Anne Yvonne Guillou Centre national de la recherche

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Anne Yvonne Guillou Centre national de la recherche
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Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique
Scholars, Professors and Experts on Asia and the Pacific
« LA BOROMEY (TRANSL. PĀRAMĪ), PRINCIPE ÉNERGÉTIQUE CIRCULANT DANS
LES LIEUX PUISSANTS KHMERS »
Anne Yvonne Guillou
Centre national de la recherche scientifique
Thématique E : Organisation sociale et rituels
Theme E: Social organisation and rituals
Atelier 04 : Les lieux puissants en Asie du Sud-Est : Définition, caractéristion,
fonction
Workshop 04: Powerful places in Southeast Asia: definition, charactiristics, and
function
4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique
4th Congress of the Asia & Pacific Network
14-16 sept. 2011, Paris, France
École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville
Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes
© 2011 – Anne Yvonne Guillou
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« LA BOROMEY (TRANSL. PĀRAMĪ),PRINCIPE ÉNERGÉTIQUE CIRCULANT DANS LES
LIEUX PUISSANTS KHMERS »
Anne Yvonne Guillou
Centre national de la recherche scientifique
Le territoire cambodgien est constellé de lieux, grands ou petits, à dimension nationale,
locale ou plus souvent villageoise qui sont perçus comme des « lieux puissants » (konlaeng
khlang ; កន្លែងខ្ែាំង ; mean eithyphol, មាលឥទ្ធិពល ; mean boromey, មាលបរមី). Beaucoup de ces lieux, parmi
les plus modestes, sont impossibles à repérer par l’observateur non averti. Mais que l’on
s’entende bien : les « lieux puissants » ne constituent pas une catégorie de la pensée khmère
populaire ou savante. C’est au cours d’une enquête ethnographique villageoise, menée depuis
2007 sur les traces du génocide khmer rouge dans un village de l’Ouest du Cambodge
(province de Pursat, district de Bakan), que j’ai peu à peu rassemblé, de façon empirique, un
grand nombre d’éléments qui, recoupés et mis en regard, indiquaient des caractéristiques
communes à un ensemble de sites et que je nomme « lieux puissants ».
Les sites de ce type sont assez divers. Ils peuvent être liés à l’ancestralité ou aux morts
sous différentes formes (ancêtres défricheurs devenus esprits tutélaires neak ta ; lieux
historiques associés à des souverains du passé ; morts anonymes immergés dans le sol,
comme ceux des charniers khmers rouges). Certains de ces sites peuvent être le lieu de
« résidence » d’entités non-humaines – qu’on hésite à appeler « sur-naturelles » et même
« invisibles » car elles font partie intégrante du site puissant tel que les Khmers les
appréhendent ; et leur régime d’apparition ne peut s’exprimer sur le mode visible/invisible
(neak ta, priey, ap…). Certains grands et vieux arbres participent de la puissance des lieux, en
particulier l’arbre de la Bodhi (daeum po, ដ ើមដោធិិ៏), de même que certaines pierres, certains
rochers, certains objets et, généralement, les termitières,.
Dans cette présentation, j’évoquerai le principe constitutif qui confère à ces sites les
caractéristiques communes de « lieux puissants », celui de la boromey (បរមី). Puis je décrirai, à
partir de quelques exemples, comment cette énergie spirituelle appelée boromey contribue au
maillage historico-mythique du territoire cambodgien au niveau local ainsi qu’à une échelle
plus large.
1. De la pāramī (pali) comme vertu bouddhique à la boromey (khmer) comme
puissance des lieux
Tous les lieux puissants ont en commun d’émettre de la boromey. Celle-ci se présente
comme une énergie spirituelle circulante, émanant de certains objets, de certains lieux, de
certaines personnes, de certaines entités invisibles. Elle peut être accentuée par certains
événements et par certains procédés comme des rituels et des offrandes et, à l’inverse, peut
perdre son intensité. Elle rend remarquables les lieux qui en sont emplis (on parle
fréquemment de ces lieux en indiquant qu’ils ont de la boromey) et cette dernière est
susceptible d’agir sur les individus de façon négative ou positive. Il s’agit donc là d’un
principe énergétique et spirituel qui n’a, dans son acception populaire et contemporaine, que
peu à voir avec la pāramitā du sanscrit et la pāramī du pali, dont il tire portant ses
étymologies. Toutefois, une lecture plus attentive de ce qu’est étymologiquement et
théoriquement la pāramī nous donne des indications sur le mode d’inscription des lieux
puissants dans le système religieux khmer. Celui-ci s’est constitué, comme on le sait, à partir
d’apports nombreux tant dans le domaine de cultes rendus à des entités supra-humaines
diverses, dont les neak ta (« esprits » tutélaires villageois) sont les principaux éléments, que
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khmers »
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dans le domaine du bouddhisme theravadin et plus anciennement (à l’époque angkorienne,
dès l’époque de Jayavarman VII au 12ème s.), du bouddhisme mahayaniste ; de même que les
influences sivaïtes, brahmaniques… introduites des siècles plus tôt, sont perceptibles encore
aujourd’hui, ne serait-ce qu’à travers la « personnalité » de certains neak ta.
Le terme sanscrit de pāramitā désignent, dans le Mahayana, les six Vertus, les six
Perfections cultivées par un boddhisattva pour devenir bouddha 1 . Dans le Cambodge
angkorien, dès le règne de Rajendravarman II (10ème s. ap. JC) mais surtout sous Jayavarman
VII (12ème-13ème s. ap. JC), la figure de la prajñā pāramitā est représentée sous forme
d’une déesse représentée sous forme de statue. Ang Choulean, Alain Forest et François Bizot2
ont tous trois formulé des hypothèses convaincantes, permettant de comprendre comment l’on
passe, dans les représentations des Khmers, de la pāramitā angkorienne mahayaniste à la
boromey actuelle du système de pensée populaire khmer. La pāramitā aurait été assimilée
progressivement à diverses entités du panthéon khmer pré-bouddhique. D’autre part, selon
des textes khmers, le pouvoir magique attribué aux reliques du Bouddha et aux dix pāramī
laissées par Lui sur terre pour protéger le Dharma (l’Enseignement) pendant cinq mille ans, se
seraient « propagé » aux gardiens des statues bouddhiques, regroupés sous le nom de boromey.
Pāramī acquiert donc là sa signification de « pouvoir protecteur », puisant sa puissance dans
les saintes reliques. D’où, par extension, sa valeur de “force », « puissance », « énergie »
sacrée émanant d’un objet de culte au sens large puis de certains lieux partageant certains
attributs de ces objets de culte.
C’est donc de cette façon que s’est probablement effectuée l’évolution sémantique3 du
terme boromey, depuis les « Perfections bouddhiques » jusqu’à la « puissance des lieux ». Je
l’analyse, dans sa configuration pragmatique et sémantique actuelle, comme une énergie
spirituelle spatio-temporelle bouddhisée.
2. Le maillage d’un territoire mythico-historique
Pour des raisons que je j’ai développé ailleurs4, mon enquête sur les traces du génocide
khmer rouge dans le Nord-Ouest du Cambodge est partie du sanctuaire d’un esprit tutélaire
appelé localement Grand-Père (ou Ancien) Khleang Mueng. J’ai ensuite peu à peu identifié
tous les lieux qui, dans les représentations et les pratiques des villageois, lui étaient lié. Ces
lieux partageaient tous des caractéristiques communes. Et ils les partageaient également avec
certains charniers khmers rouges situés non loin de là. J’ai ainsi dressé une carte des lieux
puissants, dont l’histoire remonte à la guerre entre Siamois et Khmers5 qui ravagea la partie
Ouest du Grand Lac au XVIe siècle et marqua de larmes et de sang une terre sur laquelle, telle
une archéologie macabre, se superposent aujourd’hui d’autres traces d’épisodes meurtriers
dont ceux liés au régime Pol Pot, qui fut particulièrement dur dans cette partie du pays.
1
Le Sūtra du Lotus mentionne les vertus suivantes : dāna pāramitā (générosité) ; śīla pāramitā (vertu, éthique,
honnêteté, intégrité) ; kṣanti pāramitā (patience, tolérance, indulgence) ; vīrya pāramitā (courage) ; dhyāna
pāramitā (concentration) et prajðā pāramitā (sagesse, discernement).
2
Choulean Ang, Les êtres surnaturels dans la religion populaire khmère, Paris : Cedoreck, 1986, note 322, p. 34 ;
François Bizot, « La consécration des statues et le culte des morts », in F. Bizot (dir.), Recherches nouvelles sur
le Cambodge, Paris : Publications de l’EFEO, 1994, pp. 114-116 ; Alain Forest, Le culte des génies protecteurs
au Cambodge, Paris L’Harmattan, 1992, p. 80 sq.
3
Boromey a d’autres acceptions, toujours à l’intérieur du même périmètre sémantique. Elle désigne en effet le
halo de la lune et le charisme spirituel d’une personne.
4
(À paraître en juin 2012) A. Y. Guillou, “An alternative memory of the Khmer Rouge genocide : the dead of the
mass graves and the land guardian spirits (neak ta)”, Southeast Asia Research, School of Oriental and African
Studies, London.
5
Ces guerres se sont déroulées entre Khmers eux-mêmes, l’un des rivaux demandant l’appui du royaume
d’Ayuthaya. Mais cet aspect est occulté par les villageois.
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Je décrirai brièvement deux de ces lieux en montrant ce qui les rend, aux yeux des
villageois, emplis de boromey.
Le sanctuaire de l’Ancien Khleang Mueng est aujourd’hui assez somptueux et fréquenté
aussi bien par les villageois, certains hauts dignitaires du régime que par les voyageurs qui
passent sur l’axe Phnom Penh-Battambang, à l’Ouest du Grand Lac. Khleang Mueng est un
esprit tutélaire de territoire (neak ta) même s’il est quelque peu atypique. Il partage, avec
quelques autres neak ta (mais non avec tous) la particularité d’être un ancien être humain. En
tant que chef de guerre, il commanda en effet les troupes du roi khmer connu localement sous
le nom de Ang Chan Reachea (Paramarājā II, 1516/17-1566) contre l’armée siamoise au XVIe
s. Khleang Mueng est vénéré dans tout le pays comme héros national car la légende, appuyée
par les Chroniques royales6, veut qu’il se soit suicidé afin d’aller au royaume des morts lever
une armée de fantômes capable de mettre en déroute l’armée siamoise, venue soutenir
l’usurpateur khmer Kan. La puissance du sanctuaire tient tout entier à la puissance de
Khleang Mueng. Son « aura » (« aura » est l’un des sens du mot boromey) se manifeste de
différentes façons : branches d’arbres qui bougent seules et refusent d’être coupées, lumières
nocturnes, ancienne présence d’un tigre, rêves, possession spontanée parfois à des kilomètres
du sanctuaire… Cette puissance est associée à la présence de certains grands arbres et
renforcée par elle. Cet esprit tutélaire puissant est un maître de la terre sourcilleux et coléreux,
comme la plupart de ses semblables. Il ne tolère pas les comportements désinvoltes autour de
sa propriété et punit les contrevenants. Même les Khmers Rouges n’ont pas pu venir à bout de
Khleang Mueng. Les soldats qui avaient détruit le sanctuaire pour y faire couler un canal (un
acte symbolique représentant le triomphe du matérialisme agraire) l’ont payé de leur vie,
selon les villageois.
Plus qu’une simple figure historique, fût-elle héroïque, l’Ancien Khleang Mueng
présente aussi, tel qu’il apparaît aujourd’hui, des traits archétypaux de la puissance du sol telle
que Paul Mus l’a analysée, avec une clairvoyance qui en fait toujours une référence centrale
dans l’analyse des lieux puissants en Asie du Sud-Est7. Cette dimension « puissance du sol »
est en effet explicite dans l’appellation même de Khleang Mueng, qui en thaï, signifie
« milieu du muang, du district »8. Cette notion de « centre » fait écho à celle de « nombril »
(pchet, ភ្ចិត) des villages circulaires de Siem Reap, au nord du Grand Lac, prenant la forme d’un
poteau sacré symbolisant, sous une forme phallique, le village dans son ensemble dans les
rites de fertilité.
Autour du sanctuaire de l’Ancien Khleang Mueng, dans un rayon d’un à quatre
kilomètres, d’autres sites, associés au pouvoir royal, inscrivent dans le paysage et la
toponymie l’histoire des batailles entre Khmers et Siamois. L’un des lieux importants de cette
géographie historique et sacrée est le monastère du Ficus Ayant des Mérites (Voat Po Mean
Bon, វតតដោធិិ៏មាលបុណ្យ). Contrairement au sanctuaire de l’Ancêtre Khleang Mueng, cette pagode est
peu visitée et on la sent assoupie, menée par un moine très âgé qui n’a pas su attirer de riches
donateurs et se faire une réputation de guérisseur suffisamment solide pour dépasser les
frontières de la commune, des éléments entrant fréquemment dans la boromey des Supérieurs,
« déteignant » sur celle des pagodes. Pourtant, au milieu du monastère s’élève un
soubassement de latérite de 1,20 mètre de hauteur, comme ceux qui forment le socle des
6
Khin Sok, Chronique royales du Cambodge, T. II, Paris : Ecole Française d’Extrême-Orient, 1988, pp. 126-129.
Voir en particulier Paul Mus, «Cultes indiens et indigènes au Champa », Bulletin de l’Ecole française
d’Extrême-Orient, 1933, XXXII, 1 : 367-410.
8
Je remercie Choulean Ang de m’avoir éclairée sur cette dimension de Khleang Mueng, comme sur beaucoup
d’autres aspects des neak ta.
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7
prasat angkoriens. Cette ruine est appelée aujourd’hui balang (បលែ័ង)ក ; le balang désignant en
khmer moderne le lieu de séjour d’un roi ou le socle d’une statue de Bouddha. Les villageois
associent la puissance du balang à la geste du roi Ang Chan, tout comme les chroniques royales
qui évoquent un arbre de l’Eveil (daeum po, ដ ើមដោធិ)ិ៏ , mort depuis longtemps, qui aurait
miraculeusement repoussé alors que l’armée royale khmère, bivouaquant dans un endroit proche,
s’apprêtait à livrer bataille. Le roi Ang Chan interpréta sur le champ ce fait merveilleux comme un
présage de victoire. Or, la composante sacrée/royale 9 de la puissance du lieu se manifeste
jusqu’à aujourd’hui en « attirant » (mean nisay, មាលលិស្ស័យ) par exemple des personnes de sang
royal. D’ailleurs, l’un des noms de règne du roi Ang Chan est justement Preah Boromey,
l’Auguste Boromey. Cela est cohérent avec le fait que, dans les sociétés theravadin comme la
Thaïlande et le Cambodge, la royauté s’est érigée en protectrice du bouddhisme et, en
Thaïlande notamment, le concept initial de pāramī, vertu bouddhique, en est venu à désigner
la puissance des rois vertueux protégeant leurs sujets10.
Mais plus qu’un lieu de stationnement des troupes khmères au XVIe s. tenant sa
puissance de l’ancienne présence royale et guerrière, la pagode du Ficus Ayant des Mérites est
aussi un site funéraire royal où furent déposées, dans une urne funéraire, les cendres du cousin
germain d’Ang Chan, Ponhea Ong, tué à la guerre. Nous retrouvons là la fonction du
monastère comme mausolée, dont Alain Forest fait l’hypothèse, très utile pour l’étude des
« lieux puissants », qu’ils constituaient dans le Cambodge post-angkorien une caractéristique
des temples bouddhiques, perpétuant ainsi, avant une « bouddhisation plus normative », la
vieille tradition des temples angkoriens11. Faisant écho au suicide altruiste de Khleang Mueng,
le thème de la mort violente comme productrice de boromey réapparaît ici, même s’il s’agit
d’une mort infligée et non plus consentie, laquelle peut rappeler un sacrifice humain. Cette
violence de la mort me semble aussi être une composante de la « puissance » de certains
charniers khmers rouges.
Un autre constituant de la puissance des lieux réside dans les objets précieux qui
seraient enterrés, selon les villageois, dans la ruine de latérite (balang) du monastère du Ficus
Ayant des Mérites. Le balang, se « comporte » en maître des lieux, aidé en cela par plusieurs
« esprits » protecteurs dont les petits autels sont situés aux angles de la ruine rectangulaire. Il
refuse désormais de prêter la vaisselle précieuse aux villageois car « les gens sont devenus
plus mauvais, ils ont perdu leur honnêteté, et n’ont pas rendu la vaisselle, alors le balang s’est
refermé et ne prête plus rien » me dit un officiant de la pagode12. Ce thème de la vaisselle
précieuse prêtée par des « esprits » est un thème courant au Cambodge13. Quiconque tenterait
de voler les objets précieux enfouis dans le sein du balang serait puni. C’est ce qui est arrivé
aux soldats khmers rouges, me dit une vieille femme servant la pagode, lorsqu’ils ont tenté de
retirer des pierres du soubassement en latérite : ils sont morts avant d’avoir fini le travail. Les
lieux puissants sont toujours des lieux potentiellement dangereux.
9
En khmer, la particule indiquant à la fois le royal et le sacré est preah ព្ពះ. Elle vient du pali brah.
10
HRH Princess Maha Chakri Sirindhorn, “Pāramī. A Buddhist concept in the Thai context”, François Lagirarde
and Paritta Chalermpow Koanantakool (eds.), Buddhist Legacies in Mainland Southeast Asia. Mentalities,
Interpretations and Practices, Paris and Bangkok : Sirindhorn Anthropology Center and EFEO, 2006, pp. 19-31.
11
Alain Forest, “Autour d’une visite aux sites de Srei Santhor”, Péninsule, 42, 2001, p. 71. Le monastère du
Ficus Ayant des Mérites abrite d’ailleurs, comme les monastères de la région de Srei Santhor (capitale de rois
post-angkoriens) une ruine de chedey (monument funéraire) en brique, marquant sa facture ancienne.
12
Sur les conceptions de la terre qui « absorbe et redonne » ses trésors enfouis, voir Anne Y. Guillou (à paraître),
“The living archaeology of a painful heritage: the first and second life of the Khmer Rouge mass graves”, in
Michael Falser (ed.), “Archaeologising” Angkor? Heritage between Local Social Practice and Global Virtual
Reality, Springer.
13
Ang Choulean, Les êtres surnaturels...op. cit. , p. 188.
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Le caractère royal du lieu, son caractère funéraire, en lien avec la mort violente de
Ponhea Ong (et de milliers d’autres soldats), la présence du trésor enfoui, tout cela participe
donc de la puissance du lieu telle qu’elle est perçue par les villageois. Mais la dimension
bouddhique est, dans ce cas-là, également de grande importance. Ainsi le balang est
aujourd’hui devenu un socle de statue bouddhique monumentale, la statue du Bouddha étant
abritée sous un arbre de la Bodhi. Or boromey, je l’ai dit, est explicitement un terme venu du
bouddhisme et il désigne toujours aujourd’hui, par extension, le Bouddha lui-même.
3. Conclusion
La boromey, principe énergétique spirituel circulant dans les lieux perçus comme
puissants par les Khmers, englobe, dans son acception et sa pragmatique actuelles, des
éléments de représentation variés, où l’influence de cultes pré-bouddhiques au sol et aux
ancêtres 14 coexiste avec celle de la royauté bouddhique. Mais plus qu’un apport à la
connaissance du « syncrétisme » religieux khmer fourni par l’étude étymologique du terme
boromey, la géographie et la sociologie des « lieux puissants khmers » constituent un angle
d’analyse privilégié de la conception populaire du temps et de l’espace ; et, partant, de la
façon dont sont interprétés des événements historiques plus récents comme le génocide khmer
rouge qui, lui aussi, est en train de fabriquer de nouveaux « lieux puissants » ou d’en
recouvrir de plus anciens.
14
Voir en particuler Ang Choulean, « Le sol et l’ancêtre. L’amorphe et l’anthropomorphe », Journal asiatique,
283, 1 : 213-238.
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khmers »
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