SUBWAY Ethan Levitas Ethan Levitas
Transcription
SUBWAY Ethan Levitas Ethan Levitas
Ethan Levitas SUBWAY Depuis 2004, il photographie le métro de New York. D’abord fasciné par la peau de métal des wagons, bosselée, scarifiée, baignée de lumières changeantes, Ethan Levitas voit, derrière cette robe couleur du temps, les passagers dans les carcasses déglinguées. Il porte sur eux un regard songeur. « Ce travail parle aussi de passage et d’échanges, d’affinités et d’antagonismes, de télescopages, d’ondes de choc. Les photos invitent à voir plus loin, comme une fenêtre ouverte sur la société : sa santé, sa richesse, ses priorités, ses débats internes et leurs conséquences. En bref, son identité. » Dans cette photo prise la nuit, exposée à New York, une jeune femme s’est reconnue. Elle a contacté le photographe: «Je suis la fille du train bleu.» Incrédule, il a voulu la voir. C’était bien elle. Elle est originaire d’Albanie. Il ne veut pas dire son nom. ETHAN LEVITAS “ par J o ë l l e O d y Il se passe autour de nous des choses riches de sens, que nous ne voyons pas. Il faut tendre la main pour les attraper ” A ttentif à empêcher la fumée de venir vous chatouiller le bout du nez, il allume une cigarette avec Les cheveux courts en pétard, le visage doux souligné d’une ombre de barbe, il aurait quelque chose d’indécis, d’inachevé, d’éternel étudiant, si le regard noir, perçant, ne venait appuyer son propos. Il parle d’une voix lente, toujours à la recherche du mot juste, porté par un goût malicieux pour le paradoxe. «Le langage m’intéresse beaucoup. J’ai envisagé d’être écrivain mais les mots m’ont semblé trop précis, trop concrets. Et c’est l’inverse qui m’a attiré vers l’image. » Autant dire que le photojournalisme ne l’emballe guère. Pas plus que l’image documentaire. « Photographier, pour moi, ce n’est pas seulement regarder. Il y a beaucoup de travail intellectuel avant, à imaginer la photo. Un jour, on la trouve. Ou bien on négocie avec la réalité. » La réalité, Ethan Levitas l’a très vite voulue extraordinaire. Ce New-Yorkais troisième génération, études de sciences politiques à la prestigieuse université Cornell où il fut aussi star de football (américain, of course) dans l’Ivy League, décide, au moment où s’ouvre devant lui le long fleuve tranquille d’une vie privilégiée, d’aller voir ailleurs. Autre chose. Un programme d’échange avec le Japon le propulse professeur d’anglais dans une école de Nagano, futur site des Jeux olympiques d’hiver 1998. Le jeune homme ne connaît pas un mot de japonais. « Là-bas, personne ne parle anglais. C’était une occasion formidable d’imaginer, de négocier, d’explorer le sens. C’est là que je me suis révélé artiste à moi-même. Avant, tout avait été tellement... normal dans ma vie. Je ne savais pas que j’étais un artiste et d’ailleurs je ne m’en précaution. 20 I polka magazine #3 suis pas rendu compte sur le moment. Mais c’est là que j’ai commencé à me colleter avec le sens, la signification, à travers cette quête qui est l’essence même de l’art. C’est là que j’ai commencé à explorer la flexibilité du sens, ses différents niveaux. C’est là que se sont vraiment éveillées mon imagination, ma curiosité. » Là aussi qu’il achète son premier appareil photo, afin de raconter ce qu’il voit dans l’archipel à ses amis américains. Des débuts modestes où se cachent les germes d’un engagement total. 2008 est son année. A trente-sept ans, Ethan Levitas a les honneurs de la New York Public Library, où sont présentées vingt-deux de ses photos, et trouve un public fervent aux Rencontres d’Arles, où Elisabeth Biondi, la rédactrice en chef photo du «New Yorker», une de ses tribunes, l’a sélectionné pour le Prix de la Découverte, avec son œuvre-phare « Untitled/This Is Just to Say », sur le métro new-yorkais. Il y a tout juste quinze ans, il rentrait en Amérique apprendre le métier. Jusqu’en 1998, il allait être assistant auprès de « photographes commerciaux ». « C’était troublant. J’aimais la photo en tant qu’artisanat, un travail manuel, mais pas le type de photos qu’il y avait autour de moi. Et puis, avant même d’avoir fini mon apprentissage, j’ai entrevu ma voie.» Pendant un voyage à travers les Etats-Unis, Ethan Levitas bricole un studio portatif pour tirer le portrait de personnes de différents groupes ethniques ou sociaux, croisées à différentes étapes de son parcours. Voilà qu’il tient à la fois son idée directrice et sa matière première. Il s’agit de rencontres. Entre ces personnages et lui, d’abord, puis entre eux deux à deux, enfin avec le spectateur. «Ainsi sont nés les thèmes primordiaux que j’allais développer dans mon travail. L’individualité, ses ressemblances et ses diffé- rences, connectée à un groupe puis à d’autres groupes. » Le photographe, qui parle maintenant couramment japonais, emporte son travail au Japon, un pays où le concept d’individualité ne s’exprime pas. Dans le cadre d’un enseignement interactif, les portraits y servent de base à une réflexion sur l’identité. Aujourd’hui encore, ces photos, publiées dans un livre scolaire intitulé « Conversations About Identity » sont utilisées pour les cours d’anglais. Une fois qu’Ethan Levitas a bouclé cette histoire, une fois qu’il l’a prolongée par des portraits d’élèves japonais, il lui faut se sortir le Japon de la tête. Et pourtant non. Nous sommes en 2004. Le Japon va encore l’inspirer. A contrario. D e son arrivée à New York lors de son premier retour, il y a plus de dix ans, le transfuge de l’Amérique a gardé un drôle de souvenir. « J’avais été absent un an. J’ai at- terri à l’aéroport JFK et, au lieu de m’engouffrer dans un taxi, j’ai voulu prendre le temps, donner à ce retour au bercail de l’ampleur, de la lenteur : je suis rentré en métro, ce qu’on ne fait jamais parce que c’est compliqué et, justement, très lent. Lorsque je suis arrivé sur le quai, j’ai eu un choc. C’était tellement différent du Japon où le réseau est très développé, propre et net ! Là, je suis monté dans un train sale, rouillé, menaçant, bruyant. C’était en 1993. On pensait toujours, même au Japon, que la riche Amérique était le plus grand pays du monde et New York la première ville du monde. Or j’avais sous les yeux l’image d’un pays sous-développé, le déclin d’un empire. Des trains où se retrouvent des gens très divers, obligés, un moment, de vivre ETHAN LEVITAS LE BAISER Pour eux le métro n’est plus une carcasse rouillée. Les amoureux sont seuls au monde, dans le cocon doré d’un baiser. Ethan Levitas a photographié les passagers, derrière le cadre des fenêtres, comme des personnages emportés par le souffle puissant de la destinée. ETHAN LEVITAS MALICE L’aspect des wagons parle de la vie quotidienne à New York, et, au-delà, de la société et de l’Amérique elle-même. Des signes viennent ouvrir d’autres horizons. Parmi les tags, ce surprenant «Malice» (méchanceté, malveillance) mot raffiné et terrifiant, bien loin du vocabulaire du graffeur de base. ensemble, d’être enfermés ensemble, d’aller ensemble dans la même direction... » C’est le métro aérien qui l’intéresse, les lignes du Queens et de Brooklyn surtout, au fil des heures, des saisons, des lumières changeantes. En quatre ans, Ethan Levitas va faire – il ne dit jamais « prendre » – des milliers de photos. Pourtant, depuis le 11 septembre 2001, à New York, les photographes qui travaillent dehors sont surveillés, pourchassés même, au nom de la protection de la société. Il s’agit donc de ne pas se faire voir, d’éviter la police. A l’air libre, toujours, dans des squares, des cours d’immeuble, juché sur un petit toit, une échelle d’incendie, il est là à pêcher des images, à saisir au vol des wagons en mouvement. « Selon les endroits, le métro roule très vite et je ne vois pas ce qui vient. Ou bien il roule moins vite, et alors je peux composer. Mais le premier élément, c’est le hasard. Il n’y a aucune mise en scène. Je ne paie pas des gens pour qu’ils montent dans un wagon, regardent par la fenêtre, me montrent du doigt, s’embrassent... Il y a dans ce travail beaucoup d’inattendu. Et certaines images reprennent une des idées de base de la photo : il se passe autour de nous des choses que nous ne voyons pas ; si nous arrivons à les capter, elles sont riches de sens. Comme Cartier-Bresson, il faut tendre la main pour les attraper. » Au « portrait » des rames s’ajoute celui des passagers, seuls mais ensemble. Autre mise en abyme de la société que peint le photographe, lui-même écho de son propre sujet. Il s’attache aux symboles, aux signes, certain que ses images sèment dans l’esprit de celui qui les regarde de nombreuses « graines de pensée » et refuse de se laisser entraîner sur le terrain de la prouesse technique ou de l’anecdote. « Mon travail n’est pas fini au moment où le film est exposé, indique-t-il pourtant. Il ne l’est que sur le tirage. La qualité du tirage est très importante, elle permet de révéler une réalité, de faire ressortir des détails. » Pessimiste, cet homme qui montre d’autres hommes enfermés dans des boîtes cabossées, en route vers une destination – un destin – qu’on ne peut pas changer ? « Je ne suis pas fataliste. Et dans l’âme des pessimistes il n’y a pas de romantisme. Or je suis un romantique, mais sensible à la noirceur, au mal. Ces éléments-là, ce n’est pas moi qui les ai placés dans ces photos, ils y sont. Ils leur donnent un propos très puissant, et, pour certaines, sombre et lourd. J’en suis conscient. » Saynète incongrue, évocation surréaliste, rêve en bleu, vision fugace d’un cauchemar, le train qu’on imagine est aussi important que celui qu’on voit. S’il se refuse à expliquer ses images, Ethan Levitas presse chaque spectateur d’établir sa propre relation avec chaque photo. Il cite la fameuse phrase de Richard Avedon, – « Toutes les photos sont exactes ; aucune d’elles n’est la vérité» – pour affirmer l’inverse: «Aucune de mes photos n’est exacte ; elles sont toutes vraies. Pas vraies pour tout le monde mais pour moi. Il ne s’agit pas d’authenticité vis-à-vis d’une réalité objective mais de ma propre expérience, de moi. A chacun de se l’approprier. De laisser l’image lui parler. » Voir p. 52 à 57 une sélection du travail d’Ethan Levitas sur le Japon : « Geisha, femme de porcelaine » et « L’école du “je” ». • novembre 2008 - janvier 2009 I 21