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Je ne me suis pas suicidée. L’eau a monté, monté. Et je me suis noyée. Maintenant je suis morte. J’ai des pétales dans les cheveux. Toute petite, déjà, j’aimais les fleurs. Je les mangeais dans le jardin. Mon grand-père me laissait faire. Il me disait : pas les jaunes. Les fleurs jaunes rendent malade. Elles tuent même quelquefois. En ce temps-là, j’aimais Martin. Il était plus vieux que moi. C’était le fils du boucher. Sa peau sentait la viande. Il était beau comme une fille. Il avait des cils de fille. Ses yeux étaient cruels. Il n’aimait pas son père. Il disait : un jour, je le saignerai. Comme un porc. Avec mon couteau préféré. Et je boirai son sang. Dans le jardin de mon grand-père, il y avait un arbre. Un chêne plus grand que la maison. J’y grimpais tout le temps. Ma chambre était dans l’arbre. Martin m’avait aidée. Il y avait un lit de paille. Et des feuilles pour les draps. Les oiseaux venaient nous voir. Ils traversaient les murs. Les moineaux et les grives. Les hirondelles aussi. Grand-père ne disait rien. Depuis la mort de Warda, sa vieille sœur, il parlait peu. Il pleurait souvent. 9 J’embrassais ses vieilles mains. Elles sentaient la terre. Ses yeux tremblaient comme de la gelée. À cause des larmes. Il me laissait libre. Je courais partout. Je me cachais pendant des heures. Personne ne me faisait de mal. Quand j’avais trop peur, je grimpais dans l’arbre. Un vieux chêne sauve la vie des enfants. Il est solide. Il ne bouge pas. Il a des bras toujours ouverts. Été comme hiver, on y est caché. Le vent dans l’arbre est un ami. Et la pluie joue entre les branches. Mais j’ai vieilli. On m’a mise à l’école. Et un jour j’ai saigné. Le temps a passé. Il a fallu travailler à la ferme. Chez les Bouffedieu. Martin n’était plus mon ami. Il avait grandi d’un coup. Son visage s’était renfrogné. Ses yeux avaient rapetissé. Comme la tête tuée du cochon. Il me suivait partout. Il guettait dans les coins. Des fois, il m’attrapait. Alors il me triturait. Il me pinçait. Il me broyait. Avec ses grandes mains mal lavées. Son père l’avait embauché. Il travaillait comme apprenti. Grand-père avait ses lapins et ses poules. Nous allions rarement à la boucherie. Grand-père cultivait son potager. Les arbustes du jardin donnaient des fruits. Surtout des pommes et des cerises. C’était bien assez pour nous deux. À Noël, il commandait une dinde. C’est moi qui achetais le pain. La boulangère avait des yeux étranges, blancs comme les nuages d’été. Elle chantait toujours quand elle était seule. Je me souviens d’un air : 10 Elle n’est plus là la ville d’Is La mer recouvre ses trésors La boulangère se taisait dès qu’on entrait. Ses yeux s’arrêtaient sur mes lèvres. Je voudrais un grand pain blanc. C’était toujours les mêmes mots. Elle me souriait d’un drôle d’air. Il est bien chaud encore, disait la boulangère. Son visage se penchait doucement. On racontait que le boulanger était mort. Que son fantôme travaillait la nuit. On ne le voyait plus au village. De minuit jusqu’à l’aube, il hantait le fournil. La boulangère n’avait pas peur. Elle chantait toujours quand elle était seule : J’entends la mer J’entends la mer J’entends la mer monter Mon village avait un beau clocher. Un vieux hibou y habitait. Il gardait une collection de souris sèches. Là-haut, sous la flèche, il veillait sur elles. Le curé lui ressemblait avec ses yeux pochés. Il venait seulement le dimanche. Et pour les enterrements. J’aimais bien les enterrements. À cause de la mort de maman, il y a longtemps, longtemps. C’est moi qui l’ai tuée. Je ne l’ai pas fait exprès. On me l’a dit, c’est en naissant. Parce que j’ai quitté son ventre. Je me souviens un peu d’elle. De sa photo sur le buffet. Quand on mourait au village, j’attendais le 11 corbillard. Les cloches m’avertissaient. Je courais vite à la messe. C’est drôle quelqu’un qui meurt. Il a droit à une fête. Parce qu’il s’en va pour toujours. On lui fabrique une boîte. Avec des poignées dorées. On lui donne une toute petite maison. Et plein de fleurs. Comme s’il partait vivre ailleurs. Le village s’appelait Marlou-sur-Doutre. La Doutre est une grosse rivière qui grondait derrière le cimetière. On y pêchait la truite et le gardon. L’été, les peupliers faisaient un bruit d’eau. La rivière débordait jusqu’au ciel. On voyait des collines tout autour. Et une sorte de falaise noire. Juste où le soleil se couche. La nuit s’y cachait pendant le jour. Marlou était un village comme les autres. Des paysans, des fermiers vivaient là. Des retraités sans histoires. Les enfants n’étaient pas nombreux. Il n’y avait plus d’école. On prenait le car devant la mairie. Jusqu’au bourg de Saint-Praisse. Le fils du boucher s’asseyait près de moi. Il y avait aussi Jeannette, la fille du maire. Les garçons l’appelaient « la planche à repasser ». Elle portait de longues couettes. Le jeu était de les nouer à la banquette. Sans qu’elle s’en aperçoive. Une fois, au retour, le car a continué sa route. Jeannette était restée attachée. Elle était trop timide. Elle n’osait pas crier. Je me souviens aussi de M. Larate. C’était notre maître d’école. Il ressemblait à un petit taureau. Il avait même des cornes. Juste sous la peau du front. Ses 12 naseaux fumaient de colère. Des fois, il fonçait sur moi ou sur un autre. La tête baissée, il fonçait. On volait sur l’estrade, à demi assommé. Le maître nous cognait le crâne contre le tableau noir. Pour que ça rentre, il disait. La craie à force me blanchissait les cheveux. J’avais l’air d’une vieille. Mais je ne comprenais rien. La peur me paralysait. M. Larate me traitait d’imbécile. De stupide. De crétine. Et aussi de balourde et d’abrutie. Quand il était de bonne humeur, il me traitait seulement de sotte. Une fois, il m’a souhaité bonne chance. On aurait dit qu’il m’aimait un peu. C’était le jour où j’ai dû quitter l’école. Je me suis mise bêtement à pleurer. M. Larate nous faisait apprendre des poésies par cœur. Une ou deux me trottent toujours dans la tête. Une ou deux, par petits bouts : J’habite une île sous la mer Voguent navires et nuages… La ferme des Bouffedieu était en bordure des champs. Au bout de la rue du Haut. J’avais une petite chambre au-dessus de l’étable. Avec un escalier extérieur, heureusement. De la fenêtre, on voyait les collines et la falaise. Les soirs d’été, je regardais la nuit tomber. Après le travail. Des ombres remplissaient le vallon. Puis le soleil fermait sa porte. Les milliers d’oiseaux se taisaient soudain. Par beau temps, le 13 ciel se couvrait d’étoiles. D’un coup dans le grand silence. Les constellations formaient des dessins compliqués. Grand-père m’avait expliqué la Grande Ourse, la Petite Ourse, les Poissons, le Lion, la Baleine, et d’autres encore. Le Grand Chien. Le Cygne dans la Voie lactée. Ça me rassurait tout ce monde, là-haut. Il m’avait dit : choisis la constellation qui te plaît, elle sera à toi pour toujours. Sans hésiter, j’ai pris le Cygne. J’étais heureuse de le voir glisser dans l’ombre en pensant qu’il était à moi. La nuit, la famille Bouffedieu me laissait tranquille. J’étais contente au-dessus des vaches. L’hiver, leur chaleur montait. L’odeur ne me dérangeait pas. Le soir, je ne pouvais plus sortir. Les chiens étaient lâchés dans la cour. Deux molosses aux yeux rouges. À cause des renards et des fouines. Des étrangers, des voleurs de poules. Un grillage protégeait la basse-cour. Et les cochons ne risquaient rien. Mais les fermiers lâchaient leurs chiens. Dès que j’ouvrais ma porte, ils grognaient en bas de l’escalier. Le père Bouffedieu m’a dit un soir : comme ça, les renards n’iront pas t’importuner. Le père Bouffedieu avait deux grands fils. Lucien et Jacques qu’ils s’appelaient. Aux beaux jours, ils partaient aux champs. L’hiver, ils bricolaient à la ferme. Lucien traînait une jambe folle à cause d’un accident. Jacques riait toujours, le nez en l’air. Il avait un long museau et des dents cruelles. Le père Bouffedieu avait 14 aussi une fille. Elle était plus solide que ses frères. Et une épouse un peu sorcière. Marie, sa fille, aimait arracher l’œil des lapins. Faut les saigner, qu’elle disait. Et trancher le cou des poulets. Sur un billot, avec une hache. Elle me lançait de méchantes œillades. Elle m’appelait l’agnelle ou l’oie blanche. Sa mère, elle ne me parlait jamais. Très maigre, elle bougeait sans arrêt. Elle galopait d’un bâtiment à l’autre. Elle trimbalait des seaux, des fourches. Personne ne comprenait ses va-et-vient. Des fois, elle restait toute droite au milieu de la cour. Comme si le monde s’était arrêté. Au village, on l’appelait la dingue. Elle n’allait jamais à l’église. Elle avait installé sa chapelle dans une grange. Avec un calvaire en fer forgé. Des napperons brodés. Des chandelles sur des pointes. Moi, ils m’avaient surnommée la Chose. Les gosses de Marlou et de Saint-Praisse. Parce que je n’étais pas comme eux. En bande, ils couraient autour de moi. Ils criaient : t’es moche la Chose. Je n’étais pas comme eux. Je n’aimais pas jouer. Les poupées me tombaient des mains. Les jouets me faisaient pleurer. J’aimais seulement me baigner. Toute nue dans la Doutre. Même les mois d’hiver. J’allais nager sous le grand rocher. Après le pont noir. Là où la rivière s’élargit. Cet endroit s’appelait la Citerne du Roc Altéré. À cause d’une retenue d’eau. Comme un bassin sous le rocher. L’eau tourbillonne quand il a soif. Quand le roc se 15