Aux commencements, la douleur - Recherches Actions Périnatalité
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Aux commencements, la douleur - Recherches Actions Périnatalité
Aux commencements, la douleur ? Sylvain Missonnier1 A l’aube du troisième millénaire que signifient « naître humain » et « devenir parent » ? La maternité, temple moderne de la fécondité, est-elle une corne d’abondance d’où jaillissent de beaux et souriants bébés aussitôt bien pouponnés par des parents rayonnants, en présence de soignants bienveillants qui accompagnent l’harmonie naturelle de cette rencontre ? Est-ce plutôt une scène où l’infertilité, la mort, la maladie, le handicap, la souffrance ne sont jamais aussi sacrilèges que justement, cyniquement récurrents, en ce lieu sacré de naissance de la vie ? Au delà de ces clichés, le travail du "naître humain", du "devenir parent" et de l'accompagnement des soignants illustre bien les mille et un masques d’une filiation humaine où l’intrication, toujours singulière, d’Eros et de Thanatos signe l’unicité de chaque naissance. À l’instar de la mémoire étymologique de ce travail toujours porteur de la menace de la torture du tripalium2, le labeur de chacun à la maternité est guetté par le tragique : « une situation où l’homme prend douloureusement conscience d’un destin ou d’une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition même.» Le quotidien du psychologue périnatal est une concrétisation pléthorique de la fréquence de ces métamorphoses douloureuses. Entre variations tempérées, synonymes de crises maturatives, et psychopathologies aliénantes, sources de ruptures, parentalité et naissance se conjuguent en d’infinis pastels. Le mirage scientiste en périnatal Quand le voile du discours d’une médecine techniquement toute puissante se déchire, l'observation de ce qui se joue et se dit est une bonne introduction au contexte idéologique actuel de la maternité. La normalité physique de l’enfant à naître est emblématique à ce sujet. La haute technicité des procédures du diagnostic anténatal (Soulé et coll, 1999) entretient l'illusion d'un bébé, à coup sûr, parfait. Le plus souvent, le mirage domine même si, ponctuellement, l'acuité de certains parents ou la survenue de pathologies périnatales, démentent cette chimère. Pour en comprendre la persistance, l’étude des déclenchements de convenance (Missonnier, 1995) nous a beaucoup appris sur l'intrication des mécanismes de défenses des parents et des soignants face au pouvoir de Chronos. En l’absence d’indications médicales, les tentatives de maîtrise des soignants et des parents de l'incertitude de la date de l’accouchement sont, en effet, indissociables. Avec une intensité spectaculaire, les échanges équipe/parents/bébé confrontés à l’annonce d’un handicap chez le nouveau-né soulignent le tragique de cette interaction entre familles et soignants (Sausse, 1996). Au fil d'un quotidien jamais banal, les échanges autour de l'allaitement (Beetschen, 1997), mettent aussi en exergue cette interférence entre professionnels et familles à la maternité. 1 2 Maître de conférences à Paris X, Laboratoire du LASI. Travail vient du latin tripalium, instrument de torture On pourrait multiplier ainsi les exemples illustrant l’unité de temps, de lieu et d’action partagée par tous les acteurs de la crise périnatale. En lieu et place de ce long catalogue, le thème de la douleur offre l’opportunité d'un paradigme exemplaire. La douleur, une figure de proue ? Le mirage scientiste a de beaux jours devant lui avec l'idéalisation des modalités actuelles d’anesthésie qui, bien souvent, se substitue à une réflexion sur la fonction de la douleur de l'accouchement (Gepner-Debrun, 2000). Les difficultés institutionnelles fréquemment rencontrées par les défenseurs d’une préparation à la naissance, en rupture avec la langue de bois et l’infantilisation des « apprentis » parents, illustrent bien l’ampleur de cette imprudente idéalisation des soignés et des soignants. Dans cet esprit, la douleur en périnatalité est un fil rouge pour explorer la potentialité et les dérives de nos tentatives culturelles pour apprivoiser séparation, castration et mort. Nous allons, à partir de l’histoire clinique d’une jeune femme enceinte, nous centrer sur les résurgences induites par la perspective des douleurs de l’accouchement. L’horizon de ce que la tradition populaire nommait le « mal joli » met à ciel ouvert la singularité de sa maternalité (Revault d'Allones, 1976). Si la clinique prénatale peut apporter une pierre originale à la compréhension de la douleur, c’est probablement dans l’étude de cet « avant coup » de sa survenue anticipée. Mme S « La douleur, c’est simplement le moment où il y a un refus de la conscience.» (Lévinas, 1994) "Mme S m'a parlé avec insistance de sa peur de l'accouchement tout au long de ses deux premières échographies3, elle est focalisée sur ce point. Je lui ai parlé de toi lors du premier examen et à la dernière écho, elle a accepté de te rencontrer". C’est en ces termes qu’une échographiste m’évoque Mme S pour la première fois. Dans le cadre des échanges pluridisciplinaires entre échographistes et psychologue initiés au départ par une recherche-action, notre équipe a progressivement donné à l’examen échographique « tout venant », une dimension de prévention des troubles de la parentalité et des dysharmonies relationnelles précoces parents/fœtus/bébé. La salle d’attente de mes consultations se trouve à l’étage de la maternité où l’incessant ballet des soignants, des parturientes et des visiteurs signe, avec les vocalises des bébés, une incontournable atmosphère d’après naissance. A peine assise, Mme S me signale qu’elle est arrivée avec un bon quart d’heure d’avance et qu’elle vient justement de « vivre un cauchemar ». « Je n’y arriverai jamais ». « Pour en arriver là, il faut d’abord avoir accouché et ça, c’est vraiment impossible pour moi ». Le décor est ainsi rapidement planté. Mme S, une jeune primipare, enceinte de six mois, a bien souhaité avec son ami avoir un enfant mais, sa « peur panique » de l’accouchement augmentant, elle en arrive à regretter ce projet qui tient désormais plus à cœur à son conjoint qu’à elle même. 3 12 et 22 semaines d'aménorrhée 2 Quand j’invite Mme S à me livrer sa vision de cette « peur panique », elle reste sans mot. L’idée même qui sous tend mon interrogation –qu’elle puisse disposer d’une théorie sur cette peur- semble lui paraître d’une totale incongruité. « Non, je ne sais pas du tout et c’est pour ça que j’ai accepté de vous rencontrer ». Le « pourquoi » de cette crainte reste pour elle énigmatique mais le « comment » l’est, selon elle, tout autant. Non, sa propre mère n'a pas connu d'accouchement traumatique (Bydlowski, 1978) et véhiculé un discours alarmiste sur ce point. Ce ne sont ni des souvenirs, ni certaines images précises ou un contexte particulier qui favorisent cette appréhension : « depuis que je sens mon enfant dans mon ventre, je m’angoisse tout le temps en pensant à la douleur de l’accouchement ». Une de ses amies a accouché récemment sous péridurale mais elle a du affronter en début de travail des contractions "très douloureuses". Mme S n’attend donc rien de bon d’une quelconque analgésie à l’exception d’une seule, radicale : "j’aimerai vraiment avoir une césarienne sous anesthésie générale". Mme S semble intéressée par ma proposition de mener ensemble une enquête pour tenter de percer cette énigme. Je l’invite donc, en compagnie de son conjoint si elle le souhaite, à poursuivre. Au deuxième rendez-vous, Mme S a dix minutes d’avance. En ouverture, elle m’affirme tout de go ne pas avoir avancé d’un pouce sur sa peur d’accoucher. Son mari, soumis à des horaires de travail très contraignants n’a pas pu venir mais souhaite que sa femme me raconte "ce qui s’est passé autrefois". Sans enthousiasme, Mme S se laisse porter par la recommandation maritale. J’apprends ainsi qu’elle a vécu seule avec sa mère jusqu’à l’âge de 19 ans. Son père les a « laissé tombées » quand elle avait "quelque mois". Il était très jeune et, à l’occasion d’une permission lors du service militaire, il a rencontré une autre femme. La mère et la fille ont vécu dans un « collé serré » très fort : habitant dans un studio jusqu’à ses 11 ans, elles dormaient ensemble. Quand la situation financière s’est améliorée, un déménagement dans un deux pièces permettaient une certaine indépendance. Très relative pourtant, car quand elle n’arrivait pas à s’endormir, elle partageait encore le lit de sa mère qui ne s’est jamais remariée. Son père ? Elle ne l’a revu, à sa demande, qu’après son mariage à deux reprises. Il a refait sa vie ; il a deux fils. Il fait des efforts pour « rattraper le temps perdu » mais elle lui en veut encore beaucoup de son « abandon » qui parasite encore leurs rares entrevues. Au troisième entretien, Mme S réaffirme avec force être toujours sous l’emprise constante de sa crainte envahissante de l’accouchement. Elle est de mauvaise humeur car elle a dû venir deux fois aux urgences de la maternité pour de fortes « douleurs abdominales ». Après divers examens, ces douleurs sont intitulées "ligamentaires" et ne donnent lieu a aucune inquiétude médicale. Cette "incompréhension" a beaucoup irrité Mme S qui s’attendait à être hospitalisée. Incidemment, elle me signale aussi que sa mère est depuis une semaine chez elle et que cela n’arrange pas les choses… Face à ma curiosité pour cette conflictualité, Mme S exprime de grandes difficultés pour mettre en mots son ressenti. Elle esquisse combien elle se sent « engloutie » quand elle partage le même espace que sa mère. Ce sentiment l’habite du plus profond de sa mémoire. Lors des séances suivantes, Mme S entreprend une exploration inédite de son enfance. Les douleurs ligamentaires ont pris le pas sur sa peur de l’accouchement. Sa participation à des séances de préparation à la naissance avec une sage-femme 3 que je lui avais recommandé (et dont je connaissais les qualités de contenance) n’était pas étrangère à cette mutation. Parallèlement, une piste émergeait peu à peu de notre reconstruction : les douleurs ligamentaires -dans la mesure où elles étaient l’objet d’une hospitalité bienveillante- offraient un espace privé propice à une mise en récit originale. Leur concrétude et leur magnétisme soutenaient notre dialogue : leur évocation en début de séance, constituait un rituel introductif efficient pour affronter le vertige biographique; la douleur ligamentaire, en accord avec son étymologie4, faisait lien. Ses douleurs abdominales dévoilèrent peu à peu leur épaisseur ontologique. Dans le huit clos avec sa mère, des règles douloureuses lui permettaient autrefois de ne pas aller au lycée et de rester seule à la maison, sa mère travaillant. Ces absences scolaires représentaient un territoire identitaire inaliénable : en compagnie des rares photos de son père et de romans fleuves où le prince charmant enlève la belle, la tiércéité (Green, 1990) pouvait advenir. Avec une émotion intacte, Mme S se remémora les « délices » de ces journées alitées en évoquant ses rêveries romantiques lors de ses moments de liberté. Une série de rêves mettant en scène un père aimant marquèrent un moment fort de notre cheminement. Vers le début du neuvième mois, les douleurs n’apparaissaient plus dans son discours. A la dernière échographie, le couple avait demandé à connaître le sexe de leur enfant. Ils attendaient un petit garçon. C’est lui qui occupaient désormais l’essentiel des pensées de Mme S. Fait notable, elle appela son père pour lui annoncer la nouvelle du sexe de son enfant. Un repas en présence de ses deux parents et de son conjoint scella une nouvelle alliance filiale. Mme S a accouché par voie basse après un travail assez long et douloureux. La péridurale qu’elle avait souhaité a « moyennement marché ». Quand je suis passé dans la chambre le lendemain de la naissance, Mr S m’affirma avec beaucoup de fierté que sa femme avait été très courageuse. Mme S traversa un peu plus tard un post partum blues assez vif qui réactualisa la douleur sourde avant de se métamorphoser en une préoccupation maternelle primaire ajustée. Deux rendezvous mère-bébé, un et six mois après la naissance, confirmèrent cette évolution favorable. Le désastre narratif L’histoire de Mme S met singulièrement en exergue la fécondité du paradoxe de la menace prénatale de la douleur de l’enfantement : elle est rejet et appel de l’altérité. On considère aujourd’hui comme cliniquement pertinent de définir la transparence psychique inhérente au processus de devenir mère comme une crise5 qui ramène d’abord le soi sur lui même et, dans le meilleur des cas, l’ouvre, secondairement, sur l’accueil d’un autre. Ce qui se joue individuellement et culturellement autour de la douleur suggère une dynamique analogue, où l’altérité objectale a pour nid la révision souffrante du même narcissique. 4 En Latin, ligamentum signifie "lien". Dans la lignée de G. BIBRING, T. BÉNEDEK et de P.C. RACAMIER, M. BYDLOWSKI (1998) a décrit la crise de la transparence psychique prénatale. 5 4 D’abord, telle une Gorgone effrayante, l’évocation de la douleur à venir, isole absolument. Elle est muette car elle prive l’individu de son statut de sujet le coupant de toute symbolisation et le condamnant à subir, dans une grande solitude, une suspension de la conscience. Selon l’éclairante proposition de Paul Ricoeur (1994), la douleur extrême, correspond à une rupture qui se conjugue en quatre partitions négatives. Elle initie sur sa victime une « impuissance » à dire, à faire et à s’estimer soi même qui se cristallise, in fine, dans un « désastre du narratif ». Cet auteur souligne combien cette douleur porte atteinte à « la fonction du récit ». Cette « rupture du fil narratif » s’enracine dans une « focalisation sur l’instant ». Cette emprise « n’est plus qu’interruption du temps » car elle est coupée de la dialectique entre la mémoire et l’anticipation. Mme S donnait à entendre en creux cet inénarrable avec sa « peur panique de la douleur de l’accouchement ». Dans sa démesure, elle n’étayait aucune symbolisation mais illustrait a contrario le caractère non psychiquement contenable de la douleur brute de la (non) séparation de son enfance. Contrairement à l’effroi paralysant et irreprésentable des douleurs de séparation de l’accouchement à venir, les douleurs ligamentaires offrent une voie de dégagement, promesse d’angoisses de séparation élaborables. Elles représentent une version nettement plus objectale et élaborable de sa douleur. Ambassadrices dynamiques de son aspiration identitaire faisant front à l’empiétement matriciel, elles jettent un pont entre la douleur impensable et la souffrance partagée. Sur la base de cette riche phénoménologie du philosophe, le clinicien est naturellement invité ensuite à revisiter la version freudienne de cette traversée. De la répétition de la douleur à la remémoration de l’angoisse signal Il est vrai que l'ultime théorisation de l'angoisse signal de S. Freud (1926, 1932) éclaire utilement ce passage de la douleur à l’angoisse. Le bébé freudien ne peut pas réguler les augmentations de tension et il est entièrement dépendant de la fonction pare-excitante d'un moi auxiliaire. Au fil du temps, la maturation et l'autonomisation progressive du moi rendent possible son accueil de la détresse biologique et psychique initialement effractante. L'hilflosigkeit primaire, qui constitue la situation traumatique par excellence, sera, dans des conditions favorables, dépassée au profit d'une reconnaissance anticipée autonome du danger, rendue possible par le signal d'angoisse que contient l'affect. La dialectique individuelle entre angoisse traumatique et angoisse signal accompagne toute la durée de la vie insiste Freud. La grande valeur de cette proposition théorique en périnatal, c'est qu'elle permet d'accueillir simultanément le nourrisson, douloureusement démuni, et les adultes, exprimant en périnatal, le degré de maturation de leur schéma d'analgésie. Elle mérite donc qu'on s'y attarde quelque peu. 1) L'angoisse automatique-traumatique du bébé Chez le nouveau-né, "le danger primaire se définit en premier lieu par une augmentation de l'excitation découlant de l'insatisfaction de besoins primaires" 5 (Rosenberg, 1997). Ce "danger" primaire, c'est donc l'angoisse automatiquetraumatique qui déborde les possibilités défensives du "moi corporel" (Freud, 1923). Le fondement de l'angoisse précoce, c'est le vécu du bébé au moment de la naissance. Selon Freud, le nouveau-né ressent une "angoisse originaire" lors de sa venue au monde qui provoque une "perturbation économique consécutive à l'accroissement des quantités d'excitation". Cette forme primitive d'angoisse sera le "prototype de toutes les situations de danger qui apparaissent ultérieurement". Elle est traumatique car le bébé ne peut s'en rendre maître par une décharge. Point essentiel, la naissance ne correspond nullement à une perte d'objet pour le nouveau-né car "la naissance n'est pas vécue subjectivement comme séparation de la mère car celle-ci est, en tant qu'objet, complètement inconnue du fœtus absolument narcissique". Pour Freud (1926), ce passage de la vie intra-utérine à la vie aérienne s'effectue, au-delà de la césure de la naissance, dans la "continuité" car "l'objet maternel psychique remplace la situation fœtale biologique". Toutefois, selon lui, "Ce n'est pas une raison pour oublier que dans la vie intra-utérine la mère n'était pas un objet pour le fœtus, et qu'il n'y avait pas alors d'objet". Au fond, Freud (1926) considère que c'est la douleur corporelle -résolument non objectale- qui est la meilleure métaphore de l'angoisse automatique de la naissance. Dans ce continuum, "le passage de la douleur corporelle à la douleur psychique correspond à la transformation de l'investissement narcissique en investissement d'objet". 2) L'angoisse signal d'alarme L'articulation qui permet le passage de l'angoisse automatique à l'angoisse signal est le point nodal de cette théorie: "Avec l'expérience qu'un objet extérieur, perceptible est susceptible de mettre fin à la situation dangereuse qui évoque celle de la naissance, le contenu du danger se déplace de la situation économique à ce qui en est la condition déterminante : la perte de l'objet. L'absence de la mère est désormais le danger à l'occasion duquel le nourrisson donne le signal d'angoisse avant même que la situation économique redoutée ne soit instaurée. Cette transformation a la valeur d'un premier et important progrès dans les dispositions prises en vue d'assurer l'autoconservation; elle implique en même temps le passage d'une angoisse produite comme manifestation chaque fois nouvelle, involontairement, automatiquement à sa reproduction intentionnelle comme signal de danger". Le moi, pour éviter l'apparition de l'angoisse de l'absence (angoisse de séparation), se forge défensivement une aptitude à anticiper. En attendant et en reproduisant de façon atténuée l'effraction, le débordement traumatique est prévenu. La fonction signal de l'angoisse s'inscrit bien en ce sens dans le cadre d'une élaboration symbolique constructive face à la menace traumatique. La célèbre description par Freud (1920) du jeu de la bobine de son petit fils âgé de un an et demi est l'illustration princeps de cette dialectique maturative. Interactionniste avant l'heure, Freud souligne en filigrane combien cette construction symbolique de l'angoisse signal chez le nourrisson nécessite une qualité du tempo dans l'alternance des moments de partage et de séparation. Pionnier dans 6 l'exploration de la transmission psychique, on retiendra aussi l'ancrage générationnel de sa théorie : la maturation de la fonction signal de l'angoisse de l'enfant y dépend étroitement de l'histoire de celle de ses parents avec ses grands-parents. L'angoisse, ligament de la douleur ? " (...) l'angoisse est la réalité de la liberté parce qu'elle en est le possible " (Kierkegaard, 1844). La crise périnatale met à jour les conflits de séparation des plus archaïques aux plus élaborés. Chez la femme devenant mère, le bébé, en elle, resurgit (Lebovici, 1992). Dans le cadre de cette réactualisation maternelle, la "transformation de l'investissement narcissique en investissement d'objet" de l'enfant de la grossesse s'accompagne d'une réédition du "passage de la douleur corporelle à la douleur psychique" qui culmine avec l'accouchement. Selon l'histoire individuelle, conjugale et générationnelle de chaque femme, la maturation de la gestation bio-psychique de l'enfant à naître s'exprime, notamment, dans le mûrissement de l'anticipation prénatale de l'enfantement. Ce processus se caractérise par un dynamisme singulier et évolutif entre les polarités narcissique (la douleur de soi) et objectale (l'angoisse signal de l'altérité du nouveau-né). Le cheminement de Mme S dans ce domaine illustre combien la commémoration de ce parcours originaire peut insuffler une douleur inénarrable "dont l'expérience n'a pas encore été éprouvée" (Winnicott, 1974), ni contenue. La mise en récit et en sens sont, dans ce cas, spontanément impossibles et l'attente douloureuse de l'accouchement musèle l'élaboration de l'accueil du nouveau-né. Mais ce que montre aussi et surtout l'histoire de Mme S, c'est l'intérêt d'une collaboration pluridisciplinaire à la maternité favorisant la reconnaissance et l'élaboration de ce piège. Bénéficiant d'un accompagnement, Mme S a en effet pu conquérir l'angoissante liberté d'enfanter en liant sa peur panique initiale de l'accouchement. Le passage de la douleur impensable aux douleurs ligamentaires, symboliquement partageables, témoigne de cet apprivoisement. Dans leur visée préventive des troubles de la parentalité et des dysharmonies relationnelles précoces, les soignants du prénatal devraient donc prêter la plus grande attention à ces grincements existentiels induits par l'anticipation douloureuse de la naissance. Une sollicitude transdisciplinaire à la maternité à l'égard de cette plainte souvent masquée, devrait permettre de mieux en accueillir la timide espérance. L'enjeu est de taille car ces gémissements contiennent un projet virtuellement créatif : la "tentative de "motiver" la douleur, d'échapper à l'effroi brut de la perte. Tentative, au fond, du sujet de la douleur muette, privé d'objet et de projet, de rejoindre l'objet de la séparation, d'en conquérir la nostalgie (Freud, 1926) en s'ouvrant à la parentalité. Le défi de la préparation à la naissance en maternité serait-il alors d'offrir l'hospitalité à cette douleur pour la civiliser ? Une invitation à cette métamorphose culturelle résonne comme un éloge de l'angoisse signal bien tempérée. Il ne sera célébré qu'en réunissant les parents et les soignants dans un authentique consentement, mutuellement éclairé. Un sacré travail ! 7 Bibliographie BEETSCHEN A., (1997), Allaitement maternel en service d'obstétrique: aspects relationnels et interrelationnels médecin-malade-famille in Psychologie Médicale, 9, 4, 607-617 BYDLOWSKI M., PAPIERNIK E., (1978), La névrose traumatique post-obstétricale. 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LEBOVICI et B. GOLSE WINNICOTT D.W., La crainte de l'effondrement (1974) in Nouvelle revue de Psychanalyse, 1975, 11 8 Résumé La naissance est indissociable de la douleur. En clinique périnatale, deux vivantes mythologies expriment cette primauté inaugurale : l'une, biblique, actualise la douleur maternelle de l'accouchement, l'autre, psychanalytique, la détresse (hilflosigkeit) du nourrisson. De fait, la douleur brute du "devenir parent" et du "naître humain" est, pour le meilleur et pour le pire, synonyme de crise. Favorable, c'est un nid propice à la genèse de l'angoisse (signal), promesse d'objectalité et de culture. Délétère, car privée de sa fonction d'étayage, sa violence traumatique est une ennemie redoutable de la créativité virtuelle des processus de parentalité et de séparation-individuation. Témoignant d'une collaboration pluridisciplinaire à la maternité, une histoire clinique souligne l’intrication dialectique de ces douleurs de vie et de mort. Ce parcours singulier permet finalement de mettre l’accent sur la fécondité du paradoxe de l'anticipation de la douleur de l'accouchement : elle risque d'isoler mais c’est dans cette vulnérabilité, que s’originent l’ouverture à l'autre et la clinique des origines. Mots-clefs : Douleurs de l'accouchement ; Angoisses maternelles prénatales ; Préparation à la naissance ; Parentalité ; Narration. Summary Birth is closely linked to pain in labour. Perinatal clinic expose two mythologic theories. Biblic theory actualise pain in labour. Psychoanalysis theory expose distress of the baby. Process of parenthood and birth involve a parental crisis. It is a dynamic step with favorable anxiety-signal supporting object-relation and culture. Unfavorable, traumatic anxiety disrupt parenthood and separation/individuation of the child. A case history emphasize the dialectic intrication of these pains of life and dead. Finally, anticipation of pain in labour is presented as a paradox : it risk to isolate but these parental vulnerability allow alterity and perinatal clinic. Key-words : Pain in labour ; Parental anxiety ; Preparation to birth ; Parenthood ; Narrative. 9