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SEMBENE SE RÉVOLTE CONTRE LA CORRUPTION POLITIQUE: UNE ÉTUDE DU
MANDAT, XALA ET LE DERNIER DE L’EMPIRE
by
GACHANJA PETER MWAURA
(Under the Direction of Rachel Gabara)
ABSTRACT
This thesis analyses political corruption as a recurrent theme in three of Ousmane
Sembene’s novels. In this study, Senegal, on which all the three are based, is seen as a
microcosm representing any newly independent African country or even the whole continent
where the problem of political corruption is rooted in existing social classes. In Sembene’s
work the elite emerges as a privileged class which, in cahoots with a former colonial power,
continues to exploit the people in stead of empowering them and developing their young nation.
It is therefore clear that, to Sembene, corruption is a deliberately engineered disease which was
initiated during the colonial era during which, among the colonized, only a select few could
benefit from an education system that was racist and segregationist in nature.
When the people
demanded their independence, the elite took over power; they merely replaced the imperialist
and established a new colony which thrives on a new form of exploitation which manifests itself
as corruption.
INDEX WORDS:
Ousmane Sembene, Le Mandat, Xala, Le Dernier de L’Empire, Fanon,
Castrat, Mouralis, Élite/Peuple, Machiavélisme, Mignane, Sénghor, Corruption politique.
SEMBENE SE RÉVOLTE CONTRE LA CORRUPTION POLITIQUE : UNE ÉTUDE DU
MANDAT, XALA ET LE DERNIER DE L’EMPIRE
by
GACHANJA PETER MWAURA
B.Ed., Kenyatta University, Nairobi, 1998
A Thesis Submitted to the Graduate Faculty of The University of Georgia in Partial Fulfillment
of the Requirements for the Degree
MASTER OF ARTS
ATHENS, GEORGIA
2009
© 2009
GACHANJA PETER MWAURA
All Rights Reserved
SEMBENE SE RÉVOLTE CONTRE LA CORRUPTION POLITIQUE: UNE ÉTUDE DU
MANDAT, XALA ET LE DERNIER DE L’EMPIRE
by
GACHANJA PETER MWAURA
Electronic Version Approved:
Maureen Grasso
Dean of the Graduate School
The University of Georgia
August 2009
Major Professor:
Rachel Gabara
Committee:
Nina S. Hellerstein
Francis Assaf
iv
TABLE DES MATIÈRES
Page
INTRODUCTION: Sembene Ousmane «Un écrivain n’est pas un mouton » ................................1
Chapitre Préliminaire : La corruption chez Sembene……………………………………………..5
CHAPITRE
1
Le Mandat : Un procès contre les bureaucrates ..........................................................11
2
Xala : La stigmatisation d’un nouveau culte ...............................................................25
3
Le Dernier de l’Empire : «Un poisson commence à pourrir par la tête » .................46
4
Conclusion ..................................................................................................................78
REFERENCES ..............................................................................................................................54
1
Introduction
Ousmane Sembene: «Un écrivain n’est pas un mouton» (Jeune Afrique 45).
Sembene Ousmane (1923-2007) était un écrivain prolifique qui est aussi connu comme le
père du film africain. Sa carrière artistique a commencé avec la parution du Docker Noir en 1956
et a duré un demi-siècle. Marxiste de conviction, très sensibilisé aux problèmes de son pays, il
avait une vision pragmatique de son art. Chez lui, cela résulte en une action d’engagement
politique et social. À cet égard, être artiste implique participer à l’éducation des masses et à
l’élévation de la conscience sociale. Cette philosophie est saisie dans les mots rapportés par
Siradiou Diallo après son interview avec lui en 1973; «On aime ou n’aime pas ce que fait
l’artiste, mais l’artiste n’est pas un mouton comme les autres. L’artiste exprime les
préoccupations de son peuple et de son temps » (45). Ses œuvres sont marquées d’un ton radical
et d’un souci de contribuer à l’élévation intellectuelle, sociale et économique de cette classe
sociale. Se définissant comme un griot (ce qui désigne, en Afrique Occidentale, un conteur
ambulant dont le rôle traditionnel est de perpétuer des savoirs historiques et spirituels dans sa
communauté), Sembene insiste à plusieurs reprises qu’il est le témoin des événements et donc
n’a aucune intention de s’écarter du réel. Par exemple, il écrit dans son avertissement au début
du roman L’Harmattan (1980) que «La conception de mon travail découle de cet enseignement :
rester au plus près du réel et du peuple » (9).
J’observe d’emblée que ce peuple – qui s’oppose clairement à l’élite - est mis au centre
des trois travaux sous examen dans cette étude: Le Mandat (1966), Xala (1973) et Le Dernier de
l’Empire (1981) Dans un acte de subversion, Sembene bouleverse le statu quo dans lequel le
peuple reste en bas de l’échelle sociale tandis qu’un gouvernement élitiste est au sommet, le
président et ses ministres ne s’occupent que de sauvegarder leurs intérêts personnels et de
2
conserver le pouvoir. A son tour la classe des hommes d’affaires jouit des privilèges
économiques qu’elle ne mérite pas ; puisqu’ils donnent des commissions à la classe politique qui
les soutient, les marchants bourgeois ne paient pas d’impôts.
Le propos de cette analyse est de rendre compte de la nature de la corruption politique
dans Le Mandat, Xala et Le Dernier de l’Empire. Je constate que, dans ces travaux, ce vice est
un fardeau imposé par l’élite au peuple qu’elle exploite. Cependant, ce qui est significatif est le
fait que Sembene ébranle cette situation. Chez lui, la classe élitiste n’est ni invincible ni
indispensable. Au contraire, elle est vulnérable grâce à sa dépendance idéologique et à ses goûts
matériels qui ne correspondent pas aux ressources qu’elle possède. Le peuple a non seulement le
pouvoir mais aussi la responsabilité de changer la situation. A titre d’illustration, considérons un
dialogue dans Le Dernier de l’Empire entre le directeur-rédacteur en chef du Quotidien National
et le jeune journaliste Kad. Alassane (le directeur-rédacteur) fait sa proposition à Kad – accepter
une grande somme d’argent en échange de ses services comme leader d’opinions et rédiger un
article destiné à détruire le Ministre des Finances et de l’Économie, Mam Lat Soukabé. Kad
choisit de rejeter l’offre et donne une bonne raison. C’est vrai que Mam Lat Soukabé n’est pas
un saint, mais le camp opposé, représenté par Alassane, n’est pas meilleur. Le jeune journaliste
populaire résume sa réponse ainsi: «Le poisson commence à pourrir par la tête » (t. II 53). Dans
ce discours, le président Léon Mignane – connu aussi comme le Vénérable – est clairement la
tête de la classe élitiste qui dirige le Sénégal depuis son indépendance en 1960. Kad se distingue
comme la porte-parole du peuple. Il rejette l’élite dont le pourrissement est très avancé à ce
moment dans le récit (le gouvernement est au comble de désespoir et le moment de sa chute
avance). En refusant de travailler pour l’élite, Kad montre en même temps qu’il est fier de sa
position de prolétaire. À cet égard, ses mots soulignent aussi la vision de Sembene pour son
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peuple ; il y a toujours de l’espoir en dépit de toute la corruption instaurée pendant l’ère
colonialiste et qui est propagée par le Vénérable Léon Mignane et son administration. Kad – qui
appartient clairement à la classe du peuple – vient d’abandonner l’élite à son triste sort.
On observe que, dans les travaux de Sembene, il existe des liens très forts entre le
colonisateur qui est parti en 1960 et l’élite qui l’a remplacé. Cette élite porte encore les griffes
de la colonisation idéologique. Elle ne parle qu’une langue étrangère et ne veut consommer que
des produits importés. On dirait, donc, que cette classe bourgeoise ne trouve aucune raison de
développer le pays car l’Europe satisfait ses besoins en échange de certains «services» – comme
assurer qu’il y a toujours un marché pour ses produits. Dans Xala, El Hadji Bèye ne boit que de
l’eau d’Evian. Dans Le Dernier de l’Empire, le doyen Cheik Tidiane Sall observe que son ami
Léon Mignane n’a pas «même un toit de chaume » dans son propre pays alors qu’il s’assume
«les charges du Premier Citoyen de la République ». Pourtant, selon le doyen, le président a «un
appartement à Paris et un pavillon en province en France… » (t. I 161). Le lecteur n’a pas
confiance en cet homme et en son club élitiste. Mignane et ses ministres exploitent le peuple
pour vivre à l’européenne. Ils trahissent leur devoir principal, celui de diriger leur peuple vers la
prospérité. Plutôt, ils s’occupent de la quête de l’argent. La fiancée de Kad (Madjiguène) a
raison quand elle remarque que «si l’argent est encore la seule valeur morale pour les hommes et
les femmes, il n’y aura aucun changement » (t. II 209).
Pour comprendre cette approche radicale et militante de Sembene, jetons un coup d’œil
sur sa vie. Samba Gadjigo écrit que, né à Ziguinchor dans le sud du Sénégal en 1923, Sembene
est entré à l’école Escale en 1931 quand il avait huit ans (2007 49). Après moins de trois ans à
l’Escale, il en est parti. Sembene lui-même semble s’y rapporter dans son livre Ô Pays, Mon
Beau Peuple (1957). Ce roman qui révèle des antagonismes raciaux avant l’Indépendance a
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comme principal protagoniste Oumar Faye qui choisit de quitter l’école après avoir ensanglanté
le directeur qui l’a accusé de voler un livre et l’a giflé. Ce qui est intéressant dans l’histoire de
Faye n’est pas le fait qu’il a l’habitude de répondre à la violence par la violence, mais plutôt son
esprit indomptable et son ambition de réclamer sa dignité face au racisme. On observe la même
attitude chez l’auteur du Mandat, de Xala et du Dernier de l’Empire.
Ousmane Sembene, qui était pratiquement autodidacte, a pu s’approprier la langue
française qu’il a utilisée avec habileté pour dénoncer l’exploitation de l’homme par l’homme
dans ses romans et dans ses nouvelles. Se rendant compte que la majorité des Sénégalais étaient
analphabètes, Sembene est allé à Moscou en 1961 où il a étudié le cinéma au Studio Gorki. Son
but: utiliser ce mode de communication visuelle pour éduquer son peuple. Soulignant la nature
nomade de la vie de cet auteur et la grande valeur qu’il donnait à la liberté, Samba Gadjigo dit;
«Qu’il ait été renvoyé dès le CM2 de l’école de l’Escale ou qu’il en soit parti de son propre gré,
une chose au moins est hors de doute: cet adolescent avide des vastes espaces ne pouvait se
sentir á son aise entre les murs d’une école » (52). Son caractère d’homme d’action se manifeste
dans les boulots qu’il a pratiqués dans la jeunesse; mobilisé dans la guerre mondiale en 1942, il
lutte pour la France. Après la guerre, il devient mécanicien, maçon, ouvrier et puis syndicaliste
à Marseille et au Sénégal. Au terme de sa vie en 2007, Ousmane Sembene s’était distingué
comme champion des droits du peuple et comme écrivain-cinéaste illustre qui ne voulait rien que
le progrès de son pays. Comme l’un de ses admirateurs et héritier de son idéologie pragmatique,
j’observe qu’il n’a jamais pardonné à la classe élitiste qui, au lieu de s’occuper du
développement du pays, a choisi de continuer de l’exploiter à l’instar du colonisateur. L’un des
thèmes les mieux abordés dans ses œuvres est la corruption politique qui afflige la société qu’il
décrit et qui est un obstacle à l’indépendance économique de l’Afrique.
5
Chapitre Préliminaire
La Corruption chez Sembene
Le terme «corruption » signifie l’action d’influencer quelqu’un pour qu’il agisse contre
son devoir ou contre sa conscience et aussi la faute de celui qui se laisse influencer de cette
façon. À cet égard, celui qui offre le don pour détourner l’autre de son devoir est aussi coupable
que celui qui le reçoit. En plus, on associe la corruption avec des termes négatifs qui impliquent
l’avilissement moral comme la perversion, la souillure, la bassesse, et le vice. Or, la corruption
politique qui est le sujet de notre étude se subdivise en trois catégories générales dans les trois
romans. Premièrement, les fonctionnaires qui sont chargés de rendre des services importants au
peuple profitent de leur position pour obtenir des gains privés illégitimes. J’aborde ce problème
dans le premier chapitre de mon étude où j’analyse Le Mandat. Deuxièmement, la classe des
hommes d’affaires s’allie avec des politiciens corrompus et des gouvernements étrangers pour
s’enrichir aux dépens de l’intérêt commun. Je traite cette catégorie de corruption dans le
deuxième chapitre de cette étude où on observe que cette classe bourgeoise est encore colonisée
idéologiquement. Puisqu’elle est composée d’imitateurs plutôt que d’innovateurs, cette classe
est maudite dans le roman Xala ; elle est castrée idéologiquement. Finalement, la troisième
catégorie de corruption qui est aussi la plus dangereuse se trouve au sein du gouvernement. Le
Président et ses ministres font une clique cynique qui pratique le népotisme, le copinage et le
détournement des fonds publics dans leur quête de la richesse et du pouvoir. Ce problème est
bien traité dans Le Dernier de l’Empire que j’analyse dans le troisième chapitre.
La société examinée par la plume de Sembene est très malade – donc les narrateurs
employés dans les trois œuvres ne cessent de parler du «cancer », par exemple. En plus, dans
Xala, le fait qu’El Hadji Abdou Kader Bèye doit consulter un psychiatre est très révélateur;
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Sembene suggère que la corruption est une sorte de folie. Dans un monde sain et équilibré, un
individu éduqué ne serait pas décrit comme vil, sale, pervers, mauvais ou bas, l’éducation ellemême étant un procédé qui a parmi d’autres buts d’élever des esprits et de cultiver des valeurs
désirables. Mais on note que, dans Le Mandat, Xala et Le Dernier de l’Empire, ceux qui se
veulent des hommes ou des femmes éduqués sont les êtres les plus corrompus. Sembene met en
question la valeur de l’éducation assimilationniste (initiée pendant l’ère colonialiste) dans le
développement d’un pays indépendant. Dans cette étude, on se rend compte du fait que la
scolarisation coloniale a servi comme voie de contamination à l’élite colonisée. Puisque cette
élite s’est contentée de remplacer le colonisateur lors de l’Indépendance, elle a continué
d’exploiter le peuple au lieu de l’émanciper. L’ex-colonisateur s’allie avec ce petit groupe
d’Africains qu’il a éduqué pour perpétuer ce que Sembene appelle le néo-colonialisme. Si cet
auteur se moque de toutes notions de coopération entre la France et ses ex-colonies, c’est parce
qu’il comprend bien ce que Bernard Mouralis remarque dans L’Europe, l’Afrique et la Folie. Ce
critique littéraire français observe que le colonialisme implique «une inauthenticité profonde
dans les relations entre le groupe dominé et le groupe dominant. Et par là, elle rend impossible
toute communication véritable entre les individus appartenant respectivement à ces
groupes » (147).
Dans les travaux de Sembene, toute la société est atteinte de la corruption qui souille les
hommes et les femmes. En outre, toutes les institutions risquent de tomber en panne parce qu’on
sacrifie le bien commun sur l’autel de l’argent et à la quête du gain personnel qui est souvent
illégitime. Au terme de cette étude, je vais analyser la décadence des structures sociales les plus
importantes comme le mariage, la famille et le gouvernement. Car la corruption politique salit
aussi les esprits des hommes et les valeurs sociales.
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En étudiant les trois romans l’un après l’autre suivant l’ordre de leur parution, j’observe
que l’auteur avance de l’effet vers la cause. Il commence par montrer les résultats de la
corruption avant d’identifier les vrais coupables. Donc, dans Le Mandat, le gouvernement n’est
mentionné nulle part, mais il est impliqué très subtilement. Dans cette œuvre, le peuple est
exploité directement par les fonctionnaires dans les bureaux publics et par la petite bourgeoisie
qui ne peuvent rendre aucun service sans être soudoyés. À cet égard, la structure interne du
Mandat est très intéressante ; au début, on voit la misère de la population dont les maisons
«étaient identiques : bâties de vieux bois pourri, coiffées de tôles souvent rouillées ou de vieilles
pailles jamais renouvelées, ou encore de toile cirée noire» (113). C’est l’image d’un pays mal
géré, où on ne peut pas obtenir une carte d’identité sans «graisser la patte» aux bureaucrates.
C’est un peuple pauvre, analphabète, malade, qui nourrit de grandes familles par la mendicité. En
suivant les va-et-vient d’Ibrahima Dieng entre sa banlieue et le centre ville de Ndakaru (Dakar en
wolof), le narrateur nous invite à constater l’ampleur du pourrissement de cette société. Dans un
pays sans infrastructure, où la plupart de la population est en chômage, la mendicité devient la
norme. Puis, on observe que la petite bourgeoisie vole le peuple sans scrupule. Or, c’est Mbaye
Ndiaye, le neveu de Mety, qui vole le mandat de Dieng (qui est donc son oncle par alliance). Le
rédempteur devient l’hyène, un animal qui est accusé de manger ses aïeux dans beaucoup de
contes africains. La corruption a déjà contaminé la famille étendue et donc toute la société en
souffre. On ne peut faire confiance à personne ; la corruption est contagieuse. Dieng dit : «Moi
aussi, je vais me vêtir de la peau de l’hyène….. Parce qu’il n’y a que fourberie, menterie de vrai.
L’honnêteté est un délit de nos jours » (189).
Dieng, comme Beye dans Xala et Mignane dans Le Dernier de L’Empire, est un
archétype. Il représente le peuple – battu par la misère, victime d’une mauvaise gouvernance,
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aveuglément religieux, et ayant tendance à faire de mauvais choix personnels comme prendre
deux épouses quand il ne peut guère se nourrir lui-même. Sembene insiste que le salut de
l’Afrique n’est ni dans les mains de la classe politique, ni dans la vision des hommes d’affaires.
Les Ibrahima Dieng doivent s’engager pour déterminer leur sort et améliorer leur pays. Dans
cette classe écrasée et exploitée, Sembene trouve son espoir. Donc, dans Le Mandat, quand
Dieng déclare qu’il ne reste que la fourberie dans tous le pays, Bah le facteur déclare: «Demain,
nous changerons tout cela » (190). Et quand Ibrahima demande : «Qui, nous ? », Bah n’hésite
pas à lui répondre: «Toi…Oui, toi, Ibrahima Dieng » (190). D’un point de vue analytique, le
fait que Bah soit fonctionnaire est important car tous les autres bureaucrates dans le roman sont
corrompus. Pour cette raison, il prononce des mots prophétiques et puissants. Ce n’est pas la
première fois que Sembene donne ce pouvoir à un ouvrier. Par exemple, dans Les Bouts de Bois
de Dieu (1960), ce sont les cheminots de la compagnie ferroviaire Dakar-Niger qui annoncent
l’arrivée d’un changement révolutionnaire dans leur pays. Dans cette œuvre, c’est Ibrahima
Bakayoko qui partage la vision de Bah ; les deux croient que les travailleurs ont l’obligation
morale de lutter pour la dignité de tous les hommes et de toutes les femmes. C’est l’ouvrier qui
initie le combat contre la corruption.
Dans Xala, Sembene est moins subtil. En attaquant la bourgeoisie sénégalaise de la
première décennie depuis l’Indépendance, l’auteur perd patience avec une classe sociale qui se
veut dirigeante de l’économie d’un pays, mais qui ne produit rien. Sembene se sert du symbole
de l’impuissance sexuelle (cette malédiction s’appelle le xala en wolof) pour se moquer de ces
buveurs de whisky et porteurs des portefeuilles, des polygames qui ne peuvent pas satisfaire une
femme. Cette classe parasitique maintient le conduit de la corruption entre les jeunes pays
africains et l’Europe. Dans Xala, cette classe «moderne » qui conduit des Mercedes se voit
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moquée par une jeunesse progressiste. Révoltés des actions de cette classe, des mendiants
handicapés crachent sur la figure d’El Hadji. Il s’agit d’une agression symbolique dans laquelle
la dignité de la bourgeoisie est mise en question. Sembene réussit à justifier son indignation visà-vis cette élite grâce à un style riche dans lequel se côtoient la satire, l’ironie, une gestion
intelligente du décor et la manipulation d’une langue populaire comme je vais montrer dans cette
analyse. Les mouvements d’El Hadji conforment aux inclinations d’une classe inachevée et
insupportable. Par exemple, quand il se refugie dans un hôtel, son chauffeur pose une question
importante ; «Comment peut-on aller dormir à l’hôtel, lorsqu’on a trois villas, trois épouses ? »
(96). Autrement dit, on constate un gaspillage inacceptable étant donné la pénurie du pays.
C’est dans Le Dernier de l’Empire que Sembene révèle la vraie source du problème. Le
gouvernement est le siège de la corruption dans toutes ses formes. Le pays est dirigé par une
clique qui perpétue le copinage et le népotisme. Le président et ses ministres s’abritent derrière
une «idéologie nationale » qui n’est qu’une litote pour le lavage des cerveaux. Sembene s’en
moque. Comme le métaphysico-théologo-cosmolonigologie de Pangloss dans Candide de
Voltaire, l’authénégraficanitus de Mignane dans Le Dernier de l’Empire est une idéologie
ridicule et bête. Puisque le gouvernement n’a ni la volonté ni la capacité de diriger un pays en
voie de se développer, le peuple est trahi. Car, sans puissance économique, l’indépendance reste
hypothétique. Le fait que le président ne cesse de consulter Paris ou ses «conseillers techniques
» étrangers illustre que c’est l’ex-colonisateur qui continue de diriger. Le pays est toujours
colonisé. Mignane est un colonisateur noir qui, à son tour, est colonisé par les M. Adolphe et les
Mme Mignane - sa femme française qui couche avec Soukabé.
Les trois travaux sous examen font une unité thématique car ils sont étroitement liés l’un
avec l’autre. Sembene le maçon de jadis présente sa société comme un bâtiment à trois étages.
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En lisant les trois livres dans l’ordre de leur parution, le lecteur se trouve dans un espace littéraire
bien défini. On a l’impression d’explorer une sorte de pyramide. Le Mandat est le rez-dechaussée et le premier étage qui sont habités par le peuple et la petite bourgeoisie. Xala
représente le deuxième étage où se régalent les nouveaux-riches de la première décennie de
l’indépendance. Finalement on monte au comble, au troisième étage qui est Le Dernier de
L’Empire où se trouve la crème de la société dans toute sa splendeur. Sembene le marxiste
montre que les trois classes sociales participent à la destruction de leur pays. Le peuple est
accusé de tolérer et d’appuyer la corruption car il «graisse la patte » à la bourgeoisie
bureaucratique. Les hommes d’affaires sont coupables car ils veulent récolter ce qu’ils n’ont pas
semé, d’où leur stérilité et leur impuissance, le xala. Quant au gouvernement, ce n’est qu’une
collection de colonisés qui ont perdu contact avec la réalité. Le résultat de cette pyramide est la
perpétuation de la misère et de l’ignorance. Le drame décrit vers la fin du Dernier de l’Empire
sous forme d’un coup d’état est une indication des conséquences du dysfonctionnement social et
constitutionnel.
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Chapitre I
Le Mandat – Un procès contre les bureaucrates
Paru six ans après l’indépendance du Sénégal, Le Mandat met en examen les cadres de la
fonction publique du pays et révèle les défauts de tout le système administratif. Les images y
dépeintes ne sont pas flatteuses. Fidèle à sa volonté de ne rien inventer, Sembene examine sa
société d’un œil aigu et avec franchise pour présenter une administration qui se sert du peuple au
lieu de le servir.
On constate dès le début de l’ouvrage que l’auteur choisit la ville comme un champ
d’exploration qu’il connaît très bien. Le degré de vraisemblance est remarquable tout au long du
récit. Les techniques narratives employées sont riches et innovatrices à travers lesquelles on
observe une relation très proche entre le style et les idées véhiculées. Par exemple, évitant une
langue recherchée, le narrateur se sert des expressions de l’homme de la rue et des descriptions
minutieuses pour situer son lecteur dans le quartier pauvre habité par Dieng et sa famille. Le
narrateur mélange le français avec des emprunts africains et des mots techniques pour souligner
l’authenticité des lieux, des personnages et des discours. À titre d’exemple, je cite la section
suivante dans laquelle le narrateur donne quelques informations précises et intéressantes: «Le
facteur gara son Solex sur le pieu tordu de la porte d’entrée. A son assalamalec, deux femmes
assises à même la terre, d’un ton méfiant, répondirent » (114). En nous donnant la marque du
vélo de Bah, le narrateur réussit à situer ce personnage dans une position précise au sein de la
société. Bien qu’il ne conduise pas de voiture, il a au moins un travail et ne se déplace pas à pied
comme les autres. Étant fonctionnaire, Bah n’est pas tout à fait apprécié dans le foyer de Dieng,
donc le ton de Mety et d’Aram reste méfiant. Le «assalamalec» suggère qu’il est musulman
comme Dieng et sa famille. Bah lui-même mentionne qu’il habite le même quartier. Pourtant,
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cela ne diminue pas l’animosité des hôtesses pour leur «visiteur ». Car Dieng est chômeur tandis
que Bah a de quoi nourrir sa famille. Il s’agit donc d’une société fragmentée et appauvrie dans
laquelle on n’a confiance en personne. Aux yeux de Mety et de sa coépouse, Bah représente un
système défavorable. A la simple question «Femmes, votre époux, Ibrahima Dieng, est-il
présent ?», Mety répond: «Qui, dis-tu? » (114). Ce dialogue illustre et résume les tensions entre
le peuple et l’administration.
L’emploi des dialogues était très courant dans la tradition orale africaine. A l’instar d’un
conteur d’une histoire orale, l’auteur du Mandat se sert de cet outil pour varier le point de vue
narratif et raccourcir la distance entre le narrateur, les personnages et le lecteur. De cette façon,
les événements deviennent crédibles, l’action dramatique est accélérée et la réalité dans la fiction
devient plus claire. Par exemple, refusant d’employer le style indirect pour rapporter l’incident
où Mety renseigne Ibrahima Dieng sur le mandat, le narrateur nous invite à «écouter» un long
dialogue:
Nidiaye, Bah, le facteur, est venu. Tu as une lettre.
Une lettre ? de qui? de quel couleur est le papier?
Non, ce n’est pas une lettre pour l’impôt.
Bah nous a dit qu’elle vient de Paris. Le mandat aussi. (118)
Cette conversation, comme les autres, est tellement vive qu’on a l’impression d’assister à une
pièce de théâtre. Le lecteur, étant proche de Mety et de Dieng sans l’intervention directe du
narrateur, peut sympathiser avec ce couple analphabète. En même temps, la disposition
psychologique et affective de l’homme et de sa femme est croyable. Car on assiste à une
situation de panic et de confusion de la part de Dieng qui n’est pas encore au courant des
«bonnes nouvelles » tandis que Mety peut avoir de l’espoir. L’attitude autoritaire d’Ibrahima
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devient ridicule puisqu’il n’est pas mieux que Mety car tous les deux ne savent ni lire ni écrire.
C’est l’analphabétisme et des tracasseries bureaucratiques qui vont entrainer Ibrahima à perdre le
mandat à la fin du récit.
Pourtant, Dieng montre un bon nombre de faiblesses dans son caractère qui compliquent
la situation. Par exemple, il a tendance à refuser d’accepter ses défauts les plus évidents et de les
attribuer à autrui, surtout à ses femmes:
J’espère que tout le quartier n’est pas au courant du mandat.
C'est-à-dire que…j’étais avec Aram, dans la boutique de Mbarka. C’est là bas
que j’ai trouvé Mbaye qui m’a lu la lettre.
Donc Mbaye est au courant.
Dieng leva son menton avec une expression coléreuse:
Tu n’avais pas à faire lire la lettre (119).
Les personnages du Mandat ont tendance à faire courir de fausses rumeurs. Il est clair que, dans
la banlieue pauvre décrite dans ce roman, tout est sujet à la spéculation et rien n’est au-delà de la
fausseté. Le narrateur lui-même participe volontiers au qu’en-dira-t-on qui circule tout au long
du récit et il nous donne des informations insuffisantes de temps en temps. De cette façon, il
suggère qu’au sein d’une communauté dépourvue d’information, le malentendu devient la
norme. Il s’agit de dramatiser l’ignorance et la pauvreté matérielle qui affligent cette société.
Donc, même avant de lire le contenu de la lettre apportée par Bah, Mety et Aram se
livrent à une conversation passionnée avec le but de découvrir les renseignements dans
l’enveloppe. Mety commence: «Une lettre et un mandat ! Qui peut les lui envoyer ? » (115).
Aram n’hésite pas à deviner: «Un toubab. À Paris, il n’y a que des toubabs. Penses-tu, Mety,
que notre homme nous dit tout? » (115). L’ignorance est tellement normalisée qu’au lieu de
14
demander des renseignements précis, les personnages se mettent à fabriquer leurs propres
versions de chaque histoire qu’ils répandent rapidement. L’incident où Ibrahima Dieng arrive
chez lui avec un visage ensanglanté après avoir été attaqué par l’apprenti d’Ambroise est un bon
exemple. Mety et Aram se mettent à annoncer des faussetés. Leur but est se débarrasser de tous
les voisions qui suivent leur époux partout depuis l’arrivée du mandat. C’est Mety qui diffuse
l’histoire la plus ridicule ; «On a voulu le tuer! Dès qu’il a reçu le mandat, trois hommes se sont
jetés sur lui » (168). Grâce à la méconnaissance, le mandat est mystifié et le foyer de Dieng
acquiert dorénavant un nouveau caractère. Faisant des commérages à son tour, le narrateur nous
rapporte que «Depuis quelques jours, la famille Dienguène était observée: chacun, dans son for
intérieur, sans se l’avouer, souhaitait son malheur » (168). Néanmoins, derrière tous les cancans
et tous les mensonges, le propos du narrateur reste clair: critiquer les tracasseries administratives
et l’avidité de la cohorte de nouveaux-riches qui s’enrichit aux dépens des pauvres.
Je viens d’aborder l’oralité du Mandat tout en illustrant son efficacité dans le contexte de
mon sujet. Pourtant, j’observe que Sembene n’est pas simplement un artiste oral; sinon il aurait
écrit des contes plutôt que des romans. C’est vrai que, dans Le Mandat, il choisit d’utiliser une
langue simple, conforme au peuple qui est son sujet. Le narrateur qu’il emploie va jusqu’à
imiter quelques personnages qui ne sont pas capables d’articuler le français correctement. Par
exemple, Mety ne cesse pas d’amuser le lecteur avec son vocabulaire comme «sustement» à la
place de «justement ». Le même personnage ponctue son discours wolof avec «merde» de temps
en temps. Il s’agit non seulement de créer de l’humour dans des situations qui sont tout à fait
difficiles, mais aussi de renoncer à la tendance d’imiter des cultures étrangères sans les
comprendre. Comme je montre dans le dernier chapitre de cette étude, Sembene insiste que
l’imitation n’est qu’un symptôme de la corruption idéologique.
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En même temps, l’auteur sait manipuler le français écrit avec habileté pour communiquer
avec un lecteur moderne. Par exemple, il se sert du titre de son roman pour annoncer d’emblée
le problème qu’il aborde. L’auteur joue avec le mot «mandat » dans ses trois sens courants dans
la langue française. Autrement dit, il y a trois mandats dans ce récit. Dieng reçoit un mandat
postal de son neveu Abdou qui travaille en France. Puisqu’Ibrahima n’est pas capable de le
toucher à cause des complications au sein du système bureaucratique et aussi parce qu’il est
analphabète, il donne une procuration à son neveu Mbaye pour qu’il soit capable de l’exécuter en
son nom. Finalement, il y a le contrat entre le peuple (les gouvernés) et le gouvernement qui est
représenté dans ce cas par les fonctionnaires, les policiers et les autres bureaucrates dans
l’ouvrage. Le mandat postal est volé par Mbaye qui, en même temps, trahit la mission de son
oncle. Il est doublement coupable car il dérobe de l’argent à son propre neveu. Mais ce n’est
pas la fin de la trahison : si les administrateurs et les fonctionnaires dans le roman sont chargés
de servir le peuple au nom d’un gouvernement élu par le même peuple, le narrateur nous décrit
une situation très grave. Tous se servent du peuple au lieu de le servir.
En choisissant son titre, Le Mandat, Sembene révèle son dessein qui est d’enseigner son
lecteur. Car il nous rappelle que dans toute société moderne, il existe un contrat entre
gouverneurs et gouvernés. Ce mandat doit être exécuté avec toute diligence et en toute
honnêteté. Le mandataire doit prendre soin d’agir dans les meilleurs intérêts de son mandant.
Sembene n’est pas le premier à nous le faire savoir; l’histoire de la philosophie atteste que ce
principe est bien connu depuis l’Antiquité grecque. Néanmoins, on apprend que ce vieux
principe n’est pas pratiqué dans le Sénégal de 1966. Quand Sembene met un mandat de 25,000
francs dans les mains du vieux chômeur analphabète Ibrahima Dieng, il dramatise la fragilité de
la gestion des affaires d’un pays. Ce sont des tracas bureaucratiques et l’analphabétisme qui
16
entraînent Dieng à perdre l’argent de son neveu. Mais l’administration ne montre que de la
mauvaise foi et beaucoup de négligence à cet égard.
Examiné sous ce jour, on peut dire que le petit document que Bah le facteur donne à
Mety n’est pas moins dangereux qu’une boîte d’allumettes dans un foyer plein d’enfants. En
dépit du fait que ce mandat arrive au nom d’Ibrahima Dieng, il ne lui appartient pas. Son neveu
a beaucoup de confiance en lui. Envoyer toutes ses économies à un oncle polygame et chômeur,
c’est un acte de grande foi de la part d’Abdou. Or, dans la version filmée (sous le titre
Mandabi), nous voyons ce brave jeune homme qui nettoie les rues en France. Dans le roman sa
profession n’est pas mentionnée, mais Abdou explique le motif de son exil dans sa lettre à
Ibrahima :
Je ne suis pas venu en France pour faire le vagabond, ni le bandit, mais pour avoir du
travail et gagner un peu d’argent et aussi, s’il plaît à Dieu, apprendre un bon métier. À
Dakar, il n’y a pas de travail. Je ne pouvais pas rester toute la journée, toutes les années
assis (126).
Ce style épistolaire incorporé au sein de l’œuvre vise à souligner la réalité du récit et à
convaincre le lecteur qu’il existe des Abdou qui doivent s’expatrier à la recherche du travail.
L’angoisse des chômeurs devient plus vive quand on lit cette lettre dans laquelle on comprend
bien qu’Abdou n’est pas en exil de son propre choix mais qu’il aurait choisi plutôt de rester dans
son pays. On observe donc qu’il y a un lien très fort entre les procédés de style choisi par
l’auteur et son message.
Dans mon introduction, j’ai souligné que Sembene s’abstient de mentionner le
gouvernement directement dans Le Mandat ; mais beaucoup de ses «vertus » qui sont révélées
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dans Le Dernier de L’Empire se voient déjà dans le comportement de Dieng. Surtout, on note
son ostentation et sa vanité:
Dieng avait un faible pour les vêtements.
L’ornementation de l’encolure de son grand
boubou était exécutée à la main, une variété de motifs : mariage de fils de soie blancs,
jaunes, violets. Ce désir d’en imposer à son prochain, ce goût vestimentaire, le rehausser
toujours d’un degré sur son interlocuteur, dont la seule valeur, pour lui, était basée sur sa
présentation, sa tenue (120).
C’est le même Ibrahima avait «mangé à sa satiété, en se régalant » (116) sans demander d’où
venait la nourriture. Cet homme qui est chômeur depuis une année part chaque matin comme le
font les travailleurs; sa pauvreté ne diminue pas sa supériorité vis-à-vis de ses femmes et de ses
voisins. Il a tendance à donner des ordres puérils: « Apportez-moi quelque chose pour
m’essuyer » (117). Et un peu après, il continue: «Mety, pardonne-moi, masse mes jambes. »
C’est lui qui discute, à la mosquée entre chefs de famille, le sort des jeunes mendiants. Le
narrateur ne cesse de s’en moquer : «il se révélait un jouteur imbattable, traquait ses antagonistes
et réclamait une preuve, un appui se trouvant dans les sourates ou il serait écrit qu’il fallait
donner a ces gens » (117).
Avec ses observations impitoyables et moqueuses, le narrateur semble nous dire : « Voilà
le type qui perdra ce mandat; le voilà qui est tellement vulnérable, par ses goûts et par son
ignorance. » Ibrahima tombe dans toute sorte de pièges. Mbarka le marchand le connaît bien et
se sert de ses connaissances pour le convaincre de prendre quinze kilos de riz avec le but de
majorer le prix après. Quant à lui, Gorgui Maissa le suit partout pour obtenir quelques sous de
sa poche.
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Signalons l’importance des déplacements dans le complot interne du récit. Notons tout
d’abord que les mouvements physiques des personnages du Mandat signalent des
développements importants affectifs et psychologiques. Par exemple, chaque fois qu’Ibrahima
Dieng quitte son quartier pour aller en ville, on observe qu’il est agité. Il s’adapte mal à
l’ambiance du centre-ville et il a tendance à être troublé par ce qu’il y voit. Cet endroit est
nuisible à son bien être. Dans ses descriptions de la ville, le narrateur présente un air pollué qui
correspond à la décadence morale de ses habitants. À cet égard, il est intéressant de noter que
Gorgui Maissa n’a aucun problème dans cet environnement. De cette façon, le cadre révèle le
caractère de chacun tout en soulignant ses motivations.
Martin T. Bestman consacre un bon chapitre à explorer comment Sembene organise
l’espace dans ses travaux. Il remarque que Sembene a «horreur du statisme » (264), qu’il «ne
donne pas la description de l’espace d’un bloc comme le fait Balzac, par exemple, mais en
morceaux ponctués parfois d’actions, parfois de dialogues» (264). Ce point est très valable dans
Le Mandat. Notons le dynamisme de la section suivante où il s’agit d’un mouvement dans un
mouvement:
Gorgui Maissa trottait derrière. Il avait appris à la boutique que Dieng avait reçu un
mandat. Voulant «le taper », il s’imposait. C’était sa tactique. Il comptait sur une
somme de cinq mille francs au moins. En quittant son logis, il avait dit à l’une de ses
femmes: «Attends-moi, je vais revenir avec la dépense journalière » (130).
L’auteur se sert de cette technique dynamique et très originelle pour donner un rythme unique à
son œuvre. Les descriptions du narrateur s’accompagnent toujours des mouvements continuels
et des actions abruptes. Les personnages ne cessent pas de parler au fur et à mesure de leurs
démarches dramatiques et symboliques. Le déplacement physique est motivé par l’intrigue et
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par le propos du récit. Donc, on note que Dieng ne peut pas se reposer parce qu’il est le sujet
d’une quête politique, car le mandat qu’il essaie de toucher n’est qu’un prétexte pour dévoiler les
maux d’une administration défectueuse et de fustiger la corruption. A peine arrivé à sa
destination, il recommence sa marche. Chaque lieu joue un rôle spécial dans le déroulement de
l’intrigue et dans le développement de la thématique. Donc, c’est à la poste que le narrateur
choisit de mettre le pauvre Ibrahima Dieng face à face avec le système qui roule sur la
corruption. Jusqu’ici, le narrateur s’était contenté de jouer le rôle d’un guide touristique qui
accompagne Dieng dans les rues de Dakar. Soudain, on se trouve devant un guichet dans la
poste. Il s’y trouve un bureaucrate arrogant face à une longue queue de vieillards, chacun portant
un mandat qu’il veut toucher. Ibrahima Dieng n’a pas de carte d’identité. Il semble que,
jusqu’alors, ce vieillard n’en avait pas besoin. C’est le mandat d’Abdou qui le force à la
chercher. Par conséquent, il sera humilié et insulté dans tous les bureaux publics. Le narrateur
nous fait savoir qu’a Dakar «il ne faut pas indisposer les bureaucrates. Ils font la pluie et le beau
temps » (129). Les documents dont il a besoin se multiplient avec chaque étape. Il doit avoir un
extrait de naissance, trois photos et un timbre de cinquante francs. La bureaucratie décrite dans
Le Mandat est tellement coûteuse qu’on est forcé de questionner son utilité.
L’hydre de la corruption possède un bon nombre de têtes dans Le Mandat oú il y a au
moins trois ordres principaux de la corruption : l’ordre économique, l’ordre moral et l’ordre
intellectuel. Sur le plan moral, la corruption est bien représentée par Maissa. Quand celui-ci se
fait griot pour chanter les éloges de la noblesse d’un jeune homme qu’il ne connait pas, Dieng est
embarrassé. Maissa est un menteur accompli qui ose chanter que « pour l’argent je ne chante
pas. Je veux garder toute chaude la tradition » (132). Ce «griot » ne nie pas qu’il a entendu le
nom de famille du jeune homme par hasard ; le reste, il l’a fabriqué pour le «taper». Aussitôt
20
que Dieng a tourné la tête, Maissa s’est précipité dehors. Le comportement de Maissa montre la
décadence des valeurs traditionnelles comme la volonté d’aider des amis ou des parents. Car il
evite Dieng pour ne pas partager avec lui. Dans cette société en voie de transformation, toutes les
bonnes mœurs risquent d’être compromises ; l’adolescent derrière le guichet au poste de police
ne montre aucun respect pour Dieng, qui est en âge d’être son père. Les bonnes normes
traditionnelles ne sont plus pratiquées car tout le monde veut profiter d’autrui. Une jeune femme
se fait passer pour une victime de vol pour obtenir de l’argent d’Ibrahima, et puis, le même jour
dans une rue différente, elle se change en veuve ; cette fois, elle prétend qu’elle vient de perdre
son mari et cherche un moyen de retourner à son village. Dieng la reconnaît, mais la femme
insiste qu’il se trompe. Le vieil homme est déçu; «Si les honnêtes gens se mettent à mendier, où
irons nous ? » (149).
De toutes les conséquences de la corruption, c’est le manque de conscience
professionnelle parmi les cadres bureaucratiques qui est le plus révoltant dans Le Mandat. Cette
carence est dramatisée plusieurs fois où l’éthique du travail de cette classe est mise en question.
Dans l’incident de la Grande Mairie, Dieng est confronté par un bureaucrate arrogant qui refuse
de faire son travail et engage un dialogue avec son collègue dans le bureau, devant leur clientèle
qui fait une longue queue devant son guichet. Ses habitudes trahissent son manque
d’intelligence morale: fumer dans un lieu public devant des non-fumeurs; parler une langue
étrangère à ses compatriotes qui ne comprennent que le wolof ; et demander aux vieillards
analphabètes de lire quand il sait très bien qu’ils n’en sont pas capables. Pour souligner le fait
que cette classe sociale chargée des fonctions publiques est encore colonisée, le narrateur
impitoyable observe que le bureaucrate en question fume une cigarette américaine (une Camel)
et refuse de parler sa propre langue, le wolof.
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Il est évident donc que la bureaucratie dans Le Mandat ne sert qu’à frustrer les citoyens
des services qu’ils sont en droit d’attendre. Par conséquent, le peuple est déçu. L’insensibilité
de l’administration contribue directement à la misère qui afflige le peuple. Un exemple
significatif est celui du maçon qui a chômé pendant deux ans, qui trouve un travail en
Mauritanie, mais qui n’est pas capable d’obtenir un acte de naissance parce qu’il n’a pas de quoi
offrir un pot-de-vin aux bureaucrates. Le narrateur se sert du monologue amer de Dieng pour
nous faire savoir que «Dans ce pays, si tu ne connais personne pour te soutenir, tu n’arriveras à
rien » (141). Un peu plus tard, un jeune homme qui vient de «graisser la patte » à un
fonctionnaire parle avec son père dans un car. De la bouche de cet homme urbain et moderne,
nous apprenons que la corruption est déjà intégrée dans toutes les transactions officielles. Elle
n’est non seulement tolérée mais aussi nécessaire dans la vie de tous les jours. Quand son père
se révolte, le jeune homme insiste que : «Chacun a son prix ; l’essentiel est d’obtenir ce qu’on
veut»
(144). Il est étonnant de noter que personne dans Le Mandat ne fait grand-chose pour
résoudre le problème en dépit du fait que tout le monde s’en plaint. Le vieil homme amer dit à
son fils ; «Où va le pays, chaque fois qu’on veut quelque chose, il faut payer » (144). Puisque
Ibrahima Dieng a été la victime des maux de ce système, il s’intéresse à ce dialogue, mais le
jeune homme, qui a peur qu’il soit un agent de la police secrète, lui met un billet de cent francs
dans la main en criant qu’ils n’ont rien dit, lui et son père. La jeunesse urbaine fait partie du
problème au lieu de chercher une solution. Cette situation est bouleversée dans Xala où des
jeunes gens intelligents luttent contre la corruption.
Quant aux marchands dans Le Mandat, ils incarnent la corruption dans tous les sens du
mot. Leur avidité les réduit au niveau spirituel et moral le plus bas car ils sont presque
irrationnels dans leur quête de la richesse. Sachant très bien l’état misérable de ses voisins,
22
Mbarka les exploite sans scrupules. Il leur avance des aliments à un taux usuraire. Ce n’est pas
assez : il ne cesse de gonfler leurs factures puisqu’il sait que sa clientèle se trouve dans un cercle
vicieux où, pour régler ses dettes elle doit par conséquent lui vendre ses biens les plus précieux.
Toujours fidèle à nous raconter la réalité, Sembene met son protagoniste dans une autre situation
difficile : la mère d’Abdou arrive pour demander ses trois mille francs. Puisque Dieng n’a pas
été capable de toucher son mandat, il doit mettre en gage des boucles d’oreilles en or de sa
femme Aram chez Mbarka. Celui-ci est complice avec un marchand ambulant qui ne donnera
que deux mille francs en échange des boucles dont la valeur est de onze mille. De plus,
l’emprunteur devra payer cinq cents de plus. La vraie intention de l’usurier est manifestement
de compliquer la transaction avec le but de vendre les boucles et il le fait après trois jours.
Mbarka propose à Dieng de vendre sa maison.
Le vol du mandat par Mbaye signifie l’achèvement du développement d’un nouvel
Ibrahima Dieng, donc un nouveau peuple. Se trouvant devant sa maison avec cinquante kilos de
riz et cinq mille francs au lieu de 25,000, Ibrahima se rend compte des maux de la corruption qui
ravage sa société. Il n’est plus le vieux naïf qu’on rencontre au début du roman. A travers les
persécutions psychologiques et physiques en quête du mandat qu’il perd à la fin, Ibrahima se
désespère de ce qu’il voit. Comme un aveugle qui vient d’ouvrir les yeux pour la première fois,
il crie : «L’honnêteté est un délit de nos jours » (189).
Bah le facteur résume la situation quand il voit Dieng qui vient de distribuer son riz à ses
voisins : «C’est un geste de désespoir ce que tu as fait » (189). Dieng qui voit la corruption
partout s’exclame : «Il n’y a que la fourberie qui paye » (190). C’est Bah qui confie un nouveau
mandat à Ibrahima. Car, vers la fin du récit, le facteur arrive avec une nouvelle lettre. Le
narrateur choisit de cacher le contenu de cette lettre, mais le dialogue qui suit donne à la
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conclusion du roman un caractère dramatique et prophétique tout en soulignant l’optimisme de
son auteur:
Demain, nous changerons tout cela.
Qui, nous ?
Toi
Moi ?
Oui, toi, Ibrahima Dieng.
J’ai mentionné le rôle de la spéculation dans Le Mandat. Or, je crois qu’il y a un sous-entendu
derrière l’ambigüité de la fin du récit. Le narrateur se contente de rapporter que la lettre vient de
Paris, mais il ne dévoile ni son destinataire ni son but. Le lecteur est déçu par cette pénurie de
renseignements importants. Rappelons-nous que les habitants de la banlieue décrite dans le
roman sont immuablement dépourvus d’informations, un problème qu’ils résolvent en avançant
des théories. Alors, d’un point de vue analytique, il est possible que l’auteur ait souhaité que son
lecteur joue le même jeu. Peut être que Dieng vient d’être réembauché. À l’instar des histoires
qui circulent toujours dans les banlieues de Ndakaru, cette hypothèse ne peut guère être
contrôlée, mais elle est au moins pragmatique. Car, étant marxiste, l’auteur doit croire que le
rédempteur de l’homme et de la femme est le travail. Dieng lui-même déclare comme Voltaire
qu’ «il faut cultiver son champ » (118). Pourtant, on ne peut pas labourer un champ qui n’existe
pas. Si ce personnage a subit un bon nombre de préjugés tout au long du récit, c’est
partiellement parce qu’il ne travaille pas tandis qu’il a des responsabilités. Pour restituer sa
dignité il faut travailler.
Cependant, il y a toujours la possibilité que l’auteur a souhaité exprès de ne donner
aucune solution au problème. Peut être voulait-il exposer le fait qu’il existe en Afrique des
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chômeurs qui n’ont pas l’espoir de trouver un travail. Alors, on a affaire à réfléchir et non pas à
se consoler. Si Ibrahima reste chômeur, il n’a pas de quoi être un vrai «Maître du céans » qui
peut montrer concrètement qu’il est «bon et généreux » (190). Car la femme qui arrive à la fin
du récit et demande à Ibrahima de l’aider est une réincarnation des problèmes urgents. Elle est
un symbole visant à provoquer le lecteur à s’interroger et à prendre conscience d’une certaine
réalité. Sembene sait se servir du silence et de la réticence aussi bien qu’il manipule les mots
pour réussir à créer une esthétique sociale et pragmatique.
Ce qui est très clair est le fait que, même si Dieng n’est pas aussi agressif que Rama dans
Xala ou Kad dans Le Dernier de l’Empire, il comprend au moins la gravité de la situation. On
observe une métamorphose remarquable dans son caractère à travers de ses souffrances. Car il
n’est plus le vieillard crédule qui se contentait de fréquenter les mosquées et de revenir chaque
soir pour être nourrir par ses femmes. Le fait qu’il refuse de vendre sa maison à Mbarka est un
signe de résistance. On décèle de l’espoir dans ce changement spirituel. Sembene est un auteur
optimiste qui souhaite éveiller son peuple. Ainsi, on peut conclure que la corruption qui est au
germe de la misère qu’on constate dans Le Mandat est un problème qu’on peut résoudre par
l’éducation. Sembene définit cette éducation dans Le Dernier de l’Empire que j’analyse dans le
troisième chapitre de cette étude.
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Chapitre II
Xala : La stigmatisation d’un nouveau culte
Il est clair que, dans Le Mandat, les commerçants s’allient avec la bourgeoisie qui, dans
tous les travaux de Sembene, profite de n’importe quel moyen pour s’enrichir. Mbarka et ses
amis les vendeurs ambulants exploitent leurs compatriotes sans scrupule malgré le fait qu’ils
vivent parmi eux et avec eux. Leur avidité serait associée avec une petite classe des hommes
d’affaires étrangers qui étaient accusés d’exploiter les Africains pendant l’époque coloniale. Par
exemple, dans Le Pauvre Christ de Bomba de Mongo Beti (1956), les commerçants n’ont pas de
nom. Ils sont simplement identifiés par leur profession et par leur nationalité. Les personnages
africains leur attribuent des vices comme la perfidie, l’insensibilité et l’ambition aveugle. Donc,
réfléchissant sur le comportement de Zacharie (le cuisinier sceptique du «Christ »), le jeune
Denis dit:
«Voilà bien Zacharie ! Ironique, irrévérencieux, insouciant. Quand il serait cuisinier
chez un commerçant grec de la ville, se comporterait-il autrement ? Je me demande si,
dans son idée, le R.P.S. n’est pas une sorte de commerçant, plutôt qu’un prêtre » (25).
Aux yeux naïfs de Dennis, être grec signifie l’avarice extrême tandis que le Révérend Père
Supérieur Drumont a tous les attributs du Christ. Mais Zacharie voit clairement qu’en tant que
prêtre blanc, Drumont est en train de promouvoir le colonialisme en dépit de sa bonne volonté.
Le prêtre lui-même se rend compte de cette situation car il dit à Monsieur Vidal l’administrateur:
«…je sais que vous nous protégez et que nous déblayons le terrain pour vous, en préparant les
esprits, en les rendant dociles… C’est une chose bien triste » (202).
Dans le système ethnocentrique colonial où la fonction de chacun était déterminée par sa
race, être blanc signifiait tout d’abord «colonisateur » aux yeux des noirs tandis que noir
26
signifiait «colonisé » chez les colonisateurs. La position du Père Drumont est donc compliquée
puisqu’il veut faire du bien. Il se plaint à Vidal que les Africains ne cessent de lui dire qu’il n’est
qu’ «un Blanc. Et Jésus Christ, est-ce que ce n’était pas un Blanc aussi ?» (203). Mais quoi
faire avec l’immigré grec ou syrien qui n’appartenait ni au pouvoir colonisant ni à la race des
colonisés? Sa position était ambigüe. Bien qu’il soit blanc comme le Français, le Grec au
Cameroun ne jouissait pas des mêmes privilèges que les colonisateurs. Par exemple, il ne
pouvait pas être administrateur car ce travail était réservé au Français. Pourtant, il pouvait au
moins être un homme d’affaires qui s’occupait à acheter des produits bruts des Africains qu’il
revendait à un bon prix aux Français. Dans un système caractérisé par la xénophobie raciste qui
était établie et propagée par le colonisateur, ce travail était anathématisé. Le jeune Denis du
Pauvre Christ de Bomba exprime cette réalité d’une façon candide. Car le «Christ » qu’il adore
est Français tandis que les Grecs, eux, paient mal le cacao des Camerounais. En revanche, ils
leurs vendent des produits chers. Réfléchissant à cette question des relations de race dans les
colonies, le sociologue Albert Memmi souligne que «le privilège est affaire relative» (37). Le
Grec est mieux que l’Africain parce qu’il est blanc, mais il n’appartient pas à la tribu européenne
conquérante et donc est un exclu. C’était le cas partout dans le monde colonial où il existait
toujours cet «autre » presque paria qui était constamment défini comme un petit homme
d’affaires perfide. C’est lui qu’on accusait de voler le colonisé. On ne peut guère le défendre car,
dans son magasin, il exagère toujours le prix de son riz ou du sucre. Il n’est jamais aussi riche
que le colonisateur, mais il est toujours moins pauvre que le colonisé. Cependant, il a la
tendance à collaborer avec le colonisateur puisqu’il a besoin de sa protection et d’avoir accès à la
marchandise destinée à être vendue au colonisé. Evidemment, il est important dans le réseau de
27
distribution, mais le colonisateur ne l’accepte pas dans son club des privilégiés, et le colonisé ne
veut pas s’associer avec lui. C’est le système colonial qui l’avilit.
Mongo Beti se moque de la logique défectueuse de Denis par laquelle on est corrompu
parce qu’on est commerçant et on est commerçant parce qu’on est grec. Au contraire, Zacharie
regarde cette société colonisée qu’on est en train de christianiser d’un œil aigu et averti. Il
comprend qu’être prêtre n’empêche personne d’être corrompu. Il dit à Denis :
Mais, toi qui aimes tant la religion, peut-être seras-tu prêtre un jour ; alors, tu
comprendras ce que c’est l’argent. Tu comprendras que nous courons tous après l’argent,
les prêtres autant et peut-être plus que les autres (31).
A l’instar de Beti, Sembene rejette l’explication raciste. On ne peut expliquer la corruption ni
par la nationalité ni par la couleur de la peau. Pourtant, puisque cet auteur a affaire à l’éducation
des ex-colonisés, on constate que la question de race se mélange toujours dans son travail. Car
c’est un fait historique qu’on a justifié le colonialisme par la race. On a dû déshumaniser des
populations entières pour être capable de les exploiter. Puisqu’on ne peut pas coloniser son égal,
les Européens ont dû segmenter la société et profiter de la race comme un critère pour définir la
position de chacun. Or, Albert Memmi explique que «le racisme résume et symbolise la relation
qui unit colonialiste et colonisé » (89). Il continue à mettre en valeur les éléments du racisme qui
étaient: découvrir et mettre en évidence les différences entre colonisateur et colonisé, valoriser
ces différences au profit du colonisateur et au détriment du colonisé, et les porter à l’absolu,
c'est-à-dire affirmer qu’elles sont définitives (90). Le fait que la race noire a subi tous les
préjugés complique le travail d’un auteur réaliste car il doit raconter les événements tels qu’ils
étaient sans tomber dans le piège du racisme.
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À cet égard, considérons la franchise de Mongo Beti qui avertit les lecteurs du Pauvre
Christ de Bomba ainsi: « […] Les Noirs dont grouille ce roman ont été saisis sur le vif. Et il
n’est ici anecdote ni circonstance qui ne soit rigoureusement authentique ni même contrôlable»
(8). Cet avertissement définit le réalisme cru du roman dont le récit consiste en une rencontre
violente entre deux cultures et deux races, l’une exploitant l’autre. L’expérience douloureuse
d’être un colonisé a des effets importants sur le travail d’un auteur qui l’a vécue. Il est probable
que, parmi des autres raisons, cette expérience aurait entrainé certains auteurs africains à être
constamment en révolte contre l’oppression sous toutes ses formes. Sembene était fier de figurer
dans cette catégorie. C’est lui qui a raconté un incident où l’ancien président du Sénégal
Léopold Sédar Senghor lui a demandé: «Mais tu passes toujours ton temps à protester, pourquoi
ne pas t’occuper de toi? » (Gadjigo et al. 1993 59). On peut ajouter Mongo Beti et Ngugi wa
Thiong’o à la même liste.
Sembene donne un rendu compte objectif de la réalité tout en rejetant la version
colonialiste dans laquelle la race suffit pour expliquer le monde. Donc, les Africains dans ses
œuvres ne sont pas des victimes innocentes. Pour lui, on ne peut pas juger le caractère d’un
homme par la couleur de sa peau. Il insiste dans Ô Mon Pays, Mon Beau Peuple : «Ce n’est pas
la race qui fait l’homme, ni la couleur de sa peau» (199) et il refuse d’adopter le vieux stéréotype
du Grec perfide ou du Syrien vil. Chez lui, on ne peut pas expliquer le comportement des
hommes ou des femmes par leur nationalité, leur religion, leur origine ethnique ou la couleur de
leur peau. Par exemple, dans Les Bouts de Bois de Dieu, on rencontre des Africains dont les
actions ne sont pas du tout héroïques et qui sont motivés de leur intérêt personnel au détriment de
leurs frères. Parmi ceux-ci, nous avons le Sérigne qui invoque la divinité pour donner une
explication fataliste et à l’injustice. Il croit à un dieu qui «assigne à chacun son rang, sa place et
29
son rôle; il est impie d’intervenir. Les toubabs sont là, c’est la volonté de Dieu. Nous n’avons
pas à nous mesurer à eux car la force est un don de Dieu » (83). Ce dirigeant spirituel profite de
sa position pour obtenir le patronage des Français aux dépens de son peuple. Dans le même
ouvrage, il n’y a rien de noble dans le caractère d’El Hadji Mabigué qui est vil et méprisable.
Bien qu’il soit un musulman qui se fie au fait qu’il a effectué son pèlerinage à la Mecque,
Mabigué est un commerçant déshonnête qui abandonne les siens pour s’enrichir. En plus, cet
Africain se laisse corrompre par la direction de la compagnie ferroviaire Dakar-Niger qui lui
demande de priver d’aliments les cheminots en grève. Son vrai caractère est représenté par son
bouc Vendredi qui ne cesse de voler les nourritures des familles affamées. La castration de
Vendredi suivie par son abattage souligne que Mabigué est un castrat spirituel qui ne mérite pas
de place dans une société humaine. Quand Ramatoulaye distribue la viande de Vendredi parmi
les familles des cheminots, elle renonce à l’égoïsme dans une société progressiste.
Xala est marqué par le même réalisme qu’on trouve dans Le Mandat. On y est invité à
examiner les défauts d’un club des nouveaux riches qui tiennent les rênes économiques du
Sénégal pendant la première décennie de l’indépendance. S’appropriant le titre de membres de
la Chambre de Commerce, ce regroupement est fondé sur le partage des centres d’intérêts
personnels. Dans leur quête de s’enrichir rapidement, les membres de ce club n’ont le temps ni
d’inventer ni de cultiver une éthique du travail. On note que, tout au long du roman, Sembene
met entre guillemets l’expression «hommes d’affaires» pour questionner la valeur de leur
occupation dans le bien être du pays. Leur rapprochement à la classe politique et des institutions
européennes leur assurent des résultats économiques à court terme. Au lieu de s’occuper de la
création de nouveaux produits ou de nouvelles idées, ces hommes d’affaires se contentent de
remplir la position d’intermédiaires entre l’Europe et l’Afrique. Le protagoniste principal de
30
Xala El Hadji Bèye apprend ce fait très tard. Il s’écrie lors de son expulsion de la Chambre de
Commerce à ses pairs; «Ici, nous ne sommes que des crabes dans un panier. Nous voulons la
place de l’ex-occupant » (139). Or, il faut étudier Bèye comme un prototype plutôt qu’un
individu.
Il est important de remarquer la signification religieuse du titre El Hadji qui désigne celui
qui a satisfait le cinquième pilier de la foi islamique en effectuant son pèlerinage à la Mecque (le
Hajj en arabe). Ce titre distingue l’individu qui le porte comme un être estimable car tout
musulman a l’ambition de le réaliser. Cependant, le quatrième principe de la même religion
demande à ses pratiquants de payer l’aumône obligatoire (la Zakat). Sembene profite de cette
doctrine pour dévoiler l’étendue de la corruption dans la société qu’il décrit. Car, dans ses
œuvres, ce sont les hommes les plus imposants qui parasitent les autres. Ironiquement, celui qui
est capable de réaliser le cinquième principe, le Hajj, est incapable d’aider les nécessiteux
conformément au quatrième principe, la Zakat. Au contraire, il l’exploite pour s’enrichir.
Rappelons-nous qu’on trouve un autre commerçant corrompu du nom d’El Hadji dans Les Bouts
de Bois de Dieu. J’interprète le recyclage de ce nom dans Xala comme un signifiant du fait que
le statu quo socio-économique reste intact en dépit de l’arrivée de l’indépendance politique. Le
colonialisme se change en néo-colonialisme. Autrement dit, le colonisateur blanc est remplacé
par une classe élitiste noire colonisatrice. Si El Hadji Mabigué était un obstacle dans la quête de
l’indépendance à l’époque coloniale, son homologue El Hadj Abdou Kader Bèye est une tumeur
dans un organe vital du jeune pays en voie de se développer. Car le narrateur choisit de le faire
siéger «à la droite du Président » de la Chambre de Commerce et d’Industrie du Sénégal (9).
Dès le début, le lecteur a l’impression que cet organe important dans l’économie du pays va finir
mal. Tous les hommes qui veulent gérer les affaires de leur pays ne sont que des voleurs. Bèye
31
lui-même a profité de l’un de ses parents analphabètes pour obtenir une terre. Le narrateur
dévoile le vrai but de ce personnage et de ses amis à la Chambre de Commerce; «Pour ces
hommes réunis ici, c’était plus qu’une promesse. Pour eux, c’était la voie ouverte à un
enrichissement sûr » (8). La Chambre est pleine d’arrivistes ; les vertus qu’on associe avec une
vraie bourgeoisie leur manquent. Aucun d’eux ne cultive d’esprit inventif, d’amour ardent du
travail, d’ingéniosité.
Réfléchissant à l’ascension d’une bourgeoisie nationale dans un pays qui vient d’obtenir
l’indépendance, le psychiatre Franz Fanon a écrit dans Les Damnés de la Terre:
La bourgeoisie nationale qui prend le pouvoir à la fin du régime colonial est une
bourgeoisie sous-développée. Sa puissance économique est presque nulle et, en tout cas,
sans commune mesure avec celle de la bourgeoisie métropolitaine à laquelle elle entend
se substituer » (146).
C’est cette impuissance intellectuelle et économique qui est le sujet de Xala, un roman
symboliste dans lequel Sembene se sert des innovations linguistiques et d’un style unique pour
critiquer une classe bourgeoise qui ne contribue pas grande chose au développement d’un jeune
pays. Examinons la signification du mot «xala», qui est à la fois le titre du roman et l’engin du
récit. Emprunté directement du wolof, on sait que ce mot est un substantif car, tout au long du
récit, il est accompagné par l’article défini. Le lecteur apprend la signification primaire du xala
de la bouche de Yay Bineta qui dit à Bèye qu’on lui a jeté «un sort » (45). Selon cette
signification superficielle, il s’agit donc de la sorcellerie qui implique un facteur métaphysique.
Or, l’impuissance virile d’El Hadji est véridique car il est incapable de consommer son mariage
avec N’Goné, sa troisième épouse.
32
Pourtant, il est évident que ce xala n’est qu’un prétexte, un fort symbole par lequel
Sembene vise à mettre en valeur l’incompétence de la bourgeoisie sénégalaise. Pour mieux
aborder ce point, revenons au diagnostic fait par Fanon dans lequel il critique la paresse et la
chétivité intellectuelle de la bourgeoisie des pays sous-développés (146). Or, la Chambre de
Commerce que Sembene nous présente est dépourvue d’une mission sérieuse. À cet égard, il est
intéressant de noter comment Bèye et ses confrères se définissent. De la bouche de leur
Président on apprend leur raison d’être: «Nous sommes les premiers hommes d’affaires de ce
pays. Notre responsabilité est grande. Très grande. Nous devons nous montrer à la hauteur de
la confiance de notre gouvernement » (9). D’emblée, ces hommes se soumettent aux caprices
des politiciens. Leurs priorités sont sens dessus-dessous. Evidemment, il serait plus raisonnable
qu’ils soient conscients de l’importance de la Chambre pour le bien-être économique du pays
plutôt que de se laisser manipuler. Autrement dit, on assiste à la naissance d’une bourgeoisie
stérile. Le xala qui afflige Bèye symbolise cette impuissance.
Ce symbole puissant a deux axes dans le roman: d’abord, puisque le xala est lancé par
quelqu’un, il y a le problème de sa cause qui implique les questions de qui et pourquoi. Ensuite,
le xala porte des effets désastreux sur le bien-être de sa victime. Sembene utilise ces deux axes
du sortilège pour exposer la corruption du club des hommes d’affaires. J’ai mentionné ailleurs
que cet auteur préfère renverser l’ordre des choses dans le sens qu’il commence par montrer les
résultats avant d’exposer leur germe. C’est le cas dans Xala où l’organe sexuel de Bèye est
mortifié lors de la nuit de noces. On peut s’imaginer l’angoisse d’un polygame qui est affligé de
ce handicap. De surcroît, El Hadji a tendance à étaler sa virilité. Le narrateur le décrit comme un
«étalon qui se ruait sur les femelles» (65). Mais son humiliation est particulièrement
33
douloureuse puisqu’il est un orgueilleux qui est prêt à prendre une troisième épouse pour prouver
«son honneur d’authentique Africain » (18).
Le troisième mariage de Bèye est motivé par sa volonté de posséder et non pas par la
nécessité. L’un des pairs de Bèye, Laye, blague qu’il s’agit de se «re-re-remarier » (9). On peut
expliquer le doublement du préfix «re» comme un signifiant du gaspillage. Car le protagoniste a
déjà deux femmes et onze enfants. Cet instinct de possession est associé avec son statut de male
viril. C’est grâce à son argent qu’il peut acquérir des femmes qui font partie de ses biens
matériels. Pire, il les regarde comme des aliments à goûter. À cet égard, il est significatif de
noter son attitude vers N’Goné qui a pour lui «la saveur d’un fruit» (18). Ses trois femmes,
comme ses trois villas, sont des symboles de puissance et de domination. En attaquant sa
capacité de copuler, le xala réussit immédiatement à menacer ces symboles qui sont au centre de
son être. On remarque la panique dans ses mots quand il confie au Président de la Chambre de
Commerce au lendemain de son mariage: «Je n’ai pas bandé! […] Rien. Zéro» (52). Le xala
est tellement puissant qu’il réussit à annihiler l’homme d’affaires, le réduisant à rien. C’est l’être
d’El Hadji qui est menacé et non seulement sa virilité. Il est tellement désespéré qu’il néglige
toutes ses affaires dorénavant. Il sera complètement accaparé par cette condition qui demande
un remède urgent. Ce qui suit est une série de déplacements symboliques dans lesquels El Hadji
quitte le confort de ses villas pour descendre au niveau de l’homme de la rue. Or, il finit par
voyager jusqu’à un pauvre village où il verra la misère qui ravage le pays. Au fur et à mesure de
ses déplacements hâtés, l’auteur expose l’hypocrisie et la corruption spirituelle d’une élite qui se
veut des hommes religieux et éduqués mais qui n’hésite pas à consulter des sorciers et des
magies. Entre temps, Bèye perd tous ses biens matériels qui définissaient son existence
jusqu’alors. C’est vers la fin du roman que la vraie cause du xala est identifiée.
34
Or, ce n’est pas par hasard que la première réunion de la Chambre de Commerce
coïncide avec le mariage d’El Hadji Bèye avec N’Goné. Examiné par rapport au xala qui va
affliger Bèye la même nuit, ce mariage est non seulement inutile mais aussi une grosse perte de
ressources financières et humaines. Sembene rapproche les pratiques religieuses et les principes
de la gestion dans un coup, réussissant à montrer que la bourgeoisie qu’il critique ne triomphe ni
dans une capacité ni dans une autre. La cérémonie qui se déroule chez les parents de N’Goné
symbolise le gaspillage total que nous voyons dans tous les pays pauvres et mal gérés. Le
narrateur omniprésent et omniscient qui assiste à tous les événements rapporte que «Chacun,
chacune faisait étalage de son accoutrement, de sa coiffure, de ses bijoux. Boubou lamé en
argent, fils dorés, pendentifs, bracelets d’or et d’argent brillaient aux rayons du soleil » (12).
L’auteur de Xala utilise l’espace physique à sa disposition avec habileté pour séparer les
classes et pour souligner les inclinations spirituelles et matérielles de la bourgeoisie. Or, le
lecteur est emporté au-delà de la société du Mandat. Les pauvres sont clairement exclus du club
des nouveaux-riches de Xala. Les sans-le-sou sont toujours en dehors par rapport à la
bourgeoisie qui dîne à l’européenne, qui porte des bijoux d’or, qui conduit des Mercédès et qui
ne boit que de l’eau importée. Les nouveaux-riches montrent la mauvaise volonté de se
débarrasser des pauvres. Le Président de la Chambre de Commerce s’exclame ; «Ces mendiants,
il faut tous les boucler pour le restant de leur vie » (52). Il est aussi significatif de noter que le
mendiant qui a lancé le xala à El Haldji psalmodiait toujours en dehors du bureau du
protagoniste.
Cependant, en examinant l’ouvrage, on constate que les bourgeois ont du mal à maintenir
cette séparation qu’ils souhaitent. À titre d’illustration, le fait que le mendiant n’a pas de nom le
situe au sein d’une grande population tandis que Bèye fait partie d’une minorité dont on peut
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compter une douzaine d’hommes. La vulnérabilité extrême de cette classe élitiste se révèle
quand mendiant en dehors est capable d’embêter Bèye avec son chant qui pénètre les murs de
son bureau comme le xala qu’il lui envoie en dépit de la distance spatiale et économique qui les
sépare. Puis, en dépit de tous les murs, des chiens et de la police, le même mendiant et ses
confrères seront capable de pénétrer la villa Adja Awa Astou où s’abrite Bèye à la fin du récit.
Il s’agit d’exposer la précarité d’une classe qui se veut stable, riche et protégée.
Mais la faiblesse la plus grande de cette bourgeoisie est son manque d’une vraie identité.
L’embourgeoisement entraine les membres de la Chambre de Commerce à imiter les Européens
au lieu de cultiver une identité authentique. Ce qui est pire est le fait qu’ils se sont aliénés de la
réalité qui les entoure. En dépit de la souffrance de leurs compatriotes, ces hommes d’affaires
s’occupent de la satisfaction de leurs besoins coûteux. Leur pénurie idéologique est illustrée par
les expressions qu’ils utilisent. Par exemple, Laye utilise le mot «kiki » pour référer à l’organe
sexuel d’El Hadji. On note aussi le langage de leur Président qui demande à El Hadji une
question très révélatrice à cet égard: «Depuis quand n’a tu pas baisé ? » (52). Le narrateur donne
une description minutieuse des habitudes de ces hommes: leurs vêtements, leurs nourritures,
leurs langage adolescent et leur comportement de Don Juan. De cette façon, le narrateur réussit à
créer une distance remarquable entre les membres de ce club et l’homme de la rue. C’est le
contraire du Mandat où le lecteur marche, vit, fonctionne avec les pauvres car la bourgeoisie ne
s’y voit guère. Par exemple, nous ne rencontrons Mbaye que très brièvement, vers la fin du récit.
On peut dire la même chose concernant le cousin d’Ibrahima. Le monde du Mandat est
surpeuplé du peuple – les pauvres, les chômeurs, les exploités, ceux qui résident en bas, au rezde-chaussée. Quand Ibrahima Dieng va chez Mbaye, il fait un aperçu très humble de la vie de la
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bourgeoisie. Le vieillard, comme le lecteur, est exclu par les murs, par les barrières et par
l’attitude de l’épouse de Mbaye.
Donc, c’est dans Xala que Sembene nous invite à explorer le deuxième étage de notre
édifice. Dans un pays où il existe des Ibrahima Dieng du Mandat qui n’ont ni travail ni assez à
manger, le narrateur de Xala nous introduit dans la vie des dirigeants de cette économie fragile.
Le lecteur est choqué par l’étalage de l’opulence et le gaspillage des ressources:
Au centre de la maison, sur une table de fortune, étaient exposés les cadeaux du mari, à la
douzaine par unité ; lingerie de corps intime pour femme, nécessaire de toilette, paires de
chaussures de modèles et de teintes variés, perruques allant de la blonde à la noir-nuit,
mouchoirs fins, savons de toilette. Le clou était les clefs d’une voiture, logées dans un
écrin au milieu de cette table (13).
Ce mari de deux épouses et le père de onze enfants dépense une fortune pour prouver qu’il est
encore un homme et pour goûter de la chair d’une enfant qui passerait pour sa propre fille. Il est
obsédé par la consommation de l’argent comme des femmes. Le lecteur a l’impression de voir la
jeune fille, tellement vive est la description dans laquelle le narrateur dit qu’elle a «La chair
ferme, lisse, l’haleine fraîche» (18). Le narrateur nous invite à observer les préparatifs dans la
chambre nuptiale. Le symbolisme des rituels auxquels nous assistons est enrichi par des images
originelles. La vraisemblance de la déshumanisation de N’Goné souligne la corruption des
traditions archaïques qui sont critiquées par Sembene. Car la jeune fille est réduite à une
offrande. Sa tante la Bidiène la sacrifie volontiers dans un but économique. Elle n’est qu’un
moyen d’accéder à la richesse d’El Hadji Bèye. La Bidiène partage le machiavélisme de l’élite
avec laquelle elle s’allie pour exploiter la jeunesse de N’Goné. Remarquons le langage imagé du
narrateur:
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El Hadji Abdou Kader Bèye s’était retiré dans la salle d’eau. Après sa douche, il avala
des cachets pour avoir des forces. Les mains dans les poches du pyjama, parfumé, il
réintégra la chambre. N’Goné en chemise de nuit vaporeuse, allongée, offerte, occupait
le lit » (43).
Les images dans cet extrait sont évidemment visent à choquer le lecteur. La polygamie est
comparée à un sacrifice humain. N’Goné est un objet à vendre et à acheter. Cette imageanalogie évoque l’équation d’Aimé Césaire dans laquelle «colonisation =
chosification » (Discours 22). Grâce au symbolisme, Sembene réussit à rapprocher l’élite
postcoloniale avec le colonisateur qu’elle a remplacé. De cette façon, N’Goné devient un
nouveau signe. La jeunesse de cette fille risque d’être gaspillée dans un jeu dangereux dans
lequel l’ambition aveugle de la Bidiène s’allie à la vanité de Bèye pour enfanter une nouvelle
forme d’esclavage. N’Goné devient l’Afrique. Sa propre mère doute de son innocence, mais
elle a le droit d’être respectée puisqu’elle est humaine. Poussons la même analogie un peu plus
loin et nous remarquons que l’échec dans la chambre nuptiale peut représenter la ruine d’un
continent. Un homme d’affaire maladroit et corrompu est un être dangereux. Son xala est un
symbole de contamination.
En plus, Sembene se sert d’un narrateur très intelligent qui observe chaque mouvement
et chaque événement. Au sein de la cérémonie religieuse et traditionnelle qu’il décrit
minutieusement, on trouve l’abus des droits de la jeune mariée. Toutes les mœurs décrites sont
contaminées par la corruption. Jadis, la polygamie était légitime dans une grande partie du
monde y compris l’Afrique. Mais El Hadji, en tant que homme d’affaire moderne, abuse de cette
tradition car pour lui N’Goné est un symbole de pouvoir et de prestige. Le narrateur ne cesse
pas de se moquer de ce vieil homme qui contemple le corps de la jeune fille «avec une
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insistance gourmande » (43). De surcroit, le protagoniste a acheté des aphrodisiaques chez Laye
qui lui dit juste avant son entrée dans la chambre nuptiale: «Je t’assure que c’est efficace. Ton
kiki sera raide toute la nuit » (42).
Abordons la question du silence qui est très importante dans le déroulement du récit. Il
est clair que N’Goné n’a pas de voix. Elle ne proteste pas quand on la marie à un polygame
cinquantenaire, elle ne dit rien quand on abuse de ses droits les plus fondamentaux. C’est vrai
qu’elle très jeune car elle a dix-neuf ans. En plus, elle n’a pas de talents intellectuels. Le
narrateur nous avertit dès le début qu’elle a «deux fois raté son brevet élémentaire » (14).
Pourtant, la vraie raison de son silence devient clair quand on examine la porte-parole de sa
famille, sa tante Yay Bineta ou la Bidiène. Justifiant son choix de marier N’Goné à un vieux
polygame, cette dame répond à sa belle sœur: « El Hadji est polygame, mais chacune de ses
épouses dispose d’une villa, et dans le plus chic quartier de la ville. Chaque villa veut cinquante
ou soixante fois cette baraque» (21). Ainsi, on constate que dans cette société la valeur d’un
homme est déterminée par l’argent dans sa poche et par ses possessions matérielles. Cette
mentalité est véhiculée par les mots de l’une des femmes qui déclare lors du mariage que, donné
l’opulence de Bèye, elle l’épouserait «même s’il avait la peau d’un caïman» (13).
Le silence de N’Goné provient non seulement de son insuffisance intellectuelle et du
dénuement de sa famille mais aussi du fait qu’elle a accepté la position d’une dominée.
Sembene profite de son attitude réservée pour critiquer un bon nombre de pratiques archaïques
qui ne servent qu’à promouvoir la corruption. Par exemple, le lecteur doute de la sincérité des
efforts d’établir la virginité de N’Goné. Sa mère elle-même a dit à la Bidiène bien avant ce
mariage que sa fille sortait avec des jeunes hommes et qu’elle «appréhende le mois où elle ne
lavera pas son linge de la nuit » (16). Néanmoins, la Bidiène n’hésité à mentir à Bèye en
39
insistant que dans leur famille «Personne n’a une tare » (19). En outre, c’est elle qui est chargée
d’examiner les draps du lit conjugal, son but étant de trouver des taches du sang qui auraient
prouvé que N’Goné venait de perdre sa virginité à un mari légitime. Ce n’est pas Sembene qui
invente cette pratique car elle est courante dans la religion islamique. L’auteur se sert du décor
dans la chambre nuptiale pour dévoiler la corruption spirituelle et morale qui risque de dévorer
cette société où ce qui est blanc se confond avec la pureté (98). La présence du coq dans cette
chambre signale la corruption des mœurs au sein d’une cérémonie religieuse. En l’absence du
sang virginal, la Bidiène est prête à mouiller les draps avec un ersatz. Quel que soit son but
traditionnel ou religieux, cette pratique devient un travestissement. Sembene illustre que la
corruption économique est accompagnée par la corruption spirituelle. L’une fait partie intégrante
de l’autre. Pour cet auteur, la religion n’est pas la solution à la saleté des esprits. Il s’agit
d’utiliser des rituels communs pour susciter l’interrogation et la réflexion de la part du lecteur.
L’échec sexuel d’El Hadji Bèye est un fort symbole qui résume les défauts de la
bourgeoisie africaine des années 1960/70. David Murphy saisit ce fait en écrivant que «…the
central metaphor of the xala clearly establishes a link between the political and the sexual »
(100). Plus le récit progresse, plus notre protagoniste devient pathétique. Sembene, toujours un
maître du symbolisme, fait du problème personnel la métaphore de la faillite d’une classe entière.
L’auteur-réalisateur sait harmoniser des images originelles et des scènes dramatiques. N’Goné la
métaphore devient de temps en temps une figure cinématographique. La jeune mariée, déçue par
l’incapacité physique de son époux, se rend compte du fait qu’il n’a plus la force de prendre
l’initiative. Elle tente un renversement des rôles qui finit très mal: «Là, offerte, N’Goné était
l’incarnation de la persécution morale et physique. Elle se collait à lui, prenait des initiatives,
maladroitement, telle une leçon mal assimilée » (101). Cette mauvaise performance de la part
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de N’Goné souligne la médiocrité d’El Hadji comme homme d’affaires et comme membre d’une
société progressiste. Josef Gugler et Oumar Cherif Diop écrivent:
El Hadji represents, experiences and eventually articulates the impotence of his class.
Sembene entertains us with the satirical account of El Hadji’s physical impotence, but
eventually confronts us with economic and cultural impotence of the bourgeoisie that
cripples the nation» (2).
La vraie cause du xala devient claire quand on examine la constitution spirituelle de Bèye. Le
narrateur insiste que ce personnage est un hybride qui n’a pas d’identité authentique; «El Hadji
Abdou Kader Beye était, si on peut dire, la synthèse de deux cultures.
Formation bourgeoisie
européenne, éducation féodale africaine. Il savait, comme ses pairs, se servir adroitement de ses
deux pôles. La fusion n’était pas complète » (11). Il est le porteur des griffes de la colonisation
idéologique. Par exemple, il ne boit que de l’eau Evian, et dans la villa de sa deuxième épouse
Oumi N’Doye il n’y a que des meubles de France. Il a des goûts couteux et des habitudes
irrationnelles. Ses enfants lui demandent des milliers des francs qu’il leur donne sans question.
Cet homme est la victime de son pouvoir et de ses possessions. En dépit du fait qu’il a trois
villas et trois femmes, Bèye est un nomade. Son embourgeoisement l’entraine au mensonge et à
l’hypocrisie. Rama a raison quand elle lui dit qu’un polygame n’est jamais un homme franc
(27). Profitant de son orgueil d’homme, Oumi D’Ndoye sait lui mettre la pression pour obtenir
de l’argent; «Avec tout ce que tu as dépensé pour ce mariage, tu peux penser à tes enfants »
(51). Bèye mérite ce chantage affectif.
Ce protagoniste est un prisonnier qui ne peut pas se libérer. Il n’a pas le pouvoir de
rompre les chaînes de sa corruption car ce sont en même temps les symboles de sa richesse : la
Mercédès, les bouteilles d’Evian, les billets de banque, lès chèques qu’il signe allégrement, et
41
l’amitié des membres de la Chambre de Commerce. Sembene s’en approprie et les réduit aux
symboles de la vulnérabilité et de la corruptibilité. Car Bèye doit vendre son esprit volontiers
pour maintenir sa position sociale. Néanmoins, quand ses pairs le rejettent, le sacrifiant pour
soutenir leur position des privilégiés dans ce système pourri, Bèye s’écrie ; «Qui sommes-nous ?
De minables commissionnaires, moins que des sous-traitants. Nous ne faisons que de la
redistribution. Redistribuer les restes que les gros veulent bien nous céder. Sommes-nous des
hommes d’affaires ? Je réponds, pour ma part : non» (138). Puisqu’il vient de dire la vérité, ses
pairs décident de le détruire économiquement.
Le xala devient, dans cette façon, le symbole de la corruption. La condition physique
qui afflige le protagoniste n’est qu’un symptôme du cancer qui accable le corps entier d’une
classe sociale. Il n’y a rien d’honorable dans les affaires de Bèye et ses pairs. Leur médiocrité
est illustrée par le Président de la Chambre de Commerce vers la fin de la gloire du protagoniste.
Il raconte que, après avoir reçu trente tonnes de riz de la Société Vivrière Nationale, Bèye les a
revendues, mais il n’a rien payé à ses créditeurs, et qu’il a l’habitude se servir des chèques sans
provision. Coincé par cette vérité, Bèye réplique qu’il n’est pas le seul à jouer ce jeu car, «tous
tant que nous sommes, ici présents, nous avons émis des chèques sans provision, fait le trafic de
bons de marchandises, de denrées alimentaires » (140).
Le lecteur est confronté à l’incapacité économique de ces hommes d’affaires. Ils n’ont
pas de fonds. Le narrateur se sert des difficultés de Bèye pour illustrer ce point. Avec toute sa
gloire et en dépit de ses dépenses, le protagoniste doit implorer le sous-directeur d’une banque de
lui prêter 500, 000 francs – qui n’est pas une grande somme, même dans l’Afrique des années
1970. Il est insulté par le jeune sous-directeur; «Tu sais qu’une banque n’est pas un bureau de
bienfaisance » (133) Bèye n’obtient pas les fonds. Pire encore, la banque avertit tout le monde
42
de sa mauvaise situation financière. À ce point, El Hadji est battu en brèche. Il ne peut plus
s’acquitter de ses devoirs de mari, de père et d’homme d’affaires. Le xala réussit à le ruiner.
La nature contagieuse de la corruption se voit clairement quand on examine les relations
dans la famille de Bèye. Ses villas sont des lieux de contamination. Sa seconde femme Oumi
N’Doye incarne la décadence des institutions sociales au sein de la classe bourgeoise. L’argent
se trouve au centre de l’existence d’Oumi. Ses exigences sont insupportables. Inconsciente des
difficultés financières de son époux, elle lui demande une nouvelle automobile quand il est déjà
ruiné. Le protagoniste doit promettre tout le temps. Mais quand l’auto n’arrive pas, ses enfants
l’accusent en disant que leur «père nous trompe tout le temps » (144). Il n’y a ni discipline ni
respect dans cette famille. Le fils d’Oumi, Mactar, est un adolescent qui n’a pas de civilité. Ce
foyer représente la débilité des piliers de la société élite. Il s’agit d’une classe qui est en train de
se suicider par son indulgence et sa vanité. Sembene suggère que cette classe n’a pas d’avenir.
La corruption spirituelle d’Oumi provient des revues importées et des romansphotos qu’elle lit. Car «elle les dévorait, y croyait et rêvait de ces amours palpitantes qu’elle
aurait souhaité de vivre» (58). Oumi est une contradiction des principes de l’africanité que
prêche El Hadji Bèye et ses pairs de la Chambre de Commerce. Elle ne parle que le français.
Pour préparer un repas digne de ce mari africain, elle glane son menu dans un journal français.
Le narrateur se moque des goûts du protagoniste et de sa femme qui aiment les «hors-d’œuvre
variés, côtes de veau, le rosé des Côtes de Provence, nageant dans un seau à glace, voisinaient
avec la bouteille d’Evian ; à l’autre bout de la table, en pyramide, pommes et poires » (86).
Selon Oumi Ndoye, les bouchers sénégalais ne savent pas découper les animaux, donc il faut
toujours acheter des produits français. Pour appeler sa bonne, elle sonne sa cloche en argent.
Cette femme est entrée volontiers sans réfléchir dans un mariage avec un polygame. Sachant très
43
bien les lois qui gouvernent cette sorte d’union, Oumi ne cesse pas de monopoliser le corps de
son mari. Elle est constamment en compétition avec sa coépouse, Adja Awa Astou. L’arrivée de
N’Goné est une menace réelle dans l’existence d’Oumi. Car la première est une élue et la
troisième est estimée, mais «la seconde est une charnière » (53). Or, Oumi est un résumé des
faiblesses de la bourgeoisie qui est le sujet du récit. Cette classe sociale est clairement
«antinationale, d’une bourgeoisie classique, d’une bourgeoisie bourgeoise, platement, bêtement,
cyniquement bourgeoise » (Fanon 2002 147).
La bourgeoisie décrite par Sembene est caractérisée par l’inconstance morale, la
mutabilité de ses projets et l’incertitude de son avenir. Or, toutes ces faiblesses se manifestent
dans le caractère d’Oumi N’Doye. Quand Bèye perd ses biens matériels, cette femme se
prostitue à titre de son caractère d’une bourgeoise. Le narrateur raconte que:
Oumi N’Doye, déchue de sa puissance économique d’alors, afin de se montrer
une femme moderne, allait de bureau en bureau, d’entreprise en entreprise pour
avoir du travail. Ce revers de fortune lui fit connaître d’autres hommes aimant la
vie facile. Des hommes sachant rendre les instants forts agréables, moyennant
finance. Et cette galante compagnie entraînait Oumi N’Doye à des sorties
nocturnes (155).
En contrepartie, on observe beaucoup d’aplomb dans la constitution de la fille aînée de Bèye,
Rama et sa mère Adja Awa Astou. Ces deux femmes ne supportent rien de bourgeois. Ni le
mensonge, ni la paresse intellectuelle, ni la dépendance. Là où Oumi N’Doye n’a pas confiance
en les produits sénégalais, Rama est nationaliste. Là où Oumi n’écoute que des émissions
internationales en français, Rama appartient au club de wolof dont les membres doivent payer
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une amende s’ils parlent la langue étrangère. C’est Adja Awa Astou qui vend ses bijoux pour
payer la dette que son mari doit à Madame Diouf.
En même temps, l’écroulement de l’empire d’El Hadji Bèye porte quelques conséquences
importantes. D’abord, il perd ses deux épouses les plus récentes qui profitent du chaos pour
vider ses villas et dérober les meubles. C’est vrai qu’en épousant Oumi N’Doye et N’Gone, le
protagoniste avait bâti sur la sable. C’est un point allégorique, car toute la fortune de Bèye «était
bâtie sur la filouterie » (166). Le xala dont El Hadji souffre pour la deuxième fois met en
valeur le caractère pragmatique et didactique du récit. Car le protagoniste s’est servi d’un
chèque sans provision pour payer le Serigne Mada. Le vieux marabout l’avait averti avec
clairvoyance que «ce que j’ai enlevé, je peux remettre aussi rapidement » (114). L’auteur
profite du suspens dramatique car, à ce moment le lecteur sait bien que Bèye n’a pas de fonds à
la banque. Il ne sera pas capable de s’acquitter de cette dette. Puis, le marabout choisit le
moment le plus difficile dans la vie du protagoniste pour le lancer un deuxième xala. Il n’a
«rien de rien » (165) quand le mendiant amène tous les handicapés dans la villa Adja Awa Astou
où il se refugiait. A ce moment, El Hadji n’a pas de choix. Il doit écouter les misérables qui
l’accusent de tous les maux qui les accablent. L’un des handicapés devient la porte-parole de
Sembene en disant qu’El Hadji est «le germe de la lèpre collectif » (167).
La victime du xala est donc accusée d’être le facteur de la misère du peuple. La cause est
rapprochée à ses effets. El Hadji Bèye a bâti son empire grâce à la souffrance des autres. Le
xala est une punition que mérite l’élite qu’il représente. Pour se soigner de ce xala, Bèye doit
tout d’abord perdre ses richesses. Il est significatif qu’il trouve un abri sous le toit d’Adja Awa
Astou, la femme qui l’aime depuis leur jeunesse, la dame qui a désavoué son catholicisme pour
épouser un musulman. Malgré son silence, cette dame est victorieuse. Sembene le marxiste
45
donne tout le pouvoir de déterminer le sort de la société aux plus faibles – les pauvres, les
mendiants, les handicapés, les villageois, l’homme de la rue. Peut être n’est-ce pas nécessaire de
déshabiller un homme devant une assistance et devant sa fille, mais au moins le mendiant donne
à El Hadji le choix d’accepter le médicament qu’il prescrit ou de le rejeter. Notre protagoniste,
qui est prêt à tout faire pour se soigner de son xala, décide de mentir à la police qui vient le
sauver ; il coopère volontiers avec ses docteurs qui crachent sur lui chacun à son tour.
Considérant le nombre et la gravité des vices de ce bourgeois, et sachant que c’est lui qui a
cherché la maladie dont il souffre, l’ordonnance est légitime.
46
Chapitre III
Le Dernier de l’Empire:
«Il est une autre espèce de corruption des mœurs qui prépare la chute d’un Empire et en annonce la ruine :
je donnerai à celle-ci le nom de corruption politique. »
(Helvétius 143).
«Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde » (Césaire 7).
Dans l’introduction et les deux chapitres précédents, on remarque que l’élite sénégalaise
est la cible d’une critique impitoyable dans tous les trois textes sous examen car elle est
présentée comme une classe égoïste qui a une influence néfaste sur l’intérêt commun de son
pays. Dans Le Mandat et Xala, les membres de cette classe sont accusés de s’engager dans des
pratiques corrompues parmi lesquelles on peut identifier l’extorsion, le patronage et la fraude.
Quand les bureaucrates que rencontre Ibrahima Dieng demandent de l’argent avant de rendre des
services au public, il s’agit d’extorsion. À la fin du roman, ce vieillard devient la victime de
l’escroquerie. Son parent à qui il donne le pouvoir d’exécuter un mandat en profite pour le voler.
Quant à eux, les «hommes d’affaires » que nous voyons dans Xala ont besoin de la protection de
la classe politique qui leur accorde des faveurs. La Chambre de Commerce dans ce roman est
subjuguée à la puissance des politiciens et des agents des pouvoirs étrangers. A son tour, le
peuple est forcé de payer doublement pour des services importants, car il doit et payer les impôts
au gouvernement et acheter les faveurs dans tous les bureaux. Personne n’est complètement
innocent.
J’ai montré que le xala est la dynamo du récit de Xala. Ce symbole permet à Sembene de
critiquer la corruption qui se révèle comme une maladie affligeant toute la bourgeoisie
sénégalaise dans les années 1960/70. Pourtant, je soutiens que le Sénégal décrit par Sembene est
un microcosme à travers lequel on peut déceler le dénuement de la majorité des pays africains.
47
Donc, si l’élite qu’on trouve dans Xala se contente de consommer au lieu de produire et
d’exploiter ses compatriotes, on observe que l’art de Sembene vise à provoquer la réflexion et
non simplement à divertir le lecteur. Ses œuvres nous permettent de nous poser des questions
importantes, et de cette façon l’auteur réussit à dévoiler les causes de la pauvreté en Afrique au
lieu de se limiter à raconter la situation telle qu’elle était dans son pays à un moment historique
précis. On remarque que le peuple qui intéresse Sembene est une classe sociale qui est assujettie
et appauvrie par la corruption d’une élite bourgeoise. C’est le même peuple qu’on trouve partout
dans le continent africain. Sembene est un écrivain panafricaniste.
Je poursuis le même argument avec Le Dernier de l’Empire. Dans cet ouvrage, le
président Léon Mignane se présente comme l’émir d’une élite qui se différencie nettement par
ses privilèges, ses goûts occidentaux, son avidité sans bornes, son élégance hybride et surtout son
éducation européenne. L’auteur choisit d’utiliser le personnage du doyen Cheikh Tidiane Sall
pour scruter ce président qui est plutôt «un monarque » (t. I 60). Les aristocrates qui l’entourent
partagent les origines intellectuelles du Vénérable car ils ont été formés par le colonisateur. Or,
ils exhibent les symptômes de déchirement. Car, se voulant des Africains authentiques, ces
mêmes hommes se définissent d’abord comme des Français à peau noire (t. II 176). Le narrateur
insiste que la France est le pays chéri du Vénérable et qu’il «se sentait européen » (t. I 165). La
déloyauté de ce président est au cœur des actes corrompus les plus répandus qui abîment le bien
être socioéconomique du pays.
Les défauts physiques de Mignane accentuent son impuissance en tant que Chef d’Etat.
Il est un vieillard anémique qui s’évanouit quand il est fâché. Il souffre de «l’altération
musculaire et la sénescence mentale » (t. I 163). Sa faiblesse est contrastée avec la virilité de son
protégé Soukabé qui profite de la situation pour coucher avec Madame la Présidente. Cette
48
trahison qui est amplifiée par le fait que Madame est française met en valeur l’obséquiosité de
Mignane. De surcroît, sa dépendance intellectuelle est soulignée par le pouvoir qu’il donne à ses
conseillers français. Car M. Adolphe, l’Ambassadeur Jean de Savognard et le Professeur
Porgurol sont plus puissants que tous les ministres africains. Ces trois Européens se moquent de
la servilité du Vénérable. Par exemple, commentant sa manie des grandeurs, des médailles et des
titres, Porgurol réduit ce président à «un Blanc d’honneur» (t. II 156). La mentalité pro-gauloise
antinationaliste de Mignane est partagée par ses ministres et par des autres personnages chargés
de grandes responsabilités dans son gouvernement. Le Professeur Fall, le médecin le plus
illustre qui est aussi chargé de la santé du Président déclare que «nous étions Français avant
d’être Sénégalais. » (t. II 177). Il maintient que les nègres sont fous et qu’ils ne sont pas
capables de se gouverner (177). Le président lui-même ne parle que le français. Il est évident
qu’à ses yeux, cette langue suffit à établir le niveau intellectuel des hommes. Vrai patriote de
l’Hexagone, il s’érige en juge et en maître de la langue française. Il lui est insupportable
d’entendre des soldats sénégalais parler sa belle langue, car il s’écrie; «Écoutes-les parler le
français ! Des analphabètes» (t. II 165). Le tournant en ridicule, Sembene utilise les mots du
ministre Haidara qui déclare bêtement que le groupe sanguin du président ne se trouve qu’en
Europe du Nord. Jean de Savognard se demande «un nègre aryen, où a-t-on vu ça?» (t. I 39).
Sembene se sert du mystère de la disparition du Vénérable pour donner vie à l’histoire du
Dernier de l’Empire tout en dévoilant la corruption au sein du gouvernement. Grâce à l’absence
du président, le lecteur est capable de témoigner aux intrigues politiques qui se déroulent entre
les camps du Premier Ministre Daouda et son adversaire le ministre d’Etat chargé de la Finance
et de l’Economie Mam Lat Soukabé. La rivalité entre ses deux hommes a été engendrée par le
président lui-même. Car, ayant la volonté de se succéder à lui-même, le Vénérable a manipulé
49
la constitution pour créer la position d’un faible Premier Ministre. Se voulant tout puissant
comme la divinité judéo-chrétienne, Mignane a choisi Daouda, qu’il a nommé David à l’instar du
petit berger qui a été choisi par Yahvé comme son élu en ancien Israël. Le Premier Ministre luimême attribue des pouvoirs surnaturels au Vénérable car il ne serait rien sans son intervention.
Or, dans la société traditionnelle, la famille de Daouda était un clan de griots chargés de chanter
pour les Soukabé. Pour cette raison, Mam Lat ne cesse pas de rappeler à David-Daouda qu’il est
«un homme de basse extraction » (t. II 136). Profitant de la timidité du Premier Ministre et de
l’absence de son protecteur, Man Lat déclare constamment que Daouda n’est pas digne à
succéder au Vénérable parce qu’il est son esclave. Soulignons que jadis, en Afrique Occidentale,
le statut d’un griot était ambivalent ; étant le gardien de l’histoire de la communauté, sa caste
était toujours inferieure. Le Vénérable se rendait compte de ce fait quand il a désigné David. Il
voulait désunir la Deuxième Génération de l’Indépendance. Léon avait promis à chacun des
deux concurrents qu’il occuperait le trône. L’antagonisme entre les deux ministres affaiblit tout
le gouvernement qu’il divise en deux factions. Aucune partie n’est à mesure ni d’obtenir l’appui
majoritaire ni de calmer le pays au cas du chaos.
Analysé sous ce jour, on observe que l’absence du président est le noyau générateur du
Dernier de l’Empire à l’instar du xala dans Xala. Mignane est capable de manipuler ses ministres
in absentia grâce au fait que son gouvernement est un véritable culte de la personnalité. Il s’agit
d’un jeu de pouvoir dans lequel une marionnette devient à son tour un manipulateur. A l’instar
du colonisateur qu’il a remplacé, le président sait profiter du désaccord. Au lieu de profiter de
l’indépendance de son pays pour mettre en place une politique de progrès social, il croupit dans
les idées et pratiques qu’il a héritées de l’ère coloniale. Sembene profite d’une bonne sélection
de décor pour souligner ce point. Par exemple, Léon est toujours vêtu en costume trois pièces
50
comme un gouverneur colonial. Or, ce président doit tolérer la corruption comme moyen de
maintenir son pouvoir. Le narrateur remarque que:
Léon Mignane après avoir liquidé ses dans les années 63 à 70 ses compagnons, s’était fait
entourer de jeunes technocrates, dociles. Les sachant avides de jouissance, assoiffés
d’honneur et de rang, il les comblait de ces petites choses qui tuent en vous toute volonté
de réaction, de rebuffade, de désaccord avec le Père-chef (t. I 178).
Ce Chef d’Etat est un grand contaminateur des consciences. Il se sert du trésor du pays pour
acheter l’allégeance de ses jeunes ministres. Il a maîtrisé l’art de décourager toute initiative
intellectuelle tout en facilitant la docilité. Pour s’assurer que personne ne s’oppose à lui, il
encourage ses ministres à se salir les mains. Le narrateur observe qu’ ;
on assassine la dignité chez tout individu en étant prévenant, en satisfaisant les moindres
de ses désirs.
Léon Mignane distillait les bienfaits : villas de fonction, de grand
standing ; voitures, nominations en qualité de membres de conseils d’administration, de
sociétés mixtes avec jetons de présence (t. I 178).
Les valeurs culturelles de ce gouvernement sont ubuesques. Au cœur de l’idéologie de Mignage
est sa philosophie de l’Authénegraficanitus qui sert comme la devise de l’élite. Cependant, en
l’examinant, on trouve que cette philosophie est mal définie et qu’elle s’empreint de
contradictions. Son but est d’abord de surveiller à une authenticité africaine. Pourtant, cela entre
en conflit avec le fait qu’elle est visée à promouvoir le bien être d’une entité hybride que Léon
appelle l’Eurafrique. Néanmoins, la relation entre l’Afrique et l’Europe n’a jamais été fondée
sur l’égalité ; Sall observe correctement qu’il s’agit plutôt d’une association entre un cheval et
son cavalier. Dans cette analogie, c’est l’Afrique qui est la monture de l’Europe. MignaneIl se
contente de reproduire les diktats d’un pouvoir étranger. Un exemple significatif est la question
51
de la formation d’une Force Armée Interafricaine sous la direction des commandos français et
belges à la province instable mais riche de Shaba au Zaïre. Conçu dans au palais de l’Elysée lors
d’une conférence des chefs d’Etats africains, le vrai but de cette idée est de sauvegarder les
intérêts économiques de la France. Néanmoins, le Vénérable se contente de déclarer l’accord de
son pays bien avant de le discuter avec ses ministres. Rentré au Sénégal, il fait face à
l’opposition de son ministre de la Justice qui insiste qu’il vaut mieux laisser l’Europe résoudre
ses problèmes. Ce ministre devra démissionner suite à ces disparités idéologiques entre lui et
son ami de longue date Léon Mignane. Il compare le président avec l’ancien député Wellé qui
s’est écrié pendant l’ère coloniale; «Je suis la synthèse » (t. I 50). Cependant, Sembene montre
qu’il s’agit ici d’un blanchissage plutôt que d’une combinaison de deux cultures. Ce blanchissage
provient de l’âme déchirée d’un homme qui dit, d’après Fanon; «J’épouse la culture blanche, la
beauté blanche, la blancheur blanche » (Peau noire 71). Selon Sembene, ce désir de
s’européaniser est au centre de la genèse de la corruption spirituelle de l’élite africaine, une
classe sociale qui est maudite dans Xala.
Étant donné le caractère de Mignane et les défauts de son Authenegraficanitus, on peut
être tenté de conclure qu’il n’est rien qu’une caricature de Léopold Sedar Senghor, membre de
l’Académie Française et président du Sénégal de 1960 à 1980. Senghor, poète de la Négritude,
aurait été horrifié par la critique caustique et les images peu flatteuses de l’Afrique qu’on trouve
dans les œuvres de Sembene. Dans la poésie de Senghor, l’Afrique est souvent donnée la figure
d’une femme noire sans faute, mystérieuse, qui est très fière de son passé mais qui ne montre
aucun souci de l’actuel. Par exemple, dans Femme Noire, on lit les attributs suivants de cette
dame:
52
Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir,
Bouche qui fais lyrique ma bouche,
Savanes aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes
du Vent d’Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée (Poèmes 16).
Cet extrait est plein de métaphores qui délimitent le caractère de l’Afrique de Senghor. Elle se
définit en termes de la couleur de sa peau, de sa docilité, de sa beauté physique et de son
mysticisme. Il s’agit d’une Afrique de la Négritude: un continent du rythme, du naturel, de la
beauté pure, du rêve. Cela va très bien pour un auteur qui désirait une Afrique exotique et
fantastique, mais Sembene rejette cette approche, choisissant le réalisme cru et le prisme
marxiste comme les bases de sa conception du continent. Au contraire de Senghor, Sembene ne
supporte ni rêves ni docilité et donc il a tendance ou à détruire les personnages qui exhibent ces
caractéristiques ou à leur faire subir des transformations radicales. Je donne les exemples de
Dieng dans Le Mandat et de N’Goné, une fille qui est l’objet d’abus dans Xala. De surcroit,
l’Afrique qu’il décrit dans Le Dernier de l’Empire est un continent agité et belliqueux. En outre,
il n’accepte pas la perspective artistique de Senghor qui est «d’avoir la voie à une authentique
poésie nègre, qui ne renonce pas, pour autant, à être français » (Liberté 224). En examinant le
style de Sembene et les thématiques qu’il aborde, on observe qu’il ne cherche pas à réclamer une
position dans la littérature française, mais plutôt à s’en écarter. J’ai mentionné ailleurs qu’il
refuse d’utiliser une langue recherchée et qu’il n’hésite pas à utiliser des expressions africaines
53
dans ses œuvres. J’interprète cela comme un acte de provocation et un moyen de désigner son
destinataire qui n’est pas forcement européen. Dans ce chapitre, je vais continuer à montrer
comment il se sert des emprunts, des proverbes africains et des personnages combatifs pour
réaliser ce but.
Senghor n’a jamais caché ses inclinations pro-assimilationnistes, une affinité qui est
critiquée sévèrement et impitoyablement dans Le Dernier de l’Empire. A titre d’exemple,
Senghor délimite l’assimilation qu’il souhaite ainsi:
Il s’agit d’une assimilation active et judicieuse, qui féconde les civilisations
autochtones et les fasse sortir de leur stagnation ou renaître de leur décadence. Il
s’agit d’une assimilation qui permette l’association. C’est à cette seule condition
qu’il y aura «un idéal commun » et «une commune raison de vivre », à cette seule
condition un Empire français (Liberté 45).
Quant à lui, Sembene montre que cette association entre l’Europe et l’Afrique n’est pas
souhaitable étant donné l’histoire des contacts violents entre les deux continents. Je discute cette
idée qui est véhiculée par le doyen Sall plus tard dans ce chapitre.
En même temps, au cœur de l’idéologie de Senghor, on trouve le concept de
l’«africanité », l’un des piliers de son socialisme qu’il définit dans Les Fondements de
l’Africanité ou Négritude et Arabité (1971). Dans cet ouvrage, Senghor déclare que tous les
Africains partagent quelques valeurs culturelles qui les réunissent comme un peuple.
Néanmoins, les pays de l’Afrique du Nord sont peuplés d’Arabes qui ne sont pas tout à fait noirs.
En plus, leurs valeurs ne sont pas forcement identiques aux valeurs des Africains sud sahariens.
Par conséquent, Senghor a recours à une alliance «symbiotique» entre la Négritude et
l’«arabité » pour définir cette africanité (8). Dans Xala et Le Dernier de l’Empire, c’est
54
l’importance pratique de l’africanité qui est mise en question. Elle est associée à la poignée
d’élites qui veulent s’abriter derrière leur race tandis que leurs actions sont ouvertement
antinationalistes et anti progressistes. Mignane lui-même est un capitaliste qui a des villas en
France alors qu’il n’investit rien au Sénégal. Il contribue à la fuite des capitaux à l’étranger
parce que sa loyauté est en dehors du pays qu’il dirige. Il n’y a rien de radical dans son idéologie
car elle vise à prêcher la beauté de l’Afrique sans confronter les problèmes concrets qui ravagent
le peuple.
Le socialisme de Senghor était fondé sur l’idéologie de la Négritude. Définissant cette
idéologie, il insiste que «la politique n’est qu’un instrument au service du social » (Liberté 60).
Mais sous son régime le Sénégal a dégénéré, la corruption était répandue et les services sociaux
sont dégradés tellement qu’il y avait du chaos dans les rues de Dakar en 1968. Dans Le Dernier
de l’Empire, Sembene se sert de la figure fictive du Vénérable pour montrer l’écart entre les
mots d’un politicien et ses actions. Cet auteur utilise le personnage de Madjiguène qui observe
que le socialisme de Mignane est celui dans lequel «tu signales à gauche pour tourner à droite »
(t. II 28). Remarquant l’écart entre l’idéologie du président et ses caprices à son tour, le doyen
Tidiane le confronte courageusement; «je me demande comment tu parviens à concilier ton
Authénégraficanitus et ta conduite personnelle» (t. I 161).
La similitude entre Mignane et Senghor pousse un bon nombre de critiques à conclure
que le personnage du Vénérable est un affront personnel. David Murphy va jusqu’à coupler le
personnage fictif et le vrai président dans son analyse, produisant la paire Senghor/Mignane
(196), une unité qui suggère que l’un peut passer pour l’autre. Donc, dans Le Dernier de
l’Empire, la description des activités de surveillance du Ministère de l’Intérieur peut être
55
analysée comme une réaction personnelle du romancier suite à la censure de son film Ceddo par
Senghor.
Mais, si le Sénégal dans les trois romans représente toute l’Afrique, le personnage de
Mignane est une riche métaphore qui peut désigner n’importe quel dictateur. L’Afrique a connu
des dizaines de présidents monstrueux, chacun ayant une idéologie nationale qui ne servait qu’à
cacher les maux au sein de son gouvernement. A cet égard, l’ancien despote du Zaïre (l’actuelle
République Démocratique du Congo) Joseph-Désiré Mobutu, au nom de son «recours à
l’authenticité », s’est renommé Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga, un nom bantou
qui définit ce dictateur comme un guerrier victorieux et invincible. Pour lui, l’acte de supprimer
le nom chrétien serait une indication suffisante de renoncer à la culture européenne. Au contraire
de Mignane du Dernier de l’Empire, Mobutu a obligé les Zaïrois à porter des vêtements
traditionnels et à renoncer aux noms chrétiens. Pourtant, l’histoire personnelle de Mobutu
montre autre chose. Sa kleptomanie est derrière l’instabilité chronique du Congo qui ne s’en est
jamais relevé. Au Kenya, Daniel Moi avait ce qu’il appelait en Swahili la Filosofia Ya Nyayo
dans laquelle il prêchait l’unité nationale tandis qu’il encourageait les quarante-deux
communautés du pays à s’entre-massacrer. Cet oppresseur kleptocrate a présidé la destruction
des institutions nationales et la faillite totale d’une économie. La Maison des Cercueils dans Le
Dernier de l’Empire n’est rien comparée au Nyayo House, un endroit dans lequel Moi orchestrait
la torture des écrivains et de ses opposants politiques.
Donc, le Vénérable est un prototype. Sembene qui a voyagé partout en Afrique a dû se
rendre compte de l’omniprésence de ce scélérat qui occupait le Palais Présidentiel à Nairobi, à
Kinshasa, à Mogadiscio ou à Bangui et qui ne souhaitait pas une société juste car il cherchait à
s’enrichir coûte que coûte. Les «philosophies » nationales pourraient se manifester de façons
56
différentes comme on observe dans les cas de Mobutu et de Mignane, mais ce sont des variations
de la même chose. La corruption qu’on trouve dans Le Dernier de l’Empire est un phénomène
commun partout dans le continent et Mignane est un symbole de la déchéance. Le narrateur
illustre ce point quand il dit que Mignane «fermait les yeux sur les détournements des deniers
publics» (t. I 178).
Or, dans leur jeunesse, la majorité des politiciens africains avaient le colonisateur comme
leur mentor. Donc, aux débuts de sa carrière dans les années 1945-1950, Mignane a articulé la
vision qu’il avait pour son peuple dans des termes choquants; «Je vais faire de vous des
citoyens…français » (t. II 23). En plus, cet ancien tolère l’indiscipline ouverte. Par exemple,
lors d’une réunion présidentielle, son protégé Soukabé caresse les cuisses de Madame le ministre
de la Condition féminine, Naffissatou. Ce comportement adolescent de Soukabé et son
opiniâtreté servent à accentuer le machiavélisme de Mignane. Chez ce président, il faut
souligner la faiblesse des autres pour « rehausser sa renommée personnelle » (t. II 207). Utilisant
une forte image, Djia Umrel dit de Léon Mignane après l’avoir rencontré pour la première fois
qu’il est «de la race des hyènes » (t. I 62). Or, le caractère charognard et gourmand de cet
animal lui donne une position défavorable dans les contes africains.
L’absurdité de l’Authenefricanitus en tant que doctrine socialiste est révélée par la genèse
et la conduite du président et ses ministres. Soukabé est un aristocrate de sang. Le Chef d’Etat
lui-même se comporte plutôt comme un dynaste. Il souhaite un Boeing comme cadeau pour son
soixante-dixième anniversaire quand le peuple meurt de faim. Ses ministres sont aussi insensés
que lui car ils sont prêts à dépenser plus de trois milliards de francs dans ce projet. Seul le doyen
Sall peut le critiquer en demandant; «Comment le peuple va-t-il payer cette somme ? Avec des
coques d’arachides ou avec des tourteaux ? » (t. II 57). Les penchants du président et de l’élite
57
qu’il dirige deviennent un fardeau sur le dos du peuple. Soukabé est dénué de solutions
intelligentes car il ne sait que négocier avec des banquiers étrangers plutôt que gérer les
ressources à sa disposition pour promouvoir le développement du pays. Sall continue à critiquer
le projet devant le Chef d’Etat et ses ministres. Ses mots résument la détresse d’un peuple dirigé
par une clique insensible:
Ce n’est pas en période de sécheresse qu’on s’offre un jouet de ce prix. Outre son prix
très élevé, il y a les intérêts à payer. Qui va avaliser ce prêt ? L’Etat au nom de
déshérités de notre peuple ? Ce cadeau en ce moment est un détournement du bien public
(t. I 59).
Conforme à son désir de s’ancrer dans le réel, Sembene recourt à l’histoire pour expliquer la
provenance de l’insensibilité et du détachement de cette élite face aux problèmes du peuple
qu’elle dirige. En lisant Le Dernier de l’Empire, on trouve que ceux qui se veulent des
gouverneurs des jeunes pays ont été contaminés délibérément par voie de scolarisation à
l’époque coloniale. Jean-Paul Sartre nous en donne un compte rendu dramatique dans sa préface
aux Damnés de la Terre:
L’élite européenne entreprit de fabriquer un indigénat d’élite ; on sélectionnait des
adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la culture
occidentale, on leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui
collaient aux dents : après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux,
truqués. Ces mensonges vivants n’avaient plus rien à dire à leurs frères ; ils résonnaient ;
de Paris, de Londres, d’Amsterdam nous lancions des mots «Parthénon ! Fraternité ! » et,
quelque part en Afrique, en Asie, des lèvres s’ouvraient : «…thénon !...nité ! » (17).
58
Bernard Mouralis observe que la scolarisation lors de l’ère coloniale était un moyen
d’instrumentalisation, de promouvoir la segmentation des cadres des colonisés et de valoriser la
ségrégation économique. Car le colonisateur avait besoin non seulement d’une main d’œuvre
malléable mais aussi de maintenir la docilité et l’obéissance totale dans la société colonisée. A
ce but, un moyen efficace était de diviser la société, d’introduire une classe des colonisés
privilégiés qui serait la porte-parole de ses idéologies. À cet égard, «l’enseignement tel qu’il est
conçu et mis en place par le colonisateur, dès les premières années de ce siècle, doit être
considéré comme un des éléments essentiels du système colonial » (Mouralis 1984 59). Quand
à lui, Samba Gadjigo écrit dans son livre Ecole Blanche, Afrique noire que «l’idéologie française
a cherché une justification de l’école coloniale en figeant les spécificités du colonisé dans un
présent éternel, psychologique, ce qui aboutit à une oblitération du passé africain » (13). Liée à
ceci est la fragmentation de la société. Il fallait accentuer des hiérarchies là où elles existaient et
les introduire s’il n’y en avait pas. La scolarisation coloniale était destinée à mettre en place une
nouvelle classe sociale comme l’affirme Mouralis:
L’examen des conséquences découlant de la mise en place d’une scolarisation de type
colonial est particulièrement révélateur du rôle qu’a pu jouer l’école, tant sur le plan
sociologique avec la création d’une nouvelle catégorie sociale, celle des «lettrés » (59).
L’investissement décrit par Mouralis est très ambitieux à long-terme. Le colonisateur désirait
désocialiser le colonisé à qui il imposait sa langue et une nouvelle culture tout en le condamnant
à accepter le statut d’un dominé. Il s’agit de produire un être qui ne peut pas fonctionner en
dehors du système colonial. Faute de ressources financières et humaines, l’accès à l’école
coloniale était limité à une minorité. En plus, la qualité du contenu des programmes était
médiocre parce que tout fonctionnait dans un milieu raciste et colonialiste. Le colonisateur
59
n’avait ni la volonté ni les moyens d’assurer que l’éducation reçue serait fiable dans la vie des
élèves.
Ce point est bien illustré dans Le Dernier de l’Empire où le jeune Sall fréquente l’école
française dont l’infrastructure et la main d’œuvre sont maigres. Le narrateur dit que «…l’école
en banco avait sa toiture en chaume. Elle était dirigée par un vieux soldat d’origine bretonne »
(t. I 48).
En plus, les produits de ce procédé étaient destinés à satisfaire aux besoins du
colonisateur. Gadjigo continue dans Ecole Blanche, Afrique noire ; «Dans le contexte colonial
où elle est née, cette «éducation » n’avait pas l’indigène comme fin mais comme
instrument » (141). Abordant la même question, Mouralis note que l’objectif principal de ce
procédé était d’abord économique:
Sur ce point, les artisans et les théoriciens de la politique coloniale sont à peu près à
reconnaître, des débuts de la colonisation jusqu’à 1950 environ, que l’enseignement en
Afrique doit avant tout avoir un but pratique et avoir ainsi comme fonction essentielle de
former les cadres subalternes nécessaire à la bonne marche du système colonial (80).
Son deuxième but était politique. Puisque le colonisateur avait toujours peur de ceux qu’il
exploitait, il devait, par voie de l’école, limiter les connaissances de la nouvelle classe des
colonisés lettrés. Donc, Mouralis remarque qu’ «il donnera, d’autre part, à l’enseignement un
contenu et une structure destinés à empêcher l’acquisition des connaissances et des méthodes qui
pourraient aider à une prise de conscience critique de la situation coloniale (81). La finalité
pragmatique de ce système scolaire avait un but raciste et ségrégationniste visé à porter des
conséquences graves tout au long de la vie de l’individu. Par exemple, les quelques
professionnels qu’on produisait n’avaient aucune connaissance théorique.
60
Réfléchissant à ce problème en 1955, Aimé Césaire résume l’éducation
assimilationniste ainsi; «la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes,
de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des
affaires » (21). Quant à lui, Mouralis observe que;
Qu’il soit instituteur ou médecin, ce dernier reste de toute façon quelle que soit sa
compétence réelle dans son domaine un «instituteur africain » un «médecin africain »,
c’est-à-dire quelqu’un qui a reçu une formation adaptée à sa situation de colonisé et
auquel on pourra toujours rapprocher de ne pas avoir suivi le même cycle que ses
collègues européens (82).
Sembene qui veut désabuser son peuple choisit le personnage de Sall pour raconter l’histoire de
la formation de l’élite. Avant de lui donner le rôle de l’incarnation de la conscience aigüe de la
situation néocoloniale en tant que politicien mûr et courageux, l’auteur le laisse d’abord subir
l’expérience de l’éducation assimilationniste. Il connaît la ségrégation dès son enfance dans
l’école coloniale. Bien qu’il ait été mieux traité que la majorité de ses compatriotes, il doit en
même temps accepter la situation inférieure d’un dominé. Étant le fils d’un chef, il est séparé de
ses compatriotes après quatre ans dans l’école de son village natal pour aller à Saint-Louis du
Sénégal «Cette ville était depuis 1848 sous contrôle des métis, créoles, mulâtres, apparentés aux
Blancs métropolitains, qui dirigeaient le commerce, les affaires de la cité. Ils étaient les seuls à
élire un député pour l’Assemblée Nationale Française à Paris» (t. I 49). Étant noir, ses
opportunités seraient toujours limitées car la progéniture des Blancs «était la seule à bénéficier
des bourses d’études en Europe » (49). Mais le jeune Sall souhaitait devenir avocat. Quand la
première guerre mondiale éclate en 1914 le jeune Tidiane saisit l’opportunité. Il rédige un article
dans lequel il se définit comme l’un des fils noirs de la France qui sont prêts à se sacrifier pour
61
«cette France éternelle…au nom de la liberté» (51). Ironiquement, quand sa candidature est
acceptée par l’Hexagone, Sall profite de la protection du député Pascal Wellé et de la renommée
de son propre père pour étudier au lieu de s’engager au combat. Le même individu qui a écrit
des articles passionnés pour demander ses droits de mourir pour la France est un privilégié.
Motivé par le gain personnel, Sall «ne connaîtra pas le baptême du feu » (52).
Sembene adopte l’histoire de la trajectoire de Sall pour souligner que l’élite africaine a
toujours tiré profit de son peuple pour s’avancer. Quand trois des frères de Sall meurent lors de
la même guerre qui lui donne accès à la faculté de droit à Paris, il montre une certaine prise de
conscience en criant ; «Il aura fallu combien de morts africains pour que moi, je puisse accéder
aux études supérieures? » (t. I 53). Sembene contraste le niveau intellectuel de Sall avec le
député Wellé qui a arrêté ses études à l’école secondaire et qui déclare que «les Noirs sont
inaptes à la Science » (t. I 53) Ce député serait ce que Césaire appelle «des élites décérébrées »
(21). Conforme à sa bassesse intellectuelle, Wellé justifie sa candidature pour la position de
député en disant ; «Je suis noir catholique, j’ai épousé une blanche, et mes enfants sont des métis.
Je suis le meilleur choix que vous puissiez faire » (t. II 187). Sembene s’élève contre cette
mentalité qu’il trouve détestable et qu’il ne cesse de rejeter:
Décédé en France, l’ancien député au Palais Bourbon, Pascal Wellè devait être inhumé à
Dakar. Catholique de confession, le chef du clergé lui refusa les rites funèbres de sa foi.
L’évêque avec la fougue de l’orthodoxie déclara que : «Pascal Wellé était membre actif
de la Loge maçonnique… Quant aux musulmans, il n’était pas question de céder un
pouce de leur cimetière à un catholique, fût-il le noir le plus célèbre (187).
Donc, cet auteur réussit à montrer que, au contraire du mensonge qu’on prêche souvent au nom
d’une mission civilisatrice, le colonisateur ne s’intéressait pas à l’éducation du colonisé. Sa
62
scolarisation soulignait la connaissance de sa propre langue plutôt que des aptitudes analytiques
comme des moyens de promotion sociale de la nouvelle classe des lettrés. Gadjigo note la même
chose quand il écrit que les contenus des programmes de l’école coloniale servaient à exclure la
grande majorité de la vie politique et du mode de production et d’échange (139). En même
temps, elle créait une nouvelle classe aliénée qui n’appartenait ni à la culture africaine ni à la
culture européenne. Mouralis affirme ce fait: «Par sa structure même l’enseignement colonial ne
permettait pas aux individus colonisés une intégration à la société dominante » (99). Ce tirage
spirituel est représenté par un déplacement physique dans les travaux de Sembene. Avant leur
tourment et leur déchirement totaux, le député Wellé, Mignane et Sall ont dû subir une série de
mouvements qui ont culminée à leur séjourne en France. Il s’agit d’une opération spirituelle,
l’européanisation. Or, Fanon montre les difficultés psychologiques issues de ce branlement dans
Peau Noire Masques Blancs. Les victimes de cette procédure souhaiteraient se blanchir. Ils se
rapprochent des Européennes non parce qu’ils les aiment mais comme un moyen de devenir
blancs:
De la partie la plus noire de mon âme, à travers la zone hachurée me monte ce désir
d’être tout à coup blanc. Je ne veux pas être reconnu comme Noir, mais comme Blanc.
Or – et c’est là une reconnaissance que Hegel n’a pas décrite – qui peut le faire, sinon la
Blanche ? En m’aimant, elle me prouve que je suis digne d’un amour blanc. On m’aime
comme un Blanc. Je suis un Blanc » (71).
Il s’agit de l’image d’un colonisé-lettré qui a l’obstination d’atteindre le statut d’un colonisateur
avec le but de jouir des privilèges et des droits associés avec ce rang. Néanmoins, les Européens
eux-mêmes n’ont jamais accepté cette élite comme leurs égaux. Dans les travaux de Sembene,
les uns traitent les autres avec condescendance. À titre d’illustration, l’attitude paternaliste de
63
l’Ambassadeur Jean de Savognard est très révélatrice. Quand Sall critique ses avis, l’amourpropre d’ex-colonisateur devient évident ; «Toute expression de franchise, venant d’un excolonisé traduisait un sentiment d’inimitié » (t. II 179). Dans un autre incident, le Colonel Mané
ordonne qu’un certain Français nommé Pierre soit fouillé avant d’entrée dans l’avion. Sa
réaction: «Pierre sentit sa gorge se serrer. Il se crispa les mâchoires. En d’autres lieu et époque
il aurait aplati ce bougnoul » (t. II 195).
Ayant rejeté cette élite, Sembene définit un nouveau intellectuel qui est sensibilisé à la
situation grave qui menace le peuple. Sa vision positive à cet égard conforme à ses convictions
marxistes et est partagée par un bon nombre d’autres auteurs dont on peut mentionner le
romancier Kenyan Ngugi wa Thiong’o. Lors d’un colloque des écrivains africains, Ngugi a
soutenu que: «What happens at universities is very, very crucial ; in fact, universities are
ideological factories where very important ideological battles have been fought, are still being
fought, and will be fought » (Gadjigo et al. 78). On note en même temps que Sembene croit au
développement des institutions nationales qui seront en mesure de préparer un pays producteur.
Dans Xala, les attributs de cet intellectuel se voient dans le personnage de Rama. Courageuse et
indépendante, Rama est fière de sa culture et de sa langue. Elle n’a pas peur de confronter la
corruption de son propre père. Dans Le Dernier de l’Empire on rencontre le journaliste Kad, un
esprit perspicace et lumineux. Grâce à son travail assidu et à son esprit indomptable, ce
journaliste est capable d’interviewer les hommes les plus illustres comme Franz Fanon, Kwame
Nkrumah, Julius Nyerere, Agostinho Néto et Amilcar Cabral (t. II page 33). C’est lui qui
encourager Sall à écrire ses mémoires qui auront le titre du Dernier de l’Empire.
Cependant, il faut souligner que chez Sembene, ce n’est pas le fait d’obtenir des diplômes
qui importe. Car cet auteur lui-même n’a guère suivi une scolarisation formelle. Donc, il est
64
évident dans ses œuvres que c’est la rigueur intellectuelle et la prise de conscience de la situation
globale qui est plus rentable pour l’individu et pour le bien de la société. Par exemple, dans Les
Bouts de Bois de Dieu, la petite Adjibidji reste en tête de la liste des personnages les plus avisés
grâce à son esprit inquisitif et à ses capacités synthétiques. Elle est capable d’analyser des
situations et des pratiques par rapport à leur valeur. À titre d’illustration, elle pose une question
classique à sa mère Assitan qui veut la punir; «Est-ce pour me faire mal ou pour me rendre
meilleure, mère ? » (21). Cette objectivité occupe une position importante dans l’idéologie de
Sembene. Autrement dit, ce n’est pas la peine de s’engager dans une cause si on ne sait pas se
demander pourquoi.
Les inclinations socialistes de Sembene influencent sa définition de la liberté
intellectuelle. Donc, l’histoire de l’émancipation de Sall commence lors de ses études
universitaires quand il lit les travaux de Jean Jaurés (écrivain socialiste-pacifiste assassiné en
1914). Cependant, rentré au Sénégal, il continue à appuyer l’Union Française en tant
qu’Africain pro-Gaulois. Mais, plus tard, il est saisi du désespoir de son inachèvement. Car Sall
se rend compte du fait que, pendant un demi-siècle, il n’a servi qu’à aider d’autres pour
s’avancer. Avant son départ en France, il était le publiciste de Wellé. Puis, c’est lui qui a invité
Mignane à participer à l’instauration d’un nouvel ordre politique. Le narrateur saisit l’amertume
de son inachèvement ; «De 1914 à ce jour, il n’avait été qu’un tronc flottant, servant à aider les
autres à traverser la barre » (t. I 55).
Ensuite, Sall est l’objet de l’influence de son fils cadet Badou qui possède beaucoup
d’indépendance idéologique. Ce professeur de littérature moderne rejette sa position de
privilégié et s’allie avec le peuple. C’est son esprit audacieux qui illumine la nouvelle piste de
son père qui s’exclame; «Où as-tu puisé cette sève qui coule en toi ? De moi, de mon milieu, de
65
mon environnement, tu as tout rejeté. Comment as-tu fait pour échapper au sortilège européen
avec ta formation ?» (t. I 69). Ce dialogue a lieu juste avant le soixante-dixième anniversaire du
Vénérable. Sall en est chargé de présidé aux cérémonies. Badou lui donne son avis:
Joom Galle, la sécheresse ravage bêtes et gens dans nos campagnes. Et voilà que nous
gaspillons nos économies. Nous nous endettons pour une mascarade! Et c’est toi qui va
présider cette cérémonie d’allégeance, de déification» (t. I 65)
Chez Sembene, le bon intellectuel est celui qui veille à ses convictions et qui s’engage dans la
cause du peuple. Dans le récit, Badou porte une pancarte militante lors d’une visite du général
De Gaulle en 1958 à Dakar. Le but de l’escale du président français était de proposer une
communauté aux colonies d’Outre-Mer.
Les mots sur la pancarte que portait Badou étaient
destinés à le détromper: «NOUS VOULONS NOTRE INDÉPENDANCE IMMÉDIATE » (t. I
66). Puis, Badou voit clairement que l’Authénégraficanitus de Léon Mignane n’est qu’une
façade pour cacher la fourberie. Il dit à son père que le président «n’a d’africain que sa peau
noire. S’il pouvait se blanchir, il le ferait. » (t. I 67).
C’est à Badou que Sall ouvre son âme. Cet acte de se confesser à son propre fils qui est
un intellectuel communiste est convenable à l’esprit révolutionnaire de Sembene. De même, sa
valeur cathartique est évidente. Car, dorénavant, Sall est capable de renoncer à la corruption et
au néo-colonialisme. Lors de l’anniversaire de Mignane, il déclare qu’il faut
avoir la probité de nous dire et de nous reconnaitre, nous, dirigeants d’aujourd’hui, que ce
même système d’alors avec ses téguments a épousé son temps. Reconnaissons-nous que
le colonialisme n’est plus l’occupation des terres, mais le ravalement des esprits,
l’orientation sociale, le piétinement culturel, l’imposition d’une armada de conseillers
obtus, dont le rôle, au sein de nos administrations toutes neuves, au lieu d’être de nous
66
aider, est de mettre un frein à toutes les reformes audacieuses, à tous les esprits
entreprenants (t. I 74).
Il est clair donc qu’à travers la vie du doyen en contrepoint de Mignane, Sembene définit bien
l’indépendance à laquelle il s’intéresse; ce n’est pas assez d’avoir un drapeau national et un
président. Car, en dépit du fait que le pays décrit dans Le Dernier de l’Empire se veut
politiquement indépendant, il reste conquis par un ex-colonisateur qui continue à manipuler le
président et son gouvernement au détriment du développement du pays. Avant de proclamer son
indépendance, il faut d’abord se libérer intellectuellement à l’instar du doyen Sall. Dès le jour
où il rejette une idéologie corrompue, il est capable de maintenir sa dignité et de dire ce qu’il
pense plutôt que ce qu’on veut qu’il dise.
La chute du gouvernement de Mignane désigne l’arrivée d’un nouvel ordre
sociopolitique. Cherchant à se débarrasser de la corruption chronique et à se soigner du
dysfonctionnement, le pays se purge lors du drame du putsch. Ironiquement, c’est le Vénérable
qui, par mégarde, entraîne le peuple à se révolter contre son administration. En manipulant la
constitution pour créer la position du premier ministre, le Vénérable visait à déstabiliser son
propre gouvernement. Son absence aurait montré que ni Daouda ni Soukabé n’étaient à mesure
de le succéder. Se voulant un génie de la politique, le Vénérable avait prévu un coup d’état civil
dans lequel il se succéderait lui-même. Mais les jeunes officiers occasionnent un coup d’état
véritable et déposent le président.
L’acte de rejeter l’intervention d’une armée étrangère est un fort symbole dans lequel
Mané et ses camarades restituent la gloire et la fierté à leur peuple. En donnant des reçus pour
toutes les armes qu’ils confisquent, ces officiers annoncent une nouvelle ère de transparence et
de discipline professionnelle. Ils s’écartent de la tradition de dépendance, de mensonges et de
67
honte. Il s’agit clairement d’ «une armée nationale qui peut se rebiffer contre un certain type de
pouvoir qui avalise le vol » (t. II 198). En même temps, la déportation de Mignane coïncide avec
la destruction du monument de Faidherbe à la ville de Dakar. Aux yeux des Sénégalais,
Faidherbe n’est pas de héro national mais plutôt le symbole de la soumission et de l’humiliation.
Car, arrivé au Sénégal pour la première fois en 1855, ce colonisateur a dirigé des campagnes de
pacification, une litote pour le massacre des milliers d’Africains au nom de l’Empire Français.
Sembene juxtapose Faidherbe à Mignane parce que ce que celui-ci a commencé, celui-là
continue à le propager. On ne peut pas se débarrasser de l’un sans déposséder l’autre. Faidherbe
passerait pour le premier de l’empire autant que Mignane est le dernier de la même entité. Pour
un écrivain qui aime les symboles comme Sembene, la présence du monument d’un
administrateur colonialiste ne peut représenter que la dominance d’une culture par une autre. Il
s’agit clairement de ce qu’appelle Bernard Mouralis «un impérialisme culturel» (Contrelittératures 181). Parlant à Samba Gadjigo lors d’une conférence, Sembene a défini la culture et
la langue comme «ce que j’appelle mes valeurs de refuge» (Gadjigo et al. 64). Réfléchissant à la
même question, cet il a déclaré dans la même réunion que «ce n’est pas la longueur d’un doigt
qui fait une main » (Gadjigo et al. 60). C'est-à-dire que toutes les cultures comme toutes les
langues sont également importantes.
Cependant, étant donné l’histoire des pays africains qui ont connu des coups d’état, on
doit réexaminer la fin du roman. En dehors de sa valeur symbolique, il est clair qu’un putsch
n’est guère une solution pratique aux problèmes politiques quel qu’ils soient. Mané et ses
camarades expriment la volonté de restituer un gouvernement civil après avoir balayé le système,
mais Siad Barre avait promis la même chose aux Somaliens quand il a effectué son coup d’état
en 1969. Après s’être déclaré le Chef d’Etat, Barre est resté au pouvoir pendant vingt-deux ans.
68
Or, il a pratiqué la même corruption qu’il critiquait dans sa jeunesse. La Somalie ne s’est jamais
stabilisé depuis sa déportation en 1991. On peut donner des exemples d’autres pays qui ont subi
le même sort comme la République Démocratique du Congo, l’Ouganda et l’Ethiopie.
Dans Le Dernier de l’Empire, on note que les étudiants, les intellectuels et l’armée
forment une forte alliance dont le motif n’est pas simplement de remplacer un dictateur civil
avec un gouvernement militaire mais plutôt d’instaurer des transformations positives dans un
pays qui était mal géré jusqu’alors. Le fait que le doyen Sall et le journaliste Kad soutiennent
cette action souligne qu’il faut interpréter ce coup d’état comme un symbole et pas
nécessairement comme une solution convenable et pratique. Car, comme je maintiens dans mon
analyse, ces personnages eux-mêmes sont des métaphores, des énigmes, des possibilités, des
signes d’espoir. Aussi, cette fin est un soulagement. Après toute la violence, toute la corruption
et toutes les conspirations, il y a au moins de l’optimisme dans les intentions de Mané et de ses
camarades. Ce dénouement est un désir, une espérance d’une bonne possibilité.
Je viens de montrer comment la corruption politique se manifeste dans Le Dernier de
l’Empire, un roman politique dans lequel se côtoient des faits historiques, des intrigues
machiavéliques, de la violence, de l’humour et beaucoup de suspens. Il est évident que cet
ouvrage est plus complexe que Le Mandat et Xala. Pour cette raison, il faut jeter un coup d’œil
à quelques éléments stylistiques originaux qui sont très développés dans ce roman.
En feuilletant cet ouvrage, on constate rapidement que sa structure est tout à fait unique.
D’abord, il est subdivisé en unités très courtes. Les quarante-six chapitres des deux tomes
donnent moins de 500 pages au total. L’histoire n’est pas linéaire. Le Vénérable est déjà disparu
quand le narrateur commence son récit, et il utilise des flash-back pour donner des informations
détaillées et recherchées qui donnent au roman un caractère avéré. En même temps, il n’y a
69
aucun doute que la nature du message reste sérieuse en dépit de l’humour qui coule tout au long
de l’histoire. En plus, il y a des variations très intéressantes dans la voix narrative. Le récit est
narré à la troisième personne par un narrateur omniscient, mais parfois une autre voix intervient
pour clarifier ou résumer les pensées et les motivations des personnages. Cet «autre » est un
investigateur très ingénieux et pénétrant qui enrichit les pouvoirs analytiques du narrateur.
Pendant la plupart de l’histoire, ce rôle est joué par le journaliste Kad dont les pensées se
côtoient avec les observations du narrateur qui reste exacte et intellectuel. C’est le contraire du
Mandat dans lequel les renseignements sont maigres et insatisfaisants.
À titre d’exemple, considérons le huitième chapitre qui n’est rien de plus qu’un seul
paragraphe dans lequel Soukabé se prépare pour déstabiliser le camp du Premier Ministre DavidDaouda. Raconté entièrement à la troisième personne sans aucun dialogue, il se distingue par la
distance remarquable entre le narrateur et les personnages car il rapporte les événements sans y
participer. Ce narrateur réussit à présenter la tension qui a saisi le pays depuis la disparition de
son président et la découverte du cadavre de son chauffeur. La réunion clandestine qui est le
sujet de ce court chapitre est une sale affaire car Soukabé veut causer le maximum de panic et de
promouvoir la spéculation au sein de l’assemblée des députés, des hommes d’affaires et des
ministres. Souikabé annonce que la situation économique du pays est grave grâce à
l’incompétence de Daouda. Puis il donne des informations imprécises concernant le silence du
président Mignane. Or, le suspens dramatique est intense. Le lecteur sait que le président est
disparu depuis jeudi soir, mais les élites qui s’assemblent autour de Soukabé n’en sont pas au
courant. La brièveté du chapitre souligne l’ignorance de l’élite qui dirige le gouvernement. Ce
qui est pire, Soukabé lui-même n’est pas en mesure d’analyser les conséquences de son
70
entreprise car il est jusqu’alors un faire-valoir. Le narrateur nous dit: «En lui-même, Mam Lat
Soukabé souhaitait le retour du Vénerable» (t. I 110).
Comparons cet incident sombre à la conférence de presse qui est narrée au dix-septième
chapitre et dans lequel trois voix narratives alternent. D’abord, le narrateur (à la troisième
personne au singulier) commence par décrire la foule qui attend le ministre chargé de
l’Information et des Relations avec les Assemblées, Monsieur Mapathé, qui est en retard.
Utilisant des descriptions minutieuses, le narrateur identifie d’emblée le lieu de la conférence (la
Maison de la Radio) et les professionnels qui s’y assemblent. Il est conscient de la chaleur, de
l’agitation de la foule et du malaise psychologique qui envahit toute l’assistance. Puis, Mapathé
donne son discours à la première personne du pluriel car il ne parle pas dans sa capacité
personnelle mais plutôt en tant que délégué du gouvernement: «Nous savons combien est
difficile l’exercice de votre métier» (t. I 194). Cependant, son discours est interrompu de temps
en temps par le narrateur qui attire l’attention de son lecteur à la réaction de l’assistance et
commente les comportements des gens. L’histoire devient compliquée quand Mapathé donne
aux journalistes l’occasion de poser leurs questions. Le Professeur Fall qui est le doyen du corps
professoral en médecine vient de mentir dans son rapport écrit qu’il a examiné le Vénérable au
matin. Kad l’attaque immédiatement: «Monsieur le Professeur, avez-vous vu ce matin le
président de la République? » (t. I 197). Le ministre panique et donne une réponse
insatisfaisante. Le journaliste insiste qu’il s’adresse au médecin. Au lieu de répondre à la
question, Fall devient furieux et accuse tous les journalistes du monde de n’avoir aucune
éducation. Pour le défendre, le ministre s’attaque à Kad, l’accusant de ne pas respecter les
normes professionnelles. Kad devient soupçonneux. À ce moment, la narration passe à son
troisième niveau car le lecteur peut lire les pensées du journaliste directement, sans l’intervention
71
du narrateur ; «Quelque chose se passe. Le mutisme sur la maladie, et l’évacuation de sa famille
cachent…la vérité » (t. I 198).
Parfois on trouve des dialogues longs et didactiques, à l’instar des scènes d’une pièce de
théâtre politique ou d’un discours philosophique. C’est dans de tels dialogues que l’auteur
s’approprie les paroles bien choisis de quelques personnages pour véhiculer son idéologie
personnelle. Par exemple, le doyen Sall profite de son amitié de longue date avec le Vénérable
pour mettre en question sa philosophie politique. Donc, lors d’une réunion privée au Palais
Présidentiel, le Vénérable demande au doyen pourquoi il n’est pas allé l’accueillir à l’aéroport
après son séjour en France où il a assisté à la Cinquième Conférence franco-africaine des Chefs
d’État. Or, dans cette visite à l’étranger, le Vénérable avait déclaré à ses hôtes européens que
l’armée sénégalaise allait joindre une nouvelle Force Armée Interafricaine qui suppléait la force
d’intervention extra-africaine au Shaba (formellement le Katanga, au Zaïre). Sall s’oppose
ouvertement à la formation de cette force. Il choisit de démissionner du gouvernement au lieu de
compromettre ses convictions. Ce dialogue accentue la vraisemblance de l’histoire. Le caractère
de Mignane et ses faiblesses en tant que Chef d’État deviennent clair. Quand Mignane déclare
qu’on cherche à déstabiliser l’Afrique, l’auteur profite de la longue réponse de Sall pour diffuser
son opinion:
Léon, interpella Cheikh Tidiane en redressant sa poitrine, ton laïus sur la menace
qui pèse sur l’Afrique, garde-le pour d’autres. Ces différents sommets francoafricains m’ont fait beaucoup penser à mon père. Il avait participé à toutes les
conquêtes coloniales dans un esprit de «pacifier» les indigènes. On lui disait
«qu’il apportait la civilisation ». On destitua un vrai chef indigène, pour le
nommer à sa place (t. I 169).
72
Le doyen se distingue comme un politicien mûr et une figure publique courageuse qui peut
renoncer à la corruption au sein du gouvernement qu’il sert. En même temps, il s’écarte de l’élite
qu’il compare aux anciens qui, motivés par le gain personnel, ont collaboré avec le colonisateur ;
«Mon père, avec des armes, avait asservi des gens…par ignorance. On peut l’absoudre. Mais
toi, moi? Sommes-nous des auxiliaires? Plutôt des complices du néo-colonialisme » (t. I 170).
Ce dialogue est au centre de l’intrigue de la succession présidentielle parce que le doyen décide
de démissionner bien avant la disparition du Vénérable. Quand aux autres ministres, ils voient
une coïncidence inexplicable entre la disparition de l’un et de la démission de l’autre. C’est ainsi
que l’auteur se sert des secrets de la première génération de l’Indépendance pour exposer
l’ignorance de la deuxième.
Quelquefois le lecteur a l’impression d’assister à un film. Sembene le cinéaste nous munit
des aperçus vifs et animés, qui ont un caractère cinématographique. Le lecteur devient un
spectateur en plein suspens. Un exemple inoubliable est l’incident oú Mignane s’évanouit de
colère après s’être querellé à la fin de son dialogue avec Sall. Après avoir été capable de se
maîtriser jusqu'à ce que le doyen soit parti, le Vénérable se déchaîne tellement que la tension sur
son visage et les vagues des caillots qui palpitent dans son cerveau sont palpables. Puis le
narrateur se sert d’une description graphique pour intensifier l’effet visuel de l’incident: «D’un
sursaut presque surhumain, il articula «Gaston! », sa main empoignant la nappe de table.
Quelqu’un surgit de derrière la tenture de velours mauve pour le retenir » (t. I 170).
Tout au long du roman, l’auteur profite des proverbes africains et des expressions
philosophiques pour véhiculer son message. Or, le proverbe est la marque par excellence du
raffinement de la tradition orale dans toutes les communautés africaines. Donc, en les utilisant
dans son œuvre, l’auteur réclame sa position comme champion qui parle du peuple au peuple.
73
Autrement dit, l’œuvre en question est destinée à ceux qui ont la capacité de les décoder.
Considérons cet exemple qu’on trouve vers la fin de la conférence de presse: «L’éléphant avait
accouché d’un souriceau » (t. I 199). En dehors de son contexte, il ne serait pas facile de
comprendre cette expression. Pourtant, dans le contexte du récit, on vient d’assister à la
conférence de presse dans laquelle le gouvernement a invité un professeur en médecine pour
mentir aux journalistes. Le but du mensonge : cacher le fait que le président a abandonné son
gouvernement et que personne ne sait où il est. Grâce à la paresse des ministres et à leur
dépendance (ils n’ont jamais fonctionné sans le guidage du Vénérable), ils ne peuvent pas
trouver de solution pour calmer le pays et assurer le peuple. Malgré le fait que le Professeur Fall
a dressé un rapport dans lequel il montre qu’il a examiné le président au début du même jour, il
ne peut pas répondre à une simple question posée par Kad: quel est le nom de la maladie dont
souffre le Chef d’Etat? Réexaminant le proverbe à ce jour, l’éléphant peut signifier la grande
conférence de presse qui accouche d’un petit souriceau, un mensonge médiocre. Dès lors, la
curiosité de Kad est éveillée et il ne se reposera pas jusqu’à ce qu’il perce le grand secret derrière
cet artifice.
La beauté du Dernier de l’Empire réside aussi dans sa technique innovatrice où les
langues africaines, surtout le wolof et le pulaar, envahissent le français. C’est un acte de
provocation dans lequel le lecteur est invité à réfléchir et à travailler activement tout au long de
la lecture. En refusant de se limiter aux expressions françaises, l’auteur qui fait attention de
traduire ces mots étrangers en bas des pages où ils se trouvent semble désigner un destinataire
spécial, c’est-à-dire celui qui fera l’effort de s’interroger au fur et à mesure de sa lecture. De
surcroit, ce style accentue la «scriptibilité » du roman selon la terminologie proposée par Roland
Barthes dans S/Z (1970). Comme les proverbes qu’on a discutés, les mots africains servent à
74
souligner le cadre géographique du roman, à enrichir l’histoire et définir le statut des
personnages. Par exemple, le narrateur alterne la formule Joom Galle qui veut dire le maître du
foyer avec le nom de Cheikh Tidiane Sall quand celui-ci est chez lui et non dans sa capacité de
ministre d’Etat. C’est un moyen subtil de valoriser le statut du doyen et de le contraster avec
Mignane qui n’a pas de vraie famille. Car la femme de celui-ci est presque toujours absente sauf
dans quelques brefs moments où elle téléphone au Palais ou bien quand elle se régale dans les
mains de son amant Soukabé. Considérons un autre exemple pour montrer l’efficacité de ce
style pour exprimer une réalité spécifique d’une façon à la fois originale et populaire. Dans sa
jeunesse, le Premier Ministre Daouda est rejeté par la famille de la Sénégalaise qu’il aime parce
qu’il vient d’une caste inférieure. Mais il est accepté par une Antillaise nommée Guylène qui se
marie avec lui. Le narrateur décide de compliquer la vie de ce couple. Un jour quand elle se
promène dans la rue, Guylène entend quelqu’un s’exclamer: «Bambara geek! Jaam u geek ! »
L’auteur donne la traduction comme «esclave d’origine des Antilles ! Esclave venu au-delà de
l’océan! » (t. II 96) Or, il est clair au lecteur que les deux hommes étaient en train de blaguer
comme des amis et qu’ils ne s’adressaient pas à Guylène. En plus, ils ne savaient pas qu’elle les
écoutait. Ils ne la connaissaient même pas. Néanmoins, on peut imaginer la douleur de Guylène
car, étant Antillaise, elle est la descendante des victimes de l’esclavage. En outre, le lecteur sait
que Daouda vient d’une caste inférieure. Sembene rejette la ségrégation dans toutes ses formes
et dans toutes les sociétés. Il souligne que les Africains eux-mêmes doivent changer avant de
demander la même chose aux autres.
Il y a des expressions spéciales qui ont une très grande valeur politique et qui ont une
utilité distincte car ils dissimulent des secrets. Considérons l’expression wolof Caaf da Xem qui
veut dire «les cacahuètes grillées sont calcinées » (t. II 107). Des cacahuètes calcinées sont
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immangeables. Or, un cuisinier peut arriver à calciner des aliments par accident ou
délibérément. Cette expression est utilisée par le Général de Brigade Ousmane Mbaye dans le
bureau du Premier ministre Daouda pour annoncer un coup d’état. Ils marquent le fait que
l’armée est finalement au courant du fait que le président de la République a décampé. Le
narrateur observe que «le Premier ministre ne prenait pas en considération cette phrase
wolof…et sa signification » (t. II 107). Ce coup d’état a été occasionné par le Vénérable luimême qui visait à travailler avec ou Daouda ou Mbaye comme président honoraire. Il s’agit d’un
coup d’état constitutionnel bien calculé qui finit mal quand même car Mané, Gomis et Gor Dia
décident d’effectuer un vrai putsch qui détrône Mignane.
Il y a une prolifération impressionnante d’images tout au long du récit grâce auxquelles le
ton de l’histoire varie de temps en temps. Donc, quelques expressions-imagées donne à l’histoire
une allégresse remarquable, mais d’autres maintiennent un ton sombre, presque funèbre.
Cependant, ce qui est vrai pour les unes comme pour les autres, c’est le fait qu’elles sont toujours
originales, recherchées, décidemment africaines et belles. L’exemple le plus frappant est la
métaphore des charognards que voit Cheikh Sall lors de son déplacement entre son bureau est sa
résidence après sa démission. On note que lors de cette promenade, Sall descend physiquement,
laissant derrière lui le haut endroit qu’occupe le gouvernement. Le doyen ne peut pas
s’empêcher de se demander le motif de ces oiseaux qui ne cessent pas de planer autour de Dakar.
Le narrateur attend jusqu’au jour des funérailles du chauffeur du Vénérable pour lui donner
l’occasion de décoder cette énigme. Les deux camps politiques qui s’opposent l’un l’autre y
figurent. Daouda comme Soukabé ne peut pas rater cette cérémonie dont ils s’approprient pour
leur agenda politique. C’est à ce moment que le narrateur lit les pensées du doyen; «Les
charognards qui planent au dessus de l’incendie le font pour gober leur pitance » (t. I 226). Un
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commentaire ironique suit cette observation ; «L’oraison achevée, Mam Lat Soukabé et trois
autres prirent le cercueil pour le remettre en voiture. Ce geste calculé du ministre des Finances
sera interprété comme une action sociale » (226). Donc, ce sont les ministres du gouvernement
de Mignane et les autres élites qui sont comparés aux charognards qui sont prêts à dévorer leur
proie, le peuple.
L’innovation sophistiquée de Sembene se trouve aussi dans un style où il joue avec les
noms de ses personnages. Le meilleur exemple est le journaliste Kad qu’on rencontre tôt dans le
récit. Pourtant, le narrateur attend jusqu’à ce que le récit soit très avancé avant de nous faire
savoir que cette formule intéressante (KAD) est une combinaison des premières lettres de ses
trois noms: Kabirou Amadou Diop. Deux fois lauréat du meilleur plumitif, ce journaliste bien
connu fait trembler tout le gouvernement de Léon Mignane en dépit de sa jeunesse. Sall
s’exclame quand il le rencontre chez lui ; «Ainsi…c’est donc toi le fameux Kad. L’arbre qui ne
fait pas d’ombre aux rois » (t. II 12). Car, comme explique la traduction donnée par l’auteur, le
kad est un arbre qui ne donne pas de feuilles pendant l’hivernage et donc les chefs ne peuvent
pas profiter de son arbitrage pour regarder les autres qui travaillent dans la pluie. Conforme à
son nom révolutionnaire, Kad rejette l’élite qui jouit des privilèges illégitimes aux dépens du
peuple.
En conclusion, on remarque que Le Dernier de l’Empire se distingue comme un travail
littéraire magnifique dans lequel Sembene réussit à tracer les origines de la corruption politique
et à exposer l’incompétence de l’élite. En outre, il se sert d’un style varié et amusant pour nous
éduquer.
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Chapitre IV
Conclusion
Sembene Ousmane est un auteur innovateur dont l’esthétique définit l’art comme
déterminateur d’une éthique sociale. Dans Le Mandat, Xala et Le Dernier de l’Empire, il réussit
à illustrer la relation entre la misère de son peuple et la corruption politique qui issue du
narcissisme, de la paresse et de l’inexpérience de l’élite qui dirige un jeune pays. Se voulant
champion des classes défavorisées, il insiste que la solution réside dans l’éducation du peuple.
L’auteur délimite cette éducation qui l’intéresse par rapport à la scolarisation contaminatrice
offerte à quelques privilégiés par l’ex-colonisateur. À travers l’histoire des personnages qui se
servent de leurs connaissances pour s’opposer à la corruption, Sembene montre son optimisme.
Par exemple, il est révélateur que le journaliste Kad refuse d’être acheté par Alassane et ses
pairs. Les personnages de Rama dans Xala et de Bah le facteur dans Le Mandat sont deux autres
symboles de l’espoir. Le fait que le doyen Sall peut se convertir et confronter un Chef d’Etat
atteste qu’il n’est jamais trop tard pour s’améliorer et se soumettre au service du bien commun.
Le rythme rapide qui caractérise tous les trois romans désigne l’agitation et l’impatience
de l’auteur vis-à-vis le statu quo. En les lisant, on a l’impression d’être engagé dans une mission
urgente. En outre, Sembene sait harmoniser son style avec la réalité qu’il aborde et les
problèmes qu’il dévoile. Ce n’est pas par hasard que tous les hommes et toutes les femmes dans
Le Mandat, Xala et Le Dernier de l’Empire parlent tout le temps, ont tendance à se quereller
pour toutes sortes de raisons et marchent incessamment. Il est évident que ces hommes visent à
réclamer leur position face à l’exclusion. Les élites dans ces œuvres se déplacent constamment
en quête de l’embourgeoisement et de l’européanisation. Quant au peuple, il s’agit clairement
d’une population qui se trouve entre deuil et colère car l’indépendance politique n’a pas assuré
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l’indépendance économique. Le lecteur est provoqué et il est invité à réfléchir tout le temps face
à ces problèmes immenses. En même temps, en lisant les trois romans, il devient évident qu’on a
affaire à s’interroger continuellement car, en tant qu’auteur didactique, Sembene n’hésite pas à
suggérer des remèdes. Puisque cet auteur révèle ses convictions personnelles dans ses œuvres, le
lecteur doit, lui aussi, exercer son droit et son devoir de méditer et d’approfondir ses
connaissances pour être capable d’apprécier l’importance de ces travaux. D’ailleurs, Sembene
qui n’a pas eu d’éducation supérieure nous montre qu’on peur surmonter tous les obstacles.
Affirmons que l’Afrique obtient son espoir dans la vie et le travail d’Ousmane Sembene, un
symbole majestueux, noble et immortel.
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Liste des œuvres citées
Barthes, Roland. S/Z. Paris: Éditions du Seuil, 1970.
Bestman, Martin. Sembene Ousmane et l’esthétique du Roman Négro-africain. Québec:
Naaman, 1981.
Césaire, Aimé. Discours sur le Colonialisme. Paris: Présence Africaine, 1955.
Diallo, Siradiou. «Jeune Afrique fait parler Sembene Ousmane ». Jeune Afrique
27e jan. 1973: 44-49.
Fanon, Frantz. Les Damnées de la Terre. Paris : La Découverte, 2002.
---. Peau Noire Masques Blancs. Paris : Editions du Seuil, 1952.
Gadjigo, Samba. École Blanche, Afrique Noire : L’École Coloniale Dans le
Roman d’Afrique Noire Francophone. Paris : l’Harmattan, 1990.
---. Sembene Ousmane: une Conscience Africaine. Paris: Homniphères, 2007.
Gadjigo, Samba et al. Ousmane Sembene. Dialogues with Critics and Writers.
Amherst: University of Massachussetts Press, 1993.
Gugler, Joseph et Diop, Oumar Chetif. «Ousmane Sembene's "Xala:" The Novel, the Film, and
Their Audiences. » JSTOR :Research in African Literatures Vol.29, No.2 (1998), pp.
147-158. 10 April 2009 http://www.jstor.org/stable/3820727
Helvétius, Claude-Adrien. De L’Esprit. Paris: Fayard, 1988.
Memmi, Albert. Portrait du Colonisé précédé de Portrait du Colonisateur. Paris: Gallimard,
1985.
Mouralis, Bernard. Les Contre-Littératures. Vendôme: PUF, 1975.
---. L’Europe, l’Afrique et la Folie. Paris: Présence Africaine, 1993.
80
---. Littérature et développent : essai sur le statut, la fonction et la Représentation de la
Littérature Négro-africaine d’expression Française. Paris : Agence de Coopération
Culturelle et Technique, 1984.
Murphy, David. Imagining Alternatives in Film and Fiction – Sembene.
Oxford: Africa World Press Inc., 2001.
Sartre, Jean-Paul. Situations V: Colonialisme et Néo-colonialisme. Paris:
Gallimard, 1964.
Sembene, Ousmane. Le Dernier de l’Empire. AmsterdamParis: l’Harmattan, 1981.
---. L’Harmattan. Paris: Présence Africaine, 1980.
---. Le Mandat Précedé de Véhi Ciosane. Paris: Présence Africaine, 1966.
---. Les Bouts de Bois de Dieu Banty Mam Yall. Paris: Livre Contemporain, 1960.
---. Ô Pays, Mon Beau Peuple ! London: Methuen, 1986.
---. Xala. Paris : Présence Africaine, 1973.
Senghor, Léopold Sédar. Liberté 1 : Négritude et Humanisme. Paris: Seuil, 1964.
---. Poèmes. Paris: Seuil, 1964.
---. Les Fondements de l’Africanité ou Négritude et Arabité. Paris: Présence Africaine, 1967.

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