demain c`est encore hier

Transcription

demain c`est encore hier

DEMAIN C’EST
ENCORE HIER
Pour que les baby boomers devenus papy ou mamy
fassent un voyage dans leur passé au temps ou la télé
était en noir et blanc et ou le nain s’appelait le Grand
Charles.
Dépôt SACD 257972
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A:
Olivier et Julie, mes enfants
Yveline et Nathalie (1964-2011), leurs mères
Louis, Léna et mes autres petits enfants qui seront aussi des
maillons de la chaine des Regnault
Toutes celles et tous ceux grâce à qui ma vie a souvent été très
agréable
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Chapitre N°1
« totar », « totar », hum j’ai bien dormi encore une
fois. Tout est noir dans ma chambre. J’ai bien
dormi, mais je somnole encore. J’ai horreur de
rester au lit après m’être réveillé. Je discerne le
« tictac » de ma montre dans la quiétude d’une
chambre surchauffée. Si j’arrive à entendre ce bruit
familier c’est donc que je n’ai pas oublié de la
remonter hier soir. « totar », c’est quoi ce mot idiot
avec lequel je viens d’émerger ?
Je trouve l’olive de ma lampe de chevet. J’allume. Il
est sept heures moins dix. Tous les jours, sans
réveil, je me lève entre six heures trente et sept
heures quinze. J’ai banni depuis plus d’un an ces
gros réveils qui font un bouquant terrible et pire qui
sonnent de façon stridente, à me mettre de
mauvaise humeur pour me préparer à aller au
collège. Malgré ça, je n’arrive jamais en retard et
donc jamais collé.
Je vis dans une assez grande chambre de
l’appartement parisien de cinq pièces de mes
parents. Mon lit barre l’accès à une bais vitrée.
Rideaux et couvre lit rouges garnis d’un imprimé
représentant des cordages de marines formant de
larges carrés dans lesquels on peut voir par
alternance des lampes tempête et des boussoles.
De cette baie vitrée je vois du cinquième étage le
parking aérien de la résidence et plus loin la rue de
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Reuilly. Sur la droite, en me penchant un peu, je
distingue la gare de Reuilly, les voies de trillage du
chemin de fer qui amène des marchandises qui
sont entreposées sous notre résidence avant d’être
éclatées par camions sur toute la région parisienne.
Les locomotives à vapeur, très bruyantes, sont de
plus en plus remplacées par des motrices
électriques. Au milieu du mur se trouve une
bibliothèque-bureau qui me sert de plan de travail et
de stockage pour mes livres et cahier de cours. Un
« Lagarde et Michard » est ouvert sur un texte de
Lamartine.
Je mets les pieds à terre sur la moquette beige.
Enfin je bouge. Je sens l’odeur du café mélangé à
celle des préparatifs culinaires de ma mère. Nous
sommes le 1er janvier 1968 et la famille va se réunir.
Chez nous pas de réveillon tardif, juste une
amélioration de l’ordinaire avec au programme de la
soirée dernière huîtres, Champagne et bûche au
chocolat.
Je sors de ma chambre. Dans celle d’à coté, mon
frère Gérard, dix ans, dort encore. Long et étroit
couloir pour aller jusqu’à la cuisine. Ce long couloir
est peint en rouge, à l’exception de grands meubles
qui ont la chance, eux, d’être blancs, ils renferment
une mince partie des livres que procède mon père.
Pourquoi le couloir est il rouge, et pas que le couloir
dureste, mais aussi l’entrée de l’appartement ?
Ma mère, Monique ne travaille plus depuis ma
naissance. Elle reste seule à la maison et a
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l’habitude de feuilleter des revues de décoration. Un
jour du printemps 1967, elle a du voir des mûrs
rouges dans une des revues. Respectant l’unité de
lieu « l’appartement », l’unité d’action « peindre » et
l’unité de temps que représente la journée entre
notre départ matinal et notre retour vers dix sept,
elle a transformé les pièces d’accueil en un champ
de tomates trop mûres.
Ce « totar » me trotte dans la tête et ça m’énerve !
J’embrasse ma mère dans la cuisine et mon père
qui tape déjà ses jugements sur la table de salle à
manger. Il est secrétaire général des Conseils de
Prud’hommes, on dira magistrat pour faire simple et
charrie des tonnes de papiers chaque jour
représentant la masse des conflits du travail jugés
sinon résolus dans la journée. A l’odeur des
préparatifs culinaires et festifs de ma mère et du
café, vient s’ajouter celle du tabac noir de la pipe de
mon père.
Dehors il fait sombre. On distingue à peine les
quelques véhicules garés sous les lampadaires de
la rue de Reuilly En scrutant l’obscurité de ce matin
de janvier et en ayant toujours en tête ce mot
ridicule « totar », je me souviens.
L’autre jour avant d’aller au collège j’ai retrouvé
Marc afin de nous concerter sur un exposé
d’histoire portant sur les derniers jours de
Robespierre avant que le gendarme Merda ne lui
tira un coup de feu dans la mâchoire. Nous sommes
allés au Celtique le tabac qui fait l’angle de l’avenue
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Daumesnil et de la rue Dubrunfault face à la gare
de Reuilly. Il y avait là deux hommes plutôt sales
qui buvaient de la Valstar verres après verres. Le
plus gros c’est exclamé il fait « totar ». Nous nous
sommes regardés avec Marc afin de chercher la
signification de ce nom de code. La suite de la
conversation nous fit comprendre qu’en fait il voulait
dire qu’en décembre le jour se lève tard. Donc il fait
tôt, tard ! En nous échangeant des idées sur le
dernier discours de Robespierre devant la
Convention, nous sommes partis d’un éclat de rire
gigantesque quand le copain du gros encore plus
éméché conclu par quelques appréciations sur la
politique de Pompidou par un tonitruant « quand on
voit c’qu’on, voit, qu’on entend c’qu’on entend et
qu’on sait c’qu’on sait, on a raison de penser
c’qu’on pense »
« Et v’lan il est habillé pour l’hiver le
« Pompidou.des.sous …» me dit Marc en
références aux manifs de la GCT qui sillonnent
Paris avec le gros et rougeau Georges Séguy à
leurs têtes.
Dans le transistor disposé sur la table du petit
déjeuner dans la cuisine Europe N°1 nous présente
ses vœux et nous parle de la visite de Bernard
Bongo qui devrait rencontrer demain Le Général à
l’Elysée. Tien un Bernard comme moi, déjà que je
n’aime pas vraiment mon prénom, mais je ne
pensais pas que celui-ci fut aussi utilisé en Afrique.
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Mon nom est Bernard Regnault, non seulement je
n’ai jamais aimé ce « re-re » de BernaRe-Regnault,
mais en plus il m’a été difficile à porter. Mon père
Jean Michel né en 1924 avait un frère Bernard né
en 1920. Celui-ci, ingénieur des Arts et Métiers a
participé à un échange de jeunes ingénieurs
Français-Allemands durant le guerre. Il s ‘est rebellé
en Allemagne contre les régime nazi a été
emprisonné à Berlin, puis est mort en camp de
concentration à Mauthausen sans doute en 1943
ou 1944, c’est à dire 8 ans avant ma naissance.
Pour lui rendre hommage on m’a donc affublé du
prénom de Bernard, reproduisant pour la deuxième
fois l’erreur de ce « re-re », et ça encore ce n’est
rien. Mais je me suis tapé durant toute mon enfance
les comparaisons des amis de ma grand-mère
maternelle, Marguerite.
« Oh qu’il est beau votre petit fils Bernard et comme
il ressemble à votre fils Bernard ».
Donc, soit disant, je ressemblais à un mort. Ma
place sur cette terre était de remplacer l’original. La
seule image que j’avais de « Bernard Regnault 1er »
était le portrait d’un jeune homme grave au regard
fermé, strict, les cheveux gominés, un brun
condensant avec cravate et grosses lunettes
rondes. Donc moi, le bébé, puis le jeune garçon je
lui ressemblais. Heureusement la génération des
amis de ma grand-mère, celle née entre 1890 et
1910 s’est éteinte. Je suis maintenant le seul
Bernard Regnault de la place de Paris.
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Non seulement mes grands parents avaient fait
cette erreur du « re-re » que mes parents ont
reprise, mais ils ont récidivés avec mon frère
GéraRe-Regnault. Je ne sais pas si j’aurais des
enfants, mais je l’espère et je jure que je ferais
attention que la dernière syllabe de leur prénom soit
différente de « re ». Dans le cas d’une fille qui se
mariera le problème se compliquera.
Europe N°1 diffuse « biche au ma biche » de
Franck Alamo, j’aime bien cette chanson. J’aime
surtout l’idée de dire ça, un jour, à une fille, mais là
laquelle ? J’attends la fin de la chanson et j’irai me
laver. Gérard se lève, il prend son Banania. J’ai
arrêté cette boisson chocolatée pour essayer de
devenir un peu plus « adulte ». Maintenant je
prends du café. Je n’aime pas vraiment ça mais je
ne veux pas prendre la même chose que mon cadet
de six ans, alors j’y mets beaucoup de sucre pour
en atténuer l’amertume.
Lavé, rasé je mets un pantalon marron et un col
roulé blanc. J’ajuste mes lunettes et je suis prêt.
Ah oui, je porte des lunettes comme on met un
masque. J’y vois très bien mais je n’aime pas mon
nez cassé. Déjà long d’origine, il a été cassé à la
sortie du collège en sixième en jouant avec un
copain qui a levé la chaine d’un parking alors je la
sautais. Je ne supporte pas ce nez et je me le ferais
refaire quand, adulte, j’aurais de l’argent.
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Midi moins le quart, coup de sonnette. Papi, le père
de ma mère. Je n’ai jamais connu mon grand père
paternel, Georges mort en 1944.
Donc mon le père de ma mère, « bonhomme »
sympathique, très aimant, faible et rond. Lui aussi il
a de grosses lunettes, mais lui, il en a vraiment
besoin. Myope comme une taupe, il a des verres
d’un centimètre d’épaisseur. Quand il fait des mots
croisés il met ses lunettes sur son front et tien le
journal à 5 millimètres de ses yeux. Serait il aussi
myope du front ? Petit comptable aujourd’hui à la
retraite, il passe sa vie à s’ennuyer. Yvonne, ma
grand-mère était une petite femme frêle, très calme
et douce, elle me donnerait tout ce dont j’aurais
envie, elle m’aime. Autrefois couturière pour des
« Dames », elle avait gardé ce gout pour le « fait
sur mesure », presque à chaque Noël nous allions
dans le quartier de l’Opéra me faire faire un
costume ou un pardessus sur mesure. J’avais
autour de moi des tas de gens qui s’affairaient avec
leurs mètres rubans et leurs aiguilles. Moi j’aimais
bien cet attroupement industrieux auprès de ma
petite personne.
Une année, au lieu du costume, j’ai eu droit à un
appareil photo « Instamatic » 6X6. J’étais dans
leurs trois pièces au pied de la butte Montmartre
pour recevoir mon présent lors du Noël 1960 et j’ai
pris la première photo de ma vie. Un portrait de ma
grand-mère.
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De ce jour tour j’ai eu l’impression que tout est allé
très vite. Ma grand mère Yvonne est tombée
malade. Un cancer. Elle a perdu ses cheveux. Mon
grand père lui a faire confectionner une perruque.
Là, elle avait de beaux cheveux. Et puis le médecin
qui l’accompagnait à dit à Raymond que pour l’aider
à guérir il fallait aussi qu’elle boive du « whisky ».
Alors ce « whisky » est devenu une potion magique.
Quand je passais voir mes grands parents le jeudi,
j’avais le droit à cette potion qui me rendait bizarre,
mais bon c’était un médicament ! Et puis une nuit
Yvonne est morte. Mon grand-père a fait peindre un
tableau représentant sa femme sur le modèle de
ma photo. Je suis certain que Raymond, lui a
donnée, alors qu’elle était mourante, cette potion du
médecin afin de la guérir. Quand j’ai apprit,
quelques années après ce qu’était le whisky, je me
suis dit que ma grand mère est morte « bourrée ».
L’idée me plait bien. Et si le médecin avait prescrit
ce « médicament » que l’on achète à l’épicerie pour
ca !
Raymond est maintenant nouvellement marié après
la mort douloureuse de ma grand mère Yvonne, sa
bonne lui a mit le grappin dessus, il n’a pas su dire
non. La mégère non apprivoisée l’a écarté de toute
la famille. Il faut dire que la famille s’est écartée
facilement.
A Noël il vient seul.
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Je lui dois mes premiers souvenirs de vacances et
de mer. Il doit vivre chichement, mais chaque année
il part en vacances à l’hôtel. Côte d’azur ou
Bretagne, j’ai découvert, grâce à lui, les chaleurs
de Menton et les pluies de Concarneau. Il ne
conduit pas alors durant quinze jours nous faisons
des excursions en car.
J’aime les odeurs mêlées de ces vacances.
Envoutement des maquis du sud ou des varechs
des plages bretonnes. Odeurs fortes et ambiances
bruyantes de la criée de Concarneau, le tout, au
retour dans nos chambres, allié aux odeurs des
hôtels, mélange de produits d’entretien et de
cuisson des repas du midi ou du soir.
Je ne me souviens pas de discussions avec
Raymond, mon grand-père, mais je me souviens
des dictées issues des textes du journal de Mickey
que je faisais entre le déjeuner et l’heure du bain de
mer, trois heures de soi disant digestion avant de
me plonger jusqu’au nombril dans la belle bleue.
A peine Raymond entré et installé dans le salon,
c’est Edmond son frère et Marcelle, sa femme qui
sonnent. Ces deux la, Raymond et Edmond
m’étonnent. Frères ils habitent rue Cavé à Paris l’un
en dessous de l’autre. Ils ne se sont sans doute
jamais quittés. Ils sont sans histoire. Quand je dis
sans histoire, je veux dire à la fois qu’ils ne se
disputent jamais, mais aussi qu’ils ne se racontent
jamais rien. Rien de triste ni même de gai. Leurs
vies va, c’est tout ! Marcelle, ma grand-tante est
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une sorte d’énorme « dondon » qui sent fort l’eau
de Cologne bon marché. Elle n’a jamais eu pour
moi aucun intérêt, que celui de l’ennui aussi pesant
que ses gros seins lourds. Ils n’ont jamais eu
d’enfant, heureusement !
Lors d’un autre Noël en famille, Edmond est allé
soulager sa vessie des libations d’une fête bien
arrosée. Il entre aux toilettes. Jusque-là, normal. Il
est tellement peu intéressant et assez taiseux que
personne ne s’étonne de son absence. Peut-être
une demi-heure après son départ, sa place à table
reste vide. Quelques coups sourds en provenance
de l’entrée.
- Merde ! Où est Edmond ?
S’étonne Papa !
- Nulle part !
Entonne t on autour de la table.
Même, présent il n’est pas là ! Alors, absent, ça ne
fait pas de réelle différence. Papa se place devant
la porte des toilettes. Le tonton, que l’on imagine
penaud, donne signe de vie. Non pas en parlant,
mais en donnant un coup dans la porte de sa
prison. Je me dis, qu’étant donné que depuis les
événements d’Algérie ma grand-mère fait des
provisions dans tous les placards et qu’il y en a des
très nombreuses dans les WC, Tonton peut passer
au moins trois mois à manger des conserves.
Pourvu qu’il y ait un ouvre boite ! Mon père, bien
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qu’il n’ait que très peu de sens pratique, prononce
cette phrase quasi historique.
- Le pire c’est qu’on ne peut même plus aller aux
toilettes !
Une heure de bagarre et moult outils plus tard.
Tonton est libre. La queue s’installe pour aller dans
ce lieu central de la maison. Je n’y tiens plus, je
vais pisser dans le lavabo de la salle de bain !
Mais aujourd’hui, les toilettes sont sécurisées et tout
le monde est assis, sirote son Porto ou son vin cuit,
mon père son whisky qu’il alterne à sa bouche avec
des bouffées de sa pipe. Ca parle, de tout, de rien
et surtout de rien. Mon père essaie d’animer la
discision en parlant des ses derniers jugements
marquants.
- L’autre jour nous étions face à un patron
récalcitrant qui devait payer des arriérés de salaires
à un ouvrier par décision de la cour. L’homme nous
dit d’accord, mais je paierais à la saint Glinglin, je
l’ai assigné à la Toussaint.
Ou bien encore il se lance
sur des propos
politiques qui vantent toujours Le Général. Il essaie
une histoire drôle qui tombe à plat, mais au moins,
lui, il en rit, il donne le change. Ma mère fait des vas
et viens à la cuisine et s’entretien avec son père.
Elle prend des nouvelles d’anciens amis « ah oui
Monsieur Fontille, le voisin du dessous, est mort,
mais quel âge avait il ? »
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Peut être qu’en ce moment des familles s’amusent,
mais pas nous et en tout cas pas moi !
Dernier coup de sonnette attendu. L’abbé Max
Lionet, cousin par alliance. Mais par quelle alliance
déjà ?
Max, avec lui c’est différent, il est un peu une
bouffée d’oxygène dans cet atmosphère de vins
cuits et de tabac noir. Sage parmi les sages, nous
ne le voyons pas souvent. Il s’occupe de près de
ma foi. C’est « le missionnaire » familial. Il est
traducteur de certains écrits du Vatican. Il a, malgré
tout, un esprit assez ouvert par rapport à la
génération au dessus de celle de mes parents.
J’attends le moment ou il va m’entreprendre.
Encore quelques gorgées de vins cuits et quelques
bouffées de tabac sortant de la pipe de mon père et
ça y est.
- Alors Bernard, ou en es tu avec la foi en notre
Seigneur ?
- Rien de certain, je doute encore que Dieu existe !
- Tu as raison, je doute aussi, la foi n’est pas une
certitude, sinon ce ne serait pas la foi. La foi c’est
avant tout le doute. Je doute aussi, mais je penche
nettement en faveur de l’existence du Seigneur, de
la venue sur terre de son fils Jésus pour nous
sauver.
- Ah oui tu doutes, toi ?
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- Oui depuis toujours, mais la Pensée transcende.
- Tu sais pour moi, 16 ans dans six jours, je ne
comprends pas ce truc de la vie éternelle, du
paradis et de l’enfer.
- D’abord, Bernard, l’enfer n’est qu’une
interprétation des hommes et pas du Seigneur qui
n’est que miséricorde. Et puis, tu as raison de ne
pas croire en la vie éternelle. Ce n’est pas croyable
parce que c’est incroyable. Tu as raison. Bernard
mets toi à la place d’un enfant dans le ventre de sa
mère. Il est dans son environnement et il est bien.
Entre en contact avec lui et dis lui que dans
quelques semaines où quelques jours il sortira de
son milieu dans lequel il vit paisiblement. Qu’il
respirera de l’air, qu’il mangera, puis qu’il
communiquera avec sa bouche et ses sens, enfin
qu’il marchera et qu’il sera autonome et se
reproduira. Il ne te croira pas, car pour lui, fétus,
c’est incroyable. Tu vois Bernard, la vie éternelle
c’est aussi incroyable. Tu as raison de ne pas y
croire à 16 ans.
Je ressors convaincu que je n’aime ni les athées ni
le grenouilles de bénitiers. Serais-je un jour l’un des
deux. Dieu m’en garde !
Les débats vont bon train, l’Abbé Max boit un peu,
enfin un peu plus que le vin de messe. Il
« confesse », que blessé de guerre, fin 1939 il est
tombé amoureux d’une infirmière à l’hôpital ou il
était soigné.
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- Mais Max en 1939 vous étiez déjà ordonné prêtre,
lui dis-je !
- Ah bon, tiens oui, cela devait être avant.
- Mais, Max avant il n’y avait pas la guerre !
La conversation des autres couvre la notre et je
laisse tomber.
Du salon à la salle à manger. Des huitres au gigot.
Du Bourgogne aligoté au Châteaux Neuf de Pape.
De la bûche au Champagne. Puis, de la salle à
manger au salon. Du café aux alcools. Des
bâillements au jour qui tombe. Des bises d’au revoir
au dernier claquement de porte sur le dernier
invité. Du nième aller retour de la salle à manger à
l’évier de la cuisine. Du journal télévisé de l’ORTF
au repas léger du soir. Du dernier bisou aux parents
et au frère à ma chambre. Du Lagarde et Michard
au lit. Le premier janvier 1968 est enfin terminé.
Qu’est ce que cela doit être bien de se marrer un
jour de « fête »
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Chapitre N°2
« S.l.C.SA-lut-LES-CO-pains », EuropeN°1, ça c’est
mon émission. Les Idoles, les yéyés, Johnny, le
voyou ; France Gall, la poupée; Antoine, le
contestataire; Dutronc, le déconneur;
Eddy
Mitchell, le rockeur; Richard Antony, l’enchanteur;
Ronny Bird, le chevelu; Sheila, la cucul et autres
Monty, Françoise Hardy, Franck Alamo, me font
rêver.
Celui que je préfère de tout ceux-là, c’est Hughes
Aufray. D’abord ce type me paraît vrai, un mec bien,
mais surtout j’aime Dylan. Je suis plus que limite en
anglais donc je comprends mal, voire pas,
l’américain. Hughes Aufray me le fait découvrir, j’ai
l’impression de parler cette langue. Je repasse
heures après heures son disque « Aufray chante
Dylan» et je suis américain, c’est vrai, je comprends
la langue et je pourrais soutenir des jours de
discussion sur les textes de Dylan. Mais c’est vrai,
par rapport à mes copains du collège, j’ai un
problème. J’adore aussi des chanteurs comme Brel,
Brassens, Ferré, Reggiani et ça fait ringard. J’adore
aussi Léonard Cohen, mais lui, personne ne l’a
encore traduit, alors ca reste abstrait pour moi.
Il y a un an j’ai demandé à mes parents de
m’acheter un banjo pour faire «country ». Comme
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Dylan et Aufray. Refus appuyé et réitéré. Alors je
me suis acheté un harmonica et une flute. Je joue
six notes d’une chanson d’Aufray. Mise à part le fait
de draguer le banjo dans le dos, je crois que mes
parents ont eu raison. Je suis nul en musique.
Alors, seul dans ma chambre, je prends un objet
rond dans ma main droite et j’imite mes idoles
devant la salle pleine de l’Olympia venue rien que
pour me voir et m’écouter imiter mes Idoles.
A l’Olympia, j’ai vu Hugues Aufray, c’était super
bath. J’étais bien placé. C’était la première fois que
je voyais une Idole sur une scène. J’étais seul, mais
content. Il y a deux ou trois ans de cela, mais la
seule impression qu’il m’en reste est olfactive. En
allant aux toilettes à gauche de la scène, durant
l’entracte, j’ai senti l’odeur de la laque pour
cheveux. Tout le monde, garçons et filles en
mettaient. Moi aussi. Mais autant de laque dans un
lieu confiné, je n’avais a senti. L’odeur de la laque
me reste dans la mémoire liée à ce chanteur et à ce
jour, comme la madeleine pour Proust.
J’avais aussi, il y a quelques mois, des places pour
écouter les Beatles à l’Olympia. Mais ce jour là,
Jacqueline, une amie de ma cousine Dominique
m’avait donné rendez-vous près de chez elle dans
le nouveau quartier de la Défense. Au Cnit, ce truc
futuriste et bizarre. Je tenais beaucoup à cette fille
brune et jolie, plus vieille que moi d’au moins deux
ans. Serait elle « ma première » ?
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Je suis allé à la station Nation. J’ai pris la ligne
numéro un jusqu’à Pont de Neuilly. J’ai traversé
assez haletant le pont de Neuilly. Je suis monté
jusqu’au Cnit, assez haut et assez difficile à trouver.
Jacqueline serait elle le première à me donner un
vrai baiser. Pourrions nous nous promener main
dans la main devant tout le monde. Serait elle à
moi. Elle est belle, brune les yeux noirs et des
lèvres qui m’aident à trouver mon chemin dans ce
dédale de chantiers. Je vais l’aimer c’est sur. Elle
va me trouver beau et drôle, et charmant, et
romantique. Moi, qui n’ai que quinze ans je serais
mieux que tout ces étudiants craignos de dix huit ou
plus qui sont à la fac de Nanterre avec elle. Nous
serons heureux. Je la présenterais à tous mes
copains. Elle sera à moi, dans mes bras, devant
tout le monde. Alors elle vaut bien ce groupe dont
mes parents et leurs amis disent qu’il a mauvaise
réputation. Je ne regrette pas mes places perdues
pour l’Olympia.
Je parviens une demie heure avant notre rendez
vous à coté de ce Cnit. Il fait froid. Sera t elle
comme moi en avance. Nous sommes à dix
minutes de l’appartement de ses parents à
Courbevoie. Jacqueline, tout le monde l’appelle
ainsi. Je vais lui trouver un nouveau prénom qui ne
sera qu’à nous, Jaky, Jacquinou, Jaja, ou autre
chose de plus privé. J’ai hâte qu’elle arrive. Il fait de
plus en plus froid. Malgré les cadeaux de ma grandmère, j’ai horreur des pardessus. Je suis en
costume et chemise blanche neuve. Il y a du vent.
J’ai rendez vous dans cinq minutes maintenant. Je
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scrute à l’horizon à la fois pour la voir, courant vers
moi, et pour trouver un troquet ou l’inviter prendre
un café. J’ai quinze francs en poche, ce sera large
nous pourrons même prendre deux cafés. Mais pas
de Jacqueline et pas de troquet. Je caille. Que cet
endroit est inhospitalier. Ca fait dix minutes qu’elle
devrait être dans mes bras. C’est long. Un quart
d’heure, puis une demie heure, puis plus encore. Il
pleut, ce n’est pas bon pour toute la laque que j’ai
sur les cheveux. Une heure, je pars. Elle doit être
malade, ou sa mère lui a interdit de sortir. Je n’ai
plus les places pour ce groupe britannique, Marc
me racontera son Olympia. Je redescends la colline
de la Défense vers le pont de Neuilly. Je prends le
métro. Là, il fait chaud. Ce nouveau métro a pneus
est vraiment silencieux. Je maudis ceux qui ont
empêché Jacqueline de venir. Les portes s’ouvrent
et se referment. A Bastille une bouffée d’air froid
s’engouffre dans le wagon. Nation, je sors. Il pleut,
je rentre chez moi. J’arrive trempé. Je décroche le
téléphone de la maison je compose, sur le cadran
rond du téléphone blanc recouvert d’une house en
velours rouge, DEF 33 07, le numéro de Jacqueline.
Allo, bonjour madame pourrais je parler à
Jacqueline.
- C’est de la part de qui.
- Bernard.
- Allo Jacky.
- Pourquoi m’appelles tu « Jacky » ?
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- C’est mon nom pour toi.
- Ah, j’aime pas !
- Désolé !
- Nous avions rendez vous cet après midi devant le
Cnit, comme tu m’avais dit
- Ah oui j’avais oublié. Tu es venu ?
- Oui !
- J’avais d’autres trucs à faire.
- Ah bien, et on se voit quand ?
- C’est toi le cousin de Mino ?
- Bah oui !
- Rappelle moi après les examens de février.
- Si tard ?
- Oui allez bo-bye.
Bon, à priori ce ne sera pas elle la première. Mais
qui, je suis dans un collège de garçons. Alors il faut
chercher et encore chercher. « Tout les garçons et
les filles s’en vont main dans la main. Oui mais pas
moi » Pas moi non plus ma chère Françoise. Tu
voudrais bien toi et moi marcher main dans la
main? Ca aurait de la gueule si tu venais me
chercher au collège dans une Austin rouge. Mais tu
es trop connue, je suis trop jeune pour toi. Un
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collégien de quinze ans. Un gosse et toi une star et
puis je suis certain que malgré tes chansons tu as
des tas de mains qui se tendent vers toi. Et moi je
n’ai même pas de banjo à me mettre dans le dos
pour faire country.
Il est l’heure du repas et des actualités devant la
télévision. Notre poste est dans le petit salon et
mon père fait pivoter la table roulante afin que nous
puissions le voir de la table de la salle à manger.
Ce soir poireaux vinaigrette et steaks. Bien sur
fromages en désert. La télévision s’allume. Les
informations vont commencer. Silence dans les
rangs. Au programme le professeur Barnard a
greffé un cœur à un dentiste au Cap. Le dentiste
était il noir? Ce serait étonnant, et ça ce serait la
vraie révolution. Où peut être «un dentiste noir à
greffé de nouvelles dents à un cardiologue blanc ! »
Mais non le dentiste était vraiment blanc. Le général
de Gaulle a présenté ses vœux à la presse. Mon
père nous fait signe de nous taire. Mais personne
ne parlait ! Chez nous le Gaullisme n’est pas une
pensée politique, mais une religion. Alors chut.
Personne ne parle, plus personne ne mange. Le
Général a fait deux ou trois plaisanteries, ah bon !
Puis il a dit qu’il irait en Roumanie au printemps. Le
Président Johnson déplore le déficit de la balance
des paiements de l’Amérique. Chouette, on peut
recommencer à manger. Et blablabla. Maman nous
parle de sa journée. Elle a fait des courses dans le
quartier et nous parle d’une nouvelle boutique de
soldes avenue de Reuilly. Papa nous raconte sa
journée avec force images et discussions. Les
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Prud’hommes fonctionnent mal et il doit rédiger une
proposition de loi que lui a demandé Roger Frey,
notre député du douzième arrondissement. Gérard
mange, il est mignon avec son épi blond et la dent
taillée en biais que je lui ai cassée lors d’une
bataille de polochons entre frères.
Demain sera un autre jour sans collège et s’il ne
pleut pas j’irais me promener. Je n’aime pas être
seul. Alors je marche. Bonne nuit tout le monde.
Pas de bisous et dodo dans ma chambre aux
rideaux rouges et maritimes.
Je ne peux pas dire que je déteste les jours de
vacances, mais à Paris je m’emmerde un peu. A
Veneux, ou nous avons notre maison de campagne,
en plein village, certes, mais de campagne quand
même. Nous y allons un week-end sur deux l’hiver.
Je connais la route que prend mon père par cœur.
Porte Dorée, bois de Vincennes, Maisons Alfort,
Villeneuve Saint Georges, Foret de Sénart, Melun,
Foret de Fontainebleau, Bois le Roi, bas d’Avon et
en récompense Veneux-Les Sablons. En hiver, il
caille donc nous mettons des couvertures
chauffantes. En été il y a des moustiques que nous
tuons avec force bombes de « Catch » qui certes
tuent les moustiques mais nous gênent pour dormir.
Pensez, à raison d’une grande bombe par chambre,
ils peuvent mourir de morts violentes et nous être
un peu dans le coltard. Il y a aussi le lancé de livre
au plafond ou sur les murs. Le jeu est de choper un
maximum de moustiques avec nos livres. Deux
choses l’une, ou le moustique n’a piqué personne et
24
il ne laisse que peu de trace, ou il est plein du sang
de l’un de nous et il y a une grosse trace rouge au
plafond ou sur les murs. Le jeu est de savoir qui en
tuera le plus en une soirée. Papa a gagné une nuit
avec onze cadavres de sang sur les murs. Mais
avait il dormi cette nuit la ?
Bon cet après midi je vais me promener loin et seul.
Je descends la rue de Reuilly jusqu’à la station de
métro Montgallet. Un ticket et, allé hop dans le
métro ! Je n’aime pas du tout ce moyen de transport
bruyant et sale. Les gens y font la gueule et pus.
Ces rames vertes et rouges dans cet ensemble
glauque. Il est marqué sur des plaques en haut de
la rame « interdit de fumer et de cracher ». Je n’ai
jamais vu quelqu’un fumer. Mais cracher, oui. Où
vais-je m’arrêter.
Près des Champs, quitte à
terminer à pied. Les gens sont tristes, est ce
comme ça la vie ? Est elle comme ça leur vie ?
Quel avenir ? Pour eux et surtout pour moi. Serais
je triste ou déjà mort à leur âge. Je hais ce vers de
terre qui révèle au grand jour, si j’ose dire, la
tristesse parisienne. J’ai vraiment envie de me
marrer, ce que je ne fais pas tous les jours pourtant.
Ah oui Filles du Calvaire, j’y ai un bon souvenir.
Mais au fait, quelles Filles et quel Calvaire. Je
descends de ce métro triste. Je monte les marches.
Le temps, lui aussi, est triste dehors.
« J’aime me promener sur les grands boul’vards , il
y a tant de choses, tant de choses, à voir ». Bof, la
25
chanson est plus jolie que ce qu’il y a à voir, ou bien
c’était dans un autre temps.
Je connais un endroit dans lequel je suis allé il y a
quelques mois. Un endroit licencieux. Qui me
semble interdit et qui a pourtant pignon sur rue. Il
faut prendre une perpendiculaire au boulevard à
hauteur de la sortie du métro Strasbourg Saint
Denis. Petite rue de cent mètres au bout de laquelle
on tombe sur « Les Concerts Maillol ». C’est un
théâtre, un peu comme Bobino, mais au lieu de
Brassens, ce sont des filles nues qui défilent dans
la salle et font des numéros nues sur scène. J’y suis
déjà entré, grâce à ma grande taille plus qu’à mon
âge réel. J’ai eu peur de me présenter devant la
grosse caissière lui donnant mon billet de banque.
Elle l’a pris. Je suis entré. Et aujourd’hui est-ce la
même caissière. Me regardera t elle vraiment. Se
rendra t elle compte de mes presque 16 ans. Vais je
oser une fois de plus ? L’image du corps des
femmes que j’y ai vu me donne du courage.
Courage, envie ou désir ? A tout prendre allons
pour le désir, celui-ci m’enhardie. J’y vais. Après
tout l’Abbé Max, missionnaire familial a bien eu
envie d’une infirmière alors qu’il était déjà ordonné
prêtre, je peux bien entrer dans ce lieu rien que
pour voir de nouveau comment est faite une femme.
Bonjour madame dis je avec une voix encore plus
grave que celle d’origine, une place s’il vous plait.
Quel rang ?
26
La moins chère. La moins chère, c’est le promenoir.
Je me dis que « promenoir » ca me va bien. Je ne
suis pas là pour dormir et j’aime me « promener ».
D’accord pour celle là. Dix francs. Je donne mon
billet en échange d’un ticket rose.
Merci madame. Un vieil homme aux cheveux teints
encore plus noirs que les miens me prend la moitié
de mon ticket rose et me montre les escaliers.
Deuxième étage, me dit il. Deuxième, c’est haut,
loin pour voir vraiment. Tant pis je monte. Le
promenoir est un endroit sous les combles, fait pour
des nains. J’ai du mal. Je m’accroupis sur mes
talons. En bas, dans le vraie salle de spectacle,
quelques hommes. Sûr je suis le plus jeune. La
nouvelle génération des « Concerts Maillol » quoi
qu’à leur âge je ne souhaiterais pas être à leur
place. Ca sent le théâtre, mais moins bon qu’à
l’Olympia pour Hughes Aufray.
La musique commence à jouer, moins jeune là
aussi qu’Hugues Aufray. Les filles sortent à l’arrière
du public. Elles traversent la salle par l’allée
centrale. Montent sur la scène. Elles ont les seins
nus. C’est vraiment très joli des seins quand la fille
marche. Ils bougent au rythme de leurs pas. Elles
sont très jeunes, enfin pour la plupart.
Sur scène il y a des tableaux. Cul-cul, c’est
doublement le cas de le dire. Sans grand intérêt.
Les filles ont des trucs qui cachent leur sexe. C’est
27
bête pour moi, car vu l’âge des autres, eux ils
doivent savoir à quoi ca ressemble. Pas moi !
J’ai un billet « promenoir », alors je dois pouvoir me
promener. Je prends l’escalier dans l’autre sens et
je me retrouve dans la salle de spectacle. Les
places occupées sont vraiment rares. Je m’assoie
au fond près de l’allée centrale. Le tableau se
termine. Le rideau se baisse. Noir ou presque dans
la salle.
Par derrière les filles sortent pour un nouveau
tableau. Elles sont à dix mètres de moi, à cinq
mètres, puis elles sont là. Elles sont au moins
douze. Belles, très belles. Seins nus. Je les sens.
Je les vois. Leurs seins sont petits, fermes. Ils
bougent bien. En cadence avec leurs pas. C’est
beau. Elles montent sur scène. Après n’avoir
appartenus qu’à moi trois ou quatre secondes, elles
sont maintenant à tout le monde. A ces vieux. Moi
j’ai eu ma dose de sensations pour la journée. Je
sors de ce théâtre. Il fait nuit, moche, froid et ces
filles sont loin maintenant. Métro. Montgallet.
Marche à pied. Mes parents, s’ils savaient ou j’ai
passé ma dernière journée de vacances. Demain,
enfin le collège et les copains. Je vais me coucher.
Je ne veux pas m’endormir avec l’image des ces
seins de filles. Je ne suis pas du genre spectateur.
Je souhaite devenir acteur et aussi vite que
possible. Demain, j’ai maths en première heure.
28
Chapitre N°3
Bon, j’ai maths en première heure, puis français,
histégé, physique et anglais, me dis-je en
m’éveillant.
Froid et pluie au programme pour cette journée de
rentrée. J’aime bien ces jours de retrouvailles,
copains, profs et autre surgé. Je me lève, je remplis
mon cartable, donc maths, livre et cahiers, histégé,
mais aujourd’hui c’est histoire. Physique et
engliche. Je prépare mon café avec toujours
beaucoup de sucre. Beurk, mais bon, plus de
Banania. J’avale. Salle de bain, située entre la
cuisine et le couloir rouge. Toilette, rasage. Zut, je
me suis encore coupé. Lavage des dents. Fini.
Direction ma chambre par le couloir couleur corrida.
Aujourd’hui, costume chemise et cravate. J’aime
bien être en cravate. Etudier c’est comme pour mon
père aller au bureau. C’est sérieux. Nous sommes
trois ou quatre souvent en cravate au collège. On
nous traite de snob, pourquoi pas. Bisous maman,
bisous papa, bisous Gérard qui vient de se réveiller
et hop ascenseur. Dehors, froid, petite pluie
toujours pas bonne pour la laque que j’ai sur les
cheveux mais mon cartable me sert de parapluie
pour arriver avec une coiffure nette au collège. Je
suis la rambarde qui longe les voies de chemin de
fer entre notre résidence et la gare de Reuilly. J’ai
bientôt seize ans et je suis en troisième. Je suis bon
élève mais j’ai un an de retard. Eh oui et presque
29
deux, puisque je suis né début janvier. Je dois cela
à la bêtise de l’éducation nationale qui interdisait
aux élèves de CM2, mauvais en orthographe de
prétendre entrer en sixième. Bon élève, mais avec
des zéros en dictées. J’ai passé l’examen d’entrée
en sixième. Résultat, refusé ! Je crois que je me
souviendrais toute ma vie de ce jour de juin lorsque
je suis allé voir les résultats de cet examen. Un jour
de juin, contre les grilles du lycée Paul Valéry. Je
suis présent devant le tableau des résultats depuis
plus d’une heure. Une main, une liste, des
punaises. Une liste de noms. Pas le mien. Mon nom
c’est bien R.E.G.N.A.U.L.T. Rien. Je lis. Je relis.
Rien. Je panique. Je rentre chez moi à pied. Je ne
peux y croire. J’ai mal lu. Papa, Maman, j’ai du mal
lire, je ne me suis pas vu sur la liste. Venez, on y
retourne. Papa revêt sur pardessus sans forme
avec des milliers de choses dans ses poches.
Maman enfile son manteau de vision clair.
Ascenseur. La D.S. montre son système
hydraulique. Elle démarre mou, silencieuse. Rue de
Reuilly, place Daumesnil, avenue Daumesnil. Porte
Dorée, musée des colonies. A droite lycée Paul
Valéry. Porte, guérite, liste. Pas de Regnault. J’ai
loupé. Mes parents ne m’égueulent pas. Nous
rentrons en silence. Silence lourd. Je suis triste. Je
sens à dix ans que je vais louper ma vie à cause
des dictées. Et des dictées j’en ai faites des
dizaines et des centaines. Ca ne rentre pas. Je ne
suis pas révolté. Je suis abattu. Je vais me coucher.
Je dors et j’oublie. L’été se passe. En septembre je
rentre dans ma même vieille école, rue de Picpus.
30
« Regnault, classe de fin d’étude première année ».
Première année sur deux, dans deux ans que fais je
faire ?
Je me retrouve avec une troupe d’illettrés, nuls,
sans avenir, de vrais mauvais élèves. De cours de
moral dans lesquels on nous apprends que les
ouvriers sont des gens souvent bien, après qu’ils se
sont lavés avant de rentrer chez eux « ils
ressemblent à des gens normaux, mais il faut faire
attention à ne pas trop boire de vin rouge », en
cours d’atelier dans le fond de la cours. Le prof
d’atelier, lui est propre mais il boit, et beaucoup. Il
n’a compris que la moitié de la leçon.
Cette année terrible pour mon égo m’a appris
l’orgueil et la volonté de tout faire pour réussir. Je
suis Bernard Regnault et je ferais tout pour réussir.
Commander, ne pas être obligé de me laver avant
de rentrer chez moi. Je ne sais pas comment je
m’en sortirai et je ne resterai pas dans cet univers
de nuls sans culture.
Je passe cette année tant bien que mal, je me
reconstruis, je me protège de la médiocrité. En fin
d’année je suis admis au collège de la rue Bignon
derrière la mairie du douzième arrondissement.
C’est la ou je me rend en ce début de janvier 1968.
Je rentre dans le collège. Je croise Atal le surgé qui
se veut méchant, mais qui est un brave type de
taille moyenne, brun avec un accent « pied noir »
comme même Enrico Macias aimerait en avoir un.
31
Pôpô dis hè Atal. Ce mec sait que je suis d’une
famille gaulliste et bien sûr il déteste le Général.
Atal me parle politique comme à un adulte. Ce mec
rêve de me coller rien que pour rester deux heures
à me parler en face à face, mais mon attitude ne lui
donne pas ce plaisir. Tout compte fait on se
cherche, on fait semblant de se détester mais on
s’aime bien.
En rang, appel et hop on monte. Direction troisième
étage. En première heure c’est maths. Giacomolli,
prof de maths et de corse, je veux dire par la qu’il
faut déjà comprendre son accent avant de pénétrer
le cours de math. Ce petit vieux qui semble avoir
soixante quinze ans est appelé depuis des
générations de collégiens « La momie » ou encore
« Ramses II ». Ses courts sont incompréhensibles,
alors on note ce qu’il écrit au tableau noir. L’intérêt
avec lui c’est qu’il est tellement maigre et bouge
très lentement qu’on a le temps de noter. Le corse
est plus facile à comprendre que « le math ».
On a réussi de se tirer de cette première heure de
cours. Je crois avoir compris le principe des
équations de second degré. Mais j’y ai mis du mien.
Des notes à relire et des exercices à faire en page
58 pour approfondir, heureusement le livre de
maths est en langue française sans accent corse.
Nous changeons de classe dans un brouhaha
indescriptible en croisant les autres collégiens. Mais
pourquoi ce ne sont pas les profs qui changent, ils
sont moins nombreux. A chaque fois c’est à nous
32
de bouger, tout ça pour leur confort. Peut être ont ils
leur coussin attitré sur leur chaise.
Cour de français, et ce type extraordinaire,
Desbiaux. Là, nous changeons de région, nous
passons du sud-est corse ou sud-ouest du pays des
cathares. Petit, trapu, chauve, le nez tordu, on sent
ses muscles sous sa chemise. Très sévère mais
plein de chaleur humaine. Il ne roule pas les
« rrrrr », il ne parle qu’avec des « r ». C’est un
bonheur. J’imagine son pays arrride. Ses fiérrres
châteaux Catharrres, en rrruine, mais drrroits. Il y a
de la douceur et de l’humanisme derrière cet amas
de « r ». Il vit les textes qu’il ne lit pas dans le
Lagarde et Michard, il les récite en marchant
d’allées en allées dans la salle de cour. Vouté, une
règle en fer dans le dos qu’il tient de la main droite
en se tapotant la main gauche. Chacun derrière son
pupitre à peur qu’il ne se serve de cette règle au
hasard d’une mauvaise réponse ou d’une mauvaise
lecture. Mais non, il n’en serait pas capable. Il
n’aime pas les textes qu’il nous apprend. Il est ces
textes. Il les a écrit et nous les sert en cour avec
ses tripes et sa voix rocailleuse avec beaucoup trop
de ‘r’. Mon père a des milliers de livres dans toutes
ses bibliothèques. J’aimerais que Desbiaux et mon
père lissent les mêmes et m’en parlent, passionnés
et passionnants pour moi. Mon père lit sans arrêt
mais ne me parle jamais de ses lectures, il les
garde pour lui. Timide ou égoïste ? Desbiaux, lui est
passionnant, lit-il autant que mon père ou connaît il
par cœur que le Lagarde et Michard ?
33
La culture vaut bien que je mette une cravate pour
aller en cour. La culture ca se respecte, je crois que
ça m’a fait grandir. J’en oublierais presque les filles
qui me font rêver. Face à une fille je serais, me
semble t il plus inhibé que face à Beaudelaire ou à
ses textes et ses poèmes. Ecrire, j’adorerais savoir
le faire sans faute d’orthographe. J’aime faire
partager mes émotions, mes idées ou mes
sentiments par le verbe oral. Je crois que je ne
saurais jamais le faire par écrit.
Au fait Desbiaux écrit il ? Et s’il écrit, triple t il ses
« r » ? Et s’il ne les triple pas est-ce toujours du
Desbiaux ou cela devient il plus terne ? Les fautes
d’orthographes ne sont elles aussi de la création ?
Desbiaux serait il aussi intéressant, vrai, humaniste
et communicateur s’il parlait comme Zitrone au
journal de 20 heures ?
Je suis certain qu’un jour j’irai voir les châteaux
Catharrres en pensant à ce prof, à ce maître qui a
du être inventé par Jules Ferry sous la troisième
République. Et ce jour là, même s’il est très lointain,
je jure que j’aurai les « r » rrrocailleux de Desbiaux
qui me chanterrront dans l’orrreille.
Récréation, on tourne, on gueule dans la cour.
Certains fument, moi aussi un peu, j’aime bien. Ca
fait mec. Je me prépare pour allumer une clope, un
jour devant ma première fille. Ca devrait
l’impressionner, un vrai mec qui sait fumer. Une
béda, un clopo, une sèche, oui mais surtout une
blonde pour faire différent des adultes comme mon
34
père qui entre deux pipes fume des Gauloise sans
filtre. Quand à ma mère, depuis que je l’ai initiée
aux cigarettes, à l’occasion d’un voyage scolaire en
Suisse, duquel je lui ai ramenée des « Palettes »
cigarettes de couleurs, elle rêve d’un trouver en
France importées par la Régie française des
tabacs.
Re brouhaha, re troisième étage. On se croise.
Regnault éteints ton clope ou je te cole, me dit Atal
dans l’escalier. J’écrase sur une marche.
Histoire, encore une autre région et un autre maître,
Le Moal, le breton. Encore plus petit et plus rond
que Desbiaux. Pas de paroles hautes. Un ton
calme, des mots précis, pas d’outrance. Lui, ne se
déplace que très peu dans les rangs. Il reste assis
sur sa chaise devant son tableau noir. Il a un seul
costume. Gris chiné sur un pull rouge en « v »
assorti d’une cravate étroite rouge et grise qui traine
sous une chemise blanche bombé pas son ventre.
Les mots sont précis, l’allocution est lente, parfois
laborieuse. Pas de haussement de voix. Il règne un
silence absolu dans la classe. Ce n’est pas un prof
d’histoire, c’est un conteur. Pas un livre sur son
bureau. Il parle. C’est un journaliste des
événements d’autrefois. Les noms défilent, les
dates, les faits et puis son analyse. La Révolution
française ce n’était pas en 1789, non c’était le mois
dernier. On y est. Dedans. Ca se passe maintenant.
On comprend tout. Saint Just, Robespierre, Danton
et Mirabeau sont là devant nous, avec nous, autour
de nous. La Convention, c’est notre classe, on
35
débat, on participe. On voterait presque les textes.
Non ce n’est pas de l’histoire, c’est de la politique.
Ce n’est pas un cour, c’est un reportage. Parfois, à
vingt heures je me demande pourquoi Zitrone n’en
parle pas. J’aime le politique, le pouvoir que les
leaders ont sur les autres. Je joue les rôles des
grands révolutionnaires. Je suis certain d’entre eux.
Je retourne ma veste. Je suis Danton et puis je suis
Robespierre. Marrat et ceux qui ont armé le bras de
Charlotte Cordé. Je suis souvent à la tribune,
j’arrive à convaincre. Je demande que des têtes
tombent. J’accuse et je me récuse. Nous sommes
passionnés par cette histoire, la classe participe et
prend parti. Des clans se forment. Des inimitiés se
fond jour le temps d’une heure de Le Moal. Je suis
parfois un peu déçu quand le prof nous dit :
- N’oubliez jamais que la révolution française est
avant tout une révolution de la bourgeoisie.
- La seule victoire du peuple est d’avoir imposé son
accent, on ne dira plus le roué avec l’accent de
Touraine de l’ancien régime, mai le roi avec l’accent
du peuple de Paris.
Certes, je suis déçu, mais aussi rassuré. J’aime le
jeu politique, mais je me sens conservateur, passer
de la royauté au pouvoir total d’un peuple non
éclairé me va mal. Mais de l’ancien régime à la
bourgeoisie me va mieux.
Le Moal nous fait vivre l’Histoire, mais il n’est pas
aussi accroché à sa région que Desbiaux. Que se
36
passerait il si cet homme de l’Ouest de la France
nous donnait une version chouanne des
événements. Le rouè serait il mort sur l’échafaud ?
Autre changement de décor et de matière.
Maintenant on a l’artiste, le dilettante, le bidon.
Firmin prof d’anglais. Vous savez l’anglais, cette
langue morte que personne ne doit parler.
Personne je ne sais pas, mais en tout cas pas lui.
Donc l’artiste Firmin, cheveux longs, plaqués,
lunettes de soleil en janvier. Jeune, sec, vraiment
sans aucun intérêt pédagogique. Un jour, en me
promenant boulevard Saint Germain, j’ai vu la photo
noir et blanc de ce type qui jouait du saxo dans un
club de jazz. Donc c’est la vedette. Il devrait nous
apprendre le saxo au lieu de l’anglais. Ras le bol de
« number one is a bee, number two is a pig » Je
crois que je ne parlerai jamais anglais, je ne
comprendrai jamais ni Dylan, ni Cohen, ni les
Beatles ou les Stones dans le texte, donc back to
Hughes Aufray. Firmin est chiant, froid, lointain.
Mais est il payé le même salaire que Desbiaux ou
Le Moal ? Si c’est le cas, ce n’est pas juste. Il y a
des cours durant lesquels on participe et d’autres
que l’on subit. Ceux la durent trop longtemps et je
regarde trop souvent ma montre qui tourne trop
lentement. Arrêtons le, sortons le, votons sa mort,
passons le par l’échafaud. Soyons Robespierre et
lui Danton. Sonnerie, ouf nous sommes déjà tous
prêt, cartable fermé. Et il y bousculade devant la
porte de la classe. Nous dévalons les escaliers.
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Pas de clope Regnault, dommage, pas de colle, la
prochaine fois que je te chope ce sera trois heures,
tu les mérites, hurle Atal avec son accent de
Macias. Ben non, mon con, c’est pas demain que tu
me choperas me dis je à la limite du chuchotement.
J’aimerais tant lui dire en face. Je me fous de ses
trois heures, mais je ne veux pas lui faire ce plaisir.
Nuit. Pluie. Triste. Je remonte l’avenue Daumesnil.
Je m’arrête au tabac. Mes « amis totard » sont
encore devant leur Valstar affalés contre le
comptoir. Un paquet de Peter s’il vous plait. Merci,
bonsoir.
- Tu crois mon p’tit qui va être bon le soir !
Interrompt un vasltrarien ».
Je ne veux pas répondre. Timide et méprisant je
sors dans le froid. Je traverse l’avenue. Escalade
les escaliers qui surplombent les voies de chemin
de fer de la gare de Reuilly. Je tourne à droite. Je
rentre chez moi.
Bonsoir Maman. Tu as passé une bonne journée ?
Oui à part l’anglais. Et toi ? J’ai vu Marie Jeanne et
j’ai passé un bon moment. Je suis aussi allé
boulevard de Reuilly et je t’ai acheté deux chemises
en solde elle sont sur ton lit dans ta chambre. Merci
Maman.
Je rentre dans ma chambre, il y a une belle
chemise bleue, mais aussi une rose. Moi, mettre
une chemise rose, ça va être dur. C’est vrai que ma
mère me dit lors de chacun de mes anniversaires «
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avant que tu ne naisses, j’attendais une fille, tu
aurais du t’appeler Sylvie ».
C’est vrai, après le tonton Bernard mort durant la
guerre il y a aussi Sylvie. Mais qui suis je donc
moi ? Enfin bon entre le pyjama rayé des déportés
et la chemise rose, je prends la chemise. Mais d’ici
la mettre pour aller au collège !
Le diner arrive, Papa travaille et ne rentrera pas tôt.
Table de salle à manger, télévision tournée. Zitrone
ne parle toujours pas de la révolution française.
Cinquante mille enfants des écoles partent en
classe de neige. Heureusement pour eux sans cette
andouille de Firmin pour leur apprendre « number
one is a bee, number two is a … »
Ce reportage sur les sports de neige me rappelle
mes vacances il y a quatre ans à Combloux dans le
chalet de nos cousins Gateau, pour fêter Noël en
famille. Le soir du 24 décembre je m’étais perdu en
allant chercher ma cousine Dominique aux pieds
des pistes. J’étais rentré par les petits chemins
enneigés. Il faisait froid, j’étais seul, perdu dans les
monceaux de neige fraiche, enfin froide, très froide.
J’ai retrouvé totalement par hasard le chemin du
chalet.
Ma cousine qui se fichait sans doute de moi et ne
m’avait pas attendu, elle était quand même un peu
triste ou se sentait un peu coupable. En pull rouge,
à col roulé, elle m’avait accueilli dans sa chambre.
La nuit était claire, nous sommes allé sur son
39
balcon pour admirer les étoiles. Elle était devant
moi. Je me suis rapproché. J’avais froid aux mains.
Alors je les ai mise sur son pull. Sur ses seins. J’ai
attendu sa réaction. Aucune. J’ai continué. Elle ne
dit rien. J’avais chaud, j’étais bien. Sans doute elle
aussi. Mais que faire d’autre. Je ne savais pas,
alors je lui ai fait un bisou appuyé dans le cou. Et
puis nous sommes allé diner. Raclette. Puis lit et
ses seins dans mes rêves et dans mes mains. Voilà
mes sports d’hiver. Les cinquante mille enfants qui
vont en classes de neige n’auront pas les mêmes
souvenirs de neige, de froid de ses seins. Tant pis
pour eux et tant mieux pour moi.
40
Chapitre n° 4
Début février, il ne fait toujours pas beau. A quand
le printemps et les week end dans notre maison de
Veneux. Si je voulais oublier que l’hiver était là il ne
faudrait pas écouter la radio. C’était le début des
jeux olympiques de Grenoble. Alain Calmat porte la
flamme, lui au moins doit avoir un peu chaud. Pas
nous ! Je ne suis pas un amateur de sports, ni à la
radio, ni à la télévision. Mais j’adore les
commentateurs sportifs. Ils sont d’un chauvinisme
et d’un ridicule achevé.
La France s’est inclinée devant l’Irlande 4 à 0, ou
bien encore, la France a terrassée l’Angleterre 1 à
0!
L’équipe de France a eu un match difficile à cause
de la pluie. Et l’équipe d’en face avait elle du soleil ?
La neige est trop molle pour nos skieurs, ah bon,
alors il faillait faire du patin à glace, ou de la
natation !
On envoie toujours « aux chiottes » l’arbitre qui
nous a fait battre et aux pinacles celui qui nous a
fait gagner. Chiottes ou pinacles, ils sont priés de
laissez ces lieux aussi propres qu’ils auraient aimés
les trouver en y entrant !
J’ai une relation de contrainte au sport. Il y a quatre
ans, mes parents, sur ma demande m’ont inscrit au
41
football dans une équipe de la paroisse. Je me suis
affublé de ce qu’il y avait de mieux en terme
d’équipement, acheté dans le magasin du « Coq
Sportif » de la rue du Rendez-Vous. Coq je ne sais
pas, mais sportif je serais. Chaussures à crampons,
chaussettes bleues, blanches et rouges, protèges
tibias, short et maillot assortis aux chaussettes. Je
me regarde habillé dans la glace un vrai Coppa en
herbe. Je suis crédible. Je suis un vrai footballeur.
Jeudi, direction le stade Pershing sur les boulevards
extérieurs. Décembre, il fait froid, il neige, il y a de
la glace par terre. J’aurais du faire ski. On me
présente au curé de service en soutane et anorak. Il
me toise. Je suis grand, donc j’irai dans l’équipe des
grands. Ils ont quinze ans et moi douze. On
m’informe que le match commence dans un quart
d’heure.
Ah oui, et on joue comment ?
- Il faut taper dans le ballon et le mettre dans le but
adverse.
Jusque là je savais.
- Mais on s’y prend mon Père ?
Il faut être sur le ballon et taper. Il me dit qu’il
manque un aillié droit. Bon ca va, droit je sais ou
c’est, mais aillié c’est quoi. Pour toute réponse, j’ai
le droit à un grand « tu verras ».
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J’arrive donc sur la patinoire, heureusement j’ai des
crampons. On me présente un grand type qui est
capitaine. Il me prend par le bras et me dit « mets
toi là et joue après le coup de sifflet ». Bon, état des
lieux, ceux qui sont habillés comme moi doivent être
avec moi et les autres contre. Mais les gardiens de
buts sont habillés différemment, alors ou dois je
tirer ? Coup de sifflet. Ca bouge. Moi pas. Je
regarde et je me déplace dans le même sens que
ceux qui ont la même couleur que moi. Dix minutes
à courir dans tous les sens c’est long. J’ai toujours
quinze mètres de retard sur la course du ballon.
Tout un coup, un joueur de ma couleur me passe le
ballon. Sympa, mais j’en fais quoi ? Je n’ai pas à
me poser longtemps la question, on vient me la
prendre dans mes pieds. « Connard », me crie un
type de ma couleur. Il n’a pas tord. Coup de sifflet.
On change de camp. Donc j’étais à droite dans mon
camp, je dois me mettre à gauche du camp adverse
pour être à droite du mien dans cette deuxième
partie. J’y vais et je fais semblant de m’intéresser.
Je suis le ballon à distance respectable afin qu’on
évite de me le refiler une nouvelle fois. C’est très
long deux fois quarante cinq minutes dans le froid.
Je ne comprends rien. Nouveau coup de sifflet,
c’est enfin la fin de la partie. A-t-on gagné ou
perdu ? Je ne sais pas. Je me casse sans parler à
personne. Je me rhabille, je ne demande pas mon
reste. Je pars en courant de ce stade. Les autres
jeudis, je dis à mes parents que je vais jouer au
foot. Je cache mes affaires dans notre cave et je
43
vais
me
promener
dans
le
douzième
arrondissement loin du stade Pershing, très loin !
Aujourd’hui, nous sommes jeudi. J’ai terminé mes
devoirs, je suis prêt pour demain. Plus de foot, je
vais aller me promener avec des copains sans
doute vers Bastille. Je me rends compte que je
n’aime pas Paris. Trop de monde, trop de bruit,
mais quitte à y être autant en profiter. Mais ces
métros toujours tristes, ces voitures, ces gens de
mauvaise humeur, ces poubelles éventrées partout,
ces maisons grises, tout ca ne me semble pas
vraiment humain. Je rêve à de grands espaces de
campagnes ou de forêts un peu comme à Veneux.
Je me prépare, je vais essayer la chemise rose
avec un pantalon marron et mon blouson en cuir
que Maman m’a aussi acheté en solde l’an dernier
dans sa boutique miracle du boulevard de Reuilly.
Je déjeune vite et je prendrais un café Bastille.
Je descends la rue de Reuilly jusqu’à Montgallet, je
passe devant cette vieille église marronnasse dans
laquelle j’ai fait ma communion et ma confirmation
devant un évêque adipeux qui puait et avait du mal
à marcher seul, il était gras et écarlate de partout,
du bout de ses chaussons jusqu’à son pif. Ah « vin
de messe » quand tu tiens tes serviteurs ! Les
« huiles saintes » m’ont été appliquées par ce vieil
homme. Je me souviens surtout de la salle privée
de restaurant que mes parents avaient réservés
pour une petite réception familiale. Je passe devant
la caserne de Reuilly sur la droite et à gauche
44
l’école dans laquelle j’avais passé mon certificat
d’études primaires du temps ou j’étais élève de
cette classe de fin d’études première année. Sale
souvenir, d’une sale année d’échecs. Je m’en suis
sorti et grâce à mes professeurs je sais que j’irais
loin dans mes études, j’en ai la motivation et les
capacités. Comme disait ma grand-mère « on peut
ce qu’on veut ». Oui sans doute, mais ce dicton doit
avoir ses limites !
Je suis gêné, mal à l’aise. J’ai l’impression qu’un
homme me suit. Je l’ai déjà vu hier devant la sortie
du collège, rue Bignon. Il doit être un parent
d’élèves. Mais de qui ? Je ne le connaissais pas. Et
là, aujourd’hui, il me suit depuis que je suis sorti de
ma résidence. Cet homme est bizarre. Bien habillé,
mais pas à la mode, ni de ces années soixante, ni
même sur ce que j’ai pu voir sur des photos d’avant
guerre. Personne n’est ou n’a jamais été habillé
comme ca. Il est grand, très grand, peut être même
plus que moi. Il doit avoir l’âge de Papa, mais
semble plus jeune, en tout cas différent. Il a des
cheveux assez longs, bien coiffés en arrière, bruns
mais aussi poivre et sel sur les tempes. Il a des
lunettes à la fois grosses et invisibles. En plastic
transparent. Je n’en ai jamais vu comme ça. On
dirait une sorte de vieux rocker mais propre et avec
vingt kilos de trop. En tout cas il n’est pas habillé en
rocker. Costume noir à grands revers. Lui aussi, il a
une chemise rose, mais sans doute pas acheté par
sa mère en solde dans la boutique paumée du
boulevard de Reuilly. Le tout est complété par un
long pardessus en beau cuir noir.
45
Je tourne à droite rue du faubourg Saint Antoine
pour aller vers la Bastille. Le type me suit encore.
Intrigué. Que me veut il ? Pour être habillé comme
ça il ne doit pas être français. Des tas de choses
courent dans ma tête. Serait il un flic en filature.
Mais je n’ai rien fait d’illégal. Aurais-je un ami
dangereux, délinquant, recherché ? Mais qui, et
puis pourquoi me suivre moi ?
Ce type que je ne connais pas me semble familier.
J’ai depuis longtemps un vieux fantasme. Mon
oncle Bernard qui est mort en déportation à
Mauthausen personne ne l’a jamais revu, ni mort, ni
vivant, son existence s’est évanouie un jour. Et si
après des années d’errance il revenait. Et si ce type
c’était lui. Il ne me semble pas être un homme qui
aimerait les jeunes garçons, pas le genre, pas les
yeux, pas l’allure. Mais alors pourquoi moi ?
Je me retourne, plus personne ! Il faut que j’arrête
de gamberger moi. Allez, je continu d’un pas ferme
et maintenant j’aperçois le géni doré de la Bastille.
Rue du Faubourg saint Antoine, le Paris qui vit, qui
crie, qui sent mauvais. Toute une populace affairée
et grouillante. Des voitures qui klaxonnent. Des
chiens qui laissent leurs « cadeaux » sur les
trottoirs. Des vendeurs ambulants de légumes
installés dans les caniveaux et des mémères qui
descendent de chez elle affublées de n’importe quoi
pour aller s’approvisionner en légumes pour le pot
au feu du soir. Cuissons grasses à tous les étages
qui rendre les cages d’escalier lourdes d’odeurs de
choux, de poireaux, de jarrets et autres ingrédients
46
qui donnent envie de vomir avant même de passer
à table. L’horreur, cette promiscuité culinaire. J’ai
envie de respirer, mais dehors ce sont les odeurs
des pots d’échappement des voitures mêlées aux
« cadeaux canins ». Je descends le Faubourg.
Moins d’échoppes de marchands de quatre saisons,
les odeurs sont très différentes. Les petits magasins
de fabricants de meubles en devanture ou les
ateliers de cours d’immeubles dégagent une
senteur chaude de bois coupés, rabotés, polis et de
colles d’assemblage. C’est plus près de la nature,
de la bel ouvrage. ça sent l’artisan-artiste qui aime
son métier.
Nous sommes venus dans ce quartier avec mes
parents, chiner, puis acheter des meubles anciens.
Grands hangars sombres avec, là, une odeur fort
d’encaustique toute neuve. Le vendeur soulève des
draps pour découvrir des merveilles d’un autre
temps.
Mes parents, surtout papa, sont en position
d’acheteurs, c’est un spectacle grandiose. On sent
qu’il peut, qu’il va tout acheter. Il aime acheter.
Dépenser. Il est, dès le départ, capable de tout.
Nous « ruiner », avoir des idées folles. Ce jour là au
Faubourg il semblait encore pire que d’habitude. Il
veut tout posséder. Maman, raisonnable, les pieds
sur terre lui fait remarquer que nous n’avons qu’un
cinq pièces à Paris, déjà bien meublé et une maison
de campagne, elle aussi fournie. On devine dans
ses yeux qu’il enrage d’autant de raison. Il veut tout
ou presque. Pour un peu, il dirait agassé « eh bien,
47
alors, nous allons déménager ». Plus de deux
heures, montre en main, il fait le tour du hangar
d’antiquités.
Il jette, presque sans concertation avec maman, son
dévolu sur un beau meuble de cathédral sculpté
plein bois. Il décide de sa place et de sa fonction
dans l’appartement de Paris. Et réserve une
immense table de ferme pour la maison de Veneux,
tiendra t elle ? Sans doute ! La fièvre acheteuse
retombée, il règle ses achats. Avise le « meublecathédral-sculpté-plein-bois » et l’arrière de la DS
familiale. La décision tombe.
« Bon, Bernard, nous ne sommes pas loin de la
maison, tu vas rentrer à pied »
Heureusement qu’il n’a pas voulu emporter la table
de ferme sinon la DS serait rentrée toute seule à la
maison et nous trois à pied.
J’arrive place de la Bastille. Petit troquet, Marc et
François sont déjà là. Tournée générale de café.
Quatre sucres pour moi, merci. Et oui toujours ce
sale goût amer du café.
Nous avons l’habitude de « prendre de la hauteur »
en grimpant au sommet de la colonne de juillet qui
commémore, comme nous l’a dit Le Moal, les trois
glorieuses de juillet 1830.
Cinquante centimes dépensés pour entrer dans le
glorieux phallus de juillet érigé et des dizaines, des
centaines, des milliers, de marches à monter. Une
48
fois au sommet nous avons l’impression d’avoir
accompli à chaque fois un exploit.
Il fait froid, mais maintenant beau ! La vue est
dégagée. Les voitures minuscules grouillent autour
de la colonne. Un « circuit 24 » géant. Face à moi
l’hideuse et noire gare de la Bastille. Les voies de
chemins de fer longent l’avenue Daumesnil, puis
passent devant mon collège, se poursuivent jusqu’à
la gare de Reuilly puis partent vers Picpus et plus
loin encore à l’est de Paris. Au fait ou vont elles
après Paris ?
Les gens courent sur les trottoirs, entre les voitures.
Mon homme en pardessus en cuir est il parmi eux ?
Sur un défi de François, nous avons pris une
habitude depuis septembre. Au pied du géni,
escalader le gros « garde-fou » rond, dodu de la
nacelle dominant Paris et de faire quelques mètres
à l’extérieur. C’est à celui qui ira le plus loin. En fait,
ce n’est pas très dur. Le plus difficile est de passer
par dessus la barrière. Une fois de l’autre coté, il
nous faut mettre les pieds entre les interstices de la
sculpture grise et verte. Mais personne n’a été
capable de prendre le virage d’un angle. Cette fois,
je n’ai pas gagné, je me suis dégonflé au bout de
trois pas. Marc, lui a faillit passer l’angle, mais nous
avons réussi à l’en dissuader. C’était idiot de se tuer
alors qu’il avait déjà terminé l’énorme travail de
recherches sur Ronsard que Desbiaux nous avait
donné.
49
Nous n’avons jamais eu le vertige durant ce défi
Celui-ci nous prend, quand une fois descendu nous
regardons du bas le théâtre de notre exploit.
François nous cite souvent son père.
« Si tu ne fais pas des conneries à seize ans, tu
n’en feras jamais »
Alors on y va. Mais globalement, c’est la seule
« vraie connerie » que j’ai faite. Il va falloir en
trouver d’autres avant la fin de mes seize ans. La
nuit va tomber bientôt, nous pas ! Nous descendons
de notre géni. Le sommes nous « géniaux » ? Pas
encore, en tout cas pas pour ce que nous venons
de faire. Les Parisiens se bousculent et se bourrent
dans les bouches de métro. Bientôt il y aura plus de
monde sous terre que sur terre. Le Faubourg
bruisse. Des sons montent. Des cris. Les « quatre
saisons » haranguent les chalands. Un rémouleur,
pédalant sur sa machine, aiguise les couteaux des
faubouriens et vocifère « RE-MOU-LEUR, REMOU-LEUR » pour attirer les armes blanches de
cuisine. J’ai entendu la semaine dernière à la radio
un joli terme pour décrire tous ces bruits de ville. Le
« sirop » de la rue. Faubourg Saint Antoine
« sirupe » fort, très fort ce soir.
Il me semble déjà, du bas de mon trottoir sentir les
cuissons des repas gras du soir. Qu’est ce que
maman aura prévu pour ce soir, mon Dieu, pas de
pot au feu, ni de poule au pot, pas plus de potée.
Non, j’ai envie de saucisson, du bœuf bleu, des
50
plats qui ne sentent pas sur la pallier de notre
étage.
Porte vitrées, boites à lettres, à droite l’ascenseur.
Bouton noir. J’ouvre la porte. J’appuis sur le cinq.
Déjà quelques odeurs, plus frichti que culinaire.
J’ouvre la porte de notre palier. La mère Leroux
attend. Elle tombe bien celle là. Elle est la
quintessence de la vulgarité. Cheveux gras, robe
sans forme, seins lourds largement en dessous du
niveau normal pour une femme de son âge. Elle est
aussi la synthèse visuelle et olfactive du pot au feu,
de la potée, du gras de porc, de la choucroute
rancie.
« Bonjour madame ». C’est décidé, je ne mangerais
pas ce soir. Vraiment plus faim.
51
Chapitre n°5
Sortie du collège, ce soir vendredi nous partons à
Veneux.
Valises, sacs plastics. Mon père
collectionne les sacs plastics dans lesquels il
fractionne des documents, ses jugements et ses
livres du moment. La DS a contenue le « meublecathédral-sculpté-plein-bois », alors elle contiendra
bien les valises, les sacs plastic, mon frère Gérard,
papa, maman et moi. Youpi c’est parti. Rue de
Reuilly, avenue Daumesnil, porte Dorée, Maison
Alfort et la route nationale jusqu’à Veneux. Ici c’est
encore laid. Villeneuve Saint George, c’est toujours
laid et en plus il y a les avions d’Orly qui font un
bouquant de tous les diables. Voitures à touchetouche. Pluie fine. La gare sur la droite et puis la
déviation. Après celle ci, la foret de Sénard. Enfin la
nature. On roule. On parle. La radio couvre nos
propos. Melun, les ponts sur la Seine, la forêt de
Fontainebleau. On passe près de Bois le Roi. Le
bas d’Avon. On tourne à gauche et puis tout droit.
Cette route a été tant et tant de fois rabâchée, vue
et revue. Au début mon père possédait une 4 CV
verte. Dedans il y avait mon père, ma mère, ma
grand-mère, Gérard bébé, moi et les sacs plastic.
« Tarto », me dis je en me réveillant. Nous sommes
en mars, les jours rallongent. Bientôt le soleil, les
jours longs, la Saint Jean, les feux, les sauts au
dessus des feux. Les nuits courtes, les jours sans
fin et peut être cette année les filles ou mieux
52
encore, la fille. Cadeau, donnée, offerte,
amoureuse, folle de moi, une fille à présenter à mes
copains. « Oui, je vous présente Jacqueline, Noëlle,
Sylvie ou encore Corinne. Nous sommes ensemble.
Nous sommes bien.
- Et toi avec qui es tu ?
- Personne !
Oui, moi non plus en ce moment. Mais ca va
changer bientôt. Mais bientôt, c’est long surtout
quand on ne connaît ni la date, ni la fille.
Petit déjeuner, chocolat, et oui à Veneux je retombe
en enfance. Je régresse. Un « tube de papier»
rempli de galettes bretonnes sur lesquelles je mets
moult épaisseur de beurre salé. Je lis d’un regard
distrait « La République de Seine et Marne ». Il y a
une photo de Gresser, le maire de la commune et
de Soudant le garde champêtre qui est aussi le
« chef » de la « Renaissance Sablonnaise ». C’est
la fanfare qui joue des morceaux d’une musique
aussi incertaine que si je jouais de ce banjo dont
j’avais tant envie sans en être au niveau. Un peu
comme pour le football.
Je sors de la maison, je passe derrière, dans le
jardin. Les forsythias vont s’ouvrir au fond du jardin.
J’aime cette fleur, prémisse du printemps, puis de
l’été. Et les lilas sont déjà prêts à fleurir. J’aime
cette chanson d’Hugues Aufray.
« Les filles sont jolies, dès que le printemps est là,
53
mais les serments s'oublient, dès que le printemps
s'en va,
là-bas dans la prairie. J'attends toujours, mais en
vain
une fille en organdi, dès que le printemps revient.
Les filles sont jolies, dès que le printemps est là,
mais les serments s'oublient, dès que le printemps
s'en va »
J’attends la fille du printemps, même si à l’été elle
s’en va. J’aurais au moins une expérience pour en
retrouver une autre pour l’automne et encore une
autre pour l’hiver. Bon, mais bon, il faut déjà trouver
pour le printemps.
Bon, aujourd’hui nous allons à l’inauguration du
lycée Lafayette de Champagne sur Seine. Mon
père, Jean Michel Regnault est né natif, comme il
aime à dire, de cette ville du sud Seine et Marne.
Grosso modo, dans sa vie il a vécu à Champagne
sur Seine, Paris dix septième, Paris douzième et
Veneux- les Sablons. Aventurier, oui sans doute,
mais que dans sa tête. Il s’est engagé en politique
pour faire passer une proposition de loi sur les
Prud’hommes qui lui sont très chers. Il s’est donc
« engagé » en politique. Vu ses positions face à
notre télévision çà a été pour le Général. Il y a été à
54
fond. Tout d’un coup, « comme un seul homme ».
Mais pourquoi ?
Du haut, ou plutôt du bas de mes 16 ans j’ai
quelques explications.
Il a besoin de
reconnaissance, de servir « la chose publique, la
res publica », d’être aimé, de rayonner. Mais il est
un leader timide mais pugnace. Plus réservé encore
que pugnace. Il a, sans doute, besoin de remplacer
son frère mort sans rien faire, sans n’avoir rien pu
faire. Son engagement existe par procuration. Alors,
moi de procuration en procuration, me m’engage
avec lui. Non, vu mon âge, derrière lui.
Tout cela débute un après midi de juin 1965.
Évènement régional, le général de Gaulle fait un
voyage officiel. Il s’arrêtera à Villecerf. Bourg de
« 500 habitants tout mouillé ». Villecerf va être le
centre du monde et la famille Regnault sera au
centre de Villecerf. On s’apprête, on se fait beaux,
on rentre dans notre DS, comme de Gaulle, mais
nous elle crème et pas noire. Ce déplacement nous
l’aurions fait de toute façon, nous allons bien voir
passer le tour de France, trois heures de voyage
aller et retour, attente pour voir passer des mecs en
bicyclette durant trois minutes. Alors de Gaulle !
Mais mon père, grand gaulliste, désire prendre
rendez-vous avec Roger Frey ministre de l’intérieur
et notre député du douzième qui fait parti es qualité
du cortège. Il a donc besoin de son aide pour faire
passer ce projet de loi sur les prud’hommes, donc il
ira le rencontrer durant la halte du chef de l’Etat.
55
Petite place de village dans un virage. Six motards,
des dizaines de voitures noires. Le général ne doit
pas aimer voyager seul ! Coup de frein. Micro sur le
bord de la route. Un homme grand, très grand et
vieux sort de sa DS. C’est lui de Gaulle. Pas
croyable, c’est comme à la télévision, mais là il est
en couleur. Uniforme de général. Képi de général.
Démarche pesante d’un viel homme. Ovations. Moi
aussi je suis transporté. Il s’approche du micro.
Tonne de sa voix grave. Je retiens seulement que
Villecerf est effectivement le centre de la France et
que comme celle ci est le centre du monde. Donc,
Villecerf est le centre du monde. Charles de Gaulle
est là devant moi en vrai. En chair, en os, en
uniforme et képi. Discours terminé, il s’avance, sert
des mains, vient vers moi, me sert la main, met sa
main sur mes cheveux, me dit « ça va », je ne sais
même pas répondre « oui ». Oui, mon général. Oui
Président ou tout simplement oui Monsieur comme
je l’aurais fait pour n’importe qui. Non j’ai des étoiles
dans les yeux, la Marseillaise dans la gorge, dans la
tête et dans les oreilles. J’ai vu celui qui passe à la
télévision. Je crois avoir serré la main de la France,
celle de la Libération, celle de l’Histoire. J’ai encore
la Marseillaise dans les oreilles quand je m’aperçois
que tout est fini et je vois le coffre de la dernière DS
noire suivi du dernier motard. Papa dit, on va le
revoir à Fontainebleau. Nous aussi DS, mais seuls,
sans motard.
A partir de ce moment les choses sont allées très
vite pour mon père. Rendez-vous avec Frey au
ministère. Il propose au ministre de s’engager en
56
politique sur Paris. Il lui répond, non pour Paris,
mais oui pour la Seine et Marne. Discipliné, il
accepte. Se présente aux élections municipales de
Veneux. Est élu. Indiscipliné devant un maire
magouilleur, il entre dans une opposition frontale au
maire. Se fait connaître, remarquer. En 1966
nouveau coup de téléphone du ministre Frey « on
parachute un candidat, Didier Julia, dans votre
circonscription pour battre le député maire Paul
Séramy, on compte sur vous pour l’introduire dans
les milieux politiques communaux »
Chose dite, chose faite, mon père sera le lien entre
un « jeune loup du pompidolisme » et les maires de
la cinquième circonscription de Seine et Marne.
L’homme à présenter, Didier Julia, jeune de trente
trois ans et professeur de philosophie va rencontrer
« le tissus local ». Ce qui me rassure, c’est qu’il a
un nez pire que le mien, donc moi aussi je peux
réussir avec mon pif. Prof de philo, ça va leur faire
peur au maires. Un prof ils doivent avoir une vague
idée, mais de philo ça va leur faire mal à la tête !
Tout s’enchaine, pour remercier mon père de son
travail de présentation au « tissus-local » et sans
doute pour avoir soulagé les maires avec quelques
cachets d’aspirine sera suppléant. Campagne
électorale en hiver. Mais pourquoi a-t-on mis les
élections en mars. Il fait froid avant. Avez vous déjà
essayé de coller des affiches de grand format en
décembre, la nuit par moins quatre degrés. Ca gèle
et moi aussi, ça colle mal, voire pas du tout. Je
colle, les amis, les militants UNR et même mon
57
père collent. Tiens Julia, lui, ne colle pas. Je colle
des affiches jaunes et orange avec la tête et le nez
de Julia en vedette et celle de mon père en petit.
Moi qui n’ai jamais été collé au collège, mais là, je
colle, colle et recolle durant les soirées de l’hiver
1966-1967.
C’est un programme assez dur. Seize heures
trente, mon père est à la sortie du collège. Route
juste qu’à Veneux. Dix huit heures première réunion
électorale. Diner dans un restaurant à proximité.
Vingt heures trente deuxième réunion. Je confirme
après toutes ces réunions, de Gaulle avait raison, le
sud Seine et Marne est bien le cœur de la France,
de l’Europe et du monde, du moins c’est ce que dit
Julia, deux fois par soirée. Après ces deux messes
électorales devant des ploucs pour la plupart
avinés, collage. Deux heures minimum. Puis retour
à Paris. Deux heures du matin dodo. Six heures
trente réveil et collège. Et demain on remet ça.
Demain Julia collera t il ?
De réunions électorales en collage d’affiches. De
tracts en boite à lettres. D’aller en retour de Paris à
Veneux. De sommeil courts en journée longues. Le
cinq mars, premier tour des législative arrive. Les
gaullistes gagnent malgré l’élection présidentielle
difficile de 1965. Le 12 mars est plus dur pour l’ex
UNR devenue UDV ème. Mais Julia gagne, mon
père est donc député suppléant de Seine et Marne.
Julia l’appelle dans la nuit. « Je vais être nommé
ministre dans les jours qui viennent par Pompidou,
58
Jean Michel, vous allez être député. On fera de
vous un homme d’Etat ». Mon père nous réveille,
nous raconte avec force détails.
- Mais, je ne suis pas prêt, je ne me suis pas
présenté pour ça !
- Globalement, papa, les autres ne sont pas prêt
non plus, mais eux ce sont présentés pour ça, alors
bon tu verras !
Maintenant, dodo, après ces mois de campagne j’ai
sommeil. Demain il fera « toto ».
Donc voilà, aujourd’hui, mars 1968 acte officiel le
ministre de l’éducation nationale, Alain Peyrefitte
vient inaugurer la reconstruction du lycée Lafayette
de Champagne sur Seine. Tout le monde attend, le
ministre viendra ou pas. On parle partout
d’événements à la faculté de Nanterre. Peyrefitte
est aux premières loges. Veut il s’exposer, répondre
aux journalistes. Crissement de pneus devant le
lycée, applaudissements, le bruit parvient de plus
en plus fort à l’intérieur dans cette grande salle ou
je me trouve.
Mince, sec, peu sympathique,
grandes oreilles décollées, rapide, costume noir,
dossier à la main Peyrefitte entre. Il sert des mains.
Les édiles feraient presque une génuflexion s’ils
savaient comment faire. On se bouscule, se presse,
se sert, autour de lui pour être sur la photo de « La
République de Seine et Marne » pour pouvoir dire
j’y étais. Comme d’habitude mon père sera sur le
coté de la photo comme pour ne pas déranger le
59
balai des cireurs de pompes. Discours plat et chiant
qu’il a du servir à de trop nombreuses inaugurations
de lycées. Tonnerre d’applaudissements. Ses
pompes brillent étincelles, attention les édiles, il ne
va bientôt plus rester de cuir à force de frotter.
Mais derrière le ministre j’aperçois mon homme du
douzième
arrondissement,
plus
grand
et
volumineux que les autres. Lui aussi sert des
mains. A tout le monde. Il vient derrière Peyrefitte,
lui met une main sur l’épaule, puis de sa main droite
sert celle du ministre. Il se penche à son oreille, lui
glisse quelques mots. Toujours en costume sombre
et chemise rose il continue à serrer des mains.
Putain, il connaît tout le monde. Mais pourquoi fait il
tout pour éviter mon père, éviter même de croiser
son regard. Il prend un verre de kir et trinque avec
Julia. Je regarde mon père en grande discussion
avec trois invités. Le temps d’essayer de mettre un
nom sur les interlocuteurs, l’homme a disparu. Je
sors pour voir s’il est dehors. Non personne que les
gorilles, chauffeurs et motards de Peyrefitte. Mais
qui est ce type qui me suit. C’est certain, c’est un
officiel, que me veut il. C’est insupportable. Tout le
monde s’éparpille. Je rejoins papa.
- Il était bien son discours ?
- De qui ?
- De ton ministre de l’éducation, les petits cons de
Nanterre vont avoir du fil à retordre !
60
Je demande à mon père s’il a vu l’homme à la
chemise rose. Il ne voit pas. Mais pourtant papa, et
très grand imposant qui a serré la main de tout le
monde. Non il n’a rien vu, en tout cas il ne me dit
rien. Serait il dans le secret, me cache t il lui aussi
quelque chose ?
Aujourd’hui au repas, roastbeef avec cresson.
Fromages et avant la fin du repas nous irons
chercher chez Masson, le pâtissier-glacier du centre
ville une glace plombière. Maman la servira dans
les assiettes en gré vert qui font du bruit quand on
racle la cuillère pour terminer les derniers reliefs de
glace et de fruits confits.
Mais putain qui est ce mec !
61
Chapitre n°6
Veneux-Les Sablons, département de Seine et
Marne. La Seine est proche, en bas du « chemin
aux vaches ». La Marne est Loing. Je veux dire par
là que nous sommes au confluent de la Seine et du
Loing. La Marne est loin, nous devrions nous
appeler Seine et Loing. Bourg bourré d’histoire, de
grande et de petites histoires. Les personnages qui
me fascinent le plus sont les peintres. Le plus
grand, Sisley a vécu à cent mètres de la maison.
Gloire locale. Il a sa tombe à Moret. Donc, on le dit
morétain. Idiot, il est anglais. L’autre peintre c’est
Montezin, qui lui avait sa maison à dix mètres de la
notre. Je vais souvent jouer au ping-pong chez les
Bonnis qui ont acheté sa maison. Dans la pièce
dédiée à ce jeu il y a une fresque peinte par lui.
Scène de champs. Montézin est mort. Pour lui
rendre hommage, le maire a construit une citée
hideuse au centre de la commune entre Veneux et
Les Sablons. Je me souviens quand j’étais plus
jeune j’allais chasser les papillons sur ces terrains,
de champs ouverts et de parcelles couvertes de
coquelicots. Alors détruire des coquelicots pour les
remplacer par des maisons afin de leur donner le
nom d’un peintre qui a peint des coquelicots. Vous
connaissez plus idiot ? Si j’ai bien suivi en français
cela se nomme un non-sens voire un contre-sens.
Partis les papillons, voici les pavillons.
62
Veneux et les Regnault c’est devenu une histoire
d’amour. Mais au début, ce n’était qu’une histoire
d’argent. A l’été 1939, le jour de la déclaration de
guerre Georges Regnault, mon grand père aurait dit
« une guerre, qu’on la gagne ou qu’on le perde,
l’argent n’aura plus la même valeur, alors il faut
acheter de la pierre ». Il se précipite sur les
annonces immobilières. Deux maisons, l’une très
grande avec parc et maison de gardien. Manque de
chance il y avait une dynamiterie à cinquante
mètres. Guerre et dynamiterie, ça marche mal
ensemble. Alors direction Veneux. Signé,
emménagé.
Depuis trente ans c’est le « berceau » de la famille.
Beau berceau. Ancienne ferme, comme en
témoignent une petite étable et son râtelier, des
anneaux dans la cour pour accrocher les bêtes.
Quatre corps de bâtiment. Mon père est déjà maire
d’un hameau.
Trois milles habitants et presqu’autant de gueules,
je veux dire de caricatures. Il y a les repris de
justice, car Veneux est dit-on la limite pour les
interdits de séjour de la proche banlieue de Paris.
On susurre que untel et untel sont d’anciens
lieutenants de Pierrot le fou. Je ne connais pas
Pierrot, mais ils ont des tronches de lieutenants de
truands. Il y a aussi une tripotée d’ivrognes.
Dans le hit parade, SLC, des téteurs de biberons au
gros rouge il y a un numéro un, Martin. Mère et fils.
La mère ne boit pas. Petite femme, frêle et habillée
63
en noire, passe sont temps à partir de dix heures
trente à chercher son fils échoué dans les petits
chemins de la commune. Le fils, plutôt jeune, petit
bedonnant à l’air d’un petit fonctionnaire calme.
Calme, enfin jusqu’à neuf heure trente, après il
flotte, il tangue puis échoue quelque part dans les
venelles. Bourré, fini, fin cuit et sa mère erre à sa
recherche. Mais comment le ramène-t-elle ?
En numéro, deux, trois et quatre du palmarès on
retrouve les Dalton. Trois frères fichus de Ma’m
Dalton.
A
« l’épicerie-bistrot-tabac-cabinetéléphonique » du coin dans laquelle ils
commencent à se remplir de gros qui tâche pour la
route, ils achètent quinze litres de « Préfontaine »
par jour. Ils ne se déplacent que tous les trois.
Frères siamois séparés, maigres, voutés, épais
comme des lames de rasoirs, ils mettent au moins
une demi heure pour rentrer chez eux chargés
comme des mules des surplus de la viticulture
française. Je dois à « Avrelle », le plus vieux des
Dalton ma première leçon de puériculture. L’autre
jour, accoudé, que dis-je, affalé au comptoir de
l’épicerie-bistrot-tabac-cabine-téléphonique, il livrait
sa leçon.
« l’ote jour, on a eu à la maison le niart de la
cousine de de de Champagne. Y y y geuelait. J’y ai
dit, do do donne moi un tor torchon mouillé, t’vas
voir. Un cou coup de to torchon dan dans la gueu
gueule, j j ‘vais y faitre tai taire à ton ton chiart »
64
Certain, quand j’aurais des enfants je m’en
souviendrais ! Mais avant j’en parlerais à Françoise
Dolto.
Enfin sur la dernière marche de mon podium des
consommateurs de surplus viticoles, il y a notre
voisin d’en face. Digne, allure de haut fonctionnaire
à la dérive, vêtu de tenue de chasseur. Il boit droit,
se tient droit, mais qu’est ce qu’il descend.
Parmi les autres figures de ce bourg, il y a le curé.
L’abbé Petiot, il doit avoir cent vingt ans. On le dit
frère du docteur assassin. Frêle, fin, voûté il traine
sa soutane du presbytère à l’église. Il signe nos
cartes de cathé à la fin de la messe alors que nous
n’avons assisté qu’au dernier quart d’heure. Il nous
confesse, mais il dort.
Comment parler de ce village sans parler des
Delhommel,
couple
d’épiciers
cafetiers
et
marchands de tabacs. L’épicerie mythique est au
sommet de la rue de Seine dans laquelle nous
habitons dans une de ses parties basses. Proche
de la Seine justement. On y trouve de tout chez
Delhommel. Je dis Delhommel, mais je devrais dire
« la Lucienne » comme l’appelle ma grand-mère
avec un franc dédain. Souvenirs de l’occupation
durant laquelle « la Lucienne » ne s’est
apparemment pas contentée de vendre du beurre,
mais aussi de faire le sien. Enfant, je croyais que
les choses étaient plus simples. Une « Lucienne »
désignait une petite épicerie, comme çà partout en
France. Et pour les plus grandes, elles portaient le
65
nom du hangar de la ville d’à coté dont le
propriétaire s’appelait « Taffin ». A cette proposition
je répondais « oui », j’ai faim ! « La Lucienne »,
forte femme, à qui il ne fallait pas en compter était
affublée d’un mari petit et rondouillard, doux, calme
qui essayait de faire des calembours, toujours les
mêmes et qui tombaient à chaque fois à plat.
L’homme « le Lucien » ressemblait plus à un
violoniste, crane dégarni sur le dessus mais avec
des cheveux assez long autour des ses cols de
chemises. Toute cette partie du village se retrouvait
à faire la queue pour être servi. Les familles les plus
en vue, comme la mienne, avaient leurs comptes
qu’elles payaient en fin de semaine ou de mois. J’ai
donc longtemps cru que les bombons dont je me
gavais étaient gratuits.
Du plus loin que je me souvienne le 14 juillet était la
plus belle fête. Bien supérieure à celle de Noël. Elle
débutait par la retraite aux flambeaux. Soudant, le
garde champêtre local, passait dans tout le village
avec son tambour, afin de lire le sempiternel arrêté
municipal
« la-fête-Nationale-du-quatorze-juilletaura-lieu-le-14-juillet-prochain-tout-porteur-delampion-recevra-la-somme-de-un-franc ».
Roulement de tambour. Donc encore cette année le
14 juillet, tombera le 14 du mois de juillet. Chaque
année je me disais qu’avec deux lampions je
pourrais avoir deux francs. Mais non ! Pas logique
le Maire !
Place de la mairie, moult enfants, moult lampions et
cagnotte de moult pièces de un franc. Défilé dans la
66
plupart des rues, fanfare en tête. On appelait cette
fanfare municipale « l’Harmonie ». Je sais pourquoi
je n’ai jamais eu l’oreille musicale, pour moi
harmonie rime encore avec flonflon. Après une
bonne heure de marche à pied, on attaquait la rue
de Seine par le versant opposé à notre maison. Le
flonflon municipal s’arrêtait chez « la Lucienne ».
Pose-apéro gratuite. A cet instant mon père et moi
descendions la deuxième partie de la rue de Seine
pour ouvrir les grilles de la maison, allumer les
dizaines de lampions que nous avions préparés.
Sortir le pickup et les caisses de boissons
alcoolisées. Le flonflon descend la rue et cent
mètres après la pose de « la Lucienne » nouvel
arrêt dans la grande cour de la maison, nouvelles
libations. Les suiveurs, porteurs de lampions et
parents des porteurs entrent chez nous. Trente trois
tours de chansons et de danses viennent
harmoniser nos oreilles détruites pas les flonflons.
La plupart dans la cour, ceux qui ne peuvent entrer,
dans la rue. Tout le monde s’amuse, maman
s’affaire à servir les convives d’une nuit. L’alcool
monte, la joie se lit sur les visages. Je suis heureux
de voir tant de gens chez nous. Une heure après la
troupe repart. Les fausses notes sont légions, rares
sont les notes harmonieuses saoulées par les deux
arrêts arrosés. Direction le stade et le feu d’artifice.
« Ho ! Ha ! Belle bleue ! La belle rouge ! Oui !
Encore ! » La fanfare municipale, s’est changée.
Les fanfarons, aussi pompiers municipaux ont mis
leurs habits de cuir. Maintenant ils sont toujours
aussi bourrés, mais en cuir !
67
Nuit, bien entamée. Des fusées dans les yeux. Des
flonflons soutenus par l’alcool qui sortent des
trompettes et par l’air chaud du quatorze juillet, qui
cette année encore a été placée entre le treize et le
quinze, je rentre à la maison, heureux. Douce
saveur des nuits et des fêtes de juillet, loin des
sombres nuits de Noël.
La maison pleine de gens. Je l’ai toujours connue
comme çà. Quel bonheur d’avoir des gens,
attendus ou non. Le plus souvent non !
Ma famille a eu la bonne idée de posséder très vite
un poste de télévision. A la fin des années
cinquante à Paris, mon père arriva un jour avec un
très gros carton. Une télévision. Miracle et
stupéfaction. J’en avais déjà vu derrière des vitrines
de magasins de radios et télévisions, devant
lesquels les badauds s’agglutinaient. Mais ce soir
la, avenue du Bel Air, je n’avais pas à jouer des
coudes pour voir un film sur un petit écran de
quelques centimètres carrés. Ce premier soir on
donnait pour nous et nous seuls une pièce de
théatre. Je crois « les Burgrave ». C’était ennuyeux,
mais c’était dans notre salon et que pour nous. A la
fin de la représentation, j’ai eu envie de leur
dire « merci messieurs d’avoir bougés dans notre
appartement». Et puis il y eu les matchs de jeu à
treize ou de jeu à quinze. J’ai appris à ce moment
qu’il y avait d’autres accents en France que ceux du
Morvan de ma grand-mère, du faubourg Saint
Antoine, ou celui neutre de mes parents. Il y avait
celui de Roger Couderc qui gueulait le Sud Ouest à
68
la télévision. A chaque match, il jouait sa vie. Nous
étions heureux à la fin du match de savoir que quel
que soit le résultat le braillard était toujours vivant.
Plus tard la télévision a franchie, pour nous, les
frontières de la Seine et Marne. Un type est venu
faire l’acrobate sur le toit pour fixer un râteau, très
laid, mais par lequel passeraient des images pour
faire vivre notre télévision dans notre salle à
manger.
Bien sûr, toute notre rue l’a su. La plupart des
voisins nous a visité encore plus qu’à l’habitude. Il y
avait encore plus de vie au 79 de la rue de Seine.
Jusqu’ici tout Veneux entrait chez nous. Le jour ou
la râteau a été posé près de la cheminée, c’était la
France qui entrait. Vite mes parents comprirent que
ce qui passionnait nos voisins, c’était Interville.
Samedi soir, repas rapide, verres sortis, bouteilles
ouvertes. Un par un, les voisins venaient à la
messe. Autour de la table. Sur les sièges du salon,
puis debout et les derniers par terre. Tout le monde
regardait dans la même direction. L’écran noir et
blanc. Les prêtres s’appelaient Guy Lux, Léon
Zitrone et la prêtresse Simone Garnier. Dax,
Biarritz, Pau, Saint Amand les Eaux, chaque
convive d’un soir se trouvait leur héros. L’un parce
que un petit cousin avait habité près de Dax, il y
avait vingt ans, l’autre, VRP parce qu’il avait
rencontré « Jojo », le Maire de Saint Amand lors
d’un contrat il y avait huit ans.
69
« Guy, je ne vous entend plus, on m’a pété mes
lunettes »
« Léon ou en sont les vachettes » et l’autre « on
m’a pété mes lunettes ». « Simone, Simone,
m’entendez vous ? »
Tu parles Guy comment elle peut t’entendre, il y a
tellement de bruit dans le salon que plus personne
n’entend rien. Ca boit, ça gueule, çà s’engueule ça
se réconcilie dans le salon. Nous sommes à Dax et
à Saint Amand, mais au fait, où sont ces deux villes.
Existent elle dans la vraie vie. Y a-t-il quel part en
France, sur une route un panneau « Saint Amand
les Eaux » ou « Dax ». Sont elles des villes
voisines ? Elèvent elles toutes les deux des
vachettes tout au long de l’année pour nous faire
rire l’été dans notre salon ?
L’été s’écoulait long et doux. Parfois ennuyeux.
Parfois passionnant. J’allais ramasser des pommes
dans « le champ du haut » avec ma grand-mère et
à l’automne, gauler des noix dans le champ du bas.
Le vélo était mon seul compagnon lors des après
midi longs. Nous passions nos étés à Veneux, mais
les copains partaient à la mer ou ailleurs. Peut être
certains à Dax et d’autres à Saint Amand voir les
vachettes dans leurs prés.
Deux ou trois fois par été, Papa et Maman nous
disaient, tôt le matin, « aujourd’hui, nous allons faire
une virée ». Pour moi « virée » était un nom
commun qui voulait dire « on va vers le sud, pas
70
trop loin, rentrée ce soir, destination la Loire, soit
Sully, soit Gien, soit quand vraiment nous avions le
temps la Sologne, restaurant à midi et DS pleine au
cas ou ».
Nous virions donc dans un huitième de cercle au
maximum à deux kilomètres au sud de la maison.
Voiture « attention Michel, ne franchis pas la ligne
jaune, fais comme si c’était un mur ». Il le faisait,
enfin il faisait comme il avait envie. Auberge, bord
de cours d’eau, « à l’ombre s’il vous plait ». Dans le
meilleur des cas, baignade dans la Loire. Papa
nage très bien, à contre courant du fleuve, il arrive à
ne pas reculer. Parfois !
Je prenais des couleurs, mais les feuilles des
arbres les prenaient encore plus vite que moi. Du
vert au jaune, puis au marron naissant. Septembre
pointe son vilain nez, Direction le Prisunic de
Nemours. Ambiance studieuse. Odeurs de croûtes
de cuir. « Cartable en rayon, rentrée à l’horizon ».
Cartables en dites croûtes chics, cahiers, équerre,
double décimètres, gomme, crayons, papier pour
recouvrir les livres. Triste, nous sortons, mes
parents m’offrent une dernière « glace à l’italienne »
pour me faire croire que l’été n’est pas terminé.
Mais je sais déjà que bientôt il fera déjà « totard ».
71
Chapitre n°7
Même si ne n’y ai jamais vécu à temps plein.
Jamais été à l’école. Ce coin du Sud Seine et
Marne, c’est chez moi. Mon village. Dans notre
partie de la commune tout le monde nous connaît,
et donc moi. On me connaît en bien, en mal ou en
neutre. Je suis le « parisien-qui-vient-en-week-endmais-on-a-connu-ses-grands-parents. Veneux, c’est
ma famille en joie, parents et grands parents. Week
end et soleil. Juillet et pluies d’orages. Achats de
folie de mon père et défilé permanent à la maison.
Politique communale. Dépouillement les soirs
d’élections en mars. Déceptions et espoirs.
Mais Veneux c’est mon autre famille de copains.
Celle des copains de Paris ont mon âge et me
semblent ternes. Ceux de Veneux ont un ou deux
ans de plus que moi. Nous sommes en bande et
nous fréquentons quelques jeunes autochtones qui
eux vivent là après les deux heures de nationale six
lorsque nous les « Parisiens » nous rentrons. Ca
doit être bien de vivre toute la semaine dans un lieu
de week-end. Eux pensent tout à fait le contraire. Ils
nous envient de rentrer dans la capitale, comme si
on allait tous les soirs à la Comédie Française ou
prendre un pot sur les Champs à la sortie des
cours.
Parmi mes plus vieux copains, il y a Michel. D’après
mes parents nous nous sommes connu derrière la
72
grille de la maison. J’avais quatre ans et lui six. Il
avait le droit de sortir dans la rue. Ses parents
louaient un petit logement de week-end et de
vacances, chez les Vazeilles, à vingt mètres plus
haut rue de Seine. Mes parents ont dû avoir pitié
que je serve de « singe » derrière les grilles vertes
de notre cour. Un jour, ils le firent entrer. J’avais un
copain à Veneux, mon premier. Puis, plus tard je
suis allé chez lui. Après avoir traversé les cours des
Vazeilles, je me rendais dans le logement exigu
loué par ses parents. Petite maison, attenantes à
d’autres petites maisons louées elles aussi. C’était
petit, mais calme.
Et puis ils ont déménagé pour une plus grande
maison sur l’autre versant de la rue. Michel a pour
père « Papou ». D’aussi longtemps que je me
souvienne, « Papou » à été affublé d’un tilleul et
d’un transistor branché sur de la « Grande
Musique ». Chiante, mais grande. Papou est un
homme d’un certain âge, c’est à dire plus vieux que
mes parents. Cet homme a toujours pour moi
l’image d’un sénateur. On lui aurait donné le Sénat
sans confession de foi. Grand, un peu gras, bien de
sa personne, élégant sans ostentation, gentleman
farmer sans ferme. J’ai appris avec stupéfaction
que le sénateur était en fait un VRP et connaissait
le « Jojo » à la fois d’Interville et de Saint Amant les
Eaux. Depuis ce jour, je crois que les sénateurs
sont aussi des VRP d’Intervilles. « Papou » formait
couple avec « Mamou », jusque là normal. Sauf que
la femme du sénateur affable était une grande et
forte femme. Non pas forte par le poids, mais par le
73
caractère. Chaque fois que je rentre chez eux, je lui
dis bonjour et j’ai l’impression qu’elle est de
mauvaise humeur et qu’elle va me sortir. Aurais je
fais ou dit une bêtise ? Aurais-je ma braguette
ouverte ? Serais je rentrer de dos ou sans sonner ?
Aurais-je piétiné ses arums sacrés dans le jardin ?
Non rien de tout me dis je en vérifiant que ma
braguette soit effectivement fermée. Elle l’est. Non
« Mamou » est comme ca. « Papou André » est
devant un kir en écoutant je ne sais quelle musique
chiante.
- C’est Michel que tu viens voir ? Me dit elle.
- Euh oui !
même !
Dis-je en pensant « pas vous quand
- Il est dans le jardin.
- Merci Madame ! Au cas où.
Michel est dans le jardin devant des bouquins de
maths. Assez grand, mince, mèche bouclée pas
possible et incoiffable sur le front. Nous refaisons le
point de la semaine. Un peu le monde, mais pas
trop. Michel est plus avancé que moi dans ses
études. Il est en terminale « C » à « hâchequatre ».
C’est un très bon lycée, créé sans doute en 1610,
place du Panthéon juste face à l’Institut
« Ravaillac » spécialisé dans les CAP en
coutellerie. Michel me prend pour une nouille, je ne
suis qu’en troisième à Bignon.
- T’as vu ce qui ce passe à Nanterre ?
74
- Oui boff, une histoire de nanas et de cité U, de cul,
remarque ils n’ont pas tort, on devrait avoir le droit
de baiser à leur âge.
- Mais non, çà va être la Révolution !
- La révolution sous de Gaulle, tu plaisantes, la
télévision n’en parle pas. Ca doit être très marginal !
- Tu plaisantes, il y a des monômes tous les jours
sur le boul’mich !
Il me fait part d’une idée de vacances entre copains
en Corse. Vacances avec Philippe et peut être
Dominique. « Et des filles, ce serait bien ? » Lui dis
je. Non des filles ce sera trop compliqué ! De toute
façon mes parents ne voudront jamais. Mais on
peut rêver.
Philippe c’est l’autre copain. Nos parents se sont
rencontrés en traversant la déviation de la RN6 en
allant en forêt. Trouvant que ses enfants
s’ennuyaient à Veneux, les parents de Philippe et
d’Yveline, sa sœur, ont fait appel à une grenouille
de bénitier pour trouver des petits copains. Ce fût
moi.
La famille Crosnier est très différente de celles de
Michel Debain et de la mienne. Félix, le père, est
loin d’être bon enfant et sénateur plan-plan comme
André Debain. Il ressemble à Jean Cocteau, Jean
Marais en moins ! Il aime les « simples ». Les
simples sont des herbes qui, une fois transformées,
donnent bonbons et autres produits que l’on trouve
75
à Milly. Milly où vit Jean Cocteau. Donc Félix va
s’approvisionner dans la mythique boutique centrale
du bourg « Milly Menthe ». Quand le Maitre
Cocteau était encore vivant, pas de problème on le
prenait pour lui. Mais depuis 1963, c’est devenu
plus compliqué. Le Maître est mort. Quand ses
enfants et moi l’accompagnons pour son
réapprovisionnement les regards des habitants de
la ville se font très insistants, voire dubitatifs. Sans
me retourner, je suis certain que des notables se
signent dans son dos.
Mon Dieu, pourvu que Jean Marais ne passe pas
par là !
Félix est très âgé. Il a l’âge qu’auraient mon grandpère ou ma grand-mère. En plus jeune, car lui, est
vivant. C’est un lettré, calme, méprisant et un poil
pontifiant. A chaque fois qu’il nous toise, on a
l’impression désagréable qu’il se dit «que font mes
enfants avec des petits cons comme ça ! ». Tout ça
n’aide pas au rapprochement des générations. Il a
l’entregent d’un homme du XIXème, siècle, bien
sur, pas arrondissement de Paris, car à Paris il en
est resté au XVème, arrondissement et pas siècle.
Au volant de sa Dauphine bleue ciel avec sa femme
Colette à coté ils se souviennent et ressassent leurs
souvenirs du temps d’avant. Singapour ou ils
étaient Directeur des Messageries Maritimes. Les
soirées. L’appartement au onzième étage. En haut
de la colline. Les boys, les nounous. Les réceptions.
Accessoirement les bateaux. La communauté
anglaise. Et paf, retraite. Et paf Paris. Et paf adieu
76
boys et nounous. Ne reste plus que les ex de « la
coloniale », pardon les ex expats. Et ils passent des
soirées à se remémorer « C’était le temps où
Singapour rêvait, c’était le temps du cinéma noir et
blanc, on avait le cœur dans les étoiles et les boys
à la cuisine, mais on a dû mettre les voiles … »
aurait du dire Brel.
Mais les copains de Veneux, ce ne sont pas qu’eux.
Dans la bande il y a aussi Dominique, copain de
Philippe. Lui c’est la grosse tête. Sur la tête, mèche
interminable, barbe hasardeuse et pipe. Presque
toujours boudiné dans un blazer bleu avec cravate.
Oui même souvent le week-end. Pas lourd, mais
large. Tellement à gauche, que je me demande où
cette gauche peut bien se terminer !
C’est le genre de mec à qui j’ai honte de dire que je
fais des maths de peur ou qu’il m’explique un truc
impossible avant de me prendre pour un parfait
demeuré. Donc nous ne parlons pas de choses qui
fâchent. Sauf de politique. Il dit que dans « dictature
du prolétariat » il y a prolétariat et je lui réponds qu’il
y a surtout dictature. Bon, donc, on n’avancera pas
plus en maths qu’en politique. Il a un grand intérêt
néanmoins, son père, mort, lui a légué un canoë
près de Veneux. Nous faisons donc tous du canoë
sur la Seine. Dominique en maillot de bain est aussi
anachronique qu’il l’est en cravate un dimanche de
lourde chaleur du mois de juillet. Mais bon, on
pagaye, et on se baigne à Samois, sans cravate
mais avec maillot.
77
Il n’y a pas que des intellos coincés de la cravate et
du maillot dans la bande. Il y a aussi les Chatellier.
Deux garçons et une sœur très sympa et cool. La
maison de leurs parents doit être à deux cents
mètres de celle de mes parents. Pourtant chez eux
nous sommes en vacances. D’autant plus que les
parents, pharmaciens de la commune, sont souvent
absents et qu’ils ont une cave et une chaine stéréo.
Nous buvons les bordeaux par la bouche et le free
jazz et Léonard Cohen accompagné de Suzy par
les oreilles. Noëlle, la sœur est une fille douce,
blonde, jolie et calme. Et calme. Et si c’était elle la
vraie première ! Mais bon, elle est plus vieille que
moi d’au moins dix huit mois. Un siècle ! Nous
sommes bien chez eux. Je serais bien avec elle.
Mais son père est un ennemi politique du mien.
Roméo et Juliette. Bof, Shakespeare a prévu une
fin trop dure et trop jeune pour les héros. Alors il me
reste Solange et Marie Jô. Elles sont mes voisines
grâce à une cour commune. Elles sont demie sœur.
Autant dire que Marie Jô a prit les trois quart et
Solange ce qui restait. Marie Jô est la star. La Marie
Line brune. C’est elle la première qui m’est fait une
explication de texte sur des chansons de Polnareff.
Elle m’expliquait que « Je veux simplement faire
l’amour avec toi » était une parole saine à dire à
une jeune fille. Oserais je lui dire chiche ?
Non, je n’ose pas et pourtant, c’est une chose
« qu’on peut dire en société ». J’en conclue
rapidement que la liberté des moeurs et sur la
langue, mais pas plus bas.
78
Tout le monde est autour d’elle. Et elle autour des
plus âgés seulement. C’est dire si j’ai peu de
chance ! La rue de Seine est vide, Marie Jô sort,
c’est la foule. D’ou sortent ils ?
Le plus problématique pour moi, c’est sa sœur
Solange qui a prit ce qui restait de beauté dans la
famille. C’est à dire un tout petit reste. Brave fille.
Seins gros et lourds. Visage neutre. Yeux qui
reflètent l’intérieur. C’est à dire pas grand-chose.
Voire rien du tout. Solange et moi sommes les
cobails de ces mecs en rut et des ces filles en
chaleur, qui malgré leurs cotés libérés ne se sont
jamais touchés. Les filles allument et les mecs
prennent feu, mais la morale éteint tout ça très vite.
Pas mal sont des scientifiques qui préfèrent
l’expérimentation sur les autres. Globalement des
puceaux et des pucelles. Je vous présente les
autres. Le premier c’est moi un mètre quatre dix,
soixante quinze kilos. Très envie d’allumer, mais
sans allumette. L’autre autre, Solange un mètre
soixante cinq dont vingt pour cent de seins, avec
allumettes mais ne sachant pas s’en servir. D’un
coté un groupe d’incendiaires. La scène ce passe
en foret. Il y a les gradins naturels de la forêt de
Fontainebleau. Talus, fossés, arbres abattus sur
lesquels les incendiaires se placent sans lance à
incendie. De l’autre, nous.
Le match commence.
- Allez Bernard mets lui les mains sur ses cheveux.
79
- Mais ils sont gras !
- Pas grave !
- Fais lui un bisou sur la joue !
- Maintenant sur l’autre !
- Allez vas y !
- Sur sa bouche maintenant !
- Ca y est !
- Non avec la langue !
- Elle n’ouvre pas sa bouche, demandez lui !
- Allez Solange ouvre ta bouche, tu vas voir, c’est
bon !
- Mais elle me mord la langue !
- Solange ouvre plus !
- Allez mets lui tes mains sur les seins !
- Bof…
Un quart d’heure, juillet chaud, torride, orageux.
Chouette, il pleut. Il pleut très fort. Il faut rentrer.
Merci la pluie. C’est ça une fille. Elle est moche, pas
belle, les cheveux gras. Pour commencer je n’ai pas
besoin de seins aussi gros. Pas de public. Je veux
être non seulement un acteur, mais un
improvisateur. Choisir seul les actrices. Ne pas
80
servir de cobails à des mecs et des nanas qui n’ont
ni expérience ni senarii.
Veneux c’est ça aussi une cours de récréation à la
taille d’une commune. Une famille de trois milles
habitants. Des gens qui me reconnaissent et qui me
connaissent. Des ballades en vélos. La forêt, les
rochers, chaos de Fontainebleau. Le château, le
Pape
« pissette »
enfermé
par
« napoléonestmortasaintheleneetsonfilsleonluiacrev
erl’bidon ». Ce sont les week-ends d’un jour sur la
Loire. Les matins calmes. Les après midi chauds et
orageux. Les journées ennuyeuses quand les
copains sont partis. Les balades en vélo. Mais aussi
les mois de mars avec leurs inondations au
confluent et les soirs d’élections aux écoles. C’est
ma vie en dehors de Paris. C’est ma vraie vie
sociale, celle où ma vie se mêle à celle de mes
parents et leurs amis. On m’y apprend l’histoire
d’une autre façon, la peinture grâce aux peintres de
Moret. J’y côtoie des gens qui ont connu Sisley.
Zanaroff ou Montèzin sont encore vivants dans leur
mémoire. La première femme de notre jardinier a
couché avec Montézin. Donc celui-ci n’aime pas sa
peinture. De toute façon, il n’aime pas la peinture à
part celle de sa cuisine qu’il vient de refaire.
Je suis deux. Bernard de Veneux et Bernard à
Paris. Deux rives et deux vies. Je ne sais laquelle je
préfère.
81
Chapitre n°8
Ca fait bien cinq ou six ans que malgré ma haine
des transports en commun je vais, dès que je le
dois, à Paris en RER. Le métro, ça je ne peux
toujours pas, le RER, lui, ressemble à un train,
donc plus acceptable. Les parisiens ont cru bon de
mettre à leur tête un Maire qui se conduit comme un
conseiller général d’un canton rural, oubliant de
dans son canton il n’y a pas que sa ville et ses
villageois. Il y a aussi des communes autour et des
habitants dans ces communes. Et en plus
« pépère » t’es Maire de la Capitale, alors ce n’est
pas parce qu’il n’y a que cinquante pour cent des
parisiens qui ont des voitures que les banlieusards,
les provinciaux et les étrangers n’ont pas besoin de
circuler dans ta ville. Depuis que Delanoë a prit
l’Hôtel de Ville, il a dû diviser par deux les
kilomètres de voies réservées aux voitures. Comme
il y a toujours autant de voitures, vous imaginez le
bordel ! Magenta, Montparnasse, Saint Marcel… les
couloirs de bus occupent plus de la moitié de la
chaussée. Des heures d’attentes, de klaxons,
pollution accrue, énervements à leurs apogées pour
laisser passer quelques malheureux bus souvent
aux trois quart vides. Et que dire des travaux du
tramway? Il faudrait un Maire à Paris, un Maire à la
capitale et pas un Maire de chef lieu de canton. Un
Maire à qui l’on apprenne qu’il pèse par ses
décisions sur des millions de pauvres gens qui ont
82
besoin de se déplacer. Paris est devenu une ville
odieuse. Dans mes rêves parfois j’imagine que tout
ceux qui en ont marre d’être bloqués dans la
circulation prennent, comme on leur suggère, les
transports en commun. Ce serait impossible, ils ne
peuvent pas accueillir tout le monde, alors
seulement nous pourrions démontrer la stupidité de
l’aménagement du chef lieu de canton.
Bon, j’arrête de m’énerver. Je me gare à la station
Chaville Vélizy et je vais prendre mon RER C
jusqu’à Saint Michel. Je subis, comme les autres la
connerie et les incapacités ambiantes. A un
chasseur de têtes qui me demandait il y a quelques
années :
« Ca fait quoi de rechercher un job à cinquante
ans ? »
Je répondais « quand j’étais en poste, je prenais
l’avion et il y avait toujours quelqu’un à l’aéroport
pour venir me chercher. Maintenant, je prends le
RER et il n’y a personne pour m’attendre sur le
quai ! »
Etre sénior, comme on dit pudiquement, et
rechercher un job en 2010, ce n’est pas simple. Je
ne crois plus aux annonces et encore moins aux
chasseurs de têtes, alors je me suis mis au réseau.
Cela consiste à rencontrer l’homme-qui-connaîtl’homme-qui-connaît-l’homme qui aura peut être
une piste. Et pour rencontrer, je rencontre, encore
et encore. Parfois c’est l’overdose. Une fois
83
« l’homme » accroché par téléphone, la plupart du
temps un Président ou Directeur Général de très
grosses structures, je le rencontre durant trente à
quarante cinq minutes et je me livre à l’exercice
périlleux de raconter ma carrière depuis 1977 en
trois minutes. C’est la culture du « clip » Déjà la
station Musée d’Orsay. Janvier, dehors il fait froid.
Je crois que je vais changer à Saint Michel pour
aller jusqu’à Luxembourg. Je prendrais un café pour
préparer mon entretien.
Petit troquet chaud. Dehors il fait très froid et mon
manteau un cuir noir acheté lors d’un voyage
douloureux à Marrakech suffit à peine à me
réchauffer.
Bon, ma rencontre d’aujourd’hui est patron d’une
grande agence de communication. Je l’ai rencontré
une ou deux fois, type brillant, conscient de sa
valeur. Je me repasse en tête ses principaux
budgets. Il englobe, relations publiques, marketing
et communication. Le profil de boite idéale pour
moi.
Quatorze heures trente, je me présente à la
réception.
- Bonjour
m’attend.
Madame,
Jean
Philippe
Rostand
- Vous avez rendez-vous ?
Non, andouille, me dis je, mais je tente, on sait
jamais au cas ou il n’ait rien à foutre!
84
- Oui, Madame bien sûr !
- A quelle heure ?
Minuit, mais je suis un peu en avance !
- Euh ! quatorze heures trente, Madame.
- Pouvez vous l’attendre là, je vais prévenir son
assistante.
Non, maintenant que je suis là, je vais me casser !
- Bien sûr Madame !
- Que voulez vous boire ?
Un grand verre de vin rouge, Château Margaux
1981, si vous avez afin d’être complètement bourrer
juste avant mon rendez-vous !
- Un café, s’il vous plait !
Pourvu qu’ils aient Nespresso et pas Moulinex dans
leurs clients.
- Voilà Monsieur !
- Merci, Madame.
Zut, ils doivent avoir Senséo comme client. Tout
compte fait Château Margaux c’était pas si mal !
Après dix minutes de lecture du news magazines
people de la-pub-et-du-marketing-réunis-qui-seregarde-le-nombril « Stratégie », sur lequel je
85
repère quelques visages connus noyés dans des
textes mégalomanes sans intérêt. Ma proie arrive.
Décontracté, look « com », mais « com » sérieuse.
- Bonjour Jean Philippe, comment vas tu ?
- Plein de taff, mais ca va, et toi ?
- Très bien mon vieux, j’adore ces petites périodes
de break entre deux jobs qui laissent la liberté de
réfléchir sans avoir comme toujours la tête dans le
guidon.
Bien sur il ne faut jamais dire, je suis dans une
merde noire, j’ai pas le moral, j’ai absolument
besoin de bosser et je passe mes journées à
m’emmerder. En plus de ça ma femme m’a largué à
Marrakech et je tousse tellement que j’ai peur
d’avoir un cancer des poumons. Du reste, je suis la
pour ca, je peux prendre n’importe quel boulot à
m’importe quel prix.
Je lui refais en trois minutes mon parcours
d’assistant chef de produit en 1977, jusqu’aux
postes de DG que j’ai occupé et j’ouvre sur ma
recherche en lui mentionnant qu’à cinquante huit
ans j’ai toujours très envie de gagner dans un projet
difficile et ambitieux. Quand je le dis, j’y crois. De
toute façon je ne vais pas dire autre chose. Il me
parle de lui, de sa boite et de ses équipes. Quand
ca part comme ca, je sais que c’est déjà fini pour
moi dans cette boite. Y ai-je cru ? Oui sans doute
comme je crois le lundi matin en me rendant chez
mon débitant de tabacs, que j’ai gagné au Loto du
86
samedi avec une chance sur quatorze millions alors
que même à pile ou face, je perds.
- Ecoute mon vieux, ca m’a fait très plaisir de te
revoir, tu vas trouver. Tiens moi au courant de tes
prochaines fonctions.
- Ah toi, tu cherches encore de nouveaux clients.
Jean Philippe, moi aussi j’ai eu grand plaisir et si tu
entends parler de quelque chose, fais moi signe.
Bing dehors, bing loupé. A quand le prochain.
Jeudi, je crois.
Il fait froid en ce mois de janvier. J’ai le temps et le
maigre rayon de soleil qui perce me donne envie
d’aller prendre mon RER à Saint Michel. Marcher
dans Paris cela ne m’est pas arrivé depuis
longtemps. Parisien de souche, cette ville
m’insupporte. Trop de bruits, pas assez d’air, des
gens antipathiques et pressés. J’ai adoré cette ville
et ce quartier Latin dans lequel, lycéen, j’y étais
toujours fourré. Comme je l’étais, étudiant,
amoureux de Montparnasse et de mon appartement
au 35 rue de la Gaité. Je rentrais chez moi au milieu
de la ville grouillante de culture, comme ma rue au
grand nombre de théâtres, de sex-shops et de
putes. Je me souviens des soirées où j’apportais le
Champagne de chez moi à Brassens, à son contre
bassiste Pierre Nicolas et aux admirateurs amassés
dans leur loge après son tour de chant à Bobino. Je
me souviens de Coluche bourré à la Belle
Polonaise et de pépé Sartre marchant difficilement
87
pour aller prendre son café boulevard Edgard
Quinet. En terme d’amour de Paris, j’ai suivi la
famille Dutronc. Avec Jacques, j’aimais Paris à cinq
heures du matin, la carcasse de la vieille gare
Montparnasse. Et l’ambiance de cette ville aux
centaines de villages. Maintenant, je suis tendance
Thomas.
« J’aime plus Paris, on court partout ça m’ennuie,
je vois trop de gens, je me fous de leur vies,
j’ai pas le temps,
je suis si bien dans mon lit,
prépare une arche Delanoë,
tu vois bien, qu’on veut se barrer.. »
Je descends la rue Claude Bernard. Il fait froid. Je
ne me sens pas très bien. Mon vieux « Mahieu » à
l’angle du Boul’ Mich’ est devenu un fast food. A
quand le Panthéon en garage de tramway ! La rue
Soufflot est blême. Les arbres semblent morts. Des
voitures partout sauf à la place des bus, des
klaxons. Des gens, des gens encore des gens. Des
hordes. Piétailles besogneuses. Sans joie. Sans but
que le parking ou la bouche de métro. Ca pue cette
ville triste. J’en veux plus. Je ne me sens pas bien
du tout. Mon cœur s’accélère. Je suis en sueur.
Janvier, pas possible, il fait froid. Encore une de ces
putains d’attaque de panique. De plus en plus rare.
Mais là, bien présente. Omniprésente. J’ai toujours
88
du Xanax dans ma poche. Où est ma poche. Pas
d’eau. Cette attaque est terrible. Je n’en peux plus.
Où est ma poche. Je suis contre un portail. Où est
mon Xanax. Ca va pas. Pas du tout. Je glisse.
Tombe accroupi. Sensation d’anesthésie. Je ne
compterai pas jusqu’à …
- Ca va Monsieur, ca va ?
- Répondez !
- Allez répondez !
- Hum, hum, moui »
- On appelle police secours ?
- Non ca va, merci !
J’ai les yeux fermés, j’ai froid, je suis en sueur. Ma
chemise est trempée. J’ai froid. J’ai les yeux
fermés. J’attends. Il me semble que je suis assis
par terre. Ca bouge autour. Je me repose. Je coupe
ma respiration afin de ralentir mon cœur. Putain de
crise. J’ouvre à peine les paupières. Mes pulsations
sont plus lentes. Effectivement, je suis au coin
d’une porte cochère. Ca va mieux. J’ai mal au dos.
Je ne vais pas rester comme ca, comme un SDF.
J’avise la poignée de la porte cochère. Je la prends
en main. Me hisse. Je me mets debout. Je souffle.
Ca va mieux. Je me lève. Je suis boulevard Saint
Michel. Mais qui sont ces gens ? Comment sont ils
habillés ? Petits costumes, petites cravates. Jeunes
clean à cheveux longs. Des voitures dans les deux
89
sens sur le boulevard. Ami 6, R8, 2 CV, Tranctions,
DS, 4 CV. C’est quoi ce bordel ? Gens différents,
pas plus lents. On me regarde. Qu’ai je ? Ou suis
je ? Ca je sais ou je suis. Boulevard Saint Michel.
Je fais quelques pas mal assurés. Le Mahieu a pris
la place du fast food. La chaussée du boulevard est
pavée. Mais elle ne l’est plus depuis 1968 ! Je vois
de loin un flic en képi haut et bâton blanc à la
ceinture. La question n’est pas de savoir où je suis,
mais quand je suis. C’est terrible. J’ai peur, très
peur. Par instinct je sors mon i phone. Bien sur pas
de réseau. Mes jambes me tiennent à peine. A
cinquante mètres, un kiosque. J’y vais. En bonnes
places l’Aurore, Paris Presse, France Soir, le
Figaro, l’Humanité. Tous sont d’accord onze janvier
1968. Je suis revenu quarante deux ans en arrière.
Qu’a t il pu se passer ? Une seule réponse logique,
si on peut dire. Je suis mort et c’est comme ça la
mort. On revient en arrière. Ma seule pensée, mes
enfants. Olivier, Julie, je ne vous reverrais plus. Je
crois que je pleure. Je vous ai laissé en 2010.
Quelqu’un, la police va venir vous voir. On a
retrouvé votre père mort sur le boulevard Saint
Michel, en plein jour. Arrêt cardiaque, rupture
d’anévrisme ? Putain les enfants c’est trop dur.
Surtout pour toi Julie, tu n’as que quatorze ans. Je
vous laisse avec toutes les chances devant vous
pour une belle vie, mais quand même, c’est dur. J’ai
encore envie de vous embrasser, de vous parler, de
prendre de vos nouvelles. De vous suivre, toi Julie
dans tes études à l’aube de la seconde et de tes
rêves d’universités américaines et toi Olivier au
90
début de ta carrière et déjà papa. Non, laissez moi
les embrasser, leur dire au revoir sinon adieu. A,
Dieu. Je vous ai toujours dit que la mort ne faisait
pas peur, mais que je ne voulais pas souffrir. Là
c’est certain, je n’ai pas souffert. Faible consolation
pour vous mes enfants. Quelle image aurez vous de
moi pour votre vie. Quels viatiques vous aurais je
laissé ? A quoi penserez vous quand vous aurez
votre père en tête. Absent, trop présent ? Vous ai-je
laissé un message ? A toi Julie, j’ai dit il y a
quelques mois « quand on porte notre nom, on vit
debout, pas couché, debout ». Tu as pris ça avec
dérision. Et pourtant j’y crois dur comme fer. Serait
ce un message de vie pour toi ou seulement la
boutade d’un père qu’on a retrouvé mort un après
midi de janvier dans une porte cochère du quartier
Latin. Et toi Olivier, père de famille depuis six mois,
quel image du Père garderas tu ? Le manager
flamboyant ou le cadre sup sur le retour qui a du
mal à trouver un job. Et toi, Louis, mon petit fils de
six mois, j’aurais aimé échanger les premiers mots
avec toi. Auraient ils été allemands comme ta mère,
français comme ceux que tu entends de ton père,
ou anglais comme la langue parlée par tes deux
parents. J’aurais aimé, te prendre la main pour tes
premiers pas. Lâcher la selle de ton vélo pour
t’apprendre à pédaler. Te voir te casser la figure et
te rendre à tes parents pleins de mercurochrome.
« Pas sérieux Papi ». La seule chose dont je sois
certain, c’est que les trois seules lignes de conduite
que je me suis fixé pour votre éducation étaient
sociabilité, autonomie et ambition. Ca, je crois au
91
moins avoir réussi. C’est ca votre viatique. C’est
très bien comme ca. Vos bras me manquent déjà et
me manqueront toujours.
Et Dieu, où est Dieu, il y a une vie après la mort, j’y
suis, mais Dieu ou est il ? Je pleure, maintenant j’en
suis certain. Abasourdi. Que dois je faire ? Où dois
je aller ? A qui m’adresser ? Je me reprends. Je
suis debout. Je marche. J’ai l’impression de vivre,
de respirer. Si j’ai ralenti mes palpitations
cardiaques, c’est donc que mon cœur fonctionne.
Je tâte mon pouls. J’en ai un. Je pense, j’éprouve
des émotions, donc j’ai un cerveau. Serais-je un
fantôme vivant ? A dix mètres, je vois une grosse
bonne femme. L’air de ne pas le faire exprès, je
vais lui rentrer dedans violement. Je verrais bien si
pour elle j’ai une existence matérielle. Je regarde
ailleurs. Je me prépare à l’impact. Trois mètres,
deux mètres et boum je bouscule, je renverse. La
grosse par terre. Cabat étalé, chapeau piétiné pas
les passants. Tout le monde autour d’elle, la
ramasse. Moi le premier. Vraiment désolé Madame,
désolé, mais je suis très heureux. Monsieur, faites
donc attention, votre joie m’a fait très mal. Elle est
rembourrée, alors pas trop de dégâts. Mais je suis
vivant. Je ne sais pas ce que je fous la, mais
j’existe. Je suis dans un vieux Paris. Moins de
boutiques sophistiquées. Les vitrines montrent une
vieille mode. Les troquets sont d’un vieux moderne.
Les clous pour traverser sont encore des clous en
acier. Et ces pavés du boul’ Mich’ n’ont plus que
quelques mois à vivre avant qu’on y voit la plage.
Qu’est ce que je fous en 1968. Si rien ne change
92
pour moi j’aurais juste 100 ans en 2010. Pour être
sénior, je le serai vraiment. Je rentre dans un
troquet, m’asseoir, faire le point, me reposer. Tiens,
ah oui en 1968 on fume encore dans les bars. Je
sors mon paquet de Camel. Je tremble et j’ai du mal
à allumer ma cigarette. Le garçon s’approche.
- Un café s’il vous plait !
Il vise mon paquet posé sur la table.
- Fumer tue ! C’est quoi cette connerie ?
- Rien, rien, une blague !
- Trente centimes, Monsieur !
Pas cher, me dis-je. Mais merde, trente centimes de
francs ! Et bien sur je n’ai que des Euros. Je ne vais
pas me faire prendre pour grivèlerie en 1968 ! Je
bois le café que je vais voler.
- Garçon, j’ai oublié mon portefeuille dans ma
voiture, je suis garé à cent mètres. J’y cours et je
reviens.
- Bien sur M’sieur !
Bon, ça c’est fait. Je sors. Tourne à droite en
direction du RER. Le RER ne doit pas exister en
1968. Mais je veux rentrer chez moi. A Vélizy, c’est
peut être encore 2010. Je marche. Heurte un
homme afin de me réassurer. Celui la grogne. Je ne
suis toujours pas un fantôme. Une obsession, faire
comme si de rien n’était. Continuer. Rentrer chez
93
moi. Je marche. Je regarde mes chaussures. Je
suis têtu. Je marche. RER, métro, maison, coûte
que coûte. Là bas, Gibert Jeunes. A deux cents
mètres le métro. Je marche, un pied puis l’autre,
puis le premier. Je marche. Bouche de métro.
Escalier. J’ai peur. Ca se brouille. Où sont les
panneaux. A droite RER C, Versailles Château. Je
monte, je descends. Quai du RER. Le « VICK »
arrive. Je ne comprends rien. Je me hisse dans le
train. Je suis crevé. Je m’affale sur le siège. Journal
« 20 Minutes ». Onze janvier 2010. Je me tais. Je
ne comprends plus. Que se passe t il ? Fantôme,
mort ou réalité. Une jeune femme devant moi.
Collants noirs. Je mets ma main sur sa cuisse.
- Mais ca va pas, vieux pervers, malade, pauvre
type, tu te crois ou ? Je ne suis pas une pute.
Casse toi !
Heureux, je change de wagon. Issy Plaine. Le RER
redevient aérien. Cinq barres sur mon i phone.
- Allo, Julie, tu es là !
- Ben oui je suis rentrée du collège, j’ai passé la pire
journée de ma vie. Je ne suis plus copine avec Léa.
Tu te rends compte. Papa, c’est terrible. Elle m’a dit
que je n’étais pas assez jolie pour sortir avec
Nicolas. La pire journée de ma vie ! Sinon, toi ça
va ?
- Oui mon amour, très bien. Je voulais seulement te
dire que je t’aimais.
94
- Moi aussi Papa, je t’aime !
95
Chapitre n°9
C’est vraiment le bordel à Paris. CRS « SS » Les
pavés volent. La plage est-elle vraiment dessous. Il
est interdit d’interdire. Maoistes ou plutôt Maospontex. Voitures cassées. Voitures brulées.
Barricades. Révolution. Dani le rouge face hilare
devant un « CRSSS » casqué. Faire l’amour et pas
la guerre. La Sorbonne, fermée, puis ouverte, puis
occupée. Profs en grève. Ca déconne à la télé. Ca
déconne encore plus sur Europe N°1. Nuits de folie,
le France est morte, foutue. Mes croyances et
celles de ma famille s’envolent avec colère. Petits
cons d’étudiants. Les Catanguais à la Sorbonne. Le
fatras de notre civilisation. J’ai mal, comment va-ton être demain ? La vie, mes études la « certaine
idée de la France ». Tout ça s’effondre. Il n’y a plus
rien. Plus de cour, plus de collège, plus de prof et
plus d’ordre. On peut tout faire. Comme ça sans loi,
sans organisation, sans limite, sans pouvoir sorti
des urnes, du peuple. La S.F.I.O. c’est n’importe
quoi, Mitterrand, un voyou qui saute les tabourets
dans les jardins de l’Observatoire, mais au moins il
se présente aux élections. Maintenant « élections
pièges à cons ». Le pouvoir de la rue et du
prolétariat, comme en URSS, au revoir la Santé et
bonjour le goulag et le pot à tabac stalinien Duclos
au pouvoir. Après le grand Charles un chef d’état
d’un mètre soixante. Et pourquoi pas celui des
clochards comme Mouna Aguigui! Je croyais que
96
les
étudiants
étaient
cultivés,
éduqués,
« enfacultés » et un peu intelligents. Mais non les
études supérieures mènent là, à un grand n’importe
quoi, violant et déraisonné. Moi aussi ma raison,
mes raisons d’apprendre, de mettre une cravate
pour aller écouter mes profs s’écroulent. Mon père,
élu du peuple, continu à vivre, aller au bureau en
voiture. Il fait comme si de rien n’était. Il peste, râle
mais poursuit son chemin. Et puis plus de télé le
soir. Plus d’information. Notre télévision est en
grève. Un bref journal sans intérêt. Plus rien. La
révolution est là. « Aux armes citoyens, Formez vos
bataillons ». Mais comment faire, les armes sont les
pavés et les bataillons les étudiants. Et nous, et moi
avec quoi vais je me battre ? La France en grève, la
pénurie, à la maison on stocke. Comme durant les
événements d’Algérie, ça déborde de sucre et de
pates. Aura-t-on assez de gruyère pour mettre
dessus et surtout de beurre?
Mes copains, ceux de Veneux soutiennent ces
événements. Ils ont des parents, des maisons, une
éducation. Comment peuvent ils penser ça, faire
ça?
Sans cour, sans cravate je suis laissé à moi même.
Sans but, sans apprendre, sans prof. Je erre dans
le douzième arrondissement, Nation, avenue
Daumesnil, bois de Vincennes. Tout est calme. Où
est la révolution ? Où sont les queues chez les
épiciers? Je m’ennuie, pas de copain, pas d’action
et même pas d’enseignement. Les soirs sont tristes
sans télé.
97
A vingt deux heures je vais au lit. Ce soir je me dis
que sur Europe n°1 il y aura peut être des
chansons. Franck Alamo, Richard Anthony, Sylvie
Vartan ou Johnny. Non, les informations en direct
du quartier Latin. Un reporter crie dans son micro. Il
est rue Soufflot, j’y suis aussi. Des tirs derrière lui.
C’est la guerre. Heureusement nous avons des
provisions. Je sens les cocktails molotofs dans ma
chambre. Les tires des « CRS SS » sifflent dans
mes oreilles. Je suis devant, derrière et sur les
barricades. Je suis reporter d’Europe N°1, CRS SS
mais aussi étudiant. Je suis dehors et dedans. Je
suis avec les adultes raisonnables de l’âge de mes
parents. Je suis avec les copains fous de mon âge
qui montrent à quel point ils sont des héros devant
les filles qui sont prêt d’eux. Je suis Thiers et
Vallès. De Gaulle et Cohn Bendit. Flic et voyou.
Prof en chair de mars et prof en grève de mai. Une
chose est certaine, je ne suis plus moi, plus le
même. Et si tout ça était la vie, la vraie vie, telle
qu’on la vit. La liberté est elle seulement de faire le
tour du Génie de la Bastille ou est ce aussi autre
chose, de plus intense et globalement de moins
dangereux ? Transgresser les lois et l’ordre. Mais
aussi transgresser le mode de vie de ma famille.
Non, je n’ai que seize ans, au quartier Latin ce sont
des étudiants et moi je suis en troisième. En plus
j’ai un peu peur. Si je me faisais prendre sur une
barricade. Emprisonner. Que diraient mes parents ?
Avant de dormir, je prends une décision, demain, ou
après demain j’irais voir. La journée, voire le matin
je ne risquerai rien.
98
Je me réveille, ma chambre sent le cocktail molotof
et les effluves d’Europe N°1. Café, non, ce matin
trois cafés et en route pour le révolution, le quartier
rouge, et plus Latin. Pas de chemise rose et encore
moins rouge ou kaki comme les voyous, mais des
couleurs haussmanniennes afin de me fondre dans
le paysage des immeubles. Gris souris. Palier,
bouton rouge de l’ascenseur, tiens lui aussi il est
rouge, et paf la mère Leroux savates en bernes. Ca
y est, il y a la grève du shampoing et du savon. Ca
se sent. Cinq étages avec cette boule puante en
grève de toilette, non merci. Escalier, je dévale afin
que son odeur arrive après moi au rez de chaussé.
Il fait beau, beau mois de mai 1968. Et s’il neigeait y
aurait il la révolution ? « Sous les pavés, le
glacier ! » Ca fait moins rêver. J’ai l’impression de
faire l’école buissonnière, de prendre le chemin du
collège, des études, de passer devant le drapeau
bleu, blanc, rouge de mon établissement. Tiens au
fait ils ont laissé le bleu et le blanc. La révolution
n’est pas arrivée jusqu’au collège. L’école
buissonnière, non je ne la fais pas, les profs, mes
chers profs font les cours buissonniers. Ne croientils plus à leurs savoirs pour mieux vivre. En mai, on
ne croit plus aux savoirs, mais aux pavés. Les
prostituées battent le pavé, les étudiants les
enlèvent, un métier qui va se perdre faute de
revêtement. En plus l’amour est libre, plus tarifé. La
profession est définitivement morte. Le Moal, mon
prof d’histoire, nous a appris que la seule victoire du
peuple de la révolution de 1789 avait été de
prononcer Roi comme le bas peuple et non Roué
99
comme la cour. Mes arrières petits enfants
apprendront que la révolution de 1968 avait
supprimé la prostitution faute demande puisque ce
« service » avait été rendu libre, voire public.
Je longe le boulevard de Reuilly. Paris est calme.
En vacances, non en grève. Les voitures roulent.
L’essence est donc encore disponible, ou alors les
parisiens ont stockés. Y aurait-il entre les paquets
de pâtes et les boites de sucre, que mes parents
collectionnent, des jerricans pour que nous partions
en week end à Veneux. Les voitures roulent et les
ordures volent. Paris est encore plus sale que
d’habitude, c’est à dire vraiment très sale, donc,
contrairement à ce que l’on pouvait penser les
éboueurs travaillent quand même un peu. Je passe
sous les voies du chemin de fer, c’est glauque. Pas
un chat. Pas un flic. Pas un CRS SS. Pas une
barricade. Rien que l’odeur. Pas aussi forte que
celle de la mère Leroux, mais quand même et là
pas de possibilité de prendre un quelconque
escalier pour y échapper. Je suis prés de Bercy,
vide. Le gros rouge de Duclos éructe mais Bercy se
désespère. Les rouges coulent maintenant à flot sur
le boul’mich mais plus dans le douzième. Je passe
le pont de Bercy, à gauche le JP pour les initiés ou
Jardins des Plantes pour les autres. Pas de cadavre
de fauves sur les trottoirs. Ou on donne à manger
aux bêtes, ou elles ont déjà dévorées les gardiens.
A droite le Seine ne charrie pas de cadavres, donc
Duclos n’est pas encore au pouvoir. Tout est normal
pour l’instant, sauf le métro en grève. La France est
elle en pleine révolution ou est-ce Europe N°1 qui
100
l’a inventée comme elle l’a fait pour SLC Salut Les
Copain. Ou bien la révolution n’est elle confinée
qu’à un quartier de Paris de quelques kilomètres
carrés.
Je m’en approche. Je suis près de la scène des
crimes lès gaullisme. La faculté des sciences de
Jussieu, c’est encore plus sale ici. Mais différent,
des papiers, des tracts, des bouteilles et même une
chemise déchirées et un polo taché sur la rue. Je
sens montrer la pression. Et s’il y avait une manif,
comme ça vers midi. Des flics. Ai-je ma carte
d’identité ? Je fouille dans ma poche. Oui, ouf elle
est là. Je ne suis pas un anonyme. Il y a quelques
mois j’ai vu un monôme sur le boulevard Saint
Michel. Plutôt drôle, des hordes d’étudiants se
précipitaient par vagues sur la chausée. Un peu
violent, mais pas vraiment dangereux, déconnant
même. Je m’étais dit que plutard, dès mon bac en
poche j’en ferais aussi comme un rite initiatique à
ma vie universitaire. Mais des manifs, jamais !
Des affiches, mal collées et encore molles et
humides ornent les murs, ça et là. Pour les
élections législatives de Fontainebleau, je collais
mieux. Mais là, il n’y a pas la bobine de Julia ou de
mon père mais celle de Cohn Bendit face au CRS
SS. Elle est noire et blanc, dessous « Nous
sommes tous des juifs allemands ». Je ne suis ni
juif, ni allemand. Je ne peux pas m’obliger de
penser à mon oncle Bernard Regnault, qui, ni juif, ni
allemand est mort en camps de concentration.
Savent ils ce qu’ils écrivent ces petits cons ni juifs,
101
ni allemands, ni sans doute descendus de détenus
durant la guerre. Ca ne me les rend pas
sympathiques du tout. Plus loin une autre affiche
prête à tomber montre un de Gaulle en rouge, sa
main sur la bouche d’un jeune. On y lit « Sois jeune
et tais toi ». Bah oui, où est le problème, la majorité
est à vingt et un ans, on a pas le droit de vote. Que
celui d’apprendre et d’écouter SLC Salut les
copains … et d’acheter les disques de nos idoles
qui nous font rêver. Je me dis qu’heureusement les
idoles ne se taisent pas, elles chantent. Ont-elles
une responsabilité dans l’attitude des jeunes qui ne
se taisent pas non plus et manifestent. Antoine et
ses « élucubrations » certainement ! Sur le mûr d’un
bel immeuble on a écrit à la va vite « Jouissez sans
entrave ». Un vieil homme contemple. Je ris.
Costume, cravate, chapeau sur la tête et canne à la
main il a l’air dubitatif. De vieux souvenirs sans
doute pépé. Il doit se dire « jeunes cons ! » Là, je
me sens de leur cotés. Mais pour moi la seule
entrave est de trouver une fille mieux que Solange.
Et cette entrave n’est pas mince. Je me dis que le
pépé doit se coucher tous les soirs à coté d’une
« Solange » aussi moche que la mienne, mais en
plus vieille ! Sacrée entrave pour lui !
Boulevard Saint Michel approche. Notre Dame est à
sa place sur la droite. Des CRS SS en grappes.
Casque noir, ou plutôt bol noir vissé jusqu’aux
oreilles. Bâton en main prêt à tâter de l’étudiant. Je
me sens épié par des milliers d’yeux hostiles. J’ai
envie d’aller les voir et leur dire :
102
« Messieurs, je ne suis qu’en troisième. Donc pas
étudiant du tout. Et puis je dois être le seul jeune
gaulliste du quartier. Comme la télévision du salon
ne montre rien et qu’Europe N°1 n’a pas d’image.
Je viens voir, seulement voir, pour mettre des
images sur mon transistor la nuit »
Me laisseront ils passer. J’essaie. Ouf oui. Il y a
d’autres passants. Gens du quartier ou auditeurs
d’Europe N°1 ?
Je me sens néanmoins comme un explorateur en
terre inconnue devant un paysage incroyable. C’est
un peu comme j’avais imaginé, mais en pire car en
vrai. Des tas de pavés, des barricades faites de
bois, de caillasses, de voitures calcinées ou pas.
Des R8, des DS, des 403 et même des 404 neuves.
Je n’y crois pas, c’est donc vraiment vrai. Je n’avais
jamais vu le dessous d’une voiture, mais là il y en a
dix, quinze et sans doute des centaines dans la
quartier. Pourquoi les habitants garent ils encore
leur voiture dans la quartier. J’ai froid dans le dos.
Pourvu qu’ils ne viennent pas chez nous sur le
parking. Il y aurait à faire. Ce qui me frappe c’est le
contraste entre la violence des scènes dans la rue.
Cadavre de voitures et CRS SS armés prêt à bondir
sur le moindre pré-diplomé, et le calme des
immeubles, des boutiques fermées et des passants
plan-plan. Certains prennent des photos, voire se
prennent en photo devant ou sur des barricades.
- Tu vois j’y étais, si, si je me suis battu aux cotés
des étudiants.
103
- Mais la, c’est la journée, il n’y avait personne !
- Mais la nuit il y avait trop de fumée, et puis la nuit
mon appareil ne peut pas prendre de photographie.
Quand je vois toutes ces voitures foutues je me dis
qu’il faut vite que la Régie Renault reprenne le
boulot pour les remplacer. D’ici à croire que ce sont
les OS de la Régie qui les brulent, il n’y a qu’un
pavé !
Affiches encore, « Ce n’est qu’un début, le combat
continu » et durant les vacances vont ils continuer,
« Sous la plage, les pavés ». Rêves d’étudiants au
mois d’aout à La Baule ou à Saint Trop, non pas
Saint Trop, il y a des gendarmes et ça se sait. Là,
au coin de Gay Lussac, une affiche me fait plus
réfléchir que les autres, « Je participe, tu participes,
il participe, nous participons, vous participez … ils
profitent ! » Deux choses me choquent. Gaulliste, je
suis pour la participation, mais une vraie
participation. C’est vrai qu’il ne faut pas trop « qu’ils
profitent ! » Et aussi, à coté de cette affiche, il y en
a une autre représentant une femme de profil, on y
lit « A travail égal, salaire égal » et pourtant sur
celle de la participation il n’est marqué que « Il
participe » et non pas « il ou elle participe ! ». Les
révolutionnaires seraient ils contre le travail des
femmes ?
Où va nous mener tout ce bordel. Qui sera chef de
l’Etat cet automne ? De Gaulle, Pompidou,
Mitterrand, Duclos, Cohn Bendit ou personne. Le
104
Palais de l’Elysée existera-t-il ou mon pays sera-t-il
dirigé à partir du grand amphi de la Sorbonne. La
France a vécu dans la honte du régime de Vichy.
Pétain, Laval. Gouvernement de la honte. De 98%
de collabos. Des morts et des morts. Des juifs et
des résistants déportés. Des femmes tondues
victimes d’avoir écarté leurs cuisses. Des hommes
ventripotents, repus du marché noir fats d’avoir
écartés leurs poches. S’ils étaient sans cheveux ce
n’était que d’avoir été chauves avant les autres. Je
ne veux pas que la France soit encore une
dictature, fut-elle ce d’un prolétariat soudainement
éclairé. Je hais la contrainte, les contraintes. J’aime
la liberté et les libertés. J’aime celles de ces
étudiants qui déconnent, mais pas trop. Le soi
disant esprit de « liberté » de marxistes, des
bolchéviques a engendré la dictature. Brejnev,
Pétain même combat. CRS SS, Marxistes SS. Je
me sens Jean Moulin si nous devions être encore
une fois vivre sous la contrainte. J’ai à la fois envie
de résister et de rentrer chez moi au chaud en
écoutant les informations nocturnes d’Europe n°1.
Là bas, cet homme, celui que j’ai souvent vu. Grand
et imposant. Il n’a plus de pardessus en cuir, mais
un costume noir, bien coupé et encore une chemise
rose. Il est, par son habillement toujours hors du
temps. Qui est ce mec. Les autres passants
regardent, lui se promène. Les mains dans les
poches. Il a l’air de s’en foutre. Spectateur
insouciant. Il n’a pas l’âge d’être là, sauf s’il est de
la police ou des services de renseignements, voire
un étranger, américain, russe …
105
Me suit-il ? Je le vois trop souvent et dans des lieux
trop différents, le douzième, Champagne et
maintenant le cinquième. Est-il un ami de Peyrefitte,
un collaborateur du ministre, un perturbateur
étranger et inquiétant ?
Il est grand temps que je parte. Il me fait peur, je le
crains. Je redescends le Boul Mich’. Climat post
guerre civil limité à un petit périmètre. Je vais aller
voir Papa à son bureau au tribunal dans l’ile de la
cité.
Là c’est plutôt calme, Palais de Justice devant,
Préfecture de police derrière. Le cœur du pouvoir,
mais aussi peut être aussi le cœur de la répression
contre des gamins indisciplinés.
Tribunal de Commerce. Antre du calme, petit
brouhaha dans la grande salle, marbrée, des pas
perdus. Perdus par ceux qui veulent bien les perdre
et brouhahatent en se donnant de l’importance.
Printemps 1968, qui a vraiment de l’importance ?
Les « brouhahateurs » ou les gueulards des
barricades de nuit ? Je m’amuse de la suffisance de
ces ventres pleins de gargouillis qui brouhahatent
de la bouche et du regard. Je prends la salle de pas
définitivement perdus en biais pour aller à gauche
vers le service de mon père. Là, le calme, la
quiétude, pas un bruit, pas une parole. Dix mètres à
droite la porte de son service. Je rentre. Une vieille
fait semblant de dormir. Non, pas semblant, elle
dort. Les étudiants se battent, l’administration
judiciaire dort. Il est vrai que les conflits patrons-
106
ouvriers se font dans la rue et plus au tribunal.
Cette pauvre femme a l’air d’une pute, maquillée
par Ripolin, lamentable et pas respectueuse.
Désolé Jean Sol Parte, bonjour Boris. J’ouvre la
demie porte de la banque de réception ceinte d’un
« interdit au public ». La pute dort toujours. L’odeur
de vieux papiers entassés en dossiers, eu même en
armoires de dossiers, sentent les vielles histoires,
les vieux jugements, les anciens conflits. Cette
odeur est celle de la lenteur. De l’éloge de la
lenteur. Et même l’odeur de la mauvaise eau de
Cologne de la pute ne vient que très peu lutter
contre celle de la paperasserie des temps passés.
Je fuis ce bureau, et les deux autres et arrive dans
celui de Papa. Un instant ; j’ai eu peur de le voir
dormir. Pas son genre. Grand bureau, je veux dire à
la fois grande pièce et grand meuble. Il est de trois
quart dos, pipe à la bouche, cendrier et pot à tabac
à sa droite. Il tape avec dextérité et deux doigts sur
une grosse machine à écrire. On dirait Maigret. Non
c‘est Papa. Il se retourne.
- Qu’est ce que tu fais la ? On ne t’a pas annoncé !
- Non, il n’y a personne, sauf une pauvre bonne
femme qui dort.
- Par ces temps de révolution, personne ne se
déplace plus pour des jugements.
- Alors tu fais dortoir !
- Ne parle pas comme ça, aies du respect ceux qui
travaillent encore.
107
- Oui, mais elle, elle dort, est ce comme ça que l’on
travaille dans ton service ?
- Arrête, tu ne vas pas ressembler à ceux qui sont
avec ce « Con Bandit », qu’on le renvoi en
Allemagne et qu’on en parle plus ! Pour cette
première génération qui, heureusement, ne connaît
pas la guerre grâce au Général, il faut qu’elle nous
emmerde à cause de Mao ! On vous a débarrassé
d’Hitler il faut que vous nous emmerdiez avec la
cocos.
Je suis mon père bougon, énervé, ulcéré jusqu’au
parking privé sur le quai aux fleurs. Cadenas et
chaine. Préfecture de police à un jet de crachat. La
DS est bien gardée et ne risque rien.
On tourne, quai des Corses.
- Tiens Papa, il faudra qu’on te parle, Michel,
Philippe, Dominique et moi d’un projet de voyage en
Corse pour les vacances.
- Ah voilà autre chose ! Vous voulez aller où, à
Cuba ?
- Non, en Corse, c’est aussi une ile !
- Mais c’est loin !
- Oui, mais en France, Papa !
- On verra, après leur révolution s’il reste encore
une France digne de ce nom, mais si tu veux partir,
il te faudra gagner ton argent. Tu verras des
108
vacances passées avec de l’argent que tu auras
gagné n’en seront que meilleures.
- Ah ! Tu crois !
- Oui, j’en suis certain !
La DS roule, les rues de « la capitale en révolution
sont calmes ». Rue de Reuilly, nouveau parking
privé. La DS ne finira pas sur une barricade ce soir.
109
Chapitre n°10
7 heures14, pas 7 heures 13 ni 15, 7 heures 14 ! Et
ça tous les matins. A 7 heures 24 ce serait une
grâce matinée. Mais non, même pas. 7 heures 14 !
Quand je travaillais tous les jours c’était 6 heures
15, et ça aussi tous les jours.
Je me souviens quand j’étais étudiant en prépa à
Reims en cité U le seul petit « clic » précédant le
déclenchement des sons d’un des premiers réveils
radio suffisait à me réveiller. Je crois ne jamais
avoir entendu la radio sensée suivre le « clic » pour
me remettre en vie. Je suis un maniaco matinal. Et
trainer au lit, jamais ! Deux secondes me suffisent
pour être debout. Réveillé non, mais debout tout de
suite.
Pour me réveiller il faut tout un cérémonial
immuable que seules mes nuits de déplacements
professionnels viennent gravement altérer mes
habitudes matinales. Coup d’œil à mon lit. Drap et
housse de couette noirs. Ces draps noirs sont une
réminiscence de l’un de mes Maîtres de la pub au
début des années 80’s. Philippe Michel, père de
très nombreuses très grandes pubs de cette
époque « Myriam, demain j’enlève le bas » ou
« Vittel, buvez et pissez ». Justement oui, j’ai envie.
Mai, ma chambre est baignée de soleil au travers
de mes rideaux jaunes et rouges. J’ouvre la porte,
110
traverse mon bureau, la chambre de Julie, entre
dans la salle de bain du premier étage et même
sans Vittel, je pisse en visant au mieux.
Il fait déjà chaud. Je prends l’escalier, sur la gauche
défilent les portraits de famille que j’ai peint dans les
années 90. Les très grandes pièces de réception du
bas de la maison sont illuminées d’une belle
matinée.
Et toujours les mêmes gestes. Télécommande de la
chaine, et hop Europe, qui n’est plus N°1. Cuisine,
j’ouvre le sachet de pâtée pour Chipie, ma seule
compagne, ma chatte. Nescafé dans un très grand
bol, toujours la même dose au jugé. L’eau chaude
coule du robinet. Le bol se remplit. Direction
canapé, dix ou onze sucrettes. Première cigarette
d’une longue série matinale. Toux chronique.
Première gorgée.
Le son de la radio est élevé. Rare avantage de la
vie de célibataire, écouter la radio fort sans que la
voix de ma femme me crie « Bernard, t’es de plus
en plus sourd ! ». Mettre la radio fort, c’est une sorte
de certitude que je comprendrais mieux ce qui se dit
dans mon demi réveil.
Les nouvelles sont chaque matin les mêmes ou
presque. Ce ne sont plus des nouvelles, ce sont
des « anciennes ». Attentats en Irak, douze morts,
ben voyons ! Une femme violée. Un règlement de
compte à Marseille, comme toujours. Comment ce
fait il qu’il reste encore des marseillais ! En tout cas
111
là bas les comptes sont bien réglés, ça doit être une
civilisation de comptables provençaux ! Sarko
descend dans les sondages. A la vitesse avec
laquelle il descend il sera élu aux antipodes en
2012, en Nouvelles Calédonie par exemple! Et hop,
hop, hop ça continu les « anciennes ». On doit en
être à quatorze morts et deux viols quand je
m’apprête à prendre mon second bol de café.
Même cérémonial, Nescafé dans le bol, eau chaude
et canapé. Elkabbach, vocifère contre je ne sais
trop qui « répondez ! » mais a-t-il posé une
question ?
Là c’est vraiment fort. « Taisez vous Elkabbach »
comme n’aurait jamais dit Marchais le stalinien.
Taire, non, mais moins fort, j’appuie sur le moins du
volume de la chaine. A la fin du deuxième bol et de
la cinquième cigarette, je vais prendre mon rasoir
électrique dans la salle de bain du bas et rejoins le
canapé pour me raser.
Pourquoi se raser debout, ça va depuis cinquante
huit ans, dont au moins quarante à me raser, je
connais mon visage. Moi, je ne pense à rien en me
rasant, je me rase c’est tout et j’absorbe les
« anciennes » et les pubs nulles. Comment un
homme de marketing comme moi a-t-il pu devenir
aussi publiphobe? Tout simplement parce que je
n’ai plus de « budget » à défendre pour me valoriser
et parce que 80% au minimum des pubs ne servent
à rien d’autre qu’à rassurer les directeurs marketing
de la réalité de leur existence. Comment voulez
vous que les pubs servent à quelque chose alors
112
même que « le taux d’attribution » est quasi nul.
Bravo les lobbies de la pub, et en France, bravo
Maurice Lévy de continuer à gonfler de suffisance
mes ex collègues des « fast moving products » dit
produit de grande conso ! Le temps de la créativité
et de l’audace publicitaire est passé Maurice Lévi
est à Philippe Michel ce qu’une succursale de
Crédit Agricole est au Musée d’Orsay. Fin de
rasage, troisième bol, douche, brushing et l’heure
incompressible de préparation est passée. Pantalon
noir et chemise rose comme depuis dix ans après
être passé devant une reloockeuse.
Pas de rendez-vous aujourd’hui, pas de réseau à
relancer pour trouver un job, que la lancinante
attente d’une hypothétique sonnerie de téléphone.
Tout est devant moi, ce qu’il y a de plus moderne, iphone, i-pad, mais rien ne bouge. L’i-pad, c’est
vraiment bien, ça ne sert pas de téléphone, ça ne
sert pas d’appareil photo, ni même d’ordinateur.
C’est mieux que tout ça en moins bien ! Comme on
dit en anglais, c’est « nice to have », c’est bien de
l’avoir, mais bon !
Mes doigts touchent l’écran. Google. Je tape mai
1968 dans « Google image ». Des centaines de
clichés noirs et blancs défilent. Scènes de rues.
Scène de violences feintes. Qui me croirait si je lui
disais « l’autre jour je suis passé en mai 1968 » ?
Comme ca tout simplement comme on dit « je suis
allé prendre un pot aux Deux Magots ». Personne
ne pourrait croire ça. La première fois je me suis cru
mort sur un trottoir de Boul Mich’, et puis non, mon
113
existence physique était palpable, ma parole
audible, mes échanges cohérents. Puis, j’ai passé
une longue période perturbée par mon état mental,
skyzophrénie, auto mythomanie ?
Aller consulter en racontant tout çà est impossible.
Camisole chimique et adieu la liberté. Je m’y fais,
sans totalement y croire. Ca me pose de réels
problèmes. Maintenant, je sais presque décider de
l’instant de ces incroyables voyages, je maitrise le
moment, pas le lieu, ni l’année. Impossible d’aller
en 1967, 1940 ou 1981, c’est toujours 1968. Je me
retrouve le même jour de 1968, que celui de 2010.
Quelque soit mon lieu géographique de départ en
2010, je me retrouve toujours au haut du Boul Mich’
en 1968. Afin de pouvoir me déplacer ou prendre
des pots en 1968 j’achète des billets de banque de
cette période. J’ai mes dealers, le « Corneille » de
cents francs de1967 coute cinquante cinq euros. Ca
commence a me couter cher ! Mais le coût de la vie
en 1968 me semble si peu élevé, je peux faire des
tas de choses. Merci Corneille !
Lors de mes voyages, j’ai su apprivoiser mes peurs.
Peur ne pas revenir. Peur de mon inexistence
légale, allez montrer une pièce d’identité datée de
2007 à un flic de 1968 ! Louez une voiture avec un
permis de conduire qui sera délivré trois ans plus
tard !
Mais surtout, peur de rentrer en contact avec des
gens soit de ma famille, soit des gens que j’ai aimés
et qui ont disparus depuis à qui j’aimerais dire des
114
choses, échanger des idées, les mettre en garde
contre des risques imminents pour eux.
Le seul type avec lequel je me sois amusé c’est
Alain Peyrefitte. Je n’ai jamais supporté ce mec que
mon Père a bien connu,
imbbbbu (oui son
hypertrophie de l’égo mérite trois B) de son
importance, avec cette voix aigue insupportable.
Depuis, grâce à des mémoires des contemporains
de cette époque on sait que de Gaulle le prenait
pour une bille. Quel plaisir d’aller lui serrer la main
lors de l’inauguration du lycée Fernand Greg de
Champagne sur Seine et de lui dire d’un air
condescendant « Monsieur le Ministre, vous allez
dans le mur et très vite !» En lui serrant sa main
moite, je voyais mon père et j’ai eu honte de ne pas
aller l’embrasser. Mais lui dire « Bonjour Papa, je
suis ton fils Bernard, oui je sais, tu as quarante
quatre ans et moi cinquante huit, mais je suis bien
ton fils » était tout à fait impossible. Pourtant,
j’aurais aimé le serrer dans mes bras et lui parler.
Lui donner des conseils pour sa carrière politique et
pour sa santé. Mais quelle crédibilité, déjà que dans
la vie normale, il m’écoutait peu, alors là !
Et puis, ai je le droit d’interférer dans la vie de 1968,
de peser sur des événements, de changer des
destinées d’hommes ou de courants historiques. Je
ne crois pas, je suis certain de non ! Ce qui a été,
sera, doit avoir été. Et puis en 1968 ce n’est pas la
camisole chimique, mais la camisole tout court.
115
Me connaissant, le seul avec qui je puisse entrer en
contact, c’est moi. Je ne peux rien me cacher. Je
peux me, enfin lui, dire des choses que moi, enfin
nous seuls connaissons. Skysophrène, totalement !
Mais que dire à ce gamin de seize ans qui a
presque le même âge que ma fille Julie. Je connais
mes espoirs à cet âge là, mes attentes de la vie. Je
connais mes rêves de seize ans. Rêves de pouvoir,
d’amour et d’argent. Mais surtout de pouvoirs
illimités. En 1968 je ne suis capable de rien, même
pas de dire à une nana « Tu me plais ma belle, j’ai
très envie de te sauter, comme ça juste pour notre
plaisir d’une heure ». Capable de rien, sauf de me
faire confiance pour être capable de tout pour
l’avenir. A seize ans la vie est comme un entonnoir,
plus ça va plus les parois se rétrécirent et moins on
fait de choses. A seize ans ont est tout en devenir,
à cinquante huit ans on est plus qu’un résultat.
Résultat de ses études, de ses choix, de ses
compromis, voire de ses compromissions avec soimême et avec les autres. Résultats de contraintes,
de coups de courage et de manque de courage.
Résultats de sa confrontation avec le monde réel,
c’est à dire des autres. De ses capacités et de ses
incapacités.
Non Bernard, tu ne seras ni ministre, ni député, ni
grand avocat. Tu ne le seras pas parce que tu
n’auras même pas envie de l’être. Et puis tu n’auras
même pas la capacité de vouloir l’être. Tu te
penses « génial » et tu n’es qu’un jeune homme
normal et sûr de toi. Tu préfèreras le réel. Le « un
116
tien, vaut mieux que deux tu l’auras ». Et surtout ta
vie ne saura pas, en mieux, celle de Papa. Tu es, à
seize ans, dans le carcan de ton éducation, de
l’éducation de ta famille et de ton Père qui ne rêve
que de fonction publique et de politique. Le don de
soi aux autres. Au fur et à mesure des neuf ans qui
vont suivre entre 1968 et 1977 ta date d’entrée
dans une multinationale américaine, tu vas
apprendre le don de toi à toi. Tu vas apprendre que
l’argent gagné n’est pas louche comme le croit ton
magistrat de Père. Tu vas apprendre que le pouvoir
n’est pas que celui puisé dans les urnes un
dimanche d’élections et déversées sur des tables
de dépouillement à 18 heures pétantes. Tu vas
apprendre à gérer des budgets et des hommes.
Des équipes qui ne t’auront pas élu et des budgets
qui ne serviront pas à l’entretien de la voirie ou à la
création d’une école. Bernard, tu ne seras jamais
ministre mais seulement cad’sup !
Tu vas manager des hommes. Connaît on ce mot
en 1968?
Tu dirigeras très jeune des hommes et des femmes.
Ce n’est qu’au fil du temps que tu apprendras à
bien manager après être passé par un grand
nombre d’étapes.
Le management ne s’apprend pas dans des cours
d’amphis d’une grande école de commerce. Non,
sur le tas! Au début tu croiras que parce que tu es
grand, que tu as du charisme, tu as raison et que
pour diriger, il suffit de donner des ordres et de
117
sanctionner ceux qui ne le suivent pas. Ce sera ta
période « bâton ». Le manager odieux et colérique
fera place à celui qui apprendra que le bâton seul
n’est pas suffisant, il existe aussi la carotte ! Entre
deux coups tu caresseras. Coups et caresses du
fait du « prince » bien sur. A trente cinq ans tu
deviendras un manager manipulateur, installant des
soi disant « consultations » des équipes pour mieux
faire passer « tes » idées. Autour de quarante ans,
tu prendras de la bouteille et de la confiance en toi
pour consulter tes collaborateurs sans idée
préconçue et tu en feras la synthèse. Tu
commenceras à être un pas trop mauvais manager.
Ce n’est qu’à cinquante ans que tu commenceras à
bien te connaître et te positionner par rapport aux
autres. Les autres ne sont pas toi, chacun
comprend et agit selon son éducation, sa culture,
son caractère, ses zones de préférences et de
confort. On ne communique pas avec ce que l’on
dit, mais avec ce que les autres comprennent. Et ça
tu ne le comprendras que vingt ans après avoir
manager. Mais à cinquante ans tu n’auras plus à
diriger des équipes. Alors tu t’apercevras que bien
des managers de tous âges en sont restés à la
période « bâton » et ne la dépasseront jamais.
Mais sais tu au moins à seize ans ce qu’est un
cad’sup ? Non bien sur, ton horizon est très loin de
cela. Tu vas trouver cela vulgaire, tu seras déçu. Je
ne veux pas te décevoir à l’aube de ton âge adulte.
M’a t on déçu à seize ans ? Non, alors c’est la
preuve de mon in interférence de moi dans ma vie.
118
Tu penses peu à l’argent, mais tu en auras pas mal,
enfin beaucoup plus que la moyenne de tes copains
de classe. L’argent, pour toi c’est ce que Papa
dépense sans compter chaque week-end, alors qu’il
en gagne vraiment moins que ce que tu gagneras.
Mais rassure toi tu dépenseras sans compter aussi.
A seize ans, tu n’as pas envie d’un ultra confort de
vie et pourtant tu l’auras. Mais à seize ans tu crois
qu’a cinquante ans on a plus d’argent qu’à
quarante ! Et là, tu te trompes, la vie sera plus dure
à la fin de ta carrière.
Et puis, je n’ai, enfin, nous n’avons que cinquante
huit ans. La vie n’est plus vraiment devant mais il
est trop tôt pour imaginer qu’il soit déjà trop tard. Ma
vie, faite de déplacements en Concorde ou autres
jets, de Caraïbe Hilton, de Waldoff Astoria en
Plazza sur la 5th avenue face à Central Park. De
Gritti Palace à Venise en superbes maisons de
vacances en Corse. De discours péremptoires en
décisions hâtives. De succès faciles en prises de
positions courageuses, ta vie sera faite maintenant
de plus de calme et de créations. De peintures et
pourquoi pas d’écriture ou de sculpture. De vie.
Bouger aussi un peu. Courir, non. Ceux qui m’ont
vu gagner des 5000 mètres sur la cendrée de
Champagne sur Seine sont déjà à la retraite. Le
vélo, pourquoi pas si les médecins de Lance
Amstrong me donnent leur « pot texan ». Mais le
golf oui, à condition de jouer avec d’anciens
débutants ratés comme moi ou des malades
d’Alzheimer qui croient que l’on peut rejouer sans
pénalité des balles tombées dans une pièce d’eau.
119
Non, il ne sera pas tard tôt. La vie est devant moi.
Vivre, créer, aimer, bouger. Le ciel ne peut pas
attendre des capsules de Nespresso, mais moi à
cinquante huit ans, je peux encore traînasser en
bas. N’est ce pas mon cher John Malkovitch.
En 1968, tu es certain que ta vie sera faite de
succès et tu n’as pas tort, mais pas comme tu crois.
Tu crains ne pas être capable d’avoir des
conquêtes
féminines,
ou
que
des
filles
« craigniosses », là tu n’as aucun souci à te faire, tu
n’auras jamais à gérer la pénurie. Mais tu ne te
poses pas la question de ta descendance. Au bout
du bout de ta vie de mâle reproducteur, il n’y a
pourtant que ça de vrai. De réel, de certain, tes
enfants, enfin mes enfants. Je n’ose dire nos
enfants ! La véritable richesse ce sont eux. Quand
je dis eux, je veux dire ceux là. Exactement ceux là.
Olivier et Julie. Pas à peu près. Non ceux là, nés le
13 avril 1981 à huit heures trente et le 16 mars
1995 à midi. C’est à dire conçus à la même date
que ceux la, avec leurs mères. Il suffit d’un rien pour
le même spermatozoïde qui a gagné l’ovule de vos
mères soit déclaré looser. D’abord et bien sur il faut
le même cycle, sinon, baisé, si j’ose dire le bon
ovule. Mais il faut aussi le même instant, la même
position et ayant mangé la même chose. Heure,
repas, position, tout cela est décisif pour le maillot
jaune dans la course du spermatozoïde vainqueur !
120
Donc, ces enfants là, juste ceux là, rien d’autre ou
sinon je ne veux plus de ma vie. Et puis cette
volonté de les élever avec une tentative d’éducation
soi disant volontaire.
Est ce pipo, ou avons nous réussi avec leurs
mères? J’ai très vite après la naissance d’Olivier,
esquissé une tentative de théorie d’éducation avec
quelques mots clefs afin qu’il devienne le garçon et
l’homme que je souhaitais. J’ai réitéré les mêmes
souhaits pour Julie. Ces « targets » comme j’ai
longtemps écrit sur mes plans marketing tenaient
en quelques mots. Autonomes, indépendants mais
liés à leurs racines, sociables et conviviaux, enfin
ambitieux. Ils sont comme ça effectivement. Mais y
suis-je pour quelque chose ? Franchement je n’en
suis pas certain. L’éducation est un « target » mais
la vie au jour le jour c’est autre chose. Je suis
certain de mon « target » mais moins de son
application au jour le jour. Je suis, sur ce point,
seulement sur ce point, proche de Cocteau
« puisque ceci nous échappe, feignons d’en être
l’instigateur ». Je crois surtout que les moteurs de
mes deux enfants sont le bien être qu’amène
l’argent et la réelle volonté d’être entourés d’amis,
par bien être pour Olivier et à son âge, pour Julie,
aussi avoir un certain ascendant sur les autres.
A quinze ans, celle qui a le plus de similitude avec
l’ado que j’étais en terme de besoin de pouvoir,
c’est Julie. Sera t elle une élue du peuple. Cela
sautera peut être une génération. Il y a loin de la
121
coupe aux lèvres. En 2053, une Julie vieillissante se
dira peut être la même chose que moi aujourd’hui !
En tout cas, grâce à moi, malgré moi ou sans que
j’influe, ils sont ce qu’ils sont. Pour rien au monde je
les souhaite différents. J’assume ce que j’ai fait, ou
j’assume ma totale impuissance à avoir pesé sur
leurs éducations.
Rien de doit être modifié.
122
Chapitre n°11
Rien ne le sera !
Olivier, le 13 juillet 1980. Yveline, prof, passe son
début de vacances à Anthéor. Je fais un aller retour
durant le pont de juillet. Orly Nice sur Air Inter.
L’aéroport de Nice sent les fleurs. Personne n’est
prévu à mon arrivée. Je dois prendre le train. Je
traverse les cageots du MIN de Nice pour trouver
une gare. Tortillard bringuebalant. Il fait lourd et
chaud. C’est la région des camping et de l’horreur
des citadins qui fuient les cités pour se retrouver,
grégaires, avec d’autres citadins qui fuient les cités.
Enfin la bonne gare. Yveline m’attend. Cousin
désagréable qui me fait remarquer qu’il a attendu
sur le quai. Bah fallait venir me chercher à Nice! Moi
aussi j’ai eu chaud. Cousin pharmacien dans
l’industrie.
- Tu as enfin trouvé un boulot, que fais tu dans la
vie ?
- J’ai cherché un boulot durant trois mois après mes
études supérieures, et maintenant, oui je travaille.
- Dans quoi ?
- Marketing »
- Quelle boite ?
123
- Dans l’industrie du tabac, tu ne connais pas le
nom de la boite, c’est celle qui commercialise
Camel et Winston »
- Dans le tabac ! C’est autorisé ?
- Oui, il y a 70% de taxes sur les clopes, c’est pour
ça que tu ne paies pas autant d’impôts que tu
devrais !
Arrivés. Maison de rêves. Enfin de rêves, si les
cousins étaient ailleurs. Grande maison fraiche au
bord de la mer. Terrasses multiples pour descendre
à leur crique privée. Roches rouges de l’Estérel et
mer bleue. On ne devrait pas avoir le droit d’avoir
ça. Enfin, moi si, mais eux non !
Soirée et diner face à la mer. Poissons dans les
assiettes et moult moustiques sur la peau. Diner
terminé. Douche avec Yveline, et hop Olivier est en
route et Yveline, en cloque dans peu de temps.
Ne rien changer à çà, même pas les cousins, ils
font partis du décor pour arriver à la première
paternité.
Un mois après, je suis dans une piscine sur le toit
d’un grand hôtel de Nice. Je me baigne et bronze
après une réunion. Ma secrétaire se cache presque
les yeux pour venir me déranger.
- Vous pouvez venir Jacqueline, je ne me baigne
pas à poil, vous pouvez venir, approchez. Qu’avez
vous à me dire ?
124
- Bernard, tout de même, je n’ai pas l’habitude de
vous voir comme ça !
- Ca tombe bien, je viens rarement comme ça au
bureau ! Voulez vous que je mette une cravate pour
vous parler, vous serez moins émoustillée.
- Oh, mais Bernard, je ne me permettrais pas de
l’être ! Je viens simplement vous dire que votre
femme veut vous parler au téléphone.
Je passe un peignoir, mais sans cravate et je me
dirige vers le bar. Téléphone, je tourne mes doigts
sur le clavier.
- Yveline, c’est moi ! Que se passe t il ?
- J’ai voulu attendre pour être certaine.
- Mais certaine de quoi ?
- De ce que je vais te dire !
- Mais vas y, que ce passe t il ?
- Je suis enceinte !
Pour Julie, c’est plus compliqué. Autant, je
connaissais Yveline depuis l’enfance, autant
Nathalie est venue de loin. Enfin d’Aix en Provence.
Mais pas directement vers moi. En quelque sorte,
j’ai deux enfants qui viennent peu ou prou de
PACA.
125
Mars 1985, je suis devenu directeur commercial de
la même multinationale qui commercialise Camel et
Winston.
En tant « qu’ancien-élève-qui-a-réussi », j ‘ai le droit
à la visite du président du BDE qui vient quémander
un stage pour ses ouailles de deuxième année.
- Bernard, tu peux faire ça pour les étudiants de ton
école !
- Ecoute, les stagiaires c’est chiant. Tu passes trois
semaines à leur apprendre la société, deux
semaines à la montrer leurs jobs, ils passent une
semaine à bosser et terminent les deux dernières
semaines, à fêter la fin de leur stage.
- Mais non, ça ne se passe plus comme ça !
- Crois moi, on a autre chose à foutre, c’est une
vraie boite qui bosse ici, pas l’antichambre d’une
halte garderie !
- Fais moi plaisir, accepte un rendez-vous avec un
étudiant.
- Allez vas y pour le rendez-vous !
Rendez-vous oublié. Voyage professionnel au
Mexique. Retour. Jet lag. Petit matin Roissy. File
trop longue à la station de taxi. Taxi parisien. 504 à
la déglingue, ça pue le cleps ! Ca pu le chauffeur.
Je me mets à la place des pauvres touristes qui
viennent dépenser leurs Dollars, leurs Livres, leurs
Lires et autres Yens. Quelle image lamentable leur
126
donnent on du « gai Paris »? Direction Boulogne
Billancourt. Quatrième étage, je m’affale dans le
canapé. Une demie heure plus tard, téléphone.
- Allo, Bernard, c’est Hélène. Vous avez fait bon
voyage ?
- Oui merci, mais six heures dans la vue. C’est dur,
la je suis en pleine nuit.
- Ne vous plaignez pas, vous n’avez pas dû faire
que travailler !
- Certes, mais quand même.
- Vous avez un comité de direction à 14 heures et
d’ici là une grosse étude marketing à lire, on vous
attend à quelle heure ?
- Bah, j’arrive !
Douche, costume, cravate, et hop BMW de fonction,
wroom direction Neuilly, 171 avenue Charles de
Gaulle ».
Boulogne, puis bois du même nom. Ce n’est pas
Mexico, plus propre, moins détruit par le
tremblement de terre de l’an dernier, moins haut
aussi. Mais moins chaud et surtout moins musical,
Achille Peretti et le petit nouveau Sarkozy n’ont pas
dû autoriser les orchestres de mariachis. Parking
noir, troisième sous sol, ma place de « direction ».
Ca m’a toujours fait rire, les non cadres se garent à
l’extérieur, les cadres loin de l’ascenseur et les
membres du comité de direction, près de
127
l’ascenseur. Le sens de la hiérarchie à l’américaine.
Sixième étage.
- Bonjour tout le monde.
- Bonjour le mexicain, même pas basané !
- Loupé, même sans six heures de décalage je
n’aurais pas ri.
- Bernard, j’avais oublié, vous avez un rendez vous
avec une jeune étudiante de votre école.
- Ah non, je l’avais oubliée celle là! Personne ne
peut la recevoir à ma place ?
- Ecoutez, Bernard, elle est de L’E.S.L.S.C.A. et elle
vous attend depuis trois quarts d’heure.
- Bon, envoyez rapide et amenez moi l’étude que je
dois lire avant la comité de direction.
Jeune fille, blonde, grande, pas mal du tout.
Nathalie Roussel.
- Bonjour Monsieur !
- Appelez moi Bernard !
- Bonjour Bernard ! On m’a dit que vous arrivez de
voyage.
- Oui et je suis dans le jus, que voulez vous ?
- Je suis une élève de deuxième année de…
128
- Oui, ça je sais. Faisons vite s’il vous plait, j’ai des
tas de trucs à faire et je ne suis pas très frais.
Cette charmante jeune fille m’explique qu’elle désire
un stage, qu’elle aime les boites américaines,
qu’elle aime le tabac. Certes, mais elle fume des
Dunhill’s internationales. Elle aurait au moins pu se
fendre d’un paquet de Winston. Cette fille est
bouillonnante, elle ne lâche rien. Plus je dis non,
plus elle s’incruste. Elle sait tout faire, mais sait elle
faire le café ? Même à ça, elle répond oui. Elle
m’use aussi sûrement que la grande aiguille de ma
montre tourne. J’use du système E.P.M « et puis
merde !
Je tire ma dernière cartouche.
- Bon, je vous prends, mais ce sera tout l’été de la
première semaine de juin à mi septembre.
Elle va bien me répondre qu’elle part aux Bahamas
au mois d’août. Manque de pot, sa mère a une
maison avec piscine près d’Aix en Provence. Elle
prendra des week-ends prolongés, mais que si je
suis d’accord. Perdu !
Stage réussi, fille charmante, marrante, efficace. Le
stage se prolonge toute l’année. Elle a fait sa place.
Elle part en mars. Pot de départ comme pour une
vieille collègue.
- We keep in touch !
129
- Oui, Bernard avec plaisir. J’ai vraiment aimé
travailler avec toi et pour toi. Tu seras le premier à
m’avoir fait confiance en entreprise et ça je ne
l’oublierai jamais. Mille fois merci.
On se claque la bise, un peu appuyée par elle.
Sympa la bise, mes collaborateurs ont remarqué.
- Remets toi Bernard ! »
Les semaines passent. Puis un appel.
- Bonjour, Bernard, c’est Nathalie, peut on déjeuner
ensemble ?
Va pour le déjeuner. Belle journée de juin, en
terrasse à Villiers. Nathalie m’explique qu’elle a
terminé ses études, elle a son diplôme et qu’elle
cherche un job dans un département marketing
d’une boite américaine. De fils en aiguille, je
m’aperçois qu’en fait elle me demande un job dans
ma boite. Il n’y a aucun poste prévu au marketing,
mais j’ai prévu de recruter un chef de région sur
Paris. Pour encadrer une équipe de commerciaux
confirmés et franchement roublards, elle n’a
absolument rien. Mais, personne pour remplir le
poste. C’est une jeune fille, diplômée, sans aucune
expérience terrain. Mais elle a fait du bon boulot.
J’ai confiance en elle, sérieuse et honnête. Ca me
tente assez de mettre en bonne position dans mon
équipe de vendeurs une fille de mon école qui
pourrait en plus me dire réellement ce qui se passe
dans mes équipes. Ce qu’on pense vraiment, vu du
terrain, du siège et de mon style de management.
130
Et puis sa bise appuyée de mars a une place non
négligeable dans ma décision. J’aime assez les
dragueuses.
Décision prise, communiquée à mes collaborateurs.
« Non, mais t’es fou. Elle va se faire manger. Elle
n’est pas crédible. Pas vendeuse ni manager. Elle
bloquera un tas de commerciaux qui attendent une
promotion interne… «
Derrière « promotion interne » j’entends « tu
une promotion canapé ». Eh non les gars,
encore et si c’était le cas, je ne l’aurais
nommée. Je m’attends à des jours difficiles,
démotivations et des camions de peaux
bananes. Gagné, j’ai tout eu. Tant pis, enfin
mieux !
fais
par
pas
des
de
tant
Et puis, déplacement dans le sud, son sud.
Provence et soleil. Rosé et cigales. Pastis et
grillons. Une fin d’après midi, place de Saint
Cannat. Mi aot, margelle d’un puit. Premier baiser,
puis premiers baisers. On s’aime. Coup de foudre.
Promesses de l’envoûtement. Promesses faciles
pour elle, dures pour moi. Treize ans d’écart, et puis
pas libre. Promesse de vie, de constructions, mais
pour moi, promesse de destruction d’un couple. Je
suis heureux, elle est heureuse. Moi, je suis aussi
dans la merde. Eh merde tant pis, accueillons le
plaisir.
Dans un premier temps, vie cachée dans son
duplex rue le rue Laugier. Vie cachée au 35 rue de
131
Naples, au bureau. Vie de moins en moins cachée
rue Dulong. Et puis le plus triste, annonce de mon
départ de la maison faites avec Yveline à notre fils
Olivier. Un beau jour, du mois d’aout, à Muro, en
Balagne, Haute Corse. Un beau jour, mais putain
quel jour triste. Faire du mal à un petit garçon, qui
me dit souvent « je t’aime Papa ». Faire du mal à
l’être que j’aime le plus au monde. A cet instant
précis « le jeu en vaut il la chandelle » ? A cet
instant précis, non ! Mais bon c’est fait. Je reste
deux jours en Corse avec eux. C’est dur. Deux jours
après, je parts, je fuis. Je regrette. C’est fait, je dois
me projeter sur l’avenir. Quel avenir, quelle
aventure ?
Je rentre dans notre appartement de Boulogne, la
ville est déserte et moi je déserte mon ancienne vie.
Je suis venu « prendre des affaires », mais quoi
prendre ? Ma multitude de costumes, de chemises
et de chaussures. Trois livres et deux tableaux. Ce
sera tout. Il faut que, pour Olivier, rien ne change
dans l’aménagement de son appartement. Las, je
m’écroule sur son lit d’enfant. Je hume très fort son
odeur. Que fait-il en ce moment. Est-il triste ?
Pleure t-il ? Mais qu’est ce que je te fais la mon
amour ?
La vie passe, on me prête un appartement dans le
triste 19 ème arrondissement pour assurer un
« sas » à Olivier. Week-ends tristes à deux dans ce
triste parc des Buttes Chaumont au milieu de ce
triste arrondissement. De soirée télé avec Olivier en
déjeuner chez Hippopotamus. De ballons offerts en
132
coup de fils trop brefs. La vie va triste un week-end
sur deux. Le prix à payer, quel prix !
Puis, mois de septembre, nous rentrons dans notre
nouvel appartement sur l’Ile de la Jatte. Olivier
rentre en classe rue de Sèvres à Boulogne. A la
faveur d’un déplacement de Nathalie au Maroc, il
fait connaissance de l’appartement de Neuilly et la
semaine suivante, il fera connaissance de Nathalie.
Tout se passera toujours très bien, grâce à ma
compagne qui ne sera ni sa mère, ni une copine,
mais, juste entre les deux, une adulte de référence.
Après l’enterrement de première classe de NeuillyVille-Morte, nous passons le deuxième bras de la
Seine pour arriver dans un autre appartement à
Sèvres. Duplex en rez de jardin en pleine verdure.
La forêt est à dix pas, on se croirait à Veneux. De
cet appartement, les projets vont bon train.
Professionnels et personnels. Nous aurons un
enfant, nous en sommes sûrs. Il s’appellera Antonin
en référence au village perché près de la maison
familiale des Roussel, San Antonin. Elle s’appellera
Julie en référence à ? A notre gout tout simplement.
Nathalie a des problèmes sanguins rémanents.
Début juillet, elle consulte à La Riboisière.
- Madame, vous aurez dû mal à avoir un enfant, ce
sera un miracle !
Abattue, elle rentre à Sèvres.
- Je crois que ça ne va pas être très simple tout
ça !
133
- Bah on va s’y mettre !
La première fenêtre de « tire » sera vers la mi-juillet.
Bel après midi du 14 juillet on s’y met. Puis on
attend sans y croire. Début août, vacances à Aix. Mi
août, Nathalie, part, sans nous le dire, chercher le
test de grossesse qu’elle avait fait comme ça. Sans
y croire. Partie de pétanque sous les grands
platanes du terrain de boule poussiéreux du
Tholonet.
- Tu la tires ou tu la pointes ?
- Je la tire, j’ai entrainement !
Je tire, Nathalie arrive, radieuse aux larmes.
- Ca y est, je suis enceiiiiiiiiiiiiiiinte !
- Je vous avais dit que j’étais entrainé !
Open bar de rosé et de pizzas, tournée générale
sur la terrasse de la maison face au tableau vivant
de Cézanne, la Sainte Victoire.
Antonin, Julie ? A la fin de l’automne, ce sera
Antonin aux vus de la première échographie. Cinq
semaines plus tard, il devient Julie !
- Soit il y en a deux, soit la radiologue est un âne !
Trois semaines plus tard, le radiologue est bien un
âne !
134
Non, rien ne sera changé. Mais vie doit rester la
même. Olivier et Julie pour toujours et ceux-la
exactement. Pas d’autres femmes, pas d’autres
enfants, pas d’autres situations. Bernard, tu n’auras
aucune information qui pourrait changer ta vie,
notre vie sera la même. Désolé si je te déçois, mais
tu comprendras quand tu auras mon âge.
Je reprends cette phrase de Géraldy et je la fais
mienne.«
Nous étions l’un pour l’autre. Mais pense
à ce qu’il faut de chances, de concours, de causes,
de coïncidences pour réaliser notre rencontre ».
135
Chapitre n°12
Voici le grand jour. Je sais que mai 68, le pouvoir
est dans la rue. Qu’il est interdit d’interdire, mais
nous serons tout à l’heure comme quatre cons de
jeunes entrain de demander à nos parents le
« droit » de partir en vacances en Corse au mois
d’aout. Et encore, moi j’ai seize ans et je ne suis
pas révolutionnaire. Mais dans les trois autres, plus
vieux, il y a un contestataire non significatif,
Philippe, un contestataire passif, Michel et un vrai
révolutionnaire. Un révolutionnaire d’amphi, mais
pas de rues, trop dangereux quand même. Ca se
passera chez les Crosnier, devant un apéritif et il
n’y aura ni AG, ni vote. C’est comme ça en 68 à
Veneux. Devant une carte, aussi grande que moi,
avec les courbes de niveaux, nous avons tout
répété. Mais, moi, le gamin, je ne parlerais pas !
Pas assez à gauche ou bizut ?
Lors des répétitions, j’ai chopé quelques mots qui
me font rêver le soir avant de m’endormir. Déjà le
bateau s’appelle le « Napoléon », et devinez quoi, il
fait la navette entre Ajaccio et le continent ! Jusque
là tout est en ordre ! Après de l’Ajaccio de Tino, j’ai
en tête, la baie de Porto. Nous allons bien en
Corse, pas au Portugal. Napoléon oui ! Salazar,
non ! Il y a surtout le « Bosco del Cochoné », on
devrait pouvoir y draguer, voire conclure ! La
« « forêt de l’Ospedal, ça déjà ça me parle moins.
Et puis, le Monté Renoso, le Monté Cinto,
136
Vizzavona, le col de Bavella au pied de l’Incudine.
Et de quoi rêver, Calvi, Solenzara, Porto Vecchio ou
encore Bonifaccio.
Le rêve. Je ne pars pas en vacances, j’ai
l’impression d’être l’explorateur d’une terre
inconnue. Inconnue, par moi, bien sur. C’est
vraiment le bout du monde, pensez presque trente
heures de voyage entre Veneux-les Sablons et
Ajaccio-de Napoléon ! Une expédition. Et puis une
île, c’est la première fois que je vais sur une ile.
Enfin, je suis allé en Angleterre, terre ennemie de
Napoléon, mais c’est grand et la famille Gunnia
n’avait rien de méditerranéenne. Tea time, à toute
les « times » sans goût de pastis. Et puis je pars
seul, sans mes parents ou mon grand père. L’an
dernier avec Papi, Menton avait certes le goût de la
méditerranée, mais pas celui de la liberté. Couvre
feu à 21 heures. Bon à 21 heures 30, je faisais « le
mur » de l’hôtel à l’angle de l’avenue de Verdun et
du cours du Centenaire. A partir de 21 heures 45
j’allais draguer avec mes cinq francs en poche,
enfin, j’essayais de draguer. Bon d’accord, je
n’osais pas, mais j’allais quand même prendre une
bière face à la mer. Beau et bronzé dans ma
chemise en madras.
Adieu, Papi ! Adieu les murs, vive la liberté. Il est
interdit d’interdire ! Bon, mais pour ça il faut avoir la
permission des parents, mais, ont-ils bien lu les
slogans des murs parisiens ?
137
19 heures 30, nous sommes chez les Crosnier. Sur
le pont. Prêts. Le cérémonial débute. Table basse,
olives, Tucs, cacahouètes. Les verres sont sortis.
Les bouteilles sur le placard qui sert de bar. Les
premiers arrivés sont les Debain, Papou et Mamou.
Normal, ils habitent la maison d’à coté. Madame
Lequéau, mère de Dominique est sur place.
Parisienne et veuve, elle passe certains week-ends
chez les Crosnier. Donc il ne manque que mes
parents. Les convives sont calmes et échanges des
banalités. La DS crème de mon père se gare
devant la maison de nos hôtes. Dominique
décroche une gravure hideuse dans un lourd cadre
et scotche la carte colorée de notre ile de rêve.
Papa et maman entrent. Tournée générale de
bises. L’assemblée s’anime. La question que
chacun de ces petits bourgeois ont en tête est
destinée à mon père.
- Alors, Jean Michel que dites vous de tout ça ?
Comme si mon père, dont la bobine s’affiche sur
tous les murs de la circonscription en sa qualité de
député suppléant aux législatives anticipées, avait
autre chose à dire que :
- Ces p’tits cons d’étudiants ont bien mis le bordel,
mais le général a tenu bon !
Je me suis trompé, il a autre chose à dire. Enfin il a
beaucoup d’autres choses à dire. Pour faire sa
démonstration, sans doute issu de consignes
émissent à destination des candidats par le parti
138
gaulliste, il remonte l’histoire depuis 1936, Blum. Le
Front Populaire. L’aviation française « vendue » à
l’Allemagne par le communiste Pierre Cot, ministre
de l’aviation de l’époque. Laval. Pétain et le
redressement national dû au Général. L’élection de
1965 ou le « Mitt’rand », ministre voyou de la
quatrième République, a mis le Général en
ballotage grâce aux voix de l’OAS. La chienlit, le
rouquin de « Con Bandit ». La gestion de la crise
par l’autre idole de Papa, Georges Pompidou. Et
enfin l’élection législative qui verra, sans doute, la
vraie France se dresser face au laisser-aller des
gauchistes et des communistes.
Toute l’histoire de France du XX ième siècle y est
passée. Mais même pas une petite allusion à
Napoléon ! Ca nous aurait aidé à recentrer le débat
vers nos intérêts de l’instant. Moi qui devais fermer
ma gueule sur la Corse, je me sens une lourde
responsabilité car c’est mon Père qui sème sa
chienlit, chacun son tour. J’attends que la séance
de questions réponses me laisse un blanc pour
interrompre mon Père. A 21 heures 47, le premier
blanc.
- Papa, nous étions réuni pour autre chose qu’un
meeting électoral.
- Ah oui, de quoi devions nous parler ?
Papou, prend timidement la parole.
- Les enfants veulent partir en vacances, nous
étions là pour en parler.
139
- Ah oui, c’est vrai. Mais y a t il un problème ?
Félix Crosnier s’en mêle.
- Non, je ne crois pas !
- Alors, tout va bien !
- On aurait voulu au moins vous présenter notre
itinéraire en Corse.
- Oui, bonne idée, venez tous prendre l’apéritif à la
maison après les élections.
Bon, certes « il est interdit d’interdire », mais « A
vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». Et ce
soir, bien sur je suis heureux de cette nouvelle
autorisation, mais je ne sens franchement du coté
de Corneille.
La famille Regnault s’engouffre dans la voiture. Mon
père sûr de lui.
- Je suis content que ces amis la votent aussi pour
nous.
- Papa, merci de ton autorisation quand même.
- De rien. Ah il faut que je te dise, j’aimerais que tu
travailles en juillet, tu verras, en dépensant de
l’argent que tu as gagné, tes vacances n’en seront
meilleures !
- Ah bon, d’accord, et où ?
- Je vais m’en occuper.
140
Il va s’en occuper. Que me réserve-t-il ? Le
connaissant comme s’il m’avait fait, je sais qu’il a
une idée derrière la tête. Chaque chose en son
temps.
Veneux en 1968, pour nous les étudiants, c’est le
centre du monde. Les projets fusent. J’ai déjà quitté
il y a quelques semaines le domicile familial
parisien. Certes, pas pour aller très loin. La maison
étant composée de quatre bâtiments tout à fait
distincts, j’ai laissé le bâtiment principal, lieu de vie
et de sommeil de la famille pour investir « la salle
de jeux » dans laquelle j’ai auto décrété que ce
serait ma chambre. Grande décision d’autonomie.
J’ai fait dix mètres pour « quitter » mes parents. Je
me sens libre, enfin plus libre. En plus par la fenêtre
j’ai mon entrée privée par une autre rue. Rue Victor
Hugo, ce n’est pas « La légende des siècles » c’est
seulement la décision de mai 1968.
J’y accueille mes copains. Michel en a profité pour
aller faire un tour dans la cave voûtée qui est sous
ma chambre.
« Si tes parents sont d’accord, on pourrait la
transformer en boite de nuit ! »
L’accord fut rapide à obtenir étant donné que
personne depuis des lustres n’ait descendu dans
cette cave vide. Réunion des copains. Nous
décidons d’une piste de danse en béton, de voler
des rondins de bois dans la forêt qui surmontés
d’une grande planche à repasser, constituerons le
141
bar. Des planches glanées ça et là serviront de
rangement sous le dit bar. Philippe, par trop à l’aise
avec le vol de rondins se chargera de mettre
l’électricité en bonne et due forme dans les lieux.
Avant de débuter les travaux, il nous faut trouver un
nom. En 1968 les concepts sont plus importants
que les faits. « Mahogany hall club » est retenu. Le
vote à main levée. Cent pourcent des votes. Le
concept est né, il ne reste plus qu’à entamer les
travaux. Repérage des coins à rondins en vélo.
Nous faisons notre marché, sélectionnant les bons
et les mauvais gisements. Dans les bons gisements
nous sélectionnons ceux qui seront dignes d’entrer
dans la postérité du « Mahogany hall club ».
Deuxième étape, aller les chercher. Il est bien
entendu exclu de demander aux parents de faire un
larcin contre l’Office National des Forêts.
Nuitamment, vers une heure du matin, donc très
nuitamment, armés de brouettes et de lampes de
poche nous nous dirigeons vers le gisement retenu.
Nous avons pris soin de mettre nos sélectionnés à
part. A trois heures douze rondins gisent dans le
jardin familial.
Trois sacs de ciment. Sable. Bouts de bois pour le
coffrage. Pelles, pioches et seaux. Le chantier
débute à quinze heures. Chacun a son rôle, le va et
vient commencent. Dominique aux rondins. Michel
et moi au béton et Philippe à l’électricité. Avant vingt
deux heures tout est fini ! Demain nous vérifions
que tout est en ordre et fonctionne et après demain
on invite tous les copains de Veneux pour
l’inauguration. Philippe, qui n’a pas pris part à la
142
dalle de béton, mais plein de bon sens nous fait
remarquer qu’il faudrait que le béton sèche. Aie,
mais pas con ! Nous attendrons donc une semaine.
L’attente est fébrile. On peaufine. On sélectionne
les disques, les morceaux sagement assis sur des
banquettes de récupération autour de la piste
encore humide. Je repère sur le 33 tours « Dock of
the bay » un rock suivi de trois slows. Sur un plan
purement stratégique, c’est excellent ! J’invite une
nana pour un rock, mine de rien. Je la conserve
pour un premier slow sage. J’enchaine pour le
second slow un peu plus rapproché. Je conclue par
un baiser au début du troisième slow et si ça
marche, la suite du slow sera bonus.
Durant une semaine, nous séchons les cours et la
dalle sèche toute seule dans la tiédeur du printemps
.Mes parents ont demandé le téléphone depuis des
mois et l’attendent encore. Le téléphone arabe, lui,
fonctionne bien à Veneux ! Dalle sèche et jour « J »,
dès treize heures nos copains et même d’autres
que nous ne connaissons même pas de vue sont
dans la cour pour l’inauguration de Mahogany Hall
club. Jus de fruits, cigarettes, alcools sont amenés
par les p’tites pépés seules ou accompagnées.
Délires à la vue de nos travaux de maçons et de
voleurs de rondins. Je lis dans leurs yeux la joie
d’avoir une discothèque gratuite à Veneux. Et puis
pour eux c’est cool de dire à leurs parents
« t’inquiète pas, je suis chez les Regnault ». La
réputation de mon père est un alibi pour leurs
éventuelles dérives. Je suis heureux de voir autant
de copains se presser chez moi. Plus la peine
143
d’aller draguer à Moret ou à Fontainebleau. Elles
arrivent toutes seules, pimpantes et vêtues de mini
jupes sans que j’ai besoin d’aller les chercher. En
plus, ce self service est situé juste en dessous de
ma chambre. Le bonheur !
Toutes défilent. Mes préférées sont Noëlle et
Corinne. La première est blonde, bien que plus
vieille que moi, elle fait enfant, je sens qu’elle
attend, qu’elle m’attend. Moi ou un autre d’ailleurs.
J’ai envie de la prendre par la main et de lui
dire « viens on va faire un tour en forêt ». Le
problème majeur est que son père, pharmacien de
la commune, et aussi un adversaire politique du
mien. Pas simple ! La seconde, Corine est piquante
et vive. C’est un piment souvent courtisé. Si j’en
crois ses copains elle est très demandée à François
Couperin, son lycée de Fontainebleau. Aurais-je le
niveau ?
Michel est sorti avec une autre fille que je ne
connaissais pas. Chantal. Elle est mignonne et
déjà très femme. Je ne me serais pas jeté sur elle à
priori. Michel et moi avons remarqué que souvent
elle se lève pour m’inviter à danser des slows. Dans
notre code, nous savons que « danse un slow »
veut en fait dire « j’ai envie de toi ». D’où
embrouilles au Mahogany !
- Michel, pour une fois qu’on a une fille qui est
d’accord, ce serait trop bête qu’elle quitte le groupe.
- C’est à dire ?
144
- Si elle n’a plus envie de toi et qu’elle me drague,
laisse moi avec elle !
- Oui, mais pas aussi facilement que ça quand
même !
Nous évoquons la situation durant de longues
minutes. Nous sommes en accord sur le fond. Si
elle le veut tant que ça, elle sortira avec moi. Mais
sur la forme il ne souhaite pas que je lui pique
devant tout le monde. Je le comprends, cocu sans
avoir consommé c’est dur ! Alors nous souhaitons
sortir de cette situation crise de façon flamboyante.
Qui a t il de plus flamboyant que le duel ? Va pour
un duel, en plus mon père possède deux sabres à
peine rouillés. C’est tout de même moins dangereux
que des pistolets que nous n’avons d’ailleurs pas !
Se battre en duel pour une fille, très bien, mais il
faut mettre en place un scénario et puis surtout
répéter l’assaut. Sur le scénario, nous tombons
facilement d’accord. Samedi, j’inviterai Chantal à
quatorze heures au Mahogany. Nous danserons un
slow d’Otis Redding. Je l’embrasse à quatorze
heures dix, à quinze nous serons sur la banquette
et à vingt Michel arrivera. Tout naturellement pour
un printemps chaud, il aura des gants. Il me toisera,
et me balancera un gant à la tête. Me défiera en
duel immédiat dans la rue de Seine en face de chez
mes parents. Les sabres ne seront pas loin et hop,
duel !
145
- D’accord Michel, c’est bien et ça semblera naturel,
mais il nous faut répéter pour que cela est de la
gueule.
- Ok, mais mon père m’attend, je reviens dans une
heure. Débute avec Philippe et je prendrais le
relais.
Je préfère, Philippe est plus calme que Michel, ce
sera un bon début. Nous allons chercher les sabres.
Philippe suggère un coup de Miror. Nous astiquons
assis sur le muret de la grille. Les lames brillent. En
place. Debout, face à face nous nous saluons, lame
verticale sur le front. Geste large pour dégager la
lame sur la droite de notre corps. Légère inclinaison
du buste en signe de salut et en avant. Lentement,
puis plus rapidement le bruit de lames vient fendre
la torpeur d’un après midi lourd. Nous sommes au
milieu de la rue et avant de laisser passer le peu de
voitures circulant nous terminons l’échange.
J’imagine les commentaires des veneusiens
« Devine quoi ? J’ai vu le fils Regnault se battre à
l’épée avec le fils Crosnier. Chez eux à Paris, c’est
les pavés et à Veneux c’est l’épée. P’tits cons de
parisiens, qu’ils restent chez eux ! ». Nous arrivons
à une certaine dextérité. Haut dessus de la tête,
entre les jambes, les coups pleuvent avec une
harmonie certaine. Nous arrivons même à feindre
des chutes sur le macadam et nous relever avec le
plus bel effet. Nous sommes Jean Marais et Zorro
réunis. Deux ou trois « ménagères » passent le pas
de leur porte et rentrent chez elles en haussant les
146
épaules. Des voix en moins pour mon père aux
législatives !
Halte pour se masser les poignets. Petit verre de
Valstar et on repart. Au bout de l’heure annoncée,
Michel revient. Il nous regarde et apprécie.
« A ton tour » dit Philippe à Michel. Il empoigne le
pommeau du sabre, soupèse l’ensemble et se mets
en place. Son premier assaut consiste à pointer le
bout du sabre droit dans ma direction alors que je
fais un grand pas vers lui. La pointe de l’arme vient
s’encastrer dans les jours de mon pommeau. La
pointe me touche. Rentre à l’intérieur la pointe et se
plante entre mon index et mon majeur. Ca saigne,
non ça coule. Petite plaie béante. On y aperçoit l’os.
J’ai très mal. Je coure dans la salle de bain. Je vide
un flacon d’alcool à 90°. Je gueule et je regueule.
J’abandonne l’idée du duel et en même temps
« gagner » Chantal. Font chier ces nanas. Merde !
J’avais cru comprendre qu’il y avait du sang dans
un dépucelage, mais pas à cet endroit. La musique
reprend au Mahogany, mais pour moi pas de rock,
que des slows pour cause de main droite en travaux
de réparation.
Certains après midi le Mahogany fait relâche.
Aujourd’hui ce sera ciné à Fontainebleau. Nous
partons en bande, en bande de quatre, mais en
bande. Je prends ma sempiternelle mob bleue.
Certains sont en solex et un autre en vélo.
Fontainebleau n’est pas loin. Chemins de forêt, puis
raccourci par les allées du parc du château. Loin
147
devant nous un petit gros en uniforme de gardien.
Nous nous rapprochons du dit gros. Coup de sifflet.
- Il est strictement interdit de circuler en véhicule à
moteur dans les allées.
- Euh, oui, mais ce n’est pas la première fois et
nous n’avons jamais eu de problème.
- N’aggravez pas votre cas, papiers !
- Chacun sort ses cartes d’identités.
Moi, un peu gêne je me place en dernier pour me
faire oublier. Je n’ai ni mes papiers, ni l’assurance
de la mob.
- A toi !
- M’sieur, je n’ai rien sur moi !
- Cherche bien !
- Mais j’ai déjà cherché.
- Alors je t’accompagne au commissariat de police.
- Ah non ! Je retourne chez moi les chercher !
- Tu me prends pour un con ?
Très fort je pense que oui, je le prends pour un con
et un chieur. Printemps 1968, les étudiants brûlent
des voitures et tapent sur le CRS, moi pendant ce
temps la je me fais gauler par un gardien du
château parce que je prends un raccourci pour aller
148
au ciné. Docile et mobylette à la main, je suis le
petit gros, con et chieur. Nous arrivons place du
marché. Le commissariat est à coté de la
permanence de Didier Julia, le député dont mon
père est le suppléant. Dans la vitrine, j’aperçois les
affiches électorales. Une en noir et blanc
représentant le général de Gaulle et l’autre avec la
photo des candidats. Une grande photo de Julia et
en dessous une plus petite légendée « Jean Michel
Regnault ». J’ai honte ! Je laisse ma mob dans la
cour du commissariat, je rentre dans une pièce
jaunâtre qui pue la clope et l’homme mal lavé. Le
gardien après avoir signé un registre me laisse avec
un flic. Mal installé sur un banc de bois j’attends.
C’est long, environ une demie heure. Un inspecteur
en civil me fait monter dans un petit bureau aussi
sale et puant qu’en bas. J’entends des clics clics de
machines à écrire.
- Tu t’appelles comment ?
- Bernard Regnault !
- Comme l’homme politique ?
- Oui, je suis le fils de Jean Michel Regnault.
- C’est ça, moi j’suis Napoléon !
- Mais je suis vraiment Bernard Regnault, j’habite
avec mes parents à Veneux-les Sablons !
- Oui, moi je suis vraiment Napoléon et j’habite
vraiment au château! Arrête de déconner !
149
La, je sens que ca va être compliqué. Que lui dire
d’autre que mon vrai nom ?
- Où as tu voler cette mobylette de marque
Motobécane ?
- Mais elle est à moi, j’ai seulement oublié mes
papiers à la maison !
- Et bien, on va te garder au chaud, histoire que la
mémoire te revienne.
Nous redescendons au rez de chaussée, il
m’accompagne dans une pièce derrière la
réception. Il ouvre des grilles. Non, mais je rêve, il
va me mettre en tôle ! Je ne rêvais pas ! Les grilles
se referment et il me laisse seul avec un mec jeune
et louche. Mêmes odeurs accueillantes, non pas
vraiment, les odeurs initiales s’agrémentent de
celles des chiottes. Le mec louche me reluque.
- Qu’est ce t’as fait ?
- Euh, rien !
- On dit tous ça !
- Mais rien, vraiment rien. J’oublié les papiers de ma
mob.
- Tu l’as tirée où ?
- Je ne l’ai as tirée, je l’ai poussé à pied jusqu’au
commissariat accompagné d’un gardien du
château.
150
- Mais non connard, tu l’as volée où ? Y s’aiment
pas les voleurs en ce moment. On paie pour les
étudiants de Paris.
Bon, je suis mal barré. Les flics ne me croient pas
et les voyous non plus. La seule façon de m’en
sortir serait tout simplement de faire les deux
mètres qui séparent le commissariat de la
permanence de Julia. Mais le fils du député
suppléant en tôle à Fontainebleau alors que les
gaullistes veulent être réélus pour maintenir l’ordre
face aux étudiants, ce n’est pas jouable ! Si au
moins mes parents avaient le téléphone à Veneux !
J’étais parti voir un film policier au cinéma, j’y suis
en plein dedans et j’ai le premier rôle. C’est long
sans rien faire, tout un après midi, derrière des
grilles. Deux flics viennent menotter mon
« compagnon de cellule » pour l’emmener à la
maison d’arrêt de Melun. Putain, où vais je passer
la nuit ?
Trois heures et demi que je croupie dans ce
commissariat de merde, merde c’est le mot à cause
de l’odeur provenant de la porte des chiottes grande
ouverte. L’inspecteur se souvient qu’il m’a laissé la
et vient me chercher pour un nouveau tour dans
son bureau.
- T’as réfléchi ? Tu t’appelles comment ?
- Toujours Bernard Regnault, mais oui j’ai réfléchi.
Vous pouvez appeler le commissaire Reix de Moret.
- T’as eu affaire à lui ?
151
- Mais non, c’est un ami de mon père, il vient
souvent diner à la maison.
Dubitatif, il décroche son téléphone en faisant une
mauvaise moue.
- Commissariat de Fontainebleau, le commissaire
Reix, s’il vous plait !
Attente. Il met sa main sur le combiné.
- Il est rentré chez lui !
- Demandé son numéro personnel, s’il vous plait.
Re moue.
- Pourrais je le déranger chez lui ? Merci, oui je note
son numéro personnel. Bonne soirée.
- Bon, je vais appeler, mais j’te promets si je le
dérange pour rien toi aussi tu passeras la nuit à
Melun !
- Allo, commissaire Reix, désolé de vous déranger,
Jacques Anrieu, commissariat de Fontainebleau.
J’ai un individu en face de moi qui se dit être le fils
de Jean Michel Regnault. Oui, un grand gaillard
brun avec des lunettes, habillé proprement.
Bernard, commissaire, il dit qu’il se prénomme
Bernard Regnault. Ah bien, merci commissaire. Oui,
commissaire je vous le passe.
Il me tend son combiné noir.
152
- Il souhaite, vous parler.
Tiens il me vouvoie, mes affaires s’arrangeraient
elles ?
- Oui, bonjour Pierre, je suis Bernard Regnault,
désolé de vous déranger. J’ai été arrêté sans mes
papiers dans les allées du château. Non, je sais
c’est pas malin. Oui, vous pourrez en parler à mon
père, je ne serais pas sanctionné pour ça quand
même. Merci Pierre et bonne soirée.
La moue change, l’inspecteur est liquide.
- Monsieur Regnault, je suis désolé, je vous
présente mes excuses, j’aurais dû vous croire tout à
l’heure. Vous alliez au cinéma, m’avez vous dit. Je
vais regarder les programmes sur « La
République » vous pourrez sans doute avoir un
séance.
- Non, merci, j’ai assez eu de polard comme ça
aujourd’hui, je vais rentrer à Veneux.
Je vais pouvoir raconter aux copains que moi aussi
je suis allé au poste. Certes pas pour un cocktail
molotov, mais pour ma mob bleue.
153
Chapitre N°13
Je m’habille comment, c’est ma grande question
depuis deux jours. Je me suis couché hier soir, tard
et trouillard. Un peu assommé de pilules pour
dormir. Pas trop, mais quand même assez pour ne
pas trop penser et surtout penser positif. Dans ma
vie j’ai eu moult rendez vous. Professionnels,
personnels et amoureux. J’ai rencontré des
ministres, des curés, des penseurs mais aussi
quirielle de cons et d’amuseurs de galerie sans
consistance. Etudiant, rue de la Gaité, j’ai passé
une dizaine de soirées avec Brassens après son
tour de chant à Bobino. Je me suis posé la question
de taper la causette avec Jean Paul Sartre dans le
café en bas de chez lui à Montparnasse. J’ai bu
quelques pots avec un Coluche azimuté au bar de
la Belle Polonaise. Des déjeuners et un diner avec
Jean d’Ormesson lorsque j’étais à l’E.S.L.S.C.A.
J’ai tout vu, tout bu, tout lu enfin presque. Mais le
rendez vous d’aujourd’hui me fait froid dans le dos.
J’ai rendez vous avec un gamin, un ado et il n’est
même pas au courant que j’existe, enfin pas comme
ça. J’ai rendez vous avec moi. Moi, moi, pas moi
mais un autre moi. Moi d’une autre époque. Je me
suis vu et suivi dans les rues de 68, à Paris et à
Champagne. Je me suis reconnu, grand échelât
gauche. Dépendeur d’andouilles comme disait
Papa, pas à mon propos, mais quand il toisait un
homme grand ne sachant que faire de ses bras.
Vélizy est chaud. Vélizy ne se doute de rien. Vélizy
154
s’en fout. Cette aventure que je m’apprête à vivre,
qui l’a déjà vécue ? Suis je le seul au monde ou est
ce fréquent ? A qui pourrais je en parler ? A
personne bien sur. Inimaginable. D’autres ont peut
être vécu histoire semblable. Ils sont revenus et se
sont tus. Je vais me taire. Comme les autres et
vivre cette rencontre dans le silence de moi 58 ans
et de moi 16 ans.
Je prends ma voiture. Costume noir et chemise
rose. Sans cravate. Je m’arrête chez mon dealer de
«Fumer, Tue » Deux paquets de Camel. Mes
poches sont pleines. J’arrive au parking du RER C.
Je me gare. Reviendrais-je de cette aventure dans
l’espace et surtout dans le temps ? J’en doute un
peu, mais tant pis. Même le RER C ne sait pas où il
me conduit vraiment.
Saint Michel, comme
d’habitude. Je remonte le boulevard jusqu’au
Mahieu.
Trouble,
perte
de
connaissance
momentanée comme à chaque fois.
1968, bordel sur le boulevard, grilles d’arbres
arrachés, Renault brulées. Pavés et plage de sable
au dessous. Je me fraye un chemin. Je redescends
le boul’mich. Je passe devant le tribunal. Papa y est
il ? Il ne sait pas ce que je vais me faire. Je ne me
vois pas rentrer dans son bureau et lui dire « salut
Papa, c’est Bernard, j’ai 58 ans et je vais aller me
rencontrer à 16, allez bisous » De toute façon je n’ai
jamais dit « Bisous » à mon père. Place du
Chatelet. Ici, c’est calme. Il y a même un taxi et j’ai
ma réserve de billets de cinquante francs. J’ouvre la
porte, je m’assoie.
155
- Bonjour Monsieur, rue de Reuilly, s’il vous plait.
- Bonjour Monsieur, on y va !
Tiens, en 1968 les chauffeurs de taxis parisiens
sont polis. A quelle époque ont ils commencé à
devenir mal élevés, puis odieux ? J’arrive devant
notre immeuble. Il est 11 heures. Non 10 heures, en
1968 pas encore l’heure d’été. Je passe d’un siècle
à l’autre, mais toujours à l’heure. Vais-je sortir ?
Suis je à Paris en cette journée de 1968 ? Je crois
avoir repéré la date du BEPC que je dois passer.
Donc je devrais être là. La rue de Reuilly n’a jamais
été bien passionnante. Je regarde les voitures
passer. Je suis au musée de l’auto. Je ne me lasse
pas d’attendre. Je redoute de me voir sortir. Je fais
les cents pas, puis deux cents, puis trois cents. Je
m’aventure jusqu’à l’orée du parc de Sainte Clotilde
ou je suis allé au cathé. Je ne perds pas de vue les
sorties de notre résidence. Maintenant il est 14
heures, heure locale comme disent les hôtesses à
l’atterrissage. 14 heures 23. Un grand mec sort de
la résidence. Brun, lunettes en écailles, c’est moi.
Là, j’ai vraiment la trouille. Je vais me faire peur à
quarante deux ans d’écart. Je me fais déjà peur à
moi tout seul. Il sort de la résidence, je me suis. Je
suis deux. Le moi devant et le moi derrière. J’avais
le pas long, j’ai le pas court. J’accélère mon pas
pour me rattraper. Je suis à deux mètres de moi.
J’avance. J’arrive à mon niveau. Je me vois de
près. Je me tape sur l’épaule. Je m’arrête, enfin
nous nous arrêtons. J’ai peur et moi aussi.
156
- Bonjour Bernard.
- Qui êtes vous ?
- Pas simple comme question !
- Que me voulez vous, qu’ai-je fait ?
- Tu n’as rien fait de mal, rassure toi, rien du tout
- Ca fait plusieurs mois que vous me suivez, que
me voulez vous ?
- Parler !
- De quoi ?
- Pas facile à dire comme ça debout dans la rue.
- Vous aimez les hommes, vous êtes PD ?
- Ah non ! Vraiment pas et toi non plus !
- Alors que me voulez vous ?
- Que fais tu cet après midi ?
- Je vais au boul’mich.
- On prend un café ?
- Si vous voulez, à une condition, vous me direz ce
que vous me voulez !
- Bien sur, je suis là pour ça !
157
Je suis sympa et plus ouvert que je ne le croyais.
Mais je manque vraiment d’assurance. Ca se sent
tellement fort. Je m’étais toujours cru plein de
confiance en moi. La confiance a dû venir au fil des
années, elle s’est construite. A 16 ans, j’étais sur de
moi, mais que face à moi, pas devant les autres. En
tout cas pas aujourd’hui ! Un petit bar moche rue de
la gare de Reuilly fera mal l’affaire, mais tant pis, j’a
envie de m’avoir face à face.
- Bernard, ce que j’ai à te dire est un peu compliqué
et franchement pas croyable.
- Ah !
- Tu es Bernard Regnault et je suis Bernard
Regnault !
- Ah, vous êtes le frère de Papa qui est parti en
déportation. J’ai toujours pensé que vous n’étiez
pas mort, que vous reviendriez. Et enfin, vous êtes
là. Papa va être très heureux, mais Mémé est
morte. Quel dommage !
- Non Bernard, ce Bernard Regnault, est bien mort
et ne reviendra plus. Je suis le seul Bernard
Regnault de la famille.
- Ben et moi, je suis qui ?
- Tu es moi, et je suis toi !
- Ca va pas ! Et quoi encore ?
158
- Souviens toi de ce que disait Max Lionet, le
paradis c’est incroyable. Ce qui nous arrive aussi,
incroyable mais heureusement sans être mort !
- Je ne comprends pas du tout, vous connaissez
l’abbé Max Lionet ?
- Oui, je le connais aussi bien que toi. Je suis Toi.
Toi, bien vivant et venu de 2010. C’est incroyable,
mais c’est comme çà.
- C’est n’importe quoi, je suis là, devant vous et
vous êtes moi !
- Eh oui, je suis toi, en plus vieux. Tu trouves sans
doute en très vieux, j’ai 58 ans !
- Vous avez 58 ans et vous êtes moi, alors que mon
père a 44 ans !
- Oui Bernard, que notre père a 44 ans !
- Stupide, avez vous des preuves de ces bêtises ?
- Autant que tu veux. Nous sommes nés le 7 janvier
1952 à la clinique des diaconesses rue du Sergent
Bauchat. Ton père c’est Jean Michel Regnault, il est
né le 1er juillet 1924 à Champagne et ta mère
Monique Delapierre est née à Paris le 24 janvier
1929. Les prénoms de tes grands parents sont
Georges et Marguerite du coté Regnault, Raymond
et Yvonne du coté Delapierre.
- Facile, ce sont des éléments de, comment dit
on ?
159
- D’état civil !
- Oui, c’est ça.
- Tu as raison, tout le monde peut savoir ça. Les
jours de vacances passées avec maman et papa à
Sully sur Loire. Papa nageant à contre courant de la
Loire et faisant du sur place. Les piques niques en
Sologne, à l’étang du Puits sur la table dépliante
rouge, les poulets fumés, les chips et la Valstar
verte. Tes rendez-vous manqués avec Jacqueline
Chenaut et avec les Beatles le même jour. Ta quête
des filles. Tes ambitions de réussite et de
reconnaissance. Les seins des filles du concert
Maillol. C’est de l’état civil ?
- Euh, non. Comment savez vous tout ça ?
- Bernard, nous sommes la même personne à
quarante deux ans d’écart ! Et puis Bernard,
regarde moi, ne trouves tu pas que nous avons une
ressemblance certaine. La taille un mètre quatre
vingt neuf, les yeux et surtout ce nez qui t’a été
cassé à la sortie du collège par un copain qui a
relevé, quand tu sautais la chaine d’un parking.
- C’est fou, pas possible ! La ressemblance est
vraie sauf, je m’en excuse les très nombreux kilos
en trop.
- Non, pas possible. Mais c’est comme ça !
- Pourquoi venez vous me voir ici, suis-je en
danger ?
160
- Pas du tout, la preuve je suis là devant toi venant
de 2010.
- 2010, la vache, vous avez passé l’an 2000 !
- Que veut dire pour toi l’an 2000 ?
- Le futur, la science fiction et tout ce que l’on en dit
en ce moment. Les voitures qui volent dans les airs.
Les pilules qui remplacent les repas. L’odorat qui
passe par le téléphone. L’immortalité, la fin du
cancer.
- Oh Bernard ! Il n’a rien de tout ça, mais d’autres
choses.
- Alors on nous trompe ?
- Non, mais ce n’est pas facile de prévoir, alors on
dit n’importe quoi. On laisse parler ses fantasmes.
- En tout cas, maintenant je sais que je serai vivant
en 2010 et c’est une bonne nouvelle.
- Enfin, si tu continues à faire le con en haut de la
colonne de la Bastille, je ne donne pas cher de
notre peau. Je ne viens pas te donner un certificat
de vie pour les quarante deux ans qui viennent. Je
n’en sais rien, tout est possible, c’est tellement
dingue cette histoire !
- C’est quand même un choc, je me sens immortel,
je ne crois pas que je vais vieillir ou mourir un jour.
Je suis libre de tout, même de vivre sans que le
temps ait prise sur moi. Vivre tout le temps pour
161
accomplir tous mes projets, toutes mes envies. Ne
jamais être ni vieux, ni même malade. Je croyais
que la vie était éternelle.
- Rien n’est éternel, même si on vit beaucoup plus
vieux en 2010 qu’en 1968, les gens vieillissent, ne
sont plus les mêmes. Les idoles des jeunes,
Antoine et Johnny, sont vivants, mais ils font de la
publicité pour des lunettes. Ils s’adressent au même
public, mais comme eux leurs fans sont devenus
papy et mamy.
- C’est un peu désolant, des rebelles dans la norme,
ça me fait froid dans le dos. C’est une sorte de
déchéance ! Mais si je vous suis, vous devez savoir
ce qui va arriver pour la famille et moi dans les
années à venir.
- Bonne question Bernard. J’y réfléchis sans cesse
depuis des mois. Je sais ce qui m’est arrivé, mais
peut être pas à toi. Je m’explique, je n’ai aucun
souvenir de m’être rencontré en 1968, donc, ma vie
s’est déroulée sans influence. Si je guide ta vie par
des choix qui ne seront pas vraiment les tiens, ta
vie ne sera plus la même. Tu me suis ?
- Non !
- Bernard, si je te dis d’emprunter tel ou tel chemin
que tu n’as pas envie d’emprunter à priori, ta vie ne
sera plus la même. Donc des choix différents vont
induire une vie différente. Pas celle que j’ai vécue,
donc plus aucune sécurité de vie.
162
- Je vois, et alors ! Vous avez peut être fait des
erreurs que vous pourriez m’éviter, c’est tout bénef
pour nous deux !
- Des erreurs d’appréciation, des mauvais choix,
des confiances accordées à des gens qui n’en
valaient pas la peine ou des personnes qui
voulaient vraiment mon bien et que je n’ai pas suivi,
c’est le lot de nos vies. Qu’est ce qui nous dit qu’en
prenant une autre route nous ne tomberons pas
dans d’autres pièges pires encore ? Les fautes de
jugement, les aléas, les erreurs de trajectoires, les
décisions hasardeuses et les situations bloquées
font partie des apprentissages de la vie, elles nous
font grandir. Qu’attends-tu de la vie ?
- Bah ! Réussir !
- Tu peux développer ?
- Je peux quoi faire ?
- M’en dire plus à ce sujet !
- C’est pas simple, comme ça au débotté.
- Tiens une formule de papa !
- Je veux vivre une vie à la fois droite et fidèle aux
idées que j’ai et servir. Je suis passionné par
l’histoire et la politique, je me vois bien dans
l’économie, ou avocat et en plus député ou ministre.
Suivre les idées de de Gaulle. Ah oui, enseigner
aussi dans une grande école. Oui, une grande
école c’est ça ! Et puis avoir des filles…
163
- Une fille, une femme ?
- Euh, non, des filles. Après on verra. J’aimerais
aussi une grande maison à la campagne, dans les
prés ou proche d’un lac, ou de la mer. Tiens en
Corse, pourquoi pas ? Je vais y aller au mois
d’aout.
- Oui, merci, je suis au courant ! T’es-tu posé la
question des enfants que tu auras ?
- Non, vraiment pas. J’en aurais sans doute, comme
tout le monde mais ce n’est pas ma préoccupation.
J’ai tant d’autres choses à faire. En avez vous ?
- Oui, mais pas comme tout le monde. Ma
descendance, donc la tienne, est unique. Je n’en
veux pas d’autre. Je veux celle là.
- Votre descendance… vous avez combien
d’enfants et ils ont quel âge ? Vous avez 58 ans,
donc votre descendance doit être âgée.
- Un ou des enfants, c’est quand même un cadeau,
un miracle, une surprise quand ça arrive. Alors je ne
vais pas te prévenir des années en avance. Tu
verras, c’est une merveilleuse nouvelle et un choix
de couple. Alors tu attendras comme tout le monde
et tu fumeras des clopes dans les couloirs de la
maternité comme les autres. Fébrile et heureux.
- Ca sert à quoi de venir me rencontrer si c’est pour
ne rien me dire ?
164
- Je n’ai pas choisi de venir en 1968, ça c’est
imposé à moi. J’ai longtemps hésité pour te voir. Je
te vois, je suis assez démuni. Je te vois, sans doute
par curiosité, pour une cure de jouvence. Pas plus.
S’il y avait un grand danger imminent dans ta vie, je
pense que je te le dirais. Il n’y en a pas. Je ne te
dirais rien de plus. Voilà !
- Mais pourquoi ne même pas me dire des
généralités sur l’état de la société à votre époque.
Ca n’a rien à voir avec moi ou votre descendance.
Tout ce que je sais de l’an 2000 c’est ce qu’en dit la
télévision, la presse, mes profs. Pourquoi auraient
ils tort ?
- Pourquoi voudrais tu que les hommes ou les soit
disant prévisionnistes de tout poil aient raison ?
L’homme n’est ni devin, ni divin. Il se trompe sur
tout quand il s’agit de l’avenir. Souvent, même les
historiens ne sont pas d’accord sur le passé. Alors
tu penses, pour l’avenir. Remarque sur tout le lot
des beaux esprits, il peut s’en trouver qui tombent
juste. Ce n’est plus du ressort de la prévision, mais
des probabilités. Au début de 1968, personne
n’avait prévu les événements, pas de Gaulle, ni
Pompidou et encore moins cette pauvre bille d’Alain
Peyrefitte. Dans le flot des informations on nous
ressort un éditorial de Pierre Vianson Pontet, intitulé
« Quand la France s’ennuie », on crie au génie,
mais on oublie tout ceux qui disaient « Tout va
bien ». Simple question de chance. Je sais que tu
vas aller dans cette direction, et peut être y es tu
déjà. La politique est un jeu, même si elle te
165
passionne et te passionnera quand tu auras mon
âge, elle n’est qu’un jeu amusant. Rien de très
sérieux. C’est un jeu de rôles, de postures et non
pas d’idées. Même si quelques uns sont sincères,
ils ne connaissent pas les réalités futures. De
Gaulle clame « Je vous ai compris » de bonne foi à
une tribune à Alger. Mais la réalité des faits veut
que l’Algérie ait son indépendance. Ce « Je vous ai
compris » est sa réalité à ce moment la. Il est
sincère, mais les faits sont têtus et il se plie. Joue
au jeu politique, mais n’y apporte pas plus
d’importance que ça. C’est la vérité de l’immédiat,
pas une projection. Les politiciens disent des
choses qui leur font du bien. Du miel pour la gorge.
Les électeurs écoutent et se délectent. Du rêve
pour les oreilles. Pas plus. Rares sont ceux qui te
donnent leurs vérités sans te mentir. Les
philosophes qui se posent des questions et essaient
d’y répondre par le prisme de leur cerveau. Les
romanciers ou les grands peintres qui te prennent
par la main pour t’emmener dans leurs réalités sans
te dire que c’est la vérité. Eux sont essentiels.
- Vous me semblez bien pessimiste, çà doit être
l’âge. Papa lui même n’est pas comme çà !
- Papa est un rêveur, il rêve sa vie, il est plein de
certitudes et ça lui va bien.
- Vous parlez de ce qui se passe en ce moment, la
révolution va t elle réussir ?
166
- D’après toi, penses tu que la France est
révolutionnaire ?
- Non !
- Tu as raison !
- Le général est vieux et de toute façon il ne pourra
plus se représenter en 1972. Qui sera son
remplaçant ?
- Je ne suis pas là pour que tu te transformes en
devin de la vie politique et que tu te répandes en
justes analyses de celle-ci. Ca, ça changerait ta vie
et encore une fois, je ne le veux pas. Mais je peux
te dire que tous les Présidents de la République
jusqu’en 2007 te sont connus aujourd’hui.
- Ah bon, toujours les mêmes, ça c’est rassurant !
- Pas certain. Ca n’apporte que peu d’idées
nouvelles. Néanmoins entre aujourd’hui et 2007, il
n’y aura qu’une seule erreur de casting !
- Une erreur de quoi ?
- De choix, si tu préfères. Une parenthèse de sept
ans avec un Président pas vraiment adapté à la
fonction. Il se prendra plus pour un LOUIS XV
dirigeant ses gueux. Mais dans le fond, rien de très
grave, juste un peu d’anachronisme.
- Et en 2007, ce sera un nouveau ?
167
- En quelque sorte oui, en tout cas, pas connu en
1968 !
- S’il n’est pas connu, ce serait plus facile pour moi
d’entrer aujourd’hui en contact avec lui. Ca doit
quand même être facile de le rencontrer.
- Certainement, mais tu as un gros handicap, tu es
trop grand.
- Et alors ?
- Lui, c’est un petit complexé.
- Après le grand Charles il va y avoir un nain
comme Président de la République, cela pose t il
des problèmes ?
- Sa taille, non pas trop enfin pas directement. Ce
sont plutôt ses complexes de petit qui vont poser
des problèmes de comportement.
- Merde et ce sera grave ?
- Pas vraiment, mais chiant et souvent ridicule. Un
p’tit mec à qui tu donnes un trône trop haut, qui
prend un escabeau pour y monter et une fois
dessus, excité comme une puce il fait savoir à tout
le monde qu’il a réussi à monter. Ridicule, je te dis !
168
Chapitre N°14
Je n’ai jamais passé autant de temps rue de la gare
de Reuilly. Ce troquet est glauque. J’ai très envie de
bouger.
- Bernard, n’as tu pas envie de déjeuner ?
- A la maison ?
- Bah non, tu ne nous vois quand même pas arriver
à la maison et dire à maman, fais nous à manger
pour tes deux fils Bernard, elle sauterait par la
fenêtre. Je t’invite à déjeuner au restaurant. On
trouvera bien un bon resto avenue Daumesnil. Je
t’invite à une condition, tutoie moi s’il te plait.
- Si vous voulez !
- Ca commence bien !
La rue est calme, les gens toujours aussi lents.
Enfin plus lents qu’en 2010. La pollution est moins
présente mais plus lourde. La pollution n’existe pas
puisqu’on n’en parle pas. Les écolos de 2010 sont
sur les barricades, jettent des cocktails Molotov et
scient les arbres du quartier Latin. Dany le rouge, le
révolutionnaire n’est pas encore Dany le vert libéral
qui rêve de commenter des matchs de foot à la télé
à la place de Thierry Roland.
169
Je me demande ce que je vais lui dire, enfin me
dire. J’aime parler, me lancer dans des
démonstrations parfois hasardeuses. Cet ado que
je suis a envie de tout savoir. Il a raison d’avoir
envie. J’ai envie de tout dire, mais j’ai tort d’avoir
envie. A chaque fois que je me sens déraper, j’ai
l’image de mes enfants devant les yeux, comme si
je les avais emmenés dans cette aventure. Mais
non, je fermerai ma gueule. Tant pis pour moi et
pour lui, tant mieux pour Olivier et Julie.
- Au fait Bernard, avez vous de l’argent en 2010 ?
- As tu !
- Comment ?
- Je t’en prie, tutoies moi !
- Ah, oui… As tu de l’argent en 2010 ?
- Suffisamment pour t’inviter dans un resto sympa,
mais je n’ai pas d’argent 2010, mais des francs
1968.
La Rotonde, sur la place entre l’avenue Daumesnil
et le boulevard de Reuilly.
- Ca te rappelle quelque chose ?
- Oui et vous, non et toi ?
- Moi un pot qu’on a pris avec les parents un après
midi de jour de l’an en revenant de voir le film « Ces
merveilleux fous volants dans leurs drôles de
170
machines ». Nous étions allés au cinéma l’Athéna à
la porte dorée. Mais je ne me souviens plus de
l’année.
- Premier janvier 1966, tu as une très bonne
mémoire.
Nous nous installons, encore une fois je suis
stupéfait des prix bas. Il n’y a pas que les taxis qui
ont déconné, les restos aussi ! En 1968, pas de
carte d’été ou d’hiver. Au mois de juin on y trouve
bœuf bourguignon, bœuf carottes, truite au bleu ou
blanquette de veau. Je suis certain qu’il va prendre
un bœuf bourguignon.
- De quoi as tu envie Bernard ?
- Bœuf bourguignon !
- Gagné !
- Quoi ?
- J’étais certain de ton choix.
- Ca existe encore le bœuf bourguignon à ton
époque ?
- Bah bien sur, avec de vrais morceaux de bœuf,
pas des pilules ! Tu sais en 2010, je crois qu’on a
jamais aussi bien et aussi mal mangé. C’est bizarre,
mais c’est comme ça. Du reste, c’est un peu à
l’image de la société. On n’a jamais été globalement
aussi riches, eu autant d’aides de l’Etat et à la fois,
jamais été autant pessimistes, souvent tristes et
171
sans projet d’avenir. « The poor stay poor, the rich
get rich » comme chantera un artiste canadien que
tu aimeras. C’est très étonnant vu de 2010, c’est
stupéfiant vu de 1968. La société de ton époque est
si simple, des zones d’opacité, mais quand même
prévisible et relativement simple à diriger. Il y a des
manif Pompidou-des-sous, mais l’argent existe à
profusion et au bout du bout, demander aussi
poliment, les sous ils les auront. En 2010, c’est plus
compliqué, les sous existent au travers du
patrimoine de l’Etat et surtout de riches et très
riches. Mais les sous liquides à distribuer larga
mano ne sont plus dans les caisses de l’Etat, et à
qui vendre le patrimoine ?
- Les français ne font plus la révolution ?
- Non, pas vraiment et puis la situation est plus
complexe. En 2010, on dit mondialisée.
- C’est-à-dire ?
- C’est-à-dire que très peu de pays sont libres de
leurs choix. Un événement peu attendu dans un
pays et poum, c’est la contagion mondiale. Imagine
un château de cartes. Le monde des années 2000
est comme ça, ça l’air bien construit, mais dès
qu’une carte branle, c’est le château entier qui est
en péril. Faire un truc, comme ça, dans son coin
n’est plus possible. Les mesures économiques
audacieuses restreintes à un pays ont tellement
d’influences sur le reste que des lobbies de tous
poils résistent et mettent à mal le projet.
172
- Des quoi de tous poils ?
- Des groupes d’influences, qu’on appelle lobbies,
du nom des hommes qui circulaient dans les
couloirs de la chambre des Communes anglaise
pour peser sur le vote des députés.
- Ce n’est plus de la démocratie alors ?
- Dans les textes si, mais dans l’application pas tant
que ça. Nous sommes dans les faits, dirigés par
des hordes de super fonctionnaires qui guident les
décisions du pouvoir politique.
- Même du Président ?
- Surtout du Président ! Il persiste un jeu politique,
droite-gauche, mais tu sais dans le fond c’est à peu
près la même politique qu’ils mènent. Pas de vrai
clivage. Seuls des militants, bornés et un peu
primaires, pensent qu’il existe une vraie différence
entre les deux camps. En fait non, ils sont tout à fait
interchangeables. Dans le fond heureusement. En
caricaturant, leur marge de manœuvre doit être de
cinq pourcent. En fait on nous a confisqué la
démocratie. Non pas qu’il n’y ait plus d’élections,
bien au contraire, on a jamais autant voté. Mais
qu’est-ce la démocratie ? Des citoyens qui votent
pour des représentants qui vont exercer le pouvoir.
Or, ils n’ont plus de pouvoir, ou si peu. Donc ce
n’est qu’une illusion de démocratie. Ceux qui ont le
vrai pouvoir sont atomisés et personne ne vote pour
eux. Ce sont des financiers, des banquiers au-delà
de tout contrôle politique. Ca calme ! Pourtant ils
173
sont toujours aussi nombreux à vouloir des
morceaux de petit pouvoir qu’il leur reste. Plus de
vrais débats d’idées, enfin plus de débats de vraies
idées novatrices, on débat sur des bribes d’idées.
Rien de grave, rien de fondamental. C’est comme
ça, plus de choix de société. Le type de société est
acté une bonne fois pour toute. »
- Qui a gagné. La droite ou les communistes ?
- Nous sommes conscients en 2010, comme vous
l’êtes en 1968, que les deux plaies du XX ème
siècle ont été le nazisme et le communisme, mais
aujourd’hui ni l’un, ni l’autre n’existent plus vraiment.
Je te dis le choix de société est acté. La révolution
s’est faite ailleurs. Elle n’a pas été politique, la
révolution a été celle de la communication.
- La communication ! Orale ?
- Non toutes les formes de communication. Orale,
par le téléphone, écrite, celle de l’image et même
physique. Rien dans le monde ne peut être caché.
Chacun peut être « reporter » dans l’instant. Il faut
une bribe de seconde pour que le monde entier soit
au courant d’un événement qui se passe quelque
part sur la planète.
- C’est vachement bien !
- On peut aussi le voir comme ça, mais je n’en suis
pas certain. D’abord trop d’informations tuent
l’Information. Il n’existe pas de hiérarchisation de
l’information. L’homme n’est pas fait pour tout
174
absorber, comme ça dans l’instant. Et puis, on ne
vit pas d’informations brutes, on a besoin
d’analyses pour comprendre, pour penser, pour
assimiler. On pense moins, on se prend tout dans la
gueule, comme ça sans recul. On est perdu, on erre
dans un dédale de trucs sans savoir si l’information
est vraie ou importante. Plus le temps de penser !
Penser est important, primordial pour vivre debout.
Tout est fait pour que l’immense majorité des
hommes n’ait plus à faire cet effort. Un bouton de
téléviseur et poum, une image, presque tout le
temps une couillonnade. En 1968, peu ou pas de
choix de programme de télévision et les gens ont
déjà du mal à survivre. En ce moment en juin, il y a
la grève de l’ORTF, les foyers réapprennent, avec
du mal, à communiquer. Plus tard tu pourras avoir
300 chaines, certes diverses, mais les gogos de
téléspectateurs regardent toujours les mêmes
programmes ou presque. On dit que trop d’impôts
tuent l’impôt, on peut dire que trop de libertés tuent
la liberté. Fais marcher tes neurones, tu verras, tu
en auras besoin plus tard.
- C’est assez fou, j’ai du mal à concevoir tout ça,
chacun aura-t-il droit à ces informations ou à ces
chaines de télévisions ?
- Ce qui mène le monde, au bout du bout, c’est le
fric, et le fric se trouve dans la poche des gens,
même des gens pauvres. Il faut qu’ils consomment,
donc il faut leur vendre coûte que coûte des trucs.
On fait principalement de la pub avec un peu de
programmes autour. Un « dépendeur d’andouilles »
175
comme dirait Papa, a théorisé tout ça dans le milieu
des années 2000. La publicité qui a été un art est
devenue un truc insipide. Beustein Blanchet, le
maitre, est bien loin, son successeur n’a que des
talents de banquier, plus du tout de créateur. Alors
on vend de la pub avec le même talent que l’on met
pour vendre des saucisses. La pub était
passionnante, elle est devenue médiocre aux mains
de médiocres.
- Tu as aussi parlé de la communication physique,
parles tu des déplacements ?
- Oui, bien sûr. C’est peut-être là le plus important.
Les moyens de communication sont devenus très
rapides. Ça, tu peux le savoir aujourd’hui car ils
sont en ce moment à l’étude. Le plus important,
c’est qu’ils vont être à la portée du plus grand
nombre. La population des pays les plus riches va
prendre gout aux déplacements et à la découverte
d’autres pays et d’autres civilisations. Les voyages
étant fréquents et lointains, la planète semblera plus
petite. Cela fait aussi partie de la mondialisation et
de la prise de conscience que le monde est un
« village » dont chacun est un citoyen. Tu vois, il n’y
a pas que du négatif. Des outils sont développés,
mais ce ne sont que des outils. Pas des fins en soi.
Un esprit bien fait sait s’en servir. Faut-il encore
qu’il soit bien fait et ce n’est pas donné à tout le
monde. En fait, pour faire simple, il faut passer
d’une culture personnelle de « l’avoir » à celle de
« l’être ». Il est facile de vouloir posséder, c’est le
rôle de la publicité dont je te parlais. Quand on a la
176
chance de travailler et de bien vivre avec un revenu
correct on achète. Si l’on continue dans cette
spirale on est perdu. Le plus important est de
prendre conscience que nous existons en dehors
de la consommation. Vivons en « étant », soyons
dans « l’être » et dans sa grande déclinaison pour
le futur, le « devenir ». Pour que tu sois et que tu
deviennes il faut compter sur toi seul. C’est-à-dire
sans moi, donc sans ce que tu es devenu. On ne
peut se construire qu’à partir de ce que l’on est et
pas de ce que l’on sera. Ce ne serait pas un cadeau
ou une aide que je te montre le chemin. Et puis quel
chemin, le tien ou celui qui a été le mien. Est-ce le
même ?
- Alors, où s’arrêteront nos rencontres ? Vas-tu me
laisser dans ce monde aussi compliqué que celui
que tu m’as décrit ?
- Tu m’amuses, le monde que je t’ai décrit ne va
pas arriver un beau matin. C’est une très lente
évolution. Tu y prendras ta part peu à peu à force
d’échecs, d’apprentissage et de résultats. Il ne sera
pas Le Monde que je viens esquisser devant toi. Il
sera ton Monde, comme il est devenu le mien. Pour
ce qui est de nos rencontres, je ne sais pas encore.
Je suis trop épris de liberté pour venir grignoter la
tienne. Je n’ai jamais cru aux voyantes derrière
leurs boules de cristal. Ce n’est pas à cinquantehuit ans que je vais me mettre un hibou sur l’épaule
et venir communiquer avec toi sur le chemin que tu
vas parcourir. Une conduite serait possible. Je ne te
dirais plus rien sur le monde et les événements qui
177
t’attendent, mais toi tu me parleras de ta vie au jour
le jour. En faisant le point avec moi, tu feras le point
avec toi-même. Mais as-tu besoin de ma présence
pour faire cela ? Ça porte un nom c’est de
l’introspection ou de l’auto psychanalyse. Ça se fait
seul, ou serait ma plus value ?
- Même pour parler de l’avenir proche ou de mes
études ?
- Si tu veux me faire faire tes devoirs de maths de
seconde c’est loupé. Sais-tu déjà ce que tu vas faire
cet été ?
- Ben oui, la Corse, ce ne sera pas ça ?
- Si bien sûr, mais je ne sais pas si les parents de
tout le monde sont déjà au courant. Si je me
souviens bien, ça n’a pas été trop compliqué de les
faire accepter ?
- Non, Papa a parlé tout le temps de politique !
- C’est ça. Alors je m’en souviens bien ! C’est
important tes premières vacances sans Papa et
Maman ou encore Papy et sa nouvelle sorcière.
- Que va-t-il se passer en Corse ?
« Ca mon grand, tu n’auras pas longtemps à
attendre pour le savoir. Mais ce sera une étape
importante de liberté dans ta vie. Un grand pas vers
l’âge adulte. Une sorte de voyage initiatique. Tu vas
découvrir un merveilleux coin de France et tu y
rêveras souvent après, mais ça tu t’en doutes déjà.
178
Avant, il va te falloir bosser en usine, ça non plus ce
n’est pas une mince affaire. Tu vas toucher au
monde du travail avec ses complexités, ses
compromis et ses compromissions. Il t’en restera
longtemps quelque chose.
- Quelque chose pour ma carrière future ?
- Oui, aussi, mais surtout il te restera des
enseignements pour ta vie. La connaissance des
hommes et de leur fonctionnement en groupe. La
vie de collège ou la vie en bande de copains est
assez simple. Pas celle du monde du travail. Il y a
des gens que tu n’as pas choisis, des faibles et de
fort en gueule. Des chefaillons qui usent et abusent
de leurs petits pouvoirs. Regarde, écoute, agis et
apprends, ça c’est la vraie vie. Pas du roman, ni
des chansons d’idoles des jeunes. Bernard, j’ai
passé une excellente journée avec toi. Bizarre, mais
excellente. Et toi ?
- Bizarre, ça c’est certain. Je ne sais plus où j’en
suis !
- Tu as raison, moi non plus d’ailleurs. Je vais te
laisser et essayer de retrouver mon chemin. Mais
2010 n’est pas si loin. J’ai toujours eu horreur de
faire la bise à des mecs. Alors me la faire
confinerait à la maladie mentale. Bye mon grand, et
bonne Corse.
- Au revoir, on se revoit quand ?
179
- Ça, je ne sais pas. Je te laisse suffisamment à
penser. Bye !
J’ai subitement l’impression de faire partie de ce
monde de 1968. D’avoir pris racine. Pas de blague
j’ai des choses à faire en 2010. Ne restons pas là.
Je hèle un taxi 403 Peugeot.
- Bonjour, au quartier Latin s’il vous plait.
- Les diants-diants se sont calmés, on va y arriver !
- Les quoi ?
- Ah y connait pas la blague, il l’a pas encore
entendu ? D’où qui vient, c’hez les cocos ? Les
étudiants y gueulent CRS-S-S, et quoi qui gueulent
les CRS ? Eh ben y gueulent étudiant-diants-diants.
Y va pouvoir la raconter à ses copains cocos.
- Il est marrant l’taxi, mais y peut démarrer quand
même, l’coco il est un peu pressé. Aller taxi, vroumvroum.
Quartier Latin calme peu de S-S et peu de diantsdiants. Mon « marrant » de service remonte
jusqu’au Mahieu. Je suis prêt pour mon retour vers
le futur.RER C une nouvelle fois. Il fait beau. Mon I
phone reprend vie. Cinq « ding », cinq messages.
Trois de Julie et deux de ma mère. C’est certain,
mes affaires reprennent ! Toutes les deux le même
message « t’es ou ». Le « t’es ou » est sans doute
la question la plus posée dans le monde entier,
adaptation faite de la langue bien sûr. J’ai horreur
180
de mentir. Je vais leur répondre « au quartier Latin.
C’est vrai, elles ne m’ont pas posé la question « t’es
quand » ?
181
Chapitre N°15
Qu’est-ce que c’est que ce mec ? Est-il moi ou
n’est-il que lui ? Est-il lui et moi ou les deux ? Une
chose est certaine, moi, je ne suis que moi, avec un
petit passé et un très long avenir. Il me glace le dos.
Me fait peur. En sa présence, je suis bien. Parti, j’ai
un peu peur. Et puis qu’est-ce que j’en ai à foutre
du village mondial, des trois cents chaines de
télévision. Que Télé 7 jours devienne, chaque
semaine, aussi gros que l’annuaire des PTT, ça
change quoi à ma vie. Ce mec n’est qu’un égoïste,
il ne pense qu’à lui et à sa vie passée. La mienne
est devant moi et basta ! Il a des mômes, et alors,
ce sont les siens et pas les miens. Moi j’aurais aussi
des mioches avec qui bon me semblera. Un
véritable égoïste ! Les vrais égoïstes sont ceux qui
ne pensent pas à moi et lui il l’est ! Il vient foutre le
bordel dans ma vie et ne m’amène que des
généralités. J’ai ma vie à construire. Je veux être
l’homme du vingtième siècle et pourquoi pas du
vingt et unième et pour ça j’aurais besoin de lui.
Son couplet sur « être et avoir » date du dixneuvième. Moi, je veux avoir. Avoir le pouvoir, avoir
du fric, du pèse, du pognon et aussi des tas de
nanas. Quand on devient vieux on devient aussi
con et résigné. Pas moi. Je ne serai pas ce mec, je
serai mieux. Moi, tout puissant et plein de blé.
Certes les autres auront leur importance, mais une
importance que par moi. Je ferai tout pour ne pas
être comme lui et si par hasard, devenu un pépé j’ai
182
la chance de me rencontrer, je me donnerai encore
plus de conseils pour être encore plus puissant et
plus riche. Merde quoi ! Fait chier cet ancêtre avec
ses prêchiprêchas. Il est blasé. Je n’aime pas les
blasés, je ne le serai jamais. Jamais ! Je suis face à
mon futur et le futur débute demain au Livre de
Paris dans la nouvelle usine construite dans le bas
de Veneux.
J’ai reçu une lettre officielle, avec mon nom tapé à
la machine, visible au travers d’une fenêtre
transparente prise dans l’enveloppe. On m’y
apprend que, comme suite à la demande de
Monsieur Jean Michel Regnault, on m’engage
comme manutentionnaire dans l’atelier de
conditionnement de la maison Hachette, durant le
mois de juillet 1968 pour un salaire mensuel de six
cent vingt-deux francs et vingt-deux centimes.
L’embauche se fait le matin à huit heures et je serai
libre le soir à dix-huit heures. J’en conclu que la
« débauche » durera de dix-huit heures une jusqu’à
sept heure cinquante-neuf le lendemain matin. Je
n’en demandais pas tant. Il va falloir assurer dans la
débauche, j’espère quand même que l’usine est
mixte !
Six heures moins le quart. Debout ! Là aussi il fait
tôt-tôt, surtout pour un mois de vacances. Petit dej’,
grand bol de café agrémenté d’un demi paquet de
galettes bretonnes sur lesquels je place quelques
millimètres de beurre salé de la même région. Je lis
sur le papier des galettes « 60 succulentes »
galettes au beurre. Un demi paquet çà doit bien
183
faire une trentaine de galettes. Est-ce comme ça
que je prendrai le ventre du vieux qui se dit être
moi ! Dieu m’en garde !
Je ne mettrai pas de costume pour aller travailler.
Je ne pense pas que mon titre de
« manutentionnaire » le requiert. Ma chemise rose
non plus, je vais me faire traiter de « taffiolle » ! Ne
souhaitant pas me faire remarquer j’opte pour des
trucs passe-partout. Mob bleue. Veneux dort par ce
lourd petit matin de juillet. Veneux sent bon. Les
gens se réveillent. Prolétaires de tous les pays allez
bosser comme moi ! Au guidon de ma mob je
prends les chemins de mes vacances. Non, la je
prends le chemin du boulot. Mon premier boulot.
J’imagine déjà le chauffeur qui viendra me prendre,
dans quinze ans, en bas de mon appartement
parisien. Retirant son gant blanc, il m’offre sa main
droite.
- Bonjour Monsieur Regnault. Monsieur a bien
dormi ?
- Oui, oui, allons.
- Monsieur va à son bureau ?
- Oui, oui !
- J’ai déposé la presse à coté de Monsieur, sur la
banquette arrière. Monsieur y trouvera, France
Soir, Paris Presse, le Figaro. Monsieur me
pardonnera, j’ai oublié d’en retirer l’Humanité.
184
- Pas grave Luc, il faut bien savoir ce que pensent
nos ouvriers. Je devrais y jeter un œil plus souvent.
Bon, là, pas de banquette de DS noire, mais la selle
de ma mob bleue. Hue cocotte !
Usine neuve, blanche, plus grande qu’un
supermarché. Camions marqués « Hachette ». A
droite, petit panneau « administration » en lettres
rouges. Personne, je suis en avance. J’ai les
jambes qui flageolent un peu. Premier boulot, jour
important. A quoi ressembleront mes autres
entreprises ? Quels seront mes autres salaires ?
Pas au SMIG, j’espère ! La phrase de Papa me
revient en tête.
« Tu verras, tes vacances seront meilleures si tu
dépenses l’argent que tu as gagné. » c’est pas
l’exaltation, mais je suis prêt. Il me semble quand
même un peu bizarre de rester dans une sorte de
supermarché, y faire des choses et à la sortie, être
payé pour ces choses. Passer son temps quelque
part et en recevoir de l’argent. Sympa comme idée !
Derrière le toussotement caractéristique d’un Solex,
j’entends les crissements de pneus sur le gravillon
du parking de l’usine. Une grosse femme soulage la
selle de sa machine poussive en descendant. Je
me hâte vers elle.
- Bonjour Madame, je viens pour travailler.
- Ah, le gamin des Regnault ! Entre, tu dois attendre
Monsieur le Directeur, après je remplirais le livre du
personnel.
185
Petit bureau avec un guichet, à gauche une porte
ou il est inscrit toujours en rouge « la Direction ».
Quatre chaises du genre chaises de cuisine
attentent des postérieurs. Je n’ose y poser le mien,
qu’après l’invitation de la joviale femme au Solex.
Dehors, vélos, vélos-moteurs et même des voitures
prennent place sur le parking. Des cris, des rires,
des claquements de bises sonores rompent le
silence d’un matin d’été. Ouf, l’usine est mixte, ce
sera mieux pour les débauches nocturnes ! Au
travers de la porte marquée, toujours en rouge
« Atelier » des effluves de produits chimiques
baignent « l’Administration » dans une odeur
agressive mais pas désagréable. Comme si elle
avait deviné ce que mon grand nez reniflait, la
grosse dame me dit.
-Ca, de la colle tu vas en bouffer, ça fout en l’air les
bronches. Enfin toi tu ne resteras qu’un mois, alors
que nous …
Sur la petite table, aussi du genre cuisine,
s’enchevêtrent des brochures de « Tout l’Univers ».
Les mêmes que celles qui je lis. Textes savants
pour jeunes, agrémentés de dessins compliqués
illustrant par l’image des paragraphes d’explications
para scolaires. Serait-ce là qu’ils sont produits ?
Une grosse Ford Taunus se gare sur une place de
parking marquée « Directeur ». Un homme
ventripotent en sort. Costume clair, sans forme ou
plutôt déformé par les formes de son propriétaire.
Ce doit être Monsieur Schild, le signataire de ma
186
lettre d’embauche. Il entre dans « l’Administration ».
Emplit le bureau de sa ventripotence.
- Bonjour Monsieur le Directeur, le p’tit Regnault
vous attend !
Il me toise de bas en haut.
- Pas petit Suzanne, un grand gaillard, ça va nous
être utile. Rentrez Monsieur Regnault.
Vouvoiement, il doit connaitre mon Père ! La porte
s’ouvre sur un bureau minable. L’odeur du cigare
froid y est plus forte et moins agréable que celle de
la colle. Ce n’est pas la peine d’être Directeur pour
avoir un tel bureau ! Le seul autre bureau que je
connaisse c’est celui de mon père au tribunal. Il a
quand même une autre allure.
- Asseyez-vous ! Vous permettez que je vous
appelle Bernard ?
- Bien sûr Monsieur le Directeur.
- J’espère qu’avec les fonctions de votre Père, je
n’ai pas affaires à un de ces révolutionnaires du
quartier Latin.
- Bien sûr que non Monsieur le Directeur.
- L’usine n’est ouverte que depuis deux mois, tout le
monde est à essai, donc personne ne se dit
syndiqué, mais j’ai déjà repéré qui pourraient l’être
et que je ne confirmerais pas !
187
- Vous avez bien raison Monsieur le Directeur. De
mon côté, rien à craindre.
- Ton boulot ne sera pas compliqué, mais il faudra
t’y mettre. Soit, tu seras à la chaine de
conditionnement des reliures de « Tout l’Univers »,
soit tu déchargeras les semis remorques qui nous
approvisionnent.
- Tout l’Univers, je connais bien. Je les lis.
- C’est bien, mais ça ne te serviras à grand-chose
ici !
Formalités administratives faites. Je suis entré dans
le « livre du personnel ». J’ai une existence légale
dans ce hangar à bouquins. J’en serais presque
fière. Dans le fond à droite de l’usine on me guide
vers une grande table. Cinq personnes, hommes et
femmes s’y activent. Deux équipes, l’une de trois et
l’autre de deux. Je serais le troisième de l’équipe de
deux. L’un, prends les « Tout l’Univers » reliés sur
une palette, le deuxième contrôle qu’ils soient en
bon état et les mets pas piles de six et le troisième,
moi, les rentre dans un carton et ferme le carton.
C’est simple, mais effectivement pas le temps de
les lire. Au bout de dix minutes et une douzaine de
cartons mes deux équipiers m’apprennent qu’ils ont
des primes de rendement, donc il faut aller
beaucoup plus vite. Une sorte de course effrénée
s’installe entre les deux équipes qui se font face. Je
ne tiens pas le rythme. Mais alors pas du tout ! Le
mot « glandeur » fuse sur un ton bas, mais très
188
audible. Un contremaitre s’approche par derrière
sur un transpalette électrique. On m’avait déjà mis
au courant « ceux qui ne foutent rien et ne se
déplacent qu’en transpalettes électriques se
nomment
des
contremaitres ».
L’homme
tranquillement assis sur son engin m’interpelle
violement.
- Toi, le gamin, si tu te tournes les pouces, ça va
pas aller. Change de place et prend les bouquins
sur la palette et plus vite, on n’est pas à la
Sorbonne !
Fini le vouvoiement, je me sens « machine ». Les
« Temps Modernes », je ne suis pas Chaplin, mais
on me traite de charlot. Ma carrière de
manutentionnaire commence mal. Après une
journée passée à battre le record du monde de la
mise en carton, je n’ai pas trop envie de débauche.
Juste de diner et de dormir. Est-ce bien vrai que les
vacances payées par mon labeur seront vraiment
meilleures. Meilleures, j’ai des doutes, mais
nécessaires, ça j’en suis certain. Maman compatie
et me prépare mon plat préféré, une bœuf
bourguignon réparateur.
Jour après jour, je rentre dans mon boulot de
manutentionnaire. Plus question de débauche. Les
soirées sont courtes et la télé me sert à rester
éveillé. Ce qui est bien dans ce genre de boulot
c’est qu’on ne réfléchit pas. A quoi réfléchirait-on ?
A ce que l’on fait ? Non surtout pas sinon on
s’arrêterait tout de suite. Ce n’est pas la « Bête
189
Humaine », nous serions plutôt devenus des
machines et pas d’humain la dedans. Surtout pas
dans les rapports entre les ouvriers. On arrive, on
bosse et on se casse. Je touche mieux les
conditions de « L’Assommoir » de Zola. Pour ceux
qui sont là, je comprends que l’alcool puisse être
une porte de sortie. Une échappatoire. Et puis au
moins au bistrot des sports de Veneux il y a des
copains. Des mecs qui ne vous demandent pas
d’aller plus vite à la chaine, sauf peut-être pour les
coups de rouge !
Demain matin on attend un semi pour le boulot de
la semaine.
On m’a prévenu, « Il sera pour toi ! »
Je me réjouis, plus de chaine, plus de cadence et
peut être plus de feignant en véhicule électrique
dans mon dos. Rien qu’un camion à moi tout seul à
décharger. Dix heures moins le quart. Mon camion,
après moult manœuvres et un vélo écrasé se gare.
Croupe béante et offerte à l’entrée de l’entrepôt de
l’usine.
- A toi de jouer Bertrand !
- Non, Bernard !
- M’en fout, à toi de jouer quand même, et magne
toi il faut que le semi reparte vite !
Après le record du monde de la mise en carton, je
m’attaque à la course contre la monte du semi vidé.
190
- Je mets tout ça ou ?
- M’en fout !
Ca au moins, c’est un ordre clair. Je repère un
grand coin vide, très proche du cul du camion. Ça
fera l’affaire ! Un carton de six bouquins, c’est pas
lourd. Mais cent, mais mille, ça pèse un âne mort
comme dirait papa. Il doit faire cinquante degrés
sous ce putain de camion. Au bout d’une heure et
demie la remorque est vide et le tas d’ânes morts
devient conséquent.
- T’en est que là, qu’est ce tu fous ?
- Bah faut l’temps !
- M’en fout, t’iras pas déjeuner !
- Bah, quand même !
- M’en fout, t’as compris ?
Oui, ça j’ai compris qu’il s’en foutait. Et rebelote
pour un deuxième tas d’ânes de plus en plus morts.
Je suis trempé comme une soupe. Ça coule de
partout. Le pire, c’est dans les yeux et sur mes
lunettes. C’est le genre de boulot qui pousse à
réussir ses études pour ne plus jamais
recommencer ce type de tâches débiles. Les livres,
oui, mais à lire. Après ça, j’arrête quand même ma
collection de « Tout l’Univers ».
- Monsieur Roger, c’est terminé !
191
- Pas trop tôt, qu’est que t’es lambin ! T’as mis ça
ou ?
- Là-bas au pied du semi !
- Mais ça va pas, comment qu’on va faire pour
décharger ceux de demain ?
- J’sais pas, vous m’avez dit que vous vous en
foutiez !
- C’est pas le genre de trucs que je dis, il faut virer
tout ça avant ce soir
- Ou ?
- M’en f…, euh, là-bas !
- Montrer moi exactement, je ne vais pas déplacer
ce tas jusqu’à la fin juillet.
- Tu vas construire un mur de cartons pleins entre là
et là.
- Ca tiendra jamais !
- Gerbe haut !
- Euh oui, bien sûr !
Sitôt son engin électrique parti je me dirige vers un
vieux qui « m’a à la bonne ». Je lui demande la
signification du verbe « gerber ». Après des
explications peu claires, je comprends que ça doit
vouloir dire « empiler très haut ». Alors j’empile
comme les Shadocks pompaient. A une heure de la
192
débauche je suis à la tête d’un beau mur d’une
dizaine de mètres de long sur deux mètres de haut.
Il reste un bon tiers à « gerber » mais je ne peux
empiler et escalader à la fois.
- Monsieur Roger, je fais comment maintenant ?
- J’vais te les jeter et tu continueras ton mur.
Révélation de taille, le contremaitre sait aussi
marcher sans être sur son fauteuil électrique. Grand
progrès, ce mec est autonome dans ses
déplacements. Effectivement, il me jette les cartons.
Mais manque de synchronisation, il est plus rapide
à jeter que moi à réceptionner et à construire mon
mur savant de bouquins éducatifs. Trois quarts
d’heure que l’usine est fermée. Plus personne que
le jeteur qui « s’en fout » et le réceptionneur qui a
très envie de lui retourner ses putains de cartons
sur la tronche. Je suis bien à plus de trois mètres de
haut. Il me jette le dernier carton.
- Bon, ça y est, maintenant, je fais comment pour
descendre de cette muraille ?
- M’en fout. On verra ça demain !
- Pas de blague, Monsieur Roger, il faut que je me
casse chez mes parents !
- M’en fout !
Ce con prend la direction du panneau de lettres
rouges « Administration ». L’entrepôt étant fermé
c’est la seule sortie. Je suis crevé et très en colère.
193
Que faire ? Je peux toujours crier, il n’y a personne,
alors pas la peine de se fatiguer plus. Je suis
trempé, je pue la sueur. Je me souviens des
escalades de rochers en forêt de Fontainebleau.
J’essaie de retirer des cartons afin de me ménager
des marches, une échelle. Mais étant sur les
cartons que je devrais retirer j’ai du mal. Je n’y
arrive pas. Une seule solution, démolir une partie de
ce que je viens de construire.
- Ça va le gauchiste ? Tu trouves une solution ?
- Ah, vous êtes la Monsieur Roger, pouvez-vous me
passer une échelle, s’il vous plait ? »
- Je m’en fous souvent mais je ne suis pas si con
que ça. En plus c’est un coup à avoir des sales
problèmes avec ton père. Aller, descends ! Tu diras
à M’sieur Regnault que l’Roger Lanoy est quand
même un bon ouvrier et un brave gars !
Toujours pas envie de débauche ce soir. Je ne
demande pas mon reste. Douche et dodo. Demain
sera un autre jour. Un jour sans semi-remorque, j’en
aimerais presque ma chaine et les records de mise
en cartons.
Depuis quelques jours je suis alerté par un curieux
manège. Une sorte de balai. Monsieur Roger allait
prendre, à l’aide de son Fenwick électrique, une
palette à environ deux mètres de haut. Il la posait
par terre devant ce mur de palettes pleines de
« Tout l’Univers ». Prenait la palette suivante, à
même hauteur. A ce moment-là un autre
194
contremaitre et une ouvrière se plaçaient sur les
deux dents de l’engin jaune et se laissaient monter
à l’emplacement de la dernière palette enlevée. Une
fois le contremaitre et la femme en place, Monsieur
Roger replaçait une palette pour les laisser hors de
la vue des autres. Le couple disposait d’à peine
plus d’un mètre carré pour faire leur affaire. Je
trouvais cela très osé car s’était fait aux vues et aux
sues de tout l’atelier. Ce matin, je tiens à en avoir le
cœur net. Je décide d’en parler à Jacqueline une
fille de Veneux que je connais un peu pour l’avoir
reçu dans ma cave, le Mahogany Hall club.
- C’est quoi ce manège ?
- C’est ignoble, tu trouves aussi ?
- Surtout, je ne comprends pas pourquoi baiser
dans l’entrepôt, alors qu’il y a la place en forêt, dans
les champs ou chez eux.
- Mais non t’as rien compris. C’est du chantage.
Nous sommes toutes en attente d’être confirmées
dans cette sale boite, alors les contremaitres se
servent, sinon couic.
- C’est infect. Il faut se plaindre !
- A qui. T’es con ou quoi ?
- Et toi, tu y es passé ?
-Non pas encore. J’ai peur, ça me donne envie de
vomir. J’aime Patrick, j’ai pas envie de me faire
sauter par un autre. Mais si y faut, j’irais. Y a pas
195
beaucoup de boulot par ici, à part l’usine Schneider
de Champagne. Mais la bas le boulot est vraiment
dur.
- Pire qu’ici ?
-Tu plaisantes, ici c’est très cool ! Eh Regnault, t’es
vraiment un gosse de riches !
C’est bizarre, c’est la première fois que je parle de
relations sexuelles avec une fille. Serais-je entrain
de grandir? Dans le fond de moi, je suis révolté de
voir ces filles, ces mères de familles obligées de se
prostituer pour conserver leur boulot. Ça me donne
une sale vision à la fois du monde de l’usine et de la
condition des femmes. Des petits chefaillons laids
et hargneux se tapent des femmes grâce à un
chantage immonde. Tout ça pour qu’elles
continuent à avoir le droit de se défoncer à la
chaine sur des cadences débiles pour gagner six
cents balles à la fin du mois. Est-ce la même chose
dans les bureaux ? Je ne crois pas, dans les
bureaux il y a des gens bien élevés ! Ou non ! Je
ne sais plus. En tout cas je suis certain d’une chose
je ne profiterai jamais d’une femme dans ce genre
de conditions dégueulasses.
Ca y est le « joli mois de juillet » au travail est
terminé. Ce soir c’est la récompense. La paie. Nous
sommes tous comme des andouilles à faire la
queue devant le bureau du directeur. Nous sommes
debout, le dos courbé. Ceux qui sortent ont le
sourire. Joyeux, ils blaguent. A mon tour, je frappe à
196
la porte. J’entre. Le Directeur est la assis. A côté,
debout, le comptable. Des liasses de billets nous
attendent.
- Ton nom ?
- Regnault, Bernard Regnault !
- Six cents vingt-deux francs et vingt-deux centimes.
Cinq cents, cinq cents cinquante, six cents et vingtdeux centimes. Voilà !
- Merci beaucoup Monsieur ! Euh au revoir
Messieurs !
Pas un mot. Pas un merci. Pas un « comment s’est
passé ton mois. Pas un « au revoir ». Je pars sous
l’indifférence générale. Chacun s’enfuit au plus vite
ce vendredi soir. Mais eux, les pauvres ils
recommencent lundi. Les cadences, l’odeur de
colle, les camions à décharger, les humiliations et
les grossièretés en tout genre des contremaitres.
Merde c’est leur lot et c’est terrible. Quant à moi, il
ne me reste plus qu’à réussir mes études afin que
ce mois ne soit qu’une expérience et pas le début
d’une carrière en usine. A l’allure du « moi » de
cinquante-huit ans que j’ai rencontré, de ses
vêtements, du choix de ces mots et de la qualité de
ses mains, il n’a pas du passé longtemps à la
chaine dans des usines de merde à subir les
sarcasmes de contremaitres. Pourvu que lui n’est
pas été contremaitre lui-même !
197
Chapitre N°16
Devant mon demi paquet de galettes bretonnes
rehaussées de leur beurre, la question qui
m’obsède est de savoir si mes vacances en Corse
seront vraiment meilleures avec l’argent que j’ai
gagné durant un mois, ou si elles auraient été
bonnes aussi avec l’argent donné par mes parents.
J’opte pour la seconde hypothèse.
Après demain, les quatre mousquetaires de Veneux
seront dans le train Paris-Marseille. Enfin, à part la
parenthèse du duel au sabre, nous sommes plutôt
les sales gamins parisiens, mi étudiants, mi
glandeurs, mi fêtards. Tiens, trois moitiés ! Il faudra
que je me repenche sur mes cours d’algèbre. Nous
apparaissons tellement turbulents aux yeux de nos
concitoyens, qu’après tout trois moitiés ça peut
aller ! Donc préparatifs pour le grand voyage. Les
achats pour l’expédition ont été faits à Paris. Je
rentre rue de Reuilly ce matin. Il fait beau, chaud !
La lumière dorée de cet après-midi a la couleur des
mirabelles des champs du milieu de cette belle
saison. La gare de Veneux sent le goudron suave et
chaud. L’hiver sous la neige, les gens se déplacent
au ralenti de peur de tomber. Début août, aussi de
peur d’avoir chaud. J’ai chaud. Moins que sous le
semi-remorque, mais très chaud quand même. Le
train, vert de gris, freine dans des grincements de
freins insupportables. Fontainebleau, Bois le Roi,
Melun. Gare de Lyon chaude, ralentie et puante.
198
Pas un temps à prendre le métro. En août, ça pu la
sueur, d’abord la mienne. Celle-là, ça va, mais
gardez moi ce celle des autres. A gauche, avenue
Daumesnil. Mairie du XIIème, puis chemin qui
m’amène du collège à la maison. Paris pue.
Souvent je me retourne. Personne ne me suit. Pas
de « moi » à cinquante-huit ans. Je n’ai pas trop
envie de me voir ! J’éprouve à son égard le
sentiment que l’on pourrait éprouver pour un parent
proche et aimé qui connaitrait des secrets que l’on
n’a pas envie de partager. L’appart n’est pas trop
chaud. J’avais laissé mes achats pour l’aventure
Corse au milieu du salon. Prévert dirait : une tente
jaune-orange, un masque de plonger, un fusil
harpon, des Pataugas, un sac de couchage
écossais, une gourde, deux maillots de bain, des
chemises, des polos et sous les polos un raton
laveur. Zut, pas de raton mais des affaires pour se
laver. Dans mon dos un énorme sac à dos beige.
Le jeu consiste à mettre le bordel à la Prévert dans
le sac. Aie ! Pas simple, mais obligé pour avoir le
droit au dépaysement et de dépenser le fric gagné à
la sueur de mon front.
Il est dix-sept heures. Je rentre dans la gare de
Marseille, non la gare de Lyon qui mènera notre
équipée vers Massalia. A gauche les grandes
lignes. Je me dirige vers ce très long hall au bout
duquel partent les trains pour le bout du monde,
enfin le bout de la France. Le long de ce grand
couloir, sur le mur au dessus des guichets il y a de
grandes fresques représentant des paysages du
sud. Soleils et mers, bâtiments magnifiés. Le rêve
199
dans le douzième arrondissement ! Souvent j’ai
aperçu ces peintures en prenant le tain pour
Veneux. Pour moi, avant, elles n’étaient que
publicité, aujourd’hui, elles sont promesses. Mais la
réclame n’est elle pas avant tout « promesse ».
Aujourd’hui elles s’adressent à moi. Je suis
acheteur. Je suis en avance de deux heures sur le
départ du train. J’ai l’air moins anachronique avec
mon bardât à la gare de Lyon que dans les rues
d’un Paris vide. J’y ai des émules. J’aperçois Papa,
costume gris, chemise blanche, cravate sombre.
Bises effleurées comme à l’habitude. Il tient à
m’accompagner dans mon compartiment de ce long
train du soleil. Espace vert sombre. Triste. Photos
en
noir et blanc au contraire des fresques
multicolores. Le Mont Blanc à Chamonix, Dijon,
Place Masséna de Nice et autres. Mon père m’aide
à placer ma boursouflure dorsale dans le filet à
bagages au-dessus de ma tête. S’il tombe, je suis
mort. J’attends les recommandations paternelles
comme on attend son livret scolaire. On sait qu’il va
venir, on ne sait pas exactement ce qu’il y a
dedans, mais on se doute un peu !
- Bon, Bernard, ça y est, Maman et moi on va te
laisser voler de tes propres ailes, durant un mois
loin du foyer. Tu vas voir comme c’est agréable de
dépenser son propre argent. Ca a plus de saveur.
- Mouai !
- La liberté a un prix, tu l’as payé, tu y as droit.
200
- Mouai !
- Je voudrais te dire une chose que tu dois
comprendre pour toute ta vie. Tu portes le nom de
Regnault, comme tes ancêtres. Respecte ce nom.
Ne fais pas n’importe quoi avec.
- Oui papa !
- Ca y est, le message est passé. Cette fois il a fait
fort. C’est du grand Jean Michel Regnault. Dans le
fond, il n’a pas tort. Je garderais la formule si j’ai
des enfants comme il paraitrait.
A cet instant précis de la rupture pour un mois
d’avec mes parents, je m’aperçois du rôle de
chacun. Papa s’occupe de politique intérieure,
extérieure, de la gestion de Veneux, de culture, de
son rôle de magistrat et des grandes choses de la
famille. De la pérennité du nom Regnault. Maman
de tout le reste. De nous trois, mon frère Gérard,
papa et moi. Elle est le point fixe de la famille. Sans
bruit, avec peu d’état d’âme. Sans éclat. Sans
grande phrase. Elle est toujours là. Pivot de notre
bien-être. Elle est une Delapierre, il est un
Regnault. Il essait de penser et faire de grandes
choses. Elle fait toutes les petites choses pour que
tout aille bien.
- Dans une heure le train de la découverte va partir.
Michel, maigre et mèche blonde rebelle sur un front
large arrive.
201
- Alors tout est prêt pour aller dans l’ile de
Napoléon ?
- Tu sais c’est aussi celle de Paoli, une sorte de
révolutionnaire qui essayât d’unifier son territoire.
Pipe au bec, notre vrai révolutionnaire, Dominique
arrive. Un peu bougon, comme d’habitude. Philippe,
à grands pas le suit sur le quai. Ces trois-là ont l’air
blasé. Pas fébrilisés par notre départ imminent. Je
sais que tout ça est feint. Ils ont deux ans de plus
que moi. Ils jouent les grands, les adultes devant le
gamin que je suis. J’assume ma joie d’enfant. Dans
le fond, ils sont comme moi. Comment ne pas l’être,
pour eux aussi ce sont les premières vacances
sans parent. J’ai ça de plus sur eux, que je vais
connaitre cette liberté à seize ans et pas à dix-huit
comme eux. Le Paris Marseille s’ébranle. Part,
roule. Les paysages des voies de trillages de la
gare de Lyon s’éloignent pour laisser place à
Villeneuve-Trillage. Les ruptures entre les rails
chantent.
Tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-tupars-en-Corse-et-na-na-na. Bon ça ne va pas me
faire le même couplet durant douze heures. De
nouveau, nous nous installons devant la carte pour
la nième fois nous répétons le périple comme pour
nous assurer que c’est bien vrai. Nous la
connaissons par cœur l’Ile de Napoléon Paoli. Nous
commencerons par retrouver Yves, un étudiant en
médecine de Veneux, demain soir, à Ajaccio. Diner
en la ville, puis direction Porto. Et non Porto n’est
pas que dans le Pays de Salazare ! Camping dans
202
la baie de Porto et plouf, baignade. Et puis les
autres noms de lieux, de montagne, de cols et de
plages s’égrainent comme autant de magies qui
sentent le maquis et les bandits corses. Le guide
bleu de Michelin est notre source de rêve. Nous
avons lu et relu les descriptions de paysages. Nulle
photo n’est venue nous aider à rêver. Ce qui veut
dire que nous avons tous les quatre nos propres
images dans la tête. La vérité objective des
paysages ne passe que par notre imagination
induite par les mots des rédacteurs du guide. C’est
tellement mieux que des photos figeant leurs
réalités. Je souhaite que les rédacteurs n’aient pas
eu trop de talents et que la réalité soit celle fixée
dans nos esprits. Je me souviens d’avoir rêvé et
lisant « Le grand Meaulne » et d’avoir été tellement
déçu après être allé le voir au cinéma. Faites que
les rédacteurs du Michelin ne soient pas des Alain
Fournier de génie ayant décrit un paysage de
Beauce avec des rochers, des mers bleues, des
montagnes arides s’ouvrant sur des cascades et
des lacs d’argents. Faites que le maquis ne soit pas
du blé et les cochons sauvages des vaches noires
et blanches paissant devant des trains comme celui
qui nous emmène à Marseille. Avant la gare de
Veneux, j’ai regardé à droite et j’ai vu le passage à
niveau, la rue Mater et aperçu la maison de mes
parents. Pincement au cœur, mais bye-bye, je suis
grand et je n’ai pas besoin de vous durant un mois.
Les villages, les villes, les campagnes et les vaches
nous souhaitent bonnes vacances. Nous nous
partageons
les
très
nombreux
sandwichs
203
confectionnés par des parents sans doute inquiets
en silence. Nous parlons politique. Je sens bien
qu’ils m’en veulent tous des élections gagnées pas
les gaullistes en juin, balayée la révolution ! La
France n’a jamais été autant à droite. En fait ça les
rassure, ils n’aspirent qu’à être de petits bourgeois
comme leurs parents. En fait, ça m’ennuie, j’aimais
assez le bordel ambiant et la liberté des jours fous
de mai et juin. Tant mieux, tant pis ! Le gros poupon
roux envoyouté de Cohn Bendit, va nous manquer,
mais je suis assez content que le Mit’rand qui a écrit
« Le coup d’Etat permanent » est loupé le sien à
Charletty. Qui sont les vrais voyous, qui sont les
imposteurs ? Les discutions ne s’enveniment même
pas. Ils ont eu leur bac au rabais. Ils n’en sont pas
fiers. J’ai eu mon BEPC, je n’en suis pas fier non
plus. Ils vont rentrer en prépa et moi en classe de
seconde économique. Mais l’avenir est très loin.
Dans un mois. Nous serons devenus des corses,
avec moult aventures à raconter à nos copains
blêmes. Nous décidons de dormir. Quatre dans un
compartiment de six. Ça devrait être possible. Trois
sur les banquettes et un par terre. Je n’attends pas
qu’on me le demande. Je prends la place du milieu.
Par terre. Trois bacs en l’air, un BEPC par terre.
L’oreille droite contre le plancher, le train continu à
me raconter son histoire. Tu-pars-en-Corse-tu-parsen-Corse-tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-tupars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-et-na-na-na.
Ca
ronfle en stéréophonie, ça pue des pieds en mono.
Les nuits sous la tente, ça promet. Des vraies
vacances entre mecs. Je me venge. Je ronfle ! Tu-
204
pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corseet-na-na-na.
Tiens, un pied devant les yeux et un autre sur les
fesses. Lueur. Où suis-je ? Ah oui, par terre. Ou par
terre ? Dans le train. Les idées me reviennent et le
train reprend sa chanson au cas où j’aurais oublié
ou j’allais tu-pars-en-Corse-tu-pars-en-Corse-tupars-en-Corse. Dominique est le seul à dormir
encore. Je me précipite vers la vitre du couloir du
wagon, au cas où nous serions déjà en Corse. Non
mais déjà la mer. Bleue et calme. Immense. Mais
comment se fait-il que pour aller entre Paris et
Marseille on puisse longer la mer. Ou j’ai loupé un
cours de géo, ou nous avons oublié de descendre à
notre destination. Je m’ouvre de mon doute
existentiel auprès de Michel. Dans une puissante
déduction du futur étudiant de math sup, il me fait
remarquer qu’il nous reste une heure avant d’arriver
chez Pagnol, donc Marseille n’est pas encore
atteinte et que vu que nous ne sommes avant notre
destination il ne peut s’agir de la mer, mais l’étang
de Berre.
- Du reste, il n’y a pas vague. Donc, pas la mer !
Je n’ose lui dire que la méditerranée n’est pas
l’océan. Donc, pas de vague ! Etant donné qu’il
reste effectivement une heure, il a raison. De part et
d’autre le couloir de notre train se rempli d’êtres en
petites tenues assez ridicules. Des pyjamas, de
chemises de nuit, des caleçons et autres tricots de
peau. Tout cela est assez ridicule. Le français au
lever ne ressemble à rien. Il y a même des
205
bigoudis ! Merde, vous n’êtes pas chez vous !
Tenez-vous ! Même mes parents chez nous ne
sont pas aussi communs que ces gens dans un lieu
public. Est-ce la même chose, voire pire dans les
campings. Je n’avais pas pensé à ça. Aucune ligne
sur le guide bleu du Michelin.
Saint Charles. Avé l’assen ! Fernandel est au micro
de la gare. Les quatre mousquetaires, sac à dos
trop lourds. Trop larges. Fusil sous-marin en travers
déboulent. Nous aussi, avons notre part de ridicule.
Je nous imagine marchand en canard, chaussés
des palmes que nous avons dans nos sacs. Nous
sortons de Saint Charles sous les vociférations de
Don Camillo. Non, nous ne sommes pas dans la
Beauce. Ici, c’est comme si on avait placé la gare
de Lyon sur la butte Montmartre. Nous sommes en
hauteur et il va nous falloir descendre tous ces
escaliers pour entrer dans le cœur de la ville
promise après douze heures de train de
ronflements et de pieds qui puent. Nous ne sommes
plus les mousquetaires. Pas l’allure. Nous sommes,
à notre tour les Dalton. En file indienne. Dominique,
pipe au bec. Carte en mains. Suivi de Michel, puis
Philippe et enfin moi, Awrelle, descendons ce
« putaing » d’escalier. Les sacs sont lourds. Je dois
peser le même poids que le moi que j’ai rencontré.
Mais moi, je n’ai pas l’habitude de peser aussi
lourd. Joe Dalton, nous dirige à droite dans les
ruelles qui devraient nous conduire à la Joliette.
Paris est sale, Marseille est vraiment dégueulasse.
Ca pue, les ordures sont partout. Ca crie fort, ça
parle fort, ça chelingue fort. J’aime pas. Vite le port
206
pour éviter la porcherie. Eh, non, c’est pire. Je
pensais, port de plaisance. J’arrive dans une usine
sale. Une gare de transport d’animaux. Si, plus on
va au sud, pire c’est, j’ai très peur d’Ajaccio. Rien à
ce sujet sur le guide bleu. Je crains de plus en plus
la mauvaise adaptation d’Alain Fournier ! De files
d’attente en panneaux, nous trouvons notre file.
Attente est un mot faible. Jamais je n’aurais imaginé
qu’autant de monde puisse monter dans un bateau.
Et en plus il y a des voitures. Loin la chanson
d’Hugues Aufray ! Ce n’est pas un fameux trois
mâts fin comme un oiseau ! C’est un fameux garage
fin comme un cageot ! Son nom, le Napoléon.
J’aime assez l’idée que le « Napoléon » fasse la
navette entre Corse et continent. Mais nous ne
resterons pas cent jours, seulement trente. Et lui
continuera sa navette. Est-ce vraiment un
hommage à l’Empereur ou une vanne de mauvais
gout ? Dans les trains, il y a première et deuxième
classe. Sur le Napoléon, il y a aussi ces deux
classes, mais aussi une troisième pour les bagages
et une quatrième pour les étudiants qui ont gagné
leurs vacances à la sueur de leur front en
déchargeant des semi-remorques de bouquins en
juillet. Nous serons en quatrième et je crains déjà le
pire. Le pire, oui, nous y sommes. L’Exodus, sauf
que nous avons quand même payé un peu. Pas
cher, mais un peu quand même. Douze heures !
Arriverons-nous à destination de la terre de Corse
promise. Pas certain. Nous avons le choix entre une
soute ou le pont. Bonjour les ronflements et les
odeurs de pieds puissance mille. Le sol du bateau
207
ou les cordages. Le sol, on va être piétiné par les
pieds qui sentent. Direction les cordages verts. Il
doit être six heures quinze, l’Exodus, part à sept
heures quinze. Les Dalton prennent possession des
cordages. Ho hisse. Notre médecin de famille, le
docteur Eginer, mulâtre et
ex toubib sur les
bateaux de l’armée, m’a dit, « Tu pars en Corse en
bateau. Prends de la Nautamine, sinon tu risques
de gerber et au moins avec ça tu pionceras ».
J’ai déjà gerbé des palettes à l’usine et j’ai envie de
pioncer, jusqu’à destination ! Il m’a recommandé
d’en prendre deux « si vraiment ça va mal ». J’en
prends trois pour arriver plus vite à Ajaccio. Sitôt
pensé, sitôt fait, sitôt je dors. Je dors, j’ai chaud. Le
soleil brule. Je vais bronzer vite. Les filles devraient
aimer. Je dors avec des filles dans la tête. Que
dans la tête. Mais c’est bien quand même. Je dors,
c’est bien. Je m’évade.
Sueur à la racine des cheveux. Sueur sur le front.
Sueur qui coule le long du nez. Insupportable. Où
suis-je ? Ah oui. Papa, train, Marseille, Napoléon,
bateau, départ, Corse, Eginer, Nautamine, dodo…
Mais putain, depuis le temps nous devons être
arrivés. Ca tangue, ça roule, nous devons être
encore en mer. Il est marqué sur notre « petit livre
rouge », enfin sur notre guide bleu qu’une heure
avant l’arrivée on peut voir les cotes de la Corse.
Avec tout ce temps passé à dormir je dois être au
bout du monde. Plein soleil. Les yeux piquent de
lumière. J’ai chaud. Je suis trempé. En
« nage »comme disaient mes grands-parents avant
208
de me passer une serviette sur le corps. Dans toute
cette horde j’essaie de retrouver mes copains. Des
corps partout, des chemises de toutes les couleurs,
des dos nus, des filles en soutien gorges. Vision
paradisiaque. Des filles presque nues, ça devait
être comme ça dans les amphis de la Sorbonne. En
plus, ici il y a l’évasion et le soleil. A dix mètres une
fumée, une pipe et une mèche. Dominique, dans un
maillot de bains assez ridicule contemple le large.
Capitaine Haddock en slip de bain.
- Alors, bien dormi, Bernard ?
- Oui, merci, très bien. Comme ça, ça raccourci la
traversée. Voit-on déjà les côtes ?
- Les cotes de quoi ?
- Les côtes de porc ?
- Mais tu veux parler de quelles cotes ?
- Bah, de celles de la Corse !
- Tu plaisantes, nous ne sommes partis que depuis
une heure, il e encore onze heures de voyage !
- Bon, là, il se fout de moi. J’ai dormi, on doit être
proche des cotes de notre aventure. Je me retourne
vers un mec blond. Je lui demande l’heure. Merde,
il est anglais. Comment dit-on ?
- What weather it is ?
- Sunny !
209
- Sunny ! c’est quelle heure déjà ? Je fais dix pas,
j’écoute les gens parler. J’en repère deux qui ont
l’air de parler en français.
- Quelle heure est-il s’il vous plait ?
- Huit heures et demie !
- Euh, du soir ?
- T’es con ou quoi ? Du matin ! on est partis il y a
une heure et demie !
Et merde, la terre promise, n’est promise que pour
dans très longtemps. Encore onze dans cette
galère. Je regarde la mer. Elle est bleue. Bon,
voilà ! Elle est bleue et c’est tout. Elle sera encore
bleue dans onze heures. Ca fait long de bleu.
Même pas de vache ou de montagne. Du bleu, du
bleu marine certes, mais que bleu-bleu. Peu de
vague. Pas de poisson. Même pas volant. Rien à
lire. Des cordes, du bois et des gens. Je décide au
moins de bronzer pour les filles, je me mets torse
nu. On moins, ce sera ça de fait. Ça chauffe, ça
bronze, et puis voilà. De soleil en mer bleue, le
temps passe, lentement. Mais passe. A midi, en
cercle nous terminons les sandwichs maternels.
Une rasade de café au thermos. Un re bronzage. Je
deviens rouge. Ça doit être ça des coups de soleil.
Je me rends compte que coups de soleil sur les
épaules riment assez mal avec sac à dos. Déjà que
sac à dos rime mal avec épaules. Alors on se calme
et on remet une chemise. Déjà la chemise frôlant le
corps, ça fait mal. La Nautamine est-elle aussi
210
prévue pour ça ? Deux heures avant l’heure
fatidique je m’accoude au bastingage. Christophe
Colomb attendant ses Indes. Pas d’Indes ni de
Corse. Au loin, un nuage haut et foncé dans le ciel
bleu. Le nuage est très bas. Le nuage se précise. Il
devient consistant. Puis devient montagne. Je
savais à la lecture du guide bleu qu’il y avait des
montagnes en Corse, mais je ne savais pas que la
Corse n’était qu’une montagne. Y a-t-il des plages ?
La mer, je m’en doute, il n’y a que ça depuis une
demi-journée. Mais des plages. Pas des fiords, de
vraies plages en sable et pleines de filles. Les
exilés de l’Exodus reprennent vie. Le port se
précise. On voit de vrais gens sur les quais. La
Corse est habitée. Bonne nouvelle. Sirènes graves
et manœuvres. Napoléon va vomir voitures et
passagers. Le sac à dos sur les épaules. Aie, le
soleil, n’était pas du tout une bonne idée. Ça
chauffe. Une bonne odeur de fioul et de maquis
savamment dosée est au rendez-vous. Les
vacances commencent.
Notre mission est de retrouver Yves sur le port. On
aime
bien Yves, mais c’est surtout sa deux
chevaux grise qui nous fait envie. Sans elle, enfin,
sans eux il nous faudrait faire de l’auto stop
jusqu’au qu’à notre point de ralliement, Porto.
Même si nous n’en avons jamais fait le « stop » ne
nous fait pas peur. Mais du port d’Ajaccio, ou
trouver la route de Porto. Tous croient qu’elle est au
sud, quant à moi qui connait la carte par cœur, je la
vois au nord. Bon avant de sortir la carte, le plus
simple est de trouver Yves.
211
Tino Rossi n’est pas diffusé par hautparleur sur le
port de la ville. Pas « petit Papa Noël », mais « Oh
Corse, ile d’amour », ça aurait de la gueule. Tous
s’agitent, tout bouge. Sauf, là-bas, loin sur un
muret, un mec en blanc comme le muret, assis,
attend sagement, immobile, lunettes à monture
noire. Il fume sa clope. Il ne regarde même pas. Ne
cherche même pas des yeux dans la foule des
exilés. Il est là. C’est tout. En fait, c’est ce qu’on
attend de lui, d’être là. Nous, nous exultons, Yves,
impassible attend. Des cris en sa direction. Il lève
les yeux. Sourit. Un bref signe de la main droite.
Déhanchement, une fesse après l’autre, il se met
debout. N’avance pas. Attend. Nous venons vers
lui.
- Salut ! Ça c’est bien passé ? C’est long hein ?
- Bah oui ! Long !
Je rajoute, long, chiant et chaud. Surtout chaud aux
épaules.
- Eh oui, la Corse ça se mérite !
- Tu as l’air fatigué, vous dormez mal à Porto ?
- Non, mais je prends la philosophie du coin. Je
bouge au minimum. C’est bien comme ça. Ça me
va. Je compte même importer ça sur le continent.
- On a un peu la dalle. On se paie un resto ?
212
- Ah, oui ça fait une semaine qu’on se tape des
sandwichs et autres salades sur la plage. Ce soir on
bouffe.
Tout est sud ici. L’odeur. Les odeurs. Les accents.
Les bruits du port. La douceur de vivre. Les sons de
musiques suaves et les aigus des guitares. Les
petites terrasses de cafés. On ne vit pas ici, on est
en vacances toute l’année. D’un seul coup, les
images et les odeurs du faubourg Saint Antoine me
reviennent. La cuisine qui pue dans les cages
d’escalier. La vulgarité des bas sur les pantoufles et
les bigoudis de la mère Leroux. Les gens qui crient,
se bousculent et sentent mauvais dans les métros.
Les gens communs et la vulgarité sont à Paris,
l’harmonie est ici.
Place carrée, soleil couchant, terrasses gaies,
bonnes odeurs de cuisine du sud, sourires avenants
des patrons de resto qui nous interpellent avec
l’accent. Menus pas chers. On nous promet, coppa,
bruccio, figatellis, calamars, loups, fiadones et des
tas d’autres choses à manger à longueurs de
terrasses et d'ardoises. Une terrasse nous appelle,
non, pas cette terrasse-là, mais nos ventres nous
conduisent vers celle-ci. Nous nous installons dans
une ruelle autour d’une table ronde. Tout cela m’a
l’air normal, mais je me dis que c’est la première
fois que je vais au restaurant sans mes parents. Je
vais me payer un repas, dehors dans un coin que ni
Papa ni Maman ne connaissent. Ce diner va me
couter un quart de semi-remorque déchargé en
213
juillet. Là, je crois que ça vaut le coup et même le
coût.
- Prendrez-vous une moresque ?
- Une quoi ?
- Une moresque, c’est un apéro avec du pastis et
un autre truc sucré !
- Vas pour ton truc, ça saoule ?
- Un non, mais plus oui !
- Vas pour plus direct !
C’est bon ce truc, fort comme de l’alcool et doux
comme un bonbon. Ca sent Pannisse, Marius et les
cartes. Le Pastis de l’évasion. L’alcool de l’interdit.
Le gout de la liberté sans contrainte, sans
jugement, sans autre avenir que celui de se dire
que demain sera la plage, les copains. Nous dinons
de trucs que je n’ai jamais mangé. Nous buvons du
rosé. Il va être bien Yves pour conduire de nuit, déjà
qu’il est miro ! Nous votons pour élire le ministre de
nos finances. Michel est élu haut la main. Enfin,
haut les mains qui se sont levées. Je décroche le
poste de ministre de crise. Ceci consiste à gérer
notre budget quand nous n’aurons plus que dix
francs chacun. C’est dire s’ils ont limité les risques
de ma gestion.
Diner terminé. La question qui se pose est de savoir
où Yves a bien pu garer sa deux chevaux.
214
- Mais aidez moi !
- Euh Yves, t’es venu tout seul !
- Et alors ?
Bon, on n’est pas arrivés sur la plage de Porto !
Chemins faisant ou plutôt, rues faisant on retrouve
les chevaux garés sur un trottoir à deux mètres de
notre point de départ. La nuit tombe. Elle est douce
et sent bon aussi. Ils sont deux devant. Nous
sommes trois derrière. Deux sacs à dos sur les
genoux et le troisième dans le coffre mal fermé.
Dominique, copilote se saisit d’une lampe de poche
et scrute notre carte fétiche.
Bon Porto est au Nord sur la cote. C’est facile. Le
plus dur sera de trouver la bonne route pour sortir
de la ville. Nous nous arrêtons pour demander
notre chemin. Il n’y a que des allemands ou des
italiens. Au neuvième arrêt, nous trouvons un corse
pur moresque.
- C’est pas facile, mais c’est assez simple !
Effectivement la première partie de la phrase est
exacte. Pas facile ! Au bout de trois quarts d’heure
nous trouvons la sortie du labyrinthe. Notre Dédale
est heureux. Effectivement une fois trouvé, c’est
simple ! La dedeuche peine, le chauffeur aussi. La
moresque et le rosé m’achèvent. Ca tourne, enfin la
route tourne. Je crois que c’est aussi la route.
- Bernard, on est arrivé !
215
- Où ?
- A Veneux !
- Ou ça ?
- Fais pas l’con descend, il faut monter la tente.
Ca a l’air merveilleux. Grands arbres, torrent et
beaucoup de tentes. Au bout de dix minutes nous
décidons de bivouaquer. C’est comme du camping
mais sans tente. C’est plus rapide. En trois minutes
nous trouvons une place sans galet. On rajoute trois
autres minutes et on dort à la belle étoile.
216
Chapitre N°17
Soleil. Chaleur. Branche d’arbre sous la hanche
droite. Odeurs insensées de nature du sud. Goutes
de sueur sur le front. Elle coule au coin des yeux.
Six heures et demie. Il fait « tot-tot » en Corse. Je
me réveille, c’est le rêve. La liberté de se lever en
sueur sur une plage de carte postale. Liberté
gagnée à la sueur de mon front en déchargeant des
camions de « Tout l’Univers ». Tout est calme,
serein. La plupart de mes copains dorment. Plus
loin, le bruit d’un Butagaz. Dominique, mèche
tombant vers la flamme bleue et jaune, s’acharne à
faire tenir une casserole d’eau sur le réchaud
instable.
- Salut Bernard, le soleil ne t’a pas laissé dormir ?
- Non, mais quel joie de se réveiller dans ce décor
de rêve. On en prend plein les yeux et plein les
narines.
- Si tu en veux aussi plein la bouche, j’aurais du
café prêt dans deux minutes.
- Va pour le café !
Des tentes clairsemées à perte de vue. Des sacs de
couchage ça et là entre les tentes. Les grands
eucalyptus décrits sur le Guide Bleu sont au
rendez-vous. Le son d’un torrent rompt un presque
silence. Parfois de petits bruits de vaisselle s’allient
217
à quelques ronflements masculins. Dortoir à ciel
ouvert. Le café est chaud, il sent bon lui aussi. Deux
gros sucres.
- Putain c’est chaud !
- Eh oui Bernard l’eau bout à cent degrés. Pas la
peine d’être en maths sup pour savoir ça !
- Je ne sais pas. On se demmerde. J’ai vu des filles
nues dans le torrent.
- Quoi nues ?
- Oui pour se laver c’est mieux qu’en pull !
- Mais on a le droit ?
- On le prend !
Je n’ose pas aller voir tout de suite ce spectacle,
mais qu’est ce que j’en ai envie ! Je prends la
direction inverse, celle de la plage et de la mer.
D’immenses falaises rouges à peine couvertes de
végétation tombent à pic dans une mer bleu foncé.
Une tour, génoise d’après le guide, se dresse là bas
à droite. La plage n’est pas en sable, mais en gros
galets qui font vraiment mal aux pieds. Des jeunes
se baignent déjà. Deux filles seins nus jouent avec
un gros ballon rouge. Alors des filles dans le Porto,
se lavent nues et d’autres se baignent seins nus.
C’est le paradis. Je me sens bien. Je me sens
homme. Je me sens séducteur. Mais pour être un
vrai séducteur il faut séduire. Ça, c’est pas encore
218
gagné. C’est encore plus compliqué de draguer une
fille à poil qu’une fille habillée.
Je regagne le « camp de base ». Presque tous sont
réveillés. Je fais connaissance de Laurence et de
Clotilde des copines d’ Yves. Charmantes dans leur
tee shirt de nuit. Elles sont célibataires, mais elles
ont deux ans de plus que moi. Ça va être
compliqué. Je salue Jeannette, la copine d’Yves,
une Jane Birkin sans accent et Philippe Loire un
grand blond tchatcheur.
Midi, le groupe traverse la plage en direction de la
tour génoise. Il faut faire les courses. Les filles s’en
chargent. Les garçons se retrouvent à la terrasse
d’un troquet qui surplombe le site de Porto. Tournée
générale de moresques autour de notre carte d’état
major.
- Garçon, s’il vous plait. Que mettez vous dans le
pastis pour faire une moresque ?
- Bah, du sirop d’orgeat comme tout le monde. Ça
ne vous va pas ?
- Si, si au contraire c’est très bon !
Après deux jours de repos en paradis nous allons
nous attaquer à notre première ascension le Monte
Renoso à plus de deux mille trois cents mètres. Je
ne suis pas en maths sup, mais Porto est au niveau
de la mer, donc on va se taper plus de deux
kilomètres de côtes.
219
La première côte à franchir est celle qui va du
camping sauvage vers la route qui nous mènera à
Evisa. Les moyens de transports prévus sont la
« deux chevaux » d’Yves, puis le pouce. Premier
voyage avec un garçon et une fille et les sacs à
dos. Deuxième voyage avec le reste, c’est à dire
avec huit personnes. Très simple en « deux
chevaux ». Un conducteur, un passager à coté de
lui, trois derrières et surtout deux passagers dans le
coffre ouvert. La voiture touche un peu la route.
Mais bon, ça monte, certes à cinq à l’heure. Mais ça
monte ! Arrivés sur la route d’Evisa, il va nous falloir
trouver des « compagnons de route ». Pour ça nous
comptons sur nos pouces, notre patience et la
chance. Pour la première fois de ma vie je vais faire
du « stop ». Michel nous la joue stratège.
- On va se mettre par deux. Yves, Jeannette et
Philippe Loire partent en voiture avec le surplus de
bagages à Vizzavona où ils nous attendrons.
- Pourquoi pas une fille à la place de Philippe ?
- Mieux vaut une fille pour faire du stop, ce sera
plus simple.
- Alors ça fait deux couples mixtes et deux couples
de garçons !
- Je vois que tu suis. Les deux couples de garçons
se mettront en aval pour être vus les premiers. Les
couples mixtes en amont. Nous nous donnons vingt
quatre heures pour être à Vizzavona dans le troquet
le plus proche de la mairie.
220
Tirage à la courte paille. En l’occurrence, courte
épine de sapins. Je me vois déjà avec Laurence.
Elle me plait bien. Enfin Clotilde ferait aussi bien
l’affaire. Bing, je me retrouve avec Philippe. Il ne
faut pas que je joue au tiercé, même à pile ou face
je perds !
En rang d’oignons, pouce en l’air on tente notre
chance. Au moins avec la répartition de Michel,
Philippe et moi sommes les premiers à quémander
deux sièges assis dans une voiture. Dix minutes,
pas plus et une Volkswagen s’arrête. Des touristes
allemands. Tant pis pour la conversation !
Nous arrivons à destination cinq heures et quatre
voitures plus tard. Laurence et Dominique sont déjà
là et en deux coups seulement. La charme de
Laurence a agit ! Nous entamons une longue série
de moresques mais notre savoir en matière de
pastis s’est accru. Il existe aussi des « tomates » à
base de grenadine.
Le lendemain, vers midi, la troupe est prête pour
l’aventure qui doit durer deux jours pour atteindre le
sommet et redescendre sur le col de Verde après
avoir passé le lac de Bastani et les bergeries des
Pozzi. La route est longue jusqu’au col de
Vizzavona et les sacs sont lourds. Si j’avais su
j’aurais fait attention aux coups de soleil sur les
épaules qui s’entendent mal avec les lanières du
lourd sac marron clair. Avant de prendre notre GR
sur la gauche de la route nous croisons un hôtel.
Des touristes sont attablés devant leur déjeuner.
221
Tout compte fait j’aimerais assez me trouver à leur
place. Cet hôtel me semble être un cinq étoiles au
regard de nos repas, de nos bivouacs et surtout de
ce qui nous attend.
Petit chemin creux dans les arbres, les Pataugas
s’affutent. Ça monte, mais pas trop. De moins en
moins d’arbres. De plus en plus de soleil. De plus
en plus de montées. Il fait très soif. Arrêt de la
colonne. Le guide suprême, Dominique fait le point.
- Bon, nous devons être ici. Les courbes de niveaux
deviennent très serrées, ça va enfin grimper.
- Enfin ? Et on fait quoi depuis deux heures ?
- C’était de la montagne à vaches, maintenant ça va
être du sérieux !
- On peut boire un peu ?
- Oui, mais pas beaucoup, on ne retrouvera de l’eau
que demain matin. Là !
Il nous dit ça comme une bonne nouvelle son index
tendu vers un point de la carte. Reposés, nous
reprenons le chemin. Pierres et terre. Nous
scrutons les cairns, des amas de pierres balisant
notre chemin.
- Ça fait longtemps que je n’ai vu aucun cairn !
- T’as raison Bernard ça m’inquiète un peu, surtout
que notre chemin ressemble de moins en moins à
un GR.
222
- Que fait on ?
- Soit on rebrousse chemin pour retrouver des
cairns, soit on coupe au travers de la montagne.
Allez on met ça au vote.
Nous ne sommes pas à la Sorbonne, mais on vote
quand même. Les trois filles veulent rebrousser
chemin, moi je me tâte, les quatre garçons veulent
aller de l’avant. Je vote avec les garçons, pas très
convaincu, mais je lève mon bras.
- Et pour l’eau de demain, on fait comment si on a
perdu le bon chemin ?
- Ca, je ne sais pas. Restriction d’eau !
J’ai donc voté pour la restriction, c’est le genre de
chose qu’on apprend toujours après un vote. Mais
sans blague, je crève de soif. Il fait chaud et sueur.
Aller un pas, puis un autre, les yeux rivés sur les
Pataugas de celui qui me précède. Et encore un
pas. Je ne pense plus. Je marche. Les pierres
roulent, un peu de poussière sous chaque pas. Le
soleil cogne. Où sont les plages, les bouteilles
d’eau fraiche servies avec les moresques. Le bruit
des glaçons dans un verre. Les robinets qui coulent.
Le tuyau d’arrosage du jardin de Veneux. Les
torrents, les lacs promis, les grandes eaux de
Versailles ou même le goutte à goutte d’un évier
mal fermé. Combien de gouttes pour remplir un
verre d’eau. Combien de temps pour qu’il déborde.
Où pleut il en France ? Où pleut il dans le monde ?
Y a t il des gens, là, maintenant qui se plaignent de
223
la pluie d’orage, de crachin ou même de bruine
alors que je crève de soif.
- Si nous bivouaquions ici ?
- Bonne idée et si on dinait !
- Oui, mais quoi ? Il y a des pates ou du riz, mais
pour ça il faut de l’eau et il nous en reste que très
peu.
- On a pris de la charcuterie ! Clame Clotilde
- Oui, mais ça va nous donner encore plus soif. Ce
n’est pas une bonne idée !
- Alors ?
- Alors, pour moi rien. Vous faites ce que vous
voulez, mais chacun a sa ration d’eau, à vous de
voir !
Ce ne sera rien qu’une petite gorgée d’eau. Conseil
de guerre autour de la carte. Chacun a sa version
de l’endroit où l’on se trouve. Pas deux pareils.
Deux choses sont certaines, nous sommes quelque
part sur cette putain de carte, mais pas sur notre
GR. Nous nous mettons d’accord pour dire que
demain sera un autre jour et que nous verrons bien.
Le pire n’est pas certain, le meilleur non plus du
reste. Calés sur une sorte de promontoire un peu
plat nous nous endormons.
La soif revient avec le soleil. Une nouvelle gorgée
d’eau en guise de café. Deux ou trois hypothèses et
224
sans conviction quant à notre sort nous repartons
de bonnes Pataugas. Il fait frais, le manque d’eau
est plus supportable. Nous montons encore. A force
de monter nous devrions bien atteindre le sommet
de ce Monte Renoso et à son pied il y a un lac.
L’image de ce lac nous sert de carotte pour mettre
un pied devant l’autre. L’ascension devient vraiment
compliquée. Devant nous le lit de ce qui doit être un
torrent avant l’été. C’est vraiment à pic. Quinze
mètres à passer sur une corniche de mauvaises
pierres. En bas, c’est à dire à cent mètres un amas
de pierrailles tombées du lit. Les premiers se
hasardent avec courage. Je passe mon tour. J’ai
peur. Je repasse mon tour. Devant mes yeux je vois
la roche friable céder sous le pied d’Yves. Des
petits cailloux vont rejoindre la pierraille dans le
fond du lit. Là bas, tout en bas. Je m’y vois déjà, là
bas, tout en bas. J’ai vraiment peur, je ne peux pas.
Le vertige. La panique. Je me revois faisant le con
sur la colonne de la Bastille. Je vois les voitures de
la place parisienne. Ça y est dans mon délire je suis
en bas, écrasé contre le pavé. Je me souviens de
ce que m’a dit le Bernard Regnault de 58 ans. Si je
fais le con, sa vie, donc ma vie est en danger. Qu’a
t il fait devant cet obstacle ? L’a t il passé ? Ou bien
s’est il dégonflé comme moi et c’est pour ça qu’il est
encore en vie en 2010 ? Si je me tue là, je le tue et
tue ses enfants. Mes enfants. Non, c’est trop. Je ne
passerai pas !
- Michel ! Je me dégonfle ! Je ne passerai pas là !
225
- Fais pas le con, c’est impressionnant mais ça
passe !
- Non, c’est non !
- T’as pas le choix !
- On a toujours le choix. Et même si je ne l’ai pas, je
le prends.
Le problème se pose. Conciliabule entre le camp
des « passés » et des « non passés » C’est à dire
mon copain Philippe et moi. Franchement, vu son
ton arrangeant, j’ai vraiment l’impression que je lui
retire une sacrée épine du pied. Il ne devait pas
avoir très envie de franchir l’obstacle. Nous fixons
au groupe, un hypothétique rendez vous dans un
lieu connu de personne après avoir contourné le lit
de ce sale torrent. Tétanisé, je demande à être
encordé à Philippe pour poursuivre. J’ai l’impression
de m’être sauvé la vie. Plus bas, après la chute du
torrent, nous tendons l’oreille. Un bruit ou un
mirage. On se tait. Je crois au bruit, il croit au
mirage sonore. J’ai raison, c’est un vrai bruit. Un
bruit d’eau. De ruisseau. Là bas la végétation est un
peu plus verte. De l’eau coule. Pas beaucoup, mais
de l’eau et fraiche encore. Nous avons quatre
gourdes d’un litre et demie. Six litres d’eau pour
sauver le groupe. De dégonflé, je deviens héros.
Après le miracle de l’eau, nouveau miracle ! Nous
arrivons à rejoindre le groupe. Nous faisons la fête
avec nos six litres d’eau fraiche.
226
- Franchement sans ça je ne voyais pas comment
nous aurions pu nous en sortir.
- Tu vois, on a toujours le choix, même celui de s’en
sortir ! J’ai même vu à nouveau des cairns, plus bas
à une demie heure de marche.
Nous retrouvons le moral et notre chemin vers le
sommet de notre Annapurna. Clotilde pointe du
doigt vers un monticule un peu plus haut que les
autres.
- Ca doit être là bas.
Dominique sort ses jumelles.
- Il y a une croix, c’est le Monte Renoso ! Nous
dinerons et dormirons au pied, à coté du lac de
Bastani. Cuisine et bains au programme.
C’est bon les pates à l’eau. Cette eau à volonté. Il y
a même un peu de Pastis amené dans deux
flasques par Yves. L’eau du lac est froide. Tournées
générales. Un peu grisés, nous sommes heureux.
Nous sommes tous des Herzog, nos dix doigts en
plus. Il fait froid aux pieds de l’Annapurna, même
quand c’est en Corse et qu’elle ne culmine qu’à
deux mille trois cents mètres. Tellement froid que
cela pose problème pour la nuit. Comme un seul
sac de couchage ne va pas suffire, nous allons
nous mettre à deux par sac. De nouveau tirage au
sort. Je devrais jouer au tiercé, je tombe sur
Clotilde.
227
- Ca ne va pas être simple de dormir l’un contre
l’autre, Bernard !
- Ah, pourquoi !
- Tu ne devines pas, tu veux un dessin?
- Euh, oui, bah j’vais me tenir.
- Je compte sur toi !
- Bah, euh, oui, pas de problème.
Pour ma première nuit avec une fille, ce n’est pas
gagné. Elle veut que je sois sage et en plus elle a
comme moi, des chaussettes, un pantalon et un
pull. Au lieu de rêver à des choses insensées je
préfère dormir, contre son corps certes, mais
dormir.
Matin frais, ensoleillé, mais avec café et bains des
filles dans le lac.
- Tu ne regardes pas trop Bernard !
- Non, pas trop.
- Après m’avoir eu habillée contre toi, sans me voir,
tu me verras nue, mais de loin.
- Et les deux ensemble c’est pas possible ?
228
- Si tu veux que je me baigne habillée loin de toi,
c’est à voir. Mais nue contre toi, non ça c’est pas
possible
Un tel dialogue, aussi osé avec une fille m’étonne,
de sa part et de ma part. Plus ça va, plus j’ose.
Je demande à être de nouveau encordé pour
poursuivre. C’est totalement ridicule, vu que le
chemin vers le sommet est large comme trois fois
les Champs Elysées ! Nous touchons la croix.
Nous y sommes et nous nous promettons de ne
plus quitter les cairns des yeux pour la descente.
Après le col de Verde, derniers pots, dernières
moresques d’adieu avec l’autre partie du groupe.
Les filles, Yves et Philippe Loire retournent sur le
continent. Les quatre pieds nickelés restent encore
quinze jours. A notre programme, une autre
ascension l’Incudine par Bavela.
De nouveau l’auto stop. Nous ne sommes que des
mecs, alors c’est plus dur, bien sur. Pouce tendu,
nez au vent, front à la chaleur du mois d’aout et sac
à dos, à dos comme il se doit. Des heures et des
heures à attendre. Une voiture pour vingt quatre
kilomètres. Une autre pour douze. On n’est pas
rendu ! Après avoir été déposé quelque part dans la
nature, en attente d’un nouveau compagnon de
route, Philippe marche ployant sous son sac à dos.
- Philippe ! Il y a un truc que je ne comprends pas.
Pourquoi marche-t-on en attendant une autre bonne
âme ?
229
- Bah, que veux tu faire d’autre ?
- Attendre assis ! De toute façon il nous reste
environ quatre vingt kilomètres, on ne va pas les
faire à pied ! Moi je m’assoie et j’attends, pourquoi
se faire mal, ça ne sert à rien.
- Fais comme tu veux, moi je marche.
Je scrute un bon rocher rond. A cent mètres, j’en
vois un qui fera un très bon siège. Assis, je toise le
ruban de cette putain de route vide. On voit bien à
trois kilomètres en aval. Personne ne monte ce col.
Les routes Corses sont vraiment mauvaises. Ca
doit être ce type de voie que l’on appelle des
« pistes » en Afrique ! Si on y réfléchit bien c’est
suffisant étant donné le taux d’occupation de
l’asphalte. Au loin, un « tube Citroën », semblable
aux camionnettes des CRS-SS du quartier Latin.
Celui la, vu de loin semble bariolé. Il met un temps
fou pour monter. C’est il arrêté ? Non, il monte le col
de la Vaccia au pas d’un Philippe. Il arrive. Je dois
avoir le pouce convaincant ! Je laisse mon sac au
pied du rocher. Je me place presqu’au centre de la
piste. Dans le pire des cas s’il ne s’arrete pas, je
pourrais lui parler en marchant ! Je suis
convaincant. Il stoppe.
- Qu’est ce tu veux ? Dit il avec un pur accent digne
de mon prof de maths.
- Nous allons à Solenzara, mais Zonza nous ira.
- Nous ? mais tu es seul, fils !
230
- Non mon copain a pris de l’avance.
- De l’avance sur quoi ?
- C’est bien ce que je me demande. Impatient sans
doute.
- Ah les gens du Continent ne savent même
prendre le temps de mourir ! Allez monte.
Le « tube » est en fait un épicier ambulant. Je suis
assis à coté de lui, mais Philippe devra se contenter
d’une place entre les boites de conserves et le
saucisson Corse.
- C’est lui là !
- Allez, monte derrière fils et fais toi une place sans
rien manger !
Non seulement il n’allait pas vite, mais avec deux
passagers harnachés de leurs sacs à dos il fait
presque du sur place. Ca c’est vraiment du « tube
stop ». Mais bon il va sur Zonza et nous sommes
assis. Enfin, moi je suis assis et Philippe seulement
en appui.
- Qu’est ce que vous faites en Corse ?
- On visite !
- Y a des choses à visiter ?
- Bah, oui elle est belle la Corse !
231
- Elle est belle la Corse ! Mouai elle est belle la
Corse ! Elle est belle la Corse..
Il prononce vingt fois cette phrase avec une sorte
de dégoût. Il semble dire « pauvres cons de
continentaux, il faut être désœuvré pour trouver que
ce caillou abandonné de Paris est beau ». Bon, il ne
va pas vite, mais il avance, alors on ne va quand
même pas se fâcher. Et puis après tout c’est chez
lui. Le sommet du col de la Vaccia est atteint. Il se
met au point mort et il laisse descendre son
« tube ». A part les boites de conserve qui
tintinnabulent derrière, plus un bruit et même un
peu d’air. Arrivé à Zonza « à la fraiche » comme dit
Papa, nous dormons en plantant la tente sur le
stade de football.
Le groupe atteint le col de Bavella en autant de
temps qu’il nous a fallu pour faire Paris-Ajaccio !
Le site est superbe, mais quand nous toisons les
aiguilles de Bavella par dessus lesquels il nous
faudra
passer
pour
débuter
notre
nouvelle « course » en montagne nous avons déjà
mal aux jambes. Je prévois que mon vertige devant
le vide sera multiplié par trois millions ! Je me tais.
Je vais leur laisser prendre la décision de se
dégonfler eux mêmes. Je les sens chauds pour ça !
Nous allons fêter notre arrivée par une tournée de
moresques au café du col.
232
- Bonjour, Monsieur, nous nous préparons à gravir
les aiguilles, connaissez vous des gens qui
l’auraient déjà fait ?
- Vé, il doit y en avoir, mais que des fous du
continent. Les corses ne font pas ça. Il fait trop
chaud et puis, vé, ça sert à quoi ?
- A voir le point de vue !
- Vé, ça vous suffit pas ici ? C’est pas assez beau
ici ?
- Si, bien sûr, mais plus haut c’est plus beau !
- Alors, allez sur la lune, ou allez faire le pèlerinage
à la sainte Vierge, Jean Paul de Rocca Serra sera
la demain pour lancer les prières républicaines. Et
bonne chance !
- Merci m’sieur. Au fait savez vous ou nous
pourrions planter notre tente, sans déranger ?
- Vé, ça c’est déjà moins couillon, allez voir Doumé
de ma part, c’est la maison dans le virage la bas, il
prête une cabane aux jeunes. Et, vé, si vous
montez les cailloux, c’est peut être votre dernière
nuit, autant qu’elle soit bonne !
Une nuit dans une cabane en dur, c’est un luxe
auquel nous n’aurions pas eu l’idée de prétendre.
Une cabane, une maisonnette, une villa au col de
Bavella, une nuit de nantis ! D’une moresque à
l’autre, le projet d’ascension est enfin enterré. Je
fais remarquer que j’aurais bien aimé grimper pour
233
ne pas rester sur mon échec du monte Renoso. Je
crois que malgré les beaux mots de façade de mes
chers copains ma remarque n’a aucune crédibilité !
Nous prenons possession de notre château, qui
n’est en fait qu’une cabane de jardin carré d’environ
quatre mètres de coté. Mais c’est quand même
bath. Nous décidons d’un festin pour le soir et
allons dévaliser avec les quelques dizaines de
francs qui nous reste l’épicerie de café du col.
Pates, beurre, saucissons en tout genre, cassoulet
en boite et moult rosé. La rentrée est proche. Les
débats vont bon train. La politique reprend ses
droits. La France n’a jamais été autant gaulliste et
les étudiants autant cocus. La révolution
estudiantine et ouvrière a laissé place à une révolte
des facs. Les premiers ayant cocufiés les jeunes
sont les affidées au PCF et à l’URSS. Mes trois
copains cocus y croient encore et se revoient sur
les « barricades de mai » en septembre. Sous les
pavés, la plage. Sous les pavés, les feuilles mortes.
Sous les pavés, les primevères, et de nouveau la
plage en mai 1969. Eh, non les copains. Vous
incantez Mao et moi Edgar Faure. Chacun son
camp. Le votre est romantique et le mien, sinon
efficace, du moins réel. D’incantations
en
incantations, de rosé en rosé, faute d’argument mes
trois copains rouges entonnent l’Internationale.
Réflexe gaulliste, je me mets à la Marseillaise.
Quatre cons de fin de soirées qui auraient pu
chanter les « chansons à boire » bourguignonnes
de fin de banquet terminent leur vacances en
affutant leurs idées de septembre dès la fin aout.
234
Vite les ronflements prennent la place des chants
révolutionnaires d’époques différentes.
- C’est quoi ce « borredelle » de cette nuit ? Nous
dit un Doumé rouge de colère.
- Euh, je suis désolé. Dis je rouge de confusion en
sortant de notre domaine nocturne.
- C’est pas des choses à faire chez les gens.
- Qu’est ce qui vous a gêné, leur Internationale ou
ma Marseillaise ?
- Pas de politique « d’estudiants parisiens ». Ici
vous êtes en France, pas en Russie. Déguerpissez
tout de suite !
Ce glas, nous sonne la fin des vacances. Tout va
très vite. Ils nous restent cinq francs et nos billets
de retour. Le bateau est à Propriano. Stop.
Camping sauvage. Fontaine publique. Pas mangé,
plus de sous. Le même « Napoléon » de retour.
Traversée de Marseille. Saint Charles et train. Nous
avons vraiment la dalle. Petit matin à la gare de
Lyon. Arrivée après une nuit « qui dort, dine ». Nous
nous attablons au café au bout des quais. Nous
commandons un petit déjeuner pantagruélique. Nos
dernières pièces servent à appeler Félix, le père de
Philippe, qui doit à peine se réveiller dans sa
maison de Veneux. Le message est clair. « Venez
nous chercher. Prenez pas mal d’argent, notre
ardoise va être conséquente » Deux heures après,
Félix suivi de mon père arrivent.
235
Elle est très conséquente ! Teints bronzés. Récit de
voyage. Sur le coup du Renoso on la joue héros.
Voiture. Veneux. Maison. On se la rejoue grands
héros. La journée passe et dodo.
Le lendemain, Maman rentre dans ma chambre et
me voit par terre, au pied de mon lit, dans mon sac
de couchage.
- Que fais tu là Bernard ?
- Maman, on dort tellement mieux par terre que
dans un lit
!
236
Chapitre N°18
De nouveau, ma chambre parisienne. Cette année,
ce n’est pas une rentrée. C’est une « entrée ». J’ai
l’impression que tout a évolué depuis cet été, mon
boulot de manut et mon voyage initiatique en Corse.
Changé. Je ne suis plus le même. Je glisse sur une
autre pente. Je ne sais pas encore laquelle, mais je
sais qu’elle est autre. Je ne sais pas définir, mais je
ne vois plus les choses de la même façon. Avant
j’étais dans un « moi », fait de mon passé.
Aujourd’hui, loin, mes repères de vie de l’enfance.
Loin, ma communion, loin, les grands parents, les
amis de mes parents. Loin, l’enfance et les pensées
toutes faites des autres. Loin, l’obéissance aveugle.
Loin, le savoir et les guides de mes Maîtres
d’histoire ou de français. Loin, la foire du trône,
l’avenue du Bel Air où je suis né près de la place de
la Nation. Loin, la colonne de la Bastille et mes
conneries de gamin. Loin, suivre les pas des autres.
J’ai envie de nouvelles chaussures. Des
chaussures que je mènerais où je veux. Plus, celles
que je suivais comme un automate. Mes anciennes
idées sur tout, restent mes idées. Je les assume,
mais surtout j’assume le fait de les faire évoluer à
ma façon. Dire « non, Papa, je ne suis pas
d’accord ». « Non, Monsieur Le Moal, je ne suis pas
d’accord avec une grande partie de la Révolution
française. Robespierre était un malade, un
fanatique. Pas un guide. Cette révolution n’était
qu’un prétexte pour chasser un Roi et pour donner
237
le pouvoir à une autre classe dirigeante. Une
révolution du peuple, mais pas pour le peuple ». De
Gaulle est un grand Homme, Pétain un salaud et
l’immense partie de la génération de mes parents a
été constituée de trouillards. De pauvres gens qui
faisaient la où on leur a dit de faire, c’est à dire, le
plus souvent, dans leur culotte. Armée de collabos
véreux et honteux qui a fait sous elle. Les plus
pourris ont amassé assez de fric pour acheter des
tondeuses et ont rasé les pauvres femmes
auxquelles ils avaient vendu à vils prix de quoi
s’engraisser. De Gaulle est un grand Homme, mais
le « Je vous ai compris » du quatre juin 1958 à
Alger est quand même une connerie ! « Vive le
Québec libre » prononcé il y a un an était il le
respect d’une souveraineté ? Je reste très tranché
dans l’expression des idées. Mais là, au moins, ce
sont mes idées. Tranchées et relativisées ! Oui, j’ai
des coups de cœur et de la haine, mais cette fois ce
sont les miens. Bon, la journée commence bien, je
suis prêt à bouffer un sanglier au petit dèj comme
Obélix.
Cette année va tout changer pour moi. Je rentre en
seconde
économique
dans
un
nouvel
établissement. J’en sortirais avec le bac B et une
entrée en classe préparatoire. Je n’en doute pas !
Autre lycée, autre lieu, autres copains. Je suis
heureux de changer. Mes anciens copains me
semblent, maintenant, peu digne d’intérêt. J’ai ma
vie à faire et de nouvelles rencontres me feront du
bien. Et puis, je serais prêt du quartier Latin, enfin à
l’autre bout de la rue Mouffetard. Métro pour y aller.
238
J’aurai l’impression d’agrandir mon cercle d’action.
Pourvu qu’il y ait de l’action. Je commence demain.
Comment vais-je m’habiller. Je ne souhaite pas
faire « bonne impression », faire « impression » me
suffira.
Cartable neuf en cuir, acheté au rayon « rentrée
des classes » du Monoprix du boulevard de Reuilly.
Que j’aime les odeurs de croûte de cuir et de papier
neuf sortis en étalage. Ca sent le travail qui se fera
bien. Les matières qui me font rêver comme
histoire, français et surtout cette année sciences
économiques et sociales. Oui, l’autre jour, les
« sciences éco » sentaient la croûte de cuir neuve
présentée à profusion. Que ferait-on sans le porc ?
Pas de charcuteries aux parfums qui me mettent en
joie et appétit et pas de croûtes de cuir qui me
donnent envie d’apprendre, de savoir et de réussir.
Pour faire « impression » je porterais aussi mon
blouson en cuir marron, mais pas en croute. Un
pantalon gris et une chemise blanche. Ca devrait
aller. Une seule chose m’ennuie un peu. Je serais
dans un nouveau lycée, mais je devrais troquer
mon étiquette « grande classe » de troisième dans
un collège pour endosser celle de petite classe de
seconde par rapport à des « grands » de terminale
qui vont se sentir chez eux. Enfin, mon mètre quatre
vingt dix donnera le change.
Lundi matin deux septembre. Réveil plus tôt que de
raison. Café et préparations minutieuses. Lavage,
rasage et bien sûr brushing. Croûte de cuir en main
et cuir sur le dos. Il fait beau, il fait chaud. Sur la rue
239
de Reuilly je laisse à droite les escaliers qui me
menaient au collège pour aller tout droit prendre
mon métro à Daumesnil. Ca m’a l’air loin, le temps
des escaliers du collège. Du temps où
j’étais « petit ». Il y a à peine trois mois, il y a dix
ans ! A sept stations de métro de l’inconnu, à sept
stations de mon avenir, à sept stations de la
réussite. Le métro sort de son trou à Bercy pour
enjamber la Seine avant de replonger à Nationale.
Du soleil à l’ombre et de l’ombre à la lumière au
bout des escaliers de la bouche de métro de place
d’Italie. Voilà, je suis dehors, devant la mairie du
treizième arrondissement. Le ciel est bleu et j’ai le
cœur en joie. Bon, d’accord, j’ai une heure d’avance
sur l’horaire ! Je pars en repérage. Je prends à
droite l’avenue des Gobelins. Je la descends. Je
sais qu’à mi-parcours il y a mon lycée. A droite de
l’avenue un premier troquet « l’entr’acte » à coté
d’un ciné. A gauche, un autre troquet « la fauvette »
à coté d’un autre ciné. Ca me fait déjà deux QG.
Le lycée des Gobelins est maintenant face à moi.
Trois marches de marbre blanc. Je monte. Petit
panneau d’affichage à droite « l’entrée des élèves
se fait par la rue Croulebarbe ». Croule et barbe,
drôle de nom pour une rue. Heureusement mon
lycée ne porte pas ce nom la ! A coté de cette
précieuse indication pour la suite de ma matinée,
une autre indication pour la suite de mes études. Un
graphe en râteau indique qu’il y a des classes de
secondes « AB » qui ouvrent soit sur des premières
techniques, dites « G » et des bacs professionnels
et des premières « B » qui donnent droit à un bac
240
général offrant la possibilité d’études supérieures
soit en fac soit en classes préparatoires. Ca fait
longtemps qui j’ai choisi mon camp ! Bon, c’est pas
tout ça mais j’ai quand même une heure à perdre.
Je décide que « la fauvette » sera mon premier QG
et je vais m’y installer en terrasse. Comme je joue
dans la cour des grands, je vais acheter « Le
Monde ». Face au présentoir du marchand de
journaux j’hésite. « Le Monde » est vraiment trop
illisible, pas une photo, écrit petit et sans doute trop
à gauche pour mon « image ». Et puis Viansson
Pontet a un peu mis le feu à un baril de poudre qui,
certes, ne demandait qu’à exploser dans son
« Quand la France s’ennuie » au début de l’année
dans son journal satirico-comique « Le Monde de
l’ennui ». Je me rabats sur « Le Figaro », quelques
pièces dans le ramasse monnaie du petit homme
en béret derrière son étal de nouvelles et je suis
propriétaire du monde, enfin, pas du journal mais
des nouvelles du monde à lire dans « Le Figaro ».
- Garçon ! un p’tit noir, sioupl’ait !
- Bien M’sieur !
M’iseur, faut quand même pas déconner. Ok, il aura
un pourboire, comme M’iseur Jourdain lui aurait
donné. Les nouvelles du monde du « Figaro ».
Kossygine et Jonhson vont se rencontrer à Genève
pour parler de paix. Mieux vaut qu’ils nous foutent la
paix que la guerre ! Deux nouvelles sur le front de
l’éducation. Le gouvernement français va étudier le
collectif budgétaire à propos de la nouvelle loi sur
241
l’Education Nationale et surtout les écoles sont
rouvertes en Tchécoslovaquie. Ceci veut dire que
les chars soviétiques ont laissé place à
l’enseignement comme les « tubes » des CRSSS.
La grande différence c’est qu’au printemps les
tchèques ont voulu faire sortir les cocos de leur
pays, alors que les étudiants du quartier Latin, soit
disant, aidés des cocos français ont voulu faire
entrer les « mao » à la Sorbonne. Y a pas un truc
qui déconne la dedans ?
Je vais me recoiffer dans les toilettes de « la
fauvette » et je suis prêt pour ma nouvelle vie. Les
trottoirs de la rue Croulebarbe grouillent de lycéens.
Filles et garçons. La crainte au ventre, je franchis le
porche de l’établissement. Nous sommes plus de
deux cents, dont la moitié, la clope au bec. Silence.
Non, léger brouhaha ! Personne ne se connaît,
donc personne ne se parle vraiment. A gauche, les
poubelles. Devant une longue montée goudronnée
qui nous conduit à une grande cour entourée de
bâtiments blancs en arc de cercle. En face, une
dizaine de marches s’ouvre sur un grand perron.
Des profs et autres auxiliaires nous attendent
juchés en haut des marches. Là, plus de brouhaha.
Silence total. Les enseignants se consultent.
Echangent des listes. Se répartissent le « butin » de
leurs lycéens respectifs. Un petit bonhomme rond à
lunettes descend quatre marches et prend la parole.
- Je suis Monsieur Donzelle, votre surveillant
général.
242
- C’est qui ? Me demande un type brun.
- Donzelle, je crois. Mais ta gueule, écoute !
La, commence la lente litanie de l’appel par ordre
alphabétique suivi de l’affectation par classe.
Regnault, avec un « R » comme dans Regnault.
Certes j’attendrais moins que Zeitoun, mais plus
qu’Arfeuillère !
Il y a ceux qui comprennent mal leur nom, voire qui
ne l’entendent pas. Il y ceux qui se gourent de file.
Enfin, bon c’est le grand bordel. Ca dure des
plombes. J’en profite pour regarder les filles. Il y a
des thons, mais elles ne sont pas en majorité. Il y a
de « beaux petits lots ». Des mini-jupes, pas des
mijaurées. Je suis absolument certain que « ma
première est parmi celles là »
- Regnault ! Regnault ! Il n’est pas la RE.GNAULT ?
- Si, si M’sieur désolé !
- Ah, quand même, c’est pas trop tôt ! Seconde AB
2
J’essaie d’aller dans la bonne file. J’entends des
ricanements derrière moi. Ca y est j’ai fait
« impression ». Est ce celle que je souhaitais ?
Une fois rangé dans le bon troupeau, je suis celuici. Je passe à côté du dit Donzelle.
- Faudra apprendre à écouter et à reconnaître ton
nom Regnault, t’es plus en maternelle !
243
Et paf pour l’image ! Au moins les copains de ma
classe ont retenu mon nom. Précédé d’une femme
frêle, mon troupeau se dirige vers une salle de
classe du premier étage. La femme prend place
derrière la chaire. Chacun d’entre nous prend place
tant bien que mal. Je me choisis une compagne de
cours. Pas moche, mais pas canon quand même.
- Je suis Mademoiselle Rivet, votre prof d’histoire
géo.
Vu l’allure de la femme, on aurait pu se douter
qu’elle était demoiselle. Rivet, aussi d’ailleurs !
- J’entends que dans ma classe la discipline règne.
Je ne suis pas contre le questionnement, ni même
contre la contestation des événements que nous
allons étudier, l’époque le veut. Mais contestation
des événements ne veut pas dire contestation de la
prof. Bien au contraire.
Ca
commence
fort.
Vous
pouvez,
révolutionnairement être contre tout, mais pas
contre moi. Et tout ca en silence ! Dans la même
heure on apprend qu’elle est membre du PCF, mais
qu’il ne faut pas l’appeler « camarade ». Que dans
le métro avant de venir au lycée elle se livre à des
exercices de relaxation dont le plus spectaculaire
est de faire tourner sa tête autour de son coup. De
faire craquer ses cervicales pour mieux irriguer son
cerveau. Elle note « sec » et elle n’est pas contre le
fait d’avoir des préférences pour certains élèves,
ainsi que ses « têtes de Turc ». Bon ! ça c’est fait et
244
ça augure mal de mes notes de l’année. Je ne vais
quand même pas demander des autographes au
secrétaire général du PCF, Waldeck Rochet, avec
« bisous pour la camarade Rivet » pour avoir plus
de quinze en histoire. Il faut que je note d’acheter
plutôt l’Huma
que le Figaro avant les cours
d’histoire !
Les autres profs sont plus cool quand même. Une
mention particulière pour la prof d’éco, non
seulement jolie mais sans doute pas à gauche. La
prof d’anglais a un excellent accent, mais français.
J’apprends une nouveauté que je n’avais pas
depuis la sixième, j’ai des trous dans mon emploi du
temps. Donc, malgré l’existence d’une fort belle
bibliothèque, « la fauvette » ou « l’entracte » seront
obligatoires. A la sortie du lycée, à seize heures,
j’affronte ma première distribution de tracts
gauchistes « le combat continue vers la victoire
finale ! » pour en savoir plus AG à la Sorbonne jeudi
prochain à dix sept heures.
Première heure, Donzelle passe en classe. Mais ce
n’est pas possible ce mec a une perruque.
- Dans le cadre de la réforme, nous organiserons
des élections de délégués de classe qui siègeront
au conseil d’établissement. Ces élections seront
organisées par votre professeur principale
Mademoiselle Rivet. Elles auront lieu dans deux
semaines.
245
Bon, c’est une bonne nouvelle. Comment être élu,
moi qui suis plutôt de droite, dans une période qui
se veut révolutionnaire. Putain, ce poste je le veux.
Je vais faire « campagne ». Je me multiplie auprès
de mes copains. Langage franc, mâle, direct auprès
des garçons. Doux, flatteur auprès des filles. Je ne
dis pas que je serais candidat. Du reste tout le
monde a l’air de se foutre de cette élection. Pas
moi !Je blague, je m’essaye drôle. Ca marche.
Regnault, celui qui s’est fait remarquer dès le
premier appel. Je parle de mes vacances corses,
de mes envies de futur. Je ne suis pas contre la
révolution, mais il faut relativiser. La réforme est le
moyen terme entre la révolution et le « rien ». Je
parle de participation aux décisions. Ne pas laisser
faire, ne pas se laisser faire. « Etre volontaire ».
C’est fou ce que les discours flous fonctionnent ! Je
suis certain que ma stature, la tonalité de ma voix
ou mes gestes ont beaucoup plus d’importance que
les mots que je prononce. Heureusement pour moi.
Je ne dis rien d’extraordinaire.
Vite je me heurte à Debieuvre. Un type de ma
classe. Bougon. Grognant. Communiste encarté au
PCF. Un pur et dur. Stalinien. Pas révolutionnaire,
juste « coco ». Il est ma chance. Ce type est une
caricature. Il a soixante ans sous ses dix sept. Il est
sérieux, méthodique, ennuyeux. Je tente de faire
rêver, il endort. Avec les filles, je parle de libération
et de fringue. Je dis du mal de celle ci à celle là.
- Mylène est un thon. Tu es vraiment jolie. On te
donnerait vingt ans et à elle quinze.
246
- Je suis sure qu’un mini comme celles que met
Martine t’irait très bien. Tes jambes sont si belles.
Les femmes aiment qu’on les complimente. Quand
je serais délégué de classe, elles aimeront le
pouvoir. Je les aurais toutes. Enfin, certaines.
J’espère les mieux. Enfin, pas les trop moches !
Je me rends vite compte que sur les panneaux
d’affichages à l’entrée du lycée, les tracts et les
affiches fleurissent. Je ne suis dans aucun
mouvement. Pas bien ça. Ca fait « mec seul ». J’ai
entendu parlé sur Europe N°1 d’une nouvelle
expression « brainstorming ». On se réunit et on
donne des idées sans censure. Ca me plait bien.
Ca fait américain, Kennedy et Dylan réunis. J’en
parle autour de moi, ça plait, ça prend. Jeudi après
midi, arrière salle de « la fauvette », j’invite deux
copines et trois copains à ce nouveau truc.
- Bon je vous explique, il faut trouver un nom à un
nouveau mouvement lycéen.
- Trouvons d’abord des idées. Une orientation.
- Non, de ça, je m’en occupe. Un nom sera
suffisant.
- C’est prendre le problème à l’envers !
- Mais non, je vous assure je travaillerais sur ce
point avant les élections.
- Heu, Parti des lycéens ?
247
- Non, ça c’est idiot ! Sanctionnai je.
- Les « durs de durs » Les 3D !
- T’as pas plus con ?
- Oh, moi Bernard j’ai entendu un truc bien le
« mouvement universitaire de Réforme». Si vous
être contre le MUR c’est que vous adhérez au
MUR !
- Sympa ! Mais nous sommes lycéens, pas en
université ! Mais je retiens « mouvement » !
- Mais on est révolutionnaires ou pas !
- Mais non connard, on est pour la réforme !
- Alors si on n’est pas révolutionnaires et si tu me
traites de connard, je me casse !
- C’est ça, casse toi pauvre con !
- Bernard, on ne dit pas ça à des gens, surtout si tu
veux être élu.
- T’as raison, je n’aurai pas dû lui dire çà. Cà la fout
mal. Si je suis élu, c’est promis, je ne parlerais plus
comme ça. En attendant on tourne en rond.
- Si tu résumais.
- Oui. Le mot « mouvement » me plait. Ca fait
dynamique, « bouger ». Nous ne sommes pas
révolutionnaires, nous sommes pour une réforme
du système, voire pour la réforme d’Edgar Faure.
248
- Alors, « mouvement » puisque tu aimes.
« Lycéen », puisqu’on est pas à l’université et pour
la « réforme d’Edgar Faure ».
- C’est pas mal. Mais mettre Edgar Faure là dedans
c’est un peu trop.
- Donc « mouvement lycéen pour la réforme » ça te
va ?
- « MLPR » oui ça sonne bien, allons y ! Vous voyez
le brainstorming sans censure ça fonctionne bien.
- Sans censure ? Et le « casse toi pauvre con »,
c’est pas une censure ?
- Non, c’est une connerie !
Je passe la soirée avant mes premières élections à
travailler non pas sur un programme, mais sur ce
que je vais dire. Le plus difficile c’est que je ne sais
pas qui sera contre moi. J’ai un peu la trouille du
résultat. Je veux gagner. Coûte que coûte !
Première heure, Rivet, donc élections. Je m’habille
le mieux possible. Sérieux et décontracté. Métro,
avenue des Gobelins. Café à « la fauvette ». Sous
le porche les affiches, dont la mienne « pour le
MLPR, votez Regnault ». Dessous quelques lignes
qui ne veulent pas dire grand-chose. Mais on voit
bien « BERNARD REGNAULT ». C’est la seule
chose que j’ai à vendre.
- La révolution de mai vous a donné des droits !
Vous devez les exercer ! Nous allons procéder aux
249
élections des délégués de classe. J’espère qu’il y a
des candidats.
Bon ! Quant à moi j’espère qu’il n’y en aura pas
trop.
- Moi, Madame. Mais d’abord il n’y a pas eu de
révolution, seulement des événements. Et c’est la
réforme qui nous a donné le droit de choisir des
délégués. Et seulement la réforme !
- Bon, donc Regnault est le candidat réactionnaire,
y en a t il d’autre ?
- Madame, en tant que prof vous avez tous les
droits. Mais ce qualificatif de réactionnaire est
insupportable !
- Ca va Regnault. J’espère seulement que vous ne
serez pas le seul !
- Moi Madame, je suis candidat contre le
réactionnaire. Se hasarde le grognon Debieuvre.
- C’est déjà mieux !
- Madame, pas de jugement de valeur, ce n’est pas
votre rôle !
- Regnault, vous aurez la parole plus tard ! D’autres
candidats ?
Je scrute avec crainte. Aucune main en l’air, mais
des clins d’œil de copains qui ont l’air d’apprécier
250
de m’avoir entendu « moucher la prof d’histoire ».
Je ferais tout pour parler en dernier.
- Bon Regnault, vous qui voulez parler, je vous
laisse mon bureau pour vous adresser à vos
camarades.
- Non Madame, déjà ils ne sont pas mes
« camarades » mais mes copains et puis Debieuvre
commence par un « d » et Regnault par un « r ». A
Pierre de parler en premier.
Heureux de l’augure, Pierre est déjà debout et sans
demander son reste est à mi-chemin du bureau, il
s’assoit. On sent qu’il a hâte d’en finir.
- Merci Madame. Je n’ai pas peur de ce beau nom
de Camarades qui nous vient de la classe ouvrière.
Regnault, n’a sans doute pas de camarades ici.
Mais moi j’en ai. Et c’est pour représenter le PCF et
la classe ouvrière que je suis ici.
- Mais nous ne sommes pas ouvriers, mais
lycéens !
- Regnault taisez vous ! Pierre à vous.
- Je représente le camarade Waldeck Rocher et les
espoirs de mai. La révolution des étudiants et des
ouvriers pour virer le fasciste De Gaulle. Votez pour
la classe ouvrière et la liberté d’expression.
- C’est tout Pierre ?
251
- Euh oui.
- Regnault à vous.
- Je parlerai de ma place. Pas de votre chair. Je ne
suis ni prof, ni ouvrier et je n’ai aucune envie de
devenir ni l’un, ni l’autre quand je vois ce qui se
passe ici ! Je suis, nous sommes, mes « copains »
et moi, des lycéens. Le mouvement que je préside,
le « MLPR » veut donner la parole à des gens
responsables. Et aujourd’hui, en la personne de
Debieuvre, c’est un inféodé de l’URSS et des
goulags qui veut nous apprendre la liberté. Il traite
De Gaulle de fasciste et le comité central des
soviétiques c’est quoi ? Peace and love ! Je suis
français et fière de l’être, si je devais chanter c’est
« La Marseillaise » qui me viendrait aux lèvres, pas
« L’Internationale ». Je suis candidat pour vous
représenter, vous, mes copains et pas les
camarades soviétiques. A vous de choisir !
- C’est tout Regnault ?
- Ca ne vous suffit pas ?
- Si amplement. Vous allez voter maintenant. Je
suis dans mon rôle de professeur en vous disant de
faire attention aux belles paroles.
Tout le monde plonge sur ses papiers. Ils écrivent
des noms. J’écris le mien en me disant que je vais
me faire sacquer en histoire durant toute l’année.
La procession débute vers la boite en carton. Que
252
va t il en sortir ? Rivet dépouille. Se lève et fait la
gueule.
- Debieuvre 13 voix, Regnault 17, « rien à foutre »
3, blanc 6 ! Regnault est élu.
Quelques timides applaudissements. Je me dis que
je valais mieux que quatre voix d’écart.
- Tu nous offres un pot pour fêter ça !
- Oui bien sur.
QG « La Fauvette » des copains d’autres classes
de seconde nous attendent. J’en connais la plupart
de vue.
- Je vous présente Bernard qui vient de se faire
élire haut la main.
- Quatre voix, faut pas exagérer !
- Mais si mon vieux, tu nous as scotché, ce sera un
homme politique.
En face de moi une fille charmante. Sylviane, m’a-ton dit. Elle me regarde. Je la regarde. Nous
n’arrivons pas à décrocher nos yeux de nos
regards. Plus un bruit. Ses yeux. Mes yeux. Le
troquet enfumé me semble calme, dans de la ouate.
Cette fille est adorable, vraiment sensuelle. Seraitce ? Est-elle ? Sommes nous ? Je tends ma jambe
vers la sienne sus la table. Pas de résistance.
J’insiste. Elle aussi durcit ses mollets. De plus en
plus d’yeux, non pas sur moi, mais dans moi. Ses
253
yeux sont dans mon cerveau, dans mon corps. Et
les miens, partout en elle. Là, je crois que c’est
bon ! Une journée. Deux succès !
254
Chapitre 19
En général, le bruit métallique des roues du métro
contre les rails fait un bruit répétitif sans signification
particulière. Ce matin, tout au long du parcours elles
me martèlent Syl-vi-anne, Syl-vi-anne, Syl-vi-anne,
Syl-vi-anne. J’ai rendez-vous avec elle à la fin de
nos cours à dix sept heures. Mais il est huit heures
et dix sept heures c’est long. Syl-vi-anne, Syl-vianne, Syl-vi-anne, Syl-vi-anne. Cette chanson ne
cesse qu’à Place d’Italie.
Assis en classe, cours d’éco, je n’écoute pas. Je
n’entends même pas. La prof s’agite. Pour moi
aucun mot ne sort de la bouche. Syl-vi-anne, Syl-vianne, Syl-vi-anne, Syl-vi-anne. Le métro remplace
la parole de ma prof. Pardon, le bruit de ma prof. Je
me savais puceau, mais je ne me le savais pas à ce
point là. Je croyais que les filles agissaient à
quelques centimètres sous ma ceinture. C’est faux.
Sylvianne m’a fait l’Amour par les yeux. Le regard.
Ses yeux noirs. Ses yeux dans mon corps. Je ne
suis pas du tout excité comme en voyant les filles
nues en Corse. Quand elle m’a regardé hier soir,
c’était la chaleur. La chaleur de mon épiderme, à
cet endroit ma température montait à quarante deux
degrés. Les poils de mes bras étaient au « garde-àvous ». Ma nuque aussi réagissait. C’était vraiment
bien. De la ouate. J’étais un bébé chaud dans de la
ouate. Ouate autour de mon corps et ouate dans les
oreilles. Calfeutré, capitonné. C’est bon. Est-ce ça
255
le coup de foudre ? Foudre, non, mais coup de
ouate. De chaleur. D’amour. Les nuages chauds. Le
rêve. Une nouvelle vie. Et si, pour elle ce n’était
qu’un coup de foudre. La foudre qui frappe et s’en
va. Laissant des dégâts et repart. Ailleurs, vers
d’autres cibles. Avec son regard elle peut frapper
tout le lycée. Tout le treizième arrondissement. Tout
Paris et même mes copains à Veneux. A quoi
pense-t-elle en ce moment ? A moi ? Ecoute t elle
son cours ou est elle sur le même nuage chaud que
moi ? Je veux être le seul à posséder son regard.
Le reste je m’en fous. Pas envie de son corps. Pas
encore. De sa bouche, oui ! Je ne suis pas prêt
pour le reste. Ses yeux, son cerveau et sa bouche
vont me suffir.
Nous avons rendez-vous à dix sept heures. Je
pensais pouvoir attendre. Mais non. Je veux la voir,
l’entrevoir à la cantine, même si nous n’avons pas
la même heure de repas.
Je me poste dans le grand hall du lycée. Je veux la
voir. Lui parler et entendre ses mots. Ses maux ou
ses envies. J’ai envie de ses mots de nos envies.
C’est long tout ça ! La patience n’a jamais été ma
force. Le sera t elle un jour ? Une grappe de
lycéens sort. Elle, au centre des mecs de sa classe.
Là, je ne vois en eux que des prédateurs et elle une
proie facile, petite brune craquante en mini jupe.
Pourquoi met elle des jupes aussi courtes ? J’aime
bien, mais pas pour elle !
- Ah, tu es là Bernard !
256
- Oui, je passais.
- On se voit toujours à dix sept heures, j’ai hâte !
- Moi aussi, j’ai hâte !
Je lui prends ses mains. Elle me les tend. Je les
sers. Elle aussi. J’approche mes lèvres de sa
bouche. Elle aussi. Elle dévie pour arriver sur ma
joue. Elle me dit ces mots précieux.
- Non pas ici Bernard !
Dans ce « non, pas ici Bernard » J’entends « oui,
Bernard, tout à l’heure, je serai à toi ». Pas de
maux, même pas des mots, plutôt une parole,
mieux une promesse, voire des promesses. Je suis
bien, heureux et conquérant et même totalement
conquis, charmé, envouté. Je plane, je suis à cent
mètres au dessus du lycée, au dessus du treizième
arrondissement, au dessus de Paris. C’est promis
cet après midi j’écoute mes cours. Anglais et
français c’est certain, physique chimie, c’est pas
gagné!
La prof d’anglais sort des polycopiés de sa sacoche
et l’air sadique nous distribue une coupure de
journal.
« On Friday 3rd May a meeting was called in Paris's
Sorbonne University to protest against the closure
of Nanterre University the day before. This followed
a week of clashes there between extreme right wing
257
groups and students campaigning against the
Vietnam War. »
- Vous avez une heure pour commenter ce texte et
me rendre vos impressions et vos commentaires.
Vraiment les événements de mai inspirent
beaucoup les profs qui n’hésitent plus à sortir
drapeau et livres rouges. Ce texte m’inspire et si
mai n’avait été qu’une vaste révolte contre la guerre
du Vietnam. Rien à voir avec de Gaulle et la
France. Seulement une tentative avortée contre les
« ricains », la haine des « rouges » contre Johnson.
Là, je tiens une idée « mai, contre le Président
américain et pas contre le Président français ». Les
mots se bousculent, les idées affluent dans la
plume de mon stylo, mais mon stylo sait écrire en
français, il a du mal en anglais. Donc, bien sur, moi
aussi, j’ai du mal. J’aimerais tant développer ces
idées que j’ai envie de la faire en français. Oui, mais
bon, je suis en cours d’anglais et l’asticot qui
somnole sur l’estrade va me noter sur mon anglais
et pas sur mes idées dont elle n’a rien à foutre.
Alors d’une plume timide j’aligne des mots
étrangers, non seulement à moi, mais aussi sans
doute à la prof tant mon anglais est loin de celui de
Johnson ! J’aurais pu écrire au moins cinq pages
dans ma langue. Je rends à peine une page et demi
en étranger. Ma haine va vers l’ancien régime et
Napoléon qui n’ont pas su s’imposer en Amérique.
« La Fayette nous voilà » comme disaient les
pauvres soldats américains sur les plages de Basse
Normandie. La faillite en anglais me voici ! Physique
258
chimie dans la salle ad hoc du dernier étage du
lycée. La prof est tellement jeune, timide et sans
expérience que l’on a vraiment envie de lui dire
« pousse toi cocotte, on va faire ça nous même ».
Avec ses instruments et ses produits chimiques elle
nous fait peur. Hiroshima aux Gobelins ça pourrait
être elle. Sans le faire exprès, elle pourrait nous
faire une explosion nucléaire à domicile. « Est ce
bien raisonnable tout ça Madame ! », sont des
expressions qui reviennent souvent. Peu de
maitrise de la parole et vraiment peu de maitrise de
ses gestes. « Est ce bien raisonnable tout ça
Madame ! » La pauvre, elle nous fait vraiment pitié.
N’y a t il pas d’autres métiers pour elle ? Conseillère
d’éducation, pionne, gardienne de cimetière… Enfin
des choses moins dangereuses pour tout le
monde !
Je passe le cour les yeux rivés sur les aiguilles de
ma montre, la grande aiguille, puis la trotteuse
comme pour accélérer le temps en priant pour ne
pas être intoxiqué par une erreur de dosage de la
folle dangereuse qui s’active autour de sa cloche à
expériences. Derrière les incantations de la
sorcière, sur une musique de Mendeleïev,
j’entends, j’écoute les « tictacs » de ma montre qui
me mèneront à dix sept heures. Moins dix, je range
mon cartable. La prof me voit. Détourne les yeux.
Peur de me sanctionner ou réelle envie de sa part
de se casser comme moi de cette salle de cours à
l’ambiance tendue par la peur et l’ennui
réciproques ? Sonnerie espérée, sonnerie réelle,
259
délivrance et espoir. Je me rue dehors, dévale les
escaliers, heurte légèrement le surgé.
- Pressé Régnault ?
- Regnault, M’sieur !
- Pressé ReUgnault ?
- Oui, M’sieur !
- Un rencart ReUgnault ?
- Euh, non, enfin oui M’sieur !
Il ne va quand même pas me mettre une heure de
colle maintenant ce con !
- Allez vas y, mais moins vite, elle t’attendra !
- M’ci, M’sieur !
Je descends moins vite, enfin vite, mais marche par
marche. Cours dans la cour, proche du porche,
accélère, monte la rue Croulebarbe, m’arrête
devant l’entrée principale. Sylviane, n’est pas là.
Elle court moins vite ou elle est moins pressée. Je
reprends mon souffle. Une main sur l’épaule, Je me
retourne. Sylviane. Un grand frisson me parcourt.
Elle est là, belle rayonnante en chaire et en os. Je
n’en veux qu’à sa chaire, enfin qu’à sa bouche.
Nouvel essai. Tout aussi infructueux.
- T’es un pressé toi !
- Non !
260
- Ne me dis pas non !
- Alors oui, j’ai envie de te serrer dans mes bras.
- Moi aussi, mais pas en pleine rue, pas devant le
lycée.
- On va à « la Fauvette » ?
- Non, il y a la moitié du lycée. Attends un peu pour
montrer ta « conquête ».
- Es tu conquise ?
- Je crois bien que oui !
- Allons en face à « l’Entracte »
- Oui, joli nom, l’entracte pour une nouvelle histoire !
Je prends ma conquête par l’épaule. Elle me prend
par la taille. C’est la première fois que cela m’arrive.
« Tous les garçons et les filles de mon âge
Se promènent dans la rue deux par deux
Tous les garçons et les filles de mon âge
Savent bien ce que c'est d'être heureux
Et les yeux dans les yeux et la main dans la main
Ils s'en vont amoureux sans peur du lendemain »
Oui mais moi, je ne vais plus seul par les rues,
l'âme
en
joie
Oui mais moi, je ne vais plus seul, car Sylviane va
peut être m’aimer. Désolé Françoise, mais moi c’est
Sylviane !
261
Nous entrons dans le café. Je suis un loup qui
montre, exhibe sa proie. Je suis fier, mais tout le
monde à l’air de s’en foutre. A part quelques vieux
alcolos il n’y a que des jeunes couples et moi je me
fous de leur présence. Seule Sylviane a de
l’importance, et quelle importance ! Loin, dans le
fond une place pour quatre. Je m’assieds en face
d’elle.
- Non, Bernard, viens à coté de moi.
- Ah, euh oui !
- Sylviane, parle-moi de toi, en fait on ne se connaît
pas.
- Bernard, s’il te plait, embrasse moi !
Petit instant de solitude. « On fait comment. Avec la
langue ou pas ? » Bon j’y vais. De mes mains,
j’écarte ses cheveux bruns. Je me rapproche,
entrouvre ma bouche, embrasse la sienne et je sors
ma langue et la tourne autour de la sienne. Dieu
que c’est bon ! Elle sait très bien y faire. J’apprends
très vite. C’est délicieux. Ca dure et ça dure. Je ne
respire plus que par sa bouche et elle par la
mienne. Nous sommes quatre poumons et un seul
corps. De plus en plus profond. Je ne sais plus ou
je suis. D’instinct je dénoue mes mains de son cou,
prends ses épaules, les sers et descend vers ses
seins. Ils semblent juste avoir la taille de mes
mains. Un quart de seconde je me pose la question
« voudra-t-elle ». Oui, elle le veut. Et ça dure un
temps infini de paradis.
262
- Bon, c’est pas tout ça, y faudrait quand même
commander !
Le garçon de café nous ramène à la réalité. La
première réponse me venant à l’esprit est « casse
toi p’ove con ! » Non, ça j’ai promis de ne plus le
dire.
- Euh, deux cafés !
- S’il vous plait ?
- Oh oui, ça me plait !
- Non, j’veux dire tu pourrais être poli !
- Ah oui garçon, deux cafés s’il vous plait, et à nous
ça plaira aussi. Merci garçon !
Un moment d’éternité vient de passer en un baiser.
Un quart d’heure, une demi-heure de bouche à
bouche extra ordinaire. Je crois que je suis
amoureux. Je suis amoureux. Cafés servis, ticket
avec soucoupe. Le garçon attend planté. Je paie.
- Tu embrasses très bien Bernard !
- Merci. Toi aussi.
- J’embrasse comme on m’embrasse. Parfois bien,
parfois mal. Mais là c’était très bien. Je suis la
combien tième fille que tu embrasses ?
- Euh, je sais pas, six ou septième et toi ?
- Moi, moins, tu n’es que le quatrième.
263
- Ah oui quand même !
- Mais c’est peu par rapport à toi Bernard. Tu es un
séducteur !
- Sylviane, tu es la seule qui compte à ce point.
- Toi aussi, Bernard, je crois que tu vas compter.
Je vais compter pour elle. Mais, si moi je compte,
avec elle, je ne compte qu’un. Je suis vraiment
bien, de mieux en mieux. On va se croiser dans le
lycée. Ca va se savoir et c’est très bien comme ça.
Je dois vivre et penser à deux. Je suis couple. Nous
passons nos loisirs, jeudi et autres heures libres à
marcher et nous embrasser. Tout y passe, rues,
boulevards, de nombreux bars. Nous avons élu
notre QG dans le café « les mouettes » rue du Bac.
L’endroit est calme et au sous sol il y a une cave
aménagée avec des banquettes moelleuses. Non
seulement cela me rappelle la cave notre cavediscothèque de la maison de Veneux, mais le peu
de consommateurs du sous sol nous laissent une
large possibilité de câlins discrets. Nous nous
réfugions aussi, sages et pieux, dans certaines
églises. Par un bel après midi libre, nous allons à
« l’American Cathédral » avenue Georges V.
- Bernard, il y a un truc que je ne t’ai pas dit ?
- Ah, quoi ?
- Je ne suis pas catholique. Je suis juive !
- Ah, bien, pas moi.
264
- Ca ne te gène pas ?
- Pourquoi voudrais tu que ça me gène ?
- On me l’a dit lorsque j’avais onze ans. J’ai eu
l’impression d’être différente. Les juifs sont souvent
mal vus.
- C’est idiot ! Ce qui me gênerait, ce serait que tu ne
sois pas amoureuse de moi. Mais juif, je ne vois pas
ce qui me gênerait. T’es marrante toi !
- Je t’aime !
Mes journées sont belles. Un soir en rentrant à la
maison, mon père me dit.
- Tu me sembles bien joyeux Bernard depuis
quelques temps. Fréquentes-tu ?
- Euh, non Papa. Mes études me plaisent, c’est
tout !
- Tu peux conter fleurette, mais attention pas plus.
Tes études d’abord, tu as le temps pour le reste.
Saint Pierre a renié trois fois le Christ. Et moi, je
viens de renier une fois Sylvianne. Au fait, mes
parents, auraient ils un problème s’ils savaient que
je conte « fleurette » à une juive ? Mais je pense
surtout au « pas plus ! ». Si, justement j’ai envie de
plus. J’ai envie de tout. Tout elle. Il faut que j’y
travaille. Avant demain, lundi, je dois trouver une
solution pour éloigner ma mère de l’appartement
familial. L’envoyer à Veneux, seule et en train à
265
Veneux, ce serait bien. Mais qu’irait-elle y faire,
surtout en semaine ? Je laisse tomber l’affaire. Je
pense à l’envoyer au marché Saint Pierre, l’idée me
vient à cause de ses gouts pour la déco.
- Maman, j’aimerais d’autres rideaux pour ma
chambre. Je n’aime plus les rouges. Ils font trop
« enfant » et je suis en seconde !
- Ah, moi je trouve bien. Nous verrons ça !
- Pourrais tu aller chercher des échantillons au
marché Saint Pierre que l’on puisse y réfléchir, tous
en famille ?
- On verra.
- Mais si Maman, vas y, s’il te plait!
- On verra, je te dis, ce n’est pas pressé !
- Mais vas-y jeudi !
- Non, jeudi je ne peux pas !
- Ah, pourquoi, que fais tu jeudi ?
- Je suis invité à déjeuner chez les cousins Gateau
à La Garenne.
- Ah, bon ! Et tu y vas comment.
- En métro et en bus.
- Seule, sans Papa ?
266
- Oui, seule, Papa travaille.
- Tu vas bien mettre une heure pour y aller et une
autre pour revenir.
- Oui.
- Tu partiras à quelle heure ?
- Je ne sais pas, onze heures, je pense !
- Tu reviendras à quelle heure ?
- Je ne sais pas exactement. Assez tôt pour
préparer le diner, vers dix huit heures. Je
m’occuperai de tes rideaux la semaine prochaine.
- Ca va, laisse tomber pour les rideaux.
- Toi, tu ne sais pas ce que tu veux !
Je retourne vers ma chambre. Je fais trois pas, ma
mère ne me voit plus, je me frotte les mains très
fort. Youpi! Jeudi Maman ira chez les Gateau et moi
j’aurai mon dessert ! Il me reste à proposer à
Sylvianne de venir déjeuner à la maison, ce qui ne
devrait pas trop poser de problème, mais surtout de
lui sauter dessus, mais en douceur. Sans en avoir
l’air. Et enfin, vraiment connaître une fille. Et ça,
c’est une autre paire de manches. La soirée se
passe en révision de sciences éco, joie, anglais,
joie, maths, joie et frissons. Demain, à l’attaque.
Sylvianne trouve que c’est une bonne idée de
connaître l’appartement où je vis et une encore
267
meilleure que ma mère ne soit pas là. Aurait-elle
déjà compris ce que je voulais ? Veut-elle la même
chose ou est-elle naïve ? Naïve à ce point là, cela
ne lui ressemble pas. Une fille serait elle autant
intéressée que les garçons sur ce plan là. Je n’ose
pas y croire. Je n’y crois pas !
La semaine se passe fébrile. Très fébrile et pleine
d’espoirs et de craintes. Si ce qu’il y a de meilleur
dans l’amour c’est de monter l’escalier, une fois
dans la chambre, ça doit ne pas être mal non plus !
L’escalier est haut, les marches pour atteindre le
jeudi midi sont longues.
Sylvianne sort des ses cours le jeudi à douze
heures trente et moi une heure avant. Il est convenu
de se retrouver chez moi. Cela vaut mieux. J’ai peur
que l’on nous voit ensemble et que la sorcière
Leroux en parle à mes parents. Elle ne demanderait
que çà ! Dans le métro la panique me gagne. Mais
on s’y prend comment ? Techniquement comment
pour pénétrer une fille. De mon coté j’ai mon idée.
Je vois bien à quoi ressemble « la prise mâle »,
mais où est exactement « la prise femelle » et
comment mettons l’une dans l’autre ? Je n’ai pas de
copains très proches à qui cela soit arrivé, même
ceux de Corse, de deux ans plus vieux sont encore
puceaux. Je ne vais quand même pas me mettre
autour de la table et dire à Sylvianne « bon, ma
grande, j’ai très envie de te sauter, mais le hic c’est
que je ne sais pas comment on fait ! ». Et si elle non
plus ne sait pas, on fait comment ? On appelle le
docteur Eginer, le médecin de famille, pour lui
268
demander conseils. Ou pire, avant de se dépuceler
mutuellement on prend rendez-vous chez lui et on
fait ça dans son cabinet. Les stations de métro
défilent et je n’ai toujours aucune idée du mode
opératoire ! Pas de mode d’emploi. Au lieu de nous
emmerder avec ses sciences nat sans intérêt, la
prof ferait mieux de nous apprendre çà avant de
passer aux TP dans une petite salle réservée à cet
effet. Ca fait des siècles et des siècles que tout le
monde se reproduit. Hommes et femmes, sans
parler des animaux et moi je suis comme un con
dans le métro à me poser la question du « putain,
mais comment on fait ce truc qui doit pourtant être
simple ! »
Réalisme,
remboiter,
rencontre…reproduction.
Rien, pas un dessin sur le dico de Papa. Anatomie,
des dessins de corps humain, mais pas de sexe.
Apareil, non, merde ça prend deux « p ». Appareil
rien. Essayons génital. Ah, voilà deux dessins. Celui
du bas, l’homme, je possède bien la situation.
Femme, voyons voir. Ovaire et utérus me semblent
un peu trop hauts. Anus, non ça ne doit pas être
pas là. Plus bas, clitoris, petites lèvres, grandes
lèvres. Waouu, tout ça ! Ca m’a l’air bien compliqué,
faut il franchir tout ça pour aller dedans ? Et si elle
ne veut pas ouvrir ses deux paires de lèvres, je fais
comment ? « Sylvianne, s’il te plait peux tu ouvrir
tes quatre lèvres que je puisse rentrer plus loin ». Et
si elle ne veut ouvrir que ses premières lèvres et
pas les deuxièmes, il se passe quoi ? Bon, on va
dire que ce sera un début. A la prochaine visite de
269
ma mère chez les cousins de La Garenne on verra
pour les grandes !
La sonnette retentie, elle se jette dans mes bras.
Quel câlin !
- Tu es seul ?
- Oui, ma mère est partie loin.
- Tu es certain ?
- Oui attends, je vais m’en assurer.
J’avise le téléphone blanc qui trône sur une petite
table ronde. Je prends le répertoire et tourne le
clavier.
- Allo, Marie Madeleine, c’est Bernard. Maman est
bien là ?
- Oui, Monique c’est pour toi !
- Allo Maman !
- Oui que se passe t il ? Il y a le feu ? Tu as eu un
accident ?
- Non Maman, je voulais seulement savoir si tu étais
bien arrivée.
- Oui, c’est gentil Bernard, ne t’inquiète pas, je ne
rentrerai pas tard.
- Prends ton temps Maman, justement il n’y a pas le
feu, tout va bien. Je t’embrasse.
270
-Ouf Sylvianne, pas de problème, nous avons au
moins trois heures devant nous.
- T’es un as, Bernard, je t’aime
La suite fut faite de tendresse, de rire et volupté.
Tout se passe bien. Très bien. Au moment crucial
j’ai le dessin du Larousse figé en tête. Là aussi, tout
se passe bien avec une grande complicité. Ou
Sylvianne a aussi regardé le Larousse de ses
parents, ou ce n’est pas sa première fois.
C’est épatant, vraiment épatant. Tout à fait épatant.
Je suis heureux et elle aussi en a vraiment l’air.
L’heure s’enfuie trop vite. C’est certain, nous nous
aimons et cette fois totalement. Sylvianne doit déjà
partir. Nous sommes calmes, sereins et pleins de
projets. Nous nous embrassons avant d’ouvrir la
porte du pallier, un danger Leroux peut être en
position potentielle d’observatrice. J’ouvre la porte.
Personne.
- Au faite Sylvianne, tes parents ont il un Larousse
ou un dico chez eux ?
- Non, Bernard, c’est pas leur genre. Mais pourquoi
cette question ?
- Pour rien mon amour, pars vite avant que
quelqu’un nous voit !
271
Chapitre 20
Pour moi, maintenant, ce sera bientôt « tartar ». Les
soixante ans sonnent à mes tympans. Bruits sourds
d’un cœur qui bat trop vite. D’une sorte de compte à
rebours vers la sortie. Au delà de la limite mon
ticket de vie ne sera plus valable. Je sais ou est la
sortie, d’autres me l’ont montrée. Je ne sais pas
quel est mon degré d’autonomie de carburant. L’aije économisé ce carburant de vie ? Je ne crois pas,
j’ai passé ma vie « pied au plancher ». Comme du
temps de mes BMW et de l’impunité routière. Deux
cents trente au compteur sur des autoroutes trop
vides. Certes les BMW étaient de fonction et je ne
payais pas le carburant. Mais de stress en coups de
gueules. Vouloir tout faire et le plus vite possible,
suis je maintenant sur la réserve? Voilà quelques
mois que j’ai abandonnés le Bernard de 1968.
Lâchement, je ne crois pas ! Je n’avais rien à lui
amener et mon gout pour la parole est tel que
j’aurais pu trop lui parler. Lui parler de moi, de lui,
de nous. Je ne voulais rien faire, rien dire pour
influer sur sa vie, ses choix. Les miens furent assez
bons, donc les siens le seront. Je ne me suis pas
pris de « murs » en soixante ans alors tout ne va
pas si mal. Mon seul regret est que j’aurais pu éviter
à d’autres de s’en prendre. Mais comment les
alerter. Dire « je suis devin » ! Personne ne croit en
ces bêtises. Dire « je reviens d’hier » ? Là pour le
coup je me serais pris le « mur » d’un hôpital
psychiatrique. Alors j’ai laissé faire. C’est une chose
272
rare pour moi que de laisser faire, en général je fais
et vite, parfois trop vite. A ma vitesse et pas à celle
des autres. Début août de l’an passé j’ai fait une
dernière tentative pour partir en Corse avec moi. Me
retrouvant une dernière fois au quartier Latin, j’ai
voulu prendre le train et le bateau pour
m’accompagner. Mais j’ai trouvé cela trop
compliqué, à quoi bon ! Si j’avais envie de Corse, je
n’avais qu’à prendre un billet d’avion en 2011 et me
retrouver sur la plage de Porto. Mais là aussi à quoi
bon !
Ces voyages plus que surprenants en 1968 n’ont
pas eu grand intérêt pour le grand adolescent que
j’étais. A-t-il compris ? Je suis certain que non, pour
lui, figé dans l’incertitude de ses certitudes de seize
ans, il n’en a rien tiré. Et c’est tant mieux. Pour moi,
qui du soir de ma vie, me suis vu à l’aube, cela a
été un sacré coup. Pas un bilan, mais le chemin
parcouru. Un « update » comme j’écrivais dans les
multiples plans marketing de ma carrière. Ne dites
pas à ma mère que je suis devenu papy, elle me
croit encore « babyboomer » ! Je n’ai pas
fondamentalement changé depuis les années de
Gaulle, j’ai évolué. Je suis resté sur les mêmes
rails, les aiguillages de la vie m’ont mené. Parfois,
j’ai pris en main le poste d’aiguillage pour guider
moi même ma vie. J’ai appris, vieilli, pris de la
hauteur. Pierre qui roule amasse mousses et
expériences. En plus de quarante ans la société,
elle, a changé. La France de mon enfance
ressemblait plus à la France de la fin de la première
guerre mondiale qu’à la France de 2012. La
273
population rurale était de 13% et 1921, de 10% en
1952 et aujourd’hui elle n’est que de 3%. Trente huit
millions de français en 1918 et presqu’autant en
1950. J’ai vu le téléphone mettre plusieurs mois
avant que les PTT l’installent chez mes parents.
Aujourd’hui Orange créé ma ligne d’i-phone en un
clic. Je sors de la boutique et j’appelle les Etats
Unis ou la Chine en quelques secondes sans
opératrice et sans passer par le « 22 à Asnières » !
J’ai connu les télégrammes et les pneumatiques,
puis émerveillé par le télex et le fax. Aujourd’hui
j’envoie des mails à la terre entière, de mon index
droit sur ma souris. Les soixante dix huit tours sur
gramophone sont devenus iTunes sur MP3. Nous
les « papyboomers » sommes devenus parias des
entreprises sous prétexte que nous sommes
incapables de nous adapter. Pauvres nouilles de
dirigeants, c’est notre génération qui a fait ces
révolutions technologiques. Alors trop chers,
pourquoi pas ! Bassinés par votre incapacité à
écrire et conduire des vraies stratégies
d’entreprises aux mains de fonds de pensions
instables pour qui long terme veut dire six mois,
pourquoi pas ! Scandalisés d’être pris, comme tous
les salariés, pour des « variables d’ajustement »,
certainement ! Mais incapables d’adaptations,
certainement pas ! Ignares que vous êtes, avez
vous vu le chemin depuis 1950 ! D’abord, savezvous ce qu’est un chemin, connaissez vous
l’Histoire. De la vie, vous ne connaissez que le
binaire informatique. Un peu de vision, de culture
générale, et surtout d’humanisme ne vous feraient
274
pas de mal. De ma fin de carrière en tant
qu’opérationnel d’entreprise je garderai toujours le
goût amer du vingt cinq mars 2011. Après force
rendez-vous de réseau pour retrouver une place
dans un organigramme de société je rentre en
contact avec un grand groupe du « CAC 40 ». Six
mois d’échanges, de pourparlers. Une semaine
d’intégration début mars. Nous sommes d’accord
sur tout. Présentation aux collaborateurs et aux
clients, tout se passe bien. Derniers réglages avec
le Président pour obtenir ce poste de direction lors
d’une réunion téléphonique ce vingt cinq mars 2011
à neuf heures trente. Le téléphone sonne.
- Bernard Regnault, bonjour monsieur le Président.
- Bonjour monsieur Regnault, comment allez vous ?
- Monsieur le Président, j’ai préparé cette réunion
téléphonique, donc elle aura lieu. Mais je dois vous
dire que j’ai appris le décès de ma femme, il y a une
heure, donc je suis sous le choc. Vous me
pardonnerez si je ne suis pas aussi réactif que
d’habitude !
Condoléances d’usages. La réunion se passe. Le
professionnel aguerri prend franchement le pas sur
l’homme blessé, abattu.
Plus aucune nouvelle. J’appelle, le Président ne me
prend plus au téléphone. Les jours se passent.
J’appelle. Au bout d’une semaine un vague et terne
adjoint me rappelle. « Monsieur le Président a
décidé de ne pas donner suite pour l’instant ! »
275
Pensez donc, il faisait déjà l’aumône d’un poste de
direction à un vieux. Mais si c’est pour se coltiner un
senior veuf en deuil que se traine une ado de seize
ans, bonjour les problèmes et adieu le vieux ! C’est
comme ça que l’on termine une carrière de
manager vouée à l’Entreprise. Sans fleur ni
couronne. J’ai appris mon métier de manager sur le
tas. Penser que les écoles supérieures de
commerce vous y préparent c’est comme penser
qu’un jeune qui vient d’avoir son permis de conduire
va gagner le Paris Dakar ! Dans la première partie
de carrière, ceux de mes collaborateurs qui
m’aimaient, avaient raison. J’étais bon ! Ceux qui
me haïssaient, avaient raison. J’étais un chien ! Et
ceux qui restaient neutres avaient raison. Nous
étions dans une entreprise, ni l’amour, ni la haine
ne doivent y avoir cours. Il faut des années et
beaucoup d’humilité pour apprendre à manager.
Pour parvenir à être un manager aussi potable que
possible je me suis appuyé sur deux piliers. D’une
part la vision à long terme des affaires, c’est à dire
la projection à trois ans des dossiers et des faits
que je possédais intellectuellement. Et d’autre part
une sacrée dose d’humanisme. Même si j’agis en
ayant raison, ma raison n’est pas celle des autres.
Les autres ne sont pas moi. L’important n’est donc
pas que j’ai raison, mais que les autres agissent,
c’est à dire comprennent et que ma décision
deviennent leurs actions librement consenties et
donc efficacement réalisées. Je ne crois plus
qu’aujourd’hui les managers aient une vision autre
que celle du très court terme, ni la volonté de
276
prendre réellement soin de leurs équipes. Le
propriétaire d’un centre commercial me disait « je
gueule sur des chefs de rayons qui gueulent à leur
tour sur leurs équipes. Il y a une ambiance de
merde. Mais heureusement c’est la crise et le
chômage, alors ils se taisent et ne démissionnent
pas. Ils ne retrouveraient pas de boulot » Quelle
belle œuvre de motivation et d’humanisme !
« Les Hommes naissent et demeurent libres et
égaux en droits ». Depuis des siècles on nous
bassine avec cette connerie. Il y a ceux qui y croit,
sont ils nombreux ? Il y a ceux qui nous le font
croire, ils sont nombreux, hommes politiques,
Justice et autres corps d’Etat. En fait les hommes
naissent et meurent et entre les deux ils se
démerdent. Rien d’autre ! Y a t il encore des
croyants en politique ? Les pauvres militants de
base qui battent le pavé et se gèlent en hiver à
distribuer des tracts sur les marchés et autres
boites à lettres seraient-ils vraiment dupes ? Quelle
est la marge de manœuvre de telle ou telle face à la
mondialisation, aux salles de marchés et aux fonds
de pensions ? Cinq pourcent c’est tout. Pas la peine
de faire un « choix de société » on s’en occupe pour
nous ! Je reste néanmoins passionné par la classe
politique en période d’élections, non pas pour les
enjeux. Il n’y en a pas. Mais pour le jeu. Je suis rivé
devant tous les media comme les ados devant
n’importe quelle couillonade de télé réalité. C’est
pareil. Dans un cas on enferme des gamins dans
une maison pour un show plus ou moins scénarisé
et voyeurs, on regarde ce qui se passe, on vote
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pour savoir qui dégage et qui reste. Dans l’autres
cas on « enferme » des hommes politiques dans
une campagne électorale plus ou moins scénarisée,
on regarde ce qui se passe et on vote pour savoir
qui dégage et qui reste. Tout pareil ! Il va sans dire
que les hommes politiques ont plus de talent.
Chapeau les artistes ! Josquin-la-joie-de-vivre qui
se fait piquer sa place par un nœil-nœil, le nasillon
de service ou DSK quéquette en avant et bracelet
aux mains à New York sur toutes les chaines du
monde. Il faut avoir un sacré talent de scénariste !
Je passe les promesses démagos pour donner des
espoirs aux désespérés chroniques qui se
retrouvent cocus trois mois après avoir élu leur
héros. C’est à chaque fois les mêmes gros titres
dans le semestre qui suit les élections. « Les déçus
du socialisme » ou « Les déçus de la droite ». Les
gars ressortez vos vieux magazines et ne dites pas
que vous n’avez pas été prévenus. « Les poids des
promesses, le choc des réalités ». Contentons nous
de ce super spectacle tous les cinq ans. Marrons
nous et ne soyons plus déçus, c’est déjà pas mal !
Mais il ne faut plus choquer. Il faut être
politiquement correct ! Et moi, ça, ça m’emmerde.
On s’en est pris un sacré coup dans les gencives
depuis les années soixante dix. On est passé
directement de la censure à l’auto censure. On a le
droit de penser, mais correct ! On a le droit de tout
dire, mais correct ! Nous sommes passés de la
tyrannie du pouvoir à celle des groupes de
pressions. On peut dire tout le mal qu’on veut, mais
pas du mal qui dérange, les soit disant
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« puissants » ou les soit des soi disant minorités.
En clair, on peut dire du mal de nous ou des
majoritaires. Pas des autres ! Laissez le pays de
Rabelais avoir un « très bon mauvais gout » Ou es
tu Le Luron et ta rose qui t’emmerde en direct à la
télé de Drucker ? Ou es tu Desproges « On m’a dit
qu’il y avait des juifs qui s’étaient glissés dans la
salle ». Sors de France Inter Guillon, on ne dit pas
en direct que DSK a une bite chercheuse de
foufounettes. Quelle honte fais-toi Hara Kiri. Ah non,
ça c’est l’autre, ton censeur le bien pensant à
gauche. Je suis d’accord pour que l’on condamne
ceux qui se gaussent des minorités ou de la bien
pensance, mais seulement le jour où l’on pourra
condamner le quidam pour non compréhension au
second degré de l’humour corrosif. Vous savez le
couillon moyen, pd, juif, arabe ou autre auvergnat
kapaaiméconsefoutedesageule. Rions, riez des
vieux directeurs du marketing qui se la pètent.
Roulez vous par terre au sujet des parisiens tristes
et aigris qui vomissent les z’autres. Ou encore
mieux, des versaillais ridicules qui promènent leur
suffisance place du marché le dimanche suivis de la
famille jupe plissée et blazer bleu qui sortent bénis
de la messe de onze heures. Je suis un peu des
trois. Promis je ne porterai pas plainte. Reprenons
goût à la dérision, à l’autodérision, à la joie de vivre.
Rire des autres et de nous n’est pas un manque de
respect, ce doit être un bon signe de vitalité. Pierre
Desproges se posait la question face à nœil-nœil, le
nasillon « peut-on rire de tout ? Peut-on rire avec
tout le monde ? ». Il faut rire de tout et de tout le
279
monde et surtout devant tout le monde, et tant
mieux si ça gène. Ca veut dire qu’on a touché juste.
Mais rions avec classe, pas n’importe comment,
l’important est le rire pas la blessure. « Pointe
assassine », mais pas mortelle. Soyons vivant.
Arrêtons de nous « indigner » en trente pages de
poncifs. Marrons nous. De tout. De vous. De nous.
Le ridicule ne tue que les ridicules, rase motte du
premier degré. Pd, juifs et arabes et auvergnats
déconnez sur les versaillais. Le tribunal de la ville
est engorgé d’affaires, il ne prendra même pas nos
plaintes. Maitre Collard a prit un autre costume plus
brun que sa robe noire à froufrous blancs sur le
devant, la bavette du baveux.
Ah, vous me direz, il reste des cons. Vaste sujet,
parlons donc des cons ! En fait, au cours de ma vie,
je n’en ai rencontrés que très peu de vrais cons.
Des cons formés, déclarés et qui exercent leur art
vingt quatre heures par jour et tous les jours de
l’année sans relâche, même les vingt neuf février
une année sur quatre. Il y a le con qui n’est con que
parce qu’il n’est pas d’accord avec vous à un
moment donné. Pour une ou des babioles. Il vous
fait perdre votre temps dans une file d’attente ou au
feu rouge, je vous ai bien dit que j’étais parisien ! Il
milite pour une cause idiote. Il émet des idées
ridicules et s’y accroche. Il manque de culture et de
réflexion. Il est bourré de certitudes et ne sait pas
ce que veut dire écouter les autres et les
comprendre. Il croit en tout au premier degré. Il fait
partie de ceux qui vont porter plainte pour humour.
Le vrai con a le mail leste et pleutre et parfois
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l’avocat sous le coude. Les gens bien sont parfois
décevants. Le vrai con jamais ! J’en ai deux en
mémoire. Tout d’abord un vrai con gentil. Cadre,
par hasard, d’une entreprise américaine, je lui fais
comprendre que ce serait mieux de parler un peu la
langue écrite dans les plans et les divers memos
reçus de l’international. J’investis force cours
d’anglais en face à face avec un professeur dédié à
sa personne. Plusieurs semaines se passent. Le
professeur me demande un entretien pour évoquer
son cas. « Julien ne comprend rien, je ne crois pas
qu’il soit arrivé à mémoriser le moindre mot
d’anglais durant les dizaines heures que j’ai passé
avec lui ! ». Alerté, mais peu surpris, je demande à
mon collaborateur de venir me voir.
- Bon, Julien, où en es tu de tes cours d’anglais ?
- C’est dur !
- Dur, pourquoi ?
- C’est pas du français.
- Oui, certes, c’est un peu le principe des cours
d’anglais !
- Bernard, puis je te poser une question qui me
trotte en tête depuis plusieurs mois ?
- Oui, Julien, vas-y. Je serais heureux de t’aider.
- Bon, j’y vais. Je suis né il y a quarante trois ans et
le français m’est venu sans que je fasse d’effort.
C’est pour tout le monde pareil ! Les américains, qui
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sont eux aussi arrivés au monde avec le français,
comme moi, pourquoi parlent-ils maintenant une
autre langue ?
Je sais, c’est dur d’entendre de choses pareilles. Et
ce Julien était cadre et con. Ses équipes étaient au
courant de ses deux états. Il était devenu une sorte
de mascotte. Un brave mec. Un brave con !
J’ai eu affaires, aussi à un autre vrai con, confit
dans sa suffisance confuse. Un con de compétition.
A plus de cinquante ans, feignace et distillant sa
connerie urbi et orbi, ce type a dû travailler au
moins cinq mois dans toute sa vie ! La plupart des
gens vivent de leur travail ou de leurs rentes. Lui, vit
au crochet, douillettement blotti dans le cocon, ou
plutôt le con-con familial. N’ayant aucune
expérience de la vie, mais une grande de sa
connerie congénitale, il distille jugements et
conseils comme un gland sous son chêne.
Pathétique, il pourrait être hilarant tant il est tout à
fait ridicule. Mais au bout du cinquième mail ou se
mêlent conseils à deux balles et injures, ça gratte,
ça irrite, on pouffe à peine !
Mes rares cons donnent du relief aux gens bien. Ils
sont plus nombreux mais moins tonitruants. Juste
bien. Ils vous aident à vivre, à être heureux et
contant de les connaitre, de les fréquenter. « Un
coup de fil à un ami », pas pour gagner des
millions ! Juste une aide, un conseil. Ils vous
prennent. Cher Alain, Président d’une grande
entreprise, que je n’ai pas vu depuis dix ans et qui
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quitte une réunion sans doute importante juste
parce que je l’appelle pour un service. Cher
Dominique en vacances sur les pistes blanches que
j’appelle pour lui annoncer le décès de ma femme. Il
part en sanglots et me dit « je te rappelle ». Ma vie
a été faite de grands et de petits bonheurs. De
beaucoup d’exaltations et de peu d’ennuie. Pas
vraiment le temps de s’embêter. Du plus loin dont je
me souvienne, j’ai été dans la projection, dans le
futur. Un nouveau projet en chassant un autre. J’ai
peu été spectateur mais très souvent acteur, voire
activiste. On me dit excessif, on a excessivement
raison, j’ai toujours été trop, fait trop et trop vite. En
fait j’ai du vivre plusieurs vies en une. Toucher à
beaucoup de choses. Ai-je bien fait toutes ces
choses ? Non certainement pas, mais j’y ai touché
et je sais à peu près de quoi ça parle. Un peu de
peinture, un peu de politique, un peu de psy, un peu
de course à pied, un peu de tennis, un peu de golf,
un peu d’écriture, un peu de pas mal de choses.
Aurais-je été plus heureux de faire bien une seule
chose. Je ne crois pas. Je suis allé vite, très vite,
trop vite. J’ai certes semé et même perdu des
relations qui n’allaient plus à mon pas. Trop sur de
moi pour aller au leur. Parmi ces centaines ou
milliers de gens que j’ai un moment donné côtoyé,
pour certains j’éprouve un grand regret de ne plus
les avoir auprès de moi, ou même dans mon
rétroviseur. De ne pas avoir suivi leur chemin de
vie. Il m’arrive de passer des heures sur Google à
taper leurs noms. Et parfois la pépite, je les retrouve
et j’arrive à reconstituer leur parcours. Je ressens
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une grande joie pour ceux qui ont réussi à survivre
à leurs rêves.
Voilà, tout ça se nomme la vie. Mais au bout du
bout, que reste-t-il de vraiment important ? Les
parts de marché que j’ai gagné à la sueur du front
des mes collaborateurs. Les profits rendus aux
sièges de mes entreprises. La reconnaissance de
mes équipes ou de mes Présidents. Ma nomination
de meilleur manager commercial en 1995. Le bon
temps passé avec tel ou tel ou plutôt, telle ou telle.
Le premier matin de printemps. La joie des
vacances et des découvertes. L’émerveillement
devant un tableau de Monet. La possession de
deux maisons que j’aime. Ma collection de cons et
de gens bien. Rien de tout ça ! Tout ça ne
transcende pas, ou peu de temps. C’est bien. C’est
tout ! Ce qui reste, ce sont des valeurs sures, ce
sont mes deux enfants. Ceux là exactement, même
si ça n’a pas toujours été évident. Les voir naitre,
grandir, évoluer, s’émanciper petit à petit. Les
premiers pas, les premiers dessins, les premières
lignes lues sur un livre avec les lapins et des
nounours, puis des mots écrits en couleurs sur un
papier « Maman et Papa son les lamour de ma
vit ». Les projets « Quand je serais grande, je serais
Princesse ! » Et puis non, photographe, non styliste,
non chanteuse, non docteur, non Présidente de la
République… Vous serez vous mes enfants et
heureux d’être vous. Et après vous vos enfants,
petits enfants passeront et ainsi de suite. Toujours
recommencer comme la marée qui remet à net le
sable de la plage. Plus rien ne reste sauf les
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souvenirs des châteaux
générations d’enfants.
érigés
depuis
des
Une psy qui me suivait depuis pas mal de temps et
que je retrouvais beaucoup plus par plaisir que par
nécessité a eu, lors de notre dernière rencontre ce
mot qui me restera gravé pour toujours « Bernard,
vous avez une incroyable propension au bonheur ».
J’en accepte l’augure et c’est tant mieux !
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