mettre en valeur la nature - Groupe de sociologie politique et morale

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mettre en valeur la nature - Groupe de sociologie politique et morale
METTRE EN VALEUR LA NATURE
Disputes autour d'aménagements de la nature, en France et aux Etats-Unis
Laurent THEVENOT*
*Centre d'Etudes de l'Emploi et Groupe de Sociologie Politique et Morale (EHESS-CNRS)
Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique, n°49, 1996, pp.27-50.
2.
INTRODUCTION
Un mouvement écologique faible pour une question écologique forte : quelle mise en
valeur de la nature
Nous connaissons aujourd'hui un rapport étonnant entre écologie et politique. La
politique écologique, au sens d'actions supportées par des mouvements se réclamant de
l'écologie, est bien frêle en France. Comme si écologie et politique ne faisaient pas bon
ménage et que l'écologie ne mordait pas vraiment sur les termes du débat politique.
Cependant, la convocation de la nature dans les conflits en transforme la portée. Elle
favorise une globalisation jusqu'aux limites de la planète, mais aussi, paradoxalement, elle
fait ressortir des ancrages et des attaches de la plus extrême proximité. En outre, cette
convocation peut conduire à de vives tensions, ébranlant les catégories du juste pour
construire le bien sur un règne écologique plus étendu.
Je partirai donc d'une interrogation sur ces transformations, prenant appui sur des
conflits suscités par des projets d'aménagement. Ils permettent d'examiner les
conséquences d'une convocation de la nature sur les façons dont les gens se disputent, se
critiquent et se justifient. Les disputes qui nous intéressent sont celles qui manifestent un
sens du juste et de l'injuste lorsqu'elles prennent de l'ampleur et que leurs acteurs en
appellent à des arguments de large validité. Dans un programme de recherche antérieur,
nous avons, avec Luc Boltanski identifié une pluralité de six ordres de "grandeur" qui
soutiennent aujourd'hui principalement les justifications1. Pour préciser la question qui
nous intéresse ici, nous nous demanderons comment la nature est mise en valeur par les
êtres humains. Comment est-elle intégrée dans ces différents ordres de justification ?
Donne-t-elle lieu à la création d'une nouvelle grandeur, spécifiquement orientée vers
l'écologie, une grandeur "verte" ? La référence à des équilibres naturels ne remet-elle pas
en question les catégories les plus fondamentales du sens ordinaire du juste2 ?
Cependant, l'interrogation nous conduira plus loin. Elle nous amènera à retourner la
question initiale, pour nous demander comment les êtres humains font entrer dans un
questionnement sur le juste de multiples attaches par lesquelles ils dépendent de la nature,
des autres et des artefacts qu'ils ont confectionnés.
1
2
Cf. Boltanski, L., Thévenot, L., 1991, De la justification; les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.
Pour un premier exposé de ce programme, voir : Lafaye, C., Thévenot, L., 1993, "Une justification
écologique ? Conflits dans l'aménagement de la nature", Revue Française de Sociologie, vol.34, n°4, oct.-déc.,
pp.495-524. Sur la "septième cité", voir : Latour, B. 1995, "Moderniser ou écologiser ? A la recherche de la
‘septième’ cité", Ecologie Politique, n°13, pp.5-27; et Barbier, Rémi, 1992, "Une cité de l'écologie", mémoire
de DEA de sociologie sous la direction de B. Latour, EHESS.
3.
Suivre les engagements de la nature sur le terrain : des disputes suscitées par des
projets d'aménagement en France et aux États-Unis
A la fois parce que l'écologie politique y a connu un autre développement en raison
d'un rapport à la nature constitué différemment, et parce que la construction du politique
s'y inscrit dans des traditions différentes, il nous a semblé utile de compléter par un cas
américain l'investigation approfondie sur un cas français de conflit suscité par un projet
d'aménagement3.
Le cas français est bien connu et nous l'avons choisi en raison de cette envergure
nationale et de la très large palette d'argumentations dont le projet a suscité la
confrontation. Il s'agit du projet de tunnel du Somport destiné à lever l'obstacle des
Pyrénées pour créer une grande voie de communication européenne traversant, à la sortie
du tunnel, la sauvage vallée d'Aspe.
Le cas américain est un projet de barrage hydroélectrique en travers d'une des
dernières rivières non équipées de la Sierra californienne, la Clavey. Sans avoir la même
dimension fédérale, ou même étatique (en Californie), ce second projet a fait l'objet de
campagnes de grande ampleur, afin notamment d'obtenir le classement de la rivière
comme "wild and scenic" [site protégé, sauvage et pittoresque], ce qui aurait interdit tout
aménagement industriel.
LES ETATS DE LA ROUTE DANS LA VALLEE D'ASPE
Un "axe européen" pour un grand marché qui doit déplacer les montagnes
Le projet français est qualifié dans l'ordre industriel comme investissement
d'infrastructure ayant un rendement de long terme. Mais il est avant tout justifié par le
marché, bien érigé en supérieur commun par les instances européennes où ce projet a vu
le jour. Le tracé d'un "axe européen E7" participe d'un "marché du transport intégré", un
marché "intégrant notamment les zones enclavées ou situées à la périphérie de la
Communauté". L'enjeu est exprimé dans la réduction du temps de traversée des Pyrénées
de 25 minutes pour les automobiles et de 40 minutes pour les camions, et un allégement
consécutif des coûts de transports des marchandises. Condition de l'épreuve de grandeur
marchande, l'impératif de libre circulation des biens et des personnes soutient les
3
Claudette Lafaye, Marie-Noëlle Godet, Jean-François Germe et Laurent Thévenot ont réalisé l'enquête
française. Jean-Luc Palacio a généreusement mis à disposition une large documentation sur le conflit du
tunnel du Somport. Michael Moody (Université de Princeton) et Laurent Thévenot ont réalisé l'enquête
américaine. L'exploitation et les tout premiers enseignements présentés ici n'engagent cependant que leur
auteur.
Le Ministère de l'Environnement a contribué au financement des enquêtes et de la confection d'un jeu
pédagogique. Les réunions en France et aux USA ont reçu un financement conjoint du CNRS et du
National Science Fundation (USA) pour un programme plus large sur les formes d'évaluation, les ordres
de justification et les frontières symboliques en France et aux Etats-Unis.
4.
arguments émis dans les instances européennes en faveur du projet. Toutefois, la mise à
l'épreuve du marché n'est guère engagée, même virtuellement, à la différence du cas
américain où c'est justement l'épreuve du prix d'une électricité dérégulée qui a contribué à
mettre en péril le projet. Il n'y a pas de mise en concurrence de biens ou services différents
dans le cadre du projet, et certaines critiques libérales s'élèvent d'ailleurs au niveau
européen pour s'opposer, au nom de la concurrence, à une forme de financement hors
marché de ces infrastructures. Ainsi, le poids du supérieur commun marchand au niveau
européen conduit à une situation paradoxale. Dans un certain nombre de pays européens,
le marché descend des plus hautes instances administratives vers le bas, alors qu'il est
supposé offrir le mode de coordination le plus décentralisé, le moins hiérarchique, et le
moins bureaucratique qu'il soit.
Une desserte pour des commerces locaux et des services touristiques
Cependant, dans le cas français, des acteurs locaux se saisissent également du marché,
non dans la forme pure précédente de l'impératif de concurrence, mais dans les figures de
compromis, frayées de longue date, du commerce et des services locaux. L'argumentation
contribue alors à soutenir le projet dans la mesure où la route doit favoriser ce commerce
local. Pour ce qui est de l'intégration de la nature dans ce commerce, l'état de marchandise
propre à une consommation est un état touristique4. La route, en tant que voie d'accès aux
sites touristiques, constitue une partie de l'équipement nécessaire pour en tirer profit :
"Nous avons un “capital nature” dont l’économie locale pourrait tirer profit dans le cadre
d’un tourisme rural"; "L’aménagement de la route améliorera la desserte de la vallée et
permettra de valoriser les activités touristiques. Elle fixera une population permanente et
valorisera le potentiel touristique"; "Grâce à la route, les activités touristiques pourront
être valorisées par une meilleure accessibilité des sites". Toutefois, un tel état de la route
comme "desserte de la vallée" suppose qu'elle ne soit pas dans l'état de "couloir à camion",
état au demeurant naturel dans l'ordre marchand qui lui confère sa qualité d'axe
européen.
Une voie domestique pour des "échanges de proximité"
Desserte pour les habitants de la vallée, la route s'inscrit dans une toute autre
qualification, d'ordre domestique, qui l'éloigne de l'axe d'échange marchand, au point qu'elle
peut servir de point d'appui à une dénonciation d'une "route de transit" : "S’intégrant
actuellement au site, le secteur du tourisme souffrira de la proximité d’une route de transit
trop fréquentée. Les petits commerces et l’artisanat, qui animent les villages, seront
4
Pour autant, on ne devra pas réduire à une coordination marchande et à un rapport de consommation les
multiples formes d'engagement dans le monde impliquées par l'activité touristique. Sur ce point, voir la
remarquable thèse de Alain Girard : "Expériences touristiques et régime du patrimoine culturel-naturel :
éléments pour une sociologie critique du tourisme", thèse de sociologie sous la direction de Nicole
Ramognino, Université Aix-Marseille I, 941p.
5.
amenés à disparaître". Cette qualification domestique met en valeur un rapport de
familiarité qui s'inscrit dans le chemin, l'un des équipements primordiaux de l'engagement
de l'humain, comme de l'animal, dans la nature. Trace d'un commerce habitué, consolidée
et montée en généralité, la voie domestique correspond à la topographie propre à cet ordre
de grandeur qui vaut de proche en proche. Elle conserve et fortifie un cheminement frayé
par l’usage.
On voit très clairement se constituer un compromis entre des qualifications marchande
("voie de communication") et domestique ("chez nous et que nous maîtrisons") de la route,
renvoyant chacune à une intégration différente de la nature, dans la formule d'un élu local
prônant "de bonnes voies de communication qui seront chez nous et donc que nous
maîtriserons".
Ces différenciations ne sont pas seulement affaires de mots, arguties de rhétoriciens.
Elles nous intéressent pour autant qu'elles se concrétisent dans des objets ou dispositifs
servant de preuves à l'appui des arguments. Et c'est pourquoi il nous importe de suivre les
prolongements de l'argument et des principes qui le fondent dans des états de la route. Ils
se repèrent notamment à la largeur des voies, au choix d'une route à trois voies, ou bien
d'"élargissements à trois voies" pour certaines zones de dépassement. Certains états de la
route sont "stratégiques" au sens où ils enferment, invisibles, des intentions pour l'avenir
qui ne pourraient pas être justifiées publiquement. Ainsi une proposition qui s'avance
drapée dans un argumentaire écologique ou touristique, l'aménagement de pistes
cyclables sur les bas-côtés de la route, prépare en fait la possibilité d'un élargissement
ultérieur de la route et de l'ajout d'une voie supplémentaire. La transformation peut
résulter du dispositif matériel sans qu'il y ait intention stratégique. Ainsi la construction
de "pistes pastorales pour permettre aux bergers d'accéder dans les montagnes" ouvre la
voie à des usages potentiels qui ne correspondent pas à cette fonction première et que les
écologistes ont beau jeu de dénoncer.
Un dispositif de compromis dressé par les opposants pour faire barrage aux
aménagements de la route
"Achetons des terrains en vallée d’Aspe, avant que les camions ne les envahissent :
pour se retrouver plusieurs milliers de propriétaires, en indivision, sur une bande de
terrain; pour que les expropriations soient rendues extrêmement compliquées." A la
différence du cas américain, on n'observe pas, dans le cas français, une décomposition du
dispositif de mobilisation destiné à mettre en cause le projet. A l'inverse, c'est un dispositif
reposant sur la composition entre plusieurs ordres de justification, et sur des compromis
entre eux, qui a été proposé par le Comité d'habitants de la Vallée d'Aspe, l'organisation la
plus locale. Il vise à faire obstacle au projet en freinant les expropriations nécessaires à
l'aménagement de la route d'accès au tunnel du Somport. Le tract de présentation précise
bien l'objectif de faire en sorte "que les expropriations soient rendues extrêmement
compliquées."
6.
Toutefois, le tract discute bien évidemment le projet lui-même. Le tract s'engage
franchement dans l'épreuve d'ordre industriel alors qu'elle sert de levier, le plus
couramment, à une dénonciation des qualifications écologiques : "Pourquoi l'axe PauSomport serait-il le dernier à se construire en zone de montagne? Serions-nous les derniers
des derniers, les oubliés du progrès ?" La composition entre une solution à ce problème
d'ordre industriel et une évaluation d'ordre écologique peut se soutenir d'un dispositif
technique frayant un compromis entre ces deux exigences, le ferroutage. Le tract s'inscrit
donc dans cet alternative offerte par le rail : "la France et l'Europe préconisent le transport
des marchandises par le rail."
Mais le dispositif de frein à l'expropriation est lui-même conçu comme un compromis
complexe, dans ses visées et dans sa réalisation, entre plusieurs ordres de grandeur. Le
dispositif vise à composer les exigences d'une évaluation d'ordre domestique avec celle d'un
renom dans l'opinion sur une base la plus large possible. La composition tente donc de
dépasser une tension majeure dans les disputes environnementales exprimée souvent
dans l'opposition entre "local" et "national" ou "international", "étranger" : "Le but de ça,
c'est d'abord faire une mobilisation locale concrète, que les gens comprennent. C'est aussi,
au niveau national, faire une campagne de médiatisation importante."
Le dispositif offre une matérialisation concrète de la conjonction entre ces différents
objectifs. L'ancrage domestique est un ancrage dans les attaches au lieu par la terre. Mais
comment vendre des parcelles au monde entier sans rompre ces attaches ? La solution
trouvée s'appuie sur la distinction entre usufruit et nue propriété qui témoigne de traces,
dans le droit, de différents rapports d'appropriation. La terre est vendue pour 15 ans
mais : "Les agriculteurs gardent l'usufruit. Nous, on ne prend que la nue-propriété. Ils
continuent à cultiver leurs terres, ils savent bien qu'on ne pourra pas leur retirer". Bien
entendu l'usufruit se transmet par héritage pour conserver la qualification patrimoniale du
bien. Mais l'ancrage domestique ne concerne pas seulement les attaches antérieures
maintenues mais celles qui sont consolidées par les nouveaux contrats. Dans le tract du
Comité d'Habitants, à la rubrique "Qui doit acheter ?", il est répondu: "surtout des béarnais
pour bien montrer que nous cherchons à protéger notre vie et notre avenir". Cependant,
puisqu'il s'agit de compromis, il est ajouté : "des étrangers pour compliquer les choses". Le
tract signifie clairement que les agriculteurs gardent la maîtrise de leur terre et que les
acheteurs ne peuvent véritablement s'approprier leur bien : "les propriétaires et les
fermiers restent jouissant de leur terre; vous ne serez propriétaire que de la nue-propriété,
c'est-à-dire que vous ne pourrez ni camper ni vous promener sur 'votre' terrain". Le "votre"
est mis entre guillemets.
L'épithète d'"étrangers" correspond à une piètre qualification d'ordre domestique. Elle
recouvre ici différents ordres possibles de grandeur pour les acheteurs étrangers
potentiels : dans l'opinion, pour des lecteurs de publications qui accroîtrons ainsi la
connaissance internationale du cas; dans l'ordre civique, puisque l'acte d'achat est un acte
militant de solidarité; dans la grandeur verte, bien évidemment, puisqu'il s'agit de faire
7.
obstacle à un projet qui, dans son état actuel, est jugé de bien médiocre qualité selon cet
ordre de grandeur. Pour mobiliser toutes ces grandeurs, le dispositif de vente locale
s'articule aux dispositifs d'ONG internationales et le tract indique que "les associations
internationales comme Greenpeace et WWF apportent leur soutien moral et logistique à
cette opération de grande ampleur". L'informateur sur le montage explique que, parmi les
pays touchés, "il y a Belgique, Luxembourg, Suisse, et ils sont en train de négocier,
Hollande, Angleterre, en disant que les Hollandais étaient très militants et que ça
marchera". L'interlocuteur ajoute avec une pointe d'ironie à l'égard d'ONG
environnementales qui ont du mal à coopérer et qui ont des façons de faire quelque peu
impérialistes : "On a réussi aussi à les faire travailler ensemble. Ils se sont partagé le
monde tranquillement...".
Ajoutons que le montage du dispositif lui-même, qui n'est évidemment pas apparent
dans le tract, suppose un compromis. Ce ne sont pas des représentants des ONG qui vont
venir acheter leurs terres aux Aspois ou les convaincre de les vendre. Le montage a
nécessité tout un travail de négociation prenant en considération les qualifications
domestiques. Il n'a même pas été réalisé entièrement par les personnes actives localement
mais par des intermédiaires : "il y en a un qui l'a proposé depuis le début, c'est lui qui a
négocié avec les autres, en disant : 'il faut aller voir un tel'. Il y a tout un travail de
négociation, lui est fâché avec lui, etc. [..] On va avec les agriculteurs ou des personnes
âgées, des gens qui sont un peu des sages, qui expliquent. Ils sont avec nous, ils sont des
sages...".
LES ETATS DE LA RIVIERE CALIFORNIENNE
La grandeur industrielle et le "développement soutenable"
Le projet américain de barrage relève d'une figure classique d'exploitation de la
nature, en l'occurrence d'extraction de "houille blanche". Pour être ainsi intégrée et
maîtrisée, la nature doit être saisie par des lois. Cependant, la qualification de grandeur
industrielle, celle de l'ingénieur, n'est pas la seule à être mise en avant dans le projet,
comme elle l'aurait été dans des projets techniques plus ambitieux. Ici, elle doit composer
avec des impératifs écologiques. De fait, le directeur du projet américain, bien que ne
manquant pas une occasion de montrer son professionnalisme et de se lancer dans des
argumentations techniques, rit aux éclats lorsqu'on lui demande s'il est ingénieur. Non,
intéressé de longue date par les questions environnementales, il a une formation de
"ressource management". Son recrutement participe d'une dispositif plus large mis en
place par les responsables du projet, avec l'objectif affirmé de recueillir critiques et
suggestions de la part des opposants et d'en en tenir compte, "un programme de
participation du public afin que nous écoutions ce que tous les gens ont à dire et décidions
autant de mesures environnementales de 'mitigation' que nous le pouvons." Le directeur
recruté dit avoir défendu, en tirant les leçons d'expériences antérieures, "un projet qui
laisserait la plus petite empreinte sur la rivière tout en obtenant des retours
8.
d'investissement maxima" pour la région et pour l'agence qui, attachée à une collectivité
territoriale publique, est responsable du projet. Les mesures de "mitigation" sont donc des
pièces centrales pour construire des compromis locaux entre des impératifs entretenant a
priori des relations critiques l'un avec l'autre, un impératif industriel d'efficacité et un
impératif écologique ou "vert".
Les compromis des mesures de "mitigation"
Citons quelques exemples de ces "mitigations" : le choix du lieu d'érection du barrage
évitant qu'il soit visible du point extrême de promenade des rafteurs à partir de leur
campement; la construction d'un second barrage en aval du premier afin d'assurer une
régulation du débit des eaux dans la rivière; la construction sur le barrage d'un passage
"tapissé" et "matelassé" destiné à la traversée des daims dont le lac de retenue inondera
une zone de migration. Dans le dernier état du projet, les mesures de mitigation vont
jusqu'à supprimer le barrage initialement prévu pour le remplacer par une "structure de
diversion" haute seulement de quatre mètres et située à côté d'un croisement de routes.
Ainsi, le directeur du projet considère que cet aménagement n'empêcherait pas de classer
la rivière comme "wild and scenic", puisque les services des Forêts tolèrent généralement
l'exception de ces croisements de routes. La structure de diversion ressemblerait à un gros
rocher et on pourrait même aller jusqu'à "construire des rochers" si besoin est, pour
intégrer au mieux cette structure à l'environnement avoisinant. Un tunnel conduirait l'eau
à un réservoir lointain existant déjà. Le directeur du projet conclut que "ce projet est
vraiment raisonnable; l'empreinte [footprint] est minuscule".
Toutefois, à l'issue du processus, le responsable exprime le sentiment d'avoir été
trompé par les demandes successives des adversaires du projet dont il dit avoir cherché à
prendre en compte un grand nombre, dans des "mitigations". Il considère finalement que
ces demandes ne visaient pas véritablement la construction de compromis mais que les
adversaires entendaient faire avant tout obstacle au projet. Inversement, les opposants se
défendent d'une telle stratégie déguisée. Ils expliquent leur attitude par le fait qu'"il y a
des choses que l'on ne peut pas 'mitiger’" et qu'ils n'ont "pas confiance dans les ingénieurs
pour ce qui est de leur relation à l'environnement". Toutefois les ingénieurs, ou plus
généralement les personnes s'engageant dans une qualification d'ordre industriel de la
nature, trouvent un compromis en passe d'être solidement frayé avec la notion de
"développement soutenable". La base du compromis réside dans l'adoption d'une
perspective de long terme. L'épreuve de grandeur industrielle requiert une telle
perspective pour le calcul de l'efficacité du projet. Les équipements techniques qualifiés
selon cette grandeur sont eux-mêmes les conditions d'une certaine stabilité des relations
entre les êtres. Cette temporalité longue est un trait opposant nettement la grandeur
industrielle de l'économie à la grandeur marchande qui suppose, à l'inverse, une flexibilité
forte et une temporalité courte, ou encore à une grandeur de l'opinion qui tend à occuper
une place prééminente lorsque l'évaluation du projet atteint la place publique.
9.
Le court terme de la grandeur de l'opinion
Le long terme du "développement soutenable" sert de levier à la dénonciation
d'agissements gouvernés par des temporalités de plus court terme, qu'adoptent ceux qui
"ont le nez sur le volant" ("they're not looking beyond the bumper"). Les caractéristiques de
temporalité de la grandeur d'opinion l'opposent à l'épreuve industrielle. Au-delà du constat
réaliste de l'extrême instabilité temporelle des qualifications par l'opinion, le contraste des
deux temporalités peut glisser aisément en une opposition entre des experts calculant sur
le long terme et des gens d'opinion à courte vue, ou encore entre la planification d'une
véritable gestion des ressources naturelles [resource management] et l'urgence
caractéristique de la gestion de crise [crisis management]. A la prévision s'oppose la surprise
de l'imprudent qui se retrouve soudain à court d'énergie en ayant brûlé tous ses vaisseaux.
De fait, les opposants au projet ont stratégiquement constitué, parmi l'ensemble de
leur dispositif de mobilisation, un organisme situé à San Fransisco et orienté vers certains
ordres d'argumentation jugés bien adaptés à une population urbaine aisée de la "San
Fransisco Bay area". La grandeur verte et les valeurs écologiques diverses y servent
clairement de référence, ainsi que la grandeur du renom dans l'opinion qui est utilisée
instrumentalement pour donner son poids au mouvement. L'organisme lance des
campagnes dans la presse et organise des manifestations de relations publiques destinées
à mobiliser selon cet ordre de l'opinion. Pour faire connaître la cause écologique et
collecter des fonds, il fait appel à des "sponsors" participant souvent du compromis entre
affaires et écologie, notamment des entreprises fabricant et commercialisant des
équipements pour l'"expérience de la vie sauvage" [wilderness].
L'ironie de l'histoire : l'épreuve du marché portant un coup fatal au projet
Les arguments économiques ne sont pas mis en avant par les seuls promoteurs du
projet soucieux de faire valoir les retours de l'investissement qu'ils projettent. Les
écologistes soulignerons eux-mêmes l'ironie de l'histoire dont le dénouement (peut-être
cependant temporaire...) est favorable à leur cause. Dans ce dénouement, ce sont peut-être
des arguments économiques qui ont porté un coup fatal au projet. Ce n'est toutefois pas
une épreuve de grandeur industrielle qui prévaudra avec son horizon de long terme, mais
une épreuve marchande avec son horizon temporel court qui mettra en cause le prix non
concurrentiel du courant électrique produit à partir du barrage projeté.
L'anticipation d'une épreuve de marché concurrentiel, une épreuve apurée de tout
compromis de réglementation des prix, contribuera à l'abandon (posé comme
éventuellement momentané) du projet de barrage. En effet, à la suite de la récente
extension du mouvement américain de dérégulation des marchés à l'électricité, le bien
produit se trouve en effet désormais qualifié exclusivement selon une grandeur de marché
et soumis à l'épreuve de la concurrence. La temporalité de court terme du marché, encore
accusée par des boucles spéculatives, suscite alors une tension critique avec la temporalité
longue de l'investissement industriel qui requiert des prévisions de long terme pour
10.
effectuer les calculs de rentabilité de l'investissement. La baisse escomptée du prix de
l'électricité dans une situation de dérégulation conduira à dénoncer le calcul économique
d'investissement qui justifiait la construction du barrage sur la Clavey.
Puisque le projet n'est qu'une projection sur l'avenir, l'épreuve marchande de la
concurrence ne peut être véritablement réalisée. En outre, elle tire sa légitimité de ce
qu'elle ne se limite pas à un corps d'experts mais s'étend à tout un chacun (en tant que
client) dans les situations les plus ordinaires. C'est pourquoi les opposants au projet ont
également construit stratégiquement une deuxième organisation entièrement consacrée à
l'initiation d'une épreuve de concurrence sur un marché, en l'occurrence virtuelle puisque
les clients sont potentiels. L'"Alliance des contribuables de Turlock" est confectionnée
spécifiquement pour une argumentation de grandeur marchande et destinée à un
"créneau" de population supposé particulièrement réceptif à cet ordre d'argumentation.
Notons que ce créneau peut cependant couvrir des "segments" très disparates, depuis des
consommateurs individuels d'électricité jusqu'à de grosses entreprises. Autre ironie, cette
fois non du sort mais de la stratégie, l'organisation de cette épreuve marchande virtuelle
sera l'œuvre d'"écologistes en habits d'hommes d'affaire".
Une coalition locale d'intérêts spécifiques et disparates pour défendre la rivière
Les opposants au projet américain n'ont pas seulement construit les deux
organisations précédemment mentionnées qui étaient conçues pour mobiliser
spécifiquement selon certaines grandeurs, verte et d'opinion pour l'organisation établie à
San Fransisco, ou marchande pour celle orientée vers les clients de l'agence fournissant
l'électricité. Ils ont également stratégiquement constitué un dispositif qui est conçu sur une
base locale, comme une "Coalition pour la préservation de la rivière Clavey". Cette
coalition n'est pas construite dans un souci de différenciation des ordres de grandeur et
des épreuves qui leur correspondent. Certes, le caractère local de la coalition permet de
mettre en valeur des liens de proximité et des attaches territoriales dans une grandeur
domestique de la confiance. Mais la coalition est plutôt un dispositif destiné à composer
localement des intérêts spécifiques [special interest]. C'est leur juxtaposition dans la
recherche d'une diversité des intérêts qui est, à l'inverse, visée. Il s'agit de "représenter le
plus possible de personnes et les plus diverses" et d'influencer de cette façon les élus. La
formation d'une coalition répond en effet à l'ambition politique de constituer une voix
légitime, une voie de représentation du local. La légitimité de la voix tient à ce que les
hommes politiques pensent que "la coalition a dégagé le pour et le contre et offre une
perspective plus large". Cette dernière condition distingue la coalition d'un simple
conglomérat de "special interest groups" qui n'est pas dotée de la même voix : "Quand
vous menez un combat politique, vous recueillez une liste de groupes d'intérêts
spécifiques [special interest groups] et vous vous appuyez dessus. Mais quand vous essayer
d'avoir de l'influence sur des élus ou des candidats, plus vous représentez de gens et plus
votre groupe est divers, plus votre influence est grande".
11.
Les attaches du pêcheur "étroit d'esprit" à son cours d'eau
La coalition ne réunit donc pas des personnes autour d'un bien commun écologique,
voire d'un compromis entre plusieurs ordres de bien commun. Elle doit comprendre
jusqu'à des "gens étroits d'esprit". L'exemple le plus couramment cité est celui des
pêcheurs. Ces pêcheurs ne s'agrègent pas facilement avec les écologistes, ils "n'ont pas été,
historiquement, des environnementalistes". L'épithète "étroit d'esprit" pointe clairement
vers l'absence de prise en compte du bien commun. L'évaluation du bien, pour le pêcheur,
peut se clore sur une activité de pêche réussie : "le véritable chasseur veut chasser du
poisson sauvage et il peut être si étroit d'esprit qu'il s'arrête à ça..." Dans ce régime
d'action, la clôture de l'évaluation comprend la rivière mais non le barrage. Toutefois, le
pêcheur "étroit d'esprit", sans attache historique avec la constitution de l'environnement en
bien commun, reste néanmoins attaché à la rivière par son poisson et par l'état de son
poisson. Cette évidente dépendance est impliquée dans son activité de pêche et le conduit
à mettre en valeur toute la rivière qui constitue l'habitat de son poisson, l'"habitat vierge et
naturel du poisson". Il peut, par conséquent, reconnaître une valeur intrinsèque à la
rivière. Mais il ne faut pas demander plus au pêcheur qu'il ne saisit dans son évaluation
d'une bonne pêche. Et le barrage ne fait pas d'emblée partie de cette évaluation alors qu'il
est évidemment intégré, en tant que misère verte, dans une mise en valeur écologique :
"Les pêcheurs veulent protéger la rivière parce qu'ils veulent pêcher mais ils ne se
préoccupent pas nécessairement de savoir s'il y un barrage en amont ou en aval. Tout ce
qu'ils veulent, c'est attraper du poisson." L'activité de pêche ou de chasse est cependant
loin de se réduire à l'accomplissement d'une action ou d'un répertoire d'actions facilement
repérables par leurs conditions d'exercice et leurs instrumentations. Certains acteurs
écologistes, tout en déplorant le manque de solidarité des pêcheurs et chasseurs à une
cause écologique plus globale, sont prêts à reconnaître, sous forme de "savoir" détenu en
propre par les pêcheurs, une expérience des attaches à l'environnement qu'il serait
prudent de prendre en compte et de préserver.
Coalition locale et communauté politique
Pour conclure sur ce dispositif de coalition, soulignons que la légitimité de la "voix" de
cette Coalition locale tient à son ajustement à la notion américaine de "community" qui
occupe elle-même une place centrale dans la construction politique. Cette communauté
fraye un compromis entre une qualification civique du citoyen requérant la proximité à une
"base" et, d'autre part, une valorisation du local, du petit, du proche, qui correspond à
l'assise d'une généralisation des liens selon une grandeur domestique de la confiance. On
peut aussi considérer qu'elle repose sur une tradition ayant construit le civisme sur une
petite unité de référence compatible avec des liens personnels. Le caractère local de la
coalition, par opposition aux ONG, ne diminue donc pas sa représentativité par rapport à
un intérêt général mais correspond à l'idée d'une communauté "de base" [grass roots]. Une
dotation récemment octroyée à la Coalition vient sanctionner cet ancrage à la base d'une
12.
communauté dont la Coalition doit contribuer à "élever la conscience des individus" qui la
constituent. La force politique de la Coalition tient à ses attaches locales : "Nous sommes la
base [the grassroots], nous sommes la communauté et c'est important pour les hommes
politiques. C'est très important pour eux de savoir qu'il y ait un soutien local à la
base [local grassroots support]."
LA PLACE D'UNE GRANDEUR CIVIQUE
Droits et devoirs dans l'accès à une nature proprement civique
Une qualification proprement civique de la nature, en termes d'égal droit d'accès à la
nature est relativement peu mise en avant dans les deux cas étudiés. Elle est loin d'être
absente par ailleurs comme on le voit à l'importance des équipements favorisant les accès
publics à une nature désignée comme sauvage [wild], dans les parcs naturels et dans les
"centre d'interprétation de la nature" qui sont particulièrement développés en Amérique
du Nord, aux USA comme au Canada. Bien entendu, ces installations contribuent avant
tout à équiper une "grandeur verte" et à soutenir une dignité de "citoyen de la terre".
Toutefois, leur visée d'éducation et de prise de conscience comporte une nette orientation
civique que l'on reconnaît également dans l'aménagement de conditions de libre accès. Des
infrastructures additionnelles sont ménagées pour maintenir certains accès à des
personnes handicapés.
C'est en raison de cette qualification civique et du droit d'accès de tous les citoyens à la
nature, que l'on peut expliquer l'attitude ambiguë d'une indienne dont la tribu Mi-Wak
était originaire de la région du Yosemite avant d'en avoir été chassée et que n'y soit installé
le parc national du même nom. Elle ne peut franchement s'élever contre le très large accès
à ces lieux qu'a permis l'équipement du parc mais exprime son dégoût devant l'état
présent des lieux : "Je suis plutôt amère d'avoir à renoncer au Yosemite et de le voir dans
l'état où il est aujourd'hui. [..] Quand je suis allée récemment pour le voir, cela m'a tout
simplement rendue malade. C'est toujours beau mais tellement commercialisé, c'est
pathétique. Pourtant c'est quelque chose, vous savez, beau à vous couper le souffle, mais...
J'aurais voulu qu'il y ait une autre façon de faire. Et je sais que c'est impossible. Nous
allons avoir de plus en plus de choses comme ça..."
Les droits d'accès sont civiquement assortis de devoirs inscrits dans des équipements
réglementaires. Ainsi, le "wilderness permit", sorte de permis de conduire dans la nature
sauvage, est exigé pour toute exploration dépassant, dans le temps ou dans l'espace, les
limites strictement imparties aux itinéraires d'accès dûment préparés. Ajoutons que
l'équipement civique est souvent accompagné d'un équipement marchand de services.
D'un droit d'accès à la nature on passe ainsi à la consommation de services joints. La mise
en "valeur récréative" [recreational value] ouvre la possibilité de compromis entre des visées
verte, civique et marchande, compromis instrumentés dans des équipements touristiques.
13.
Les formes civiques de mobilisation déployées dans le cas français
Si règles et règlements instrumentent la grandeur civique, l'épreuve de grandeur est
un moment de mise en question de ces règles, notamment dans des manifestations
publiques de solidarité collective. Sur ce point, les deux cas diffèrent nettement car le
dispositif de mobilisation civique en termes de manifestations de solidarité est beaucoup
plus développé dans le cas français. Il se trouve que la comparaison a été faite directement
par l'un des acteurs majeurs de l'opposition californienne au barrage sur la Clavey, qui
s'est trouvé présent dans la vallée du Somport au moment de la grande manifestation du
12 décembre 1992. Il se déclare très surpris devant les formes et l'ampleur de la
mobilisation : "Le 12 décembre, j'y étais... une manifestation gigantesque, complètement
incroyable! [..] Une des manifestations les plus impressionnantes, les plus émotionnelles
que j'ai jamais vues. Des vagues de gens déferlant... je crois qu'il y avait aussi bien des
Espagnols que des Français." Notons que l'Américain de Californie, bien qu'ancien
militant contre la guerre du Vietnam, ne décrit pas le mouvement en s'en tenant à une
qualification civique et en mesurant la manifestation à l'ampleur de la mobilisation dont
elle a témoigné et qui grandit d'autant la cause collective. Il la caractérise aussi par le
caractère "émotionnel" de l'engagement.
Moins développé dans le cas américain, l'engagement civique est, en outre, qualifié en
termes marchand, par son moindre coût. L'engagement militant est "intéressant" parce
qu'il est bénévole. On notera que c'est un bénévole lui-même qui expose ce calcul
marchand par-dessus l'engagement civique, ce qui n'est pas sans rapport avec son fort
engagement marchand dans l'affaire de rafting qu'il dirige : "nous n'avons que des
bénévoles, pas de permanents. Les permanents coûtent cher. La Coalition pour la rivière
Clavey n'a pas de permanents. Il n'y a pas à payer de voiture, de repas, ou d'heures
comme celles que je passe ici. Je ne suis pas payé pour aller à des réunions ou faire ceci ou
cela. Je le fais parce que j'ai une visée altruiste qui est satisfaite en le faisant."
L'extension de la critique civique des inégalités sociales : le mouvement social de la
"justice environnementale"
Les deux cas choisis, parce qu'ils portent sur des aménagements d'infrastructure et
non sur des gestions de décharge ou de pollution ne se prêtent pas à la mise en évidence
d'un mouvement nettement civique de dénonciation d'injustice dans les rapports à
l'environnement. Ce mouvement, dit d'"environemental justice", prend de l'ampleur aux
USA même s'il est de moindre poids aujourd'hui en France. Il ne s'agit plus de questionner
l'égal ou inégal accès aux bienfaits d'un nature mise à disposition dans des parcs
nationaux ou des réserves naturelles, mais de dénoncer l'inégale exposition à des méfaits
qui sont déjà le résultats d'une exploitation industrielle préalable. C'est sur une inégalité
dans les nuisances supportées et les risques encourus que prend appui une critique
civique. Elle prolonge d'autres luttes civiques contre des inégalités de traitement (par
14.
classe, genre, race, ethnie, etc.) et permet d'établir des ponts avec des luttes en termes de
"droits civils" [civil rights].
ATTACHES EN NATURE, GRANDEUR VERTE ET BIEN ECOLOGIQUE
Globalisation et localisation; grandeurs détachées et grandeurs attachées
Les disputes, lorsqu'elles prennent de l'ampleur, en appellent à des arguments de
large validité dont la légitimité dépend de leur capacité à satisfaire un sens commun du
juste. Nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises trois voies de cette montée en
généralité en référence à trois ordres de grandeurs légitimes : un grandissement en termes
d'efficacité d'ordre industriel qui justifie l'exploitation de la nature pour produire des
ressources et notamment de l'énergie; un grandissement en termes de marché qui justifie
leur mise à disposition comme biens et services marchands; un grandissement en termes
de retentissement dans l'opinion par le renom. Par rapport à d'autres ordres de justification
également impliqués dans les disputes environnementales, ils se distinguent en ce qu'ils
sont très lourdement équipés par des artefacts qu'ont confectionnés les sociétés humaines.
La disponibilité de ces artefacts permet des relations entre les êtres humains sur une plus
large échelle que celle autorisée par leur déplacement en corps et par l'espace de
familiarité qu'ils peuvent constituer avec des proches. Cela est vrai aussi bien des
méthodes et outils standardisés de l'ordre industriel, que des marchandises circulant de
l'ordre marchand ou des signes diffusés par les médias de l'ordre de l'opinion. L'extension
de ces relations motive l'usage du terme peu spécifié de "globalisation" qui pointe souvent
vers des articulations de techniques standardisées, de marchés interconnectés ou de media
de dimensions planétaire. Mais le thème de la "globalisation" ne dit rien de la question qui
nous occupe et qui concerne la saisie, sous un régime de justice, de connexions entre les
êtres. Conséquence de ce support offert par des artefacts reproductibles, les trois
grandeurs mentionnées sont plus "détachées" que d'autres des relations de proximité et
des corps humains porteurs de ces attaches5.
Certaines disputes environnementales s'inscrivent principalement dans la référence à
ces trois ordres "détachés" auquel s'ajoute, évidemment, un ordre écologique. C'est le cas,
par exemple, de l'affrontement d'une multinationale comme la Shell à une ONG
internationale comme Greenpeace. Cette organisation est réglée par un impératif
d'efficacité industrielle qui se manifeste dans un mot d'ordre de "professionnalisme", et
elle s'est spécialisée dans l'instrumentation médiatique des causes écologiques auprès de
l'opinion, et dans l'utilisation de l'épreuve marchande avec l'arme du boycot des
consommateurs. Cependant ce type de conflit et la délimitation des causes
environnementales qui l'accompagne ne suffit pas pour comprendre la diversité des
formes et des enjeux d'une intégration de la nature dans les disputes. Un des grands
5
C'est une analyse d'Olivier Abel qui suggère de distinguer, parmi les ordres de grandeurs que nous avons
identifiées, des grandeurs "désancrées" de grandeurs "ancrées".
15.
intérêts de ces disputes est de nous éclairer sur les attaches à des lieux et c'est pourquoi
nous avons choisi des disputes qui ont une assise locale.
Contrairement à ce que peut laisser entendre l'usage du terme, le "local" n'est pas
simplement plus particulier. Des liens de proximité, qu'ils soient de parenté ou de
voisinage, des attaches durables à des lieux, qu'elles soient marquées par la consolidation
de patrimoines ou par des pratiques perpétrées, font l'objet de mise en valeur leur
conférant une généralité qui dépasse des particularismes contingents. Parmi les ordres de
grandeur que nous avons identifiées, l'un d'entre eux, l'ordre domestique de la confiance,
prend particulièrement appui sur des relations de proximité pour viser une justification.
De fait, on trouve largement déployée la grandeur domestique dans la dispute française.
Mais qu'en est-il pour la dispute américaine ? On soupçonne que cet ordre de grandeur
domestique n'aura pas la même place dans les argumentations américaines. Toutefois la
comparaison permet d'aller plus loin dès lors qu'on adopte une perspective plus large sur
cet ordre de grandeur en considérant diverses formes d'attache à l'environnement
supportant des mises en valeur.
Habitats et cohabitations
Un premier lien de proximité s'exprime en terme d'habitat. Il peut servir à une montée
en généralité d'ordre domestique par l'enracinement dans des lieux, une terre, une maison,
qui gagne encore en valeur lorsqu'il se prolonge d'une génération à l'autre. Que l'on
compare les deux mises en valeur suivantes d'attaches aux lieux : "fils de berger, né dans
le village, élevé dans cet amour immodéré du pays; nous sommes restés tous ici"; "his
family has owned land in this county for years, maybe two, maybe three generations and he lives on
a piece of land that's been in his family for all that time; he went to high school here." Dans ce
mouvement de grandissement domestique, les animaux ne valent que lorsqu'ils
s'intègrent, dans un état domestiqué, à l'habitat des humains qualifié en tant que
patrimoine. A défaut, sauvages, ils risquent d'être tenus pour nuisibles s'ils portent
atteinte à ce patrimoine, faisant notamment du chasseur d'ours un véritable héros admiré
pour son courage.
Mais la notion d'habitat peut aussi permettre des extensions écologiques avec d'autres
êtres vivants non humains. Via son habitat et une possible dépendance avec celui de
l'humain, l'ours peut être saisi comme un "ours intégrateur" : "disons que l'ours est
intégrateur quand même. On ne peut pas s'intéresser à l'ours sans s'intéresser à la forêt,
sans s'intéresser au pâturage, l'ours ayant des exigences. C'est un animal très exigeant en
matière de qualité de l'habitat, disponibilité d'alimentation et d'espace. Vouloir protéger
l'ours, c'est de toute façon s'intéresser à l'ensemble de l'environnement montagnard." Ainsi
s'exprime le représentant d'une organisation le FIEP, créée dans la vallée d'Aspe pour
favoriser la cohabitation des bergers et des ours : "pour que l'ours et le berger puissent
vivre ensemble dans les Pyrénées". Le FIEP a mis en place des compensations pour les
bergers qui séjournent en zone d'habitat des ours, comme le transport du matériel dans les
16.
estives qui est assuré gratuitement par héliportage. Une institution dite "patrimoniale" doit
aussi, en principe, favoriser cette cohabitation et "garantir la sécurité des bergers et des
ours". Un élu local exprime l'objectif de cohabitation dans les termes suivants : "tenir le
pari d'avoir des 'vrais' ours sauvages avec des 'vrais' humains". Les "vrais ours sauvages"
s'opposent implicitement aux ours dans d'autres états, comme les ours tenus en cage, en
l'occurrence deux ours de Bulgarie convoyés dans un des villages de la vallée et enfermés
dans un enclos de 500 m2, dont le mâle a été nommé Antoine et la femelle Ségolène, par
dérision à l'égard des écologistes. Quant aux "vrais humains", ils s'opposent, dans la
bouche d'un des plus forts partisans du tunnel au nom du développement local, à l'état
d'"indien" revendiqué par son adversaire Pétetin et qu'il retourne en ces termes : "tout a été
fait sous prétexte d’une soi-disant écologie pour tenter de nous diviser et nous transformer
en réserve d’indiens."
Attaches aux lieux des Indiens
Pétetin, que l'on appelle "l'indien du Somport" parce qu'il arbore une plume dans les
cheveux, se réfère explicitement à un rapport "indien" à la nature lorsqu'il déclare :
"Quand on a la chance extraordinaire de vivre dans la nature toute l'année, qu'on vit en
harmonie avec la nature et qu'on l'aime, on redevient petit à petit Indien. La civilisation
indienne, c'est la civilisation d'hommes et de femmes qui vivaient en harmonie avec la
nature toute l’année, sans l’abîmer en utilisant ses richesses, en l’aimant, en la
connaissant."
Dans l'opposition contre le barrage en Californie, on rencontre des acteurs
revendiquant une identité d'indien Mi-Wak, tribu chassée du Yosemite. Une indienne très
active dans cette opposition déploie différentes formes d'attaches à la nature. Un lien de
cueillette, tout d'abord, lorsqu'elle se présente comme "l'une des dernières indiennes" de la
tribu ayant une connaissance des plantes traditionnellement utilisées, des lieux où les
trouver, et une pratique effective de collecte. Un lien à des lieux sacrés, ensuite, des "lieux
indiens" tels qu'elle les dénomme, lieu d'établissement des ancêtres, grottes où ils se
réunissaient au cours de leurs migrations. Un lien de migration, également, qui détermine
des attaches bien différentes d'une appropriation privative et qui rapproche des animaux :
"les daims migrent exactement comme nous avions coutume de le faire. Nous nous
retrouvons là-dessus [we're together with that]. Nous avions l'habitude de migrer avec la
venue du froid et pour les glands [principale source de nourriture traditionnelle des MiWak]. La chaîne... la chaîne alimentaire [food chain]. C'est ainsi que faisaient mes ancêtres".
On notera la composition, dont on verrait bien d'autres exemples chez cette indienne
américaine, entre le vocabulaire des ancêtres et des traditions et celui de la chaîne
alimentaire. L'attache au lieu s'est exprimée particulièrement clairement avec le baptême
de son petit-fils qui a reçu le nom de la rivière, Clavey : "un jour, je sais qu'il reviendra ici,
et je veux pouvoir dire: 'c'est ta rivière. C'est pour elle que tu as reçu ton nom. C'est pour
elle que ta grand-mère s'est battue et c'est là où nous venions et où nous nous réunissions'.
17.
C'est ça ce que je veux. Je veux que mes petits-enfants puissent voir cette Clavey comme je
la vois... Voilà pourquoi j'ai un petit-fils Clavey. Et j'en suis très fière."
Un chef d'entreprise de rafting "profondément" écologiste
Il n'y a guère de traces d'écologie profonde, a- ou anti-humaniste, dans le cas français.
Juste une présence ironique dans la dérision qui montre néanmoins que ses
argumentations sont connues. Au plus fort d'une mobilisation locale des chasseurs contre
les "réserves Lalonde" destinées à la protection des ours, un élu local prend la tête de la
résistance aux arrêts de Paris en enjoignant "ses" garde champêtres de verbaliser les
gardes-forestiers en train de tracer sur le terrain les limites des réserves : "Donc ils
venaient avec des petits clous pour mettre des panneaux sur les arbres, et nous, nous
envoyions des gardes champêtres pour aller verbaliser les gardes qui mettaient des
panneaux sur les arbres parce qu'ils les faisaient souffrir. Nous avons pris des arrêtés de
maire et de conseils municipaux en disant que le fait de matérialiser ces limites, c'était du
vandalisme, qu'on les faisait souffrir, et que c'était illégal."
Dans le cas américain, on rencontre diverses expressions d'une "valeur émotionnelle"
ou "religieuses" attachée à la nature et pouvant expliquer "légitimement", aux yeux mêmes
des partisans du projet, d'âpres oppositions. On trouve en outre déployée la figure d'une
"création" opérée par la nature, comme des bassins creusés et polis dans le roc. La valeur
de cette création est comparée à celle des œuvres d'art rassemblées dans les musées et dite
"de valeur illimitée", "sans prix". Ce qui fait dire à un défenseur des lieux : "c'est pour cette
raison je suis coriace envers les constructeurs de barrage; parce que je ne peux pas être
acheté". Autre figure de la valeur qui s'écarte davantage de l'art des humains, la puissance
des forces de la nature : "Je considère qu'il y a certains lieux qui sont extraordinairement
puissants, en termes géologiques, et c'est typiquement le cas du confluent de deux rivières.
[..] Que vous y croyez en termes spirituels ou platement géologiques, vous ne pouvez pas
ne pas trouver singulier la vallée du Yosemite."
Jusqu'ici, nous sommes restés à des évaluations qui peuvent encore se refermer sur
une commune humanité d'évaluateurs, même si la source de la valeur échappe clairement
à la maîtrise des êtres humains. Mais l'argumentation d'écologie est la plus "profonde"
lorsqu'elle s'oppose à cette communauté humaine d'évaluation qui constitue généralement
le fondement de toute idée de bien commun. On distingue clairement ce mouvement dans
un argument qui s'oppose ouvertement à une mise en ordre valide pour les humains. On
connaît l'impératif absolu des préservationnistes qui stipule d'effacer toutes les traces du
passage de l'homme dans les lieux sauvages ("no footprint") jusqu'aux cendres d'un feu de
bois qui sont dénoncées comme "des téléviseurs en pleine nature" [wilderness television
sets]. Néanmoins cet impératif pourra être lui-même mis en cause au nom d'un autre qui
se referme sur une communauté de vivants et non sur une communauté humaine : "Jeter
une canette de bière par la fenêtre ne cause pas réellement de tord à la vie. C'est peut être
moche à regarder mais je suis sur que le daim qui passe à côté s'en contrefiche. Cela
18.
choque mon sens de l'ordre naturel, mais c'est juste une question humaine. Je me demande
si le dauphin dans l'océan se préoccupe [care] vraiment des ordures qui s'y trouvent. Ce
qui le préoccupe vraiment c'est si l'eau de mer l'empoisonne."
CONCLUSION : TRAITER EN COMMUN LES ATTACHES DES ETRES HUMAINS
Les constructions du juste ou du bien se réfèrent le plus souvent à des rapports entre
les êtres humains, sans relation avec un environnement autre, sauf à le traiter en tant que
pourvoyeur de ressources dont on jugerait de la distribution, ou de contraintes qui
empêcheraient les êtres humains de s'accorder équitablement. En outre, les êtres humains
dont on considère les rapports sont généralement saisis dans un état d'individuation et
d'autonomie qui est tenu pour une condition de validité de leur propre jugement. Partant
de ces présupposés, on fera le constat de certaines remises en cause des frontières entre
cette humanité et une extériorité constituée d'autres êtres vivants, d'êtres naturels
inanimés ou d'artefacts construits par les humains.
A l'issue de l'investigation dont j'ai indiqué ici quelques jalons, je voudrais suggérer
un renversement du mouvement d'enquête. On partira plutôt de l'évidence d'une
multiplicité d'attaches entre les corps humains et leur environnement, non d'un
détachement d'êtres humains dont on examinerait les rapports. J'opte ici pour le mot corps
afin d'éviter de lester trop tôt le compte-rendu. Le lester du poids d'un traitement de
l'humain dont il s'agit de repérer justement les conséquences sur la saisie des attaches
entre l'être humain et son environnement.
Les dépendances qui soutiennent des ordres possibles de généralisation
Pour reconnaître la diversité de ces attaches, il faut se garder d'aller trop vite à des
abstractions d'être humain ou de relation. L'investigation sur les disputes
environnementales nous y a aidé en laissant apparaître des figures d'attachement bien
différentes d'un modèle d'acteur indépendant arrêtant ses plans et calculant ses stratégies.
Nous avons suivi des ancrages à des lieux, des habitats et des habitudes, des
cheminements et des migrations, des contemplations et des émotions. Ainsi se dessinent
des liens de dépendance entre les êtres humains et les autres, êtres d'une nature plus ou
moins aménagée par l'humain. Jusqu'ici point de justice et pas même d'action, au sens
d'un régime reposant sur le détachement d'un porteur d'intention maîtrisant un
instrument extérieur d'exécution.
Mais les attaches peuvent conduire à des connexions plus générales, à des "solidarités"
plus étendues, pour reprendre la catégorie de Durkheim qui avait le mérite de couvrir des
articulations aussi bien mécaniques qu'éthiques. Et nous avons besoin pour l'heure de ne
pas nous laisser prendre dans l'évidence d'une différence entre les deux. A partir de ces
attaches, les êtres humains ont confectionné au fil des temps des modalités très diverses de
généralisation et de coordination. Nous ne les regarderons pas d'emblée comme des
croyances communes ou des idéologies. Les façons de généraliser doivent être envisagées
de façon plus réaliste à partir de capacités des équipements les plus proprement humains -
19.
les corps en premier lieu et leurs facultés - aussi bien que de possibilités offertes par des
êtres non humains, de nature ou d'artifice.
Si l'on reprend les six ordres de grandeur que nous avons identifiés avec Luc Boltanski
comme cadres des justifications, on trouve à leur base des capacités conjointes de
l'environnement et du corps humain rendant possible des généralisations : des vecteurs
d'émotion suscitant un transport contagieux; des ancrages du familier et du proche,
territoriaux, habituels, générationnels; des signes de reconnaissance communément
identifiés; des écritures de codes et règles construisant des références communes à des
pratiques; des biens en circulation liant leurs détenteurs; des outils techniques employés
de manière similaire et s'engrenant entre eux en même temps qu'ils solidarisent leurs
utilisateurs.
Ainsi se construisent des interdépendances de fait entre des corps humains et des
éléments de leur environnement esquissant des formes de généralité. Il n'en résulte pas
simplement un réseau d'interconnexions hétéroclites mais la possibilité d'un
dénominateur commun pour une possible mise en équivalence. Si ces dépendances
solidarisent des humains à d'autres éléments de leur environnement à partir de certaines
attaches, il est normal qu'elles suscitent un traitement orienté vers une mise en valeur, vers
l'évaluation de biens. On s'interrogera alors sur les bienfaits ou les méfaits de ces
dépendances. Il faut une assise à cette évaluation. Parmi les assises possibles, la référence à
une communauté d'humains d'égale dignité spécifie une tradition d'investigation sur le
bien.
De la généralité à l'interrogation sur le juste
On peut alors considérer chaque ordre de grandeur comme une réponse à l'exigence
précédente, celle d'un traitement en commun des attaches des êtres humains. La réponse
ne se réduit pas à la réaffirmation d'une égalité entre des êtres humains détachés, comme
dans les figurations morales et politiques de l'individuation et de l'autonomie.
L'alternative explorée par la construction des ordres de grandeur n'est pas non plus celle
d'une immersion dans des collectifs humains unis par des liens communautaires, selon
des figures holistes du social classiquement opposé à l'individualisme.
Le défaut de l'humanisme "pur" est d'ignorer par trop les attaches avec d'autres êtres
alors que la dignité des humains est affectée par la relation avec ces autres êtres. Chaque
cité propose une dignité humaine qui tient compte d'attaches avec d'autres êtres.
L'humanisme est ainsi "composé", même si la communauté humaine reste privilégiée
comme base de l'évaluation critique des biens.
Une personne qualifiée selon une grandeur intègre dans sa dignité une capacité
d'engager d'autres êtres de son environnement. Ainsi l'ingénieur, ou plus généralement le
professionnel, est un être humain "hybride", pour reprendre la terminologie chère à Bruno
Latour, en raison de son engagement pratique dans l'utilisation des lois, des méthodes et
des outils techniques. Jusque dans sa vie ordinaire, il développe un comportement
20.
spécifique qui manifeste cet engagement. Plutôt que de rapporter ce comportement à un
ensemble de goûts ou d'habitudes, à un caractère ou à des manies, nous pouvons y
reconnaître certains types d'attaches à la nature saisie dans un format qui suppose de la
qualifier méthodiquement et fonctionnellement.
Chacun des ordres de grandeur contribue ainsi à étendre une commune humanité
définie en termes strictement humains et à inscrire l'humain dans des mondes plus
étendus en nature et en équipements. Les grandeurs sont des façons de gérer des
asymétries qui résultent non pas seulement de l'inégale force physique des corps mais des
multiples attaches à un environnement engagé dans le rapport aux autres. Cet
engagement est mal saisi dans une idée de bien extérieur. Le langage de la justice
"distributive" est trop restrictif et trop orienté vers des ressources qui pourraient être
attribuées en propre. Les asymétries issues de ces attaches sont, dans les ordres de
grandeur, rapportées à des capacités attachées à des êtres et permettant des jugements
d'attribution. Le filtre de la légitimité spécifie les capacités qui peuvent être soumises à
réévaluation critique, en rapport avec un bien commun pour une communauté d'humains.
Ce mode de gestion en grandeur sert à traiter, par rapport à une exigence d'égale dignité
des êtres humains, leurs relation dans des mondes de choses pourvoyeuses d'asymétries.
Dans cette perspective, on voit mieux le rapport entre la confection des ordres de
grandeur et la question, de plus en plus vive aujourd'hui, de l'extension d'une
interrogation sur le juste ou sur le bien à des affections que l'on aurait antérieurement
attachées à des causes naturelles externes, comme des affections du corps malade ou des
catastrophes naturelles.