Naissance d`une notion
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Naissance d`une notion
«Harcèlement moral»: comment un succès d'édition aboutit dans le code du travail. Naissance d'une notion «Inventé» en septembre 1998 par une psy à partir des témoignages recueillis dans son cabinet, le terme de «harcèlement moral» a connu un incroyable écho dans le monde du travail. Jusqu'à devenir une notion juridique. Parcours. Par EMMANUEL PONCET Le mardi 6 mars 2001 Un seul chapitre Le livre de Marie-France Hirigoyen, étrange mélange de guide psycho-pratique à l'anglo-saxonne, de néo Petit livre rouge et d'essai de n jour d'interview dans un studio de France Inter, Jean-Marie Cavada, l'ancien animateur de «La Marche du siècle» et actuel président de Radio-France, glisse à Marie-France Hirigoyen: «Ce n'est pas très télégénique votre truc...» Il aurait mieux fait de se taire. En deux ans et demi, le premier ouvrage de cette femme sans réseau, ni intellectuel ni politique, édité d'abord à 5000 exemplaires sciences humaines, compile par une maison d'édition spécialisée, est devenu un best-seller (390 000 analyses et témoignages sans exemplaires). Mais de phénomène éditorial et médiatique largement traité, le construire de théorie politique. Harcèlement moral (1) a surtout tourné au quasi-séisme sociologique. Une Sous-titré «la violence souffrance, exprimée individuellement dans le secret de son cabinet de perverse au quotidien» et psychiatre, rue Racine, à Paris, s'est transformée en norme juridique opérante et consacré au harcèlement moral en général (dans le couple, dans la famille), l'influence de cet ouvrage s'est très vite cristallisé sur le monde de l'entreprise (un seul chapitre pourtant). Hirigoyen s'y inspire notamment des recherches de Heinz Leymann, chercheur en collective, qui sera inscrite dans le code du travail au printemps. Le concept de «harcèlement moral» figure texto dans un projet de loi gouvernemental, voté en première lecture le 11 janvier dernier. Deux directives communautaires sont à l'étude et le Parlement portugais examine lui aussi la question... Tous les symptômes d'un rêve social éveillé? Invention lexicale géniale psychologie du travail exerçant D'ordinaire, les médias récupèrent un phénomène existant. Ici, c'est l'inverse: à en Suède, lequel a travaillé sur la sortie du livre, en septembre 1998, la première émulsion est avant tout les phénomènes d'abus de médiatique. Les journalistes de presse écrite sont les premiers «agents pouvoir. La crise économique, transmetteurs», avant les victimes. Presse féminine et news magazine d'abord laissant le champ libre aux (Cosmopolitan, l'Express), puis presse généraliste (du Monde à Bonne Soirée, «pervers narcissiques» et de France Culture à Maxi). «Les journalistes qui téléphonaient semblaient favorisant le silence soumis des victimes, a fait le reste. Son nouveau livre, intitulé Malaise dans le travail, prend particulièrement concernés: soit ils l'avaient vécu eux-mêmes, soit de très près», explique Ariane Morris, éditrice du livre. Dans les années 90, plusieurs livres précurseurs et influents ont préparé les acte de l'interprétation têtes comme la Misère du monde de Pierre Bourdieu ou Souffrance en France «économique» d'un sujet à de Christophe Dejours (2). Sans trouver un écho grand public aussi massif. l'origine beaucoup plus Marie-France Hirigoyen, elle, a trouvé la combinaison magique du coffre à universel. frustrations sociales: une invention lexicale dans laquelle tout le monde ou EMMANUEL PONCET presque se reconnaît. «Le terme est génial parce que simple et synthétique, résume Philippe Ravisy, avocat spécialiste du droit du travail, il contient à la fois le processus et la conséquence. La souffrance au travail était devenue virtuelle. Elle a soudain pris corps grâce à un nom.» Pourtant les premières lettres qui encombrent la boîte aux lettres d'Hirigoyen ne viennent pas directement des victimes. Ce sont d'abord des juristes en droit social, des médecins du travail, des syndicalistes. «A chaque fois, il s'agissait de demandes individuelles, précise Hirigoyen, pour résoudre des cas particuliers.» Puis viennent les sollicitations plus collectives: associations ou écoles. L'école des inspecteurs du travail demande l'autorisation à Martine Aubry, à l'époque ministre du Travail, d'organiser un colloque sur le sujet. Autorisation accordée. Prise de conscience patronale Après les «travailleurs sociaux» ou les milieux approchant, ce sont les patrons qui s'y mettent, très mollement. Ainsi, en décembre 1999, un show se déroule au Palais des Congrès à Paris. il est organisé par HEC, la célèbre école de commerce. Un gratin de chefs d'entreprise est réuni sur l'estrade, prêt à chauffer à blanc une division d'étudiants, executive managers en devenir. «J'étais la seule femme et la seule psy au milieu de tout ce beau monde, raconte MarieFrance Hirigoyen, manifestement ils n'avaient pas grand-chose à faire de ma présence.» Le show très business se termine. Elle parcourt les allées du Palais, un peu perdue. «Mon sac à main était entrouvert. Des patrons ont commencé à m'aborder, discrètement. Un, puis deux, puis trois. A la fin, ils glissaient dans mon sac des petits mots avec des cas à me soumettre.» Pris au dépourvu par le succès du livre et la prise de conscience qu'il entraîne chez leurs employés, les chefs d'entreprise commencent à sentir des ondes négatives. «On nous considère tous comme des harceleurs. Qu'est-ce qu'on peut faire avec ça?», se plaignent-ils. De son côté, Marie-France Hirigoyen est persuadée qu'il faut collaborer avec les entreprises. «On ne peut rien faire sans eux.» Même le Medef commence à s'intéresser au sujet. Un groupe de formation dépendant du syndicat des patrons l'invite pour des interventions. Elle devient même consultante ponctuelle pour une grande entreprise. «Il ne faut pas croire, il y a aussi des entreprises de bonne volonté», dit-elle. A la différence des syndicats (CFDT et CGT), les politiques tardent à se manifester, à l'exception du groupe parlementaire communiste. Au début de l'année 2000, une lettre étrange atterrit sur son bureau. Elle est signée Laurent Fabius. A l'époque, il n'est pas encore ministre des Finances. Lui aussi a lu le bouquin. «J'ai été touché personnellement par ce que vous décrivez, lui écrit-il en substance, j'en parlerai personnellement à Martine Aubry.» Ce ne sera pas nécessaire. Le docteur Marie-France Hirigoyen a des patients vendeurs à Prisunic, mais aussi des sadisés bien placés. «Je savais par certains d'entre eux que Martine Aubry avait lu mon livre, ainsi que Lionel Jospin.» Ça ne traîne pas en effet. Le Premier ministre demande en mai un rapport sur la question au Conseil économique et social (il sera remis à la fin du mois de mars 2001). Entre-temps, le groupe communiste s'est emparé du sujet. Sous la direction de Georges Hage, il dépose le 14 décembre 1999 une proposition de loi réprimant la «dégradation délibérée des conditions de travail». «J'ai été très surprise par les communistes, explique Hirigoyen, je les ai trouvés très ouverts à autre chose que du syndicalisme pur.» Une fois la proposition déposée, le gouvernement se met en branle. Devant le désert théorique de la gauche de gouvernement, celui-ci ne peut pas laisser passer un concept aussi «vendeur» et fédérateur. «Comment ignorer une telle demande sociale?», corrige un collaborateur d'Elisabeth Guigou. Le harcèlement moral sera donc inscrit dans le projet de loi de modernisation sociale. La définition communiste a été modifiée au profit d'une formulation plus précise. Le harcèlement moral version gouvernementale devient: «Des agissements répétés [...] de toute personne abusant de l'autorité que lui confèrent ses fonctions, qui ont pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité et de créer des conditions de travail humiliantes ou dégradantes.» La boucle est bouclée. Tout le monde semble avoir fait son travail; les relais ont fonctionné. Concept individualiste Mais même Marie-France Hirigoyen n'est pas dupe. «Si le gouvernement s'y intéresse, si les chefs d'entreprise s'y intéressent, c'est ce que cette souffrance commence à coûter cher à la société. 69 % des harcelés font un état dépressif, qui occasionne 138 jours d'arrêts de travail en moyenne.» C'est du côté des chercheurs spécialisés dans le travail que le scepticisme est le plus grand. «Le phénomène est loin d'être nouveau, explique ainsi le psychosociologue Christophe Dejours, il existe depuis l'Antiquité et l'esclavage. Jusqu'à il y a quelques années, il ne touchait que le bas de l'échelle. Ce qui a changé, c'est que les cadres ont commencé à se faire prendre dedans. Jusqu'à certaines élites gouvernementales. C'est tout cela qui a favorisé la prise de conscience.» La principale critique adressée au concept, c'est son caractère éminemment individualiste. Au lieu de penser la souffrance au travail en termes politiques, donc collectifs, il encouragerait une logique «victimaire» individuelle. «Le succès du harcèlement moral est très significatif d'un nouvel individualisme et d'une psychologisation généralisée des rapports sociaux, renchérit le sociologue JeanPierre Le Goff (3). On risque d'enfermer le problème dans une relation victime- bourreau. Or la logique perverse est générale et collective. Une victime, aussi légitime soit-elle, ne fait pas forcément un bon citoyen.» Car une victime, même défendue, même rejointe par d'autres, est toujours une victime seule, prise en dehors du système. «La prise en charge de la souffrance est nécessaire, ajoute Miguel Benasayag, psychanalyste et penseur d'une "nouvelle radicalité" (4), mais le livre a pris un sens de "comité de surveillance" qui dénonce des excès sans remettre en cause la structure.» Autrement dit, il traite le symptôme au lieu de s'attaquer à la maladie. Une maladie qui, selon Christophe Dejours, déborde largement du tête-à-tête victime/bourreau. «Le concept de harcèlement moral a prospéré sur ce qu'Hannah Arendt a appelé "la désolation", quand le sol même de la communauté humaine se dérobe. Pour moi, c'est le vrai grand problème: la disparition des solidarités. Toutes les conduites déloyales deviennent possibles. Chacun est seul.» La violence sociale se privatise, se psychiatrise, parée d'un nouvel habit sémantique, taillé sur mesure. La fiction prend le relais En attendant, la dissémination de cet «anticorps», remède nécessaire à effets secondaires incertains, se poursuit avec la même redoutable efficacité. L'auteur a écrit un nouvel ouvrage pour calmer l'hystérie (5). La 24e demande de traduction du précédent - du japonais à l'estonien - est arrivée chez Syros. 15000 exemplaires du livre ont déjà été vendus en Italie et en Espagne. On en retrouve aussi la trace dans d'incongrues contrées salariales. Un ancien collaborateur de Pascal Sevran, l'animateur de la Chance aux chansons, cite longuement l'ouvrage dans un récent pamphlet (6). Dégoûté par l'ambiance de l'émission, il a démissionné en novembre 1999. Un extrait résume bien l'effetmiroir produit par l'ouvrage. «La lecture libératrice et apaisante du Harcèlement moral me convainquit de partir. [...] Le succès de cette étude d'un travers pervers de notre temps, quand l'image, le succès et l'argent font croire aux médiocres qu'ils ont tous les pouvoirs, est une aubaine pour le petit salarié dont les nerfs lâchent sous la pression continuelle, les amabilités tactiles et les rebuffades déplaisantes. Le Harcèlement est un bouquin que l'on se passe sous le manteau dans les prisons dorées des sociétés de production, et c'est très bien comme ça.» Ironie: la télévision relaie et fictionne le sujet. Exemple: De gré ou de force de Fabrice Cazeneuve, diffusé en mars 1999 par France 2 et Arte le 22 février 2001. Le cinéma succombe également: Trois Huit de Philippe Le Guay - sortie: le 14 mars - raconte une histoire de harcèlement moral dans une usine de bouteilles entre Pierre (Gérald Laroche) et Fred (Marc Barbé). L'un est plutôt affable et soumis; l'autre violent et charismatique. Ça tourne mal. Le dossier de presse cite en exergue un extrait du livre d'Hirigoyen: «La violence perverse confronte la victime à sa faille intime, aux traumas oubliés de son enfance». (1) Le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, Marie-France Hirigoyen, 1998, Syros. (2) La Misère du monde sous la direction de Pierre Bourdieu, Le Seuil, 1993; Souffrance en France de Christophe Dejours, Le Seuil, 1998. (3) Auteur entre autres de La Barbarie douce, Sur le vif-La Découverte, et l'Héritage impossible, La Découverte. (4) Du contre-pouvoir, La Découverte, 2000. (5) A paraître, le 15 mars: Malaise dans le travail, démêler le vrai du faux, de Marie-France Hirigoyen, Syros. (6) Cette Chanson que la télé assassine, de Baptiste Vignol, Christian Pirot.