Haïti et la République dominicaine une question de frontières

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Haïti et la République dominicaine une question de frontières
cHapiTRE 1 : la pÉRiODE cOlOnialE
chapitre 1
La période coloniale
Les conquistadores et les pionniers
le 6 décembre 1492, après deux accostages aux Bahamas et à
cuba, christophe colomb débarqua dans une île qu’il qualifia de
« merveille » et à laquelle il donna le nom d’Hispaniola. c’était indiquer qu’il en prenait possession au nom des souverains espagnols,
Ferdinand d’aragon et isabelle la catholique. quelques mois plus
tard, en mai 1493, le pape alexandre vi crut bon de décider que ces
terres, nouvellement découvertes et dont il ne connaissait rien,
seraient partagées entre l’Espagne et le portugal exclusivement. les
deux pays scellèrent le traité de Tordesillas l’année suivante pour
confirmer l’acceptation du cadeau.
Hispaniola, qui changea de nom pour celui de Santo Domingo,
échut à l’Espagne. On sait que la colonisation espagnole qui eut pour
première action la création de la première cathédrale et de la première université du nouveau Monde en 1538 – ce qui démontre que
les Espagnols n’étaient pas que des reîtres assoiffés d’or – causa
également la disparition brutale et immédiate des peuples indigènes.
On ignore le nombre des habitants de Saint Domingue lors de l’arrivée de colomb – trois millions disent certains5 – mais on sait que
cinquante ans plus tard il n’en restait que quelques centaines réfugiés dans les montagnes inaccessibles et inhospitalières. Tout contribua à leur disparition, la violence des conquistadores dont l’effet fut
amplifié par des conséquences de réalités sociales et physiologiques
inconnues à l’époque.
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carmen Bernand et Serge Gruzinski citant Bartolomé de las casas : Histoire du Nouveau
Monde, Fayard, paris 1991. Tome 1, page 254.
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« ... la débâcle démographique – qui devait se rejouer au Mexique
à une échelle encore plus spectaculaire – n’obéit à aucun plan raisonné, à aucune volonté délibérée. il s’agit d’un « génocide sans préméditation » pour reprendre la formule de Jacques Ruffié. pourquoi
d’ailleurs les Espagnols auraient-ils cherché à éliminer la main
d’œuvre qui faisait leur fortune ? le génocide résulte de la juxtaposition brutale de deux sociétés et de deux univers. le monde mutilé,
désagrégé des iles s’effondrait sous la frénésie brutale des arrivants,
hommes de tous les risques et de tous les butins, mais il se trouvait
tout aussi soudainement livré à l’assaut – invisible et plus implacable encore – de virus et de microbes inconnus. ...6 »
a peine avaient-ils dépeuplé Saint Domingue, que les Espagnols
partirent à la conquête du continent et ceux qui avaient commencé
de s’établir dans l’île la désertèrent pour aller chercher l’or et l’argent du Mexique et du pérou. la colonie espagnole de Saint
Domingue paraissait être une terre vierge d’habitants. En 1545, un
demi-siècle après la découverte, l’île ne comptait encore que onze
mille habitants, dont sept mille esclaves africains7. l’importation
d’esclaves africains fut, en effet, le substitut imaginé par les
Espagnols – et les portugais – pour pallier la disparition ou l’insuffisance de la population indigène. c’est ainsi que, dès le début du
xvie siècle, s’est formée la population des antilles : une majorité,
plus ou moins forte selon les îles, d’esclaves africains et une minorité d’Européens. le transfert de la souveraineté du nouveau Monde
au profit de l’ancien Monde s’est accompagné du transfert de populations de l’ancien au nouveau Monde. On ne pouvait marquer plus
fortement la prise de possession.
Or cette île, presque déserte8, est située sur le parcours des
galions qui ramenaient l’or et l’argent des amériques vers
l’Espagne. c’était vraiment tenter le démon. il prit la forme de flibustiers européens, anglais, Hollandais et Français principalement,
qui se souciaient peu des décisions papales. nombre d’entre eux se
fixèrent d’abord à l’île de la Tortue, adjacente à Saint Domingue, qui
leur servait de lieu de repos et d’approvisionnement en vivres que
leur fournissaient les boucaniers, autres aventuriers spécialistes de la
chasse et de la conservation des viandes. Tantôt alliés, tantôt ennemis de leurs confrères, les flibustiers et boucaniers français finirent
par s’attribuer la propriété de l’île de la Tortue pour eux seuls.
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7
8
carmen Bernand et Serge Gruzinski (op. cit.). Tome 1, page 256.
Justin-chrysostome Dorsainvil : Histoire d’Haïti. Deschamps, port-au-prince 1934.
11 000 habitants répartis sur 77 000 km2 est une densité de pays désertique.
cHapiTRE 1 : la pÉRiODE cOlOnialE
De poincy en prit possession officiellement au nom de louis
xiii en 1641 et en confia le commandement au capitaine de corsaire
le vasseur. commença alors une longue suite d’attaques, de
pillages, de batailles, de représailles de toute sorte qui se poursuivirent jusqu’au début du xviiie siècle, entre Français d’un côté, et
Espagnols parfois alliés aux anglais de l’autre. Selon charlevoix, le
premier des historiens de Saint Domingue, les attaques des
Espagnols contre la présence des Français durèrent « jusqu’à la fin
de la guerre que les deux nations se sont faite dans l’île, c’est-à-dire
jusqu’à l’avènement de France à la couronne d’Espagne9. » Dès
1643, le vasseur eut à faire face à une attaque de cinq à six cents
Espagnols. En 1664, du Rausset, successeur de le vasseur, vendit
l’île de la Tortue à la compagnie des indes occidentales qui venait
d’être créée à l’initiative de colbert.
c’est à cette époque que les flibustiers et boucaniers français
commencèrent à s’établir sur la côte occidentale de Saint Domingue
que les Espagnols avaient presque totalement désertée. Du Rausset
en informa le roi :
« Sire, Jérémie Deschamps, seigneur du Rausset, gouverneur et lieutenant général pour v.M. dans les isles de la Tortue... remontre très
humblement à v.M. que l’isle espagnole n’est distante de celle de la
Tortue que de deux lieues et que quantité de Français, pour vivre
dans le libertinage, sont allés habiter le long des côtes de l’isle espagnole qui est extrêmement grande et peu habitée ... et vivent comme
des bêtes ou des sauvages sans foi ni loi. ...10 »
les hostilités entre Français et Espagnols allaient devenir
presque permanentes. Elles s’arrêtaient lorsque les deux royaumes
signaient un traité de paix, mais, chaque fois, la pression incessante
des Français vers l’est eut pour effet immédiat la reprise des combats. On était constamment en situation de paix armée alternant avec
des périodes de violence. vers 1660, du temps du gouverneur du
Rausset, la rivière qui forme aujourd’hui la frontière nord entre les
deux républiques, prit le nom de rivière Massacre pour la raison
qu’en donne charlevoix :
9
10
François-xavier de charlevoix : Histoire de l’île espagnole ou de Saint Domingue.
François l’Honoré, amsterdam 1733. Tome 3, page 13.
archives nationales. F3-164. lettre de du Rausset de 1663.
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« la rivière du Massacre ... doit son nom à la défaite de trente boucaniers qui, la passant à gué chacun avec une peau de bœuf sur le
dos, y furent surpris par un gros parti d’Espagnols ; ils se défendirent bien mais ils furent tous tués.11 »
la quête du bétail, sauvage ou d’élevage, dans la partie de l’est,
fut toujours l’un des soucis majeurs des Français de la partie ouest,
ainsi que la recherche des esclaves fugitifs qui se réfugiaient chez les
Espagnols. les différences entre les deux parties de l’île dans le peuplement et le mode d’exploitation des terres fit que la partie française, à l’ouest, spécialisée dans la culture de la canne à sucre par le
moyen de travailleurs esclaves, dut toujours solliciter les bonnes
grâces des Espagnols pour obtenir des animaux de trait, de bât ou de
boucherie et la restitution de ses esclaves fugitifs, ce qui, dans les
négociations, la mettait en état d’infériorité bien qu’elle fût infiniment plus riche et plus peuplée.
ce sont les deux successeurs de du Rausset, Bertrand d’Ogeron
et son neveu Jacques de pouancey qui furent les vrais fondateurs de
la colonie française de Saint Domingue, pendant leurs gouvernements, de 1665 à 1683. ils firent peupler la colonie, développer
l’agriculture, organiser la défense contre les Espagnols, parfois en
portant la guerre chez eux, comme le fit d’Ogeron qui, en 1667, mit
à sac la ville de Santiago de los caballeros. D’Ogeron ne manquait
pas de faire connaître à colbert les progrès que faisait la colonie
sous son administration, malgré le fait que la prospérité de la France,
à cette époque, ne poussât pas les Français à s’expatrier aux colonies. Dans ces temps là, il n’y avait pas d’autre moyen de se faire
connaître lorsqu’on était loin de la cour.
« ... la colonie de la Tortue et côte de Saint Domingue était environ
de 400 hommes lorsque j’en fus reçu gouverneur il y a quatre ans.
Elle en a présent plus de 1500 tant gens de guerre que chasseurs,
habitants ou engagés. Elle s’est ainsi accrue malgré la guerre que
nous avons eue avec les anglais et malgré la difficulté que nous
avons à trouver des engagés à cause que le pain est à bon marché. »12
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charlevoix (op. cit.) Tome 3, page 66.
archives nationales. F3-164 (lettre à colbert de 1669). les chasseurs sont les boucaniers.
les habitants sont les cultivateurs propriétaires. les engagés sont des cultivateurs nonpropriétaires, attachés pour trois ans à un propriétaire en remboursement des frais de
voyage.