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8 L’ENQUÊTE Retrouvez les enquêtes des « Echos » sur lesechos.fr/enquetes JEUDI 24 MAI 2012 LES ECHOS EN ESPAGNE, L’INQUIÉTANT EXODE DES JEUNES DIPLÔMÉS Incapable d’offrir à ses jeunes diplômés des conditions de travail décentes et à la hauteur de leurs qualifications, l’Espagne voit ses forces vives fuir vers d’autres pays. Elle aura pourtant besoin de ces exilés pour relever son économie. L es messages défilent, entre colère et résignation. « Nous devrions avoir le droit de choisir entre autre chose que le chômage ou la précarité. » « Je suis ingénieur et le travail le mieux payé que j’ai eu jusqu’à aujourd’hui, c’est collecteur d’olives. » « Je me sens très chanceuse d’être “mileurista” [gagner 1.000 euros par mois]. » « Mes parents ont dépensé 80.000 euros dans mes études et mon premier salaire a été de 78 euros. Merci Papa et Maman ! » Le visage masqué par une pancarte, une quinzaine de jeunes Espagnols ont accepté de prendre la pose, devant l’objectif de Samuel Sanchez, photographe à « El Pais ». Le grand quotidien espagnol de centre-gauche en a fait l’illustration d’un supplément publié en mars dernier et consacré au « nimileuristas », c’est-à-dire à ceux qui ne gagnent même pas 1.000 euros par mois. « Si, il y a six ans, le “mileurismo” naquit comme un symbole de précarité, maintenant c’est une aspiration », résume amèrement « El Pais ». Dans une Espagne accablée par un taux de chômage touchant presque un quart de sa population active et la moitié de ses jeunes voulant travailler, gagner 1.000 euros par mois est donc devenu une chance. Qu’on ne s’étonne pas, dans ces conditions, que 68 % des jeunes Espagnols soient prêts à quitter leur pays, selon le dernier Eurobaromètre de la Commission européenne. La ministre espagnole de l’Emploi elle-même parle de fuite des cerveaux « sans précédent ». Au premier trimestre de cette année, quelque 27.000 Espagnols ont pris le large, plus de deux fois plus qu’à la même période en 2011. Et même si les statistiques ne précisent pas leur âge ou leur formation, il est évident qu’une bonne p a r t i e d’e nt re e u x s o nt d e j e u n e s diplômés. Amaya Moro-Martin, une astrophysicienne titulaire de la bourse en question, dans les colonnes de la prestigieuse revue « Nature ». « Les perspectives sont si sombres que certains de mes collègues espagnols basés aux Etats-Unis refusent des bourses Ramon y Cajal, même s’ils ont envie de retourner en Espagne », écrit-elle. Les possibilités d’embauche à l’issue de la bourse sont en effet bien maigres. Cette année, le Centre supérieur de recherches scientifiques (CSIC), l’équivalent de notre CNRS, ne va pas recruter un seul chercheur pour ses 133 laboratoires. Par comparaison, il en avait embauché 250 en 2007. La recherche sacrifiée La recherche en Espagne a été durement affectée par les coupes budgétaires prévues dans la loi de Finances 2012. Tout à son objectif « vital » de ramener le déficit à 5,3 % du PIB cette année, après 8,9 % en 2011, le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy a réduit le budget de la recherche et du développement de 25,5 %, soit de 2,19 milliards d’euros ! « Dans les dix prochaines années, le nombre de jeunes de 24-25 ans en Espagne va se réduire de 30 % à 40 %. Alors si en plus, une partie de ceux-ci s’en va… » FLORENTINO FELGUEROSO CHERCHEUR À LA FONDATION POUR LES ÉTUDES D’ÉCONOMIE APPLIQUÉE (FEDEA) Aida Pardo a sauté le pas depuis bientôt un an. « La difficulté de trouver un travail ou d’être entrepreneur autonome, le manque de réaction des entreprises du secteur, les incertitudes économiques et la complexité des formalités m’ont fait renoncer à rester en Espagne », résume cette designer de trente-trois ans, débarquée à Berlin le 3 août 2011. Titulaire de deux diplômes, l’un en architecture intérieure et l’autre en joaillerie, Aida bénéficie depuis son arrivée d’un programme d’intégration composé « d’une aide au logement, de quatre heures de cours d’allemand par jour pendant un an et d’une petite allocation ». L’Allemagne, dont la population est vieillissante, a sans cesse besoin d’une main-d’œuvre jeune et qualifiée et sait attirer ceux qui pourraient être arrêtés par la barrière du langage : Aida est arrivée « sans même connaître la langue ni le pays ». Ce ne sera pas le cas de Ramon Mendosa, vingt-six ans. Cet étudiant en architecture à la Politécnica, qui termine son cursus cet été, étudie l’allemand depuis deux printemps. « Je veux avoir l’option d’aller chercher un travail en Allemagne dès septembre, explique-t-il. Ici, il n’y a rien ou alors c’est mal payé. » Avant de se reprendre : « Même mal payé, il n’y a rien… » « On nous dit tout le temps que nous sommes la génération la mieux préparée de l’histoire de l’Espagne mais on ne nous donne pas de travail ! », dénonce, dépité, ce jeune homme croisé dans les couloirs de l’Institut Goethe à Madrid. L’équivalent allemand de nos Alliances françaises est confronté à une hausse exponentielle d’étudiants, comme beaucoup d’établissements d’apprentissage des langues en Espagne. Gaëlle Schaefer, cofondatrice et codirectrice de l’école de langues Hexagone à Madrid, en est témoin. En dehors de l’Allemagne, elle constate que le Royaume-Uni, la France et l’Irlande suscitent beaucoup d’intérêt. « Il faut distinguer deux démarches assez différentes, explique-t-elle sur la base des contacts quotidiens qu’elle entretient avec ses élèves. Il y a ceux qui partent pour gagner de l’expérience et progresser dans une langue avec l’objectif de revenir plus compétitif en Espagne et de pouvoir s’intégrer plus facilement dans le marché SAMUEL SÁNCHEZ / EL PAIS L’Allemagne en demande « Mes parents ont dépensé 80.000 euros dans mes études et mon premier salaire a été de 78 euros. Merci Papa et Maman ! » Dans une Espagne accablée par un taux de chômage touchant presque un quart de la population active, 68 % des jeunes sont prêts à quitter leur pays. « On nous dit tout le temps que nous sommes la génération la mieux préparée de l’histoire de l’Espagne mais on ne nous donne pas de travail ! » RAMON MENDOSA ÉTUDIANT EN ARCHITECTURE du travail. Et puis il y a ceux qui partent pour fuir la crise espagnole, chercher de meilleures opportunités et qui s’imaginent vivre assez longtemps dans le pays s’ils y trouvent un travail qui leur convient. » L’Eurobaromètre de la Commission européenne montre que ceux qui ne veulent partir qu’un temps (36 %) ne sont que très légèrement plus nombreux que ceux qui veulent rester à l’étranger sur le long terme (32 %). C’est justement cette deuxième catégorie qui inquiète Florentino Felgueroso, professeur d’économie à l’université d’Oviedo et chercheur à la Fondation pour les études d’économie appliquée (Fedea). « La mobilité est une bonne chose à partir du moment où il y a une possibilité de retour, estime-t-il. Or les médecins espagnols qui partent en France, en Angleterre ou en Allemagne sont remplacés en Espagne par des médecins polonais. Quand, dans un même pays, il y a des gens qui sortent et d’autres qui arrivent pour la même profession, il y a un réel problème de conditions de travail. » C’est exactement cette raison qui a poussé Emilia Garrigues Tena, brillante avocate trilingue (espagnol, anglais et français) de trente et un ans, à accepter en septembre 2009 l’offre d’un chasseur de têtes. « Mon salaire était plutôt élevé pour l’Espagne, mais, en Suisse, il a littéralement doublé et me permet d’économiser pour le futur », explique-t-elle depuis Bâle, où elle travaille pour Novartis Pharma. Quand elle parle à ses amis et à ses anciens collègues restés en Espagne, elle ressent « l’insécurité générale, la peur et le peu d’espoir que la situation s’améliore à court et moyen terme ». Cette « mobilité des cerveaux » n’est pas négative en soi, défend le sociologue Lorenzo Cachon, de l’université Complutense à Madrid. Après tout, l’Union européenne est un espace de libre circulation des travailleurs et ces mouvements contribuent à la mise en place d’un véritable marché du travail européen. Ce qui est « préoccupant », en revanche, c’est que ça ne fonctionne pas dans les deux sens, continue-t-il. « Jusqu’en 2007-2008, l’Espagne avait enfin réussi à développer des centres de recherche spécialisés attractifs pour les Espagnols et même pour les étrangers. Maintenant, c’est fini, nous perdons beaucoup de talents. » Une statistique le prouve aisément : en 2005, 92 % des chercheurs ayant décroché la prestigieuse bourse scientifique Ramon y Cajal restaient en Espagne une fois passées les cinq années que dure ce contrat ; en 2011, ils n’étaient plus que 37 %. Une situation récemment dénoncée par C’est bien plus que la moyenne de – 16,9 % pour l’ensemble des dépenses de l’Etat central. Et c’est le double de la ré d u c t i o n su p p o r t é e p a r c e p o st e entre 2009 et 2011. Résultat : de 9,6 milliards d’euros en 2009, le budget de la recherche en Espagne est passé à 6,4 milliards d’euros en 2012. « Les actions irrationnelles et draconiennes du gouvernement causeront des dommages de long terme aux infrastructures scientifiques », prévient Amaya Moro-Martin, qui estime dans sa tribune que faire de la recherche de l’autre côté des Pyrénées est devenu « mission impossible ». Cette fuite des talents est un vrai crève-cœur pour l’Espagne. « En gros, cela signifie que nos universités se sont suffisamment améliorées pour former de bons ingénieurs, de bons docteurs, de bons sociologues, etc. mais que nous les formons pour qu’ils aillent travailler en Allemagne ! », s’exclame Lorenzo Cachon. « C’est problématique, abonde Florentino Felgueroso. Nous faisons l’investissement et d’autres en récoltent les fruits. » Le chercheur de Fedea pointe également le déséquilibre démographique que cela entretient. « Dans les dix prochaines années, le nombre de jeunes de 24-25 ans en Espagne va se réduire de 30 % à 40 %. Alors si, en plus, une partie de ceux-ci s’en va… » Or l’Espagne a désespérément besoin de ses forces vives si elle veut pouvoir relever son économie, et repartir sur des bases plus saines. Ce qui était célébré avant la crise comme le « modèle espagnol » ne s’est révélé être qu’une illusion basée sur la construction immobilière à outrance. Offrir aux plus de 5,6 millions de chômeurs espagnols, qu’ils soient jeunes diplômés ou pas, de réelles perspectives d’emploi impose de modifier radicalement l’économie et ses ressorts. C’est seulement comme cela que l’Espagne trouvera le chemin d’une croissance durable. Pour l’instant, rien ne permet de penser que c’est la voie prise par le pays. « Bien que le discours [du gouvernement] promette un changement vers une économie de la connaissance, chacune de ses décisions va dans la direction inverse », dénonce durement l’astrophysicienne Amaya Moro-Martin. Et Florentino Felgueroso de conclure : « Si j’étais investisseur et que je voyais cette fuite de capital humain, je n’investirais pas en Espagne. » JESSICA BERTHEREAU, À MADRID