Le sport électronique, une pratique sportive parallèle

Transcription

Le sport électronique, une pratique sportive parallèle
NICOLAS BESOMBES
UFR STAPS PARIS DECARTES
SOUS LA DIRECTION DES
PR. LUC COLLARD & PR. ÉRIC DUGAS
LE SPORT ÉLECTRONIQUE,
UNE PRATIQUE SPORTIVE PARALLÈLE
INTRODUCTION
Loin d’être un objet homogène, le jeu vidéo est un phénomène social
protéiforme et complexe, à déconstruire d’un point de vue sociologique
(Trémel, 2001). Depuis la fin des années 1990, l’une des pratiques
vidéoludiques tend à se spécialiser dans l’organisation d’affrontements
codifiés entre joueurs, par écran(s) interposé(s), lors de compétitions
nationales et internationales de jeux vidéo. Ce phénomène, que les
pratiquants nomment eux-mêmes e-sport pour « sport électronique »,
connaît une forte popularité en Europe et notamment en France depuis
le début des années 2010 (Besombes, 2015).
La comparaison entre sport électronique et sport moderne fait
régulièrement débat au sein des acteurs de la communauté du jeu vidéo
compétitif (compétiteurs et organisateurs), dans les médias spécialisés et
généralistes, ainsi qu’auprès des institutions fédérales étatiques.
Les domaines de la sociologie et des sciences de l’information et de la
communication se sont alors emparés de ce nouvel objet et ont tenté
d’y apporter des éléments de réponse (Mora, 2003, 2005, 2009 ;
Wagner, 2006 ; Jonasson et Thiborg, 2010 ; Lee et Schoenstedt, 2011 ;
Witkowski, 2012 ; Taylor, 2012).
Ces recherches semblent toutefois mettre en lumière l’insuffisance
des analogies de forme entre sport moderne et jeu vidéo compétitif,
pour faire de l’e-sport un sport à part entière .
OBJECTIFS
MÉTHODOLOGIE
À l’aide de concepts empruntés à la sociologie du sport, nous cherchons à interroger le phénomène du sport
électronique au regard de quatre critères objectifs et opérationnels régulièrement utilisés pour définir le sport :
la pertinence motrice de l’activité, l’organisation de compétitions, le système règlementaire et le dispositif
institutionnel. Cette analyse a pour objectif d’apporter un éclairage original sur le phénomène du jeu vidéo
compétitif et sur le processus de sportification qui le traverse.
•Entretiens semi-directifs de représentants d’organismes événementiels e-sportifs :
•Structures associatives (n=3, FFJV, FFJVR & Masters Français du jeu Vidéo)
•Structure privée (n=1, Oxent pour l’ESWC).
Nous cherchos donc à questionner la place du jeu vidéo compétitif au sein des jeux sportifs :
•Quelles sont les similitudes et originalités intrinsèques de ces deux pratiques sociales contemporaines ?
•Le sport électronique peut-il être considéré comme un sport moderne ?
•Observations filmées (20H d’enregistrements) d’une communauté parisienne de joueurs compétitifs
réguliers de Mortal Kombat X (n=29) lors d’entraînements et de compétitions nationales (n=7).
•Observations informelles et notes de terrain lors d’événements majeurs (Stunfest à Rennes, DreamHack
à Tours, Gamer’s Assembly à Poitiers, Japan Expo à Villepinte, Paris Games Week à Paris, World
Championship Series de LoL à Paris).
RÉSULTATS
STIMULI
VISUELS
INSTITUTION
CORPS
Via l’écran
Perceptions
Sensations
Émotions
Attention
STIMULI
AUDITIFS
Via le casque
STIMULI
TACTILES
ACTIONS
MOTRICES
Sur les contrôleurs de jeu :
manettes, souris, clavier…
« Homme total » maussien
Dimensions bio-psycho-sociale
Via la manette
FIGURE 1 : UNE « MISE EN JEU » CORPORELLE INDISPENSABLE
La motricité du joueur est à la fois le support et la finalité de la pratique du jeu vidéo compétitif. Sa dextérité est inlassablement
perfectionnée lors d’entraînements quotidiens, elles est supervisée par des entraîneurs, favorisée par les évolutions
ergonomiques dont les claviers et souris de compétition font l’objet, mesurée à l’aide de statistiques, et constamment analysée
par les joueurs eux-mêmes.
À l’instar de toute pratique sportive, il est donc indispensable pour le joueur de maîtriser ses conduites motrices digitales,
bien que médiées par la machine et le programme informatique, pour espérer pouvoir l’emporter sur ses adversaires.
MODÈLE ASSOCIATIF
MODÈLE PRIVÉ
• Faible médiatisation
• Compétitions amateurs
et semi-pro
• Circuits régionaux et
nationaux
• Forte médiatisation
• Compétitions
professionnelles
• Circuits majeurs
internationaux
• Masters Français du Jeu
Vidéo
• FFJVR & FFJV
SOCIÉTÉS PRIVÉES
• ESL (Turtle)
• Dreamhack
• ESWC (Oxent)
• WCG…
SAISON
E-SPORTIVE
ÉDITEUR DU JEU
• WCS LoL (Riot)
• WCS Starcraft II (Blizzard)
• The International DoTA 2
(Valve)..
FIGURE 4 : UN ÉMIETTEMENT INSTITUTIONNEL
TEMPS « MORTS »
• Période sans compétition
• Pré-saison
• Ré-équilibrage du jeu
• Sortie d’une nouvelle version du jeu
TEMPS « FORTS »
• Événements majeurs
• Tournois qualificatifs
• Point culminant : finales
nationales et internationales
SUSPENSE ET SPECTACULARITÉ
FIGURE 2 : UN SYSTÈME COMPÉTITIF ORGANISÉ
La mise en place d’un calendrier spécifique pour chaque jeu vidéo compétitif répartit les compétitions tout au long de l’année
et rythme les saisons du sport électronique.
Le sport électronique emprunte au modèle sportif son organisation compétitive en associant à la fois un système de classements
pour les affrontements en ligne, qui promeut pendant la saison les meilleurs joueurs ou équipes dans les divisions supérieures,
avec un système de qualification par étapes successives pour les équipes professionnelles qui participent à des tournois.
Les matchs peuvent alors être découpés en manches, retardant la désignation du vainqueur, et permettant ainsi de susciter
suspense et émotions chez les spectateurs.
Le sport électronique est donc délibérément orienté vers une organisation compétitive rationnelle de ses événements, favorisant
ainsi la spectacularité de sa pratique.
CODIFICATION DE L’E-SPORT
Cadre IMPLICITE
du programme informatique
• Ce que le programme informatique
autorise.
• Cadre d’affrontement identique.
FIGURE 3 : UNE ACTIVITÉ RÉGLEMENTÉE
Règlement EXPLICITE
des organisateurs de la compétition
• Prescriptions des contraintes et
possibilités dans et hors du jeu.
• Assure une opposition équilibrée.
La codification du sport électronique est définie d’un côté par ce que le programme informatique régulièrement mis à jour
par les développeurs autorise le joueur à faire dans l’univers virtuel, et de l’autre, par la mise en place par les organisateurs
de compétitions d’un système de règles prescrivant les contraintes et possibilités des joueurs autour du jeu.
Là où le programme informatique fournit un cadre implicite d’affrontement identique pour tous les joueurs de toutes les
cultures à travers le monde et dont il est le seul arbitre, le règlement e-sportif d’une compétition correspond au pacte explicite,
provisoire et restreint d’un événement, qui assure une opposition équilibrée entre tous les participants.
Aujourd’hui, deux modèles institutionnels semblent coexister :
•Un modèle associatif, très peu médiatisé, qui supervise les compétitions amateurs, organise les circuits régionaux
et nationaux et offre la possibilité à n’importe quel joueur de participer à des tournois de manière épisodique.
•Un modèle privé, fortement médiatisé, qui structure les compétitions de joueurs professionnels, organise les
principaux circuits internationaux de certains jeux vidéo compétitifs et s’affranchit clairement de toute influence
fédérale. L’organisation des manifestations est alors, soit déléguée à des organismes privés spécialisés dans
l’événementiel vidéoludique, soit supervisée par l’éditeur du jeu lui-même.
CONCLUSION & DISCUSSION
Ce n’est donc pas tant au niveau de l’engagement corporel de ses pratiquants que de son
institutionnalisation originale que le sport électronique se démarque du sport moderne.
L’institutionnalisation privée que suit la sportification du jeu vidéo compétitif semble faire écho au
concept de para-sport récemment développé par Pascal Bordes (2015) qui désigne « une pratique
physique compétitive, réglementée par un code de jeu relevant d’une instance supérieure autonome,
déconnectée des organisations sportives reconnues comme légitimes ». Ainsi les grands événements
e-sportifs que sont la Major League Gaming en Amérique du Nord, l’Electronic Sports League en Europe,
la Dreamhack en Scandinavie ou les World Cyber Games à travers le monde sont opérés et financés par
des sociétés et des investisseurs privés à la logique explicitement commerciale.
Si l’organisation des saisons et des compétitions e-sportives est structurée par de nombreux
acteurs qualifiés et expérimentés, qu’ils soient associatifs ou privés, il n’en reste pas moins que
l’institutionnalisation fédérale du sport électronique en France s’avère totalement inexistante,
puisqu’illégitime aux yeux du ministère des Sports. Cette structuration multiple et émiettée a pour
conséquence de multiplier les circuits, ligues et championnats proposés à travers le monde, rendant la
compréhension du milieu bien complexe et peu lisible pour les compétiteurs et le public.
RÉFÉRENCES
•BESOMBES N. (2015), « Du streaming au mainstreaming : mécanismes
de médiatisation du sport électronique », dans Obœuf A. (dir.), Sport et
médias, Paris, CNRS, pp. 179-189.
•MORA P. (2005), « Derrière l’e-sport : un conflit d’experts de jeux réseaux
compétitifs », dans Fortin T. et al, Les jeux vidéo : pratiques, contenus et
enjeux sociaux, Paris, L’Harmattan, pp. 25-122.
•BORDES P. (2015), « Médias et para-sports. La fabrique de l’extrême »,
dans Obœuf A. (dir.), Sport et médias, Paris, CNRS.
•PARLEBAS P. (1999), Jeux, sports et sociétés, Lexique de praxéologie
motrice, Paris, INSEP-Publications.
•HÉAS S. et MORA P. (2003), « Du joueur de jeux vidéo à l’e-sportif :
vers un professionnalisme florissant de l’élite ? », dans Roustan M. (dir.),
La pratique du jeu vidéo : réalité ou virtualité ? Paris, L’Harmattan, pp.
131-146.
•TAYLOR T. L. (2012), Raising the Stakes: E-Sports and the
Professionalization of Computer Gaming, Cambridge, MIT Press.
•JONASSON K. et THIBORG J. (2010), « Electronic sport and its impact
on future sport », Sport in Society, 13(2), pp. 287–299.
•WAGNER M. G. (2006), « On the scientific relevance of eSports »,
Proceedings of the 2006 International Conference on Internet
Computing and Conference on Computer Game Development, Las Vegas,
CSREA Press, pp. 437-440.
•LEE D. et SCHOENSTEDT L. (2011), « Comparison of eSports and
Traditional Sports Consumption Motives », Journal Of Research
In Health, Physical Education, Recreation, Sport & Dance, 6, pp. 39-44.
•TRÉMEL L. (2001), « Les « jeux vidéo » : un ensemble à déconstruire, des
pratiques à analyser », Revue française de pédagogie, n° 136.
•WITKOWSKI E. (2012), « On the Digital Playing Field: How We “Do Sport”
With Networked Computer Games », Games and Culture, 7(5), pp. 349-374.