INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU
Transcription
INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU
UNIVERSITÉ LYON 2 Institut d'Etudes Politiques de Lyon INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL Mélody ENGUIX Séminaire « L' Asie orientale aujourd'hui » Sous la direction d’Eric Seizelet Mémoire soutenu le 30/08/2007 Jury : Eric Seizelet et Yveline Lecler Table des matières I- Le contexte particulier de l’immigration au Japon . . 1- Les étrangers au Japon . . A- Histoire de l’immigration au Japon . . B- Panorama des étrangers au Japon aujourd’hui : quelques statistiques . . 2- Qu’est-ce que l’intégration au Japon ? . . A- Le mythe de l’homogénéité japonaise . . B- Les éléments formateurs de l’identité japonaise . . C- Les différents concepts de la sociologie de l’intégration et comment ils peuvent s’appliquer au Japon . . II- Immigration et travail dans la société japonaise . . 1- La place du travail dans la société japonaise . . 2- Travail et intégration, travail et socialisation . . 3- Légitimation de la présence des immigrés par le travail dans le débat public . . A- Les avantages de l’immigration soulignés dans le débat public : un apport de main-d’œuvre . . B- Les coûts sociaux tels que considérés dans le débat public . . C- Les éléments qui complexifient le débat . . 4- Les limites du travail comme outil de légitimation des étrangers . . III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie . . 1- Les travailleurs illégaux . . A- Des conditions de travail difficiles . . B- Rapports des travailleurs étrangers avec les travailleurs japonais . . C- Effets des conditions de travail sur l’intégration des illégaux . . 2- Les Nikkeijin, descendants d’immigrés japonais en Amérique du Sud . . 3- Le cas des Zainichi : mobilité sociale et place du travail dans la construction de l’identité .. A- Les caractéristiques de l’emploi des étrangers résidents . . B- Le poids du travail dans la construction de l’identité des Zainichi . . Bibliographie . . Sur l’immigration au Japon . . Sur des questions plus générales à propos du Japon . . Sur l’immigration en général . . Sur le travail . . Résumé . . Mots-clés . . 4 4 4 6 11 11 13 14 21 21 24 26 27 31 32 33 39 40 40 41 43 44 46 46 55 63 63 63 63 64 65 65 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL I- Le contexte particulier de l’immigration au Japon Afin d’envisager le rôle que joue au Japon le travail dans le processus d’intégration des étrangers, il est d’abord nécessaire de dresser le tableau de l’immigration dans ce pays. Nous gardons ainsi à l’esprit la mise en garde d’Andrea Rea et de Maryse Tripier qui insistent, dans leur Sociologie de l’immigration, sur lanécessité de ne pas perdre de vue les particularités de chaque situation d’immigration lorsque le sociologue s’y intéresse. Dans le cas du Japon, l’étude de l’histoire de l’immigration et de la population étrangère actuelle qui en est issue devrait nous permettre de mettre à jour les particularités du contexte japonais, mais aussi des éléments de comparaison qui justifient d’utiliser des grilles d’analyse et des concepts construits pour d’autres cas et éventuellement de proposer une forme de lecture comparative. Autre élément qui tend à particulariser le contexte japonais, la vision qu’a la société japonaise d’elle-même et plus précisément, le mythe de l’homogénéité japonaise et la lecture de l’immigration par la société japonaise à la lumière de ce mythe. Nous nous efforcerons de comprendre ce que peut signifier intégration dans un tel contexte. 1- Les étrangers au Japon A- Histoire de l’immigration au Japon Si le Japon n’est pas réputé pour être une terre d’immigration et s’il faut lui reconnaître, en comparaison à d’autres pays européens ou américains, un passé un peu moins riche en la matière, il ne faut en aucun cas tomber dans le biais inverse qui serait de réduire à rien les différentes vagues de migration qu’a connues l’archipel et dont l’influence a pu être très grande. 1 Kazutoshi Koshiro identifie quatre grandes vagues d’immigration dans l’histoire japonaise. Les deux premières ont eu lieu dans le Japon du VIIIe et du XVIIe siècle et sont à l’origine de nombreux apports techniques et culturels à la civilisation japonaise, qui démentent l’idée d’un Japon culturellement uniforme. Ce sont les deux vagues de migration suivantes qui nous intéressent toutefois au premier chef, puisque les populations immigrées ou leurs descendants font aujourd’hui encore partie de la population étrangère résidant au Japon et restent pour la majeure partie identifiés par cette différence. En particulier, ils possèdent divers statuts juridiques qui les différencient des nationaux, comme nous aurons l’occasion de le détailler par la suite. 1 « Does Japan Need Immigrants ? » par Kazutoshi Koshiro, in Temporary Workers or Future Citizens, Weiner et Hanami (dir), Macmillan Press Ltd, 1998 4 Enguix Mélodie - 2007 I- Le contexte particulier de l’immigration au Japon La troisième vague d’immigration vers l’archipel qu’il identifie serait arrivée dans les années trente et quarante. Il s’agit d’une main-d’œuvre coréenne et chinoise importée pour faire face à des pénuries au sein de la force de travail japonaise. Ces travailleurs, pour partie, ont été amenés de force et leur migration prend place dans un contexte colonial. Le Japon était en effet devenu la grande puissance coloniale de l’Asie, suivant en cela le chemin des grands pays occidentaux, avec dès le début du XXe siècle l’occupation d’une partie de la Chine et l’annexion, en 1910, de la péninsule coréenne, puis dans les années trente et même quarante une politique expansionniste efficace. 2 Pour Yoko Sellek , si ces immigrés majoritairement coréens n’ont pour la plupart pas été forcés stricto sensu à immigrer, la situation économique difficile dans laquelle l’annexion avait laissé la péninsule coréenne était le facteur majeur de cette immigration et les y avait pour ainsi dire contraints. « C’est dans ce contexte [colonial] qu’un grand nombre de Coréens sont apparus comme travailleurs étrangers à la suite de l’annexion de la Corée. Ils avaient été amenés pour former une force de travail supplémentaire au Japon. Entre 1910 et 1939, la plupart des travailleurs coréens ont été au Japon comme travailleurs volontaires, bien qu’ils aient été contraints de venir du fait de difficultés financières suite à l’annexion de la Corée par le Japon. En particulier, les politiques économiques du Japon ont eu pour conséquence l’appauvrissement d’un nombre croissant de fermiers coréens et ont créé un environnement dans lequel un exode rural massif était inévitable. Entre 1939 et 1945, ces fermiers ainsi que d’autres travailleurs coréens se sont retrouvés avec 3 peu d’autres options que d’aller travailler au Japon. » La part des travailleurs coréens forcés à immigrer et le degré de contrainte qu’ils ont subi restent dans une certaine mesure débattus. On en retiendra que les conditions d’arrivée de cette génération d’immigrés étaient susceptibles de générer des tensions entre la population immigrée en question et la société d’accueil, tensions renforcées par d’autres question sensibles liées à l’occupation de la péninsule coréenne, notamment la question de la prostitution forcée de femmes des pays occupés auprès de soldats japonais pendant la guerre, entre autres crimes de guerre dont le Japon s’est vu accusé. D’après Yoko Sellek, on dénombrerait quelque deux millions de travailleurs ainsi arrivés au terme de la guerre. D’abord traités comme des Japonais en vertu de l’annexion de la Corée, ils furent déchus de leur nationalité japonaise en 1952, lorsque, après la période d’occupation américaine qui suivit la défaite japonaise, le Japon reprit son indépendance. Tous ne sont pas restés au Japon. Au contraire, comme le précise Sellek, on estime que près de 1,4 million d’entre eux ont été rapatriés en Corée. Mais les difficultés qu’ils connurent lors de leur réinstallation en Corée incitèrent certains à repartir pour le Japon avec leurs familles, parfois clandestinement. Une petite immigration en provenance de Corée a continué après 1965, bien qu’à un rythme bien moindre. Toutefois, l’immigration est restée faible dans les années soixante et la croissance japonaise s’est faite sans l’apport 2 3 Sellek Yoko, Migrant Labour In Japan, Palgrave Macmillan, 2001, p 18 Toutes les citations d’ouvrage en anglais sont traduites par nos soins. En conséquence, les traductions de termes anglais très spécifiques peuvent parfois n’être que des approximations qui en altèrent quelque peu le sens originel. Certains termes qui sont des traductions doubles, quand l’auteur anglophone avait lui-même traduit une expression japonaise, sont à prendre avec plus de circonspection encore. Enguix Mélodie - 2007 5 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL de travailleurs étrangers, à la différence, comme le souligne Sellek, de bien des pays occidentaux, faisant du pays l’exception confirmant la règle. Cette situation a pris fin progressivement dans les années quatre-vingts, le tournant décisif des années 1987-1991faisant du Japon l’un des principaux pays d’accueil de la main-d’œuvre étrangère. Il s’agit de la quatrième vague d’immigration identifiée par Koshiro, avant tout composée de travailleurs non qualifiés illégaux. Il explique que celle-ci répondait à l’épuisement de la ressource saisonnière de main-d’œuvre que constituaient jusque là les paysans du Nord du Japon, laissés inactifs l’hiver par le mauvais temps et employés dans les secteurs de la construction ou des routes. Sellek précise toutefois que cette vague se subdivise. Dans un premier temps, de la fin des années soixante-dix à l’année 1986 environ, l’immigration est d’abord féminine, en 4 provenance d’Asie de l’Est et du Sud-est (Corée du Sud, Taiwan, Thaïlande, Philippines) . Une immigration à dominante masculine et non qualifiée prend la suite, après 1986. La forte hausse de l’immigration de 1987-1991, période de forte expansion économique pour le Japon, associée à une pénurie de main-d’œuvre dans différents secteurs et à une appréciation du yen qui alimentait l’offre d’immigration des pays en développement de l’Asie, a fait naître un débat sur la nécessité de modifier la politique migratoire alors très restrictive pour les travailleurs non qualifiés en vue de faire face à la pénurie de main-d’œuvre qui se profilait à l’horizon du siècle suivant. La grande réforme de la Loi sur l’immigration en 1990 (la er loi est votée par la Diète en 1989, mais entre en vigueur le 1 juin 1990) avait, précise Yoko Sellek, trois objectifs : « 1) la réorganisation des statuts de résidence pour les étrangers, 2) la clarification des critères de contrôle à l’arrivée et des procédures d’accueil, 3) le 5 renforcement de mesures contre les travailleurs illégaux » . Elle permit entre autres choses d’institutionnaliser une immigration pour les descendants de Japonais émigrés en Amérique du Sud (avant tout au Brésil et au Pérou), appelés Nikkeijin, leur permettant d’immigrer sans qualifications, ce qui est légalement impossible pour les autres catégories d’étrangers (seuls les travailleurs d’un nombre restreint de professions peuvent entrer légalement au Japon, il s’agit pour la plupart de professions requerrant des compétences spécifiques, même si il faut y ajouter des domaines où la demande est forte sans que les qualifications soient d’un niveau très élevé, le milieu du spectacle constitue un bon exemple). Les Nikkeijin sont dès lors venus compenser une partie du déficit de main-d’œuvre dans certains secteurs. L’éclatement de la bulle qui, en 1991, fit entrer le Japon en récession, atténuant de ce fait les risques de fortes pénuries n’a eu que peu d’effets sur l’immigration qui a légèrement diminué. Toutefois Sellek précise que des changements sont sensibles avec la mise en œuvre de la loi : outre l’arrivée des Nikkeijin, les nationalités des immigrants se sont diversifiées. Du point de vue du statut des immigrés, la Loi a facilité l’entrée des travailleurs qualifiés, mais le problème des non qualifiés reste entier pour Koshiro. B- Panorama des étrangers au Japon aujourd’hui : quelques statistiques Il nous a semblé utile, afin d’avoir un panorama complet des individus qui forment la population étrangère au Japon suite aux différentes vagues d’immigration, de donner quelques statistiques montrant comment ils se répartissent par statut et par nationalité. 4 5 6 Ibid, p 37-39 Ibid, p 60 Enguix Mélodie - 2007 I- Le contexte particulier de l’immigration au Japon A gros traits, on peut dire que quelque 800 000 résidents permanents (régime général 6 ou spécial) sont aujourd’hui les descendants dits « Zainichi » (littéralement « résidents au Japon ») des Coréens et Chinois immigrés avant la guerre. Yasunori Fukuoka estimait qu’en 1996, parmi ceux-ci environ 550 000 étaient des Coréens zainichi. Il va de soi que les Zainichi qui ont choisi la naturalisation ne sont pas comptabilisés dans cette catégorie ; de même que les enfants ayant un parent coréen et un parent japonais et qui ont acquis la nationalité japonaise par ce biais spécifique. Ces deux catégories, bien que n’étant pas constituées d’étrangers stricto sensu, ne sont pas sans intérêt du point de vue de notre questionnement sur le travail. Nous verrons en effet par la suite que bien des traits propres à la situation de travail des Zainichi et à son impact en termes d’intégration dans la société se retrouvent également chez les Zainichi qui ont fait le choix de la naturalisation. Cette naturalisation est loin en pratique de résoudre la question de l’intégration d’un seul geste, même si cela peut leur épargner des difficultés administratives et leur donne la possibilité de taire leur origine au travail. Ainsi que le précise l’intitulé de la grande catégorie à laquelle ils appartiennent, les résidents permanents ne sont pas astreints à exercer une activité particulière, toutefois il existe quelques limites en termes d’accès à l’emploi public, dont nous discuterons ultérieurement. Au contraire, une deuxième grande catégorie d’étrangers est définie par son droit d’exercer une unique profession, profession pour laquelle elle a été acceptée. Ces quelque 180 000 personnes correspondent d’abord aux immigrés les plus récents, immigrés entrés légalement et disposant de qualifications pour la majeure partie d’entre eux. Parmi les étrangers légalement présents, les étudiants et les apprentis qui n’ont officiellement pas le droit de travailler sont près de 200 000. Mais les étudiants peuvent avoir une dérogation pour certains emplois et parler de travail quant à l’activité des apprentis est sans doute proche de la réalité des choses. Haruo Shimada plaide ainsi pour un statut de travailleur explicitement reconnu pour les apprentis, statut qui en reconnaissant leur 7 travail reconnaîtrait les droits qui y sont liés. Enfin, il faut encore ajouter les travailleurs clandestins. Il peut s’agir de personnes autorisées à résider temporairement au Japon, mais sans autorisation de travailler qui sont par conséquent comptabilisées dans la catégorie précédente, qu’elles soient officiellement considérées comme visiteurs temporaires ou étudiants (beaucoup de personnes par exemple arrivent sous le prétexte de prendre des cours de langue et travaillent en parallèle, voire à la place de ces cours). L’autre cas de figure, majoritaire, est celui des personnes qui résident illégalement au Japon. Le Japon étant un archipel, le contrôle des entrants est relativement facile, si bien que ces personnes sont avant tout des individus ayant dépassé la durée autorisée par leur visa. En 2005, ils sont estimés à plus de 200 000 personnes, mais il va sans dire qu’une estimation exacte est impossible quand il s’agit d’immigration illégale. Tableau 1 : Nombre d'étrangers inscrits ou illégaux par statut de résidence, fin 2005 6 Si le terme désigne dans l’absolu l’ensemble des Coréens résidents au Japon, qu’ils soient les descendants de ceux arrivés à la période coloniale ou bien arrivés plus récemment, il est, dans le langage courant, privilégié pour désigner les premiers. C’est à cet usage que nous ferons référence en l’utilisant. 7 Haruo Shimada, Japan’s Guest Workers, University of Tokyo Press 1994, p 39 Enguix Mélodie - 2007 7 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL Statut de résidence Résidents Professeur étrangers Artiste présents Activités religieuses pour raisons Journaliste professionnelles Investisseur ou manager Droit ou comptabilité Domaine médical Moniteur Chercheur Ingénieur Spécialiste des humanités ou des services internationaux Expatrié, à l'intérieur d'une entreprise Monde du spectacle et du divertissement Travail qualifié Sous-total Statuts de Visiteur temporaire résidence ne Etudiant en faculté (College ) permettant pas Etudiant avant la faculté (pre-College) le travail en Stagiaire/apprenti théorie Statuts sans Résident permanent restriction Résident permanent spécial d'activité Epouse ou enfant d'un Japonais Epouse ou enfant de résident permanent Résident de long terme Résidents étrangers illégaux (estimation) Total Nombre 8460 448 4588 280 6743 126 146 2494 9499 29044 55276 11977 36376 15112 180 569 68747 129 568 28147 54107 349 804 451 909 259 656 11066 256 639 207 229 2 218 784 Source : Bureau de l'Immigration du Ministère de la Justice japonais, fin 2005. Données disponibles dans le document du Japan Institute for Labour Policy and Training (JIL), Labour Situation and Analysis : a General Overview of 2006-2007 Les chiffres du tableau 1 correspondent aux différentes catégories évoquées précédemment. Ce tableau montre la distribution selon le métier des étrangers dont le statut de résidence est dépendant de leur profession. Il s’agit avant tout de travail qualifié, reflétant ainsi en partie les contraintes d’une économie mondialisée (ingénieurs, services internationaux et la pénurie de personnes compétentes dans des secteurs comme la médecine et le monde du divertissement qui constitue le deuxième métier d’accueil en nombre Tableau 2 : Etrangers inscrits, par nationalité, en 2004 8 Enguix Mélodie - 2007 I- Le contexte particulier de l’immigration au Japon Total Corée du Nord et Corée du Sud Chine Brésil Philippines Pérou Etats-Unis Autres 1 973 747 607 419 (en %) 31 487 570 286 557 199 394 55 750 48 844 288 213 25 14 10 3 2 15 Source : Immigration Association, Statistics on Aliens in Japan. Données disponibles dans le document du Japan Institute for Labour Policy and Training (JIL), Labour Situation and Analysis : a General Overview of 2006-2007 Le deuxième tableau montre la répartition des étrangers inscrits par nationalité. Les nationalités les plus importantes sont asiatiques, avec la Corée et la Chine qui à elles deux dépassent le million, pour des raisons de proximité géographique bien sûr mais aussi du fait de l’héritage historique qui les lie avec le Japon. L’autre pôle important, on le voit, ce sont les Nikkeijin, les descendants des immigrés japonais en Amérique du Sud : les nationaux brésiliens et péruviens sont environ 340 000. Tableau 3 : Estimation du nombre de personnes ayant dépassé la durée autorisée par leurs visas Total Corée Philippines Chine Thaïlande Malaisie Pérou Taiwan Iran Myanmar Bangladesh Pakistan Autres Juillet 1997 281 157 52 854 42 627 38 957 38 191 10296 12027 9403 10153 5957 5861 4766 50 016 juillet 1998 276 641 59 160 42 646 35 558 35 138 10143 11052 9364 8121 5650 5278 4490 50 941 juillet 1999 268 421 63 818 39 235 36 077 26 546 9763 10263 9429 6524 5304 4625 3931 47 970 janvier 2000 251 697 60 693 36 379 32 896 23 503 9701 9158 9243 5824 4983 4263 3414 46 690 janvier 2001 232 121 56 023 31 666 30 975 19 500 9651 8502 8849 4335 4473 juillet 2001 235 509 56 554 31 600 32 112 19 193 9986 8465 8864 4010 4326 52 832 54 404 Source : Ministère de la Justice japonais. La catégorie « autres » comprend le Pakistan et le Bangladesh à partir de janvier 2003. Données disponibles dans le document de l’OCDE Migration and the Labour Market in Asia, 2003 Le troisième tableau montre la répartition la répartition par nationalité des étrangers présents illégalement sur le territoire. Là encore, logiquement les étrangers en provenance d’Asie sont les plus nombreux mais les origines sont plus diversifiées. Si la Corée et la Chine sont deux pays d’origine importants en nombre, les Philippines essentiellement, mais aussi la Thaïlande et la Malaisie voient partir de nombreux immigrés vers le Japon. On notera qu’il existe des immigrés en résidence illégale en provenance du Pérou en parallèle de la création du statut de Nikkeijin. Tableau 4 : Etrangers acceptés avec le statut d’apprentis en 2000, par nationalité Enguix Mélodie - 2007 9 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL Chine Indonésie Philippine Thaïlande Vietnam Malaisie Inde Corée Sri Lanka Taiwan Sous total Asie Afrique Amérique latine Europe Amérique du Nord Océanie Total En 2000 27 839 6 231 3 727 2 974 2 757 1 285 649 592 479 335 46 868 1 573 1 399 854 622 374 51690 % 51,5 11,5 6,9 5,5 5,1 2,4 1,2 1,1 0,9 0,6 86,7 2,9 2,6 1,6 1,2 0,7 95,7 Source : Ministère de la Justice japonais. Données disponibles dans le document de l’OCDE Migration and the Labour Market in Asia, 2003 Les apprentis, enfin, viennent presque exclusivement d’Asie, avec 91% de cette population, et la Chine compte à elle seule, en tête, plus de la moitié de ces stagiaires. Pour conclure, on dira qu’il ne faut manquer, dans ce rapide panorama, de remarquer que le nombre et l’importance des étrangers dans la population japonaise restent relatifs. Le Japanese Working Life Profile de2006-2007 propose ainsi la comparaison du Japon avec quelques autres pays d’un niveau de développement similaire : en 2002, le Japon affichait 180 000 travailleurs étrangers sur son territoire selon une définition qui donnait elle au Royaume-Uni, à l’Allemagne et aux Etats-Unis respectivement 1 300 000, 3 600 000 et 1600 000 travailleurs. John Lie, dans un article intitulé « The “Problem” of Foreign Workers in Japan” souligne en effet l’existence d’un paradoxe entre l’importance du débat sur les travailleurs étrangers et leur faible nombre. « Assez souvent, les travailleurs immigrés deviennent un problème pour la politique nationale suite à un conflit entre ethnie pour des ressources. Ces conditions, cependant, n’existent pas au Japon. Le nombre d’étrangers est très faible comparé à celui de la plupart des Etats nations riches. […] De plus, les emplois bien rémunérés, de qualité (élite) dans la haute administration ou les grandes entreprises restent réservés aux diplômés japonais. En effet, même les résidents de longue date, comme la communauté coréenne, se sont vus interdire ces postes, réservés aux citoyens japonais (avec une citoyenneté fondée sur le « sang »). Alors que l’économie japonaise était en très bonne santé dans les années 1980, de nombreuses petites entreprises de l’industrie manufacturière ont connu une pénurie de main-d’œuvre aigue, comme l’industrie du sexe et bien des emplois faiblement rémunérés. Le faible nombre de nouveaux travailleurs 10 Enguix Mélodie - 2007 I- Le contexte particulier de l’immigration au Japon étrangers et l’absence de concurrence économique suggèrent que le problème 8 des travailleurs étrangers n’était pas simplement de nature économique. » Ce constat nous invite à examiner de plus près ce que représentent les étrangers dans la société japonaise pour tenter d’évaluer ce que cela implique pour le quotidien des travailleurs étrangers et, sur un plan plus conceptuel, ce que peut signifier l’intégration au Japon dans ce contexte. 2- Qu’est-ce que l’intégration au Japon ? La perception qu’a la société japonaise d’elle-même comporte bien entendu des particularités qui forgent la façon dont elle accueille les étrangers, dont elle perçoit leur altérité et dont ils vont se percevoir en retour par rapport à sa société d’accueil. Certaines de ces particularités contrastent suffisamment avec celles de la société française, ou même d’autres sociétés occidentales que nous connaissons un peu mieux, pour que nous nous y attardions. Un premier trait prégnant est la vision d’une nation homogène racialement et culturellement, relativement préservée des échanges avec l’extérieur. En conséquence, l’apport extérieur tend à être considéré comme une menace potentielle pour la stabilité de la nation. Les travailleurs étrangers relèvent pleinement de cette figure de l’élément extérieur qui viendrait possiblement perturber un tout par ailleurs stable et harmonieux. Nous nous intéresserons enfin aux éléments considérés comme formateurs de l’identité japonaise et leur importance relative. C’est à l’aune de cette esquisse de la société nippone que nous tenterons de revenir sur les concepts de la sociologie utiles pour notre propos. Ils ont souvent été conçus dans d’autres contextes nationaux, nous chercherons à voir ce qu’ils peuvent apporter à la lecture du cas japonais, en un mot, nous tenterons de dire ce que peut être l’intégration au Japon. A- Le mythe de l’homogénéité japonaise De nombreux auteurs qui veulent caractériser le contexte dans lequel arrivent les étrangers au Japon s’attardent sur ce qu’il est convenu d’appeler le « mythe » de l’homogénéité japonaise. Dans la description qu’ils en font, ils soulignent combien ce mythe est largement partagé dans la société japonaise. Yasunori Fukuoka précise par exemple : « Bien que l’homogénéité de la société japonaise ne soit rien de plus qu’un mythe, elle reste un mythe puissant avec une influence durable sur la formation de l’identité des Japonais. Des revendications allant dans ce sens sont fondées sur l’affirmation que la société japonaise n’est faite que d’un seul groupe ethnique « les Japonais ». Le concept est généralement tenu pour acquis, mais j’aimerais souligner qu’il n’est pas aussi peu problématique que les gens 9 l’imaginent. » 8 John Lie, in Joe Moore (dir), The Other Japan Conflicts- Compromise and Resistance since 1945, BULLETIN of Concerned Asian scholars, 1997 9 Lives of Young Koreans in Japan, Yasunori Fukuoka, Trans Pacific Press, 2002, p xxviii Enguix Mélodie - 2007 11 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL Pour démontrer en quoi il s’agit bien d’un mythe qui ne saurait décrire la réalité de la société japonaise, qui, comme toutes les sociétés, possède en son sein une forme de diversité, la plupart des auteurs convoquent les différents groupes présents dans la société japonaise qui ne correspondent pas à l’idée que la société japonaise se fait de ce qui est japonais et qui ne sont pas exclus de cette société, bien que vivant souvent à sa marge. Le premier exemple de ces groupes est celui des Aïnous. Ils sont les descendants originels de l’archipel japonais, qui vivent aujourd’hui au Nord du Japon, sur l’île d’Hokkaido et sur la pointe Nord de Honshu (ainsi que sur des îles russes, plus au Nord). Progressivement repoussés vers leurs régions de vie actuelles par des vagues de peuplement issues d’ethnies en provenance de la péninsule coréenne, ils restent aujourd’hui un groupe relativement homogène ethniquement. Par leur présence, ils témoignent de l’histoire du peuplement de l’archipel et du brassage ethnique dont sont issus les Japonais. Le second exemple auquel il est souvent fait référence est celui des burakumin, autre minorité d’importance au Japon, descendants des groupes sociaux rejetés aux marges de la société à l’époque féodale parce qu’ils exerçaient des métiers considérés impurs, car liés au sang (bouchers, fossoyeurs, tanneurs, etc.). Aujourd’hui encore, la persistance de discrimination continue d’isoler cette minorité du reste de la société. Cette vision de la société japonaise joue grandement sur l’accueil des étrangers, dont de nombreux observateurs se rejoignent pour dire qu’il est empreint d’intolérance. John Lie y voit une idéologie « raciale et nationaliste », qui fait de la présence d’étrangers « une menace symbolique pour la société japonaise considérée comme 10 homogène » Fukuoka souligne que « la persistance du mythe de l’homogénéité japonaise en dépit de la réalité des faits ne dit qu’une chose : il existe un niveau excessivement bas de tolérance de la part de la majorité à l’égard d’éléments qui diffèrent d’elle. » 11 Kathianne Hingwan, elle, fait le lien entre déni des droits de l'homme pour les étrangers ainsi que les préjugés qu’ils subissent et le mythe de l’unicité japonaise. Elle précise que malgré le besoin d’étrangers du fait de pénuries de main-d’œuvre dans les secteurs difficiles, « les arguments pour refuser l’entrée des étrangers se centrent sur le besoin de protéger la supposée homogénéité unique “raciale” et culturelle. D’où l’idée que la nation est “naturellement”mal équipée pour accepter la présence d’étrangers qui est un voile derrière lequel se cache les préjugés. » 12 Elle rappelle les racines du discours de l’identité et de la construction de l’altérité japonais, puisées notamment dans les Nihonjinron. Cettetradition intellectuelle est formée de textes cherchant à identifier certains traits caractéristiques japonais, dont elle dit que leur qualité est très variable, « du sérieux au honteux ».Le « concept fictif de “sang japonais” » est selon elle également important à ce titre et « a généré une image d’un “Nous japonais”, qui est un marqueur de frontière efficace. » Elle évoque l’exemple de Kosaku Yoshino (Cultural Nationalism in Contemporary Japan, Routledge, 1992). Il soutient que c’est la « maîtrise de la culture exclusivement liée à 10 11 12 John Lie, op. cit., p 294 Fukuoka Y., op. cit., p xxxvi Kathianne Hingwan, “Identity, Otherness and Migrant Labour In Japan”, in Case Studies on Human Rights in Japan, sous la direction de Roger Goodman et Ian Neary, Japan Library, 1996, p 51 12 Enguix Mélodie - 2007 I- Le contexte particulier de l’immigration au Japon une appartenance raciale qui est la source de l’unicité japonaise. » Il donne l’exemple de la langue : des non Japonais pourraient en maîtriser les règles formelles, mais pas les modes 13 de communication, plus subtiles, derrière le langage. Dans cette lecture de la société japonaise, un lien est donc fait entre la culture et l’ethnicité. On peut considérer que trois éléments forment l’identité, la culture et l’ethnicité (au sens de l’héritage de liens par le sang), nous allons les étudier dans le détail, mais il est d’ores et déjà intéressant de noter les liens que ces entités qui peuvent nous sembler distinctes peuvent entretenir dans l’imaginaire japonais. B- Les éléments formateurs de l’identité japonaise La distinction de trois éléments formateurs de l’identité japonaise est proposée par Yasunori Fukuoka. Il s’agit à la fois de décomposer l’identité ethnique pour mieux la comprendre et de proposer un outil conceptuel permettant de penser différentes formes d’identités, plus ou moins japonaises selon leurs fondements. Fukuoka considère donc que les gens sont généralement définis comme étrangers ou nationaux en fonction de leur nationalité (l’identité juridique, officielle, en quelque sorte) et l’ethnicité. Il subdivise cette dernière en liens de sang (blood lineage) et culture, au sens sociologique du terme. Cela lui permet à gros traits de définir huit degrés de japonité et non japonité, selon qu’ils sont de culture japonaise, de lignée japonaise ou nationalité japonaise ou non, schématisées dans le tableau qui suit. Fukuoka reconnaît le caractère simplificateur de cette typologie, qui ne rend pas compte par exemple de la question des personnes qui ont une culture ou une origine ethnique mixtes, personnes qui revêtent une importance capitale quand on veut rendre compte de l’existence de diversité au sein de la société japonaise. Cela a toutefois le mérite de souligner l’existence d’une gradation ethnique au sein de cette société et non d’une frontière étanche et nette entre ce qui est japonais et ce qui ne l’est pas. « D’abord, il est clair que le concept de “Japonais” et de “non Japonais”ne sont absolument pas une dichotomie simple séparée par une frontière distincte. Il ya toute un spectre d’identités intermédiaires entre les deux pôles conceptuels 13 Ibid, p 55 Enguix Mélodie - 2007 13 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL de “pur Japonais” et de “pur étranger”. Le style typologique adopté ci-dessus n’est bien sûr rien de plus qu’un outil conceptuel grossier : en réalité, des degrés variés de mixité ethnique et d’internalisation des cultures japonaise et étrangères génèrent un continuum sans limites marquées d’identités ethniques 14 qui contrastent subtilement. » Nous verrons par la suite que ces trois éléments de l’identité permettent de comprendre comment une forme d’assimilation culturelle même complète de permet pas nécessairement une intégration parfaite, dans la mesure où peuvent persister des différences au niveau de la nationalité, donc de l’étiquette qui est officiellement apposée sur l’individu, mais aussi bien sûr, alors que les différences d’origine ethnique restent. Or justement, cette remarque valable pour toute société d’accueil revêt une importance particulière au Japon. En effet, ce que relève Fukuoka, c’est que les trois éléments formateurs de l’identité ne sont pas d’importance égale aux yeux des Japonais et l’origine ethnique jouerait un rôle plus grand que les autres. « Deuxième élément qui ressort du cadre théorique dessiné plus haut [sa typologie] est que les trois éléments de lignage, de culture et de nationalité n’ont pas le même poids dans la formation des perceptions de la japonité et de la non 15 japonité. Clairement, le lignage est l’élément dominant » Il prend pour preuve la perception très différente de groupes sociaux qui dans le tableau, disposent du même nombre de plus et de moins, c'est-à-dire qui disposent d’autant d’éléments japonais et non japonais. Ce que confirme en somme l’exemple des Nikkeijin, pour lesquels l’interdiction d’une immigration non qualifiée a été levée. La logique de cette autorisation est bien de privilégier une immigration supposée indolore par le biais de personnes dont l’origine ethnique est japonaise. Si on pourrait s’attendre également à une certaine proximité culturelle, on imagine toutefois aisément que les petits-enfants des émigrés japonais qui ont grandi en Amérique du Sud comme leurs parents en ont assimilés quelques traits culturels. Nous avons désormais une idée un peu plus précise du contexte d’accueil des étrangers au Japon. Nous allons donc tenter de rendre compte à grands traits des outils conceptuels dont dispose la sociologie et de la façon dont ils peuvent être éclairants dans le contexte particulier du Japon. C- Les différents concepts de la sociologie de l’intégration et comment ils peuvent s’appliquer au Japon Pour faire le point sur ces concepts, je me suis référée à un dictionnaire de sciences sociales et, lorsqu’il était utile de compléter, à quelques manuels de sociologie sur les thématiques de l’immigration ou de l’intégration. Il convient de noter avant toute chose que pour la plupart, ces termes ont un usage dans le langage courant ou dans le discours politique, mais aussi parfois dans leur utilisation par la communauté scientifique qui leur confèrent une certaine polysémie susceptible de compliquer leur usage. Nous tenterons d’éclairer les différents sens dans la mesure où ils permettent de comprendre l’usage qui en est fait dans différents 14 Fukuoka Y., op. cit., p xxxv 15 Ibid, p xxxvi 14 Enguix Mélodie - 2007 I- Le contexte particulier de l’immigration au Japon ouvrages auxquels nous devons nous référer tout en restreignant leur signification pour nous à un seul sens, afin de clarifier le propos. a- Intégration et assimilation Pour commencer, un concept central pour notre propos, celui d’intégration. Le dictionnaire de Sciences sociales dirigé par Claude Echaudemaison définit l’intégration sociale comme suit : « État ou processus d’insertion d’individus ou de groupes dans un même 16 ensemble (collectivités, société) acquérant ainsi un minimum de cohésion [...]. » Elle précise : « Le processus est à double face : les individus ou groupes concernés adoptent à des degrés divers les règles, us et coutumes de la collectivité (processus d’acculturation). Parallèlement, la collectivité, dans sa majorité, les accepte plus ou moins comme membres à part entière. [...] A noter que l’acceptation n’est pas forcément fonction du degré d’assimilation : il peut y avoir rejet de l’autre imaginairement perçu comme « asocial », dangereux, bizarre… indépendamment 17 de ses caractéristiques [...]. » Il faut donc retenir que l’intégration n’implique pas seulement les étrangers mais aussi la société d’accueil, par deux biais principaux : d’une part, elle participe d’une part en acceptant progressivement les étrangers en son sein comme partie d’elle-même et d’autre part, elle est susceptible de se modifier pour faciliter cette accueil. Le concept d’acculturation, nous le verrons, contribue à permettre de penser ce mouvement d’adaptation. Comment définir cette assimilation dont se distingue l’intégration ? Elle serait un : « Processus par lequel des populations d’origine étrangère en viennent progressivement à partager les comportements et, plus généralement, les traits culturels de la société d’accueil. En ce sens, l’assimilation peut être considérée 18 comme l’aboutissement du processus d’acculturation. » Si le terme a un temps été mis à l’écart du fait de ses connotations colonialistes (il a été utilisé par la France pour définir sa politique culturelle à l’égard des populations autochtones à certaines périodes de son histoire coloniale), il reste utile dans la mesure où il insiste sur la dimension culturelle de l’intégration (au sens sociologique de culture, bien entendu). L’assimilation évoque aussi davantage une adaptation des étrangers à la société sans que celle-ci n’en soient modifiée (ce qui est dans une certaine mesure l’antithèse du multiculturalisme), du fait de l’exigence de cette société, voire par le biais de politiques d’assimilation. L’article rappelle par ailleurs une donnée qui est susceptible de nous intéresser : l’entreprise d’assimilation peut comporter une certaine violence qui peut amener des réticences de la part des individus concernés, ce qui explique pour les auteurs l’existence de phénomènes « ethnicistes » ou contre-acculturatistes (de tels phénomènes ont par exemple bien été étudié chez les Chicanos aux Etats-Unis, avec une forme de résurgence de la 16 Claude Echaudemaison (dir.), Dictionnaire d’Economie et de sciences sociales, Nathan, 2006, p 265 17 Ibid, p266 18 Ibid, p 30 Enguix Mélodie - 2007 15 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL culture ethnique, à ceci près qu’il s’agit d’une culture qui a ses particularités par rapport à la culture du pays d’origine). Pour notre part, nous utiliserons le concept d’assimilation davantage dans le sens de rapprochement culturel et social, aboutissement de l’acculturation, plus que comme projet politique. Pour ce qui est du projet politique, dans le cas japonais, Fukuoka tente de situer l’histoire de l’immigration japonaise dans la typologie de S.M. Yinger et G. E. Simpson pour comprendre les différentes réactions possibles d’un groupe dominant (dans le cas qui nous occupe la société japonaise) sur une minorité (pour Fukuoka, la minorité coréenne). Première option,l’assimilation qui exige de la minorité l’abandon de sa culture distinctive. On s’occupe de la minorité en l’absorbant. Deuxième possibilité, le pluralisme, à savoir une politique qui autorise la minorité à conserver une culture et une identité distinctes. Si elle est bien mise en œuvre, « une coexistence équitable fondée sur le respect des différences est possible ». Autre possibilité, la protection légale des minorités. Pour Fukuoka, cette variante du pluralisme peut être mise en œuvre quand l’égalité des droits des minorités rencontre une forte opposition. Le transfert de population est une option qui peut sembler plus radicale. Il peut s’agir d’un renvoi au pays ou d’un confinement dans des réserves. Le maintien de l’assujettissement (continued subjugation) est défini par le « maintien d’un statut inférieur par l’oppression et l’exploitation ». L’extermination, dernière réaction possible, est également la plus violente. D’après Fukuoka, les réformes des droits des minorités ont été faites par le gouvernement à reculons, sous la pression des mouvements de Zainichi et de la République de Corée. Il en conclut que la politique du gouvernement japonais à l’égard des Coréens relève de la catégorie de l’assujettissement. En d’autres termes, les Coréens conserveraient 19 un statut d’altérité et d’infériorité. b- Acculturation Nous avons évoqué la question de l’acculturation. Elle est définie comme suit : « Changements socio-culturels entraînés par le contact prolongé entre des groupes et des sociétés de cultures différentes » ou « Processus par lequel un groupe humain adopte les éléments d’une culture en abandonnant, partiellement 20 ou totalement, ceux de sa propre culture ». Pour les anthropologues américains, R. Redfield, R. Linton et M Herkovits, le processus a trois phases : d’abord le rejet mutuel, puis la sélection de certains traits culturels d’un groupe par l’autre, et enfin la phase finale d’assimilation ou au contraire de contre-acculturation, c'est-à-dire de rapprochement culturel ou au contraire de distinction. La définition que nous garderons sera davantage la première donnée, c'est-à-dire les changements issus d’une rencontre entre deux cultures, sans préjuger du résultat de cette rencontre. 19 20 16 Fukuoka, op.cit., pp 12-20 Echaudemaison, op. cit., p 11 Enguix Mélodie - 2007 I- Le contexte particulier de l’immigration au Japon c- Intégration et assimilation dans le contexte japonais Ces trois concepts d’acculturation, d’assimilation et d’intégration posés, nous voudrions montrer comment ils peuvent s’appliquer au contexte japonais à l’aide de l’analyse qu’en produit Takamichi Kajita. « Au Japon, où on insiste fortement sur le maintien d’une uniformité culturelle et sur les ancêtres [ancestry], on ne peut voir presque aucune différence entre “l’absorption”, “l’incorporation” et “l’intégration”, les concepts clés pour la problème des travailleurs étrangers, sont tous inclus sous le seul terme “d’intégration”. [...] Les étrangers doivent comprendre la langue et la culture japonaises et acquérir la nationalité japonaise s’ils souhaitent être intégrés dans la société japonaise. Cela laisse peu de place pour une identité de type multiple qui leur permettrait d’être naturalisés japonais tout en maintenant leurs propres 21 identité et culture ethniques. Les questions d’intégration se posent, souligne-t-il, différemment selon le type d’étrangers concernés, ce qui l’amène à distinguer trois principales catégories d’étrangers : les Coréens zainichi, les Nikkeijin du Pérou ou du Brésil et enfin les immigrants asiatiques illégaux peu qualifiés. On remarquera que l’on peut voir des liens entre cette typologie et celle de Fukuoka, fondée sur les trois critères de l’identité, dans la mesure où ces trois catégories sont justement différemment équipées des trois caractéristiques identitaires. Il écarte assez rapidement le cas du troisième groupe, soulignant que « l’incorporation [...] est pour l’instant légalement impossible, néanmoins leur nombre est toujours croissant. » 22 Pour nous, cela implique que l’intégration complète est impossible du fait de contraintes légales (et d’ailleurs de l’isolement que ces contraintes entraînent, dans la mesure où ces travailleurs doivent se cacher). On peut toutefois envisager le début d’un processus d’acculturation, avec différents apprentissages culturels, bien que les conditions ne soient pas les plus propices. Ensuite, pour Kajita, les Nikkeijin sont « ethniquement japonais ». Au contraire, les Coréens sont « sociologiquement japonais ». Il reprend l’expression d’un sociologue français, Patrick Veil, qui parle lui-même de « Français sociologique » dans La France et ses étrangers. Il signifie par là que la plupart des Coréens parlent la langue sans problème, généralement bien mieux qu’ils ne maîtrisent le Coréen quand ils le parlent, qu’ils ont incorporés les habitudes et le mode de vie japonais. Dans nos termes, l’acculturation a débouché sur une assimilation assez efficace. Toutefois, il apparaît qu’on ne peut pas parler de pleine intégration. Deux points font obstacle. D’une part, le lourd passé des relations entre le Japon et la Corée laisse une forme de ressentiment chez certains Coréens qui rend difficile une intégration parfaite qui serait perçue comme une « trahison ethnique », d’où le maintien d’une identité ethnique forte. Pour lui, l’identité ethnique des Coréens au Japon n’est donc pas littérale (dans le maintien d’une culture coréenne), mais symbolique. Elle s’illustre par exemple dans des mouvements pour utiliser leurs véritables noms coréens (et non les pseudonymes japonais qu’on leur a donné 23 historiquement) à l’école et dans cet attachement à leur nationalité coréenne. 21 Kajita Takamichi, “Challenge of incorporating foreigners: “ethnic Japanese” and “sociological Japanese””, in Weiner Myron and Hanami Tadashi, Temporary workers or future citizens, Macmillan Press Ltd, 1998 pp 123-126 22 23 Ibid, p 121 Ibib, p 133 Enguix Mélodie - 2007 17 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL D’autre part, les discriminations et les préjugés dont peuvent faire l’objet les Coréens fonctionnent comme une étiquette qui contribue à construire l’identité des Coréens présents au Japon depuis plusieurs décennies comme différente de celles des Japonais avec 24 lesquels ils vivent . La sociologie a beaucoup étudié ce phénomène d’étiquetage (labelling), et ses effets sur la construction de l’identité (voir notamment les travaux de Howard Becker), avec une utilisation particulièrement fructueuse dans l’étude de l’intégration des immigrés. Selon Kajita, des progrès fermes ont été fait en termes d’assimilation (par le développement du japonais comme langue maternelle ou d’un mode de vie japonais) au sens sociologique alors que, parallèlement, se maintient une identité ethnique. « Le progrès de l’assimilation et de l’identité ethnique, existant côte à côte, place les Coréens vivant au Japon dans une situation unique. Alors que leur assimilation sociologique a progressé, les problèmes historiques entre le Japon et la Corée du Nord et la Corée du Sud n’ont pas encore été résolus, et il subsiste encore une discrimination économique et sociale contre eux ». d- Le pluralisme culturel est-il possible au Japon ? Le multiculturalisme nous intéresse, lui, davantage en creux, dans la mesure où on a entraperçu la réticence japonaise à l’égard du maintien d’une identité ethnique différente. Il est défini comme suit : « Coexistence au sein d’une société de groupes différenciés selon l’origine éthique, l’affiliation religieuse, la langue, voire l’attache régionale [signification plus descriptive, avec des degrés divers]. » ou « ensemble des exigences centrées sur la reconnaissance et les droits des minorités,[...] sur la prise en compte de leurs revendications « communautaires 25 [signification plus politique] ». La reconnaissance d’un pluralisme culturel est difficile au Japon. Pourtant, l’idée d’une identité métisse peut fournit un compromis acceptable quand une assimilation complète est difficile. Fukuoka résume : « La société japonaise ne tolèrera pas les identités ambiguës. Face à une personne montrant certaines caractéristiques différant de la moyenne, la société japonaise répondra d’une seule des deux options possibles : soit la personne ambiguë sera forcée d’abandonner ces caractéristiques et de devenir le plus proche possible d’un“pur Japonais”, soit la personne sera simplement classée 26 comme “non Japonaise”. » Fukuoka remarque d’ailleurs que dans le langage, il n’existe pas d’équivalents aux termes témoignant de la possibilité d’une identité double ou métissée, comme « afro-américain ». Que ce soit pour les enfants de parents coréen et japonais ou pour les Coréens naturalisés japonais, il n’existe pas de mot tel que « coréen-japonais ». Au contraire, les termes de zainichi chôsenjin ou zainichi kankokujin sont marqués par l’idée de résidence temporaire du caractère zai. Kajita semble abonder dans ce sens quand il souligne la difficulté de maintenir une identité multiple au Japon. Il pense toutefois que l’idée de multiculturalisme gagne du terrain 24 25 26 18 Ibid, pp123-134 Echaudemaison, op. cit, p 323 Fukuoka, op. cit., p xxxvi Enguix Mélodie - 2007 I- Le contexte particulier de l’immigration au Japon au Japon. Un signe qu’il donne serait la diversité culturelle que différentes villes tendent désormais à mettre en valeur comme argument touristique. e- La socialisation, un concept qui fait le lien entre travail et immigration Enfin, dernier concept susceptible de nous aider, celui de socialisation : « Ensemble des mécanismes par lesquels les individus font l’apprentissage des rapports sociaux entre les hommes et assimilent les normes, les valeurs, et les 27 croyances d’une société ou d’une collectivité ». Le terme ne s’applique pas uniquement aux immigrés mais à l’ensemble des individus d’une société, leur permettant de vivre en relative harmonie avec celle-ci. L’enfance est le moment privilégié de la socialisation, mais on considère que le processus se poursuit par la suite on parle alors de socialisations secondaires, « processus d’apprentissage et d’adaptation des individus tout au long de leur vie ». Le travail en est une instance importante. Et c’est là que nous pouvons faire le lien avec notre sujet. Dans sa Sociologie de l’intégration, Mohand Khellil explique : « La naturalisation des étrangers suppose leur resocialisation. C’est donc bien d’intégration sociale qu’il va falloir 28 parler dans ce cadre national. » Il ajoute à propos de l’existence de socialisations secondaires distinctes de la socialisation pendant l’enfance : « Cette façon de considérer la socialisation à plusieurs degrés ouvre une brèche à travers laquelle il sera possible d’insérer les considérations liées aux populations immigrées. En effet les immigrés ont déjà été socialisés dans leur pays d’origine et on doit parler de resocialisation à leur endroit. La référence aux différentes interactions entre individus va être fondamentale, dans la mesure où le paradigme de l’interaction permet de concevoir la socialisation comme processus adaptatif. Pour l’étranger, il sera donc plus exact de se référer à la 29 socialisation dite “secondaire” » « Au demeurant, la socialisation ne constitue pas un bloc monolithique : elle laisse une large place au débat car, si certaines valeurs sont irréversibles, d’autres, au contraire, changent en fonction des situations vécues. Et c’est ce qui explique l’émergence de ce concept comme l’adaptation, la conformité, parce que l’individu peut parfois voir les choses autrement et être perçu comme un outsider ou un stigmatisé. » Ainsi, le contexte d’accueil des immigrés japonais, dont on a brossé un portrait rapide, est marqué par différentes particularités qui invitent à utiliser en conséquence les concepts que met à notre disposition la sociologie. On retiendra particulièrement le mythe de l’homogénéité raciale et sociale, garante de l’harmonie, qui génère une certaine suspicion face à la différence, ce qui réduit les possibilités de pluralisme culturel et fait davantage pencher vers une assimilation complète, seule alternative à l’exclusion. L’importance des liens de sang pour l’appartenance à la nation japonaise est l’autre caractéristique qui nous importe. Elle constitue un obstacle fort à l’intégration. 27 Echaudemaison, op. cit, p 422 28 29 Mohand Khellil, Sociologie de l’intégration, PUF, 2005, p 4 Ibid, p5 Enguix Mélodie - 2007 19 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL Ce premier aperçu du contexte japonais laisse donc davantage croire à la possibilité d’une assimilation culturelle et sociale, alors qu’une intégration, au sens où l’étranger devient membre à part entière du groupe et non plus extérieur, est peu envisageable. Le contexte apparaît relativement difficile, comment la dimension du travail vient-elle s’y positionner ? 20 Enguix Mélodie - 2007 II- Immigration et travail dans la société japonaise II- Immigration et travail dans la société japonaise 1- La place du travail dans la société japonaise Le rôle du travail comme instance de socialisation et d’intégration est intimement lié à ce qu’il représente dans le système de valeurs de la société considérée. On peut dire que son poids sera d’autant plus grand qu’il sera valorisé. C’est le sens du premier chapitre de Travail et Intégration, de Bruno Flacher où ce dernier expose comment le travail est devenu une valeur centrale dans nos sociétés. « L’avènement de la modernité, qui est aussi celui du capitalisme et du salariat, a profondément modifié les anciennes conceptions du travail, en l’installant au cœur du système de valeur des sociétés contemporaines. Nous serions passés du travail vil au travail valorisé, du travail activité humaine parmi d’autres à la 30 centralité du travail. » C’est bien parce qu’il a acquis ce statut que le travail revêt une telle importance quant à la place des individus dans la société. Nous voudrions donc extrapoler la logique du propos de Flacher : si le travail joue ce rôle d’autant plus essentiel aujourd’hui qu’il a gagné une place centrale dans nos sociétés, place qu’il n’a pas toujours eu, on peut penser que l’importance variable du travail, non plus dans le temps mais dans l’espace cette fois joue sur sa capacité à être un vecteur d’intégration sociale. La question que nous nous posons par conséquent est de savoir qu’elle est cette place au Japon. Dans A Sociology of Work in Japan, Ross Mouer et Hirosuke Kawanishi donnent des éléments de réponse, en s’intéressant à la motivation au travail et à l’éthique de travail des 31 Japonais. On a longtemps souligné que les Japonais travaillaient plus pour tenter de trouver l’explication du miracle économique japonais, qui a longtemps intrigué les observateurs et motivé leurs recherches. Ces analyses se faisaient souvent selon une approche culturaliste, approche qui a subi des critiques dans les années 80, car on lui reprochait d’être mal étayée. Elle cherchait ainsi les traits propres à la société japonaise pour expliquer son succès économique. Pour étudier cette question, le repère pris par Mouer et Kawanishi est le temps de travail (s’il a le mérite d’être facilement mesurable, on imagine que la motivation au travail pourrait apparaître par d’autres biais). 30 Bruno Flacher, Travail et Intégration sociale, Bréal, 2002, 14 31 Ross Mouer et Hirosuke Kawanishi, A Sociology of Work in Japan, Cambridge University Press 2005 Enguix Mélodie - 2007 21 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL Si la mesure par semaine donne des résultats peu concluants, les deux chercheurs estiment que, par an : « En dépit de ces difficultés et d’autres qui se présentent quand il s’agit de faire des comparaisons internationales, des comparaisons un peu grossières avec des chiffres corrigés montre qu’il est vraisemblable que le nombre d’heures annuelles travaillées varient considérablement d’un pays à l’autre et qu’elles ont été considérablement plus longue au Japon que dans tout autre économie d’un 32 niveau de développement comparable jusque récemment. » Japon Etats-Unis Allemagne France En 1988 2152 1898 1938 1657 Japon- enquêtes emploi du temps Japon- chiffres officiels Etats-Unis En 1999-2000 2371 1942 1991 Source : Ross Mouer et Hirosuke Kawanishi, A Sociology of Work in Japan, Cambridge University Press 2005, p 72 et p 74 Cependant, à partir d’une autre source, les enquêtes d’emploi du temps fait par le NHK, ils concluent à une importance encore très grande du travail dans l’emploi du temps des Japonais, d’autant qu’il faut ajouter un temps de trajet généralement très long entre domicile et travail (pour les hommes quarantenaires, 5,9 heures par semaine), ainsi qu’une partie importante du travail faite pendant les week-ends. Age 20-29 30-39 40-49 50-59 60-69 70 et + 1990 Hommes 45.6 54.1 52.3 49.9 33.0 16.4 Femmes 30.3 20.9 29.5 26.6 17.9 7.6 2000 Hommes 47.3 55.9 55.3 51.4 28.8 10.4 Femmes 33.3 22.6 25.4 26.4 12.8 6.6 Source : Ross Mouer et Hirosuke Kawanishi, A Sociology of Work in Japan, Cambridge University Press 2005, p74, à partir des enquêtes de la NHK « Trois conclusions. D’abord, les horaires annuels de travail sont exceptionnellement longs pour les hommes, confirmant qu’il y a sans doute une quantité très importante d’heures supplémentaires non rapportées au Japon dont ne rendent pas compte les chiffres officiels. Ensuite, en dépit d’un taux de participation relativement élevé [le taux de participation rapporte la population active à l’ensemble de la population en âge de travailler], les femmes japonaises sont moins impliquées dans le travail en dehors de la maison que les hommes [...]. Les femmes japonaises s’impliquent beaucoup dans le travail ménager. En ajoutant cela au travail effectué en dehors de la maison, la contribution des femmes aux heures travaillées dans l’économie du foyer pèse lourd. Enfin, malgré un âge nominal de retraite à la soixantaine pour bien des hommes, en 32 22 Ibid, p 72 Enguix Mélodie - 2007 II- Immigration et travail dans la société japonaise 1990, les hommes entre 60 et 69 travaillaient encore en moyenne 33 heures par semaine, puis une moyenne de 16,4 heures passé 70 ans. [...] Les chiffres suggèrent toutefois que le nombre d’heures travaillées continue de décroître et que l’écart entre le Japon et les d’autres économies avancées s’est réduit 33 considérablement pendant les années 1990 » Autre indice, parmi les heures supplémentaires, laissées dans une certaine mesure à la discrétion de l’employé, la part importante d’heures supplémentaires non rémunérées ou sabisu zangyo. « Bien des employés se sentent obligés de fournir à leur entreprise du temps de travail supplémentaire non payé ». 34 Il faut aussi ajouter les heures passées à socialiser avec les clients (tsukai) ou les collègues de travail, bien que les deux chercheurs tendent ici à souligner que les enquêtes d’emploi du temps montrent que leur importance est moindre que ce que les médias ont pu en dire. Les auteurs rappellent, de plus, l’importance de la notion de stress au travail au Japon et les nombreux exemples dans la culture populaire de surinvestissement dans l’entreprise Ils remarquent aussi que le faible absentéisme est un signe, bien que de nombreuses particularités extérieures à la question de l’éthique de travail même sont susceptibles de l’expliquer : absence de congés de maladie, mesures très strictes sur les retards, etc. Cela dit, la sous-utilisation marquée des congés annuels montre qu’il y là plus que la conséquence de particularités juridiques. Enfin, « le fort taux de participation [part de la population active dans la population en âge de travailler] fournit une autre perspective reliant l’éthique de travail, la structure sociale et la performance globale de l’économie » 35 En d’autres termes, ce que montrent les enquêtes d’emploi du temps, c’est une place prépondérante du travail face à d’autres formes d’activité, au premier rang desquelles la famille. Mouer et Kawanishi expliquent que peu de temps est laissé à la vie de famille. La prépondérance du travail sur la vie de famille s’illustre dans les cas extrêmes par le « phénomène de tanshin fu-nin, quand un parent se voit donner une mission dans son travail qui l’oblige à vivre séparément de sa famille pour une période de temps étendue, afin d’avoir une carrière dans le monde des affaires. » 36 Les auteurs restent toutefois très prudents quant à faire du Japon un pays où l’éthique de travail serait bien plus développée que dans les autres pays d’un niveau de développement économique similaire. Ils tendent à montrer que la situation japonaise est en différents points comparables à d’autres sociétés, notamment dans le fait que les plus jeunes générations font preuve d’un certain enthousiasme à l’idée d’un temps de loisir plus grand. Sans faire du Japon un cas unique, donc, on peut toutefois souligner que le travail garde une place essentielle dans la vie japonaise, dont la place qu’il occupe dans l’emploi 33 34 Ibid, pp 74-75 Ibid, p 82 35 36 Ibid, p 88 Ibid, p 84 Enguix Mélodie - 2007 23 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL du temps des Japonais est un indice, témoignant d’un équilibre particulier entre travail et autres activités comme la vie de famille. Notre hypothèse serait donc que le travail comme valeur centrale de la société japonaise est susceptible de jouer un rôle intégrateur et socialisateur primordial. La question qui reste à résoudre, sans doute, est de savoir si, pour parler schématiquement, il est une condition nécessaire ou bien suffisante. En effet, dans le cas des étrangers comme des Japonais, dire que le travail est central et que sans travail il est difficile d’avoir un statut valorisé dans la société japonaise est une chose, dire que le fait d’avoir un travail suffit à faire partie intégrante de cette même société en est une autre. 2- Travail et intégration, travail et socialisation Le travail est reconnu comme l’une des instances principales de socialisation secondaire, la socialisation qui concerne l’individu adulte, tout au long de sa vie. Par là même, dans le cas d’immigrés, il est susceptible de participer au processus d’acculturation et de les amener vers une assimilation, au sens sociologique. Et de façon plus large, le travail donne un statut et une utilité dans la société, ce faisant, il peut aussi contribuer à l’intégration sociale des immigrés et des étrangers comme il contribue à celle des autres membres de la société. Ainsi, Bruno Flacher résume : « Le travail apporte la reconnaissance sociale, le revenu qui permet à chacun de s’inscrire dans les normes de la consommation et par là même de s’insérer dans la vie sociale, la protection sociale, la structuration des temps sociaux, la 37 construction du moi social. » Mais reprenons plus en détail le fonctionnement intégrateur du travail. D’abord, le travail donne une identité sociale. Bien souvent, la profession est l’un des éléments centraux de définition de l’identité d’une personne. Concrètement, quand une personne se présente, une des premières caractéristiques qu’elle donne ou qu’on lui demande est le métier qu’elle exerce. Le métier, en effet, est l’un des traits qui place l’individu dans l’espace social, pour lui-même et pour les autres, l’individu est ainsi reconnu socialement, au sens où il est placé. L’absence de travail, elle-même, classe. Celui qui n’a pas de travail acquiert tout de même un statut en creux : étudiant, retraité ou chômeur. Le travail justifie ensuite l’utilité sociale des individus, qui par ce biais participe à l’économie prise comme activité de la société. Nous verrons que cette utilité se manifeste à plusieurs niveaux : au niveau microsocial, l’individu se sent utile et se voit reconnaître son utilité dans ses interactions avec les autres membres de la société. Au niveau macrosocial, également, ce qui s’illustre notamment dans le débat publique où des pans de la société sont considérés par rapport à leur utilité ou leur absence d’utilité supposées en plein avec le travail qu’ils exercent. On peut donner l’exemple du discours sur les chômeurs bénéficiaires de l’aide sociale, qui sont renvoyés à une forme d’inutilité sociale. Les discours sur l’immigration sont également très centrés, nous le verrons en détails pour le Japon, sur la question de leur utilité sociale comme force de travail. Le travail, ensuite, comme norme sociale (au sens où il est normal dans une société de travailler dans la mesure où la plupart de ses membres ont un travail), offre un mode de vie 37 24 Flacher, op. cit., p 117 Enguix Mélodie - 2007 II- Immigration et travail dans la société japonaise lui aussi normal : il permet d’avoir un rythme de vie marqué par les horaires de travail, un accès à la consommation grâce à un pouvoir d’achat augmenté par les revenus du travail etc. Le travail est aussi un lieu d’interaction sociale, de rencontre, avec des clients ou des collègues, autres membres de la société. Les réseaux de sociabilité ainsi noués sont autant de corps intermédiaires qui font le lien entre l’individu et la société dans son ensemble. Dans le cas des immigrés, le travail peut devenir la seule instance de socialisation car les contacts avec l’extérieur en dehors du cadre du travail peuvent être réduits (les réseaux de sociabilité des immigrés sont au départ réduit à quelques personnes et les contacts avec la société japonaise en particulier peuvent être restreints) et dans leur cas la socialisation secondaire que produit le travail est d’autant plus importante qu’elle vient en quelque sorte imprimer une autre direction que celle que portait la socialisation primaire, alors que dans le cas de nationaux, on peut attendre un minimum de cohérence entre la socialisation primaire, produite par la famille et l’école, et la socialisation secondaire. De plus, le travail occupe souvent une place dominante dans la vie de l’immigré. Dans son emploi du temps comme dans ses préoccupations quotidiennes. C’est ce que confirment Andrea Rea et Maryse Tripier qui en concluent un impact plutôt positif du travail sur l’identification de l’ouvrier : « On peut cependant dire, avec le recul, que le travail étant la principale préoccupation des immigrés et leur source ultime de légitimité, le statut d’ouvrier a plutôt engendré des identifications positives. “A l’usine je suis un ouvrier, dehors je suis un étranger” disait un ouvrier algérien à Sayad [Sayad est un 38 sociologue qui a beaucoup travaillé sur l’immigration en France] » Les immigrés au Japon peuvent ainsi apprendre au travail quelques rudiments de japonais s’ils ne le parlent pas, progresser en le pratiquant dans le cas contraire. Ils peuvent par le contact avec les travailleurs japonais découvrir certaines habitudes ou comportements qui correspondent à autant de normes sociales. Il faut toutefois préciser que la question se pose quelque peu différemment dans le cas des Zainichi, qui ne sont pas à proprement parler des immigrés, mais seulement des étrangers. En effet, les enfants de la troisième génération de descendants des immigrés coréens des années 30 ont vécu leur enfance au Japon et leur socialisation primaire s’est faite au Japon. Certes, certains ont parfois été dans des écoles coréennes, mais la plupart ont suivi un cursus japonais normal toute ou partie de leur jeunesse. Ils parlent la langue avec une fluidité qui ne les distingue pas et ont eu de nombreuses autres occasions de rencontrer des nationaux. La question pour eux est donc davantage celle de la mobilité sociale : le travail reste dans leur cas un facteur essentiel de positionnement dans l’espace social. Généralement leurs parents ou grands-parents ont eu des emplois relativement marginaux dans l’économie, dans des segments bien spécifiques qui les positionnaient relativement bas dans la hiérarchie sociale. Définie comme « un changement de position sociale pour un 39 individu ou un groupe d’individus » par la sociologue Dominique Merllié, il s’agit de mesurer l’influence des origines sociales sur les destinées sociales et, en particulier, de mesurer les déplacements dans l’espace social des positions des premières générations d’immigrés coréens vers celles de leurs enfants. 38 Andrea Rea et Maryse Tripier, Sociologie de l’immigration, La Découverte, 2003, p 62 39 Dominique Merllié, « Mobilité sociale », in Les Cahiers français n°291, Mai 1995 Enguix Mélodie - 2007 25 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL Toutefois, le travail n’est pas en soi une garantie d’intégration. D’abord parce que les mécanismes d’intégration qu’il produit vont plus ou moins bien fonctionner selon le type de travail. En particulier, la précarité de l’emploi rend plus difficile la fonction d’intégration. Les exemples de mécanisme qui ne peuvent plus fonctionner à plein sont nombreux : une activité peu valorisée est susceptible de ne pas donner au travailleur la satisfaction d’être utile à la société ou de le situer à une place marginale au sein de l’espace social, une activité peu rémunérée limitera l’accès à la consommation, des horaires de travail atypiques isoleront le travailleur en termes de rythme de vie, un isolement du reste des travailleurs ne permettra pas à l’emploi de porter les réseaux de sociabilité que nous avons évoqués, etc. Et ceci nous intéresse donc particulièrement car l’emploi des étrangers est bien souvent marqué par une précarité supérieure à ce qui peut exister dans le reste de la société. En réalité, comme le résume bien Flacher, le travail, en termes sociologiques, a deux facettes : « La travail a certes toujours deux visages : d’un côté, la pénibilité, les contraintes routinières, des dimensions aliénantes ; de l’autre, le moyen de se 40 construire une dignité de citoyen et une identité sociale. » En somme, chaque travailleur est confronté à ces deux faces. La question serait alors de savoir comment celles-ci s’équilibrent dans le cas du travailleur étranger et, plus précisément, dans le cas du travailleur étranger au Japon. 3- Légitimation de la présence des immigrés par le travail dans le débat public On a vu que de façon générale le travail donne aux individus un sentiment d’être utile pour la société et les légitime aux yeux des autres. Le phénomène se pose de manière plus aigue encore en ce qui concerne les étrangers, dans la mesure où le débat public à leur endroit se centre quasi exclusivement sur leur utilité économique. Le sentiment d’utilité au niveau microsocial dans l’image que l’individu a de lui-même et dans son interaction avec les Japonais qu’il rencontre ne peut se dissocier de cette idée diffusée dans le débat public qui veut que l’étranger apporte à la société par son travail, travail qui répond à un besoin économique. Nous voudrions tout d’abord tracer les grandes lignes du débat sur l’immigration au Japon, en nous référant au texte d’Hiroshi Komai, « Beyond the Closed Door/ Open Door 41 Debate » . Le débat sur les travailleurs étrangers a pris naissance essentiellement dans les années 80 et c’est d’ailleurs dans ce contexte qu’a eu lieu la réforme de la Loi sur l’immigration. Comme l’indique le titre du chapitre de Komai, il est souvent posé en termes de choix entre deux options, celle de la « porte ouverte » et de l’accueil des immigrés, dans des conditions qui restent à définir, ou celle de la « porte fermée » et du refus de l’immigration. 40 Flacher, op. cit., p 118 41 26 Komai, Hiroshi, Migrant Workers in Japan, pp 206-252 Enguix Mélodie - 2007 II- Immigration et travail dans la société japonaise Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement c’est la forme d’un calcul coûts/ avantages qu’a prise le débat. Les avantages de l’immigration étant d’abord à trouver sur le plan économique dans un contexte de réduction de la main-d’œuvre, les coûts étant avant tout d’ordre social. Nous voudrions détailler ces deux points. A- Les avantages de l’immigration soulignés dans le débat public : un apport de main-d’œuvre L’économie japonaise a pu connaître dans différents secteurs des pénuries de maind’œuvre, particulièrement sensibles dans la période de forte croissance des années 80 et de nouveau aujourd’hui alors que le Japon a finalement renoué avec la croissance. Et, parallèlement, l’évolution démographique japonaise actuelle et future laisse présager une forte baisse de la population en âge de travailler, augurant des pénuries plus importantes et concernant l’ensemble de l’économie. Premier problème auquel les travailleurs immigrés peuvent être une solution : les pénuries de main-d’œuvre dans des secteurs restreints où les conditions de travail difficiles ont pu faire fuir la main-d’œuvre japonaise. En japonais, on parle des secteurs “3K” pour kitsui, kitanai et kiken, ou en anglais les “3D”, pour demanding, dirty et dangerous, c'est-àdire, difficile, sale et dangereux. La main-d’œuvre peu qualifiée et abondante que constituaient les travailleurs saisonniers du Nord, que l’agriculture laissait inactifs l’hiver, s’est tarie. S’ajoute un phénomène relativement commun aux économies développées : avec la hausse du niveau de vie et du niveau de qualification, les travaux les plus difficiles qui sont aussi souvent socialement les plus dégradants peinent à trouver preneur parmi la main-d’œuvre nationale, qui, éduquée et enrichie, veut exercer des professions en conséquence.Kazutoshi Koshiro explique ainsi : « Le Japon a eu par le passé une main-d’œuvre non qualifiée abondante pendant la période de forte hausse économique des années 1960, un surplus de maind’œuvre assez important existait dans les zones agricoles. Au milieu des années 70, près d’un demi-million de migrants saisonniers des régions agricoles enneigées alimentaient les industries manufacturière et de la construction. Toutefois, avec l’industrialisation et le départ à la retraite des fermiers, cette ressource a décliné pendant les décennies suivantes. L’offre que constituaient les jeunes s’est aussi réduite, alors qu’ils restent plus longtemps à l’école, pour se préparer à des emplois de plus haut niveau. [...] Ces deux phénomènes expliquent que la qualité de la main-d’œuvre non qualifiée au Japon ait eu tendance à se détériorer durant ces dernières décennies. Par ailleurs, plusieurs études sociologiques ont montré que la main-d’œuvre étrangère était de 42 qualité et qu’elle était prête à travailler même dans les secteurs “3K”. » Comme exemples de secteurs 3K qui ont absorbé beaucoup d’immigrés, on peut citer ceux de la construction et des travaux publics, certains postes difficiles de l’industrie manufacturière ou de l’industrie de la restauration et de l’hôtellerie et le secteur de la prostitution. 42 Kazutoshi Koshiro, « Does Japan Need Immigrants ? », in Temporary Workers or Future Citizens, Weiner et Hanami (dir), Macmillan Press Ltd, 1998 Enguix Mélodie - 2007 27 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL La preuve de l’utilité économique des travailleurs immigrés est aussi faite par certains auteurs en argumentant à propos de la dépendance déjà réelle de ces secteurs sur l’immigration. Hiromi Mori, par exemple, croit que malgré le faible nombre de travailleurs étrangers dans l’économie japonaise prise dans son ensemble, la concentration de ces travailleurs dans certains secteurs où ils finissent par former une part importante si ce n’est majoritaire de la main-d’œuvre invite à conclure que ces secteurs ne pourraient survivre 43 sans eux. Mais plus généralement, ce qui inquiète certains observateurs de l’économie japonaise, c’est une réduction de la population active du fait de l’évolution démographique, qui serait mécaniquement un frein à la croissance, par restriction du facteur travail et, parallèlement, la modification de l’équilibre inactifs/actifs (au profit des inactifs) pose un problème pour le financement de l’Etat-providence et plus spécifiquement de celui des retraites. En effet, le taux de natalité au Japon est faible et n’assure pas, depuis plusieurs 44 décennies déjà, le renouvellement des générations. Ainsi, en 2004, le taux de fertilité (nombre d’enfants par femme en âge de procréer, soit entre 15 et 49 ans) était de 1,38, ce qui s’explique notamment par le fait qu’il reste socialement difficile pour les femmes au Japon de combiner maternité et travail, ce qui les amène souvent à retarder l’âge du premier enfant et à limiter leur nombre, voire à ne pas en avoir. C’est donc essentiellement ce facteur donc qui explique la réduction progressive de la population active attendue. A l’autre bout de l’échelle de la vie, l’allongement de l’espérance de vie qui est au Japon la plus élevée au monde contribue à l’augmentation de la population vieillissante. En 2003, l’espérance de vie des Japonais à la naissance était en effet de 81,8 et en 20 ans, entre 1985 et 2005, la part des plus de 65 ans dans la population a ainsi doublé de 10 à 20%. Cela implique donc que le rapport entre les inactifs et les actifs augmente spectaculairement au Japon. Si ce problème se rencontre dans la plupart des sociétés occidentales, il prend une forme particulièrement aiguë au Japon. Le problème posé par ce déséquilibre est que la part de la population qui produit des richesses se réduit face à la part de la population qui vit de richesses produites par d’autres. Cela oriente fortement la question du financement des retraites et les réformes du système des retraites japonais faites ou à faire ne peuvent l’ignorer. La figure qui suit permet de visualiser la modification de la structure de la population japonaise, en particulier la réduction entre 2000 et 2050 de la population en âge de travailler et parallèlement le développement du groupe des plus de 65 ans. 43 44 28 Hiromi Mori, Immigration Policy and Foreign Workers In Japan, Macmillan Press Ltd , 1997, p 156 Les données qui suivent proviennent de l’OCDE. Elles sont disponibles sur le site Internet de l’organisation Enguix Mélodie - 2007 II- Immigration et travail dans la société japonaise Figure 1 : La population japonaise dans 50 ans NB : Le choix a été fait de deux échelles différentes sur l’axe des abscisses pour 2000 et 2050. L’écart des deux populations, par exemple, en âge de travailler est donc encore plus important qu’il n’apparaît. La récession économique dans laquelle est entré le Japon peu de temps après la réforme de la Loi sur l’immigration a partiellement modifié la donne. Les pénuries de maind’œuvre des secteurs 3K se sont moins fait sentir dans ce contexte économique morose. Toutefois, le problème à long terme n’a pas disparu pour autant et le Japon a renoué avec la croissance aujourd’hui, ce qui réduit sensiblement le poids de ce contre-argument. Ce que vont parfois souligner les opposants à l’intégration comme solution à la question du manque de main-d’œuvre, c’est l’existence d’alternatives de plusieurs types à même de soulager la tension entre l’offre et la demande de travail. Et en effet, si la forte croissance des années 60 a été possible au Japon sans apport migratoire, contrairement à ce qui s’est fait dans bien d’autres économies, c’est, outre qu’il existait alors une main-d’œuvre saisonnière bon marché non qualifiée d’une qualité relativement bonne comme nous l’avons déjà mentionné, parce que le choix avait été de privilégier d’autres options. Le Japon a longtemps constitué d’ailleurs à ce titre un cas d’école, observé avec un certain intérêt. Par le passé, le Japon a choisi d’investir dans des technologies qui permettent de produire autant en diminuant l’utilisation de la main-d’œuvre, en somme de remplacer une partie du facteur travail par du capital, ainsi que d’abandonner ou de délocaliser certaines industries gourmandes en main-d’œuvre. Continuer sur cette voie est l’une des options possibles aujourd’hui. Une autre possibilité serait de compenser la baisse de la population en âge de travailler en faisant rentrer dans la population active certaines personnes qui n’y sont pas aujourd’hui. Les taux de participation (part active d’une population donnée, c'est-à-dire nombre d’actifs rapporté à l’ensemble de la population) sont élevés au Japon. En 2004, 70 % de la Enguix Mélodie - 2007 29 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL population en âge de travailler (15-64 ans) était effectivement active (données OCDE). Et en particulier, le taux masculin était de 76%. En conséquence, les deux principales populations susceptibles de contribuer à limiter la baisse de la population active à prévoir en compensant la baisse de la population en âge de travailler d’origine démographique sont les femmes et les personnes âgées (dans une économie du savoir, les jeunes ne sont pas envisagés comme une possibilité, dans la mesure où on considère la poursuite de leurs études comme un investissement judicieux). On a vu que pour les femmes, travailler tout en s’occupant d’enfants reste socialement mal accepté et il s’agit souvent donc pour elles de choisir entre l’un ou l’autre. Cela a des conséquences sur le taux de natalité, mais aussi, on le voit sur le graphique qui suit, sur le taux de participation féminin entre 20 et 45 ans au moins. Des progrès ont été faits en ce sens depuis 1970 comme l’atteste le déplacement des courbes, toutefois l’écart au taux de participation masculin reste notable. L’autre possibilité évoquée par de nombreux observateurs est de rallonger la durée du travail en permettant aux seniors de travailler davantage, par exemple en créant des conditions de travail adaptées. Figure 2 : Evolution des taux de participation féminin et masculin selon l’âge, entre 1970 et 2004 Source : Labor Force Survey, Communications du Ministère des affaires internes japonais. Graphique disponible dans le document du Japan Institute for Labour Policy and Training (JIL), Labour Situation and Analysis: a General Overview of 2006-2007. Il serait également possible de mieux répartir la population active actuelle, en utilisant la réserve que constituent les chômeurs, en réorganisant l’allocation de la main-d’œuvre entre les différents secteurs de l’économie et, à une autre échelle, les différents postes d’une entreprise. A titre d’exemple, la culture japonaise du service au client-roi entretient dans les faits un nombre très élevé de vendeurs dans les grands magasins qui semble parfois peu rationnel d’un point de vue économique. Savoir si ces alternatives seraient suffisantes, savoir dans quelle mesure la croissance japonaise pourrait tolérer une population active s’amenuisant ou dans quelle mesure 30 Enguix Mélodie - 2007 II- Immigration et travail dans la société japonaise la société japonaise pourrait s’accommoder d’une croissance réduite ou nulle fait l’objet de multiples débats économiques assez complexes, qui impliquent des modèles économétriques dont les hypothèses devraient être discutées si l’on voulait évaluer la crédibilité de leurs résultats. Qui plus est, la bibliographie que nous avons eue à notre disposition est quelque peu datée et ne tient guère compte des conditions radicalement nouvelles dans lesquelles se trouve aujourd’hui l’économie japonaise. De toutes les façons, trancher dans ce débat d’économistes n’est pas vraiment notre propos. Nous voulions seulement mettre en valeur la nature du débat sur les étrangers au Japon et comment la question de leur utilité économique en était au cœur. Pour conclure, nous voudrions toutefois tenter de rendre compte du bilan fait dans le débat public sur les avantages que présentent les immigrés. De ce qui apparaît dans notre bibliographie, avec les défauts qu’on a pu mentionner, bien des acteurs économiques ou politiques estiment qu’il est possible d’envisager d’autres solutions que le recours à une immigration massive, en particulier de travailleurs non qualifiés. En ceci, il subsiste bien un débat. Cela dit, les livres que nous avons consultés, qui ne sont sans doute pas représentatifs de ce débat concluent dans l’ensemble à la nécessité économique de ces mêmes immigrés. A titre d’exemple, citons la conclusion que Koshiro apporte, en répondant par l’affirmative à la question qu’il s’est posé : « Le Japon a-t-il besoin d’immigrants ? » « Comme le suggère [un] rapport officiel du gouvernement, certains de ces travailleurs additionnels pourraient être fournis en mobilisant les deux millions de chômeurs disponibles ainsi qu’en les répartissant mieux entre les différentes industries, pendant qu’une autre partie du manque pourrait être comblée par des spécialistes et techniciens légalement admis. Une portion même de la demande de travail non qualifié pourrait être satisfaite par des travailleurs immigrés d’origine japonaise ou par des étudiants étrangers, qui sont autorisés à travailler quatre heures par jour la semaine et 8 heures par jour le week-end avec la loi actuelle sur l’immigration. Des apprentis étrangers, qui ont le droit de travailler une fois leur apprentissage fini, pourraient encore contribuer à combler le manque. L’exportation vers les pays d’Asie ou même ailleurs des industries gourmandes en main-d’œuvre sera encouragée par l’appréciation du yen. Mais quoi qu’il en soit, il n’y a pas lieu d’être optimiste quant à la possibilité de maintenir une croissance économique modérée tout en excluant les travailleurs 45 étrangers non qualifiés. » B- Les coûts sociaux tels que considérés dans le débat public On l’a vu, le débat sur l’immigration au Japon se pose essentiellement comme un calcul coûts-avantages. Les avantages des immigrés qui sont valorisés par les partisans de la « porte ouverte » sont essentiellement d’ordre économique. Pour beaucoup d’entre eux, plus qu’une solution avantageuse, l’immigration est même une nécessité économique. C’est donc bien comme force de travail uniquement que les immigrés sont pris en considération dans leur dimension positive. Pour parler schématiquement, dans le débat public, le « bon côté » des immigrés, c’est leur apport économique comme force de travail. 45 K. Koshiro, op. cit., p159 Enguix Mélodie - 2007 31 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL Face à cela, la mesure des coûts de l’immigration, de ses mauvais côtés, est plus complexe. D’une part, certains experts avancent de possibles coûts proprement financiers, comme une hausse des dépenses publiques (hausse des dépenses du gouvernement central, des gouvernements locaux et de l’assurance sociale) qui pourraient excéder les contributions des travailleurs étrangers via le système fiscal. Koshiro cite par exemple une étude sur les coûts sociaux des immigrés qui conclue : « si les travailleurs étrangers sont admis officiellement, il y aura des coûts bien au-delà des dépenses sociales par tête qu’un citoyen japonais ordinaire peut attendre des gouvernements locaux et central, y compris la rémunération d’interprètes, la préparation de dépliants dans des langues étrangères, des classes et des enseignants pour les enfants des travailleurs étrangers, des services d’emploi ou d’immobilier, des officiers de police spéciaux parlant des langues étrangères, des dépenses spéciales pour maintenir le niveau d’hygiène 46 et de santé, etc. Ces coûts ont tendance à augmenter avec la durée de séjour. » S’ajoutent des arguments sur les possibles effets néfastes de la présence des immigrés sur l’économie. Certains s’inquiètent par exemple des effets que cela pourrait avoir sur les travailleurs les plus pauvres au Japon, en encourageant le maintien d’activités aux conditions de travail difficiles ou bien en accroissant la concurrence sur le marché du travail ce qui aurait pour conséquence la baisse des salaires dans les secteurs qui requièrent une main-d’œuvre peu qualifiée. L’existence d’une main-d’œuvre à faible coût pourrait également, redoutent certains, avoir des effets désincitatifs sur la restructuration de l’économie, notamment en constituant une alternative plus rentable que des investissements technologiques qui pourraient accroître la productivité et donc être bénéfiques sur le long terme. Cela dit, les principaux arguments qui reviennent quand on aborde la question de l’immigration de travailleurs sont ceux qui soulignent les problèmes qu’apporteraient les immigrés dans une société supposée homogène, leurs difficultés d’intégration et les risques en termes de développement de la criminalité qui s’ensuivraient. Nous avons déjà vu la persistance du mythe de l’homogénéité japonaise et comment l’immigration est vue comme une forme de menace pour cette homogénéité sur laquelle reposerait finalement l’édifice de la société japonaise. Introduire la donnée immigration reviendrait alors à menacer la stabilité et l’harmonie qui dépendent de cette homogénéité. C- Les éléments qui complexifient le débat Nous avons ainsi vu que le débat public sur l’immigration peut être aisément schématisé comme un bilan coûts-avantages. Du côté des avantages, les immigrés sont pris presque uniquement comme force de travail : c’est en tant que tels qu’ils ont une valeur positive (c’est d’ailleurs cette utilité économique qui peut être contestée par certains). Du côté des inconvénients, on envisage des coûts économiquement quantifiables certes, mais l’essentiel du reproche qui est fait aux étrangers est d’être une menace pour l’homogénéité de la société japonaise. Afin de rendre compte un peu plus fidèlement du débat, toutefois, nous voudrions évoquer quelques uns de ses aspects qui débordent cette schématisation. 46 32 Ibid, p 167 Enguix Mélodie - 2007 II- Immigration et travail dans la société japonaise Lorsqu’il en rend compte, Komai souligne tout d’abord que les partisans de l’ouverture se divisent en deux branches, ceux qu’il nomme les pragmatiques, qui correspondent grosso modo à l’argumentation économiste que nous avons décrite, et ceux qu’il appelle les libéraux, qui croient plus simplement en la libre circulation des biens et des personnes. D’autre part, un argument de certains partisans de l’immigration que mentionne Komai, mais qui semble marginal dans la mesure où il n’est évoqué par personne d’autre, serait que les immigrants, par leur différence pourraient justement apporter une forme d’ouverture culturelle au Japon. Enfin, plus important, ce qui transparaît largement dans les livres que nous avons pu consulter (qui, dans une certaine mesure, reflètent eux-mêmes le débat public, bien que dans sa dimension scientifique), c’est l’idée que l’alternative entre « porte ouverte » et « porte fermée » est simplement mal posée. En effet, ce qu’elle oublie est que la présence des immigrants est déjà un état de fait et que la politique d’immigration japonaise, notablement restrictive, n’a pas empêchée une immigration de travailleurs non qualifiés d’entrer, fût-elle illégale, celle-ci s’étant même maintenue pendant la période de récession économique. En oubliant souvent cet élément, le débat a tendance à se concentrer sur les immigrés à venir davantage que sur les immigrés présents. Cela exclut d’ailleurs la question du travail des Coréens zainichi. Kajita fait une remarque intéressante à ce sujet : « Le problème de la responsabilité du Japon pour la guerre et celui des femmes de nationalité étrangère contraintes de se prostituer auprès de soldats japonais pendant celle-ci ne sont pas seulement des questions intérieures, mais aussi internationales, ce qui rend difficile le fait de discuter de la question des résidents étrangers [le statut acquis en particulier par les Coréens zainichi] uniquement dans le contexte de la politique d’intérêt et de la théorie du coût social. Au contraire, le problème des travailleurs étrangers qui sont venus au Japon relativement récemment peut dans une certaine mesure être discuté dans le contexte de la politique d’intérêt, de la même façon que cela peut être fait aux 47 Etats-Unis. » Ainsi, ce que reflète le débat public concernant l’immigration par la place que prend l’argument de l’utilité économique parmi les avantages, en tant qu’il semble le seul élément propre à peser suffisamment dans la balance du calcul coûts-avantages, c’est que la légitimation des travailleurs étrangers dans la société japonaise tient avant tout à leur travail, en particulier en ce qui concerne les étrangers récemment arrivés. 4- Les limites du travail comme outil de légitimation des étrangers Ce qui a pu nous intéresser dans ce débat et dans la place qu’y occupait la question économique, c’était peut-être le fait qu’il était transposable à d’autres sociétés. En particulier bien des similarités pourraient être soulignées avec les interrogations que la France a pu avoir par le passé quant aux immigrés. Le croisement entre des questionnements 47 Kajita T., op. cit., p 133 Enguix Mélodie - 2007 33 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL d’ordre économique et d’autres d’ordre sociologique était par ailleurs, je l’ai dit, un des attraits que comportait à mes yeux ce sujet. L’argument de l’utilité économique et son poids comme facteur de légitimation avait pour moi une certaine évidence naturelle que je n’ai questionné que tardivement. La lecture de l’ouvrage d’Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, y a contribué largement. Ce sociologue a avant tout étudié les migrations vers la France et au départ de l’Algérie, mais ses réflexions sont, je crois, fructueuses dans d’autres contextes, et y compris le contexte japonais. Il contribue notamment à faire valoir que l’argument économique n’est pas anodin, qu’il a du sens sociologiquement, en ceci qu’il dit quelque chose de la représentation que se fait la société d’accueil de ses migrants, donc qu’il dit quelque chose de la façon dont ils sont accueillis et par la même, il est susceptible de jouer sur le processus d’intégration. Nous avons jusque là davantage insisté sur un impact positif, une forme de légitimation. Celle-ci a ses limites et nous allons nous efforcer de les exposer. L’analyse de Sayad nous montre d’abord que la logique du calcul rationnel économiste n’est pas propre au Japon, mais s’est aussi appliquée à l’immigration européenne, ce qui nous autorise d’autant plus à transposer son analyse au cadre japonais. « C’est par un bilan comptable qu’on tient des « coûts et avantages comparés » de l’immigration : quels « avantages y’a-t-il à recourir à une main d’œuvre immigrée et de quels « coûts » paie-t-on l’utilisation de cette main d’œuvre 48 […] ? » Sayad étudie le lien entre l’immigré et son travail, tout en questionnant le statut d’évidence que peut prendre ce lien (l’étranger devient d’abord un travailleur immigré, en France il a notamment beaucoup travaillé sur le lien entre le statut d’OS et celui d’immigré, devenu quasiment interchangeables dans la France des années 60). Pierre Bourdieu soulignera notamment dans la préface de son livre que Sayad « révoque le mythe rassurant du travailleur importé qui, une fois nanti d’un pécule, repartira au pays pour laisser place à un autre ». 49 Tout d’abord il met en valeur la logique de légitimation que revêt la recherche de causalités économiques : « Ainsi toute une série de facteurs sont constitués comme autant de causes susceptibles de rendre compte du recours qui a été fait aux travailleurs étrangers, donc à l’immigration ; ces facteurs ne sont pas seulement explicatifs, mais, une chose valant l’autre, ils ont aussi une fonction de légitimation, c’est-àdire d’arguments devant justifier une présence qui, autrement, serait impensable, voire scandaleuse à tous les points vue, intellectuellement, politiquement, culturellement, éthiquement, etc. On a évoqué à cet effet, tour à tour, le déficit démographique […], la forte expansion économique à certaines périodes et la structure du marché du travail quand l’offre d’emplois devient, au moins dans certains secteurs et pour certains niveaux de qualifications […] , supérieure à la demande locale[…] : l’élévation globale du niveau de vie (niveau économique et culturel) se traduisant par une désaffection de plus en plus grande et largement partagée de la main d’œuvre nationale à l’égard de certaines activités voire de 48 49 34 Sayad Abdelmalek, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Editions Universitaires, 1991, p 54 Pierre Bourdieu, préface de L’immigration ou les paradoxes de l’altérité d’Abdelmalek Sayad,p 9 Enguix Mélodie - 2007 II- Immigration et travail dans la société japonaise secteurs entiers d’emploi (tâches rebutantes et socialement dévalorisées) et par la réduction progressive du temps de travail et de la durée de la vie active, etc. Sans être faux, ce mode d’explication gagnerait cependant, pour être plus complet et plus convainquant, à se souvenir que l’immigré, avant de “naître” à 50 l’immigration est d’abord un émigré. » La conséquence de ce jeu de légitimation, c’est que la présence de l’immigré devient conditionnelle. Ce n’est qu’en tant que travailleur et seulement si son travail est utile que l’immigré est accepté. Ce qui influe sur l’identité des immigrés qui tend alors à se réduire à cet aspect. Ainsi, à la question « qu’est-ce qu’un immigré ? », il répond : « Si la fonction de tout cela, les faits comme les discours, apparaît comme un rappel des immigrés à leur condition de travailleurs seulement tolérés et tolérés à titre provisoire, l’objectif visé est de pouvoir agir sur la réalité sociale (c’està-dire l’immigration) jusqu’à la soumettre à la définition qu’on en donne […]. Un immigré c’est essentiellement une force de travail, et une force de travail provisoire, temporaire […]. Le séjour qu’on autorise à un immigré est totalement 51 assujetti au travail, la seule raison d’être qu’on lui reconnaisse. » « En effet il ne peut échapper à personne qu’au fond, c’est une certaine définition de l’immigration et des immigrés qui est en cause à travers le travail, à la fois juridique –droits à reconnaître à l’immigré puisqu’il est appelé à résider et travailler en France (droits liés au travail distingués des autres droits habituels liés plutôt à la citoyenneté ou à la nationalité) –, politique – accords de main d’œuvre, conventions bilatérales […] – et social – actions diverses entrepris sur la personne des immigrés » La plupart des auteurs que nous avons pu lire se rejoignent pour dire qu’il y a eu une forme d’acceptation tacite par le gouvernement japonais des immigrés clandestins. On remarquera que c’est aussi le cas en Europe, ce qui, là encore, autorise certaines comparaisons. « Le maintien des nouveaux migrants dans un statut de séjour irrégulier, ou très précaire, exposent ainsi Rea et Tripier, constitue une composante de la politique européenne d’immigration. » 52 Ainsi Shimada : « Le Japon pratique une politique du travail trompeuse, affirmant ne pas admettre officiellement les travailleurs étrangers tout en continuant d’introduire des travailleurs étrangers sans perspective de respect des droits de l’Homme du 53 travailleur, pour répondre à la demande de l’industrie japonaise. » Kajita abonde dans ce sens : « Bien que le gouvernement japonais ne permette pas officiellement l’entrée de travailleurs étrangers, il semble permettre tacitement leur emploi, car un grand nombre de travailleurs sont restés en dépassant la durée de leur visa. De plus, les immigrants nikkeijin d’origine japonaise sont formellement acceptés, les étudiants étrangers peuvent travailler à temps partiel et certains travailleurs 50 Sayad, op. cit., p 17 51 Ibid, p 60et p 54 52 53 Rea et Tripier, op. cit., p41 Shimada, op. cit., p 4 Enguix Mélodie - 2007 35 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL étrangers sont acceptés avec des visas dans le spectacle ou le système d’apprentissage. A cet égard, le Japon semble accepter les travailleurs étrangers 54 par la “porte de derrière” ou par la “petite porte ” plutôt que la “grande porte”. » Komai précise quant a lui que les responsabilités sont différemment partagées entre les différents pouvoirs publics : le Ministère de la construction japonais serait critique à l’égard de l’emploi des étrangers, qui minerait la confiance du public et ferait obstacle à l’embauche de jeunes Japonais, mais : « la plupart des institutions publiques qui font des appels d’offres, à l’exception du Bureau régional du Kanto du Ministère de la construction, n’ont pas mis en place de pénalités contre les entreprises utilisant des travailleur sans papiers, et ont, pour dire les choses simplement, opté pour la position selon laquelle l’existence de cette pratique est un fait et une conséquence du système de sous55 traitance. » Ces auteurs soulignent les limites que comporte une forme tacite d’acceptation, à l’instar de Shimada : « De plus, le flux croissant de travailleurs étrangers clandestins mènera à des tensions dans la société japonaise et des distorsions dans l’économie. Comme les travailleurs clandestins sont relégués à une existence souterraine du fait de leur statut illégal, personne n’a une véritable compréhension de la situation réelle. D’où l’absence de garanties de respect des droits minimums des travailleurs par les employeurs et cette situation dangereuse pourrait avoir pour conséquence une détérioration de la santé, la formation de ghettos, différents problèmes sociaux dont la criminalité et la création d’une sous-classe [underclass] dans la société. Dépendre d’un travail étranger bon marché menace aussi les conditions de travail des travailleurs marginaux japonais et pourrait 56 entraver les efforts pour moderniser l’industrie. » On peut considérer, en somme, à la lumière des réflexions de Sayad, que l’acceptation tacite est emblématique d’une réduction de l’immigré à sa force de travail dans la mesure où les immigrés sont acceptés pour leur utilité économique, mais où ils ne sont pas reconnus en dehors de cette utilité (ils n’ont pas de statut officiel) et ne sont pas considérés dans leurs dimensions autres qu’économique. Ce qui explique, et c’est ce que met en évidence Shimada, que ses droits humains sont en grande partie ignorés. L’autre aspect qu’a pu mettre en évidence Sayad dans le cas des travailleurs algériens en France, c’est l’importance de l’idée de courte durée : l’immigration est d’abord pensée comme temporaire. Associée logiquement à l’idée que l’immigré est d’abord un travailleur, vient celle qui le fait idéalement rester le temps de sa mission uniquement. Le raisonnement en deux mots valorise un séjour temporaire qui donne l’illusion d’avoir les avantages économiques de l’immigration sans ses inconvénients sociaux. Sayad montre que les immigrés, étrangers dans le pays où ils vivent et souvent mal reçus, partagent cette idée d’un séjour temporaire, alors même que l’histoire de l’immigration montre que l’immigration même dite de travail se transforme tôt ou tard en immigration de long terme et familiale. 54 Kajita, op. cit., p 120 55 Komai, p 106 56 Shimada, op. cit., p5 36 Enguix Mélodie - 2007 II- Immigration et travail dans la société japonaise Komai souligne à ce propos qu’au Japon comme ailleurs, une immigration totalement temporaire est illusoire. « Les problèmes posés par cette politique de la porte ouverte ne sont pas limités aux pays d’origine mais concernent également la pays d’accueil. Nous pouvons apprendre des expériences américaines et européennes les difficultés d’une politique de l’emploi conditionnel. Bien des immigrants censés rentrer dans leur pays ont échoué à le faire, emmenant plutôt leurs familles dans leur pays 57 d’accueil pour s’installer. » Shimada confirme que « il est inévitable que les travailleurs étrangers s’installent de façon 58 permanente. » . Ainsi, selon lui, l’importance des flux est telle qu’une part des immigrés va nécessairement rester, comme en témoigne l’expérience des autres pays qui ont accueilli des vagues d’immigration par le passé. Il précise qu’ils seront rejoints par leur famille ou qu’ils se marieront sur place et que, d’ailleurs, le droit de se marier ou d’avoir des enfants s’ils le souhaitent est un droit fondamental. Ce que confirme Komai, qui explique que : « Dans sa forme actuelle, la politique de la porte ouverte recherche de la maind’œuvre mais la peur de voir l’installation des travailleurs générer des problèmes au sein de la société japonaise a conduit à préférer un “emploi temporaire”, c’est-à-dire l’imposition de limites à la durée du séjour et l’exigence que les travailleurs viennent sans leur famille, pour s’assurer qu’ils retournent dans leur pays d’origine une fois le travail attribué accompli [...]. Mais, outre qu’on prive les pays de travailleurs dans leurs années les plus productives, on s’assure qu’ils sont facilement expulsables en cas de récession économique et le Japon ne porte pas le poids de leur éducation ou leur retraite. [...] De plus, la politique de l’emploi conditionnel est fondée sur la prémisse selon laquelle les travailleurs viennent seuls. Cela est assez inhumain et revient à séparer les gens de leurs familles et de ceux qu’ils aiment pour de longues périodes. Cette pratique a été reconnue internationalement comme une violation des droits de l’Homme et ce 59 point est clarifié par les traités internationaux. » L’auteur fait d’ailleurs un lien intéressant avec le phénomène des tanshin funin (lorsque des travailleurs sont contraints de vivre de façon durable éloignés de leur famille pour assurer leur carrière professionnelle), qui, selon lui, montrerait également la préférence donnée aux entreprises dans la société japonaise. Ainsi, ce qu’on a pu voir à propos du travail comme argument du débat sur l’immigration et puissance de légitimation de la présence des immigrés c’est qu’elle présente le risque de renvoyer l’immigré à une forme de tolérance conditionnelle et temporaire, ce que résume la formule américaine de « wanted, but not welcome ». On sent transparaître une forme de réticence chez certains employeurs. L’un d’eux décrit par exemple à Komai l’embauche de Philippins comme un « acte de désespoir ». Cela renvoie les immigrés dans le temporaire et qui ne leur donne un statut que de courte durée et lié à un travail uniquement. Ce statut 57 58 59 Komai, op. cit., p249 Shimada, op. cit., p 155 Komai, op.cit., p245 Enguix Mélodie - 2007 37 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL est parfois très précaire et, dans le cas des travailleurs illégaux, il n’a pas le poids social d’un statut officiel. Ils sont donc rarement socialement perçus en dehors de leur travail (comme humain par exemple, comme en atteste le difficulté pour les immigrés japonais illégaux de voir leurs droits de l’Homme reconnus). Que le temporaire soit réel ou rêvé, il reste un obstacle à l’intégration qui exige à la fois du temps (une projection dans la durée) et un statut qui soit autre qu’économique et bénéficie surtout d’une reconnaissance officielle. En résumé, la lecture utilitariste tend à réduire les étrangers à une unique dimension. Si l’acceptation tacite est acceptable dans cette perspective utilitariste, on imagine les dégâts qu’elle fait pour ces gens, en termes de droits humains d’abord et aussi parce qu’elle rend l’intégration sociale difficile, qu’il s’agisse d’une intégration parfaite ou même toute autre forme de compromis satisfaisant pour la société et les parties impliquées comme une forme de pluralisme culturel par exemple. Ainsi, on a pu esquisser le fonctionnement des mécanismes intégrateur qui s’inscrivent dans le temps et le lieu du travail. La place centrale du travail comme valeur dans la société japonaise semble inviter à croire que celui-ci aura un rôle essentiel pour les étrangers. L’idée paraît confirmée par la place qu’occupe les question économiques dans le débat sur l’immigration, qui témoigne du poids du travail dans la légitimation de la présence des étrangers au Japon. Pourtant, les réflexions de Sayad, qui mettent en évidence ce type d’argumentaire est commun à plusieurs sociétés dont la France, nous invitent à pencher vers la conclusion inverse : l’importance du travail comme légitimation serait davantage le signe d’une tolérance de la société japonaise à l’égard des étrangers, avec ce que cela implique d’intolérance sous-jacente. Des différences se sont dessinées entre les catégories d’étrangers au japon : on a vu que les Coréens n’étaient, en raison du passif historique japonais, pas sujets de la même façon à ce calcul coûts –avantages. Les étrangers n’ont pas les mêmes caractéristiques objectives, pas plus qu’ils ne sont perçus de façon uniforme par les Japonais. C’est pourquoi pour mieux étudier les obstacles que rencontre les tendances intégratrices du travail nous allons les envisager en séparant les étrangers par catégorie. 38 Enguix Mélodie - 2007 III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie L’action du travail sur l’intégration, on l’a vu, n’est pas automatique et dépend pour beaucoup des conditions dans lequel ce travail est fait et des caractéristiques des étrangers (par exemple, leur niveau de langue ou leur degré d’assimilation). C’est pourquoi il nous a paru utile de considérer cette question au Japon au travers d’une typologie qui nous permette de nous intéresser dans le détail à trois grandes catégories d’étrangers au Japon, dont les conditions de travail et d’intégration sont différentes. Nous allons donc étudier séparément l’enjeu de l’intégration par le travail de l’ancienne génération d’immigrés (et en particulier des Zainichi), des Nikkeijin et des travailleurs asiatiques peu qualifiés qui sont dans leur grande majorité des travailleurs illégaux. Avant de commencer, quelques lignes pour justifier le choix d’une telle typologie. Kajita utilise lui-même cette catégorisation (il ajoute toutefois une quatrième catégorie à laquelle il ne s’intéresse pas, nommément les immigrés occidentaux, dont le statut est légal et le travail qualifié). Il rappelle que la nouvelle et l’ancienne génération d’immigrés se différencient nettement par leurs habilités en japonais et les secteurs économiques où elles sont employées. Pour ce qui est de la distinction entre Nikkeijin et travailleurs illégaux, elle tient à leur statut (légal ou non) et aux conditions de travail qui en découlent, mais aussi à leurs origines, japonaise dans un cas, asiatiques dans l’autre, ce qui revêt une importance pour la perception que vont en avoir les Japonais (on a dit le poids des liens de sang dans la perception de l’identité au Japon). On verra que la pertinence d’une division entre ces deux catégories est prouvée par l’existence d’une forme de concurrence entre elles sur le marché du travail. Ces trois catégories sont caractérisées, en termes de travail, par le fait qu’elles sont concentrées dans des secteurs différents de l’une à l’autre et surtout différents du reste de la population. « Les contraintes, institutionnelles ou autres, auxquelles fait face un étranger dans sa recherche d’emploi répartissent les travailleurs étrangers selon les secteurs et les postes de façon significativement différente par rapport aux nationaux. La forme de la répartition diffère aussi au sein des étrangers selon la nationalité ou le groupe de population, reflétant des passés, des conditions 60 d’accueil au Japon et des particularités démographiques différents. » Nous étudierons ces secteurs plus en détail par catégorie, mais nous voulions simplement signaler pourquoi une telle concentration est pertinente du point de vue de notre questionnement. D’une part, une forte segmentation peut signifier une concentration d’étrangers dans un secteur donné telle que les échanges avec les travailleurs japonais, 60 Mori, op. cit., p151 Enguix Mélodie - 2007 39 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL vecteurs de socialisation, sont susceptibles d’être réduits. D’autre part, le travail étant l’un des marqueurs du positionnement dans l’espace social, une forte concentration dans certains segments de l’économie peut être le signe d’une marginalisation sociale. 1- Les travailleurs illégaux A- Des conditions de travail difficiles Le travail des étrangers illégaux au Japon est marqué par des conditions de travail difficiles. On pourrait même dire qu’il est défini par elles, dans la mesure où, comme nous l’avons déjà dit, ce sont précisément parce que les conditions des postes qu’ils occupent sont difficiles que les travailleurs japonais les refusent et qu’ils existent des secteurs “3K” marqués par des pénuries que viennent remplir les étrangers. Mori confirme : « A l’exception d’une poignée de travailleurs qualifiés, les nouveaux arrivants ont tendance à exercer des emplois peu désirables ou de type dit “3K”. Leurs emplois sont différents non seulement de par le secteur ou le type de poste, mais 61 aussi par le statut d’emploi, plus précaire. » Les observateurs s’accordent pour reconnaître que les conditions de travail des illégaux sont particulièrement rudes, voire inhumaines, ainsi que le rapporte Koshiro : « il y a eu de nombreux rapports de sociologues, juristes ou journalistes montrant que les travailleurs illégaux connaissent souvent des conditions de vie et de travail inhumaines. » Il cite des études qui montrent tantôt des conditions sanitaires déplorables dans lesquelles viventles clandestins ou l’action peu recommandables des intermédiaires et passeurs, tantôt le racisme et la discrimination dont ces personnes sont victimes. Les travailleurs illégaux semblent plus déterminés à ces sacrifices, sans doute du fait de la difficulté de la vie qu’il mènerait dans leur pays d’origine. Ils ont pour ce type de conditions une plus grande « disponibilité sociale », pour reprendre le terme de Claude-Valentin Marie, qu’il définit comme une « souplesse relative avec laquelle certaines catégories se plient aux contraintes nouvelles (modes de production, types d'emploi, conditions de travail et statut d'emploi) imposées par la "modernisation" » 62 . Ces conditions de travail sont intimement liées à la place que les travailleurs illégaux occupent dans l’économie, à la fonction économique de l’immigration illégale. Fonction que met en évidence Komai : « Ce que nous devons souligner, c’est que les employeurs qui embauchent des travailleurs étrangers sont ceux qui occupent les rangs les plus bas de la structure industrielle japonaise. Les sous-traitants des parties basses de la hiérarchie de la chaîne qui existe dans les secteurs de la manufacture et de la construction sont dans une position où ils ne peuvent simplement pas 61 Mori, op. cit., p 155 62 Marie, « Emplois des étrangers sans titre, travail illegal, régularisation: des débats en trompe-l'œil », in Dewitte, Philippe (dir), Immigration et intégration - L’état des savoirs, La Découverte, 1999, p354 40 Enguix Mélodie - 2007 III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie embaucher de Japonais et sont, les jours heureux, sous une pression constante de produire à des prix inférieurs et, les jours plus sombres, de faire avec des contrats qui se réduisent comme peau de chagrin. Les gestionnaires dans l’industrie du sexe et les services se retrouvent aussi dans des situations loin d’être stables. Pour ces gens, recourir aux travailleurs étrangers comme une soupape de sécurité n’est que naturel. » Il conclut donc que « le flux de travailleurs étrangers a fonctionné comme une sorte de 63 pansement pour couvrir les contradictions dans la structure économique japonaise » , qui possèderait ainsi deux mécanismes de contrôle : les petites entreprises sous-traintantes et les travailleurs étrangers qu’elles emploient. Komai donne de nombreux exemples de ces conditions difficiles. Baroo est un travailleur bangladais, venu au Japon pour suivre des cours de langue, auxquels il continue de se rendre en plus de son travail à l’usine, ce qui ne lui laisse aucun temps libre. Il n’a pas non plus d’assurance santé comme les travailleurs japonais et regrette qu’on refuse un lieu de prière pour lui et ses collègues musulmans. Han est coréenne, également venue dans le cadre d’une école de langue et elle s’est endettée pour son voyage et se retrouve par conséquent coincée à la merci de l’entreprise qui l’emploie, sans qu’elle gagne encore d’argent (son salaire est consacré au remboursement et à ses frais quotidiens, car l’entreprise prélève une part pour financer son logement et sa nourriture). Autre élément marquant les conditions de travail des illégaux : les différences de rémunération. Les travailleurs étrangers sont presque systématiquement payés moins que leurs homologues japonais. Ainsi, Komai raconte le cas de Ben et Romy, deux Philippins de 33 et 22 ans qui reçoivent 7000 dollars par an quand les Japonais faisant le même travail qu’eux sont payés 8000. Interrogés, ils étaient réticents à parler de cette différence de salaire de peur que les sociologues venus leur parler ne causent des problèmes. Ils s’en disent satisfaits, car dans leur précédent travail, ils étaient bien moins payés encore et leur employeur d’alors avait une attitude raciste. Rappelons que d’après Komai : « L’existence de discrimination sociale et économique est une réalité et les préjugés servent de mécanismes pour les justifier. La discrimination qui fait que les Asiatiques sont seulement payés le salaire de temps partiels ou seulement employés pour des postes “3K” sert [...] à renforcer les préjugés contre ces gens. » 64 Komai signale l’existence d’un bouche-à-oreille entre Philippins pour trouver des postes mieux rémunérés et de meilleures conditions. Ce qui fait croire à certains auteurs que progressivement les différences avec les Japonais devraient s’égaliser. Face à ce mouvement plutôt favorable, il faut rappeler que la tendance depuis la réforme de la Loi sur l’immigration est à l’exacerbation d’une concurrence de ces travailleurs illégaux avec les Nikkeijin, avantagés par leur possibilité de travailler légalement sans restriction de secteurs (et dans la pratique, c’est avant pour les postes non qualifiés qu’ils 65 seront utilisés). B- Rapports des travailleurs étrangers avec les travailleurs japonais 63 Komai, op. cit., p 136 64 65 Komai, op. cit., p 250 Voir par exemple Kajita, op. cit., p140 Enguix Mélodie - 2007 41 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL Qu’en est-il des rapports des étrangers avec les Japonais ? Nous avons émis l’hypothèse en deuxième partie que le contact important sur le lieu de travail était l’un des moyens concrets pour que le travail joue son rôle d’intégrateur. Cela sera d’autant plus vrai, on l’a dit, que travailleurs étrangers et japonais sont mélangés dans le travail et que les étrangers ne sont pas regroupés entre eux à certains postes. Ce que menace la concentration dans certains secteurs des étrangers. Mori souligne en effet que les étrangers sont particulièrement nombreux dans certains secteurs. En premier lieu, industrie manufacturière et construction, mais aussi, nous dit-il, commerce de gros ou de détail, et restauration. D’une façon générale, ce sont des postes de type “3K” dans des petites entreprises japonaises (alors que l’ancienne génération d’immigrants se trouvait d’abord dans des entreprises tenues par des étrangers). Les entreprises coréennes ou 66 chinoises joueraient un rôle plus marginal. Le cas d’un cuisinier dans un restaurant taiwanais évoqué par Komai nous montre à quel point les relations avec le reste de la société japonaise peuvent être restreintes dans les entreprises ethniques : le Taïwanais ne s’aventure qu’exceptionnellement à l’extérieur de son restaurant, où ils travaillent avec deux Taïwanaises qui sont les deux seules personnes 67 qu’il côtoie. Mais, même s’il y a mixité de fait, il convient de savoir dans quelle mesure il y a échange. Le témoignage d’un ouvrier cité par Komai nous invite à la prudence, en effet celuici explique que, bien qu’il travaille avec des Japonais, leurs discussions sont très limitées. Baroo est un ouvrier bangladais, son visa est lié à un statut d’étudiants (il prend des cours de langues), mais il travaille illégalement et il explique que les seules discussions que lui et les autres travailleurs illégaux aient avec les Japonais qui travaillent avec eux portent 68 sur leur travail. Outre la fréquence de ces échanges, on peut se demander s’ils se font dans de bonnes conditions, sont-ils amicaux ou plutôt froids ? Komai rapporte l’existence d’un racisme chez 69 les ouvriers. Il cite une étude qui montre le décalage en la matière entre cols bleus et cols blancs, les cols bleus acceptant moins facilement les travailleurs immigrés que leurs compatriotes plus qualifiés. Le résultat, nous dit Komai, est assez classique. En effet, le racisme des milieux populaires est un trait qui a été déjà observé par de nombreuses études. Dans la sociologie française, on peut citer celle, pionnière, de Michel Verret (L’Espace ouvrier, Armand Colin, 1979). Rea et Tripier en rendent compte en ces termes : « Pour Michel Verret, la figure de l’immigré hante l’imaginaire ouvrier, en ce qu’il révèle l’insécurité fondamentale de son statut. » 70 Une analyse confirmée par nombre de travaux ultérieurs, Stéphane Beaud et Michel Pialoux y voient : « une tentative ultime de différenciation du droit à l’existence dans un contexte de déclassement structurel du groupe ouvrier. » 66 67 68 69 71 Mori, op. cit., p 168 Komai, op. cit., p121 Komai, op. cit., p 84 Sondage de la Fédération internationale des travailleurs de la chimie et des travailleurs généraux (Nihon Kagaku Energy Rodo Kumiai Kyogikai), cité par Komai, op. cit., p229 70 71 42 Rea et Tripier, op. cit., p 70 Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999,p404 Enguix Mélodie - 2007 III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie Les analyses font donc traditionnellement le lien entre la méfiance des ouvriers et la précarité de leur statut dans un contexte économique et social qui les menace de dégradation. De façon plus générale peut-être, il faut se souvenir que le recours aux travailleurs étrangers est souvent décrit par les employeurs comme une solution à laquelle ils se trouvent acculés et à laquelle ils se résolvent avec une certaine réticence. Réticence qui augure mal de l’accueil réservé aux travailleurs étrangers. Sans trop déborder de notre propos, nous voudrions nous dire un mot du mode de logements des étrangers illégaux. Sans confiner à la formation de ghetto comme on peut le voir aux Etats-Unis (les prix immobiliers assez uniformément élevés empêcheraient ce type de formation au Japon), on retrouve souvent des concentrations dans l’habitat des étrangers, notamment parce que les employeurs fournissent ces logements aux travailleurs « qu’ils soient légaux ou non, ils sont ainsi isolés des Japonais dans leur voisinage et il y 72 a peu de problèmes. » L’école de Chicago a largement souligné l’importance de la localisation géographique dans la formation de communautés ethniques et les liens entre ségrégation spatiales et ségrégation sociale. On peut penser, même s’il n’y a pas, à proprement parler, “ghetto”, que la concentration spatiale des étrangers tout de même réelle au Japon est un obstacle à l’intégration. C- Effets des conditions de travail sur l’intégration des illégaux D’abord, on comprend que les conditions de travail sont pour ces travailleurs le symbole de la différence de considération qu’ont les employeurs pour eux par rapport à d’autres, mais aussi du peu d’importance qu’on leur accorde “humainement” parlant, puisque bien peu est fait politiquement pour améliorer le respect des droits humains de ces travailleurs. Kathianne Hingwan rappelle pourtant que la Constitution japonaise garantit théoriquement les droits de l'Homme à tous les citoyens, ce dont la Cour suprême japonaise a donné une interprétation large, accordant cette garantie aux étrangers comme aux citoyens. Même les illégaux sont donc techniquement couverts par la trame de lois protégeant les droits de l'Homme au Japon. « Mais la réalité est différente, [...] le caractère étranger des illégaux 73 l’emportent sur les autres lois et leurs garanties plus égalitaires. » D’ailleurs, remarque-telle, les étrangers ne peuvent signaler de violations sans risquer la reconduite à la frontière. Mais, dans l’hypothèse où ces conditions s’amélioreraient, pourrait-on en conclure que l’intégration est plus facile ? Il faut signaler que des exemples montrent que l’intégration n’est pas automatique quand les conditions sont bonnes. Komai cite ainsi la cas d’un Philippins de 33 ans dont le travail (vidanger des huiles usagées) n’est pas particulièrement valorisant mais se fait toutefois dans de bonnes conditions et est bien payé. Ce cas de figure (où les conditions de travail sont globalement bonnes) gagnerait à être étudié plus avant. Pour expliquer cela, il faut peut-être revenir sur l’importance du temporaire chez les immigrants illégaux que nous avons exposée en deuxième partie. Tous les immigrants illégaux ne sont pas là temporairement, un certain nombre resteront définitivement ou peut-être simplement pour une durée plus longue qu’estimée au départ. Pourtant, le pays 72 73 Kajita, op. cit., p144 Kathianne Hingwan, « Identity, Otherness and Migrant Labour in Japan », in Goodman, Roger et Neary, Ian (dir.), Case Studies on Human Rights in Japan, Japan Library, 1996, p71 Enguix Mélodie - 2007 43 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL d’accueil persiste à concevoir cette immigration comme temporaire, sans doute parce qu’il la pense moins coûteuse sous cette forme (toutes sortes de coûts, depuis le financement des retraites des travailleurs immigrés ou de l’éducation de leurs enfants, jusqu’au coût que représentent les efforts pour qu’une population accueillie soit intégrée dans de bonnes conditions). Parallèlement, les immigrés eux-mêmes pensent souvent leur séjour comme temporaire, peut-être parce que les rudes conditions dans lesquelles il se fait sont plus faciles à supporter si on croit qu’elles prendront fin bientôt. Peut-être, donc, que cette perspective temporaire, qui s’explique pour partie par la perception de l’immigration par le pays d’accueil et les conditions de travail, freine l’intégration à un autre niveau. Un détour par la théorie de l’assimilation segmentée, proposée par Portes et Zhou, pourra nous permettre d’avancer dans nos conclusions. Comme l’expliquent Rea et Tripier, « La théorie de l’assimilation segmentée distingue trois modes d’incorporation des nouveaux immigrants [...] : le premier est la reproduction du processus d’acculturation rapide associée à une intégration dans la classe moyenne, le deuxième est celui de l’inscription permanente dans la pauvreté et l’intégration dans l’underclass, et, enfin, le troisième associe une inclusion économique rapide et un maintien délibéré de valeurs et de solidarités communautaires. » 74 On peut dire que la tendance actuelle pour cette catégorie de migrants va plutôt dans le sens du deuxième mode, à savoir l’intégration dans une forme d’underclass. On finira par ces mots de Komai, qui étaye cette thèse : « Il est devenu normal de nos jours de traiter ces travailleurs ayant dépassé la durée de leur visa de la même manière que l’on traite les femmes au foyer à temps partiel, les étudiants et les employés dans les plus petites entreprises. Il pourrait sembler de prime abord que notre propos est de dire qu’il n’y a pas d’écart entre les travailleurs étrangers et les Japonais. Mais, en réalité, les travailleurs japonais avec lesquels les étrangers sont comparables sont ceux qui 75 forment les couches les plus basses du marché du travail [...]. » 2- Les Nikkeijin, descendants d’immigrés japonais en Amérique du Sud Les Nikkeijin appartiennent à la nouvelle génération d’immigrés. S’ils sont arrivées récemment ils se distinguent toutefois des travailleurs asiatiques que nous venons d’étudier d’abord parce qu’ils sont d’origine japonaise, ils descendent, on l’a dit, des Japonais émigrés en Amérique du Sud avant la guerre. D’autre part, la réforme de la Loi sur l’immigration leur donne la possibilité d’immigrer au Japon en toute légalité et sans restriction de professions, en fait des candidats avantageux pour les emplois non qualifiés qui jusque là allaient prioritairement aux travailleurs illégaux. Il convient toutefois de rappeler ce que nous ont montré les statistiques dans la première partie, à savoir qu’il existe aussi une immigration illégale en provenance du Pérou et du Brésil. Un travail illégal n’est donc pas exclu. 74 75 44 Rea et Tripier, op. cit., p59 Komai, op. cit., p136 Enguix Mélodie - 2007 III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie La documentation dont nous disposions sur le sujet était restreinte, nos analyses seront donc succinctes. Un certain nombre de similarités existent entre la situation des Nikkeijin et celles des travailleurs illégaux. Sans être aussi extrême, la précarité dans laquelle travaillent la plupart d’entre eux n’en est pas moins réelle. Mori explique ainsi que les Nikkeijin sont souvent embauchés, via des intermédiaires privés, sous des contrats spécifiques illégaux de sous-traitants internes (in-house subcontracts). Mori affirmeque, mêmesous contrats directs, les Nikkeijin ne sont pas traités 76 comme des employés normaux. Là encore, on imagine que ce traitement à deux vitesses est un obstacle symbolique à l’intégration. De plus, les Nikkeijin présentent également des formes de concentration sectorielle. Mori explique par exemple qu’ils sont très présents parmi les artisans ainsi que dans le processus de production (« production process workers »), par exemple dans le chargement ou la livraison. Pour ce qui est de la localisation géographique, pour des raisons similaires à celles que nous avons évoquées dans le cas des travailleurs illégaux, Kajita observent bien l’existence d’une certaine concentration localisée. Que conclure en termes d’intégration ? Le choix de légaliser l’immigration des Nikkeijin était fondé, on l’a dit, sur un raisonnement voulant que ces travailleurs soient, par leur appartenance ethnique japonaise et la maîtrise de la culture japonaise qui y est associée, moins susceptibles de perturber la société japonaise par leur présence et plus à même de s’y incorporer. Ce raisonnement s’est quelque peu émoussé face à la réalité. La culture japonaise des Nikkeijin, en effet, n’est pas restée intacte après des années vécues en Amérique du Sud, un continent fort différent du Japon. Les enquêtes d’opinion semblent révéler que si les Japonais paraissent plus réceptifs à l’idée d’une immigration nikkeijin et adhèrent à la croyance qui veut que ceux-ci fassent partie intégrante de la société japonaise quand ils n’en ont jamais rencontrés, ils changeraient d’avis après une telle rencontre. Ainsi, les Nikkeijin semblent être également renvoyés à leur statut d’étrangers et à leurs différences : « Bien que l’Etat leur ait accordé un traitement préférentiel pour les questions d’immigration du fait de leur origine japonaise, et donc connaissance des coutumes et de la culture japonaises, pour la plupart s’adapter à la culture japonaise reste le principal problème Une Sud-américain expliquait qu’il se sentait traité différemment en dépit de son origine japonaise. Il poursuivit en disant “ parce que nous sommes étrangers au Japon, nous sommes à un rang 77 inférieur à cause de différences de culture ou de langue” » De plus, la concentration dans des secteurs et à des postes plutôt bas de la hiérarchie économique (on a vu que les Nikkeijin viennent généralement se positionner en concurrence des travailleurs illégaux pour des postes difficiles de type “3K”) conforterait l’idée d’une intégration dans les couches les plus basses de la société semble là aussi un des scénarios d’intégration les plus probables. 76 77 Mori, op. cit., p155 Japan Times, 17 avril 1990, cité par Hingwan, op. cit., p69 Enguix Mélodie - 2007 45 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL 3- Le cas des Zainichi : mobilité sociale et place du travail dans la construction de l’identité Pour finir, intéressons-nous à la catégorie des Zainichi, son intérêt vis-à-vis des précédentes est de questionner le rôle du travail lorsque les conditions sont relativement bonnes. Les descendants des étrangers arrivés au Japon avant la guerre, ceux qu’on appellerait en France la troisième génération, essentiellement des Coréens dit Zainichi et des individus d’origine taiwanaise portant la nationalité chinoise, se caractérisent généralement par une assimilation assez avancée. Ils ont en effet adopté un mode de vie globalement japonais, à l’exception de quelques coutumes conservées, ils parlent un japonais qui ne laisse pas soupçonner leur origine. En un mot, leur culture correspond à gros traits à la culture japonaise, signe que le processus d’acculturation a débouché sur une assimilation culturelle. D’ailleurs pour ceux qui ont l’occasion de partir en Corée, ils s’aperçoivent bien vite qu’ils sont étrangers là-bas. De plus, la connaissance de la langue coréenne est limitée chez les jeunes et si certains maîtrisent le coréen, c’est souvent le fruit d’efforts d’apprentissage. Dans ces conditions (et en sachant que les Coréens ne constituent pas au Japon ce qu’on nomme une “minorité visible”), on pourrait penser d’une part que leur intégration est achevée et d’autre part que l’expérience de travail de la troisième génération n’a rien que de très ordinaire. Ainsi que nous avons pu déjà le mentionner, les Zainichi conservent pourtant des identités marquées dont Fukuoka montre qu’elles se sont rarement construites de façon apaisées et restent en forte évolution. Parallèlement, le profil d’emploi de ces personnes comporte bien des particularités et nous verrons que leur expérience de travail est notamment marquée par leur appartenance, ne serait-ce que par la discrimination dont ils sont souvent les victimes. Notre bibliographie concernant les Coréens étant un peu plus diversifiée que pour les autres catégories d’étrangers, nous avons pu avoir les moyens, en plus d’une synthèse des analyses existantes les concernant et de réflexions fondées sur des données quantitatives disponibles, de proposer des conclusions à partir d’une méthode plus qualitative : en effet, deux des ouvrages de la bibliographie comportaient de longs extraits d’entretiens sociologiques dont de nombreux passages étaient consacrés au travail. Bien sûr, je n’ai pas rédigé la grille de ces entretiens, pas plus que je ne les ai réalisés, ce qui incite à rester modeste sur le caractère scientifique des résultats. Néanmoins, il me semble qu’ils apportent un autre éclairage sur la question qui est le bienvenu. Nous verrons donc d’abord les grandes caractéristiques de l’emploi des étrangers résidents et ce qu’elles peuvent montrer de l’intégration de ces étrangers dans la société japonaise et dans un second temps, nous verrons ce que les entretiens montrent du poids du travail dans la construction de l’identité coréenne. A- Les caractéristiques de l’emploi des étrangers résidents a- La place des étrangers résidents dans l’économie japonaise Nous avons vu que généralement les étrangers ne se répartissent pas au hasard au sein de la population active. Leur emploi, à différents égards, est marqué de particularités. Dans le cas des Zainichi, on peut en distinguer deux principales : concentration dans 46 Enguix Mélodie - 2007 III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie certains secteurs de l’économie et importance des indépendants et gérants d’entreprises (entreprises souvent à coloration ethnique). Commençons par les principaux secteurs économiques où sont concentrés les Coréens et Chinois descendants des immigrés d’avant-guerre. Mori les décrit et explique que ceuxci ont évolué : « Les travailleurs du BTP et les occupations traditionnelles comme les vendeurs d’occasion, qui semblaient les plus pertinents comme métiers dominants chez les anciens arrivants dans les années 1930 ont constitué une part de moins en moins grande à mesure des changements structurels de l’économie. Dans les grandes villes, l’ancienne génération d’immigrés employés dans l’industrie manufacturière a perdu son importance relative. A leur tour, les Coréens ont été plus impliqués dans le commerce, le travail de bureau et divers emplois de service, dont beaucoup dans des entreprises qui n’étaient pas tenues par leurs 78 compatriotes. » Il décrit l’existence de différences entre Chinois et Coréens, héritées de l’avant-guerre : les Coréens sont nombreux dans l’artisanat et le travail à la chaîne, mais aussi dans le transport (conducteurs de camion ou de taxi), et beaucoup tiennent des commerces de pachinko (sorte de flipper japonais). Les Chinois sont plutôt cuisiniers, commerçants, travailleurs techniques dans le domaine de la santé, ou bien travaillent dans les services à la personne comme barbiers, tailleurs ou coiffeurs. Il conclut en soulignant l’évolution du profil : « Les postes typiques qu’ils occupaient à la veille de l’arrivée de la nouvelle génération d’immigrants étaient caractérisés par une structure duale. Notamment, une forte majorité dans des entreprises dont ils étaient aussi les gérants. Mais parallèlement, comme la proportion croissante d’employés de bureau et de travailleurs dans le commerce l’indique, ils montrent des signes 79 d’une conversion graduelle aux profils d’emploi des nationaux avec le temps. » George Hicks liste, comme principaux secteurs, l’industrie manufacturière (dans le métal, la machinerie, la chaussure, etc.), la vente et les services (vente en gros, restaurants, night 80 clubs, cafés, pachinko, hôtels, saunas, domaine médical). L’autre caractéristique de l’emploi des étrangers résidents au Japon, c’est l’importance des indépendants et des gérants de petites entreprises. On considère généralement que ce trait est le résultat d’une stratégie de compensation mise en place fréquemment par les immigrés face aux discriminations ou aux limites juridiques dont ils peuvent être victimes. Le phénomène a été étudié en Europe et aux Etats-Unis. Rea et Tripier mentionne à ce propos une étude américaine qui s’est intéressée aux immigrants japonais aux Etats-Unis : 78 Mori, op. cit., p 160 79 Ibid, p 161 80 George Hicks, Japan’s Hidden Apartheid, Ashgate Publishing Limited, 1998 Enguix Mélodie - 2007 47 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL « Edna Bonacich identifie dans l’exclusion systématique de ces minorités ethniques du marché général du travail la cause de la constitution de petits 81 entrepreneurs spécialisés dans des positions qu’elle qualifie d’intermédiaires » Ces entreprises viennent habilement répondre à des demandes de produits spécifiques de la part des consommateurs. Les études désormais classiques de l’équipe de Francis Portes vont un peu plus loin en parlant d’enclave ethnique, à partir d’études sur les communautés cubaines de Miami ou chinoises de New York. « Le marché de l’emploi comporterait trois segments : le primaire, le secondaire et l’enclave ethnique. Pour certaines minorités, les faibles qualifications et la discrimination raciale [on notera que le deuxième point est sans doute le plus pertinent dans le cas des Zainichi] constituent des entraves à l’accès à l’emploi dans le secteur primaire. Elles bloquent les possibilités d’ascension sociale en les reléguant dans des emplois faiblement rémunérés. [...][Les réseaux ethniques] ne sont pas seulement un intermédiaire lors de l’installation, ils deviennent une ressource dans un marché du travail où les opportunités sont 82 inégalement réparties. » Dans la lignée de ces études américaines, Kajita voit aussi dans la discrimination la cause principale de l’importance des gérants de petites entreprises parmi les étrangers : « Les Coréens vivant au Japon ont longtemps été exclus du marché du travail normal par la discrimination économique et sociale, et ainsi ont fondé leurs propres commerces et des entreprises à caractère ethnique [ethnic-oriented]. Par exemple, bien des centres de pachinko, dont les ventes totales dépassent, de façon surprenante, celles de l’industrie de l’acier au Japon, sont gérés par des 83 Coréens. » Ce que confirme Hicks, qui insiste par ailleurs sur la petite taille de ces entreprises : « Parce qu’ils font face à des difficultés pour trouver un emploi, il est naturel que beaucoup de Coréens créent leur propre entreprise. Celles-ci sont généralement de petite taille et précaires, bien que, heureusement, le dynamisme qui caractérise la plupart du temps l’économie japonaise les ait aidées à survivre et 84 parfois même à prospérer. Pour mieux rendre compte de la question de la taille des entreprises coréennes, il cite une étude de O Kyu-Sang : « La taille (et le type) d’opération des hommes d’affaire couvre un éventail large, depuis la grande entreprise, telles les sociétés par actions ou à responsabilité limitée, jusqu’à des entreprises indépendantes et des affaires privées [private 81 Edna Bonacich, « A theory of Middlemen Minorities », in American Sociological Review n°38, 1973, cité par Rea et Tripier, op. cit., p44 82 A propos de Portes et Bach, “What’s an Ethnic Enclave? The Case for Conceptual Clarify », in American Sociological Review n°52, 1987, dans Rea et Tripier, op. cit., p45 83 Kajita, op. cit., p 131 84 Hicks, op. cit., p 124 48 Enguix Mélodie - 2007 III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie concerns]. Certaines emploient des milliers de personnes, tandis que d’autres sont des affaires de famille ou individuelles. Parmi les entreprises coréennes, quelques unes sont des industries qui emploient des centaines de personnes et des entreprises cotées en bourse, mais beaucoup sont très petites, allant jusqu’à 85 de minuscules snacks qui ne peuvent accueillir qu’une poignée de clients. » Que pouvons-nous en conclure en termes d’intégration sociale des étrangers résidents japonais ? D’une part, quel sens, sur le plan de l’intégration sociale, donner à l’existence de ces entreprises ethniques ? D’autre part, comment évolue l’intégration économique et quels effets cela a-t-il sur l’intégration sociale ? La restriction des Coréens à certains secteurs, dans la mesure où elle résulte de différentes discriminations et aussi parce qu’elle tend à circonscrire la présence des étrangers résidents à certains lieux et donc à réduire les échanges avec le reste de la société japonaise, se présente comme un mauvais signe et comme un obstacle potentiel en matière d’intégration. Le diagnostique que fait Mori à ce propos tend toutefois à faire valoir une relative évolution en la matière : les secteurs où travaillent les Coréens et Chinois descendants des immigrés de l’avant-guerre se diversifieraient. On peut donc conclure à un développement de la mobilité sociale de ces groupes, signe d’une meilleure intégration économique On peut faire une remarque similaire à celle de la concentration sectorielle en ce qui concerne les entreprises ethniques. Elles restreignent le contact avec le reste de la société, ce que confirme Kajita : « Ces activités ont aussi renforcé [la] séparation relative [des Zainichi] d’avec les 86 Japonais et ont rendu leur assimilation plus difficile. » Ensuite, les entreprises ethniques ont un double effet du point de vue de notre analyse. D’une part, elles peuvent favoriser une forme de réussite économique parmi les immigrants (comme le montre, par exemple, l’étude de Santelli, dans La Mobilité sociale dans l’immigration, Presses universitaires du Mirail, 2001) offrant ainsi des opportunités de mobilité sociale aux immigrants dont ils seraient dépourvus sinon et on peut penser que cette possibilité pour les immigrés de ne pas rester limités aux places inférieures de la hiérarchie sociale est susceptible de faciliter leur intégration. Cela dit, le principe de l’entreprise ethnique tend logiquement à concentrer les étrangers dans l’espace social, ce qui au contraire pourrait renforcer leur isolement du reste de la société. Nos moyens d’investigations ne nous permettent pas de savoir, dans le cas des Zainichi au Japon, laquelle de ces deux tendances est la plus forte. b- Discrimination à l’embauche des étrangers résidents On a vu que l’un des principaux facteurs de la constitution d’entreprises ethniques est l’existence d’une discrimination qui limite l’accès par d’autres moyens que celui-là à la mobilité sociale. Nous allons nous intéresser de plus près aux formes que peut prendre cette discrimination. 85 O Kyu-San, Zainichi Chisenjin Kigyo Katsudo Keisei Shi (Histoire de la formation des activités entrepreneuriales par les résidents coréens au Japon), Yusankaku, 1992, cité par Hicks, op. cit., p 124 86 Kajita, op. cit., p 132 Enguix Mélodie - 2007 49 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL On recense deux types assez distincts de discrimination, au sens large du terme, en ce qui concerne les étrangers au Japon. D’une part, les limites d’ordre juridique. Dans le cas des résidents étrangers, aucune restriction n’est imposée en termes de secteurs sur l’emploi dans des entreprises privées, ce n’est que pour les postes de la fonction publique ou des entreprise publiques que certaines interdictions peuvent exister. D’autre part, il y a la discrimination que l’on peut observer dans les pratiques des employeurs qui refuseront d’embaucher des salariés étrangers, en dehors de toute réglementation. Nous verrons dans le cas des étrangers présents de longue date quels sont les moyens sur lesquels repose cette discrimination. Commençons par faire le point sur les limites juridiques. Comme l’explique Fukuoka : « Même aujourd'hui le gouvernement continue à renier aux étrangers le droit à l’emploi pour des postes dans l’administration publique sans justifications légales et s’efforce d’entraver la marge de manœuvre des petites autorités locales qui ignorent ses recommandations et font un effort positif pour employer des non Japonais. Depuis 1992, le Ministère de l’éducation a autorisé les personnes de nationalité étrangère à être employées comme enseignants dans des écoles publiques, mais seulement sous un contrat spécifique qui ne les autorise pas à occuper un poste qui implique une autorité administrative, comme celui de principal ou de vice-principal, ni même de participer aux réunions du personnel. Ils sont par conséquent exclus de toute forme de pouvoir ou de prise 87 de décision. » On voit donc que les interdictions portent sur certains types de postes et plus généralement sur la possession d’une forme d’autorité administrative qui se traduit en pratique par la restriction des promotions. Dans le cas des enseignants par exemple, Fukuoka explique que depuis 1992 les professeurs japonais sont kyôku, mais les non Japonais hijôkin kôshi, ce qui signifie littéralement « professeur à mi-temps à plein-temps ». Ce paradoxe aurait pour but de signifier que les non nationaux peuvent travailler à plein temps, mais resteront exclus de la promotion ou de la participation aux réunions comme le sont les enseignants à mi-temps. L’origine légale de ces interdictions semble être contestable pour Fukuoka : « Il n’y a rien dans la loi japonaise qui dise que les étrangers ne peuvent pas devenir fonctionnaires et pourtant le gouvernement japonais ne l’autorise toujours pas par principe. Quand sa position est remise en question, le gouvernement se défend en objectant qu’interdire la fonction publique aux 88 étrangers est “un principe légal indiscutable”. » Komai semble plus nuancé en reconnaissant l’existence d’un désaccord sur la question, mais arrive globalement à la même conclusion « La Loi sur les fonctionnaires de l’Administration ne contient aucune référence claire à la nationalité, mais au niveau du gouvernement central les règlements de l’Autorité du personnel national ont été utilisés pour priver les non Japonais de ce droit et au niveau des gouvernements locaux, les directives bureaucratiques ont appliqué cette politique. Son seul fondement est un document de 1953 du 87 Fukuoka, op. cit., p 19 88 Ibid, p 284 50 Enguix Mélodie - 2007 III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie Premier Secrétaire du Bureau des systèmes légaux du Ministère de la Justice, stipulant que “dans la mesure où ils exercent le pouvoir de l’Etat et participe à la formation de la volonté de l’Etat, l’exigence que les fonctionnaires possèdent la 89 nationalité japonaise est un principe légal naturel. » Komai, comme Fukuoka, souligne toutefois que la réglementation et la pratique ont évolué en la matière. « En fait, au fil des ans, des progrès ont été faits dans l’ouverture de la fonction publique aux personnes ne possédant pas la nationalité japonaise : le gouvernement a progressivement accepté l’emploi dans certains postes d’étrangers possédant des qualifications, comme les médecins ou les infirmières. Des métiers de faible prestige qui n’impliquent pas “l’exercice de l’autorité publique ou la participation à la formation de l’opinion publique”, comme ceux de facteurs, se sont également ouverts aux étrangers. Toutefois, le gouvernement persiste à refuser d’admettre les non nationaux au grade administratif de la fonction publique (ippan shoku), ce qui revient dans les faits à leur refuser tout 90 rôle, même petit, dans l’administration publique. Une évolution dont témoigne également Hicks : « La clause de nationalité a été supprimée pour la Compagnie de télécommunications japonaise en 1978 ; pour un statut complet de professeur dans les universités d’Etat en 1982, bien que le statut de professeur associé pouvait être obtenu auparavant, pour les employés de la Poste en 1984 [...] ; et pour les infirmiers, au niveau national, en 1986[...]. » Pour souligner l’importance des mobilisations dans ces changements, il donne l’exemple de la profession d’avocat. « Pour ce qui est des autres professions, des Coréens ont travaillé dans le champ médical depuis avant la guerre. La clause de nationalité a été levée pour les avocats en 1977, suite à une autre campagne de mobilisation d’ampleur. La figure centrale en fut Kim Kyong-duk. Il avait été diplômé de la faculté de droit de la plus grande université japonaise Waseda, longtemps associée au progressisme [liberalism] et au journalisme d’excellence. Il espérait faire une carrière en journalisme mais s’était aperçu que sa nationalité l’en empêchait. Par conséquent, il s’était tourné vers le droit et passa avec succès le concours judiciaire du Ministère de la Justice, une barrière très rigide qui ne laisse passer que 60 candidats. Cependant, pour devenir avocat, il devait encore suivre une formation de deux ans à l’Institut de recherche et d’apprentissage judiciaire. Lorsqu’il postula pour cela, il fut informé qu’il ne pourrait être admis que s’il acceptait d’être naturalisé. La loi n’excluait pas en soi les avocats de nationalité étrangère, mais la formation était considérée comme une forme d’emploi public 91 dont les étrangers étaient exclus. » 89 Komai, op. cit., p 238 90 Fukuoka, op. cit., p 282 91 Hicks, op. cit., pp 123-124 Enguix Mélodie - 2007 51 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL A la différence d’autres Coréens ou Taïwanais avant lui ayant accepté cette condition et du fait de l’influence de l’éveil de la communauté coréenne des années 1970, il préféra refuser et adresser une pétition à la Cour Suprême demandant le retrait de cette exigence, où il expliquait son choix de devenir un avocat coréen par sa volonté de mettre un terme à une discrimination qu’il a lui-même subie au point d’être tenté de renier ce qu’il avait de coréen. Il fut admis en 1977. La Cour suprême a par la suite nuancé la condition de nationalité japonaise, admettant les exceptions dans des cas estimés appropriés par la Cour Suprême et en pratique, en 1993, 50 avocats d’origine coréenne exerçaient, dont peu avaient été naturalisés. Il faut toutefois rappeler que les gouvernements locaux ont pu avoir des pratiques plus tolérantes. « Dans certains cas, des autorités locales ont embauchés des étrangers dans des postes que le gouvernement central leur refuse encore. Mais la remise en cause est généralement tempérée par la démonstration d’une forme de déférence au centre : les étrangers ont souvent un contrat qui les exclut de toute promotion à des postes plus haut placés, restreint leurs activités à un champ bien spécifique ou, d’une façon ou d’une autre, leur assure un statut inférieur ou leur interdit l’accès à une relative influence » A cette forme légale de restriction de l’emploi des résidents étrangers, s’ajoute, dans le secteur privé, une discrimination à l’embauche relativement fréquente, qui semble établie en règle par certaines entreprises. C’est en particulier le cas dans les grandes entreprises, comme le souligne Mori, ce qui explique que lorsqu’on regarde la taille des structures qui embauchent des étrangers, les PME soient surreprésentées, parallèlement au fait que le privé domine le public du fait des restrictions que l’on a vues. « Par conséquent, après des décennies de séjour au Japon, l’ancienne génération d’immigrants constitue encore un segment du marché du travail d’abord constitué de travailleurs non classiques ou ont tendance à occuper des emplois dans de petites entreprises et dans le secteur indépendant où l’emploi est moins 92 restrictif. » Quels sont les moyens de la discrimination dans la mesure où l’appartenance à la communauté zainichi n’est pas directement visible ? Deux éléments peuvent « marquer » les Zainichi comme tels : le nom et le certificat de recensement familial. Les noms coréens sont très différents phonétiquement des noms japonais. Toutefois, l’utilisation de pseudonymes japonais brouille les cartes. En effet, lors de l’arrivée de la première génération de Coréens, ceux-ci ont été contraints, dans le cadre de la politique d’assimilation qui caractérisait alors le Japon, de changer leurs noms pour des pseudonymes japonais. Même lorsqu’ils choisissent de reprendre leurs noms coréens, les Zainichi en conservent souvent la lecture japonaise (les écritures coréenne et japonaise ont en commun de descendre de l’écriture chinoise, si bien qu’un même caractère autorise une lecture différente dans les différentes langues), faute de parler suffisamment bien coréen pour savoir lire leurs noms dans leur lecture originelle. 92 52 Mori, op. cit., p 168 Enguix Mélodie - 2007 III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie Il faut noter que ces lectures japonaises de noms coréens peuvent parfois ressembler de façon convaincante à des noms japonais. Comme le signale Fukuoka, les sondages montrent que la grand majorité des Zainichi utilisent leurs noms japonais au moins aussi fréquemment que leurs noms coréens, dont un gros tiers utilisent celui-là exclusivement. Par ailleurs, ils n’ont pas toute latitude dans cette utilisation qui est partiellement formalisée : le nom légal doit être utilisé pour les documents officiels (passeports, permis de conduire, etc.) mais le pseudonyme peut être utilisé pour s’inscrire à l’école, pour des transactions commerciales et, enfin, pour trouver un emploi. Ainsi, les Zainichi ont la possibilité de dissimuler ce révélateur de leur origine, s’ils le souhaitent (certains font au contraire le choix de s’afficher). A ce propos, Fukuoka revient sur l’idée largement partagée que la pratique dominante d’utiliser les pseudonymes japonais s’explique par la discrimination (thèse que retiennent en effet les autres auteurs de notre bibliographie) : « On a longtemps cru que le facteur principal qui expliquait ce choix était la volonté d’éviter la discrimination de la part des Japonais, et, en effet, les première et seconde générations de Coréens ont des souvenirs encore vifs d’échecs dans leur recherche d’emploi alors qu’ils utilisaient leurs noms ethniques. Jusqu’à la fin des années 70, il était virtuellement impossible pour les Coréens de trouver un emploi dans une société japonaise, même s’ils sortaient diplômés de l’université. [...] Mes propres conclusions sur la question sont en gros celles qui suivent. La première génération de Coréens ont utilisés leurs noms japonais simplement parce qu’ils y étaient forcés par la politique assimilationniste de la période coloniale. La deuxième génération vivant dans le Japon de l’aprèsguerre n’était plus légalement obligée d’utiliser ses noms japonais, mais s’y sentait contrainte pour éviter la discrimination. Leurs enfants, les membres de la troisième génération, sont maintenant si habitués aux noms japonais qu’ils leur semblent plus “naturels” que leurs noms coréens. Même s’ils développent une forme de conscience politique quant à la signification d’utiliser le nom coréen une fois adultes, ils hésitent à le faire, parce qu’il ne leur semble plus familier. [...] Cela pourrait bien être une indication à quel point l’assimilation est avancée dans 93 la communauté. » L’autre support de la discrimination, c’est le certificat de recensement familial. Une Coréenne en expliquait le fonctionnement lors d’un entretien à Hicks : « Généralement, nous utilisons un CV standardisé pour postuler. L’un des éléments à remplir est le domicile légal. Si vous êtes japonais, vous inscrivez le nom de votre ville d’origine où se trouve le recensement de votre famille, nous, nous devons inscrire notre nationalité. [...]Une fois, j’ai écrit “Kyoto” (ma ville d’origine) à la place de “Coréenne” alors que je voulais désespérément un travail à mi-temps dans une boulangerie [...]. J’y ai travaillé un temps, sous mon pseudonyme japonais, Uno. Cependant, si vous postulez pour un emploi à temps 93 Fukuoka, op. cit., p30 Enguix Mélodie - 2007 53 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL plein, c’est une autre histoire. L’employeur exigera invariablement un certificat de 94 recensement, que je n’ai pas. » Hicks précise également l’existence de limites plus insidieuses à l’emploi des Zainichi, notamment en voyant restreintes leurs occasions de sociabiliser, ce dont il donne un exemple : « Les Coréens voient leurs opportunités d’emploi limitées de façon plus indirecte. Les clubs de golf représentent une extension importante de la vie professionnelle. Il y en a quelque 2000 au Japon, classés hiérarchiquement et dont le premier a un droit d’entrée de 300 millions de yen. La nationalité japonaise est une condition préalable pour intégrer la plupart d’entre eux. » Il cite l’exemple typique d’un club qui exige un certificat de recensement (qui indique la nationalité au lieu de la ville d’origine pour les étrangers) pour repérer les membres coréens qui porteraient des noms japonais. Quelques procès ont eu lieu quisemblent autant de brèches dans ce système, même si de nombreux progrès restent à faire (on notera toutefois que le livre de Hicks date de 1998 et que des évolutions ont pu avoir lieu depuis). On peut aussi mentionner le fait que certaines universités réservent leurs services d’orientation aux étudiants nationaux (au Japon, la recherche d’emploi se fait traditionnellement avant l’obtention du diplôme et avec l’aide active de l’université), ou quand ces services sont par principe ouverts, ils peuvent faire preuve de moins de zèle à l’égard de ces candidats plus difficiles à placer. Nous étudierons plus en détail les effets de cette discrimination dans une seconde sous-partie, mais nous pouvons d’ores et déjà signaler une conclusion de Kajita à ce propos : « Jusqu’à aujourd'hui, la discrimination a encouragé les Coréens à se fondre dans la masse ». 95 Cela dit, cette fusion d’apparence est loin d’être paisible. Les témoignages de Coréens qui cachent leur origine et vivent dans l’angoisse quotidienne que celle-ci soit découverte et qu’ils y perdent amis et emplois (que leurs craintes puissent s’avérer légitimes ou non) sont légion. Notre étude des entretiens menés par Fukuoka nous fera apercevoir que la dissimulation comme l’annonce ne sont jamais des actes neutres de sens ou légers. Par ailleurs, il convient de se souvenir que si des progrès sont visibles en termes d’intégration économique, il serait imprudent de conclure à des progrès symétriques en termes d’intégration sociale. La comparaison internationale nous invite à plus de circonspection. Ainsi, Franklin Frazier, sociologue américain, a mis en lumière l’apparition de ressemblances entre Noirs et Blancs d’un point de vue économique dont découlent d’autres ressemblances dans les modes de vie et les pratiques sociales (à niveau socioéconomique égal). Toutefois, rapportent Tripier et Rea : « Frazier constate que, bien qu’américanisés, les Noirs ne sont pas et ne se sentent pas assimilés. Leur insertion économique et leur acculturation ne sont 96 pas des garants suffisants de leur intégration économique et symbolique. » 94 Hicks, op. cit., p122 95 96 54 Kajita, op. cit., p135 Rea et Tripier, op. cit., p51 Enguix Mélodie - 2007 III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie C’est avec le concept de « frontière raciale » que Frazier entend rendre compte de l’infériorisation durable lisible dans les lois ou les pratiques. Bien sûr, cette étude s’inscrit dans un autre lieu et une autre époque (les années 40) et le contexte social est très différent (les lois qui marquent la frontière raciale américaine sont celles qui autorisent la ségrégation et il serait hâtif de les comparer, par exemple, à celles qui restreignent l’emploi des étrangers au Japon). Quoi qu’il en soit, ce que nous pouvons retenir c’est l’idée qu’il n’y a pas de relation automatique entre intégration politique et symbolique et intégration économique. B- Le poids du travail dans la construction de l’identité des Zainichi Les entretiens réalisés par Fukuoka apportent une lumière intéressante à notre problématique. D’un point de vue méthodologique, ils permettent un détour par le qualitatif (sans préjuger de la scientificité de ce choix méthodologique, dont force est de reconnaître qu’il n’a pas été suivi dans les règles de l’art). Outre, qu’un croisement de plusieurs méthodes est toujours le bienvenu dans la mesure où il multiplie les perspectives sur un même problème, il offre ici une vision un peu plus concrète de la façon dont les Zainichi vivent leur travail et comment celui-ci influe sur leur identité. Ces entretiens permettent de dire de façon tranchée que le moment du travail est essentiel dans la construction de l’identité de ces jeunes, que ce soit lors de la recherche d’emploi ou, une fois l’emploi trouvé, pendant le quotidien du travail. On gardera toutefois à l’esprit cette réserve, l’objet du livre de Fukuoka étant les jeunes coréens, son corpus est composé uniquement de Coréens entrés récemment dans la vie active qui ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la communauté coréenne résidant au Japon actuellement mais bien plutôt de sa jeune génération. Nous allons étudier l’importance du rôle du travail dans la construction de l’identité des jeunes zainichi en deux temps. Nous verrons d’abord que le travail est le lieu d’une prise de conscience pour les jeunes zainichi qu’ils sont, aux yeux de bien des Japonais, différents et par ce regard, ils vont comprendre qu’une forme d’étiquette leur est apposée, avec laquelle ils devront composer. Ensuite, nous verrons que le travail impose pour les Zainichi un certain nombre de choix qui sont liés à leur statut de Zainichi et sont pour eux l’occasion de se positionner par rapport à leur identité assignée et de se construire une identité propre qu’ils auront choisie jusqu’à un certain point. a- Prise de conscience par le travail d’une identité assignée Rendant compte des études interactionnistes sur les communautés noires américaines, Rea et Tripier exposent comment celles-ci ont mis en valeur le lien qui existe entre ethnicité et regard de l’autre : « C’est le regard de l’autre qui fait prendre conscience à un enfant de sa couleur, par exemple, et surtout de la signification sociale de son apparence, qu’il avait jusqu’alors perçue comme une caractéristique personnelle. On ne naît pas noir, 97 on le devient. » Bien sûr, les conditions sont différentes pour les zainichi qui, on l’a dit, ne sont pas au Japon une minorité visible, toutefois cette idée du regard de l’autre comme moteur de la prise de conscience de l’ethnicité demeure pertinente pour ces individus. Les entretiens le font bien ressortir. 97 Rea et Tripier, op. cit., p 73 Enguix Mélodie - 2007 55 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL Or il transparaît très clairement dans la quasi-totalité des entretiens que le moment de l’entrée dans la vie active est aussi celui d’une prise de conscience très forte de ce regard. Il est à noter que chacun, ou presque, des Zainichi interrogés est en mesure de raconter à quel moment et comment il a appris qu’il était coréen. Cela corrobore cette idée qu’on ne naît pas zainichi, on le devient. Bien sûr, ces jeunes avaient fait cette découverte avant leur entrée dans la vie active. Toutefois, ce moment précis est l’occasion d’une pleine prise de conscience du fait (alors que, par le passé, ils avaient pu l’écarter de leurs préoccupations quotidiennes) et aussi l’opportunité de donner un contenu à ce statut (un contenu plus précis quand leur enfance leur a déjà donné l’occasion d’en mettre un). On peut imaginer que ce moment est une étape d’autant plus importante dans cette réalisation de leur « étrangéité » qu’une autre de ces étapes a disparu il y a peu : l’obligation de l’enregistrement des empreintes digitales, expérience qui a marqué des générations de Coréens, a récemment été levée. « Avant d’être diplômée, j’envisageais de trouver un travail dans l’informatique, donc je me suis documentée auprès de l’école et j’ai envoyé mon CV à quatre entreprises d’informatique. Comme nom, j’ai mis “Matsui Kyoko” [son nom japonais] et comme domicile légal, “République de Corée”. Aucune d’entre elles ne m’a laissé ne serait-ce que la chance de m’asseoir dans la salle de l’examen de recrutement. » Elle en conclut : « Ce fut un choc pour moi : après tout, cela n’était pas une bonne chose d’être coréenne. Alors un de mes professeurs m’a appelé et m’a dit “Ecoute, Matsui, il existe une institution financière gérée par des Coréens du Sud qui vivent ici au Japon, qui serait probablement ravie d’avoir quelqu’un avec tes capacités. 98 Pourquoi n’essaies-tu pas ?” » Ainsi, dans le cas de cette jeune fille, il y a eu une prise de conscience au moment du travail d’une forme d’identité assignée négative, contrastant avec l’idée qu’elle s’était faite jusque là où elle se sentait fière d’être un peu à part (tout au moins pendant sa période lycéenne). Dans un premier temps, elle revoit à la baisse ces exigences professionnelles et se replie donc sur cette solution que représente la banque. La prise de conscience n’intervient pas nécessairement dès le début, dans la mesure où les difficultés peuvent par hasard être évitées lors du premier emploi. Un jeune agent immobilier rencontré par Fukuoka en donne l’exemple : au sortir du lycée, il a eu l’opportunité d’entrer dans une banque par l’intermédiaire d’un de ses cousins. Ce n’est qu’après trois ans à ce poste et une démission qu’il rencontra des difficultés. « Un réveil un peu rude suivi. “J’ai commencé à chercher dans des compagnies japonaises, j’ai sélectionné quelques agences immobilières avec une trentaine d’employés et j’ai postulé. J’étais assez sûr de moi, parce que la qualification que j’avais acquise [il possède un diplôme lié au secteur immobilier] était très valorisée dans la profession. J’étais dans une ignorance bienheureuse des dures réalités sociales. » S’en sont suivi différents entretiens qui se sont soldés par des échecs, qui l’ont fait perdre sa confiance puis même « commencer à paniquer ». C’est finalement un employeur qui lui disait avoir un ami coréen et pas de préjugés sur le sujet qui l’a embauché. 98 56 Fukuoka, op. cit, p96 Enguix Mélodie - 2007 III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie Si certaines formes de discrimination se dissimulent tant que possible, il est bon de signaler que celles-ci sont régulièrement très explicites et incontestables. Une infirmière, de mère japonaise et de père coréen qui a pu obtenir par conséquent la nationalité japonaise, racontait à Yasunori Fukuoka comment le sujet de la nationalité était survenu lors d’un entretien de recrutement qui devait être de routine car il s’accompagnait d’un examen par lequel s’exerçait la véritable sélection. Elle passait l’entretien avec deux de ses connaissances : une Japonaise qui comme elle avait été prise et qui lui avait rapporté l’air de mépris qu’avaient eu les examinateurs en évoquant cette question, ainsi qu’une Coréenne qui avait été refusée. D’ailleurs, autre élément montre la possibilité d’exercer explicitement une discrimination. L’excuse fréquemment utilisée par les employeurs en Europe pour justifier des discriminations à l’embauche qu’ils pratiquent est de parler d’un choix pragmatique et commercial qui veut avant tout éviter de faire fuir le client, sans que le racisme des 99 employeurs soit en cause. Si les études tendent à montrer le peu de crédit à lui accorder , il faut noter que cet argument là ne tient guère dans le cas des Zainichi tant ilsont toute latitude de cacher leurs origines aux clients et que cette chance ne leur est souvent pas donnée. Les employeurs japonais ne semblent pas se référer à cette excuse, pas plus qu’ils ne semblent en avoir besoin dans le contexte japonais. Il semblerait que la discrimination n’a guère à être légitimée. Ces éléments nous semblent des particularités notables du contexte japonais. De façon similaire, les cas de discrimination radicales semblent fréquents : les différents entretiens comportent plusieurs exemples de personnes renvoyées quelques temps après avoir été embauchées sans avoir signalé leur origine, quand leur direction s’en est aperçue car elles ne pouvaient fournir le fameux certificat de recensement. Certains qui ne connaissent que peu de difficultés vont souvent prendre conscience de la discrimination dans la mesure où ils se voient dire qu’ils sont embauchés en dépit de leur nationalité. Ainsi, Yumi Lee, après avoir occupé différents emplois et rencontrés régulièrement des difficultés : « J’ai vu une annonce dans le journal recherchant des guides interprètes pour la Compagnie internationale du textile. A cette époque, je savais déjà qu’étant coréenne je serais désavantagée. Et malgré cela, je postulais en espérant que mon anglais l’emporterait. Les personnes qui conduisaient l’entretien semblaient impressionnées par mon anglais et mon expérience comme hôtesse de l’air. Quand j’ai été prise pour le poste, on m’a dit : “En principe, nous n’acceptons pas les Coréens. Cela dit, nous avons décidé de faire une exception spécialement 100 pour vous.” » De même, une secrétaire racontait qu’elle s’est régulièrement vue dire par des entreprises 101 que son dossier était excellent, mais que l’entreprise ne prenait pas d’étrangers. Un exemple proche est celui d’une jeune infirmière, Yoshiko, qui raconte qu’elle a d’emblée affiché sa nationalité lors de son recrutement et que ses examinateurs lui ont dit 99 John Wrench, « Des problèmes dans le passage de lécole à l'emploi chez les jeunes issus de l'immigration au Royaume- Uni », in Aubert, France, Tripier, Maryse, Vourc’h, François (dir.), Jeunes issus de l’immigration- De l’école à l’emploi, L’Harmattan - CIEMI, 1997 100 101 Hicks, op. cit., p121 Fukuoka, op.cit., p 159 Enguix Mélodie - 2007 57 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL être indifférents. Elle considère toutefois qu’elle ne doit ses facilités pour trouver un emploi qu’aux pénuries du secteur, d’autant qu’elle ne postulait que pour un emploi temporaire : « S’il y avait une abondance d’infirmières, s’il y avait tellement d’infirmières que l’on pouvait choisir, ils n’embaucheraient pas des gens comme moi dans un hôpital national, j’en suis absolument certaine. Il se trouve juste qu’il y a une 102 pénurie d’infirmières en ce moment. » Les difficultés que rencontrent les Zainichi ne s’arrêtent pas toujours une fois l’emploi trouvé. S’ils ont dû annoncer leur origine au moment de l’embauche, le fait qu’ils aient passé cette épreuve augure d’un quotidien plus facile, même si les exceptions existent. S’ils ont eu la possibilité de cacher leur appartenance, ils peuvent craindre qu’elle ne soit découverte, d’où une certaine tension au quotidien. Dans tous les cas, le racisme n’est pas absent sans, bien sûr, être systématique. Ainsi, Mi-Young-Ja s’est repliée sur un poste d’assistante à temps partiel pour éviter d’avoir à fournir un certificat de recensement, après avoir passé des mois à chercher un travail. Elle travaille donc dans une entreprise japonaise, sous son pseudonyme japonais, en dissimulant sa nationalité. Elle raconte comment un de ses collègues se moquer d’elle : il disait sentir l’ail sur son passage, arguant qu’elle avait dû manger trop de kimchi, un plat coréen typique pour les Japonais. Ou bien il lui disait qu’elle parlait bizarrement, sans doute parce qu’elle régressait à sa langue maternelle, façons de sous-entendre qu’il connaissait ses origines et de s’en moquer. Elle a préféré feindre ne pas comprendre ces menaces voilées. Sans aller jusqu’au racisme, les Coréens affichés sont parfois traités d’une façon qui tend à les particulariser. Un postier raconte par exemple comment, suite à des consignes de sa direction, il était systématiquement appelé “Monsieur” quand la pratique voulait que 103 les employés s’appellent par leurs noms seuls, y compris par ses supérieurs. Ainsi, le processus de recherche d’emploi et parfois l’emploi lui-même sont l’occasion pour les Zainichi de prendre conscience de l’identité sociale que leur assigne la société, empreinte de dimensions négatives, avec laquelle ils devront composer. Cela signifie aussi pour eux avoir la preuve de l’existence incontestable de discrimination à l’égard des Zainichi. Il leur est souvent difficile de rester indifférents face à cette discrimination. C’est donc l’occasion pour eux de réfléchir à leur ethnicité, voire de s’engager politiquement en rapport avec elle. Dans ces deux cas, l’identité qu’ils vont se construire va être modifiée. Et c’est justement cette part de construction par l’individu que nous allons étudier plus en détail, en nous intéressant plus particulièrement à ces moments où le travail impose de faire des choix constitutifs d’une appropriation et d’une reconstruction d’une identité assignée. b- Prise de position au travail et appropriation de l’identité La discrimination vécue, parce qu’elle est incontestable et qu’elle ne peut pas les laisser tout à fait indifférents et différentes situations propres au travail imposent aux Zainichi de prendre position quant à leur identité assignée et à leur situation. Ils doivent choisir de s’afficher plus ou moins comme coréens à travers le choix du nom qu’ils vont utiliser et des personnes qu’ils vont informer de leur origine. Ce sont deux 102 Fukuoka, op.cit., p247 103 58 Fukuoka, op. cit. p79 Enguix Mélodie - 2007 III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie questions qui se posent tout au long de la vie des Zainichi, presque à chaque rencontre, mais ils tendent à routiniser ces choix. Un nouvel emploi est l’occasion d’une remise à plat. La plupart des jeunes interrogés racontent en effet comment l’emploi de tel ou tel nom a été un choix réfléchi, qui compose avec trois données principales : la familiarité des noms à leur oreille, la volonté de se construire une identité explicitement coréenne et de refuser d’avoir honte, la peur de la discrimination ou d’autres obstacles de type professionnels. Il s’agit parfois même d’un véritable engagement. Ainsi, Kwon Dae-Soon indique avoir saisi cette opportunité de passer à la lecture coréenne de son nom, parce qu’en temps que membre à part entière de la société, en tant que travailleur et non plus étudiant, et dans la mesure où il allait avoir un emploi bien placé en contact avec un grand nombre de personnes et où il ferait un travail de qualité, il serait un exemple d’un bon professionnel coréen. « J’avais l’idée un peu prétentieuse que ce serait ma petite contribution pour résoudre le 104 problème ethnique coréen au Japon. » Au contraire, le choix pour éviter les discriminations de taire ses origines peut conduire les Zainichi à jongler, dans les différents moments de leur quotidien, entre différentes identités, sorte de schizophrénie un peu éprouvante. L’expérience de Mi-Young-Ja en la matière est commune à beaucoup de Zainichi : « En compagnie de la plupart des Japonais, j’étais japonaise. A la maison, j’étais coréenne. Et avec mes amis les plus proches, j’étais une Coréenne zainichi. » 105 Autre choix, celui de la réaction au contexte d’emploi difficile. Certains jeunes s’y résignent et composent avec les opportunités plus simples. On a donné l’exemple de cette assistante qui s’est résolu à un emploi temporaire. Beaucoup choisissent aussi des postes dans des entreprises étrangères, plus tolérantes, ou gérées par des Coréens. Le choix s’est posé de façon aiguë à cet homme qui voulait être postier à l’époque où les restrictions officielles existaient encore. Alors qu’il pensait abandonner, une lycéenne du 106 lycée spécialisé dans l’accueil des burakumin où il allait (ce qui explique que le jeune homme est son amie aient déjà été sensibilisés aux enjeux de la discrimination), lui a dit : « mais je croyais que tu te battais contre les discriminations ». Ce qu’il choisit finalement de faire, contribuant ainsi par des pétitions à faire lever l’interdiction. Au contraire, d’autres jeunes refusent cette discrimination et obtiennent parfois des postes à force d’ambition. Telle Yumi Lee, devenue hôtesse de l’air, après bien des refus par différentes compagnies : « Je ne voulais pas simplement d’un emploi qui, parce que je suis une femme coréenne, requière seulement des tâches de routine et du travail de bureau ordinaire. Je voulais quelque chose qui nécessite que ce soit moi, avec mes 107 compétences. » Kwon Dae-Soon dont nous avons déjà parlé a, lui, obtenu un poste haut placé dans une banque après de très bonnes études. 104 105 106 Ibid, p 117 Ibid, p157 Les burakumin sont les descendants des classes considérées comme impures parce qu’elles avaient des métiers en rapport avec le sang qui souffrent encore d’exclusion. 107 Hicks, op. cit., p121 Enguix Mélodie - 2007 59 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL On peut les considérer comme des représentants de ceux que Fukuoka considère porteur d’une identité de type individualiste, qui cherchent d’abord l’expression de soi et veulent avant tout se trouver une situation, ce qui revient à lutter contre la discrimination à leur propre échelle et faire avancer la question des Zainichi à leur niveau, par leur propre 108 mobilité sociale ascendante. Enfin, certains vont vouloir faire de leur travail le lieu de leur mobilisation pour la communauté, sous différentes formes selon le sens qu’ils donnent à cet engagement et leur vision de la communauté. L’une des personnes interrogées est tout simplement un activiste qui travaille à la Société de la jeunesse coréenne au Japon, à laquelle il consacre le plus clair de son temps. Il considère son engagement comme nécessaire car il croit qu’il faut que les jeunes coréens connaissent leur culture, mais aussi parce qu’il pense avoir créé pour les Coréens un environnement qui leur permette de vivre normalement en médiatisant une réflexion politique sur les Zainichi, pour améliorer ce qu’il considère comme son pays, le Japon. Une autre Zainichi a elle choisi le biais de la transmission culturelle en donnant des cours de coréen à des adultes ou enfants zainichi. Un troisième considère que c’est au niveau local que doit se jouer la lutte contre les problèmes des Coréens, qu’il identifie entre autres dans la pauvreté et le manque d’infrastructures dans sa localité. C’est pourquoi il travaille dans une entreprise coréenne 109 qui construit ces infrastructures. Ainsi, on voit que le travail chez les Zainichi est un lieu important de la construction de l’identité, dans la mesure où ils y sont confrontés à une identité assignée et se trouvent dans les faits invités à réfléchir en conséquence à ce que leur statut de Zainichi signifie à leurs yeux, à faire différents choix qui participeront à l’identité qu’ils veulent projeter, à réagir face aux discriminations et éventuellement à se mobiliser contre elle. Il est difficile de savoir dans quelle direction va évoluer la question des Zainichi, cela dit il semble que la majorité de ces jeunes parviennent après quelques années à se construire une identité dans laquelle ils s’approprient l’étiquette de Coréens qu’on leur appose et parviennent à un compromis qui les laissent relativement apaisés et permet à beaucoup d’entre eux d’afficher leur nationalité, publicité qui est vraisemblablement nécessaire pour que la perception du reste de la société japonaise évolue. Ce compromis satisfaisant donc pourrait être le fondement d’une meilleure intégration des Zainichi. Ainsi, notre typologie nous montre trois groupes pour les quels le travail joue très différemment dans le processus d’intégration, de façon assez logique car leurs conditions de travail diffèrent et, en dehors du travail, leur accueil dans la société et leurs caractéristiques intrinsèques varient. On gardera toutefois à l’esprit que les déséquilibres qui existaient dans notre bibliographie selon le groupe concerné n’ont pas permis un examen aussi poussé pour chaque catégorie. Il aurait été intéressant par exemple d’avoir le même type de données qualitatives que pour les Zainichi concernant les travailleurs illégaux pour mieux savoir comment ils conçoivent leur identité et si le travail vient la modifier. La comparaison doit donc rester prudente. 108 109 60 Fukuoka, op. cit, p 55 Ibid, respectivementp 87, p184, p 66 Enguix Mélodie - 2007 III- Obstacles à l’intégration par le travail au Japon : une typologie Ainsi, en guise de bilan, on peut apporter deux formes de remises en question de notre hypothèse de départ. D’abord, notre questionnement était fondé sur une prémisse qui doit être interrogée. Ce qui suscitait notre intérêt pour ce sujet de l’intégration par le travail des étrangers au Japon était le croisement d’enjeux économiques et sociologiques, croisement dont le cœur liait la présence des immigrés à leur légitimation dans le débat public par leur utilité économique. Il nous semblait à ce titre que prouver l’utilité économique des immigrés était doublement intéressant, car ils pourraient alors trouver dans leur travail, en même temps que la légitimité, un vecteur d’intégration. C’est ce que nous avons remis en question avec l’aide des analyses d’Abdelmalek Sayad. Si l’utilité économique est le cœur de la légitimation de la présence des étrangers, cela est, au contraire, précisément le signe que l’accueil des étrangers n’est qu’une tolérance, tolérance en dépit de réticences sur d’autres plans que l’économie. Au Japon, c’est l’idée des étrangers comme menace de l’homogénéité, elle-même garante de l’harmonie sociale. Ainsi, même si l’on pouvait donner la preuve incontestable que les étrangers sont indispensables, la légitimation de ceux-ci par leur travail reste conditionnelle et temporaire. Le cas japonais montre que, d’une part, c’est un mauvais fondement pour l’intégration ; d’autre part, cet argumentaire est le signe d’une intolérance à chercher ailleurs dans la société qui, elle-même, est un obstacle à l’intégration. Ensuite, il convient de réévaluer une deuxième hypothèse, celle qui voyait dans le travail un vecteur efficace d’intégration une fois quelques conditions minimales requises. Hypothèse que l’on a pu résumer à traits rapides par la question de savoir si dans le mécanisme, la condition est suffisante ou nécessaire. Il semble à la lumière de ce mémoire que, même quand le travail se fait dans de bonnes conditions, sa fonction intégratrice n’ait rien d’automatique. On peut citer notamment comme contre-exemple que des travailleurs étrangers avec un statut stable et relativement bien payés vont parfois rester isolés des travailleurs japonais, ce qui peut être le résultat de préjugés nés en dehors du travail. Autre situation qui illustre notre propos : même les Coréens zainichi quiconnaissent peu de difficultés d’emploi et une réussite économique se posent la question du sens de leur ethnicité. Cette idée nous invite simplement à insérer le travail dans son contexte. Le travail est baigné dans du hors-travail, les enjeux de la société traverse l’espace de l’emploi. Des préjugés, des identités construits ailleurs influent sur le travail et son rôle dans l’intégration. Et c’est pourquoi un Coréen qui ne connaît pas de discrimination, qui réussit socialement, qui est satisfait de son identité refuse d’envisager une naturalisation, parce que, expliquet-il à Fukuoka, au Japon, elle signifie perdre tout lien avec son ethnicité et on a vu combien le lourd passé des Coréens avec le Japon rend difficile une intégration qui fait oublier les origines. On peut dès lors tenter de renverser notre problématique de départ. Plutôt que de chercher ce qui dans le travail tend à rendre pareil, à intégrer, on peut s’intéresser à ce qui dans le travail construit les étrangers dans leurs différences. Par la discrimination et le racisme qui sont autant d’étiquettes qui assignent une identité, par la concentration géographique ou sectorielle qui fait du travail le lieu d’un entre-soi, d’une communauté de vie entre étrangers, le travail peut construire de la différence. Pour les travailleurs illégaux, ces deux tendances, intégratrice et ségrégatrice, semblent bien travailler en sens contraires, même si le débat scientifique sur les entreprises ethniques Enguix Mélodie - 2007 61 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL qui sont à la fois facteurs de repli sur la communauté et vecteur de mobilité sociale, invite à la nuance. Le cas des Zainichi montre, lui, que ces tendances sont réconciliables. Si on ne peut sérieusement encourager la discrimination à l’embauche, il faut admettre que celle-ci paraît aussi permettre une prise de conscience et un processus de construction identitaire. Et cette construction même, qui, dans un premier temps, prend des allures de différenciation, peut devenir une étape nécessaire vers une vraie intégration. Cette étape pourrait bien être plus efficace que la dissimulation rigoureuse et la discrétion qui ont longtemps été la stratégie des Zainichi et ne les laissaient pas apaisés, puisqu’ils étaient toujours les témoins d’un racisme ou d’une intolérance pour la différence face auxquels ils ne pouvaient que se taire. Ainsi le travail semble l’un des moments et lieux clés dans la construction d’une identité plus satisfaisante pour les Zainichi, plus positive et plus assumée. Reste à savoir si la visibilité qui en découle saura imposer une réflexion des Japonais sur la possibilité d’une forme de pluralisme culturel, qui en réduisant les tensions identitaires pourrait peut-être mener, à terme, à une intégration véritable. 62 Enguix Mélodie - 2007 Bibliographie Bibliographie Sur l’immigration au Japon Fukuoka, Yasunori, Lives of Young Koreans in Japan, Trans Pacific Press, 2002 Komai, Hiroshi, Migrant Workers In Japan, Kegan Paul International Limited, 1993 Mori, Hiromi, Immigration Policy and Foreign Workers In Japan, Macmillan Press Ltd, 1997 Shimada, Haruo, Japan’s Guest Workers, University of Tokyo Press 1994 Hicks, George, Japan’s Hidden Apartheid, Ashgate Publishing Limited, 1998 Sellek, Yoko, Migrant Labour In Japan, Palgrave Macmillan, 2001 Weiner, Myron et Hanami, Tadashi, Temporary workers or future citizens, Macmillan Press Ltd, 1998 Sur des questions plus générales à propos du Japon Japan Institute for Labour Policy and Training, Labour Situation and Analysis: a General Overview of 2006-2007, JIL, 2006 Goodman, Roger et Neary, Ian (dir.), Case Studies on Human Rights in Japan, Japan Library, 1996 Moore, Joe (dir.) The Other Japan - Conflicts, Compromise and Resistance since 1945, BULLETIN of Concerned Asian scholars, 1997 Mouer, Ross and Kawanishi, Hirosuke, A Sociology of Work In Japan, Cambridge University Press, 2005 Mari, Sako and Hiroki, Sato (dir), Japanese Labour and Management in Transition: Diversity, flexibility and participation, Routledge, 1998 Sur l’immigration en général Aubert, France, Tripier, Maryse, Vourc’h, François (dir.), Jeunes issus de l’immigrationDe l’école à l’emploi, L’Harmattan-CIEMI, 1997 Enguix Mélodie - 2007 63 INTÉGRATION DES ÉTRANGERS AU JAPON : LE RÔLE DU TRAVAIL Dewitte, Philippe (dir), Immigration et intégration - L’état des savoirs, La Découverte, 1999 Sayad, Abdelmalek, L’immigration ou Les Paradoxes de l’altérité, Editions Universitaires, 1991 Khellil, Mohand, Sociologie de l’intégration, PUF, 2005 Mestiri, Ezzedine, L’immigration, La Découverte, 1990 Rea, Andrea et Tripier Maryse, Sociologie de l’immigration, La Découverte, 2003 Migration and the Labour Market in Asia, OCDE, 2003 Sur le travail Flacher, Bruno, Travail et intégration, Bréal, 2002 64 Enguix Mélodie - 2007 Résumé Résumé Ce mémoire s'intéresse aux effets du travail sur l'intégration des étrangers au Japon. Il commence par esquisser un portait de la population étrangère au Japon (descendants des immigrés d'avant la Seconde Guerre mondiale, dont les Coréens zainichi, nouvelles générations formées d’immigrés légaux, comme les Nikkeijin, ou de travailleurs clandestins d’Asie ou du Moyen Orient) et du contexte d'accueil de ces étrangers. Il recense ensuite les mécanismes par lesquels le travail joue son rôle d'intégration et comment ceux-ci fonctionnent au Japon et dans quelle mesure certaines conditions de travail peuvent y faire obstacle. En particulier, le travail insère l’individu dans la société comme utile à la collectivité. Cela est d’autant plus important pour les étrangers : le débat public japonais est marqué par l'argument de l'utilité économique des immigrés comme force de travail dans le contexte d'une démographie faiblissante, argument qui d'un même geste fait du travail le vecteur de légitimation de la présence des étrangers. A la lumière des analyses d’Abdelmalek Sayad, on voit toutefois que cette légitimation n’est au mieux qu’une tolérance conditionnelle et temporaire. Enfin, le mémoire s'intéresse à l'intégration par le travail de trois catégories d'étrangers dont les conditions d'intégration diffèrent sensiblement: les Coréens zainichi, descendant de la génération immigrée avant la Seconde Guerre mondiale, lesimmigrés plus récents en situation légale et les illégaux. Le cas des Coréens montre l'importance du travail dans le construction de l'identité des étrangers. Mots-clés immigration, étrangers, Japon, travail, intégration, socialisation, zainichi, Coréens, racisme, discrimination à l’embauche, construction identitaire Enguix Mélodie - 2007 65