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SEMBENE SE RÉVOLTE CONTRE LA CORRUPTION POLITIQUE: UNE ÉTUDE DU MANDAT, XALA ET LE DERNIER DE L’EMPIRE by GACHANJA PETER MWAURA (Under the Direction of Rachel Gabara) ABSTRACT This thesis analyses political corruption as a recurrent theme in three of Ousmane Sembene’s novels. In this study, Senegal, on which all the three are based, is seen as a microcosm representing any newly independent African country or even the whole continent where the problem of political corruption is rooted in existing social classes. In Sembene’s work the elite emerges as a privileged class which, in cahoots with a former colonial power, continues to exploit the people in stead of empowering them and developing their young nation. It is therefore clear that, to Sembene, corruption is a deliberately engineered disease which was initiated during the colonial era during which, among the colonized, only a select few could benefit from an education system that was racist and segregationist in nature. When the people demanded their independence, the elite took over power; they merely replaced the imperialist and established a new colony which thrives on a new form of exploitation which manifests itself as corruption. INDEX WORDS: Ousmane Sembene, Le Mandat, Xala, Le Dernier de L’Empire, Fanon, Castrat, Mouralis, Élite/Peuple, Machiavélisme, Mignane, Sénghor, Corruption politique. SEMBENE SE RÉVOLTE CONTRE LA CORRUPTION POLITIQUE : UNE ÉTUDE DU MANDAT, XALA ET LE DERNIER DE L’EMPIRE by GACHANJA PETER MWAURA B.Ed., Kenyatta University, Nairobi, 1998 A Thesis Submitted to the Graduate Faculty of The University of Georgia in Partial Fulfillment of the Requirements for the Degree MASTER OF ARTS ATHENS, GEORGIA 2009 © 2009 GACHANJA PETER MWAURA All Rights Reserved SEMBENE SE RÉVOLTE CONTRE LA CORRUPTION POLITIQUE: UNE ÉTUDE DU MANDAT, XALA ET LE DERNIER DE L’EMPIRE by GACHANJA PETER MWAURA Electronic Version Approved: Maureen Grasso Dean of the Graduate School The University of Georgia August 2009 Major Professor: Rachel Gabara Committee: Nina S. Hellerstein Francis Assaf iv TABLE DES MATIÈRES Page INTRODUCTION: Sembene Ousmane «Un écrivain n’est pas un mouton » ................................1 Chapitre Préliminaire : La corruption chez Sembene……………………………………………..5 CHAPITRE 1 Le Mandat : Un procès contre les bureaucrates ..........................................................11 2 Xala : La stigmatisation d’un nouveau culte ...............................................................25 3 Le Dernier de l’Empire : «Un poisson commence à pourrir par la tête » .................46 4 Conclusion ..................................................................................................................78 REFERENCES ..............................................................................................................................54 1 Introduction Ousmane Sembene: «Un écrivain n’est pas un mouton» (Jeune Afrique 45). Sembene Ousmane (1923-2007) était un écrivain prolifique qui est aussi connu comme le père du film africain. Sa carrière artistique a commencé avec la parution du Docker Noir en 1956 et a duré un demi-siècle. Marxiste de conviction, très sensibilisé aux problèmes de son pays, il avait une vision pragmatique de son art. Chez lui, cela résulte en une action d’engagement politique et social. À cet égard, être artiste implique participer à l’éducation des masses et à l’élévation de la conscience sociale. Cette philosophie est saisie dans les mots rapportés par Siradiou Diallo après son interview avec lui en 1973; «On aime ou n’aime pas ce que fait l’artiste, mais l’artiste n’est pas un mouton comme les autres. L’artiste exprime les préoccupations de son peuple et de son temps » (45). Ses œuvres sont marquées d’un ton radical et d’un souci de contribuer à l’élévation intellectuelle, sociale et économique de cette classe sociale. Se définissant comme un griot (ce qui désigne, en Afrique Occidentale, un conteur ambulant dont le rôle traditionnel est de perpétuer des savoirs historiques et spirituels dans sa communauté), Sembene insiste à plusieurs reprises qu’il est le témoin des événements et donc n’a aucune intention de s’écarter du réel. Par exemple, il écrit dans son avertissement au début du roman L’Harmattan (1980) que «La conception de mon travail découle de cet enseignement : rester au plus près du réel et du peuple » (9). J’observe d’emblée que ce peuple – qui s’oppose clairement à l’élite - est mis au centre des trois travaux sous examen dans cette étude: Le Mandat (1966), Xala (1973) et Le Dernier de l’Empire (1981) Dans un acte de subversion, Sembene bouleverse le statu quo dans lequel le peuple reste en bas de l’échelle sociale tandis qu’un gouvernement élitiste est au sommet, le président et ses ministres ne s’occupent que de sauvegarder leurs intérêts personnels et de 2 conserver le pouvoir. A son tour la classe des hommes d’affaires jouit des privilèges économiques qu’elle ne mérite pas ; puisqu’ils donnent des commissions à la classe politique qui les soutient, les marchants bourgeois ne paient pas d’impôts. Le propos de cette analyse est de rendre compte de la nature de la corruption politique dans Le Mandat, Xala et Le Dernier de l’Empire. Je constate que, dans ces travaux, ce vice est un fardeau imposé par l’élite au peuple qu’elle exploite. Cependant, ce qui est significatif est le fait que Sembene ébranle cette situation. Chez lui, la classe élitiste n’est ni invincible ni indispensable. Au contraire, elle est vulnérable grâce à sa dépendance idéologique et à ses goûts matériels qui ne correspondent pas aux ressources qu’elle possède. Le peuple a non seulement le pouvoir mais aussi la responsabilité de changer la situation. A titre d’illustration, considérons un dialogue dans Le Dernier de l’Empire entre le directeur-rédacteur en chef du Quotidien National et le jeune journaliste Kad. Alassane (le directeur-rédacteur) fait sa proposition à Kad – accepter une grande somme d’argent en échange de ses services comme leader d’opinions et rédiger un article destiné à détruire le Ministre des Finances et de l’Économie, Mam Lat Soukabé. Kad choisit de rejeter l’offre et donne une bonne raison. C’est vrai que Mam Lat Soukabé n’est pas un saint, mais le camp opposé, représenté par Alassane, n’est pas meilleur. Le jeune journaliste populaire résume sa réponse ainsi: «Le poisson commence à pourrir par la tête » (t. II 53). Dans ce discours, le président Léon Mignane – connu aussi comme le Vénérable – est clairement la tête de la classe élitiste qui dirige le Sénégal depuis son indépendance en 1960. Kad se distingue comme la porte-parole du peuple. Il rejette l’élite dont le pourrissement est très avancé à ce moment dans le récit (le gouvernement est au comble de désespoir et le moment de sa chute avance). En refusant de travailler pour l’élite, Kad montre en même temps qu’il est fier de sa position de prolétaire. À cet égard, ses mots soulignent aussi la vision de Sembene pour son 3 peuple ; il y a toujours de l’espoir en dépit de toute la corruption instaurée pendant l’ère colonialiste et qui est propagée par le Vénérable Léon Mignane et son administration. Kad – qui appartient clairement à la classe du peuple – vient d’abandonner l’élite à son triste sort. On observe que, dans les travaux de Sembene, il existe des liens très forts entre le colonisateur qui est parti en 1960 et l’élite qui l’a remplacé. Cette élite porte encore les griffes de la colonisation idéologique. Elle ne parle qu’une langue étrangère et ne veut consommer que des produits importés. On dirait, donc, que cette classe bourgeoise ne trouve aucune raison de développer le pays car l’Europe satisfait ses besoins en échange de certains «services» – comme assurer qu’il y a toujours un marché pour ses produits. Dans Xala, El Hadji Bèye ne boit que de l’eau d’Evian. Dans Le Dernier de l’Empire, le doyen Cheik Tidiane Sall observe que son ami Léon Mignane n’a pas «même un toit de chaume » dans son propre pays alors qu’il s’assume «les charges du Premier Citoyen de la République ». Pourtant, selon le doyen, le président a «un appartement à Paris et un pavillon en province en France… » (t. I 161). Le lecteur n’a pas confiance en cet homme et en son club élitiste. Mignane et ses ministres exploitent le peuple pour vivre à l’européenne. Ils trahissent leur devoir principal, celui de diriger leur peuple vers la prospérité. Plutôt, ils s’occupent de la quête de l’argent. La fiancée de Kad (Madjiguène) a raison quand elle remarque que «si l’argent est encore la seule valeur morale pour les hommes et les femmes, il n’y aura aucun changement » (t. II 209). Pour comprendre cette approche radicale et militante de Sembene, jetons un coup d’œil sur sa vie. Samba Gadjigo écrit que, né à Ziguinchor dans le sud du Sénégal en 1923, Sembene est entré à l’école Escale en 1931 quand il avait huit ans (2007 49). Après moins de trois ans à l’Escale, il en est parti. Sembene lui-même semble s’y rapporter dans son livre Ô Pays, Mon Beau Peuple (1957). Ce roman qui révèle des antagonismes raciaux avant l’Indépendance a 4 comme principal protagoniste Oumar Faye qui choisit de quitter l’école après avoir ensanglanté le directeur qui l’a accusé de voler un livre et l’a giflé. Ce qui est intéressant dans l’histoire de Faye n’est pas le fait qu’il a l’habitude de répondre à la violence par la violence, mais plutôt son esprit indomptable et son ambition de réclamer sa dignité face au racisme. On observe la même attitude chez l’auteur du Mandat, de Xala et du Dernier de l’Empire. Ousmane Sembene, qui était pratiquement autodidacte, a pu s’approprier la langue française qu’il a utilisée avec habileté pour dénoncer l’exploitation de l’homme par l’homme dans ses romans et dans ses nouvelles. Se rendant compte que la majorité des Sénégalais étaient analphabètes, Sembene est allé à Moscou en 1961 où il a étudié le cinéma au Studio Gorki. Son but: utiliser ce mode de communication visuelle pour éduquer son peuple. Soulignant la nature nomade de la vie de cet auteur et la grande valeur qu’il donnait à la liberté, Samba Gadjigo dit; «Qu’il ait été renvoyé dès le CM2 de l’école de l’Escale ou qu’il en soit parti de son propre gré, une chose au moins est hors de doute: cet adolescent avide des vastes espaces ne pouvait se sentir á son aise entre les murs d’une école » (52). Son caractère d’homme d’action se manifeste dans les boulots qu’il a pratiqués dans la jeunesse; mobilisé dans la guerre mondiale en 1942, il lutte pour la France. Après la guerre, il devient mécanicien, maçon, ouvrier et puis syndicaliste à Marseille et au Sénégal. Au terme de sa vie en 2007, Ousmane Sembene s’était distingué comme champion des droits du peuple et comme écrivain-cinéaste illustre qui ne voulait rien que le progrès de son pays. Comme l’un de ses admirateurs et héritier de son idéologie pragmatique, j’observe qu’il n’a jamais pardonné à la classe élitiste qui, au lieu de s’occuper du développement du pays, a choisi de continuer de l’exploiter à l’instar du colonisateur. L’un des thèmes les mieux abordés dans ses œuvres est la corruption politique qui afflige la société qu’il décrit et qui est un obstacle à l’indépendance économique de l’Afrique. 5 Chapitre Préliminaire La Corruption chez Sembene Le terme «corruption » signifie l’action d’influencer quelqu’un pour qu’il agisse contre son devoir ou contre sa conscience et aussi la faute de celui qui se laisse influencer de cette façon. À cet égard, celui qui offre le don pour détourner l’autre de son devoir est aussi coupable que celui qui le reçoit. En plus, on associe la corruption avec des termes négatifs qui impliquent l’avilissement moral comme la perversion, la souillure, la bassesse, et le vice. Or, la corruption politique qui est le sujet de notre étude se subdivise en trois catégories générales dans les trois romans. Premièrement, les fonctionnaires qui sont chargés de rendre des services importants au peuple profitent de leur position pour obtenir des gains privés illégitimes. J’aborde ce problème dans le premier chapitre de mon étude où j’analyse Le Mandat. Deuxièmement, la classe des hommes d’affaires s’allie avec des politiciens corrompus et des gouvernements étrangers pour s’enrichir aux dépens de l’intérêt commun. Je traite cette catégorie de corruption dans le deuxième chapitre de cette étude où on observe que cette classe bourgeoise est encore colonisée idéologiquement. Puisqu’elle est composée d’imitateurs plutôt que d’innovateurs, cette classe est maudite dans le roman Xala ; elle est castrée idéologiquement. Finalement, la troisième catégorie de corruption qui est aussi la plus dangereuse se trouve au sein du gouvernement. Le Président et ses ministres font une clique cynique qui pratique le népotisme, le copinage et le détournement des fonds publics dans leur quête de la richesse et du pouvoir. Ce problème est bien traité dans Le Dernier de l’Empire que j’analyse dans le troisième chapitre. La société examinée par la plume de Sembene est très malade – donc les narrateurs employés dans les trois œuvres ne cessent de parler du «cancer », par exemple. En plus, dans Xala, le fait qu’El Hadji Abdou Kader Bèye doit consulter un psychiatre est très révélateur; 6 Sembene suggère que la corruption est une sorte de folie. Dans un monde sain et équilibré, un individu éduqué ne serait pas décrit comme vil, sale, pervers, mauvais ou bas, l’éducation ellemême étant un procédé qui a parmi d’autres buts d’élever des esprits et de cultiver des valeurs désirables. Mais on note que, dans Le Mandat, Xala et Le Dernier de l’Empire, ceux qui se veulent des hommes ou des femmes éduqués sont les êtres les plus corrompus. Sembene met en question la valeur de l’éducation assimilationniste (initiée pendant l’ère colonialiste) dans le développement d’un pays indépendant. Dans cette étude, on se rend compte du fait que la scolarisation coloniale a servi comme voie de contamination à l’élite colonisée. Puisque cette élite s’est contentée de remplacer le colonisateur lors de l’Indépendance, elle a continué d’exploiter le peuple au lieu de l’émanciper. L’ex-colonisateur s’allie avec ce petit groupe d’Africains qu’il a éduqué pour perpétuer ce que Sembene appelle le néo-colonialisme. Si cet auteur se moque de toutes notions de coopération entre la France et ses ex-colonies, c’est parce qu’il comprend bien ce que Bernard Mouralis remarque dans L’Europe, l’Afrique et la Folie. Ce critique littéraire français observe que le colonialisme implique «une inauthenticité profonde dans les relations entre le groupe dominé et le groupe dominant. Et par là, elle rend impossible toute communication véritable entre les individus appartenant respectivement à ces groupes » (147). Dans les travaux de Sembene, toute la société est atteinte de la corruption qui souille les hommes et les femmes. En outre, toutes les institutions risquent de tomber en panne parce qu’on sacrifie le bien commun sur l’autel de l’argent et à la quête du gain personnel qui est souvent illégitime. Au terme de cette étude, je vais analyser la décadence des structures sociales les plus importantes comme le mariage, la famille et le gouvernement. Car la corruption politique salit aussi les esprits des hommes et les valeurs sociales. 7 En étudiant les trois romans l’un après l’autre suivant l’ordre de leur parution, j’observe que l’auteur avance de l’effet vers la cause. Il commence par montrer les résultats de la corruption avant d’identifier les vrais coupables. Donc, dans Le Mandat, le gouvernement n’est mentionné nulle part, mais il est impliqué très subtilement. Dans cette œuvre, le peuple est exploité directement par les fonctionnaires dans les bureaux publics et par la petite bourgeoisie qui ne peuvent rendre aucun service sans être soudoyés. À cet égard, la structure interne du Mandat est très intéressante ; au début, on voit la misère de la population dont les maisons «étaient identiques : bâties de vieux bois pourri, coiffées de tôles souvent rouillées ou de vieilles pailles jamais renouvelées, ou encore de toile cirée noire» (113). C’est l’image d’un pays mal géré, où on ne peut pas obtenir une carte d’identité sans «graisser la patte» aux bureaucrates. C’est un peuple pauvre, analphabète, malade, qui nourrit de grandes familles par la mendicité. En suivant les va-et-vient d’Ibrahima Dieng entre sa banlieue et le centre ville de Ndakaru (Dakar en wolof), le narrateur nous invite à constater l’ampleur du pourrissement de cette société. Dans un pays sans infrastructure, où la plupart de la population est en chômage, la mendicité devient la norme. Puis, on observe que la petite bourgeoisie vole le peuple sans scrupule. Or, c’est Mbaye Ndiaye, le neveu de Mety, qui vole le mandat de Dieng (qui est donc son oncle par alliance). Le rédempteur devient l’hyène, un animal qui est accusé de manger ses aïeux dans beaucoup de contes africains. La corruption a déjà contaminé la famille étendue et donc toute la société en souffre. On ne peut faire confiance à personne ; la corruption est contagieuse. Dieng dit : «Moi aussi, je vais me vêtir de la peau de l’hyène….. Parce qu’il n’y a que fourberie, menterie de vrai. L’honnêteté est un délit de nos jours » (189). Dieng, comme Beye dans Xala et Mignane dans Le Dernier de L’Empire, est un archétype. Il représente le peuple – battu par la misère, victime d’une mauvaise gouvernance, 8 aveuglément religieux, et ayant tendance à faire de mauvais choix personnels comme prendre deux épouses quand il ne peut guère se nourrir lui-même. Sembene insiste que le salut de l’Afrique n’est ni dans les mains de la classe politique, ni dans la vision des hommes d’affaires. Les Ibrahima Dieng doivent s’engager pour déterminer leur sort et améliorer leur pays. Dans cette classe écrasée et exploitée, Sembene trouve son espoir. Donc, dans Le Mandat, quand Dieng déclare qu’il ne reste que la fourberie dans tous le pays, Bah le facteur déclare: «Demain, nous changerons tout cela » (190). Et quand Ibrahima demande : «Qui, nous ? », Bah n’hésite pas à lui répondre: «Toi…Oui, toi, Ibrahima Dieng » (190). D’un point de vue analytique, le fait que Bah soit fonctionnaire est important car tous les autres bureaucrates dans le roman sont corrompus. Pour cette raison, il prononce des mots prophétiques et puissants. Ce n’est pas la première fois que Sembene donne ce pouvoir à un ouvrier. Par exemple, dans Les Bouts de Bois de Dieu (1960), ce sont les cheminots de la compagnie ferroviaire Dakar-Niger qui annoncent l’arrivée d’un changement révolutionnaire dans leur pays. Dans cette œuvre, c’est Ibrahima Bakayoko qui partage la vision de Bah ; les deux croient que les travailleurs ont l’obligation morale de lutter pour la dignité de tous les hommes et de toutes les femmes. C’est l’ouvrier qui initie le combat contre la corruption. Dans Xala, Sembene est moins subtil. En attaquant la bourgeoisie sénégalaise de la première décennie depuis l’Indépendance, l’auteur perd patience avec une classe sociale qui se veut dirigeante de l’économie d’un pays, mais qui ne produit rien. Sembene se sert du symbole de l’impuissance sexuelle (cette malédiction s’appelle le xala en wolof) pour se moquer de ces buveurs de whisky et porteurs des portefeuilles, des polygames qui ne peuvent pas satisfaire une femme. Cette classe parasitique maintient le conduit de la corruption entre les jeunes pays africains et l’Europe. Dans Xala, cette classe «moderne » qui conduit des Mercedes se voit 9 moquée par une jeunesse progressiste. Révoltés des actions de cette classe, des mendiants handicapés crachent sur la figure d’El Hadji. Il s’agit d’une agression symbolique dans laquelle la dignité de la bourgeoisie est mise en question. Sembene réussit à justifier son indignation visà-vis cette élite grâce à un style riche dans lequel se côtoient la satire, l’ironie, une gestion intelligente du décor et la manipulation d’une langue populaire comme je vais montrer dans cette analyse. Les mouvements d’El Hadji conforment aux inclinations d’une classe inachevée et insupportable. Par exemple, quand il se refugie dans un hôtel, son chauffeur pose une question importante ; «Comment peut-on aller dormir à l’hôtel, lorsqu’on a trois villas, trois épouses ? » (96). Autrement dit, on constate un gaspillage inacceptable étant donné la pénurie du pays. C’est dans Le Dernier de l’Empire que Sembene révèle la vraie source du problème. Le gouvernement est le siège de la corruption dans toutes ses formes. Le pays est dirigé par une clique qui perpétue le copinage et le népotisme. Le président et ses ministres s’abritent derrière une «idéologie nationale » qui n’est qu’une litote pour le lavage des cerveaux. Sembene s’en moque. Comme le métaphysico-théologo-cosmolonigologie de Pangloss dans Candide de Voltaire, l’authénégraficanitus de Mignane dans Le Dernier de l’Empire est une idéologie ridicule et bête. Puisque le gouvernement n’a ni la volonté ni la capacité de diriger un pays en voie de se développer, le peuple est trahi. Car, sans puissance économique, l’indépendance reste hypothétique. Le fait que le président ne cesse de consulter Paris ou ses «conseillers techniques » étrangers illustre que c’est l’ex-colonisateur qui continue de diriger. Le pays est toujours colonisé. Mignane est un colonisateur noir qui, à son tour, est colonisé par les M. Adolphe et les Mme Mignane - sa femme française qui couche avec Soukabé. Les trois travaux sous examen font une unité thématique car ils sont étroitement liés l’un avec l’autre. Sembene le maçon de jadis présente sa société comme un bâtiment à trois étages. 10 En lisant les trois livres dans l’ordre de leur parution, le lecteur se trouve dans un espace littéraire bien défini. On a l’impression d’explorer une sorte de pyramide. Le Mandat est le rez-dechaussée et le premier étage qui sont habités par le peuple et la petite bourgeoisie. Xala représente le deuxième étage où se régalent les nouveaux-riches de la première décennie de l’indépendance. Finalement on monte au comble, au troisième étage qui est Le Dernier de L’Empire où se trouve la crème de la société dans toute sa splendeur. Sembene le marxiste montre que les trois classes sociales participent à la destruction de leur pays. Le peuple est accusé de tolérer et d’appuyer la corruption car il «graisse la patte » à la bourgeoisie bureaucratique. Les hommes d’affaires sont coupables car ils veulent récolter ce qu’ils n’ont pas semé, d’où leur stérilité et leur impuissance, le xala. Quant au gouvernement, ce n’est qu’une collection de colonisés qui ont perdu contact avec la réalité. Le résultat de cette pyramide est la perpétuation de la misère et de l’ignorance. Le drame décrit vers la fin du Dernier de l’Empire sous forme d’un coup d’état est une indication des conséquences du dysfonctionnement social et constitutionnel. 11 Chapitre I Le Mandat – Un procès contre les bureaucrates Paru six ans après l’indépendance du Sénégal, Le Mandat met en examen les cadres de la fonction publique du pays et révèle les défauts de tout le système administratif. Les images y dépeintes ne sont pas flatteuses. Fidèle à sa volonté de ne rien inventer, Sembene examine sa société d’un œil aigu et avec franchise pour présenter une administration qui se sert du peuple au lieu de le servir. On constate dès le début de l’ouvrage que l’auteur choisit la ville comme un champ d’exploration qu’il connaît très bien. Le degré de vraisemblance est remarquable tout au long du récit. Les techniques narratives employées sont riches et innovatrices à travers lesquelles on observe une relation très proche entre le style et les idées véhiculées. Par exemple, évitant une langue recherchée, le narrateur se sert des expressions de l’homme de la rue et des descriptions minutieuses pour situer son lecteur dans le quartier pauvre habité par Dieng et sa famille. Le narrateur mélange le français avec des emprunts africains et des mots techniques pour souligner l’authenticité des lieux, des personnages et des discours. À titre d’exemple, je cite la section suivante dans laquelle le narrateur donne quelques informations précises et intéressantes: «Le facteur gara son Solex sur le pieu tordu de la porte d’entrée. A son assalamalec, deux femmes assises à même la terre, d’un ton méfiant, répondirent » (114). En nous donnant la marque du vélo de Bah, le narrateur réussit à situer ce personnage dans une position précise au sein de la société. Bien qu’il ne conduise pas de voiture, il a au moins un travail et ne se déplace pas à pied comme les autres. Étant fonctionnaire, Bah n’est pas tout à fait apprécié dans le foyer de Dieng, donc le ton de Mety et d’Aram reste méfiant. Le «assalamalec» suggère qu’il est musulman comme Dieng et sa famille. Bah lui-même mentionne qu’il habite le même quartier. Pourtant, 12 cela ne diminue pas l’animosité des hôtesses pour leur «visiteur ». Car Dieng est chômeur tandis que Bah a de quoi nourrir sa famille. Il s’agit donc d’une société fragmentée et appauvrie dans laquelle on n’a confiance en personne. Aux yeux de Mety et de sa coépouse, Bah représente un système défavorable. A la simple question «Femmes, votre époux, Ibrahima Dieng, est-il présent ?», Mety répond: «Qui, dis-tu? » (114). Ce dialogue illustre et résume les tensions entre le peuple et l’administration. L’emploi des dialogues était très courant dans la tradition orale africaine. A l’instar d’un conteur d’une histoire orale, l’auteur du Mandat se sert de cet outil pour varier le point de vue narratif et raccourcir la distance entre le narrateur, les personnages et le lecteur. De cette façon, les événements deviennent crédibles, l’action dramatique est accélérée et la réalité dans la fiction devient plus claire. Par exemple, refusant d’employer le style indirect pour rapporter l’incident où Mety renseigne Ibrahima Dieng sur le mandat, le narrateur nous invite à «écouter» un long dialogue: Nidiaye, Bah, le facteur, est venu. Tu as une lettre. Une lettre ? de qui? de quel couleur est le papier? Non, ce n’est pas une lettre pour l’impôt. Bah nous a dit qu’elle vient de Paris. Le mandat aussi. (118) Cette conversation, comme les autres, est tellement vive qu’on a l’impression d’assister à une pièce de théâtre. Le lecteur, étant proche de Mety et de Dieng sans l’intervention directe du narrateur, peut sympathiser avec ce couple analphabète. En même temps, la disposition psychologique et affective de l’homme et de sa femme est croyable. Car on assiste à une situation de panic et de confusion de la part de Dieng qui n’est pas encore au courant des «bonnes nouvelles » tandis que Mety peut avoir de l’espoir. L’attitude autoritaire d’Ibrahima 13 devient ridicule puisqu’il n’est pas mieux que Mety car tous les deux ne savent ni lire ni écrire. C’est l’analphabétisme et des tracasseries bureaucratiques qui vont entrainer Ibrahima à perdre le mandat à la fin du récit. Pourtant, Dieng montre un bon nombre de faiblesses dans son caractère qui compliquent la situation. Par exemple, il a tendance à refuser d’accepter ses défauts les plus évidents et de les attribuer à autrui, surtout à ses femmes: J’espère que tout le quartier n’est pas au courant du mandat. C'est-à-dire que…j’étais avec Aram, dans la boutique de Mbarka. C’est là bas que j’ai trouvé Mbaye qui m’a lu la lettre. Donc Mbaye est au courant. Dieng leva son menton avec une expression coléreuse: Tu n’avais pas à faire lire la lettre (119). Les personnages du Mandat ont tendance à faire courir de fausses rumeurs. Il est clair que, dans la banlieue pauvre décrite dans ce roman, tout est sujet à la spéculation et rien n’est au-delà de la fausseté. Le narrateur lui-même participe volontiers au qu’en-dira-t-on qui circule tout au long du récit et il nous donne des informations insuffisantes de temps en temps. De cette façon, il suggère qu’au sein d’une communauté dépourvue d’information, le malentendu devient la norme. Il s’agit de dramatiser l’ignorance et la pauvreté matérielle qui affligent cette société. Donc, même avant de lire le contenu de la lettre apportée par Bah, Mety et Aram se livrent à une conversation passionnée avec le but de découvrir les renseignements dans l’enveloppe. Mety commence: «Une lettre et un mandat ! Qui peut les lui envoyer ? » (115). Aram n’hésite pas à deviner: «Un toubab. À Paris, il n’y a que des toubabs. Penses-tu, Mety, que notre homme nous dit tout? » (115). L’ignorance est tellement normalisée qu’au lieu de 14 demander des renseignements précis, les personnages se mettent à fabriquer leurs propres versions de chaque histoire qu’ils répandent rapidement. L’incident où Ibrahima Dieng arrive chez lui avec un visage ensanglanté après avoir été attaqué par l’apprenti d’Ambroise est un bon exemple. Mety et Aram se mettent à annoncer des faussetés. Leur but est se débarrasser de tous les voisions qui suivent leur époux partout depuis l’arrivée du mandat. C’est Mety qui diffuse l’histoire la plus ridicule ; «On a voulu le tuer! Dès qu’il a reçu le mandat, trois hommes se sont jetés sur lui » (168). Grâce à la méconnaissance, le mandat est mystifié et le foyer de Dieng acquiert dorénavant un nouveau caractère. Faisant des commérages à son tour, le narrateur nous rapporte que «Depuis quelques jours, la famille Dienguène était observée: chacun, dans son for intérieur, sans se l’avouer, souhaitait son malheur » (168). Néanmoins, derrière tous les cancans et tous les mensonges, le propos du narrateur reste clair: critiquer les tracasseries administratives et l’avidité de la cohorte de nouveaux-riches qui s’enrichit aux dépens des pauvres. Je viens d’aborder l’oralité du Mandat tout en illustrant son efficacité dans le contexte de mon sujet. Pourtant, j’observe que Sembene n’est pas simplement un artiste oral; sinon il aurait écrit des contes plutôt que des romans. C’est vrai que, dans Le Mandat, il choisit d’utiliser une langue simple, conforme au peuple qui est son sujet. Le narrateur qu’il emploie va jusqu’à imiter quelques personnages qui ne sont pas capables d’articuler le français correctement. Par exemple, Mety ne cesse pas d’amuser le lecteur avec son vocabulaire comme «sustement» à la place de «justement ». Le même personnage ponctue son discours wolof avec «merde» de temps en temps. Il s’agit non seulement de créer de l’humour dans des situations qui sont tout à fait difficiles, mais aussi de renoncer à la tendance d’imiter des cultures étrangères sans les comprendre. Comme je montre dans le dernier chapitre de cette étude, Sembene insiste que l’imitation n’est qu’un symptôme de la corruption idéologique. 15 En même temps, l’auteur sait manipuler le français écrit avec habileté pour communiquer avec un lecteur moderne. Par exemple, il se sert du titre de son roman pour annoncer d’emblée le problème qu’il aborde. L’auteur joue avec le mot «mandat » dans ses trois sens courants dans la langue française. Autrement dit, il y a trois mandats dans ce récit. Dieng reçoit un mandat postal de son neveu Abdou qui travaille en France. Puisqu’Ibrahima n’est pas capable de le toucher à cause des complications au sein du système bureaucratique et aussi parce qu’il est analphabète, il donne une procuration à son neveu Mbaye pour qu’il soit capable de l’exécuter en son nom. Finalement, il y a le contrat entre le peuple (les gouvernés) et le gouvernement qui est représenté dans ce cas par les fonctionnaires, les policiers et les autres bureaucrates dans l’ouvrage. Le mandat postal est volé par Mbaye qui, en même temps, trahit la mission de son oncle. Il est doublement coupable car il dérobe de l’argent à son propre neveu. Mais ce n’est pas la fin de la trahison : si les administrateurs et les fonctionnaires dans le roman sont chargés de servir le peuple au nom d’un gouvernement élu par le même peuple, le narrateur nous décrit une situation très grave. Tous se servent du peuple au lieu de le servir. En choisissant son titre, Le Mandat, Sembene révèle son dessein qui est d’enseigner son lecteur. Car il nous rappelle que dans toute société moderne, il existe un contrat entre gouverneurs et gouvernés. Ce mandat doit être exécuté avec toute diligence et en toute honnêteté. Le mandataire doit prendre soin d’agir dans les meilleurs intérêts de son mandant. Sembene n’est pas le premier à nous le faire savoir; l’histoire de la philosophie atteste que ce principe est bien connu depuis l’Antiquité grecque. Néanmoins, on apprend que ce vieux principe n’est pas pratiqué dans le Sénégal de 1966. Quand Sembene met un mandat de 25,000 francs dans les mains du vieux chômeur analphabète Ibrahima Dieng, il dramatise la fragilité de la gestion des affaires d’un pays. Ce sont des tracas bureaucratiques et l’analphabétisme qui 16 entraînent Dieng à perdre l’argent de son neveu. Mais l’administration ne montre que de la mauvaise foi et beaucoup de négligence à cet égard. Examiné sous ce jour, on peut dire que le petit document que Bah le facteur donne à Mety n’est pas moins dangereux qu’une boîte d’allumettes dans un foyer plein d’enfants. En dépit du fait que ce mandat arrive au nom d’Ibrahima Dieng, il ne lui appartient pas. Son neveu a beaucoup de confiance en lui. Envoyer toutes ses économies à un oncle polygame et chômeur, c’est un acte de grande foi de la part d’Abdou. Or, dans la version filmée (sous le titre Mandabi), nous voyons ce brave jeune homme qui nettoie les rues en France. Dans le roman sa profession n’est pas mentionnée, mais Abdou explique le motif de son exil dans sa lettre à Ibrahima : Je ne suis pas venu en France pour faire le vagabond, ni le bandit, mais pour avoir du travail et gagner un peu d’argent et aussi, s’il plaît à Dieu, apprendre un bon métier. À Dakar, il n’y a pas de travail. Je ne pouvais pas rester toute la journée, toutes les années assis (126). Ce style épistolaire incorporé au sein de l’œuvre vise à souligner la réalité du récit et à convaincre le lecteur qu’il existe des Abdou qui doivent s’expatrier à la recherche du travail. L’angoisse des chômeurs devient plus vive quand on lit cette lettre dans laquelle on comprend bien qu’Abdou n’est pas en exil de son propre choix mais qu’il aurait choisi plutôt de rester dans son pays. On observe donc qu’il y a un lien très fort entre les procédés de style choisi par l’auteur et son message. Dans mon introduction, j’ai souligné que Sembene s’abstient de mentionner le gouvernement directement dans Le Mandat ; mais beaucoup de ses «vertus » qui sont révélées 17 dans Le Dernier de L’Empire se voient déjà dans le comportement de Dieng. Surtout, on note son ostentation et sa vanité: Dieng avait un faible pour les vêtements. L’ornementation de l’encolure de son grand boubou était exécutée à la main, une variété de motifs : mariage de fils de soie blancs, jaunes, violets. Ce désir d’en imposer à son prochain, ce goût vestimentaire, le rehausser toujours d’un degré sur son interlocuteur, dont la seule valeur, pour lui, était basée sur sa présentation, sa tenue (120). C’est le même Ibrahima avait «mangé à sa satiété, en se régalant » (116) sans demander d’où venait la nourriture. Cet homme qui est chômeur depuis une année part chaque matin comme le font les travailleurs; sa pauvreté ne diminue pas sa supériorité vis-à-vis de ses femmes et de ses voisins. Il a tendance à donner des ordres puérils: « Apportez-moi quelque chose pour m’essuyer » (117). Et un peu après, il continue: «Mety, pardonne-moi, masse mes jambes. » C’est lui qui discute, à la mosquée entre chefs de famille, le sort des jeunes mendiants. Le narrateur ne cesse de s’en moquer : «il se révélait un jouteur imbattable, traquait ses antagonistes et réclamait une preuve, un appui se trouvant dans les sourates ou il serait écrit qu’il fallait donner a ces gens » (117). Avec ses observations impitoyables et moqueuses, le narrateur semble nous dire : « Voilà le type qui perdra ce mandat; le voilà qui est tellement vulnérable, par ses goûts et par son ignorance. » Ibrahima tombe dans toute sorte de pièges. Mbarka le marchand le connaît bien et se sert de ses connaissances pour le convaincre de prendre quinze kilos de riz avec le but de majorer le prix après. Quant à lui, Gorgui Maissa le suit partout pour obtenir quelques sous de sa poche. 18 Signalons l’importance des déplacements dans le complot interne du récit. Notons tout d’abord que les mouvements physiques des personnages du Mandat signalent des développements importants affectifs et psychologiques. Par exemple, chaque fois qu’Ibrahima Dieng quitte son quartier pour aller en ville, on observe qu’il est agité. Il s’adapte mal à l’ambiance du centre-ville et il a tendance à être troublé par ce qu’il y voit. Cet endroit est nuisible à son bien être. Dans ses descriptions de la ville, le narrateur présente un air pollué qui correspond à la décadence morale de ses habitants. À cet égard, il est intéressant de noter que Gorgui Maissa n’a aucun problème dans cet environnement. De cette façon, le cadre révèle le caractère de chacun tout en soulignant ses motivations. Martin T. Bestman consacre un bon chapitre à explorer comment Sembene organise l’espace dans ses travaux. Il remarque que Sembene a «horreur du statisme » (264), qu’il «ne donne pas la description de l’espace d’un bloc comme le fait Balzac, par exemple, mais en morceaux ponctués parfois d’actions, parfois de dialogues» (264). Ce point est très valable dans Le Mandat. Notons le dynamisme de la section suivante où il s’agit d’un mouvement dans un mouvement: Gorgui Maissa trottait derrière. Il avait appris à la boutique que Dieng avait reçu un mandat. Voulant «le taper », il s’imposait. C’était sa tactique. Il comptait sur une somme de cinq mille francs au moins. En quittant son logis, il avait dit à l’une de ses femmes: «Attends-moi, je vais revenir avec la dépense journalière » (130). L’auteur se sert de cette technique dynamique et très originelle pour donner un rythme unique à son œuvre. Les descriptions du narrateur s’accompagnent toujours des mouvements continuels et des actions abruptes. Les personnages ne cessent pas de parler au fur et à mesure de leurs démarches dramatiques et symboliques. Le déplacement physique est motivé par l’intrigue et 19 par le propos du récit. Donc, on note que Dieng ne peut pas se reposer parce qu’il est le sujet d’une quête politique, car le mandat qu’il essaie de toucher n’est qu’un prétexte pour dévoiler les maux d’une administration défectueuse et de fustiger la corruption. A peine arrivé à sa destination, il recommence sa marche. Chaque lieu joue un rôle spécial dans le déroulement de l’intrigue et dans le développement de la thématique. Donc, c’est à la poste que le narrateur choisit de mettre le pauvre Ibrahima Dieng face à face avec le système qui roule sur la corruption. Jusqu’ici, le narrateur s’était contenté de jouer le rôle d’un guide touristique qui accompagne Dieng dans les rues de Dakar. Soudain, on se trouve devant un guichet dans la poste. Il s’y trouve un bureaucrate arrogant face à une longue queue de vieillards, chacun portant un mandat qu’il veut toucher. Ibrahima Dieng n’a pas de carte d’identité. Il semble que, jusqu’alors, ce vieillard n’en avait pas besoin. C’est le mandat d’Abdou qui le force à la chercher. Par conséquent, il sera humilié et insulté dans tous les bureaux publics. Le narrateur nous fait savoir qu’a Dakar «il ne faut pas indisposer les bureaucrates. Ils font la pluie et le beau temps » (129). Les documents dont il a besoin se multiplient avec chaque étape. Il doit avoir un extrait de naissance, trois photos et un timbre de cinquante francs. La bureaucratie décrite dans Le Mandat est tellement coûteuse qu’on est forcé de questionner son utilité. L’hydre de la corruption possède un bon nombre de têtes dans Le Mandat oú il y a au moins trois ordres principaux de la corruption : l’ordre économique, l’ordre moral et l’ordre intellectuel. Sur le plan moral, la corruption est bien représentée par Maissa. Quand celui-ci se fait griot pour chanter les éloges de la noblesse d’un jeune homme qu’il ne connait pas, Dieng est embarrassé. Maissa est un menteur accompli qui ose chanter que « pour l’argent je ne chante pas. Je veux garder toute chaude la tradition » (132). Ce «griot » ne nie pas qu’il a entendu le nom de famille du jeune homme par hasard ; le reste, il l’a fabriqué pour le «taper». Aussitôt 20 que Dieng a tourné la tête, Maissa s’est précipité dehors. Le comportement de Maissa montre la décadence des valeurs traditionnelles comme la volonté d’aider des amis ou des parents. Car il evite Dieng pour ne pas partager avec lui. Dans cette société en voie de transformation, toutes les bonnes mœurs risquent d’être compromises ; l’adolescent derrière le guichet au poste de police ne montre aucun respect pour Dieng, qui est en âge d’être son père. Les bonnes normes traditionnelles ne sont plus pratiquées car tout le monde veut profiter d’autrui. Une jeune femme se fait passer pour une victime de vol pour obtenir de l’argent d’Ibrahima, et puis, le même jour dans une rue différente, elle se change en veuve ; cette fois, elle prétend qu’elle vient de perdre son mari et cherche un moyen de retourner à son village. Dieng la reconnaît, mais la femme insiste qu’il se trompe. Le vieil homme est déçu; «Si les honnêtes gens se mettent à mendier, où irons nous ? » (149). De toutes les conséquences de la corruption, c’est le manque de conscience professionnelle parmi les cadres bureaucratiques qui est le plus révoltant dans Le Mandat. Cette carence est dramatisée plusieurs fois où l’éthique du travail de cette classe est mise en question. Dans l’incident de la Grande Mairie, Dieng est confronté par un bureaucrate arrogant qui refuse de faire son travail et engage un dialogue avec son collègue dans le bureau, devant leur clientèle qui fait une longue queue devant son guichet. Ses habitudes trahissent son manque d’intelligence morale: fumer dans un lieu public devant des non-fumeurs; parler une langue étrangère à ses compatriotes qui ne comprennent que le wolof ; et demander aux vieillards analphabètes de lire quand il sait très bien qu’ils n’en sont pas capables. Pour souligner le fait que cette classe sociale chargée des fonctions publiques est encore colonisée, le narrateur impitoyable observe que le bureaucrate en question fume une cigarette américaine (une Camel) et refuse de parler sa propre langue, le wolof. 21 Il est évident donc que la bureaucratie dans Le Mandat ne sert qu’à frustrer les citoyens des services qu’ils sont en droit d’attendre. Par conséquent, le peuple est déçu. L’insensibilité de l’administration contribue directement à la misère qui afflige le peuple. Un exemple significatif est celui du maçon qui a chômé pendant deux ans, qui trouve un travail en Mauritanie, mais qui n’est pas capable d’obtenir un acte de naissance parce qu’il n’a pas de quoi offrir un pot-de-vin aux bureaucrates. Le narrateur se sert du monologue amer de Dieng pour nous faire savoir que «Dans ce pays, si tu ne connais personne pour te soutenir, tu n’arriveras à rien » (141). Un peu plus tard, un jeune homme qui vient de «graisser la patte » à un fonctionnaire parle avec son père dans un car. De la bouche de cet homme urbain et moderne, nous apprenons que la corruption est déjà intégrée dans toutes les transactions officielles. Elle n’est non seulement tolérée mais aussi nécessaire dans la vie de tous les jours. Quand son père se révolte, le jeune homme insiste que : «Chacun a son prix ; l’essentiel est d’obtenir ce qu’on veut» (144). Il est étonnant de noter que personne dans Le Mandat ne fait grand-chose pour résoudre le problème en dépit du fait que tout le monde s’en plaint. Le vieil homme amer dit à son fils ; «Où va le pays, chaque fois qu’on veut quelque chose, il faut payer » (144). Puisque Ibrahima Dieng a été la victime des maux de ce système, il s’intéresse à ce dialogue, mais le jeune homme, qui a peur qu’il soit un agent de la police secrète, lui met un billet de cent francs dans la main en criant qu’ils n’ont rien dit, lui et son père. La jeunesse urbaine fait partie du problème au lieu de chercher une solution. Cette situation est bouleversée dans Xala où des jeunes gens intelligents luttent contre la corruption. Quant aux marchands dans Le Mandat, ils incarnent la corruption dans tous les sens du mot. Leur avidité les réduit au niveau spirituel et moral le plus bas car ils sont presque irrationnels dans leur quête de la richesse. Sachant très bien l’état misérable de ses voisins, 22 Mbarka les exploite sans scrupules. Il leur avance des aliments à un taux usuraire. Ce n’est pas assez : il ne cesse de gonfler leurs factures puisqu’il sait que sa clientèle se trouve dans un cercle vicieux où, pour régler ses dettes elle doit par conséquent lui vendre ses biens les plus précieux. Toujours fidèle à nous raconter la réalité, Sembene met son protagoniste dans une autre situation difficile : la mère d’Abdou arrive pour demander ses trois mille francs. Puisque Dieng n’a pas été capable de toucher son mandat, il doit mettre en gage des boucles d’oreilles en or de sa femme Aram chez Mbarka. Celui-ci est complice avec un marchand ambulant qui ne donnera que deux mille francs en échange des boucles dont la valeur est de onze mille. De plus, l’emprunteur devra payer cinq cents de plus. La vraie intention de l’usurier est manifestement de compliquer la transaction avec le but de vendre les boucles et il le fait après trois jours. Mbarka propose à Dieng de vendre sa maison. Le vol du mandat par Mbaye signifie l’achèvement du développement d’un nouvel Ibrahima Dieng, donc un nouveau peuple. Se trouvant devant sa maison avec cinquante kilos de riz et cinq mille francs au lieu de 25,000, Ibrahima se rend compte des maux de la corruption qui ravage sa société. Il n’est plus le vieux naïf qu’on rencontre au début du roman. A travers les persécutions psychologiques et physiques en quête du mandat qu’il perd à la fin, Ibrahima se désespère de ce qu’il voit. Comme un aveugle qui vient d’ouvrir les yeux pour la première fois, il crie : «L’honnêteté est un délit de nos jours » (189). Bah le facteur résume la situation quand il voit Dieng qui vient de distribuer son riz à ses voisins : «C’est un geste de désespoir ce que tu as fait » (189). Dieng qui voit la corruption partout s’exclame : «Il n’y a que la fourberie qui paye » (190). C’est Bah qui confie un nouveau mandat à Ibrahima. Car, vers la fin du récit, le facteur arrive avec une nouvelle lettre. Le narrateur choisit de cacher le contenu de cette lettre, mais le dialogue qui suit donne à la 23 conclusion du roman un caractère dramatique et prophétique tout en soulignant l’optimisme de son auteur: Demain, nous changerons tout cela. Qui, nous ? Toi Moi ? Oui, toi, Ibrahima Dieng. J’ai mentionné le rôle de la spéculation dans Le Mandat. Or, je crois qu’il y a un sous-entendu derrière l’ambigüité de la fin du récit. Le narrateur se contente de rapporter que la lettre vient de Paris, mais il ne dévoile ni son destinataire ni son but. Le lecteur est déçu par cette pénurie de renseignements importants. Rappelons-nous que les habitants de la banlieue décrite dans le roman sont immuablement dépourvus d’informations, un problème qu’ils résolvent en avançant des théories. Alors, d’un point de vue analytique, il est possible que l’auteur ait souhaité que son lecteur joue le même jeu. Peut être que Dieng vient d’être réembauché. À l’instar des histoires qui circulent toujours dans les banlieues de Ndakaru, cette hypothèse ne peut guère être contrôlée, mais elle est au moins pragmatique. Car, étant marxiste, l’auteur doit croire que le rédempteur de l’homme et de la femme est le travail. Dieng lui-même déclare comme Voltaire qu’ «il faut cultiver son champ » (118). Pourtant, on ne peut pas labourer un champ qui n’existe pas. Si ce personnage a subit un bon nombre de préjugés tout au long du récit, c’est partiellement parce qu’il ne travaille pas tandis qu’il a des responsabilités. Pour restituer sa dignité il faut travailler. Cependant, il y a toujours la possibilité que l’auteur a souhaité exprès de ne donner aucune solution au problème. Peut être voulait-il exposer le fait qu’il existe en Afrique des 24 chômeurs qui n’ont pas l’espoir de trouver un travail. Alors, on a affaire à réfléchir et non pas à se consoler. Si Ibrahima reste chômeur, il n’a pas de quoi être un vrai «Maître du céans » qui peut montrer concrètement qu’il est «bon et généreux » (190). Car la femme qui arrive à la fin du récit et demande à Ibrahima de l’aider est une réincarnation des problèmes urgents. Elle est un symbole visant à provoquer le lecteur à s’interroger et à prendre conscience d’une certaine réalité. Sembene sait se servir du silence et de la réticence aussi bien qu’il manipule les mots pour réussir à créer une esthétique sociale et pragmatique. Ce qui est très clair est le fait que, même si Dieng n’est pas aussi agressif que Rama dans Xala ou Kad dans Le Dernier de l’Empire, il comprend au moins la gravité de la situation. On observe une métamorphose remarquable dans son caractère à travers de ses souffrances. Car il n’est plus le vieillard crédule qui se contentait de fréquenter les mosquées et de revenir chaque soir pour être nourrir par ses femmes. Le fait qu’il refuse de vendre sa maison à Mbarka est un signe de résistance. On décèle de l’espoir dans ce changement spirituel. Sembene est un auteur optimiste qui souhaite éveiller son peuple. Ainsi, on peut conclure que la corruption qui est au germe de la misère qu’on constate dans Le Mandat est un problème qu’on peut résoudre par l’éducation. Sembene définit cette éducation dans Le Dernier de l’Empire que j’analyse dans le troisième chapitre de cette étude. 25 Chapitre II Xala : La stigmatisation d’un nouveau culte Il est clair que, dans Le Mandat, les commerçants s’allient avec la bourgeoisie qui, dans tous les travaux de Sembene, profite de n’importe quel moyen pour s’enrichir. Mbarka et ses amis les vendeurs ambulants exploitent leurs compatriotes sans scrupule malgré le fait qu’ils vivent parmi eux et avec eux. Leur avidité serait associée avec une petite classe des hommes d’affaires étrangers qui étaient accusés d’exploiter les Africains pendant l’époque coloniale. Par exemple, dans Le Pauvre Christ de Bomba de Mongo Beti (1956), les commerçants n’ont pas de nom. Ils sont simplement identifiés par leur profession et par leur nationalité. Les personnages africains leur attribuent des vices comme la perfidie, l’insensibilité et l’ambition aveugle. Donc, réfléchissant sur le comportement de Zacharie (le cuisinier sceptique du «Christ »), le jeune Denis dit: «Voilà bien Zacharie ! Ironique, irrévérencieux, insouciant. Quand il serait cuisinier chez un commerçant grec de la ville, se comporterait-il autrement ? Je me demande si, dans son idée, le R.P.S. n’est pas une sorte de commerçant, plutôt qu’un prêtre » (25). Aux yeux naïfs de Dennis, être grec signifie l’avarice extrême tandis que le Révérend Père Supérieur Drumont a tous les attributs du Christ. Mais Zacharie voit clairement qu’en tant que prêtre blanc, Drumont est en train de promouvoir le colonialisme en dépit de sa bonne volonté. Le prêtre lui-même se rend compte de cette situation car il dit à Monsieur Vidal l’administrateur: «…je sais que vous nous protégez et que nous déblayons le terrain pour vous, en préparant les esprits, en les rendant dociles… C’est une chose bien triste » (202). Dans le système ethnocentrique colonial où la fonction de chacun était déterminée par sa race, être blanc signifiait tout d’abord «colonisateur » aux yeux des noirs tandis que noir 26 signifiait «colonisé » chez les colonisateurs. La position du Père Drumont est donc compliquée puisqu’il veut faire du bien. Il se plaint à Vidal que les Africains ne cessent de lui dire qu’il n’est qu’ «un Blanc. Et Jésus Christ, est-ce que ce n’était pas un Blanc aussi ?» (203). Mais quoi faire avec l’immigré grec ou syrien qui n’appartenait ni au pouvoir colonisant ni à la race des colonisés? Sa position était ambigüe. Bien qu’il soit blanc comme le Français, le Grec au Cameroun ne jouissait pas des mêmes privilèges que les colonisateurs. Par exemple, il ne pouvait pas être administrateur car ce travail était réservé au Français. Pourtant, il pouvait au moins être un homme d’affaires qui s’occupait à acheter des produits bruts des Africains qu’il revendait à un bon prix aux Français. Dans un système caractérisé par la xénophobie raciste qui était établie et propagée par le colonisateur, ce travail était anathématisé. Le jeune Denis du Pauvre Christ de Bomba exprime cette réalité d’une façon candide. Car le «Christ » qu’il adore est Français tandis que les Grecs, eux, paient mal le cacao des Camerounais. En revanche, ils leurs vendent des produits chers. Réfléchissant à cette question des relations de race dans les colonies, le sociologue Albert Memmi souligne que «le privilège est affaire relative» (37). Le Grec est mieux que l’Africain parce qu’il est blanc, mais il n’appartient pas à la tribu européenne conquérante et donc est un exclu. C’était le cas partout dans le monde colonial où il existait toujours cet «autre » presque paria qui était constamment défini comme un petit homme d’affaires perfide. C’est lui qu’on accusait de voler le colonisé. On ne peut guère le défendre car, dans son magasin, il exagère toujours le prix de son riz ou du sucre. Il n’est jamais aussi riche que le colonisateur, mais il est toujours moins pauvre que le colonisé. Cependant, il a la tendance à collaborer avec le colonisateur puisqu’il a besoin de sa protection et d’avoir accès à la marchandise destinée à être vendue au colonisé. Evidemment, il est important dans le réseau de 27 distribution, mais le colonisateur ne l’accepte pas dans son club des privilégiés, et le colonisé ne veut pas s’associer avec lui. C’est le système colonial qui l’avilit. Mongo Beti se moque de la logique défectueuse de Denis par laquelle on est corrompu parce qu’on est commerçant et on est commerçant parce qu’on est grec. Au contraire, Zacharie regarde cette société colonisée qu’on est en train de christianiser d’un œil aigu et averti. Il comprend qu’être prêtre n’empêche personne d’être corrompu. Il dit à Denis : Mais, toi qui aimes tant la religion, peut-être seras-tu prêtre un jour ; alors, tu comprendras ce que c’est l’argent. Tu comprendras que nous courons tous après l’argent, les prêtres autant et peut-être plus que les autres (31). A l’instar de Beti, Sembene rejette l’explication raciste. On ne peut expliquer la corruption ni par la nationalité ni par la couleur de la peau. Pourtant, puisque cet auteur a affaire à l’éducation des ex-colonisés, on constate que la question de race se mélange toujours dans son travail. Car c’est un fait historique qu’on a justifié le colonialisme par la race. On a dû déshumaniser des populations entières pour être capable de les exploiter. Puisqu’on ne peut pas coloniser son égal, les Européens ont dû segmenter la société et profiter de la race comme un critère pour définir la position de chacun. Or, Albert Memmi explique que «le racisme résume et symbolise la relation qui unit colonialiste et colonisé » (89). Il continue à mettre en valeur les éléments du racisme qui étaient: découvrir et mettre en évidence les différences entre colonisateur et colonisé, valoriser ces différences au profit du colonisateur et au détriment du colonisé, et les porter à l’absolu, c'est-à-dire affirmer qu’elles sont définitives (90). Le fait que la race noire a subi tous les préjugés complique le travail d’un auteur réaliste car il doit raconter les événements tels qu’ils étaient sans tomber dans le piège du racisme. 28 À cet égard, considérons la franchise de Mongo Beti qui avertit les lecteurs du Pauvre Christ de Bomba ainsi: « […] Les Noirs dont grouille ce roman ont été saisis sur le vif. Et il n’est ici anecdote ni circonstance qui ne soit rigoureusement authentique ni même contrôlable» (8). Cet avertissement définit le réalisme cru du roman dont le récit consiste en une rencontre violente entre deux cultures et deux races, l’une exploitant l’autre. L’expérience douloureuse d’être un colonisé a des effets importants sur le travail d’un auteur qui l’a vécue. Il est probable que, parmi des autres raisons, cette expérience aurait entrainé certains auteurs africains à être constamment en révolte contre l’oppression sous toutes ses formes. Sembene était fier de figurer dans cette catégorie. C’est lui qui a raconté un incident où l’ancien président du Sénégal Léopold Sédar Senghor lui a demandé: «Mais tu passes toujours ton temps à protester, pourquoi ne pas t’occuper de toi? » (Gadjigo et al. 1993 59). On peut ajouter Mongo Beti et Ngugi wa Thiong’o à la même liste. Sembene donne un rendu compte objectif de la réalité tout en rejetant la version colonialiste dans laquelle la race suffit pour expliquer le monde. Donc, les Africains dans ses œuvres ne sont pas des victimes innocentes. Pour lui, on ne peut pas juger le caractère d’un homme par la couleur de sa peau. Il insiste dans Ô Mon Pays, Mon Beau Peuple : «Ce n’est pas la race qui fait l’homme, ni la couleur de sa peau» (199) et il refuse d’adopter le vieux stéréotype du Grec perfide ou du Syrien vil. Chez lui, on ne peut pas expliquer le comportement des hommes ou des femmes par leur nationalité, leur religion, leur origine ethnique ou la couleur de leur peau. Par exemple, dans Les Bouts de Bois de Dieu, on rencontre des Africains dont les actions ne sont pas du tout héroïques et qui sont motivés de leur intérêt personnel au détriment de leurs frères. Parmi ceux-ci, nous avons le Sérigne qui invoque la divinité pour donner une explication fataliste et à l’injustice. Il croit à un dieu qui «assigne à chacun son rang, sa place et 29 son rôle; il est impie d’intervenir. Les toubabs sont là, c’est la volonté de Dieu. Nous n’avons pas à nous mesurer à eux car la force est un don de Dieu » (83). Ce dirigeant spirituel profite de sa position pour obtenir le patronage des Français aux dépens de son peuple. Dans le même ouvrage, il n’y a rien de noble dans le caractère d’El Hadji Mabigué qui est vil et méprisable. Bien qu’il soit un musulman qui se fie au fait qu’il a effectué son pèlerinage à la Mecque, Mabigué est un commerçant déshonnête qui abandonne les siens pour s’enrichir. En plus, cet Africain se laisse corrompre par la direction de la compagnie ferroviaire Dakar-Niger qui lui demande de priver d’aliments les cheminots en grève. Son vrai caractère est représenté par son bouc Vendredi qui ne cesse de voler les nourritures des familles affamées. La castration de Vendredi suivie par son abattage souligne que Mabigué est un castrat spirituel qui ne mérite pas de place dans une société humaine. Quand Ramatoulaye distribue la viande de Vendredi parmi les familles des cheminots, elle renonce à l’égoïsme dans une société progressiste. Xala est marqué par le même réalisme qu’on trouve dans Le Mandat. On y est invité à examiner les défauts d’un club des nouveaux riches qui tiennent les rênes économiques du Sénégal pendant la première décennie de l’indépendance. S’appropriant le titre de membres de la Chambre de Commerce, ce regroupement est fondé sur le partage des centres d’intérêts personnels. Dans leur quête de s’enrichir rapidement, les membres de ce club n’ont le temps ni d’inventer ni de cultiver une éthique du travail. On note que, tout au long du roman, Sembene met entre guillemets l’expression «hommes d’affaires» pour questionner la valeur de leur occupation dans le bien être du pays. Leur rapprochement à la classe politique et des institutions européennes leur assurent des résultats économiques à court terme. Au lieu de s’occuper de la création de nouveaux produits ou de nouvelles idées, ces hommes d’affaires se contentent de remplir la position d’intermédiaires entre l’Europe et l’Afrique. Le protagoniste principal de 30 Xala El Hadji Bèye apprend ce fait très tard. Il s’écrie lors de son expulsion de la Chambre de Commerce à ses pairs; «Ici, nous ne sommes que des crabes dans un panier. Nous voulons la place de l’ex-occupant » (139). Or, il faut étudier Bèye comme un prototype plutôt qu’un individu. Il est important de remarquer la signification religieuse du titre El Hadji qui désigne celui qui a satisfait le cinquième pilier de la foi islamique en effectuant son pèlerinage à la Mecque (le Hajj en arabe). Ce titre distingue l’individu qui le porte comme un être estimable car tout musulman a l’ambition de le réaliser. Cependant, le quatrième principe de la même religion demande à ses pratiquants de payer l’aumône obligatoire (la Zakat). Sembene profite de cette doctrine pour dévoiler l’étendue de la corruption dans la société qu’il décrit. Car, dans ses œuvres, ce sont les hommes les plus imposants qui parasitent les autres. Ironiquement, celui qui est capable de réaliser le cinquième principe, le Hajj, est incapable d’aider les nécessiteux conformément au quatrième principe, la Zakat. Au contraire, il l’exploite pour s’enrichir. Rappelons-nous qu’on trouve un autre commerçant corrompu du nom d’El Hadji dans Les Bouts de Bois de Dieu. J’interprète le recyclage de ce nom dans Xala comme un signifiant du fait que le statu quo socio-économique reste intact en dépit de l’arrivée de l’indépendance politique. Le colonialisme se change en néo-colonialisme. Autrement dit, le colonisateur blanc est remplacé par une classe élitiste noire colonisatrice. Si El Hadji Mabigué était un obstacle dans la quête de l’indépendance à l’époque coloniale, son homologue El Hadj Abdou Kader Bèye est une tumeur dans un organe vital du jeune pays en voie de se développer. Car le narrateur choisit de le faire siéger «à la droite du Président » de la Chambre de Commerce et d’Industrie du Sénégal (9). Dès le début, le lecteur a l’impression que cet organe important dans l’économie du pays va finir mal. Tous les hommes qui veulent gérer les affaires de leur pays ne sont que des voleurs. Bèye 31 lui-même a profité de l’un de ses parents analphabètes pour obtenir une terre. Le narrateur dévoile le vrai but de ce personnage et de ses amis à la Chambre de Commerce; «Pour ces hommes réunis ici, c’était plus qu’une promesse. Pour eux, c’était la voie ouverte à un enrichissement sûr » (8). La Chambre est pleine d’arrivistes ; les vertus qu’on associe avec une vraie bourgeoisie leur manquent. Aucun d’eux ne cultive d’esprit inventif, d’amour ardent du travail, d’ingéniosité. Réfléchissant à l’ascension d’une bourgeoisie nationale dans un pays qui vient d’obtenir l’indépendance, le psychiatre Franz Fanon a écrit dans Les Damnés de la Terre: La bourgeoisie nationale qui prend le pouvoir à la fin du régime colonial est une bourgeoisie sous-développée. Sa puissance économique est presque nulle et, en tout cas, sans commune mesure avec celle de la bourgeoisie métropolitaine à laquelle elle entend se substituer » (146). C’est cette impuissance intellectuelle et économique qui est le sujet de Xala, un roman symboliste dans lequel Sembene se sert des innovations linguistiques et d’un style unique pour critiquer une classe bourgeoise qui ne contribue pas grande chose au développement d’un jeune pays. Examinons la signification du mot «xala», qui est à la fois le titre du roman et l’engin du récit. Emprunté directement du wolof, on sait que ce mot est un substantif car, tout au long du récit, il est accompagné par l’article défini. Le lecteur apprend la signification primaire du xala de la bouche de Yay Bineta qui dit à Bèye qu’on lui a jeté «un sort » (45). Selon cette signification superficielle, il s’agit donc de la sorcellerie qui implique un facteur métaphysique. Or, l’impuissance virile d’El Hadji est véridique car il est incapable de consommer son mariage avec N’Goné, sa troisième épouse. 32 Pourtant, il est évident que ce xala n’est qu’un prétexte, un fort symbole par lequel Sembene vise à mettre en valeur l’incompétence de la bourgeoisie sénégalaise. Pour mieux aborder ce point, revenons au diagnostic fait par Fanon dans lequel il critique la paresse et la chétivité intellectuelle de la bourgeoisie des pays sous-développés (146). Or, la Chambre de Commerce que Sembene nous présente est dépourvue d’une mission sérieuse. À cet égard, il est intéressant de noter comment Bèye et ses confrères se définissent. De la bouche de leur Président on apprend leur raison d’être: «Nous sommes les premiers hommes d’affaires de ce pays. Notre responsabilité est grande. Très grande. Nous devons nous montrer à la hauteur de la confiance de notre gouvernement » (9). D’emblée, ces hommes se soumettent aux caprices des politiciens. Leurs priorités sont sens dessus-dessous. Evidemment, il serait plus raisonnable qu’ils soient conscients de l’importance de la Chambre pour le bien-être économique du pays plutôt que de se laisser manipuler. Autrement dit, on assiste à la naissance d’une bourgeoisie stérile. Le xala qui afflige Bèye symbolise cette impuissance. Ce symbole puissant a deux axes dans le roman: d’abord, puisque le xala est lancé par quelqu’un, il y a le problème de sa cause qui implique les questions de qui et pourquoi. Ensuite, le xala porte des effets désastreux sur le bien-être de sa victime. Sembene utilise ces deux axes du sortilège pour exposer la corruption du club des hommes d’affaires. J’ai mentionné ailleurs que cet auteur préfère renverser l’ordre des choses dans le sens qu’il commence par montrer les résultats avant d’exposer leur germe. C’est le cas dans Xala où l’organe sexuel de Bèye est mortifié lors de la nuit de noces. On peut s’imaginer l’angoisse d’un polygame qui est affligé de ce handicap. De surcroît, El Hadji a tendance à étaler sa virilité. Le narrateur le décrit comme un «étalon qui se ruait sur les femelles» (65). Mais son humiliation est particulièrement 33 douloureuse puisqu’il est un orgueilleux qui est prêt à prendre une troisième épouse pour prouver «son honneur d’authentique Africain » (18). Le troisième mariage de Bèye est motivé par sa volonté de posséder et non pas par la nécessité. L’un des pairs de Bèye, Laye, blague qu’il s’agit de se «re-re-remarier » (9). On peut expliquer le doublement du préfix «re» comme un signifiant du gaspillage. Car le protagoniste a déjà deux femmes et onze enfants. Cet instinct de possession est associé avec son statut de male viril. C’est grâce à son argent qu’il peut acquérir des femmes qui font partie de ses biens matériels. Pire, il les regarde comme des aliments à goûter. À cet égard, il est significatif de noter son attitude vers N’Goné qui a pour lui «la saveur d’un fruit» (18). Ses trois femmes, comme ses trois villas, sont des symboles de puissance et de domination. En attaquant sa capacité de copuler, le xala réussit immédiatement à menacer ces symboles qui sont au centre de son être. On remarque la panique dans ses mots quand il confie au Président de la Chambre de Commerce au lendemain de son mariage: «Je n’ai pas bandé! […] Rien. Zéro» (52). Le xala est tellement puissant qu’il réussit à annihiler l’homme d’affaires, le réduisant à rien. C’est l’être d’El Hadji qui est menacé et non seulement sa virilité. Il est tellement désespéré qu’il néglige toutes ses affaires dorénavant. Il sera complètement accaparé par cette condition qui demande un remède urgent. Ce qui suit est une série de déplacements symboliques dans lesquels El Hadji quitte le confort de ses villas pour descendre au niveau de l’homme de la rue. Or, il finit par voyager jusqu’à un pauvre village où il verra la misère qui ravage le pays. Au fur et à mesure de ses déplacements hâtés, l’auteur expose l’hypocrisie et la corruption spirituelle d’une élite qui se veut des hommes religieux et éduqués mais qui n’hésite pas à consulter des sorciers et des magies. Entre temps, Bèye perd tous ses biens matériels qui définissaient son existence jusqu’alors. C’est vers la fin du roman que la vraie cause du xala est identifiée. 34 Or, ce n’est pas par hasard que la première réunion de la Chambre de Commerce coïncide avec le mariage d’El Hadji Bèye avec N’Goné. Examiné par rapport au xala qui va affliger Bèye la même nuit, ce mariage est non seulement inutile mais aussi une grosse perte de ressources financières et humaines. Sembene rapproche les pratiques religieuses et les principes de la gestion dans un coup, réussissant à montrer que la bourgeoisie qu’il critique ne triomphe ni dans une capacité ni dans une autre. La cérémonie qui se déroule chez les parents de N’Goné symbolise le gaspillage total que nous voyons dans tous les pays pauvres et mal gérés. Le narrateur omniprésent et omniscient qui assiste à tous les événements rapporte que «Chacun, chacune faisait étalage de son accoutrement, de sa coiffure, de ses bijoux. Boubou lamé en argent, fils dorés, pendentifs, bracelets d’or et d’argent brillaient aux rayons du soleil » (12). L’auteur de Xala utilise l’espace physique à sa disposition avec habileté pour séparer les classes et pour souligner les inclinations spirituelles et matérielles de la bourgeoisie. Or, le lecteur est emporté au-delà de la société du Mandat. Les pauvres sont clairement exclus du club des nouveaux-riches de Xala. Les sans-le-sou sont toujours en dehors par rapport à la bourgeoisie qui dîne à l’européenne, qui porte des bijoux d’or, qui conduit des Mercédès et qui ne boit que de l’eau importée. Les nouveaux-riches montrent la mauvaise volonté de se débarrasser des pauvres. Le Président de la Chambre de Commerce s’exclame ; «Ces mendiants, il faut tous les boucler pour le restant de leur vie » (52). Il est aussi significatif de noter que le mendiant qui a lancé le xala à El Haldji psalmodiait toujours en dehors du bureau du protagoniste. Cependant, en examinant l’ouvrage, on constate que les bourgeois ont du mal à maintenir cette séparation qu’ils souhaitent. À titre d’illustration, le fait que le mendiant n’a pas de nom le situe au sein d’une grande population tandis que Bèye fait partie d’une minorité dont on peut 35 compter une douzaine d’hommes. La vulnérabilité extrême de cette classe élitiste se révèle quand mendiant en dehors est capable d’embêter Bèye avec son chant qui pénètre les murs de son bureau comme le xala qu’il lui envoie en dépit de la distance spatiale et économique qui les sépare. Puis, en dépit de tous les murs, des chiens et de la police, le même mendiant et ses confrères seront capable de pénétrer la villa Adja Awa Astou où s’abrite Bèye à la fin du récit. Il s’agit d’exposer la précarité d’une classe qui se veut stable, riche et protégée. Mais la faiblesse la plus grande de cette bourgeoisie est son manque d’une vraie identité. L’embourgeoisement entraine les membres de la Chambre de Commerce à imiter les Européens au lieu de cultiver une identité authentique. Ce qui est pire est le fait qu’ils se sont aliénés de la réalité qui les entoure. En dépit de la souffrance de leurs compatriotes, ces hommes d’affaires s’occupent de la satisfaction de leurs besoins coûteux. Leur pénurie idéologique est illustrée par les expressions qu’ils utilisent. Par exemple, Laye utilise le mot «kiki » pour référer à l’organe sexuel d’El Hadji. On note aussi le langage de leur Président qui demande à El Hadji une question très révélatrice à cet égard: «Depuis quand n’a tu pas baisé ? » (52). Le narrateur donne une description minutieuse des habitudes de ces hommes: leurs vêtements, leurs nourritures, leurs langage adolescent et leur comportement de Don Juan. De cette façon, le narrateur réussit à créer une distance remarquable entre les membres de ce club et l’homme de la rue. C’est le contraire du Mandat où le lecteur marche, vit, fonctionne avec les pauvres car la bourgeoisie ne s’y voit guère. Par exemple, nous ne rencontrons Mbaye que très brièvement, vers la fin du récit. On peut dire la même chose concernant le cousin d’Ibrahima. Le monde du Mandat est surpeuplé du peuple – les pauvres, les chômeurs, les exploités, ceux qui résident en bas, au rezde-chaussée. Quand Ibrahima Dieng va chez Mbaye, il fait un aperçu très humble de la vie de la 36 bourgeoisie. Le vieillard, comme le lecteur, est exclu par les murs, par les barrières et par l’attitude de l’épouse de Mbaye. Donc, c’est dans Xala que Sembene nous invite à explorer le deuxième étage de notre édifice. Dans un pays où il existe des Ibrahima Dieng du Mandat qui n’ont ni travail ni assez à manger, le narrateur de Xala nous introduit dans la vie des dirigeants de cette économie fragile. Le lecteur est choqué par l’étalage de l’opulence et le gaspillage des ressources: Au centre de la maison, sur une table de fortune, étaient exposés les cadeaux du mari, à la douzaine par unité ; lingerie de corps intime pour femme, nécessaire de toilette, paires de chaussures de modèles et de teintes variés, perruques allant de la blonde à la noir-nuit, mouchoirs fins, savons de toilette. Le clou était les clefs d’une voiture, logées dans un écrin au milieu de cette table (13). Ce mari de deux épouses et le père de onze enfants dépense une fortune pour prouver qu’il est encore un homme et pour goûter de la chair d’une enfant qui passerait pour sa propre fille. Il est obsédé par la consommation de l’argent comme des femmes. Le lecteur a l’impression de voir la jeune fille, tellement vive est la description dans laquelle le narrateur dit qu’elle a «La chair ferme, lisse, l’haleine fraîche» (18). Le narrateur nous invite à observer les préparatifs dans la chambre nuptiale. Le symbolisme des rituels auxquels nous assistons est enrichi par des images originelles. La vraisemblance de la déshumanisation de N’Goné souligne la corruption des traditions archaïques qui sont critiquées par Sembene. Car la jeune fille est réduite à une offrande. Sa tante la Bidiène la sacrifie volontiers dans un but économique. Elle n’est qu’un moyen d’accéder à la richesse d’El Hadji Bèye. La Bidiène partage le machiavélisme de l’élite avec laquelle elle s’allie pour exploiter la jeunesse de N’Goné. Remarquons le langage imagé du narrateur: 37 El Hadji Abdou Kader Bèye s’était retiré dans la salle d’eau. Après sa douche, il avala des cachets pour avoir des forces. Les mains dans les poches du pyjama, parfumé, il réintégra la chambre. N’Goné en chemise de nuit vaporeuse, allongée, offerte, occupait le lit » (43). Les images dans cet extrait sont évidemment visent à choquer le lecteur. La polygamie est comparée à un sacrifice humain. N’Goné est un objet à vendre et à acheter. Cette imageanalogie évoque l’équation d’Aimé Césaire dans laquelle «colonisation = chosification » (Discours 22). Grâce au symbolisme, Sembene réussit à rapprocher l’élite postcoloniale avec le colonisateur qu’elle a remplacé. De cette façon, N’Goné devient un nouveau signe. La jeunesse de cette fille risque d’être gaspillée dans un jeu dangereux dans lequel l’ambition aveugle de la Bidiène s’allie à la vanité de Bèye pour enfanter une nouvelle forme d’esclavage. N’Goné devient l’Afrique. Sa propre mère doute de son innocence, mais elle a le droit d’être respectée puisqu’elle est humaine. Poussons la même analogie un peu plus loin et nous remarquons que l’échec dans la chambre nuptiale peut représenter la ruine d’un continent. Un homme d’affaire maladroit et corrompu est un être dangereux. Son xala est un symbole de contamination. En plus, Sembene se sert d’un narrateur très intelligent qui observe chaque mouvement et chaque événement. Au sein de la cérémonie religieuse et traditionnelle qu’il décrit minutieusement, on trouve l’abus des droits de la jeune mariée. Toutes les mœurs décrites sont contaminées par la corruption. Jadis, la polygamie était légitime dans une grande partie du monde y compris l’Afrique. Mais El Hadji, en tant que homme d’affaire moderne, abuse de cette tradition car pour lui N’Goné est un symbole de pouvoir et de prestige. Le narrateur ne cesse pas de se moquer de ce vieil homme qui contemple le corps de la jeune fille «avec une 38 insistance gourmande » (43). De surcroit, le protagoniste a acheté des aphrodisiaques chez Laye qui lui dit juste avant son entrée dans la chambre nuptiale: «Je t’assure que c’est efficace. Ton kiki sera raide toute la nuit » (42). Abordons la question du silence qui est très importante dans le déroulement du récit. Il est clair que N’Goné n’a pas de voix. Elle ne proteste pas quand on la marie à un polygame cinquantenaire, elle ne dit rien quand on abuse de ses droits les plus fondamentaux. C’est vrai qu’elle très jeune car elle a dix-neuf ans. En plus, elle n’a pas de talents intellectuels. Le narrateur nous avertit dès le début qu’elle a «deux fois raté son brevet élémentaire » (14). Pourtant, la vraie raison de son silence devient clair quand on examine la porte-parole de sa famille, sa tante Yay Bineta ou la Bidiène. Justifiant son choix de marier N’Goné à un vieux polygame, cette dame répond à sa belle sœur: « El Hadji est polygame, mais chacune de ses épouses dispose d’une villa, et dans le plus chic quartier de la ville. Chaque villa veut cinquante ou soixante fois cette baraque» (21). Ainsi, on constate que dans cette société la valeur d’un homme est déterminée par l’argent dans sa poche et par ses possessions matérielles. Cette mentalité est véhiculée par les mots de l’une des femmes qui déclare lors du mariage que, donné l’opulence de Bèye, elle l’épouserait «même s’il avait la peau d’un caïman» (13). Le silence de N’Goné provient non seulement de son insuffisance intellectuelle et du dénuement de sa famille mais aussi du fait qu’elle a accepté la position d’une dominée. Sembene profite de son attitude réservée pour critiquer un bon nombre de pratiques archaïques qui ne servent qu’à promouvoir la corruption. Par exemple, le lecteur doute de la sincérité des efforts d’établir la virginité de N’Goné. Sa mère elle-même a dit à la Bidiène bien avant ce mariage que sa fille sortait avec des jeunes hommes et qu’elle «appréhende le mois où elle ne lavera pas son linge de la nuit » (16). Néanmoins, la Bidiène n’hésité à mentir à Bèye en 39 insistant que dans leur famille «Personne n’a une tare » (19). En outre, c’est elle qui est chargée d’examiner les draps du lit conjugal, son but étant de trouver des taches du sang qui auraient prouvé que N’Goné venait de perdre sa virginité à un mari légitime. Ce n’est pas Sembene qui invente cette pratique car elle est courante dans la religion islamique. L’auteur se sert du décor dans la chambre nuptiale pour dévoiler la corruption spirituelle et morale qui risque de dévorer cette société où ce qui est blanc se confond avec la pureté (98). La présence du coq dans cette chambre signale la corruption des mœurs au sein d’une cérémonie religieuse. En l’absence du sang virginal, la Bidiène est prête à mouiller les draps avec un ersatz. Quel que soit son but traditionnel ou religieux, cette pratique devient un travestissement. Sembene illustre que la corruption économique est accompagnée par la corruption spirituelle. L’une fait partie intégrante de l’autre. Pour cet auteur, la religion n’est pas la solution à la saleté des esprits. Il s’agit d’utiliser des rituels communs pour susciter l’interrogation et la réflexion de la part du lecteur. L’échec sexuel d’El Hadji Bèye est un fort symbole qui résume les défauts de la bourgeoisie africaine des années 1960/70. David Murphy saisit ce fait en écrivant que «…the central metaphor of the xala clearly establishes a link between the political and the sexual » (100). Plus le récit progresse, plus notre protagoniste devient pathétique. Sembene, toujours un maître du symbolisme, fait du problème personnel la métaphore de la faillite d’une classe entière. L’auteur-réalisateur sait harmoniser des images originelles et des scènes dramatiques. N’Goné la métaphore devient de temps en temps une figure cinématographique. La jeune mariée, déçue par l’incapacité physique de son époux, se rend compte du fait qu’il n’a plus la force de prendre l’initiative. Elle tente un renversement des rôles qui finit très mal: «Là, offerte, N’Goné était l’incarnation de la persécution morale et physique. Elle se collait à lui, prenait des initiatives, maladroitement, telle une leçon mal assimilée » (101). Cette mauvaise performance de la part 40 de N’Goné souligne la médiocrité d’El Hadji comme homme d’affaires et comme membre d’une société progressiste. Josef Gugler et Oumar Cherif Diop écrivent: El Hadji represents, experiences and eventually articulates the impotence of his class. Sembene entertains us with the satirical account of El Hadji’s physical impotence, but eventually confronts us with economic and cultural impotence of the bourgeoisie that cripples the nation» (2). La vraie cause du xala devient claire quand on examine la constitution spirituelle de Bèye. Le narrateur insiste que ce personnage est un hybride qui n’a pas d’identité authentique; «El Hadji Abdou Kader Beye était, si on peut dire, la synthèse de deux cultures. Formation bourgeoisie européenne, éducation féodale africaine. Il savait, comme ses pairs, se servir adroitement de ses deux pôles. La fusion n’était pas complète » (11). Il est le porteur des griffes de la colonisation idéologique. Par exemple, il ne boit que de l’eau Evian, et dans la villa de sa deuxième épouse Oumi N’Doye il n’y a que des meubles de France. Il a des goûts couteux et des habitudes irrationnelles. Ses enfants lui demandent des milliers des francs qu’il leur donne sans question. Cet homme est la victime de son pouvoir et de ses possessions. En dépit du fait qu’il a trois villas et trois femmes, Bèye est un nomade. Son embourgeoisement l’entraine au mensonge et à l’hypocrisie. Rama a raison quand elle lui dit qu’un polygame n’est jamais un homme franc (27). Profitant de son orgueil d’homme, Oumi D’Ndoye sait lui mettre la pression pour obtenir de l’argent; «Avec tout ce que tu as dépensé pour ce mariage, tu peux penser à tes enfants » (51). Bèye mérite ce chantage affectif. Ce protagoniste est un prisonnier qui ne peut pas se libérer. Il n’a pas le pouvoir de rompre les chaînes de sa corruption car ce sont en même temps les symboles de sa richesse : la Mercédès, les bouteilles d’Evian, les billets de banque, lès chèques qu’il signe allégrement, et 41 l’amitié des membres de la Chambre de Commerce. Sembene s’en approprie et les réduit aux symboles de la vulnérabilité et de la corruptibilité. Car Bèye doit vendre son esprit volontiers pour maintenir sa position sociale. Néanmoins, quand ses pairs le rejettent, le sacrifiant pour soutenir leur position des privilégiés dans ce système pourri, Bèye s’écrie ; «Qui sommes-nous ? De minables commissionnaires, moins que des sous-traitants. Nous ne faisons que de la redistribution. Redistribuer les restes que les gros veulent bien nous céder. Sommes-nous des hommes d’affaires ? Je réponds, pour ma part : non» (138). Puisqu’il vient de dire la vérité, ses pairs décident de le détruire économiquement. Le xala devient, dans cette façon, le symbole de la corruption. La condition physique qui afflige le protagoniste n’est qu’un symptôme du cancer qui accable le corps entier d’une classe sociale. Il n’y a rien d’honorable dans les affaires de Bèye et ses pairs. Leur médiocrité est illustrée par le Président de la Chambre de Commerce vers la fin de la gloire du protagoniste. Il raconte que, après avoir reçu trente tonnes de riz de la Société Vivrière Nationale, Bèye les a revendues, mais il n’a rien payé à ses créditeurs, et qu’il a l’habitude se servir des chèques sans provision. Coincé par cette vérité, Bèye réplique qu’il n’est pas le seul à jouer ce jeu car, «tous tant que nous sommes, ici présents, nous avons émis des chèques sans provision, fait le trafic de bons de marchandises, de denrées alimentaires » (140). Le lecteur est confronté à l’incapacité économique de ces hommes d’affaires. Ils n’ont pas de fonds. Le narrateur se sert des difficultés de Bèye pour illustrer ce point. Avec toute sa gloire et en dépit de ses dépenses, le protagoniste doit implorer le sous-directeur d’une banque de lui prêter 500, 000 francs – qui n’est pas une grande somme, même dans l’Afrique des années 1970. Il est insulté par le jeune sous-directeur; «Tu sais qu’une banque n’est pas un bureau de bienfaisance » (133) Bèye n’obtient pas les fonds. Pire encore, la banque avertit tout le monde 42 de sa mauvaise situation financière. À ce point, El Hadji est battu en brèche. Il ne peut plus s’acquitter de ses devoirs de mari, de père et d’homme d’affaires. Le xala réussit à le ruiner. La nature contagieuse de la corruption se voit clairement quand on examine les relations dans la famille de Bèye. Ses villas sont des lieux de contamination. Sa seconde femme Oumi N’Doye incarne la décadence des institutions sociales au sein de la classe bourgeoise. L’argent se trouve au centre de l’existence d’Oumi. Ses exigences sont insupportables. Inconsciente des difficultés financières de son époux, elle lui demande une nouvelle automobile quand il est déjà ruiné. Le protagoniste doit promettre tout le temps. Mais quand l’auto n’arrive pas, ses enfants l’accusent en disant que leur «père nous trompe tout le temps » (144). Il n’y a ni discipline ni respect dans cette famille. Le fils d’Oumi, Mactar, est un adolescent qui n’a pas de civilité. Ce foyer représente la débilité des piliers de la société élite. Il s’agit d’une classe qui est en train de se suicider par son indulgence et sa vanité. Sembene suggère que cette classe n’a pas d’avenir. La corruption spirituelle d’Oumi provient des revues importées et des romansphotos qu’elle lit. Car «elle les dévorait, y croyait et rêvait de ces amours palpitantes qu’elle aurait souhaité de vivre» (58). Oumi est une contradiction des principes de l’africanité que prêche El Hadji Bèye et ses pairs de la Chambre de Commerce. Elle ne parle que le français. Pour préparer un repas digne de ce mari africain, elle glane son menu dans un journal français. Le narrateur se moque des goûts du protagoniste et de sa femme qui aiment les «hors-d’œuvre variés, côtes de veau, le rosé des Côtes de Provence, nageant dans un seau à glace, voisinaient avec la bouteille d’Evian ; à l’autre bout de la table, en pyramide, pommes et poires » (86). Selon Oumi Ndoye, les bouchers sénégalais ne savent pas découper les animaux, donc il faut toujours acheter des produits français. Pour appeler sa bonne, elle sonne sa cloche en argent. Cette femme est entrée volontiers sans réfléchir dans un mariage avec un polygame. Sachant très 43 bien les lois qui gouvernent cette sorte d’union, Oumi ne cesse pas de monopoliser le corps de son mari. Elle est constamment en compétition avec sa coépouse, Adja Awa Astou. L’arrivée de N’Goné est une menace réelle dans l’existence d’Oumi. Car la première est une élue et la troisième est estimée, mais «la seconde est une charnière » (53). Or, Oumi est un résumé des faiblesses de la bourgeoisie qui est le sujet du récit. Cette classe sociale est clairement «antinationale, d’une bourgeoisie classique, d’une bourgeoisie bourgeoise, platement, bêtement, cyniquement bourgeoise » (Fanon 2002 147). La bourgeoisie décrite par Sembene est caractérisée par l’inconstance morale, la mutabilité de ses projets et l’incertitude de son avenir. Or, toutes ces faiblesses se manifestent dans le caractère d’Oumi N’Doye. Quand Bèye perd ses biens matériels, cette femme se prostitue à titre de son caractère d’une bourgeoise. Le narrateur raconte que: Oumi N’Doye, déchue de sa puissance économique d’alors, afin de se montrer une femme moderne, allait de bureau en bureau, d’entreprise en entreprise pour avoir du travail. Ce revers de fortune lui fit connaître d’autres hommes aimant la vie facile. Des hommes sachant rendre les instants forts agréables, moyennant finance. Et cette galante compagnie entraînait Oumi N’Doye à des sorties nocturnes (155). En contrepartie, on observe beaucoup d’aplomb dans la constitution de la fille aînée de Bèye, Rama et sa mère Adja Awa Astou. Ces deux femmes ne supportent rien de bourgeois. Ni le mensonge, ni la paresse intellectuelle, ni la dépendance. Là où Oumi N’Doye n’a pas confiance en les produits sénégalais, Rama est nationaliste. Là où Oumi n’écoute que des émissions internationales en français, Rama appartient au club de wolof dont les membres doivent payer 44 une amende s’ils parlent la langue étrangère. C’est Adja Awa Astou qui vend ses bijoux pour payer la dette que son mari doit à Madame Diouf. En même temps, l’écroulement de l’empire d’El Hadji Bèye porte quelques conséquences importantes. D’abord, il perd ses deux épouses les plus récentes qui profitent du chaos pour vider ses villas et dérober les meubles. C’est vrai qu’en épousant Oumi N’Doye et N’Gone, le protagoniste avait bâti sur la sable. C’est un point allégorique, car toute la fortune de Bèye «était bâtie sur la filouterie » (166). Le xala dont El Hadji souffre pour la deuxième fois met en valeur le caractère pragmatique et didactique du récit. Car le protagoniste s’est servi d’un chèque sans provision pour payer le Serigne Mada. Le vieux marabout l’avait averti avec clairvoyance que «ce que j’ai enlevé, je peux remettre aussi rapidement » (114). L’auteur profite du suspens dramatique car, à ce moment le lecteur sait bien que Bèye n’a pas de fonds à la banque. Il ne sera pas capable de s’acquitter de cette dette. Puis, le marabout choisit le moment le plus difficile dans la vie du protagoniste pour le lancer un deuxième xala. Il n’a «rien de rien » (165) quand le mendiant amène tous les handicapés dans la villa Adja Awa Astou où il se refugiait. A ce moment, El Hadji n’a pas de choix. Il doit écouter les misérables qui l’accusent de tous les maux qui les accablent. L’un des handicapés devient la porte-parole de Sembene en disant qu’El Hadji est «le germe de la lèpre collectif » (167). La victime du xala est donc accusée d’être le facteur de la misère du peuple. La cause est rapprochée à ses effets. El Hadji Bèye a bâti son empire grâce à la souffrance des autres. Le xala est une punition que mérite l’élite qu’il représente. Pour se soigner de ce xala, Bèye doit tout d’abord perdre ses richesses. Il est significatif qu’il trouve un abri sous le toit d’Adja Awa Astou, la femme qui l’aime depuis leur jeunesse, la dame qui a désavoué son catholicisme pour épouser un musulman. Malgré son silence, cette dame est victorieuse. Sembene le marxiste 45 donne tout le pouvoir de déterminer le sort de la société aux plus faibles – les pauvres, les mendiants, les handicapés, les villageois, l’homme de la rue. Peut être n’est-ce pas nécessaire de déshabiller un homme devant une assistance et devant sa fille, mais au moins le mendiant donne à El Hadji le choix d’accepter le médicament qu’il prescrit ou de le rejeter. Notre protagoniste, qui est prêt à tout faire pour se soigner de son xala, décide de mentir à la police qui vient le sauver ; il coopère volontiers avec ses docteurs qui crachent sur lui chacun à son tour. Considérant le nombre et la gravité des vices de ce bourgeois, et sachant que c’est lui qui a cherché la maladie dont il souffre, l’ordonnance est légitime. 46 Chapitre III Le Dernier de l’Empire: «Il est une autre espèce de corruption des mœurs qui prépare la chute d’un Empire et en annonce la ruine : je donnerai à celle-ci le nom de corruption politique. » (Helvétius 143). «Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde » (Césaire 7). Dans l’introduction et les deux chapitres précédents, on remarque que l’élite sénégalaise est la cible d’une critique impitoyable dans tous les trois textes sous examen car elle est présentée comme une classe égoïste qui a une influence néfaste sur l’intérêt commun de son pays. Dans Le Mandat et Xala, les membres de cette classe sont accusés de s’engager dans des pratiques corrompues parmi lesquelles on peut identifier l’extorsion, le patronage et la fraude. Quand les bureaucrates que rencontre Ibrahima Dieng demandent de l’argent avant de rendre des services au public, il s’agit d’extorsion. À la fin du roman, ce vieillard devient la victime de l’escroquerie. Son parent à qui il donne le pouvoir d’exécuter un mandat en profite pour le voler. Quant à eux, les «hommes d’affaires » que nous voyons dans Xala ont besoin de la protection de la classe politique qui leur accorde des faveurs. La Chambre de Commerce dans ce roman est subjuguée à la puissance des politiciens et des agents des pouvoirs étrangers. A son tour, le peuple est forcé de payer doublement pour des services importants, car il doit et payer les impôts au gouvernement et acheter les faveurs dans tous les bureaux. Personne n’est complètement innocent. J’ai montré que le xala est la dynamo du récit de Xala. Ce symbole permet à Sembene de critiquer la corruption qui se révèle comme une maladie affligeant toute la bourgeoisie sénégalaise dans les années 1960/70. Pourtant, je soutiens que le Sénégal décrit par Sembene est un microcosme à travers lequel on peut déceler le dénuement de la majorité des pays africains. 47 Donc, si l’élite qu’on trouve dans Xala se contente de consommer au lieu de produire et d’exploiter ses compatriotes, on observe que l’art de Sembene vise à provoquer la réflexion et non simplement à divertir le lecteur. Ses œuvres nous permettent de nous poser des questions importantes, et de cette façon l’auteur réussit à dévoiler les causes de la pauvreté en Afrique au lieu de se limiter à raconter la situation telle qu’elle était dans son pays à un moment historique précis. On remarque que le peuple qui intéresse Sembene est une classe sociale qui est assujettie et appauvrie par la corruption d’une élite bourgeoise. C’est le même peuple qu’on trouve partout dans le continent africain. Sembene est un écrivain panafricaniste. Je poursuis le même argument avec Le Dernier de l’Empire. Dans cet ouvrage, le président Léon Mignane se présente comme l’émir d’une élite qui se différencie nettement par ses privilèges, ses goûts occidentaux, son avidité sans bornes, son élégance hybride et surtout son éducation européenne. L’auteur choisit d’utiliser le personnage du doyen Cheikh Tidiane Sall pour scruter ce président qui est plutôt «un monarque » (t. I 60). Les aristocrates qui l’entourent partagent les origines intellectuelles du Vénérable car ils ont été formés par le colonisateur. Or, ils exhibent les symptômes de déchirement. Car, se voulant des Africains authentiques, ces mêmes hommes se définissent d’abord comme des Français à peau noire (t. II 176). Le narrateur insiste que la France est le pays chéri du Vénérable et qu’il «se sentait européen » (t. I 165). La déloyauté de ce président est au cœur des actes corrompus les plus répandus qui abîment le bien être socioéconomique du pays. Les défauts physiques de Mignane accentuent son impuissance en tant que Chef d’Etat. Il est un vieillard anémique qui s’évanouit quand il est fâché. Il souffre de «l’altération musculaire et la sénescence mentale » (t. I 163). Sa faiblesse est contrastée avec la virilité de son protégé Soukabé qui profite de la situation pour coucher avec Madame la Présidente. Cette 48 trahison qui est amplifiée par le fait que Madame est française met en valeur l’obséquiosité de Mignane. De surcroît, sa dépendance intellectuelle est soulignée par le pouvoir qu’il donne à ses conseillers français. Car M. Adolphe, l’Ambassadeur Jean de Savognard et le Professeur Porgurol sont plus puissants que tous les ministres africains. Ces trois Européens se moquent de la servilité du Vénérable. Par exemple, commentant sa manie des grandeurs, des médailles et des titres, Porgurol réduit ce président à «un Blanc d’honneur» (t. II 156). La mentalité pro-gauloise antinationaliste de Mignane est partagée par ses ministres et par des autres personnages chargés de grandes responsabilités dans son gouvernement. Le Professeur Fall, le médecin le plus illustre qui est aussi chargé de la santé du Président déclare que «nous étions Français avant d’être Sénégalais. » (t. II 177). Il maintient que les nègres sont fous et qu’ils ne sont pas capables de se gouverner (177). Le président lui-même ne parle que le français. Il est évident qu’à ses yeux, cette langue suffit à établir le niveau intellectuel des hommes. Vrai patriote de l’Hexagone, il s’érige en juge et en maître de la langue française. Il lui est insupportable d’entendre des soldats sénégalais parler sa belle langue, car il s’écrie; «Écoutes-les parler le français ! Des analphabètes» (t. II 165). Le tournant en ridicule, Sembene utilise les mots du ministre Haidara qui déclare bêtement que le groupe sanguin du président ne se trouve qu’en Europe du Nord. Jean de Savognard se demande «un nègre aryen, où a-t-on vu ça?» (t. I 39). Sembene se sert du mystère de la disparition du Vénérable pour donner vie à l’histoire du Dernier de l’Empire tout en dévoilant la corruption au sein du gouvernement. Grâce à l’absence du président, le lecteur est capable de témoigner aux intrigues politiques qui se déroulent entre les camps du Premier Ministre Daouda et son adversaire le ministre d’Etat chargé de la Finance et de l’Economie Mam Lat Soukabé. La rivalité entre ses deux hommes a été engendrée par le président lui-même. Car, ayant la volonté de se succéder à lui-même, le Vénérable a manipulé 49 la constitution pour créer la position d’un faible Premier Ministre. Se voulant tout puissant comme la divinité judéo-chrétienne, Mignane a choisi Daouda, qu’il a nommé David à l’instar du petit berger qui a été choisi par Yahvé comme son élu en ancien Israël. Le Premier Ministre luimême attribue des pouvoirs surnaturels au Vénérable car il ne serait rien sans son intervention. Or, dans la société traditionnelle, la famille de Daouda était un clan de griots chargés de chanter pour les Soukabé. Pour cette raison, Mam Lat ne cesse pas de rappeler à David-Daouda qu’il est «un homme de basse extraction » (t. II 136). Profitant de la timidité du Premier Ministre et de l’absence de son protecteur, Man Lat déclare constamment que Daouda n’est pas digne à succéder au Vénérable parce qu’il est son esclave. Soulignons que jadis, en Afrique Occidentale, le statut d’un griot était ambivalent ; étant le gardien de l’histoire de la communauté, sa caste était toujours inferieure. Le Vénérable se rendait compte de ce fait quand il a désigné David. Il voulait désunir la Deuxième Génération de l’Indépendance. Léon avait promis à chacun des deux concurrents qu’il occuperait le trône. L’antagonisme entre les deux ministres affaiblit tout le gouvernement qu’il divise en deux factions. Aucune partie n’est à mesure ni d’obtenir l’appui majoritaire ni de calmer le pays au cas du chaos. Analysé sous ce jour, on observe que l’absence du président est le noyau générateur du Dernier de l’Empire à l’instar du xala dans Xala. Mignane est capable de manipuler ses ministres in absentia grâce au fait que son gouvernement est un véritable culte de la personnalité. Il s’agit d’un jeu de pouvoir dans lequel une marionnette devient à son tour un manipulateur. A l’instar du colonisateur qu’il a remplacé, le président sait profiter du désaccord. Au lieu de profiter de l’indépendance de son pays pour mettre en place une politique de progrès social, il croupit dans les idées et pratiques qu’il a héritées de l’ère coloniale. Sembene profite d’une bonne sélection de décor pour souligner ce point. Par exemple, Léon est toujours vêtu en costume trois pièces 50 comme un gouverneur colonial. Or, ce président doit tolérer la corruption comme moyen de maintenir son pouvoir. Le narrateur remarque que: Léon Mignane après avoir liquidé ses dans les années 63 à 70 ses compagnons, s’était fait entourer de jeunes technocrates, dociles. Les sachant avides de jouissance, assoiffés d’honneur et de rang, il les comblait de ces petites choses qui tuent en vous toute volonté de réaction, de rebuffade, de désaccord avec le Père-chef (t. I 178). Ce Chef d’Etat est un grand contaminateur des consciences. Il se sert du trésor du pays pour acheter l’allégeance de ses jeunes ministres. Il a maîtrisé l’art de décourager toute initiative intellectuelle tout en facilitant la docilité. Pour s’assurer que personne ne s’oppose à lui, il encourage ses ministres à se salir les mains. Le narrateur observe qu’ ; on assassine la dignité chez tout individu en étant prévenant, en satisfaisant les moindres de ses désirs. Léon Mignane distillait les bienfaits : villas de fonction, de grand standing ; voitures, nominations en qualité de membres de conseils d’administration, de sociétés mixtes avec jetons de présence (t. I 178). Les valeurs culturelles de ce gouvernement sont ubuesques. Au cœur de l’idéologie de Mignage est sa philosophie de l’Authénegraficanitus qui sert comme la devise de l’élite. Cependant, en l’examinant, on trouve que cette philosophie est mal définie et qu’elle s’empreint de contradictions. Son but est d’abord de surveiller à une authenticité africaine. Pourtant, cela entre en conflit avec le fait qu’elle est visée à promouvoir le bien être d’une entité hybride que Léon appelle l’Eurafrique. Néanmoins, la relation entre l’Afrique et l’Europe n’a jamais été fondée sur l’égalité ; Sall observe correctement qu’il s’agit plutôt d’une association entre un cheval et son cavalier. Dans cette analogie, c’est l’Afrique qui est la monture de l’Europe. MignaneIl se contente de reproduire les diktats d’un pouvoir étranger. Un exemple significatif est la question 51 de la formation d’une Force Armée Interafricaine sous la direction des commandos français et belges à la province instable mais riche de Shaba au Zaïre. Conçu dans au palais de l’Elysée lors d’une conférence des chefs d’Etats africains, le vrai but de cette idée est de sauvegarder les intérêts économiques de la France. Néanmoins, le Vénérable se contente de déclarer l’accord de son pays bien avant de le discuter avec ses ministres. Rentré au Sénégal, il fait face à l’opposition de son ministre de la Justice qui insiste qu’il vaut mieux laisser l’Europe résoudre ses problèmes. Ce ministre devra démissionner suite à ces disparités idéologiques entre lui et son ami de longue date Léon Mignane. Il compare le président avec l’ancien député Wellé qui s’est écrié pendant l’ère coloniale; «Je suis la synthèse » (t. I 50). Cependant, Sembene montre qu’il s’agit ici d’un blanchissage plutôt que d’une combinaison de deux cultures. Ce blanchissage provient de l’âme déchirée d’un homme qui dit, d’après Fanon; «J’épouse la culture blanche, la beauté blanche, la blancheur blanche » (Peau noire 71). Selon Sembene, ce désir de s’européaniser est au centre de la genèse de la corruption spirituelle de l’élite africaine, une classe sociale qui est maudite dans Xala. Étant donné le caractère de Mignane et les défauts de son Authenegraficanitus, on peut être tenté de conclure qu’il n’est rien qu’une caricature de Léopold Sedar Senghor, membre de l’Académie Française et président du Sénégal de 1960 à 1980. Senghor, poète de la Négritude, aurait été horrifié par la critique caustique et les images peu flatteuses de l’Afrique qu’on trouve dans les œuvres de Sembene. Dans la poésie de Senghor, l’Afrique est souvent donnée la figure d’une femme noire sans faute, mystérieuse, qui est très fière de son passé mais qui ne montre aucun souci de l’actuel. Par exemple, dans Femme Noire, on lit les attributs suivants de cette dame: 52 Femme nue, femme obscure Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, Bouche qui fais lyrique ma bouche, Savanes aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée (Poèmes 16). Cet extrait est plein de métaphores qui délimitent le caractère de l’Afrique de Senghor. Elle se définit en termes de la couleur de sa peau, de sa docilité, de sa beauté physique et de son mysticisme. Il s’agit d’une Afrique de la Négritude: un continent du rythme, du naturel, de la beauté pure, du rêve. Cela va très bien pour un auteur qui désirait une Afrique exotique et fantastique, mais Sembene rejette cette approche, choisissant le réalisme cru et le prisme marxiste comme les bases de sa conception du continent. Au contraire de Senghor, Sembene ne supporte ni rêves ni docilité et donc il a tendance ou à détruire les personnages qui exhibent ces caractéristiques ou à leur faire subir des transformations radicales. Je donne les exemples de Dieng dans Le Mandat et de N’Goné, une fille qui est l’objet d’abus dans Xala. De surcroit, l’Afrique qu’il décrit dans Le Dernier de l’Empire est un continent agité et belliqueux. En outre, il n’accepte pas la perspective artistique de Senghor qui est «d’avoir la voie à une authentique poésie nègre, qui ne renonce pas, pour autant, à être français » (Liberté 224). En examinant le style de Sembene et les thématiques qu’il aborde, on observe qu’il ne cherche pas à réclamer une position dans la littérature française, mais plutôt à s’en écarter. J’ai mentionné ailleurs qu’il refuse d’utiliser une langue recherchée et qu’il n’hésite pas à utiliser des expressions africaines 53 dans ses œuvres. J’interprète cela comme un acte de provocation et un moyen de désigner son destinataire qui n’est pas forcement européen. Dans ce chapitre, je vais continuer à montrer comment il se sert des emprunts, des proverbes africains et des personnages combatifs pour réaliser ce but. Senghor n’a jamais caché ses inclinations pro-assimilationnistes, une affinité qui est critiquée sévèrement et impitoyablement dans Le Dernier de l’Empire. A titre d’exemple, Senghor délimite l’assimilation qu’il souhaite ainsi: Il s’agit d’une assimilation active et judicieuse, qui féconde les civilisations autochtones et les fasse sortir de leur stagnation ou renaître de leur décadence. Il s’agit d’une assimilation qui permette l’association. C’est à cette seule condition qu’il y aura «un idéal commun » et «une commune raison de vivre », à cette seule condition un Empire français (Liberté 45). Quant à lui, Sembene montre que cette association entre l’Europe et l’Afrique n’est pas souhaitable étant donné l’histoire des contacts violents entre les deux continents. Je discute cette idée qui est véhiculée par le doyen Sall plus tard dans ce chapitre. En même temps, au cœur de l’idéologie de Senghor, on trouve le concept de l’«africanité », l’un des piliers de son socialisme qu’il définit dans Les Fondements de l’Africanité ou Négritude et Arabité (1971). Dans cet ouvrage, Senghor déclare que tous les Africains partagent quelques valeurs culturelles qui les réunissent comme un peuple. Néanmoins, les pays de l’Afrique du Nord sont peuplés d’Arabes qui ne sont pas tout à fait noirs. En plus, leurs valeurs ne sont pas forcement identiques aux valeurs des Africains sud sahariens. Par conséquent, Senghor a recours à une alliance «symbiotique» entre la Négritude et l’«arabité » pour définir cette africanité (8). Dans Xala et Le Dernier de l’Empire, c’est 54 l’importance pratique de l’africanité qui est mise en question. Elle est associée à la poignée d’élites qui veulent s’abriter derrière leur race tandis que leurs actions sont ouvertement antinationalistes et anti progressistes. Mignane lui-même est un capitaliste qui a des villas en France alors qu’il n’investit rien au Sénégal. Il contribue à la fuite des capitaux à l’étranger parce que sa loyauté est en dehors du pays qu’il dirige. Il n’y a rien de radical dans son idéologie car elle vise à prêcher la beauté de l’Afrique sans confronter les problèmes concrets qui ravagent le peuple. Le socialisme de Senghor était fondé sur l’idéologie de la Négritude. Définissant cette idéologie, il insiste que «la politique n’est qu’un instrument au service du social » (Liberté 60). Mais sous son régime le Sénégal a dégénéré, la corruption était répandue et les services sociaux sont dégradés tellement qu’il y avait du chaos dans les rues de Dakar en 1968. Dans Le Dernier de l’Empire, Sembene se sert de la figure fictive du Vénérable pour montrer l’écart entre les mots d’un politicien et ses actions. Cet auteur utilise le personnage de Madjiguène qui observe que le socialisme de Mignane est celui dans lequel «tu signales à gauche pour tourner à droite » (t. II 28). Remarquant l’écart entre l’idéologie du président et ses caprices à son tour, le doyen Tidiane le confronte courageusement; «je me demande comment tu parviens à concilier ton Authénégraficanitus et ta conduite personnelle» (t. I 161). La similitude entre Mignane et Senghor pousse un bon nombre de critiques à conclure que le personnage du Vénérable est un affront personnel. David Murphy va jusqu’à coupler le personnage fictif et le vrai président dans son analyse, produisant la paire Senghor/Mignane (196), une unité qui suggère que l’un peut passer pour l’autre. Donc, dans Le Dernier de l’Empire, la description des activités de surveillance du Ministère de l’Intérieur peut être 55 analysée comme une réaction personnelle du romancier suite à la censure de son film Ceddo par Senghor. Mais, si le Sénégal dans les trois romans représente toute l’Afrique, le personnage de Mignane est une riche métaphore qui peut désigner n’importe quel dictateur. L’Afrique a connu des dizaines de présidents monstrueux, chacun ayant une idéologie nationale qui ne servait qu’à cacher les maux au sein de son gouvernement. A cet égard, l’ancien despote du Zaïre (l’actuelle République Démocratique du Congo) Joseph-Désiré Mobutu, au nom de son «recours à l’authenticité », s’est renommé Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga, un nom bantou qui définit ce dictateur comme un guerrier victorieux et invincible. Pour lui, l’acte de supprimer le nom chrétien serait une indication suffisante de renoncer à la culture européenne. Au contraire de Mignane du Dernier de l’Empire, Mobutu a obligé les Zaïrois à porter des vêtements traditionnels et à renoncer aux noms chrétiens. Pourtant, l’histoire personnelle de Mobutu montre autre chose. Sa kleptomanie est derrière l’instabilité chronique du Congo qui ne s’en est jamais relevé. Au Kenya, Daniel Moi avait ce qu’il appelait en Swahili la Filosofia Ya Nyayo dans laquelle il prêchait l’unité nationale tandis qu’il encourageait les quarante-deux communautés du pays à s’entre-massacrer. Cet oppresseur kleptocrate a présidé la destruction des institutions nationales et la faillite totale d’une économie. La Maison des Cercueils dans Le Dernier de l’Empire n’est rien comparée au Nyayo House, un endroit dans lequel Moi orchestrait la torture des écrivains et de ses opposants politiques. Donc, le Vénérable est un prototype. Sembene qui a voyagé partout en Afrique a dû se rendre compte de l’omniprésence de ce scélérat qui occupait le Palais Présidentiel à Nairobi, à Kinshasa, à Mogadiscio ou à Bangui et qui ne souhaitait pas une société juste car il cherchait à s’enrichir coûte que coûte. Les «philosophies » nationales pourraient se manifester de façons 56 différentes comme on observe dans les cas de Mobutu et de Mignane, mais ce sont des variations de la même chose. La corruption qu’on trouve dans Le Dernier de l’Empire est un phénomène commun partout dans le continent et Mignane est un symbole de la déchéance. Le narrateur illustre ce point quand il dit que Mignane «fermait les yeux sur les détournements des deniers publics» (t. I 178). Or, dans leur jeunesse, la majorité des politiciens africains avaient le colonisateur comme leur mentor. Donc, aux débuts de sa carrière dans les années 1945-1950, Mignane a articulé la vision qu’il avait pour son peuple dans des termes choquants; «Je vais faire de vous des citoyens…français » (t. II 23). En plus, cet ancien tolère l’indiscipline ouverte. Par exemple, lors d’une réunion présidentielle, son protégé Soukabé caresse les cuisses de Madame le ministre de la Condition féminine, Naffissatou. Ce comportement adolescent de Soukabé et son opiniâtreté servent à accentuer le machiavélisme de Mignane. Chez ce président, il faut souligner la faiblesse des autres pour « rehausser sa renommée personnelle » (t. II 207). Utilisant une forte image, Djia Umrel dit de Léon Mignane après l’avoir rencontré pour la première fois qu’il est «de la race des hyènes » (t. I 62). Or, le caractère charognard et gourmand de cet animal lui donne une position défavorable dans les contes africains. L’absurdité de l’Authenefricanitus en tant que doctrine socialiste est révélée par la genèse et la conduite du président et ses ministres. Soukabé est un aristocrate de sang. Le Chef d’Etat lui-même se comporte plutôt comme un dynaste. Il souhaite un Boeing comme cadeau pour son soixante-dixième anniversaire quand le peuple meurt de faim. Ses ministres sont aussi insensés que lui car ils sont prêts à dépenser plus de trois milliards de francs dans ce projet. Seul le doyen Sall peut le critiquer en demandant; «Comment le peuple va-t-il payer cette somme ? Avec des coques d’arachides ou avec des tourteaux ? » (t. II 57). Les penchants du président et de l’élite 57 qu’il dirige deviennent un fardeau sur le dos du peuple. Soukabé est dénué de solutions intelligentes car il ne sait que négocier avec des banquiers étrangers plutôt que gérer les ressources à sa disposition pour promouvoir le développement du pays. Sall continue à critiquer le projet devant le Chef d’Etat et ses ministres. Ses mots résument la détresse d’un peuple dirigé par une clique insensible: Ce n’est pas en période de sécheresse qu’on s’offre un jouet de ce prix. Outre son prix très élevé, il y a les intérêts à payer. Qui va avaliser ce prêt ? L’Etat au nom de déshérités de notre peuple ? Ce cadeau en ce moment est un détournement du bien public (t. I 59). Conforme à son désir de s’ancrer dans le réel, Sembene recourt à l’histoire pour expliquer la provenance de l’insensibilité et du détachement de cette élite face aux problèmes du peuple qu’elle dirige. En lisant Le Dernier de l’Empire, on trouve que ceux qui se veulent des gouverneurs des jeunes pays ont été contaminés délibérément par voie de scolarisation à l’époque coloniale. Jean-Paul Sartre nous en donne un compte rendu dramatique dans sa préface aux Damnés de la Terre: L’élite européenne entreprit de fabriquer un indigénat d’élite ; on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents : après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux, truqués. Ces mensonges vivants n’avaient plus rien à dire à leurs frères ; ils résonnaient ; de Paris, de Londres, d’Amsterdam nous lancions des mots «Parthénon ! Fraternité ! » et, quelque part en Afrique, en Asie, des lèvres s’ouvraient : «…thénon !...nité ! » (17). 58 Bernard Mouralis observe que la scolarisation lors de l’ère coloniale était un moyen d’instrumentalisation, de promouvoir la segmentation des cadres des colonisés et de valoriser la ségrégation économique. Car le colonisateur avait besoin non seulement d’une main d’œuvre malléable mais aussi de maintenir la docilité et l’obéissance totale dans la société colonisée. A ce but, un moyen efficace était de diviser la société, d’introduire une classe des colonisés privilégiés qui serait la porte-parole de ses idéologies. À cet égard, «l’enseignement tel qu’il est conçu et mis en place par le colonisateur, dès les premières années de ce siècle, doit être considéré comme un des éléments essentiels du système colonial » (Mouralis 1984 59). Quand à lui, Samba Gadjigo écrit dans son livre Ecole Blanche, Afrique noire que «l’idéologie française a cherché une justification de l’école coloniale en figeant les spécificités du colonisé dans un présent éternel, psychologique, ce qui aboutit à une oblitération du passé africain » (13). Liée à ceci est la fragmentation de la société. Il fallait accentuer des hiérarchies là où elles existaient et les introduire s’il n’y en avait pas. La scolarisation coloniale était destinée à mettre en place une nouvelle classe sociale comme l’affirme Mouralis: L’examen des conséquences découlant de la mise en place d’une scolarisation de type colonial est particulièrement révélateur du rôle qu’a pu jouer l’école, tant sur le plan sociologique avec la création d’une nouvelle catégorie sociale, celle des «lettrés » (59). L’investissement décrit par Mouralis est très ambitieux à long-terme. Le colonisateur désirait désocialiser le colonisé à qui il imposait sa langue et une nouvelle culture tout en le condamnant à accepter le statut d’un dominé. Il s’agit de produire un être qui ne peut pas fonctionner en dehors du système colonial. Faute de ressources financières et humaines, l’accès à l’école coloniale était limité à une minorité. En plus, la qualité du contenu des programmes était médiocre parce que tout fonctionnait dans un milieu raciste et colonialiste. Le colonisateur 59 n’avait ni la volonté ni les moyens d’assurer que l’éducation reçue serait fiable dans la vie des élèves. Ce point est bien illustré dans Le Dernier de l’Empire où le jeune Sall fréquente l’école française dont l’infrastructure et la main d’œuvre sont maigres. Le narrateur dit que «…l’école en banco avait sa toiture en chaume. Elle était dirigée par un vieux soldat d’origine bretonne » (t. I 48). En plus, les produits de ce procédé étaient destinés à satisfaire aux besoins du colonisateur. Gadjigo continue dans Ecole Blanche, Afrique noire ; «Dans le contexte colonial où elle est née, cette «éducation » n’avait pas l’indigène comme fin mais comme instrument » (141). Abordant la même question, Mouralis note que l’objectif principal de ce procédé était d’abord économique: Sur ce point, les artisans et les théoriciens de la politique coloniale sont à peu près à reconnaître, des débuts de la colonisation jusqu’à 1950 environ, que l’enseignement en Afrique doit avant tout avoir un but pratique et avoir ainsi comme fonction essentielle de former les cadres subalternes nécessaire à la bonne marche du système colonial (80). Son deuxième but était politique. Puisque le colonisateur avait toujours peur de ceux qu’il exploitait, il devait, par voie de l’école, limiter les connaissances de la nouvelle classe des colonisés lettrés. Donc, Mouralis remarque qu’ «il donnera, d’autre part, à l’enseignement un contenu et une structure destinés à empêcher l’acquisition des connaissances et des méthodes qui pourraient aider à une prise de conscience critique de la situation coloniale (81). La finalité pragmatique de ce système scolaire avait un but raciste et ségrégationniste visé à porter des conséquences graves tout au long de la vie de l’individu. Par exemple, les quelques professionnels qu’on produisait n’avaient aucune connaissance théorique. 60 Réfléchissant à ce problème en 1955, Aimé Césaire résume l’éducation assimilationniste ainsi; «la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires » (21). Quant à lui, Mouralis observe que; Qu’il soit instituteur ou médecin, ce dernier reste de toute façon quelle que soit sa compétence réelle dans son domaine un «instituteur africain » un «médecin africain », c’est-à-dire quelqu’un qui a reçu une formation adaptée à sa situation de colonisé et auquel on pourra toujours rapprocher de ne pas avoir suivi le même cycle que ses collègues européens (82). Sembene qui veut désabuser son peuple choisit le personnage de Sall pour raconter l’histoire de la formation de l’élite. Avant de lui donner le rôle de l’incarnation de la conscience aigüe de la situation néocoloniale en tant que politicien mûr et courageux, l’auteur le laisse d’abord subir l’expérience de l’éducation assimilationniste. Il connaît la ségrégation dès son enfance dans l’école coloniale. Bien qu’il ait été mieux traité que la majorité de ses compatriotes, il doit en même temps accepter la situation inférieure d’un dominé. Étant le fils d’un chef, il est séparé de ses compatriotes après quatre ans dans l’école de son village natal pour aller à Saint-Louis du Sénégal «Cette ville était depuis 1848 sous contrôle des métis, créoles, mulâtres, apparentés aux Blancs métropolitains, qui dirigeaient le commerce, les affaires de la cité. Ils étaient les seuls à élire un député pour l’Assemblée Nationale Française à Paris» (t. I 49). Étant noir, ses opportunités seraient toujours limitées car la progéniture des Blancs «était la seule à bénéficier des bourses d’études en Europe » (49). Mais le jeune Sall souhaitait devenir avocat. Quand la première guerre mondiale éclate en 1914 le jeune Tidiane saisit l’opportunité. Il rédige un article dans lequel il se définit comme l’un des fils noirs de la France qui sont prêts à se sacrifier pour 61 «cette France éternelle…au nom de la liberté» (51). Ironiquement, quand sa candidature est acceptée par l’Hexagone, Sall profite de la protection du député Pascal Wellé et de la renommée de son propre père pour étudier au lieu de s’engager au combat. Le même individu qui a écrit des articles passionnés pour demander ses droits de mourir pour la France est un privilégié. Motivé par le gain personnel, Sall «ne connaîtra pas le baptême du feu » (52). Sembene adopte l’histoire de la trajectoire de Sall pour souligner que l’élite africaine a toujours tiré profit de son peuple pour s’avancer. Quand trois des frères de Sall meurent lors de la même guerre qui lui donne accès à la faculté de droit à Paris, il montre une certaine prise de conscience en criant ; «Il aura fallu combien de morts africains pour que moi, je puisse accéder aux études supérieures? » (t. I 53). Sembene contraste le niveau intellectuel de Sall avec le député Wellé qui a arrêté ses études à l’école secondaire et qui déclare que «les Noirs sont inaptes à la Science » (t. I 53) Ce député serait ce que Césaire appelle «des élites décérébrées » (21). Conforme à sa bassesse intellectuelle, Wellé justifie sa candidature pour la position de député en disant ; «Je suis noir catholique, j’ai épousé une blanche, et mes enfants sont des métis. Je suis le meilleur choix que vous puissiez faire » (t. II 187). Sembene s’élève contre cette mentalité qu’il trouve détestable et qu’il ne cesse de rejeter: Décédé en France, l’ancien député au Palais Bourbon, Pascal Wellè devait être inhumé à Dakar. Catholique de confession, le chef du clergé lui refusa les rites funèbres de sa foi. L’évêque avec la fougue de l’orthodoxie déclara que : «Pascal Wellé était membre actif de la Loge maçonnique… Quant aux musulmans, il n’était pas question de céder un pouce de leur cimetière à un catholique, fût-il le noir le plus célèbre (187). Donc, cet auteur réussit à montrer que, au contraire du mensonge qu’on prêche souvent au nom d’une mission civilisatrice, le colonisateur ne s’intéressait pas à l’éducation du colonisé. Sa 62 scolarisation soulignait la connaissance de sa propre langue plutôt que des aptitudes analytiques comme des moyens de promotion sociale de la nouvelle classe des lettrés. Gadjigo note la même chose quand il écrit que les contenus des programmes de l’école coloniale servaient à exclure la grande majorité de la vie politique et du mode de production et d’échange (139). En même temps, elle créait une nouvelle classe aliénée qui n’appartenait ni à la culture africaine ni à la culture européenne. Mouralis affirme ce fait: «Par sa structure même l’enseignement colonial ne permettait pas aux individus colonisés une intégration à la société dominante » (99). Ce tirage spirituel est représenté par un déplacement physique dans les travaux de Sembene. Avant leur tourment et leur déchirement totaux, le député Wellé, Mignane et Sall ont dû subir une série de mouvements qui ont culminée à leur séjourne en France. Il s’agit d’une opération spirituelle, l’européanisation. Or, Fanon montre les difficultés psychologiques issues de ce branlement dans Peau Noire Masques Blancs. Les victimes de cette procédure souhaiteraient se blanchir. Ils se rapprochent des Européennes non parce qu’ils les aiment mais comme un moyen de devenir blancs: De la partie la plus noire de mon âme, à travers la zone hachurée me monte ce désir d’être tout à coup blanc. Je ne veux pas être reconnu comme Noir, mais comme Blanc. Or – et c’est là une reconnaissance que Hegel n’a pas décrite – qui peut le faire, sinon la Blanche ? En m’aimant, elle me prouve que je suis digne d’un amour blanc. On m’aime comme un Blanc. Je suis un Blanc » (71). Il s’agit de l’image d’un colonisé-lettré qui a l’obstination d’atteindre le statut d’un colonisateur avec le but de jouir des privilèges et des droits associés avec ce rang. Néanmoins, les Européens eux-mêmes n’ont jamais accepté cette élite comme leurs égaux. Dans les travaux de Sembene, les uns traitent les autres avec condescendance. À titre d’illustration, l’attitude paternaliste de 63 l’Ambassadeur Jean de Savognard est très révélatrice. Quand Sall critique ses avis, l’amourpropre d’ex-colonisateur devient évident ; «Toute expression de franchise, venant d’un excolonisé traduisait un sentiment d’inimitié » (t. II 179). Dans un autre incident, le Colonel Mané ordonne qu’un certain Français nommé Pierre soit fouillé avant d’entrée dans l’avion. Sa réaction: «Pierre sentit sa gorge se serrer. Il se crispa les mâchoires. En d’autres lieu et époque il aurait aplati ce bougnoul » (t. II 195). Ayant rejeté cette élite, Sembene définit un nouveau intellectuel qui est sensibilisé à la situation grave qui menace le peuple. Sa vision positive à cet égard conforme à ses convictions marxistes et est partagée par un bon nombre d’autres auteurs dont on peut mentionner le romancier Kenyan Ngugi wa Thiong’o. Lors d’un colloque des écrivains africains, Ngugi a soutenu que: «What happens at universities is very, very crucial ; in fact, universities are ideological factories where very important ideological battles have been fought, are still being fought, and will be fought » (Gadjigo et al. 78). On note en même temps que Sembene croit au développement des institutions nationales qui seront en mesure de préparer un pays producteur. Dans Xala, les attributs de cet intellectuel se voient dans le personnage de Rama. Courageuse et indépendante, Rama est fière de sa culture et de sa langue. Elle n’a pas peur de confronter la corruption de son propre père. Dans Le Dernier de l’Empire on rencontre le journaliste Kad, un esprit perspicace et lumineux. Grâce à son travail assidu et à son esprit indomptable, ce journaliste est capable d’interviewer les hommes les plus illustres comme Franz Fanon, Kwame Nkrumah, Julius Nyerere, Agostinho Néto et Amilcar Cabral (t. II page 33). C’est lui qui encourager Sall à écrire ses mémoires qui auront le titre du Dernier de l’Empire. Cependant, il faut souligner que chez Sembene, ce n’est pas le fait d’obtenir des diplômes qui importe. Car cet auteur lui-même n’a guère suivi une scolarisation formelle. Donc, il est 64 évident dans ses œuvres que c’est la rigueur intellectuelle et la prise de conscience de la situation globale qui est plus rentable pour l’individu et pour le bien de la société. Par exemple, dans Les Bouts de Bois de Dieu, la petite Adjibidji reste en tête de la liste des personnages les plus avisés grâce à son esprit inquisitif et à ses capacités synthétiques. Elle est capable d’analyser des situations et des pratiques par rapport à leur valeur. À titre d’illustration, elle pose une question classique à sa mère Assitan qui veut la punir; «Est-ce pour me faire mal ou pour me rendre meilleure, mère ? » (21). Cette objectivité occupe une position importante dans l’idéologie de Sembene. Autrement dit, ce n’est pas la peine de s’engager dans une cause si on ne sait pas se demander pourquoi. Les inclinations socialistes de Sembene influencent sa définition de la liberté intellectuelle. Donc, l’histoire de l’émancipation de Sall commence lors de ses études universitaires quand il lit les travaux de Jean Jaurés (écrivain socialiste-pacifiste assassiné en 1914). Cependant, rentré au Sénégal, il continue à appuyer l’Union Française en tant qu’Africain pro-Gaulois. Mais, plus tard, il est saisi du désespoir de son inachèvement. Car Sall se rend compte du fait que, pendant un demi-siècle, il n’a servi qu’à aider d’autres pour s’avancer. Avant son départ en France, il était le publiciste de Wellé. Puis, c’est lui qui a invité Mignane à participer à l’instauration d’un nouvel ordre politique. Le narrateur saisit l’amertume de son inachèvement ; «De 1914 à ce jour, il n’avait été qu’un tronc flottant, servant à aider les autres à traverser la barre » (t. I 55). Ensuite, Sall est l’objet de l’influence de son fils cadet Badou qui possède beaucoup d’indépendance idéologique. Ce professeur de littérature moderne rejette sa position de privilégié et s’allie avec le peuple. C’est son esprit audacieux qui illumine la nouvelle piste de son père qui s’exclame; «Où as-tu puisé cette sève qui coule en toi ? De moi, de mon milieu, de 65 mon environnement, tu as tout rejeté. Comment as-tu fait pour échapper au sortilège européen avec ta formation ?» (t. I 69). Ce dialogue a lieu juste avant le soixante-dixième anniversaire du Vénérable. Sall en est chargé de présidé aux cérémonies. Badou lui donne son avis: Joom Galle, la sécheresse ravage bêtes et gens dans nos campagnes. Et voilà que nous gaspillons nos économies. Nous nous endettons pour une mascarade! Et c’est toi qui va présider cette cérémonie d’allégeance, de déification» (t. I 65) Chez Sembene, le bon intellectuel est celui qui veille à ses convictions et qui s’engage dans la cause du peuple. Dans le récit, Badou porte une pancarte militante lors d’une visite du général De Gaulle en 1958 à Dakar. Le but de l’escale du président français était de proposer une communauté aux colonies d’Outre-Mer. Les mots sur la pancarte que portait Badou étaient destinés à le détromper: «NOUS VOULONS NOTRE INDÉPENDANCE IMMÉDIATE » (t. I 66). Puis, Badou voit clairement que l’Authénégraficanitus de Léon Mignane n’est qu’une façade pour cacher la fourberie. Il dit à son père que le président «n’a d’africain que sa peau noire. S’il pouvait se blanchir, il le ferait. » (t. I 67). C’est à Badou que Sall ouvre son âme. Cet acte de se confesser à son propre fils qui est un intellectuel communiste est convenable à l’esprit révolutionnaire de Sembene. De même, sa valeur cathartique est évidente. Car, dorénavant, Sall est capable de renoncer à la corruption et au néo-colonialisme. Lors de l’anniversaire de Mignane, il déclare qu’il faut avoir la probité de nous dire et de nous reconnaitre, nous, dirigeants d’aujourd’hui, que ce même système d’alors avec ses téguments a épousé son temps. Reconnaissons-nous que le colonialisme n’est plus l’occupation des terres, mais le ravalement des esprits, l’orientation sociale, le piétinement culturel, l’imposition d’une armada de conseillers obtus, dont le rôle, au sein de nos administrations toutes neuves, au lieu d’être de nous 66 aider, est de mettre un frein à toutes les reformes audacieuses, à tous les esprits entreprenants (t. I 74). Il est clair donc qu’à travers la vie du doyen en contrepoint de Mignane, Sembene définit bien l’indépendance à laquelle il s’intéresse; ce n’est pas assez d’avoir un drapeau national et un président. Car, en dépit du fait que le pays décrit dans Le Dernier de l’Empire se veut politiquement indépendant, il reste conquis par un ex-colonisateur qui continue à manipuler le président et son gouvernement au détriment du développement du pays. Avant de proclamer son indépendance, il faut d’abord se libérer intellectuellement à l’instar du doyen Sall. Dès le jour où il rejette une idéologie corrompue, il est capable de maintenir sa dignité et de dire ce qu’il pense plutôt que ce qu’on veut qu’il dise. La chute du gouvernement de Mignane désigne l’arrivée d’un nouvel ordre sociopolitique. Cherchant à se débarrasser de la corruption chronique et à se soigner du dysfonctionnement, le pays se purge lors du drame du putsch. Ironiquement, c’est le Vénérable qui, par mégarde, entraîne le peuple à se révolter contre son administration. En manipulant la constitution pour créer la position du premier ministre, le Vénérable visait à déstabiliser son propre gouvernement. Son absence aurait montré que ni Daouda ni Soukabé n’étaient à mesure de le succéder. Se voulant un génie de la politique, le Vénérable avait prévu un coup d’état civil dans lequel il se succéderait lui-même. Mais les jeunes officiers occasionnent un coup d’état véritable et déposent le président. L’acte de rejeter l’intervention d’une armée étrangère est un fort symbole dans lequel Mané et ses camarades restituent la gloire et la fierté à leur peuple. En donnant des reçus pour toutes les armes qu’ils confisquent, ces officiers annoncent une nouvelle ère de transparence et de discipline professionnelle. Ils s’écartent de la tradition de dépendance, de mensonges et de 67 honte. Il s’agit clairement d’ «une armée nationale qui peut se rebiffer contre un certain type de pouvoir qui avalise le vol » (t. II 198). En même temps, la déportation de Mignane coïncide avec la destruction du monument de Faidherbe à la ville de Dakar. Aux yeux des Sénégalais, Faidherbe n’est pas de héro national mais plutôt le symbole de la soumission et de l’humiliation. Car, arrivé au Sénégal pour la première fois en 1855, ce colonisateur a dirigé des campagnes de pacification, une litote pour le massacre des milliers d’Africains au nom de l’Empire Français. Sembene juxtapose Faidherbe à Mignane parce que ce que celui-ci a commencé, celui-là continue à le propager. On ne peut pas se débarrasser de l’un sans déposséder l’autre. Faidherbe passerait pour le premier de l’empire autant que Mignane est le dernier de la même entité. Pour un écrivain qui aime les symboles comme Sembene, la présence du monument d’un administrateur colonialiste ne peut représenter que la dominance d’une culture par une autre. Il s’agit clairement de ce qu’appelle Bernard Mouralis «un impérialisme culturel» (Contrelittératures 181). Parlant à Samba Gadjigo lors d’une conférence, Sembene a défini la culture et la langue comme «ce que j’appelle mes valeurs de refuge» (Gadjigo et al. 64). Réfléchissant à la même question, cet il a déclaré dans la même réunion que «ce n’est pas la longueur d’un doigt qui fait une main » (Gadjigo et al. 60). C'est-à-dire que toutes les cultures comme toutes les langues sont également importantes. Cependant, étant donné l’histoire des pays africains qui ont connu des coups d’état, on doit réexaminer la fin du roman. En dehors de sa valeur symbolique, il est clair qu’un putsch n’est guère une solution pratique aux problèmes politiques quel qu’ils soient. Mané et ses camarades expriment la volonté de restituer un gouvernement civil après avoir balayé le système, mais Siad Barre avait promis la même chose aux Somaliens quand il a effectué son coup d’état en 1969. Après s’être déclaré le Chef d’Etat, Barre est resté au pouvoir pendant vingt-deux ans. 68 Or, il a pratiqué la même corruption qu’il critiquait dans sa jeunesse. La Somalie ne s’est jamais stabilisé depuis sa déportation en 1991. On peut donner des exemples d’autres pays qui ont subi le même sort comme la République Démocratique du Congo, l’Ouganda et l’Ethiopie. Dans Le Dernier de l’Empire, on note que les étudiants, les intellectuels et l’armée forment une forte alliance dont le motif n’est pas simplement de remplacer un dictateur civil avec un gouvernement militaire mais plutôt d’instaurer des transformations positives dans un pays qui était mal géré jusqu’alors. Le fait que le doyen Sall et le journaliste Kad soutiennent cette action souligne qu’il faut interpréter ce coup d’état comme un symbole et pas nécessairement comme une solution convenable et pratique. Car, comme je maintiens dans mon analyse, ces personnages eux-mêmes sont des métaphores, des énigmes, des possibilités, des signes d’espoir. Aussi, cette fin est un soulagement. Après toute la violence, toute la corruption et toutes les conspirations, il y a au moins de l’optimisme dans les intentions de Mané et de ses camarades. Ce dénouement est un désir, une espérance d’une bonne possibilité. Je viens de montrer comment la corruption politique se manifeste dans Le Dernier de l’Empire, un roman politique dans lequel se côtoient des faits historiques, des intrigues machiavéliques, de la violence, de l’humour et beaucoup de suspens. Il est évident que cet ouvrage est plus complexe que Le Mandat et Xala. Pour cette raison, il faut jeter un coup d’œil à quelques éléments stylistiques originaux qui sont très développés dans ce roman. En feuilletant cet ouvrage, on constate rapidement que sa structure est tout à fait unique. D’abord, il est subdivisé en unités très courtes. Les quarante-six chapitres des deux tomes donnent moins de 500 pages au total. L’histoire n’est pas linéaire. Le Vénérable est déjà disparu quand le narrateur commence son récit, et il utilise des flash-back pour donner des informations détaillées et recherchées qui donnent au roman un caractère avéré. En même temps, il n’y a 69 aucun doute que la nature du message reste sérieuse en dépit de l’humour qui coule tout au long de l’histoire. En plus, il y a des variations très intéressantes dans la voix narrative. Le récit est narré à la troisième personne par un narrateur omniscient, mais parfois une autre voix intervient pour clarifier ou résumer les pensées et les motivations des personnages. Cet «autre » est un investigateur très ingénieux et pénétrant qui enrichit les pouvoirs analytiques du narrateur. Pendant la plupart de l’histoire, ce rôle est joué par le journaliste Kad dont les pensées se côtoient avec les observations du narrateur qui reste exacte et intellectuel. C’est le contraire du Mandat dans lequel les renseignements sont maigres et insatisfaisants. À titre d’exemple, considérons le huitième chapitre qui n’est rien de plus qu’un seul paragraphe dans lequel Soukabé se prépare pour déstabiliser le camp du Premier Ministre DavidDaouda. Raconté entièrement à la troisième personne sans aucun dialogue, il se distingue par la distance remarquable entre le narrateur et les personnages car il rapporte les événements sans y participer. Ce narrateur réussit à présenter la tension qui a saisi le pays depuis la disparition de son président et la découverte du cadavre de son chauffeur. La réunion clandestine qui est le sujet de ce court chapitre est une sale affaire car Soukabé veut causer le maximum de panic et de promouvoir la spéculation au sein de l’assemblée des députés, des hommes d’affaires et des ministres. Souikabé annonce que la situation économique du pays est grave grâce à l’incompétence de Daouda. Puis il donne des informations imprécises concernant le silence du président Mignane. Or, le suspens dramatique est intense. Le lecteur sait que le président est disparu depuis jeudi soir, mais les élites qui s’assemblent autour de Soukabé n’en sont pas au courant. La brièveté du chapitre souligne l’ignorance de l’élite qui dirige le gouvernement. Ce qui est pire, Soukabé lui-même n’est pas en mesure d’analyser les conséquences de son 70 entreprise car il est jusqu’alors un faire-valoir. Le narrateur nous dit: «En lui-même, Mam Lat Soukabé souhaitait le retour du Vénerable» (t. I 110). Comparons cet incident sombre à la conférence de presse qui est narrée au dix-septième chapitre et dans lequel trois voix narratives alternent. D’abord, le narrateur (à la troisième personne au singulier) commence par décrire la foule qui attend le ministre chargé de l’Information et des Relations avec les Assemblées, Monsieur Mapathé, qui est en retard. Utilisant des descriptions minutieuses, le narrateur identifie d’emblée le lieu de la conférence (la Maison de la Radio) et les professionnels qui s’y assemblent. Il est conscient de la chaleur, de l’agitation de la foule et du malaise psychologique qui envahit toute l’assistance. Puis, Mapathé donne son discours à la première personne du pluriel car il ne parle pas dans sa capacité personnelle mais plutôt en tant que délégué du gouvernement: «Nous savons combien est difficile l’exercice de votre métier» (t. I 194). Cependant, son discours est interrompu de temps en temps par le narrateur qui attire l’attention de son lecteur à la réaction de l’assistance et commente les comportements des gens. L’histoire devient compliquée quand Mapathé donne aux journalistes l’occasion de poser leurs questions. Le Professeur Fall qui est le doyen du corps professoral en médecine vient de mentir dans son rapport écrit qu’il a examiné le Vénérable au matin. Kad l’attaque immédiatement: «Monsieur le Professeur, avez-vous vu ce matin le président de la République? » (t. I 197). Le ministre panique et donne une réponse insatisfaisante. Le journaliste insiste qu’il s’adresse au médecin. Au lieu de répondre à la question, Fall devient furieux et accuse tous les journalistes du monde de n’avoir aucune éducation. Pour le défendre, le ministre s’attaque à Kad, l’accusant de ne pas respecter les normes professionnelles. Kad devient soupçonneux. À ce moment, la narration passe à son troisième niveau car le lecteur peut lire les pensées du journaliste directement, sans l’intervention 71 du narrateur ; «Quelque chose se passe. Le mutisme sur la maladie, et l’évacuation de sa famille cachent…la vérité » (t. I 198). Parfois on trouve des dialogues longs et didactiques, à l’instar des scènes d’une pièce de théâtre politique ou d’un discours philosophique. C’est dans de tels dialogues que l’auteur s’approprie les paroles bien choisis de quelques personnages pour véhiculer son idéologie personnelle. Par exemple, le doyen Sall profite de son amitié de longue date avec le Vénérable pour mettre en question sa philosophie politique. Donc, lors d’une réunion privée au Palais Présidentiel, le Vénérable demande au doyen pourquoi il n’est pas allé l’accueillir à l’aéroport après son séjour en France où il a assisté à la Cinquième Conférence franco-africaine des Chefs d’État. Or, dans cette visite à l’étranger, le Vénérable avait déclaré à ses hôtes européens que l’armée sénégalaise allait joindre une nouvelle Force Armée Interafricaine qui suppléait la force d’intervention extra-africaine au Shaba (formellement le Katanga, au Zaïre). Sall s’oppose ouvertement à la formation de cette force. Il choisit de démissionner du gouvernement au lieu de compromettre ses convictions. Ce dialogue accentue la vraisemblance de l’histoire. Le caractère de Mignane et ses faiblesses en tant que Chef d’État deviennent clair. Quand Mignane déclare qu’on cherche à déstabiliser l’Afrique, l’auteur profite de la longue réponse de Sall pour diffuser son opinion: Léon, interpella Cheikh Tidiane en redressant sa poitrine, ton laïus sur la menace qui pèse sur l’Afrique, garde-le pour d’autres. Ces différents sommets francoafricains m’ont fait beaucoup penser à mon père. Il avait participé à toutes les conquêtes coloniales dans un esprit de «pacifier» les indigènes. On lui disait «qu’il apportait la civilisation ». On destitua un vrai chef indigène, pour le nommer à sa place (t. I 169). 72 Le doyen se distingue comme un politicien mûr et une figure publique courageuse qui peut renoncer à la corruption au sein du gouvernement qu’il sert. En même temps, il s’écarte de l’élite qu’il compare aux anciens qui, motivés par le gain personnel, ont collaboré avec le colonisateur ; «Mon père, avec des armes, avait asservi des gens…par ignorance. On peut l’absoudre. Mais toi, moi? Sommes-nous des auxiliaires? Plutôt des complices du néo-colonialisme » (t. I 170). Ce dialogue est au centre de l’intrigue de la succession présidentielle parce que le doyen décide de démissionner bien avant la disparition du Vénérable. Quand aux autres ministres, ils voient une coïncidence inexplicable entre la disparition de l’un et de la démission de l’autre. C’est ainsi que l’auteur se sert des secrets de la première génération de l’Indépendance pour exposer l’ignorance de la deuxième. Quelquefois le lecteur a l’impression d’assister à un film. Sembene le cinéaste nous munit des aperçus vifs et animés, qui ont un caractère cinématographique. Le lecteur devient un spectateur en plein suspens. Un exemple inoubliable est l’incident oú Mignane s’évanouit de colère après s’être querellé à la fin de son dialogue avec Sall. Après avoir été capable de se maîtriser jusqu'à ce que le doyen soit parti, le Vénérable se déchaîne tellement que la tension sur son visage et les vagues des caillots qui palpitent dans son cerveau sont palpables. Puis le narrateur se sert d’une description graphique pour intensifier l’effet visuel de l’incident: «D’un sursaut presque surhumain, il articula «Gaston! », sa main empoignant la nappe de table. Quelqu’un surgit de derrière la tenture de velours mauve pour le retenir » (t. I 170). Tout au long du roman, l’auteur profite des proverbes africains et des expressions philosophiques pour véhiculer son message. Or, le proverbe est la marque par excellence du raffinement de la tradition orale dans toutes les communautés africaines. Donc, en les utilisant dans son œuvre, l’auteur réclame sa position comme champion qui parle du peuple au peuple. 73 Autrement dit, l’œuvre en question est destinée à ceux qui ont la capacité de les décoder. Considérons cet exemple qu’on trouve vers la fin de la conférence de presse: «L’éléphant avait accouché d’un souriceau » (t. I 199). En dehors de son contexte, il ne serait pas facile de comprendre cette expression. Pourtant, dans le contexte du récit, on vient d’assister à la conférence de presse dans laquelle le gouvernement a invité un professeur en médecine pour mentir aux journalistes. Le but du mensonge : cacher le fait que le président a abandonné son gouvernement et que personne ne sait où il est. Grâce à la paresse des ministres et à leur dépendance (ils n’ont jamais fonctionné sans le guidage du Vénérable), ils ne peuvent pas trouver de solution pour calmer le pays et assurer le peuple. Malgré le fait que le Professeur Fall a dressé un rapport dans lequel il montre qu’il a examiné le président au début du même jour, il ne peut pas répondre à une simple question posée par Kad: quel est le nom de la maladie dont souffre le Chef d’Etat? Réexaminant le proverbe à ce jour, l’éléphant peut signifier la grande conférence de presse qui accouche d’un petit souriceau, un mensonge médiocre. Dès lors, la curiosité de Kad est éveillée et il ne se reposera pas jusqu’à ce qu’il perce le grand secret derrière cet artifice. La beauté du Dernier de l’Empire réside aussi dans sa technique innovatrice où les langues africaines, surtout le wolof et le pulaar, envahissent le français. C’est un acte de provocation dans lequel le lecteur est invité à réfléchir et à travailler activement tout au long de la lecture. En refusant de se limiter aux expressions françaises, l’auteur qui fait attention de traduire ces mots étrangers en bas des pages où ils se trouvent semble désigner un destinataire spécial, c’est-à-dire celui qui fera l’effort de s’interroger au fur et à mesure de sa lecture. De surcroit, ce style accentue la «scriptibilité » du roman selon la terminologie proposée par Roland Barthes dans S/Z (1970). Comme les proverbes qu’on a discutés, les mots africains servent à 74 souligner le cadre géographique du roman, à enrichir l’histoire et définir le statut des personnages. Par exemple, le narrateur alterne la formule Joom Galle qui veut dire le maître du foyer avec le nom de Cheikh Tidiane Sall quand celui-ci est chez lui et non dans sa capacité de ministre d’Etat. C’est un moyen subtil de valoriser le statut du doyen et de le contraster avec Mignane qui n’a pas de vraie famille. Car la femme de celui-ci est presque toujours absente sauf dans quelques brefs moments où elle téléphone au Palais ou bien quand elle se régale dans les mains de son amant Soukabé. Considérons un autre exemple pour montrer l’efficacité de ce style pour exprimer une réalité spécifique d’une façon à la fois originale et populaire. Dans sa jeunesse, le Premier Ministre Daouda est rejeté par la famille de la Sénégalaise qu’il aime parce qu’il vient d’une caste inférieure. Mais il est accepté par une Antillaise nommée Guylène qui se marie avec lui. Le narrateur décide de compliquer la vie de ce couple. Un jour quand elle se promène dans la rue, Guylène entend quelqu’un s’exclamer: «Bambara geek! Jaam u geek ! » L’auteur donne la traduction comme «esclave d’origine des Antilles ! Esclave venu au-delà de l’océan! » (t. II 96) Or, il est clair au lecteur que les deux hommes étaient en train de blaguer comme des amis et qu’ils ne s’adressaient pas à Guylène. En plus, ils ne savaient pas qu’elle les écoutait. Ils ne la connaissaient même pas. Néanmoins, on peut imaginer la douleur de Guylène car, étant Antillaise, elle est la descendante des victimes de l’esclavage. En outre, le lecteur sait que Daouda vient d’une caste inférieure. Sembene rejette la ségrégation dans toutes ses formes et dans toutes les sociétés. Il souligne que les Africains eux-mêmes doivent changer avant de demander la même chose aux autres. Il y a des expressions spéciales qui ont une très grande valeur politique et qui ont une utilité distincte car ils dissimulent des secrets. Considérons l’expression wolof Caaf da Xem qui veut dire «les cacahuètes grillées sont calcinées » (t. II 107). Des cacahuètes calcinées sont 75 immangeables. Or, un cuisinier peut arriver à calciner des aliments par accident ou délibérément. Cette expression est utilisée par le Général de Brigade Ousmane Mbaye dans le bureau du Premier ministre Daouda pour annoncer un coup d’état. Ils marquent le fait que l’armée est finalement au courant du fait que le président de la République a décampé. Le narrateur observe que «le Premier ministre ne prenait pas en considération cette phrase wolof…et sa signification » (t. II 107). Ce coup d’état a été occasionné par le Vénérable luimême qui visait à travailler avec ou Daouda ou Mbaye comme président honoraire. Il s’agit d’un coup d’état constitutionnel bien calculé qui finit mal quand même car Mané, Gomis et Gor Dia décident d’effectuer un vrai putsch qui détrône Mignane. Il y a une prolifération impressionnante d’images tout au long du récit grâce auxquelles le ton de l’histoire varie de temps en temps. Donc, quelques expressions-imagées donne à l’histoire une allégresse remarquable, mais d’autres maintiennent un ton sombre, presque funèbre. Cependant, ce qui est vrai pour les unes comme pour les autres, c’est le fait qu’elles sont toujours originales, recherchées, décidemment africaines et belles. L’exemple le plus frappant est la métaphore des charognards que voit Cheikh Sall lors de son déplacement entre son bureau est sa résidence après sa démission. On note que lors de cette promenade, Sall descend physiquement, laissant derrière lui le haut endroit qu’occupe le gouvernement. Le doyen ne peut pas s’empêcher de se demander le motif de ces oiseaux qui ne cessent pas de planer autour de Dakar. Le narrateur attend jusqu’au jour des funérailles du chauffeur du Vénérable pour lui donner l’occasion de décoder cette énigme. Les deux camps politiques qui s’opposent l’un l’autre y figurent. Daouda comme Soukabé ne peut pas rater cette cérémonie dont ils s’approprient pour leur agenda politique. C’est à ce moment que le narrateur lit les pensées du doyen; «Les charognards qui planent au dessus de l’incendie le font pour gober leur pitance » (t. I 226). Un 76 commentaire ironique suit cette observation ; «L’oraison achevée, Mam Lat Soukabé et trois autres prirent le cercueil pour le remettre en voiture. Ce geste calculé du ministre des Finances sera interprété comme une action sociale » (226). Donc, ce sont les ministres du gouvernement de Mignane et les autres élites qui sont comparés aux charognards qui sont prêts à dévorer leur proie, le peuple. L’innovation sophistiquée de Sembene se trouve aussi dans un style où il joue avec les noms de ses personnages. Le meilleur exemple est le journaliste Kad qu’on rencontre tôt dans le récit. Pourtant, le narrateur attend jusqu’à ce que le récit soit très avancé avant de nous faire savoir que cette formule intéressante (KAD) est une combinaison des premières lettres de ses trois noms: Kabirou Amadou Diop. Deux fois lauréat du meilleur plumitif, ce journaliste bien connu fait trembler tout le gouvernement de Léon Mignane en dépit de sa jeunesse. Sall s’exclame quand il le rencontre chez lui ; «Ainsi…c’est donc toi le fameux Kad. L’arbre qui ne fait pas d’ombre aux rois » (t. II 12). Car, comme explique la traduction donnée par l’auteur, le kad est un arbre qui ne donne pas de feuilles pendant l’hivernage et donc les chefs ne peuvent pas profiter de son arbitrage pour regarder les autres qui travaillent dans la pluie. Conforme à son nom révolutionnaire, Kad rejette l’élite qui jouit des privilèges illégitimes aux dépens du peuple. En conclusion, on remarque que Le Dernier de l’Empire se distingue comme un travail littéraire magnifique dans lequel Sembene réussit à tracer les origines de la corruption politique et à exposer l’incompétence de l’élite. En outre, il se sert d’un style varié et amusant pour nous éduquer. 77 Chapitre IV Conclusion Sembene Ousmane est un auteur innovateur dont l’esthétique définit l’art comme déterminateur d’une éthique sociale. Dans Le Mandat, Xala et Le Dernier de l’Empire, il réussit à illustrer la relation entre la misère de son peuple et la corruption politique qui issue du narcissisme, de la paresse et de l’inexpérience de l’élite qui dirige un jeune pays. Se voulant champion des classes défavorisées, il insiste que la solution réside dans l’éducation du peuple. L’auteur délimite cette éducation qui l’intéresse par rapport à la scolarisation contaminatrice offerte à quelques privilégiés par l’ex-colonisateur. À travers l’histoire des personnages qui se servent de leurs connaissances pour s’opposer à la corruption, Sembene montre son optimisme. Par exemple, il est révélateur que le journaliste Kad refuse d’être acheté par Alassane et ses pairs. Les personnages de Rama dans Xala et de Bah le facteur dans Le Mandat sont deux autres symboles de l’espoir. Le fait que le doyen Sall peut se convertir et confronter un Chef d’Etat atteste qu’il n’est jamais trop tard pour s’améliorer et se soumettre au service du bien commun. Le rythme rapide qui caractérise tous les trois romans désigne l’agitation et l’impatience de l’auteur vis-à-vis le statu quo. En les lisant, on a l’impression d’être engagé dans une mission urgente. En outre, Sembene sait harmoniser son style avec la réalité qu’il aborde et les problèmes qu’il dévoile. Ce n’est pas par hasard que tous les hommes et toutes les femmes dans Le Mandat, Xala et Le Dernier de l’Empire parlent tout le temps, ont tendance à se quereller pour toutes sortes de raisons et marchent incessamment. Il est évident que ces hommes visent à réclamer leur position face à l’exclusion. Les élites dans ces œuvres se déplacent constamment en quête de l’embourgeoisement et de l’européanisation. Quant au peuple, il s’agit clairement d’une population qui se trouve entre deuil et colère car l’indépendance politique n’a pas assuré 78 l’indépendance économique. Le lecteur est provoqué et il est invité à réfléchir tout le temps face à ces problèmes immenses. En même temps, en lisant les trois romans, il devient évident qu’on a affaire à s’interroger continuellement car, en tant qu’auteur didactique, Sembene n’hésite pas à suggérer des remèdes. Puisque cet auteur révèle ses convictions personnelles dans ses œuvres, le lecteur doit, lui aussi, exercer son droit et son devoir de méditer et d’approfondir ses connaissances pour être capable d’apprécier l’importance de ces travaux. D’ailleurs, Sembene qui n’a pas eu d’éducation supérieure nous montre qu’on peur surmonter tous les obstacles. Affirmons que l’Afrique obtient son espoir dans la vie et le travail d’Ousmane Sembene, un symbole majestueux, noble et immortel. 79 Liste des œuvres citées Barthes, Roland. S/Z. Paris: Éditions du Seuil, 1970. Bestman, Martin. Sembene Ousmane et l’esthétique du Roman Négro-africain. Québec: Naaman, 1981. Césaire, Aimé. Discours sur le Colonialisme. Paris: Présence Africaine, 1955. Diallo, Siradiou. «Jeune Afrique fait parler Sembene Ousmane ». Jeune Afrique 27e jan. 1973: 44-49. Fanon, Frantz. Les Damnées de la Terre. Paris : La Découverte, 2002. ---. Peau Noire Masques Blancs. Paris : Editions du Seuil, 1952. Gadjigo, Samba. École Blanche, Afrique Noire : L’École Coloniale Dans le Roman d’Afrique Noire Francophone. Paris : l’Harmattan, 1990. ---. Sembene Ousmane: une Conscience Africaine. Paris: Homniphères, 2007. Gadjigo, Samba et al. Ousmane Sembene. Dialogues with Critics and Writers. Amherst: University of Massachussetts Press, 1993. 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