au bout à l'entreprise d’avilissement,
de déshumanisation, de bestialisation des SS, lui paraissait
fournir à l’humanisme ce dont il avait besoin pour survivre.
Grâce à quoi, il participait aux débats, s'exprimait, souvent
même était écouté.
Sans doute, comme moi, prenait-il en souriant des événements « capitaux » tels que l’échange des billets de banque,
destiné à « vider les lessiveuses » des billets de 5 000 F que
les trafics, le marché noir et la corruption y avaient entassés.
Mais quand il s'agit, par exemple, du procès Pétain, ouvert
dans la fournaise, au cœur de l'été, ce qu'il pensait et disait
avait du poids. Moi, je faisais si peu dans la nuance, j'étais tellement outrancier, que je finissais par irriter les plus indulgents ; mais, comme ils se retenaient de me le montrer, je n’en
pouvais faire mon profit.
De ce procès, je retenais surtout les dépositions de Mme PsichariRenan et du pasteur Bœgner, parce qu'elles portaient sur la
persécution des juifs.
Des juifs de France, en l’occurrence, mais c'est tous les juifs
massacrés, quelque six millions, qui hantaient mon esprit. De
cela, je dois le dire, je ne suis toujours pas et ne serai j­amais
­remis : je mourrai toujours aussi honteux d'avoir vécu au
temps de l'holocauste.
Pour le reste, cela va maintenant beaucoup mieux, merci. Je
vais avoir « quarante ans » – quarante ans de ce néfaste « ­sursis »
que je m'étais donné en 1945 – je vis vraiment et j’attends de
pied ferme, l’œil et l’esprit ouverts, l’été 85.
Jean Martin-Chauffier
(1) Rédacteur en chef du Patriote Résistant de 1972 à 1998.
(2) Louis Martin-Chauffier, déporté à Neuengamme.
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 899 - juillet-août 2015
Pétain : « Ma conscience
ne me reproche rien »
Revenu en France en avril 1945, Philippe Pétain est traduit devant la Haute Cour de justice
à partir du 23 juillet pour un procès qui s’achève rapidement, le 15 août,
par la condamnation de l’accusé.
L
e lundi 23 juillet 1945 s’ouvre devant la Haute
La Haute Cour de justice, qui a été instituée par l’ordonCour de Justice réunie à Paris le procès de « Henri- nance du 18 novembre 1944, a pour compétence de juPhilippe-Bénoni-Omer Pétain, âgé de 89 ans, ex-chef ger les hauts responsables de l’Etat français, son chef, les
de l’Etat dit de l’Etat français ». Il est inculpé « d’atteinte ministres, secrétaires d’Etat, les résidents et gouverneurs
à la sécurité intérieure
généraux, etc. Elle
de l’Etat et d’intelligence
connaîtra 55 ­procès
avec l’ennemi, en vue de
jusqu’en 1949. Avant
favoriser ses entreprises
Pétain ont déjà compaen corrélation avec les
ru devant elle l’amiral
siennes ».
Esteva (ex-résident géTrois mois ­auparavant,
néral en Tunisie) et le
le 26 avril, Philippe
général Dentz (ancien
haut-commissaire pour
Pétain est revenu en
les mandats du Levant)
France. Il a quitté
Sigmaringen où il avait
qui ont été condamnés
suivi les Allemands en
pour trahison et intelaoût 1944. Ayant appris
ligence avec l’ennemi.
que les autorités franPhilippe Pétain se
çaises se disposaient
présente ce 23 juillet
1945 en uniforme de
à le juger par contumace, Pétain avait écrit
maréchal, arborant
le 5 avril à « Monsieur
la médaille militaire
le Chef de l’Etat Grandpour seule décoration,
­tenant d’une main ses
Allemand », c’est-à-dire
Adolf Hitler, le priant de Symbole de la trahison, la « poignée de main » entre
gants blancs, de l’autre
lui donner les possibili- Pétain et Hitler à Montoire le 24 octobre 1940 scella la
son képi. La salle du
tés de rentrer en France, collaboration franco-allemande.
Palais de justice est
afin de « défendre mon honneur de chef et de protéger, par trop étroite pour la foule dense, ­attirée par ce procès
ma personne, tous ceux qui m’ont servi. » A cette rhé- historique et la figure du maréchal « qui a suscité pentorique bien souvent utilisée depuis juin 1940, il ajou- dant de longues années les sentiments les plus divers : un
tait, dans le même esprit : « A mon âge, je ne crains plus enthousiasme que vous vous rappelez, une sorte d’amour.
qu’une chose, c’est de n’avoir pas fait tout mon devoir. Je A l’opposé, il a également soulevé des sentiments de haine
veux faire le mien jusqu’au bout. » Passant par la Suisse, et d’hostilité extrêmement violents », tient à préciser
où le général de Gaulle aurait d’ailleurs souhaité le voir M. Montgibeaux, premier président à la Cour de cassarester, Pétain est pris en charge à la frontière et conduit tion, qui préside la juridiction. Dès le début de l’audience,
le magistrat prévient le public qu’il ne ­tolérera ­aucun
au fort de Montrouge, dans la banlieue parisienne.
« Déposition de M. Marcel Paul :
45 ans, électricien » au procès Pétain
« Dans les rangs des combattants de la Résistance, et
­particulièrement dans les rangs des combattants actifs,
nous craignions spécialement les policiers dits français qui
obéissaient aux ordres du gouvernement de Vichy. […] Ces
policiers agissaient par ordre et avec la conviction de servir
la France. Ils étaient non seulement les plus acharnés mais
les plus efficaces contre nous, parce qu’ils pouvaient obtenir des renseignements de la population française, de gens
qui étaient trompés, parce que représentant le prétendu
gouvernement de Vichy. Ils pouvaient obtenir des renseignements qui les conduisaient à découvrir les retraites ou
les lieux d’action des patriotes qui agissaient pour la libération. […] Il n’y a pas que la Gestapo qui ait pratiqué, en
France, les méthodes de torture qui resteront une page de
honte pour l’humanité. Les policiers de Vichy ont pratiqué
ces tortures. Non seulement les policiers de la BSAC – de
la brigade spéciale anticommuniste – mais encore les policiers dits des brigades spéciales tout court, qui torturaient
des nuits et des journées entières […].
Ensuite, nous étions traduits devant les institutions ­juridiques
spéciales créées par le gouvernement de l’accusé : le Tribunal
d’Etat et la Cour spéciale. C’est le Tribunal d’Etat qui a
condamné à mort, lui-même par ordre du gouvernement
de Vichy, un certain nombre de mes camarades de combat : Catelas, Bréchet, qui ont été guillotinés par l’appareil
judiciaire français, dans la cour de la Santé. »
« Nous avons été enfin déportés. J’ai d’abord été déporté au camp d’Auschwitz. […] Je ne parlerai pas, évidemment – cela n’intéresse pas directement le procès – je ne
parlerai pas des tortures que tous les Français qui étaient
là-bas ont connues. Je ne parlerai pas des chambres à gaz
dans lesquelles ont été jetés, par dizaines de milliers, des
Israélites qui étaient Français, des combattants qui avaient
fait l’autre guerre, qui avaient également fait celle-ci, combattants qui ont été, là-bas, exterminés dans les conditions
les plus atroces, parce qu’arrêtés et livrés, à Paris et dans
toute la France par les autorités policières toujours de Vichy.
« Ces malheureux Israélites – et pas seulement des Israélites,
mais, avec eux, d’autres Français – cet ensemble de Français,
plusieurs dizaines de mille, ont rejoint là-bas, dans ces
chambres à gaz atroces d’Auschwitz, les antihitlériens, les
antifascistes des différents pays.
« J’ai aussi connu le camp de Buchenwald, où je suis resté
assez longtemps. Dans ce camp, les hommes, les Français,
livrés, pour une partie importante, j’y reviens, par les autorités de Vichy, ces Français tombaient là-bas journellement ».
mémoire
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 899 - juillet-août 2015
La presse a attentivement suivi le procès de Pétain et publie le 15 août 1945 le
verdict tant attendu.
trouble, que l’Histoire jugera un jour les
juges et même l­ ’atmosphère des débats. Un
avertissement qui ­n’empêchera pas, bien
entendu, les ­réactions passionnées de la
salle, au fil des dix-sept audiences.
Le procureur général est André Mornet,
qui compte dans sa carrière les procès de
Joseph Caillaux et de Mata-Hari. Quant
au jury, 24 personnes le composent : douze
parle­mentaires choisis parmi les quatrevingts qui ont refusé de voter les pleins
pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940, et
douze représentants des mouvements de
résistance. La ­défense, qui est assurée par
Mes Payen, Isorni (qui a déjà plaidé pour
Robert Brasillach) et Lemaire, a récusé plusieurs jurés, parmi ­lesquels Lucie Aubrac.
Commence la lecture de l’acte d’accusation qui est accablant. Pétain s’est appliqué
à ­rechercher l’armistice. Il a mis à exécution un complot contre la République auquel il songeait depuis longtemps ; il était
en relation avec la Cagoule ; la défaite de
la France a été érigée par lui en principe
fondamental… « La France est en droit de
reprocher au Maréchal […], comme une
­atteinte à sa ­dignité, l’accord de Montoire
en tant que colla­boration du vaincu avec
son vainqueur […], l’asservissement de la
France à l’Allemagne, asservissement auquel,
sur le terrain législatif, le Gouvernement
de Vichy s’est prêté en calquant sa législation sur celle du Reich […], en mettant hors
la loi commune des catégories entières de
Français et en organisant la persécution
contre elles à l’instar de ce qui se passait
sous le régime hitlérien… »
La France peut lui reprocher, poursuit le
procureur général, « d’avoir contribué au
fonctionnement de la machine de guerre
allemande en lui fournissant volontairement des produits et de la main d’œuvre
[…] ; d’avoir fait ouvrir le feu en Syrie contre
nos alliés et les troupes françaises libres, à
Madagascar contre nos alliés […], en Tunisie
contre les Anglo-américains et les troupes
d’Algérie et du Maroc… »
« Comme justifier, demande-t-il, d’avoir
­édicté […] ces abominables lois raciales dont
il eût cent fois mieux valu laisser aux autorités occupantes le soin d’en appliquer les
principes ? Comment justifier la monstrueuse
création des sections spéciales d’appel, avec
injonction aux magistrats […] d’assassiner par ­autorité de justice les malheureux
qu’on leur déférait ? Comment justifier la
création d’une Cour suprême de justice
avec mission d’établir, sous le contrôle de
l’envahisseur, la responsabilité de la France
dans la guerre… ? » Et comment justifier la
Milice ou la Légion des Volontaires français… comment j­ustifier tant de crimes ?
Mais la lecture de l’acte d’accusation achevée, Pétain se bornera à déclarer que la
Haute Cour ne représentant pas le peuple
français, il ne répondra à aucune question. Effectivement, il gardera le silence
jusqu’aux dernières heures du procès. Et
c’est seulement avant d’entendre l’arrêt le
condamnant qu’il répètera, une énième
fois, que son seul but a été de protéger et
d’atténuer les souffrances du peuple français. « Disposez de moi selon vos consciences,
dit-il. La mienne ne me reproche rien. »
Trois semaines d’audience
En attendant, de nombreux témoins
vont se succéder à la barre jusqu’à la miaoût : Les grandes figures politiques de
la IIIe République, Léon Blum, Edouard
Daladier, Paul Reynaud, Albert Lebrun, des
hauts gradés, tel le général Weygand, des
ambassadeurs et d’autres militaires encore,
qui parlent beaucoup de l’année 1940, de
la bataille perdue, de l’armistice… et des
comptes se règlent. Déposent également des
affidés de Pétain, dont Fernand de Brinon,
homme clé de la politique de collaboration
franco-allemande, Darnand, ex-chef de la
Milice. Ils sont en instance de jugement par
la Haute Cour qui les condamnera à mort
l’un et l’autre ; tous deux seront exécutés.
Coup de théâtre début août : on apprend
que l’ancien chef du gouvernement, Pierre
Laval, que l’on croyait caché en Espagne, a
été arrêté et ramené en France. Ni l’accu­
sation ni la défense ne s’attendaient à sa
présence au procès. La Haute Cour entend sa déposition le 3 août. Durant son
long plaidoyer, l’homme qui a proclamé qu’il souhaitait la victoire de l’Allemagne se retranche derrière Pétain. « Ma
politique, répète-t-il, mais c’était celle du
maréchal Pétain… » Jugé à son tour deux
mois plus tard, Laval sera condamné à la
peine de mort par la Haute Cour et ­fusillé
le 15 octobre.
Il faut noter que pendant les trois semaines
d’audience du procès de Pétain, les débats
auront davantage porté sur la « trahison
de l’an 40 » que sur les persécutions antisémites (le Statut des juifs n’est qu’implicitement mentionné dans l’acte d’accusation),
sur la déportation et le génocide des juifs.
De même on évoque peu la Résistance et
la répression exercée contre elle, souvent à
­l’actif de la ­police française, ou l’internement
et la déportation dans les camps de concentration. Seuls cinq témoins vont parler pour
les morts, les déportés, les résistants pourchassés. Ainsi lors de l’audience du 31 juillet
1945, deux résistants déportés ayant spontanément écrit au premier président pour
demander à être entendus, sont introduits
avant le ­général Weygand qui était seul prévu
pour cette audience. Il s’agit de Marcel Paul
et de Paul-Ferdinand Arrighi [lire encadrés].
Malgré les plaidoiries passionnées de
Me Isorni tentant de démontrer que son
client a été la victime des menées néfastes
de son entourage… Pétain est condamné
le 15 août 1945 à « la peine de mort, à
­l’indignité n
­ ationale, à la confiscation de
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ses biens » pour intel­ligence avec l’ennemi
et haute trahison. En raison de son grand
âge, la Haute Cour émet le vœu que la peine
ne soit pas exécutée. Elle sera commuée
en détention à perpétuité par le général
de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire de la République française. Pétain est
d’abord interné au fort du Portalet dans
les Pyrénées, où il a fait enfermer Georges
Mandel et Paul Reynaud en 1941, puis à
l’île d’Yeu. Il y meurt en 1951.
On se souvient des nombreuses réactions,
et au premier chef celles des victimes du
­régime pétainiste et de leurs familles, s’élevant contre les hommages, parfois officiels,
rendus au condamné, comme le fleurissement de sa tombe le 11 novembre, ou
contre des campagnes visant à obtenir le
transfert de ses cendres à la nécropole de
Douaumont. Les tentatives de trouver des
circonstances atténuantes voire de réhabiliter l’homme, son bilan et le régime collaborateur de Vichy n’ont pas manqué depuis
70 ans – malgré l’ouverture des archives et
les travaux des historiens qui ont depuis
longtemps fait toute la lumière sur la politique criminelle menée de 1940 à 1944 par
le chef de « l’Etat français ».
Laure Devouast
« Déposition de M. Paul-Ferdinand
Arrighi : avocat à la Cour, 50 ans »
« après l’émotion de la demande d’armistice que j’ai connue étant à l’état-major du
général Blanchard, à Rennes, nous avons eu une surprise beaucoup plus grande
et beaucoup plus douloureuse, lorsqu’un beau jour, dans les journaux allemands
écrits en langue française, nous avons vu la photographie du chef du gouvernement
d’alors serrant la main du chancelier Hitler et, ceux qui avait parlé de trahison, ont
répété ce mot-là beaucoup plus fort.
« Je dis que, quant à moi, je n’ai eu qu’une douloureuse surprise, et c’est tout. Mais où
mes sentiments ont changé, c’est quelque temps après, lorsque nous avons ­appris,
toujours par les mêmes journaux, la création d’un organisme qui s’appelait la Légion
des volontaires français. Nous avons appris alors que le gouvernement français de
l’époque, et son chef, le maréchal Pétain, invitaient les jeunes français à s’habiller en
vert pour aller se battre au service d’un pays qui était encore, que je sache, en état
de guerre avec la France. » […]
« Quelque temps après, nous avons appris quelque chose qui était moins spectaculaire,
si je peux dire, mais qui était aussi tragique, nous avons appris la formation du service
du travail obligatoire, ce STO dont on a tant parlé et nous avons vu nos enfants
appelés à partir en Allemagne pour travailler dans les usines. » […]
Et puis, il y a dans ma pensée quelque chose de plus abominable encore- et vous
avez vu, Monsieur le premier président, que je pèse mes termes. C’est l’histoire de
la milice. »
« J’ai été déporté à Mauthausen. Là, sans doute à cause de mes cheveux blancs, j’ai
été pris comme confident par beaucoup de jeunes qui avaient besoin d’un certain
appui moral et souvent, lorsqu’ils allaient mourir […] en me faisant leurs dernières
recommandations, qui pour une femme, qui pour une mère, qui pour une fiancée, qui
pour des parents, m’ont souvent dit – pas tous bien sûr – : “Ce que je ne pardonnerai
jamais au chef du gouvernement français de l’époque – c’est-à-dire l­’accusé d’aujour­
d’hui – c’est que je n’ai pas été arrêté par la Gestapo, j’ai été arrêté par des Français qui
s’appelaient des miliciens.” Certains m’ont même dit : “J’ai été torturé par la Gestapo…
je l’ai été au moins autant par les miliciens” et cela, c’est un témoi­gnage direct que je
peux apporter. » […]
« Je me rappelle encore le 8 novembre 1942 – je ne crois pas me tromper de date –
jour où nous avons appris ce que tout le monde savait depuis longtemps, tout au
moins dans la Résistance, que le débarquement en Afrique du Nord était commencé
et qu’il se présentait dans d’excellentes conditions, je me rappelle encore notre cri à
tous : “Mais il peut encore se sauver… ”, j’entends se sauver moralement. Le maréchal
peut encore sauver son honneur et il peut encore se réhabiliter. C’était notre pensée.
Il peut partir. Beaucoup sont partis et non des moindres, par conséquent même
lui pouvait partir. En tout cas, puisqu’il a pu parler un matin à la radio, il peut dire
quelques mots et protester définitivement. Eh bien ! là encore, il n’a rien dit de
définitif, il n’est pas parti. »