Aux commencements, la douleur - Recherches Actions Périnatalité

Transcription

Aux commencements, la douleur - Recherches Actions Périnatalité
Aux commencements, la douleur ?
Sylvain Missonnier1
A l’aube du troisième millénaire que signifient « naître humain » et « devenir
parent » ?
La maternité, temple moderne de la fécondité, est-elle une corne d’abondance
d’où jaillissent de beaux et souriants bébés aussitôt bien pouponnés par des parents
rayonnants, en présence de soignants bienveillants qui accompagnent l’harmonie
naturelle de cette rencontre ?
Est-ce plutôt une scène où l’infertilité, la mort, la maladie, le handicap, la
souffrance ne sont jamais aussi sacrilèges que justement, cyniquement récurrents,
en ce lieu sacré de naissance de la vie ?
Au delà de ces clichés, le travail du "naître humain", du "devenir parent" et de
l'accompagnement des soignants illustre bien les mille et un masques d’une filiation
humaine où l’intrication, toujours singulière, d’Eros et de Thanatos signe l’unicité de
chaque naissance.
À l’instar de la mémoire étymologique de ce travail toujours porteur de la
menace de la torture du tripalium2, le labeur de chacun à la maternité est guetté par
le tragique : « une situation où l’homme prend douloureusement conscience d’un
destin ou d’une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition même.»
Le quotidien du psychologue périnatal est une concrétisation pléthorique de la
fréquence de ces métamorphoses douloureuses. Entre variations tempérées,
synonymes de crises maturatives, et psychopathologies aliénantes, sources de
ruptures, parentalité et naissance se conjuguent en d’infinis pastels.
Le mirage scientiste en périnatal
Quand le voile du discours d’une médecine techniquement toute puissante se
déchire, l'observation de ce qui se joue et se dit est une bonne introduction au
contexte idéologique actuel de la maternité.
La normalité physique de l’enfant à naître est emblématique à ce sujet. La
haute technicité des procédures du diagnostic anténatal (Soulé et coll, 1999)
entretient l'illusion d'un bébé, à coup sûr, parfait. Le plus souvent, le mirage domine
même si, ponctuellement, l'acuité de certains parents ou la survenue de pathologies
périnatales, démentent cette chimère.
Pour en comprendre la persistance, l’étude des déclenchements de
convenance (Missonnier, 1995) nous a beaucoup appris sur l'intrication des
mécanismes de défenses des parents et des soignants face au pouvoir de Chronos.
En l’absence d’indications médicales, les tentatives de maîtrise des soignants et des
parents de l'incertitude de la date de l’accouchement sont, en effet, indissociables.
Avec une intensité spectaculaire, les échanges équipe/parents/bébé
confrontés à l’annonce d’un handicap chez le nouveau-né soulignent le tragique de
cette interaction entre familles et soignants (Sausse, 1996).
Au fil d'un quotidien jamais banal, les échanges autour de l'allaitement
(Beetschen, 1997), mettent aussi en exergue cette interférence entre professionnels
et familles à la maternité.
1
2
Maître de conférences à Paris X, Laboratoire du LASI.
Travail vient du latin tripalium, instrument de torture
On pourrait multiplier ainsi les exemples illustrant l’unité de temps, de lieu et
d’action partagée par tous les acteurs de la crise périnatale. En lieu et place de ce
long catalogue, le thème de la douleur offre l’opportunité d'un paradigme exemplaire.
La douleur, une figure de proue ?
Le mirage scientiste a de beaux jours devant lui avec l'idéalisation des
modalités actuelles d’anesthésie qui, bien souvent, se substitue à une réflexion sur la
fonction de la douleur de l'accouchement (Gepner-Debrun, 2000). Les difficultés
institutionnelles fréquemment rencontrées par les défenseurs d’une préparation à la
naissance, en rupture avec la langue de bois et l’infantilisation des « apprentis »
parents, illustrent bien l’ampleur de cette imprudente idéalisation des soignés et des
soignants.
Dans cet esprit, la douleur en périnatalité est un fil rouge pour explorer la
potentialité et les dérives de nos tentatives culturelles pour apprivoiser séparation,
castration et mort.
Nous allons, à partir de l’histoire clinique d’une jeune femme enceinte, nous
centrer sur les résurgences induites par la perspective des douleurs de
l’accouchement. L’horizon de ce que la tradition populaire nommait le « mal joli » met
à ciel ouvert la singularité de sa maternalité (Revault d'Allones, 1976). Si la clinique
prénatale peut apporter une pierre originale à la compréhension de la douleur, c’est
probablement dans l’étude de cet « avant coup » de sa survenue anticipée.
Mme S
« La douleur, c’est simplement le moment où il y a un refus de la conscience.»
(Lévinas, 1994)
"Mme S m'a parlé avec insistance de sa peur de l'accouchement tout au long
de ses deux premières échographies3, elle est focalisée sur ce point. Je lui ai parlé
de toi lors du premier examen et à la dernière écho, elle a accepté de te rencontrer".
C’est en ces termes qu’une échographiste m’évoque Mme S pour la première
fois. Dans le cadre des échanges pluridisciplinaires entre échographistes et
psychologue initiés au départ par une recherche-action, notre équipe a
progressivement donné à l’examen échographique « tout venant », une dimension
de prévention des troubles de la parentalité et des dysharmonies relationnelles
précoces parents/fœtus/bébé.
La salle d’attente de mes consultations se trouve à l’étage de la maternité où
l’incessant ballet des soignants, des parturientes et des visiteurs signe, avec les
vocalises des bébés, une incontournable atmosphère d’après naissance. A peine
assise, Mme S me signale qu’elle est arrivée avec un bon quart d’heure d’avance et
qu’elle vient justement de « vivre un cauchemar ».
« Je n’y arriverai jamais ». « Pour en arriver là, il faut d’abord avoir accouché
et ça, c’est vraiment impossible pour moi ». Le décor est ainsi rapidement planté.
Mme S, une jeune primipare, enceinte de six mois, a bien souhaité avec son ami
avoir un enfant mais, sa « peur panique » de l’accouchement augmentant, elle en
arrive à regretter ce projet qui tient désormais plus à cœur à son conjoint qu’à elle
même.
3
12 et 22 semaines d'aménorrhée
2
Quand j’invite Mme S à me livrer sa vision de cette « peur panique », elle
reste sans mot. L’idée même qui sous tend mon interrogation –qu’elle puisse
disposer d’une théorie sur cette peur- semble lui paraître d’une totale incongruité.
« Non, je ne sais pas du tout et c’est pour ça que j’ai accepté de vous rencontrer ».
Le « pourquoi » de cette crainte reste pour elle énigmatique mais le
« comment » l’est, selon elle, tout autant. Non, sa propre mère n'a pas connu
d'accouchement traumatique (Bydlowski, 1978) et véhiculé un discours alarmiste sur
ce point. Ce ne sont ni des souvenirs, ni certaines images précises ou un contexte
particulier qui favorisent cette appréhension : « depuis que je sens mon enfant dans
mon ventre, je m’angoisse tout le temps en pensant à la douleur de
l’accouchement ». Une de ses amies a accouché récemment sous péridurale mais
elle a du affronter en début de travail des contractions "très douloureuses". Mme S
n’attend donc rien de bon d’une quelconque analgésie à l’exception d’une seule,
radicale : "j’aimerai vraiment avoir une césarienne sous anesthésie générale".
Mme S semble intéressée par ma proposition de mener ensemble une
enquête pour tenter de percer cette énigme. Je l’invite donc, en compagnie de son
conjoint si elle le souhaite, à poursuivre.
Au deuxième rendez-vous, Mme S a dix minutes d’avance. En ouverture, elle
m’affirme tout de go ne pas avoir avancé d’un pouce sur sa peur d’accoucher. Son
mari, soumis à des horaires de travail très contraignants n’a pas pu venir mais
souhaite que sa femme me raconte "ce qui s’est passé autrefois".
Sans enthousiasme, Mme S se laisse porter par la recommandation maritale.
J’apprends ainsi qu’elle a vécu seule avec sa mère jusqu’à l’âge de 19 ans. Son père
les a « laissé tombées » quand elle avait "quelque mois". Il était très jeune et, à
l’occasion d’une permission lors du service militaire, il a rencontré une autre femme.
La mère et la fille ont vécu dans un « collé serré » très fort : habitant dans un studio
jusqu’à ses 11 ans, elles dormaient ensemble. Quand la situation financière s’est
améliorée, un déménagement dans un deux pièces permettaient une certaine
indépendance. Très relative pourtant, car quand elle n’arrivait pas à s’endormir, elle
partageait encore le lit de sa mère qui ne s’est jamais remariée.
Son père ? Elle ne l’a revu, à sa demande, qu’après son mariage à deux
reprises. Il a refait sa vie ; il a deux fils. Il fait des efforts pour « rattraper le temps
perdu » mais elle lui en veut encore beaucoup de son « abandon » qui parasite
encore leurs rares entrevues.
Au troisième entretien, Mme S réaffirme avec force être toujours sous
l’emprise constante de sa crainte envahissante de l’accouchement. Elle est de
mauvaise humeur car elle a dû venir deux fois aux urgences de la maternité pour de
fortes « douleurs abdominales ».
Après divers examens, ces douleurs sont intitulées "ligamentaires" et ne
donnent lieu a aucune inquiétude médicale. Cette "incompréhension" a beaucoup
irrité Mme S qui s’attendait à être hospitalisée. Incidemment, elle me signale aussi
que sa mère est depuis une semaine chez elle et que cela n’arrange pas les
choses…
Face à ma curiosité pour cette conflictualité, Mme S exprime de grandes
difficultés pour mettre en mots son ressenti. Elle esquisse combien elle se sent
« engloutie » quand elle partage le même espace que sa mère. Ce sentiment l’habite
du plus profond de sa mémoire.
Lors des séances suivantes, Mme S entreprend une exploration inédite de son
enfance. Les douleurs ligamentaires ont pris le pas sur sa peur de l’accouchement.
Sa participation à des séances de préparation à la naissance avec une sage-femme
3
que je lui avais recommandé (et dont je connaissais les qualités de contenance)
n’était pas étrangère à cette mutation.
Parallèlement, une piste émergeait peu à peu de notre reconstruction : les
douleurs ligamentaires -dans la mesure où elles étaient l’objet d’une hospitalité
bienveillante- offraient un espace privé propice à une mise en récit originale. Leur
concrétude et leur magnétisme soutenaient notre dialogue : leur évocation en début
de séance, constituait un rituel introductif efficient pour affronter le vertige
biographique; la douleur ligamentaire, en accord avec son étymologie4, faisait lien.
Ses douleurs abdominales dévoilèrent peu à peu leur épaisseur ontologique.
Dans le huit clos avec sa mère, des règles douloureuses lui permettaient autrefois de
ne pas aller au lycée et de rester seule à la maison, sa mère travaillant. Ces
absences scolaires représentaient un territoire identitaire inaliénable : en compagnie
des rares photos de son père et de romans fleuves où le prince charmant enlève la
belle, la tiércéité (Green, 1990) pouvait advenir.
Avec une émotion intacte, Mme S se remémora les « délices » de ces
journées alitées en évoquant ses rêveries romantiques lors de ses moments de
liberté. Une série de rêves mettant en scène un père aimant marquèrent un moment
fort de notre cheminement.
Vers le début du neuvième mois, les douleurs n’apparaissaient plus dans son
discours. A la dernière échographie, le couple avait demandé à connaître le sexe de
leur enfant. Ils attendaient un petit garçon. C’est lui qui occupaient désormais
l’essentiel des pensées de Mme S.
Fait notable, elle appela son père pour lui annoncer la nouvelle du sexe de
son enfant. Un repas en présence de ses deux parents et de son conjoint scella une
nouvelle alliance filiale.
Mme S a accouché par voie basse après un travail assez long et douloureux.
La péridurale qu’elle avait souhaité a « moyennement marché ». Quand je suis
passé dans la chambre le lendemain de la naissance, Mr S m’affirma avec beaucoup
de fierté que sa femme avait été très courageuse. Mme S traversa un peu plus tard
un post partum blues assez vif qui réactualisa la douleur sourde avant de se
métamorphoser en une préoccupation maternelle primaire ajustée. Deux rendezvous mère-bébé, un et six mois après la naissance, confirmèrent cette évolution
favorable.
Le désastre narratif
L’histoire de Mme S met singulièrement en exergue la fécondité du paradoxe
de la menace prénatale de la douleur de l’enfantement : elle est rejet et appel de
l’altérité.
On considère aujourd’hui comme cliniquement pertinent de définir la
transparence psychique inhérente au processus de devenir mère comme une crise5
qui ramène d’abord le soi sur lui même et, dans le meilleur des cas, l’ouvre,
secondairement, sur l’accueil d’un autre. Ce qui se joue individuellement et
culturellement autour de la douleur suggère une dynamique analogue, où l’altérité
objectale a pour nid la révision souffrante du même narcissique.
4
En Latin, ligamentum signifie "lien".
Dans la lignée de G. BIBRING, T. BÉNEDEK et de P.C. RACAMIER, M.
BYDLOWSKI (1998) a décrit la crise de la transparence psychique prénatale.
5
4
D’abord, telle une Gorgone effrayante, l’évocation de la douleur à venir, isole
absolument. Elle est muette car elle prive l’individu de son statut de sujet le coupant
de toute symbolisation et le condamnant à subir, dans une grande solitude, une
suspension de la conscience.
Selon l’éclairante proposition de Paul Ricoeur (1994), la douleur extrême,
correspond à une rupture qui se conjugue en quatre partitions négatives. Elle initie
sur sa victime une « impuissance » à dire, à faire et à s’estimer soi même qui se
cristallise, in fine, dans un « désastre du narratif ».
Cet auteur souligne combien cette douleur porte atteinte à « la fonction du
récit ». Cette « rupture du fil narratif » s’enracine dans une « focalisation sur
l’instant ». Cette emprise « n’est plus qu’interruption du temps » car elle est coupée
de la dialectique entre la mémoire et l’anticipation.
Mme S donnait à entendre en creux cet inénarrable avec sa « peur panique
de la douleur de l’accouchement ». Dans sa démesure, elle n’étayait aucune
symbolisation mais illustrait a contrario le caractère non psychiquement contenable
de la douleur brute de la (non) séparation de son enfance.
Contrairement à l’effroi paralysant et irreprésentable des douleurs de
séparation de l’accouchement à venir, les douleurs ligamentaires offrent une voie de
dégagement, promesse d’angoisses de séparation élaborables. Elles représentent
une version nettement plus objectale et élaborable de sa douleur. Ambassadrices
dynamiques de son aspiration identitaire faisant front à l’empiétement matriciel, elles
jettent un pont entre la douleur impensable et la souffrance partagée.
Sur la base de cette riche phénoménologie du philosophe, le clinicien est
naturellement invité ensuite à revisiter la version freudienne de cette traversée.
De la répétition de la douleur à la remémoration de l’angoisse signal
Il est vrai que l'ultime théorisation de l'angoisse signal de S. Freud (1926,
1932) éclaire utilement ce passage de la douleur à l’angoisse.
Le bébé freudien ne peut pas réguler les augmentations de tension et il est
entièrement dépendant de la fonction pare-excitante d'un moi auxiliaire. Au fil du
temps, la maturation et l'autonomisation progressive du moi rendent possible son
accueil de la détresse biologique et psychique initialement effractante. L'hilflosigkeit
primaire, qui constitue la situation traumatique par excellence, sera, dans des
conditions favorables, dépassée au profit d'une reconnaissance anticipée autonome
du danger, rendue possible par le signal d'angoisse que contient l'affect. La
dialectique individuelle entre angoisse traumatique et angoisse signal accompagne
toute la durée de la vie insiste Freud.
La grande valeur de cette proposition théorique en périnatal, c'est qu'elle
permet d'accueillir simultanément le nourrisson, douloureusement démuni, et les
adultes, exprimant en périnatal, le degré de maturation de leur schéma d'analgésie.
Elle mérite donc qu'on s'y attarde quelque peu.
1) L'angoisse automatique-traumatique du bébé
Chez le nouveau-né, "le danger primaire se définit en premier lieu par une
augmentation de l'excitation découlant de l'insatisfaction de besoins primaires"
5
(Rosenberg, 1997). Ce "danger" primaire, c'est donc l'angoisse automatiquetraumatique qui déborde les possibilités défensives du "moi corporel" (Freud, 1923).
Le fondement de l'angoisse précoce, c'est le vécu du bébé au moment de la
naissance. Selon Freud, le nouveau-né ressent une "angoisse originaire" lors de sa
venue au monde qui provoque une "perturbation économique consécutive à
l'accroissement des quantités d'excitation". Cette forme primitive d'angoisse sera le
"prototype de toutes les situations de danger qui apparaissent ultérieurement". Elle
est traumatique car le bébé ne peut s'en rendre maître par une décharge.
Point essentiel, la naissance ne correspond nullement à une perte d'objet pour
le nouveau-né car "la naissance n'est pas vécue subjectivement comme séparation
de la mère car celle-ci est, en tant qu'objet, complètement inconnue du fœtus
absolument narcissique". Pour Freud (1926), ce passage de la vie intra-utérine à la
vie aérienne s'effectue, au-delà de la césure de la naissance, dans la "continuité" car
"l'objet maternel psychique remplace la situation fœtale biologique". Toutefois, selon
lui, "Ce n'est pas une raison pour oublier que dans la vie intra-utérine la mère n'était
pas un objet pour le fœtus, et qu'il n'y avait pas alors d'objet".
Au fond, Freud (1926) considère que c'est la douleur corporelle -résolument
non objectale- qui est la meilleure métaphore de l'angoisse automatique de la
naissance. Dans ce continuum, "le passage de la douleur corporelle à la douleur
psychique correspond à la transformation de l'investissement narcissique en
investissement d'objet".
2) L'angoisse signal d'alarme
L'articulation qui permet le passage de l'angoisse automatique à l'angoisse
signal est le point nodal de cette théorie: "Avec l'expérience qu'un objet extérieur,
perceptible est susceptible de mettre fin à la situation dangereuse qui évoque celle
de la naissance, le contenu du danger se déplace de la situation économique à ce
qui en est la condition déterminante : la perte de l'objet. L'absence de la mère est
désormais le danger à l'occasion duquel le nourrisson donne le signal d'angoisse
avant même que la situation économique redoutée ne soit instaurée. Cette
transformation a la valeur d'un premier et important progrès dans les dispositions
prises en vue d'assurer l'autoconservation; elle implique en même temps le passage
d'une angoisse produite comme manifestation chaque fois nouvelle,
involontairement, automatiquement à sa reproduction intentionnelle comme signal de
danger".
Le moi, pour éviter l'apparition de l'angoisse de l'absence (angoisse de
séparation), se forge défensivement une aptitude à anticiper. En attendant et en
reproduisant de façon atténuée l'effraction, le débordement traumatique est prévenu.
La fonction signal de l'angoisse s'inscrit bien en ce sens dans le cadre d'une
élaboration symbolique constructive face à la menace traumatique. La célèbre
description par Freud (1920) du jeu de la bobine de son petit fils âgé de un an et
demi est l'illustration princeps de cette dialectique maturative.
Interactionniste avant l'heure, Freud souligne en filigrane combien cette
construction symbolique de l'angoisse signal chez le nourrisson nécessite une qualité
du tempo dans l'alternance des moments de partage et de séparation. Pionnier dans
6
l'exploration de la transmission psychique, on retiendra aussi l'ancrage générationnel
de sa théorie : la maturation de la fonction signal de l'angoisse de l'enfant y dépend
étroitement de l'histoire de celle de ses parents avec ses grands-parents.
L'angoisse, ligament de la douleur ?
" (...) l'angoisse est la réalité de la liberté parce qu'elle en est le possible "
(Kierkegaard, 1844).
La crise périnatale met à jour les conflits de séparation des plus archaïques
aux plus élaborés. Chez la femme devenant mère, le bébé, en elle, resurgit
(Lebovici, 1992).
Dans le cadre de cette réactualisation maternelle, la
"transformation de l'investissement narcissique en investissement d'objet" de l'enfant
de la grossesse s'accompagne d'une réédition du "passage de la douleur corporelle
à la douleur psychique" qui culmine avec l'accouchement.
Selon l'histoire individuelle, conjugale et générationnelle de chaque femme, la
maturation de la gestation bio-psychique de l'enfant à naître s'exprime, notamment,
dans le mûrissement de l'anticipation prénatale de l'enfantement. Ce processus se
caractérise par un dynamisme singulier et évolutif entre les polarités narcissique (la
douleur de soi) et objectale (l'angoisse signal de l'altérité du nouveau-né).
Le cheminement de Mme S dans ce domaine illustre combien la
commémoration de ce parcours originaire peut insuffler une douleur inénarrable
"dont l'expérience n'a pas encore été éprouvée" (Winnicott, 1974), ni contenue. La
mise en récit et en sens sont, dans ce cas, spontanément impossibles et l'attente
douloureuse de l'accouchement musèle l'élaboration de l'accueil du nouveau-né.
Mais ce que montre aussi et surtout l'histoire de Mme S, c'est l'intérêt d'une
collaboration pluridisciplinaire à la maternité favorisant la reconnaissance et
l'élaboration de ce piège. Bénéficiant d'un accompagnement, Mme S a en effet pu
conquérir l'angoissante liberté d'enfanter en liant sa peur panique initiale de
l'accouchement. Le passage de la douleur impensable aux douleurs ligamentaires,
symboliquement partageables, témoigne de cet apprivoisement.
Dans leur visée préventive des troubles de la parentalité et des dysharmonies
relationnelles précoces, les soignants du prénatal devraient donc prêter la plus
grande attention à ces grincements existentiels induits par l'anticipation douloureuse
de la naissance. Une sollicitude transdisciplinaire à la maternité à l'égard de cette
plainte souvent masquée, devrait permettre de mieux en accueillir la timide
espérance.
L'enjeu est de taille car ces gémissements contiennent un projet virtuellement
créatif : la "tentative de "motiver" la douleur, d'échapper à l'effroi brut de la perte.
Tentative, au fond, du sujet de la douleur muette, privé d'objet et de projet, de
rejoindre l'objet de la séparation, d'en conquérir la nostalgie (Freud, 1926) en
s'ouvrant à la parentalité.
Le défi de la préparation à la naissance en maternité serait-il alors d'offrir
l'hospitalité à cette douleur pour la civiliser ? Une invitation à cette métamorphose
culturelle résonne comme un éloge de l'angoisse signal bien tempérée. Il ne sera
célébré qu'en réunissant les parents et les soignants dans un authentique
consentement, mutuellement éclairé. Un sacré travail !
7
Bibliographie
BEETSCHEN A., (1997), Allaitement maternel en service d'obstétrique: aspects
relationnels et interrelationnels médecin-malade-famille in Psychologie Médicale, 9,
4, 607-617
BYDLOWSKI M., PAPIERNIK E., (1978), La névrose traumatique post-obstétricale.
"Signal symptôme" dans la prophylaxie des accidents périnataux in Médecine et
Hygiène, 36, 1272, 352-354
BYDLOWSKI M., (1998), La dette de vie, Paris, PUF, 1998
FREUD S., (1920) Au-delà du principe de plaisir in Essais de Psychanalyse, Payot,
1982
FREUD S., (1923), Le moi et le ça in Essais de psychanalyse, Paris, Gallimard, 1981
FREUD S., (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1981
FREUD S., (1932), XXXII Conférence : Angoisse et vie pulsionnelle in Nouvelles
conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984
GEPNER-DEBRUN A., (2000), L'analgésie péridurale obstétricale : victoire sur le
destin ou destin d'une victoire ? in Champ Psychosomatique, n°17, 69-89
GREEN A., (1990), De la tiercéité in La psychanalyse; Questions pour demain.
Monographie de la Revue française de Psychanalyse, Paris, PUF
KIERKEGAARD S., (1844), Le concept de l'angoisse, Gallimard, 1976
LEBOVICI S., (1992), En l'homme le bébé, Eshel
LÉVINAS E., (1994), Une éthique de la souffrance, in Souffrances, Corps et âme,
épreuves partagées, Édition Autrement, série Mutations n°142, 127-137
MISSONNIER S., (1995), Déclenchement de convenance, rudiments psychologiques
in Revue de Gynécologie et psychosomatique, N°14, 25-30
MISSONNIER S., (1998), Entre créativité et vulnérabilité : les métamorphoses de la
parentalité in Psychiatrie Française, N°3, septembre, 64-81
REVAULT D’ALLONES Cl., (1976), Le mal joli, Accouchement et douleur, Collection
10/18
RICOEUR P., (1994), La souffrance n’est pas la douleur, in Souffrances, Corps et
âme, épreuves partagées, Édition Autrement, série Mutations n°142, 58-69
ROSENBERG B., (1997), Le moi et son angoisse in Monographie de la Revue
Française de Psychanalyse, Paris, PUF
SAUSSE S., (1996), Le miroir brisé, l'enfant handicapé, sa famille et le
psychanalyste, Calmann Lévy
SOULÉ M., GOURAND L., MISSONNIER S., SOUBIEUX M.J., (1999),
L'échographie de la grossesse : les enjeux de la relation (film vidéo, cédérom, livre),
Collection multimédia "A l'aube de la Vie" dirigée par S. LEBOVICI et B. GOLSE
WINNICOTT D.W., La crainte de l'effondrement (1974) in Nouvelle revue de
Psychanalyse, 1975, 11
8
Résumé
La naissance est indissociable de la douleur. En clinique périnatale, deux
vivantes mythologies expriment cette primauté inaugurale : l'une, biblique, actualise
la douleur maternelle de l'accouchement, l'autre, psychanalytique, la détresse
(hilflosigkeit) du nourrisson.
De fait, la douleur brute du "devenir parent" et du "naître humain" est, pour le
meilleur et pour le pire, synonyme de crise. Favorable, c'est un nid propice à la
genèse de l'angoisse (signal), promesse d'objectalité et de culture. Délétère, car
privée de sa fonction d'étayage, sa violence traumatique est une ennemie redoutable
de la créativité virtuelle des processus de parentalité et de séparation-individuation.
Témoignant d'une collaboration pluridisciplinaire à la maternité, une histoire
clinique souligne l’intrication dialectique de ces douleurs de vie et de mort.
Ce parcours singulier permet finalement de mettre l’accent sur la fécondité du
paradoxe de l'anticipation de la douleur de l'accouchement : elle risque d'isoler mais
c’est dans cette vulnérabilité, que s’originent l’ouverture à l'autre et la clinique des
origines.
Mots-clefs : Douleurs de l'accouchement ; Angoisses maternelles prénatales ;
Préparation à la naissance ; Parentalité ; Narration.
Summary
Birth is closely linked to pain in labour. Perinatal clinic expose two mythologic
theories. Biblic theory actualise pain in labour. Psychoanalysis theory expose distress
of the baby.
Process of parenthood and birth involve a parental crisis. It is a dynamic step
with favorable anxiety-signal supporting object-relation and culture. Unfavorable,
traumatic anxiety disrupt parenthood and separation/individuation of the child.
A case history emphasize the dialectic intrication of these pains of life and
dead.
Finally, anticipation of pain in labour is presented as a paradox : it risk to
isolate but these parental vulnerability allow alterity and perinatal clinic.
Key-words : Pain in labour ; Parental anxiety ; Preparation to birth ; Parenthood ;
Narrative.
9

Documents pareils