les vies valses

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les vies valses
Franck Joseph Fouillet
LES VIES VALSES
Mon Petit Éditeur
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Cet ouvrage a fait l’objet d’une première publication par Mon Petit Éditeur en 2010
À Félix et Albert,
faîtes de belles balades ensemble…
Remerciements
Manu Causse pour l’impulsion,
Éric, Frédé, Bibiche, Mathilde, Coco et Michel
pour leurs lectures attentives et leurs encouragements,
Noëlle Châtelet
pour la critique si constructive d’un premier jet.
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Anniversaires et repas
Gaston se tourna vers Jeanne.
— Bon anniversaire ma vieille !
Jeanne se réveilla sous les piques de Gaston. Il la poussait du
coude en se gaussant. Jeanne avait soixante-quatre ans. Son
mari, plus jeune de neuf mois, prenait un malin plaisir à lui rappeler qui était l’aînée des deux. Elle vint se coller à lui,
l’entraînant dans le creux de leur grand lit. Elle allongea un bras
pour enlacer la taille de Gaston comme tous les matins depuis
plus de quarante ans.
— Ne t’inquiète pas pour elle. Elle tient encore debout la
vieille.
— Oh ! Pas autant que moi.
— Ah bon ?
Elle glissa une main vers le sexe chaud de Gaston. Il tressaillit aussitôt, prenant de l’ampleur dans sa main.
Histoire de lui prouver combien ses vœux d’anniversaire
étaient sincères et tendres, Gaston lui fit l’amour avec une douceur singulière.
Le radio-réveil de Gaston se mit en marche.
Ils sursautèrent au générique guerrier des informations de
08 h 00. Les nouvelles locales les extirpaient lentement du câlin
paresseux, où ils s’étaient replongés après le plaisir. Gaston prêtait une oreille attentive. Jeanne baillait, attendant vaguement la
météo.
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Depuis qu’ils étaient à la retraite, ils se laissaient aller à quelques loisirs bourgeois. Le vieux réveil mécanique, à la sonnerie
de grelot épouvantable, fit une mauvaise chute au cours du déménagement. Leur Gamine prêta aussi sec un radio-réveil
flambant neuf en dépannage. Depuis trois ans, Gaston se plaisait à écouter les informations pour débuter la journée. Jeanne
attendait la première chanson du matin, celle qui
l’accompagnerait jusqu’au soir, la fredonnant sans cesse, agaçant
volontairement Gaston.
— Change ton disque la mémé ! Tu radotes ! Tu ne vois
donc pas qu’il est tout rayé ?
Le seul moyen de la stopper ? Sortir l’accordéon. Gaston lui
faisait chanter d’autres choses, des airs qu’ils partageaient, des
musiques les replongeant avec bonheur dans leur histoire commune.
Ils vivaient désormais comme des coqs en pâte. Délivrés du
travail, ils aimaient se lever tard. Ils émergeaient avant que le
radio-réveil ne se déclenche. Mais ils attendaient. Ils se dorlotaient dans la chaleur des draps. Ils parlaient un peu. Ça ne
servait plus à rien d’être debout aux aurores. Ils en profitaient.
Ainsi va la vie : aux jeunes de décaniller dans le noir ! Ils
s’étaient retrouvés debout tous les matins à 06 h 30 au plus tard
pendant une cinquantaine d’années. Ils s’octroyaient une heure
trente de rab du coup. Ils avaient presque honte.
Jeanne se mit à siffler le vieux paso-doble seriné à la radio.
On annonçait un temps joli. Elle se leva en se trémoussant.
L’ouverture des volets sur un beau ciel bleu renforça ses gazouillis dissonants. Elle fila vers la cuisine, dansant de façon
clownesque, forçant le balancement de ses hanches.
Gaston éteignit le radio-réveil en souriant. La Gamine ne
l’avait jamais réclamé en trois ans. Elle aimait l’idée que chaque
matin au réveil, son père pensait à elle en appuyant sur un petit
bouton à sa gauche, côté cœur.
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Gaston emmenait Jeanne dans sa voiture.
Elle avait besoin de faire des courses. Elle méritait de se préparer un vrai repas d’anniversaire. Il lui faudrait trop de choses
pour les ramener à pieds avec un simple cabas. Jeanne était ravie d’avoir ainsi son chauffeur à disposition. Depuis qu’ils
avaient quitté la campagne, Gaston n’avait plus d’argument à
opposer quand elle lui demandait de l’emmener quelque part.
Le plus souvent, il était même heureux de sortir sa voiture.
Ils avaient trimé ensemble des années, élevé trois gosses,
sans jamais de vacances. Jeanne avait toujours été agricultrice.
Gaston l’avait rejointe sur l’exploitation après une bonne quinzaine d’années à faire la route pour un grainetier.
Quand ils étaient à la ferme, Gaston travaillait en cotte bleue
parfois pas vraiment nette. Et comme il était coquet, quoi qu’il
en dise, c’était toujours un drame quand Jeanne lui demandait
de faire un saut en ville, pour acheter une bricole manquant à la
cuisine ou au jardin. Gaston rouspétait qu’il n’avait pas le
temps, qu’il avait à faire, qu’il puait le bouc. Il avait surtout la
flemme de faire sa toilette et se changer.
— Parce que Madame a besoin d’un chauffeur, ricanait-il. Et
bien tu te débrouilles. On va tous les jeudis au marché chez la
Gamine et ce n’est pas ma faute si tu es incapable de savoir ce
qu’il te faut. Quand on n’a pas de tête, il faut savoir compter sur
ses jambes. Alors tu prends ton vélo et tu pédales. Tu verras,
c’est bon pour la santé. Et ce soir tu dormiras comme un sonneur.
Jeanne était habituée. Elle le laissait dérouler son sermon
rengaine.
— Et comment veux-tu que je ramène tout ce dont j’ai besoin sur mon porte-bagages ? Je ne suis pas un âne, tout de
même !
— Oh ! Je pense bien qu’il doit y avoir quelque différence
pour celui qui s’y connaît vraiment !
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— De toute façon, la voiture, je la paie autant que toi. Alors
si j’en ai besoin, tu n’as qu’à m’emmener. Et tu n’as rien à me
dire.
— Parce que je te demande peut-être quand je vais quelque
part, moi ? Il fallait passer ton permis si tu voulais faire la belle
en voiture à longueur de journée.
— Ben voyons. Je vois ça de là si je touchais à la voiture de
Monsieur. Maniaque comme tu es, je n’aurais pas fini de
t’entendre.
— Mais comme tu n’es pas prête de savoir conduire, tout est
de la parole en l’air. Allez, fous-moi le camp. J’ai du travail,
moi ! Je n’ai pas le temps de bavasser ni de rêver à dépenser de
l’argent en ville.
— Tu es serviable, ça fait peur. On se demande pourquoi je
cuisine pour un tel ours !
Elle abandonnait la première manche.
Mais pas la bataille, à condition qu’elle s’y soit prise suffisamment tôt le matin. Quand Gaston arrivait à la maison pour
déjeuner, Jeanne s’arrangeait pour que tout soit prêt, qu’il n’ait
pas à attendre. Il mettait le pain sur la table, les pieds dessous. Il
ouvrait seul son couteau. Jeanne avait cuisiné un plat que Gaston affectionnait particulièrement : une omelette aux patates, un
poulet avec de la purée, une soupe de citrouille, l’hiver.
La deuxième manche s’ouvrait.
— Je ne sais pas si tu sais, mais tu vas bientôt manquer de…
Jeanne avait fait un inventaire méticuleux dans la matinée
des choses dont Gaston avait besoin au quotidien à la ferme :
clous, graines, lait en poudre pour les veaux, aliments vitaminés
pour les vaches… Elle passait tout en revue. Il lui fallait attaquer fort, trouver ce qui risquait de manquer cruellement.
— Comment ça ? Je t’ai dit d’en acheter il n’y a pas si longtemps.
— Crois-moi que le temps passe plus vite que tu ne t’en
rends compte. Tu vas en manquer avant le marché de jeudi,
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c’est certain. Enfin tu te débrouilles… C’est ton boulot comme
tu le dis si bien !
Il n’était pas facile de mettre le doute dans l’esprit de Gaston. Mais après des dizaines d’années de vie commune, Jeanne
était passée experte. Elle sautait à un autre sujet. Elle se faisait
très volubile, ne laissant pas à Gaston la moindre possibilité
d’en placer une. Comme ça, il mangeait. Le repas allait vite.
L’affaire était classée. Jusqu’au dessert…
— On est en avance ce midi. Regarde ! Il n’est même pas
une heure. Si tu veux, on fonce en ville chercher ton truc. Et
puis j’en profiterai pour faire deux ou trois courses rapides.
Mais prend le temps de regarder tes informations mon chéri.
De toute façon, les magasins n’ouvrent pas avant deux heures,
l’après-midi.
Si Gaston ne disait rien, c’était gagné. Il regardait le journal
télévisé. Il se changeait. Jeanne ouvrait les portes du garage en
criant :
— Quand tu veux mon amour, je suis prête.
Jeanne ne conduisait pas.
Ça ne l’intéressait nullement. De toute sa vie, elle n’avait daigné mener qu’un seul engin : le tracteur. Elle s’y résignait quand
personne ne pouvait la remplacer. Et encore ! Gaston enclenchait la première. Il embrayait doucement. Il sautait à terre.
Jeanne passait péniblement du siège latéral aux commandes du
vieux Mac Cormick avec effroi. Elle s’agrippait au volant gigantesque, tandis que Gaston chargeait les bottes de foin au début
de l’été ou épandait le fumier à la fourche l’hiver.
Jeanne détestait conduire. Rien qu’à tenir les commandes du
tracteur, elle pouvait être prise de panique. Surtout quand le
terrain était en pente. Le bruit strident du frein moteur la terrorisait. Elle hurlait après Gaston pour qu’il l’aide à éviter le pire.
Et ce couillon se moquait d’elle.
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— Tiens bon le volant. T’es à dix kilomètres heure. Si tu
loupes le virage, sûr que tu vas tous nous tuer.
— Imbécile ! Tu ne vois donc pas que j’ai peur ?
— Peur de quoi ?
Et sautant sur le tracteur, il reprenait en main la machine,
tout secoué de rire.
— Ce n’est pas possible d’avoir épousé une bonne femme
aussi peu dégourdie dès qu’il s’agit d’un volant et de quatre
roues.
Gaston adorait conduire. Il avait mené plusieurs années un
camion, livrant les fermes de toute la région en paille, en engrais, en blé pour un patron. Pendant longtemps, il n’avait eu
qu’une mobylette. Aussi était-il très attaché à sa voiture. Il
l’entretenait avec amour et n’aimait pas la prêter.
Jeanne était fière de Gaston parce qu’il conduisait bien. Il
n’était pas sagouin avec le matériel, qualité qu’elle trouvait rare
chez un homme. Depuis qu’ils habitaient la ville, Gaston conduisait moins souvent. Aussi était-il toujours ravi quand Jeanne
le sollicitait.
Gaston prit le tournant menant au supermarché. Jeanne vérifiait vaguement sa liste de courses pour son repas
d’anniversaire. La journée était belle. Un doux soleil de printemps soulignait la propreté de leur voiture.
Sorti de la courbe, Gaston reconnut un petit vieux qu’il livrait auparavant. C’était alors un fermier robuste, pas bien
grand mais costaud, soulevant des sacs de blé de cent kilos sans
gémir. Cet homme devait être à la retraite depuis une dizaine
d’années.
C’était devenu un petit vieux plus tassé que jamais. Il marchait tout courbé, des pas minuscules, accroché à son vélo. Il le
poussait péniblement. La faible côte l’avait manifestement vaincu. Le vélo semblait lui peser au bout de ses bras courts, le
menaçant de l’entraîner au sol à tout moment.
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Gaston fit un écart pour le dépasser. Même le regard bleu
avait pali. Il fixait la bordure du trottoir comme une ligne à suivre pour ne pas renoncer. Les épaules amaigries s’arrondirent
au bruit du moteur, craignant que sa présence sur la chaussée ne
gêne la circulation. Le corps décharné flottait dans des vêtements de ville impeccables. La tête s’enfonçait sous une
casquette élimée, protégeant un crâne dégarni d’un vent frais.
Un panier d’osier aux formes rondes et aux broderies raffinées
pendait de travers au guidon, maintenu par un tendeur usé jusqu’à la corde. Il était veuf depuis peu.
Gaston eut un violent coup au cœur.
— Regarde ce pauvre malheureux. Il arrive tout juste à tenir
son vélo. Bientôt, il ne pourra plus arquer.
— Et oui, c’est triste. Il ne faudrait pas vieillir.
— Il faudrait surtout savoir s’arrêter.
Ces quelques mots lui échappèrent. Jeanne ne les releva pas.
Gaston et Jeanne aimaient faire l’amour.
Ils s’étonnaient toujours de ces vieux, qui au même âge
qu’eux, n’éprouvaient plus d’attirance physique l’un envers
l’autre. Après tout, ça fonctionnait pareil comme aimait à rappeler Jeanne aux femmes de son entourage qui en avaient fait le
deuil. À ceci près que Gaston était plus long au plaisir à mesure
que les années passaient. Pour rien au monde Jeanne ne s’en
serait plaint.
La peau de Jeanne était souple et douce. Ses seins étaient
beaux, alourdis par trois maternités. Ils conservaient un beau
maintien dont elle tirait une grande fierté. Son ventre avait perdu de sa splendeur tout comme ses cuisses, mais les mollets
étaient parfaits. Son visage accusait peu les années. Ses cheveux
blanchirent très tôt, lui offrant le loisir de devenir blonde avec
un simple shampooing colorant. Née brune avec des cheveux
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raides comme des bambous, elle arborait désormais une coiffure ondulée, aérienne, couleur paille.
Gaston la titillait souvent.
— T’es moche avec cette coiffure. On dirait un lion !
— Justement, c’est beau les lions.
— Un vrai lion, oui ! Mais toi, ça ne te va pas.
— Tais-toi donc, déplumé ! T’es jaloux à cause du désert sur
ton caillou.
Gaston avait un visage vieilli au soleil. Très tôt, ses cheveux
l’avaient peu à peu quitté. Son crâne apparaissait en une large
calvitie. Il s’était d’abord coiffé à la Giscard, rabattant une longue mèche du côté sur le dessus. Mais leur Gamin s’était
tellement moqué de lui. Ce mioche insolent rejetait chaque fois
qu’il pouvait l’atteindre, la belle mèche sur le devant dans un
style punk délabré. Gaston s’était résolu à la couper, faisant
ainsi le deuil de sa tignasse d’antan. Sa calvitie l’avait longtemps
agacé, au même titre que ces fichues poches sous les yeux. Elles
n’avaient cessé de gonfler au fur et à mesure que son sommeil
s’était étiolé.
Mais le principal était intact. Son corps tonique, modelé très
jeune par les travaux de la ferme, ne s’était jamais laissé aller à
l’érosion du temps. Il avait bien pris quelques kilos à la quarantaine ; les avait vite reperdus. Les railleries de Jeanne à ce
propos l’avaient particulièrement aidé : qu’est-ce que tu grossis en ce
moment, tu vas finir par éclater gros dindon, cette panse de cochon gras que
tu te traînes, ta tête toute bouffie mon ami, c’est à peine si on voit encore tes
yeux… T’étais bien plus beau avant.
Il retrouva rapidement la ligne. Il passa le cap de la cinquantaine, la soixantaine, avec un visage marqué mais un corps
robuste. Des trois gamins, aucun n’osait le chahuter. Il avait vite
fait de mettre un terme à toute tentative. Les panses de lapin de
Gaston demeuraient efficaces.
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