L`« adoption » des enfants de la Shoah - Sauvons l`histoire

Transcription

L`« adoption » des enfants de la Shoah - Sauvons l`histoire
sauvons l’histoire !
par Georgette Elgey
L’« adoption » des
enfants de la Shoah
La proposition de confier à chaque élève de CM2 le souvenir
d’un petit israélite exterminé dans les camps nazis a surpris.
Tant chez les spécialistes que dans la communauté juive.
J’avais vivement apprécié,
lors de la campagne présidentielle,
l’affirmation du candidat Nicolas
Sarkozy selon laquelle, sous l’Occupation, la France n’avait commis aucun
crime contre l’humanité. J’y avais
vu, à tort, la fin de la repentance en
vigueur depuis une quarantaine d’années. Elle m’a toujours semblé une sorte d’aberration perverse et malsaine.
Il n’est pas question d’ignorer les fautes et les crimes qu’au
cours des années passées, notre pays a pu
commettre. Mais s’il
est de notre devoir de
les connaître afin de
veiller à ce qu’ils ne
se reproduisent pas,
il est aberrant de demander à nos contemporains de se
repentir pour des faits dont ils ne sont
nullement responsables. Comment
pourrait- on imputer à quiconque
les actes perpétrés par son père, son
grand-père, son arrière-grand-père ?
Se complaire dans le souvenir des
taches passées de notre histoire, n’estce pas aussi un moyen de se donner
bonne conscience, de justifier nos
défaillances présentes ?
La condamnation par le candidat Sarkozy de la repentance m’avait
donc réjouie. Hélas ! le président Sar­
kozy n’en a guère tenu compte. Il a même tenté de faire de la repentance une
obligation scolaire, en souhaitant, le
13 février 2008, lors du dîner annuel du
Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France) que « chaque
année, à partir de la rentrée 2008, tous
les enfants de CM2 se voient confier la
mémoire d’un des 11 000 enfants français victimes de la Shoah ». Une fois la
stupeur passée devant une telle aberration, d’innombrables voix s’élèvent
pour la condamner. Elles viennent
de tous les milieux et des autorités
(lire page 16). Il lui paraît « étrange et
malsain [de plonger] les enfants et les
adolescents dans le culte d’enfants et
d’adolescents de leur âge morts, [de ne
donner] aux jeunes comme modèles
que des jeunes assassinés, qui n’ont
pas demandé à mourir ». Et l’auteur
d’Auschwitz expliqué à ma fille, s’élève
contre l’enseignement de la Shoah à
l’école primaire : « La spécificité de la
Shoah n’est guère compréhensible aux
écoliers. Comment
comprendre que des
hommes sont venus
chercher des enfants
de leur âge, parfois
dans leu r propre
école, pour aller les
tuer à des milliers
de kilo­mètres de là ?
C’est, aujourd’hui encore, incompréhensible à nos esprits d’adultes, ça l’est
forcément pour des enfants. » Vingt
ans après la première projection de
son film, Shoah, dont le retentissement mondial a fait que ce terme s’est
substitué à tout autre pour désigner
le génocide juif, Claude Lanzmann
redoute les effets pervers du « cadeau »
présidentiel : « Gardons-nous de l’activisme mémoriel, qui semble, à chacune de ses éruptions, redécouvrir à
neuf ce qui est su depuis si longtemps
et, incapable de regarder en face l’immensité de la perte, s’ingénie à ouvrir
des chemins secondaires qui instituent l’oubli plus que la mémoire. »
L’historien Pierre Nora se dit
« gêné par le caractère contraignant
de l’injonction de mémoire »
les plus incontestables. Simone Veil,
présidente d’honneur de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, est
présente lorsque Nicolas Sarkozy annonce sa proposition : « Mon sang s’est
glacé. C’est inimaginable, insoutenable et surtout injuste. On ne peut pas
infliger ça à des petits de dix ans, on
ne peut pas demander à un enfant de
s’identifier à un enfant mort. » L’historienne Annette Wieviorka, à qui
ses travaux sur la Shoah valent une
réputation internationale, « d’abord
choquée, puis révoltée », juge « néfaste » l’injonction du président de la République, tout comme l’avait été celle
de célébrer la mémoire de Guy Môquet
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14 historia juillet 2010
Parmi les innombrables réactions suscitées par l’initiative du président Sarkozy, je voudrais encore
citer l’historien Pierre Nora, qui se dit
« gêné par le caractère contraignant
de l’injonction de mémoire », et le philosophe Régis Debray, « inquiet du
risque de surenchère, de concurrence
des mémoires. Celles-ci pourraient
bientôt provoquer, dans le monde des
banlieues, la revendication d’une
adoption des victimes d’Israël en Palestine. Et puis, il y a les Tziganes,
les Arméniens, et puis, il y a surtout
les Noirs. J’ai entendu, ce matin, à la
radio, un habitant des banlieues qui
appelait en demandant ce qui allait
être fait pour les Palestiniens victimes de bombardements. Autrement
dit, au lieu d’unifier, j’ai peur que cette
initiative ne divise selon des clivages
communautaires et confessionnels.
Tout cela me semble malencontreux. »
Je voudrais également citer l’appel du
Nouvel Observateur signé entre autres
par Jacques Delors, Stéphane Hessel,
Mona Ozouf qui, en se refusant « à
discuter la noblesse des intentions,
la bonne volonté, et le niveau de spiritualité qui animent un tel projet [en
voient] déjà les effets et ils sont catastrophiques ». Les différents syndicats
de l’enseignement se retrouvent pour
rejeter la proposition présidentielle, que l’Association des professeurs
d’histoire et de géographie (APHG)
qualifie de « fausse bonne idée ».
Dans cette avalanche de protestations, il revient au philosophe
Pascal Bruckner de rappeler une vérité trop oubliée : « Le devoir de mémoire défini par Primo Levi [écrivain
italien, auteur de Si c’est un homme,
tiré de son expérience dans les camps,
NDLR] est l’obligation faite aux survivants, aux témoins, de dire, de raconter, pas celle de commémorer. »
Le tollé est tel que la proposition du président de la République rejoint rapidement le cimetière déjà très
peuplé des idées abandonnées. Elle
n’en a pas moins le mérite de souligner
le danger des recours abusifs à l’Histoire, qui desservent leurs auteurs
et nuisent à la cohésion nationale.
Accessoirement, elle pose aussi un
petit problème d’arithmétique : comment les 600 000 écoliers de CM2 de
2008 pourraient se partager les 11 000
enfants de France – ils vivaient en
France, peu importe leur nationalité ! – victimes de la barbarie nazie ? L
Historienne, spécialiste de la
IVe République, Georgette Elgey
préside, depuis 2007, le Conseil
supérieur des archives.
en bref
6 millions de victimes
À la veille de la guerre, la
population juive d’Europe
s’élève à environ 9 millions de
personnes. En 1945, entre 5,1
(chiffres de l’historien Raul
Hilberg) et 5,8 millions (Jacob
Robinson) de juifs auront été
exterminés… Parmi eux, plus
de 1,250 million d’enfants (soit
9 sur 10). En France (données
Serge Klarsfeld), sur les 75 000
juifs de différentes nationalités
envoyés dans les camps de
la mort, seulement 2 500 ont
survécu. Et sur 11 400 enfants
déportés, seuls 200 sont rentrés.
À la fin de la guerre, 33 % de
la population juive de toute
l’Europe avaient échappé à
l’extermination. Parmi eux,
de 100 000 à 120 000 enfants.
Symbolique de la barbarie
nazie, la rafle d’Izieu (Ain).
Aucun des 44 enfants de cette
colonie, arrêtés le 6 avril 1944
par la Gestapo et déportés,
n’échappera à la mort.
Le plus jeune était âgé de 4 ans.
juillet 2010 historia 15

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