De Gaulle et la construction européenne (1958-1969) - e

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De Gaulle et la construction européenne (1958-1969) - e
De Gaulle et la construction européenne (1958-1969):
de la difficulté et des limites de l'approche biographique d'un grand personnage
Laurent Warlouzet, maître de conférences à l’Université d’Artois/CREHS1
Dans l’histoire contemporaine de la France, le général de Gaulle s’impose comme la figure
par excellence du grand homme. Son parcours politique dépasse celui de bien des chefs d'État car
de Gaulle s'est d'abord imposé à la tête d'un État virtuel, la France libre, dont le crédit initial repose
largement sur son seul volontarisme. Chef de la France combattante puis Président du Conseil de
1940 à 1946, il revient au pouvoir en 1958, pour dominer le pays jusqu'en 1969. Là encore, il
accède à la tête de l'État en raison de circonstances difficiles, celles de la guerre d'Algérie et d'un
risque de guerre civile. Au-delà de ces seize années de pouvoir, de Gaulle impose aussi une
personnalité forte et originale dans le personnel politique des démocraties libérales. Par la magie du
verbe, il parvient à démultiplier son influence et celle de la France, en exprimant un programme
ambitieux. Il incarne les aspirations d'une France multiséculaire en s'élevant au-dessus des joutes
partisanes. Bien plus, de Gaulle n'impose pas seulement un discours mais laisse un héritage très
largement consensuel dans ses caractéristiques essentielles2. La restauration de la légitimité
démocratique et républicaine en 1940-1944, l'établissement d'un régime stable en 1958 -contesté à
l'époque mais aujourd'hui moins critiqué, et enfin l'affirmation d'une politique de "Grandeur" sont
des legs centraux dans la création d'une culture politique nationale majoritaire. Enfin, la figure du
général de Gaulle s'impose dans l'inconscient collectif par ses paradoxes mêmes. Attaché aux
valeurs catholiques traditionnelles léguées par sa famille, y compris une certaine nostalgie de la
monarchie, de Gaulle restaure à deux reprises la légitimité républicaine (en 1940-44 puis en 1958),
puis accorde aux femmes le droit de vote (1944) et la contraception (1967).
Dès lors, faire l’histoire du général de Gaulle, étudier son œuvre par l’approche biographique
s’avère particulièrement difficile pour les historiens comme le remarque Pierre Nora: « Comment
faire l’histoire d’un mythe, d’un personnage qui s’est voulu et qui a été mythique, sans se faire le
prisonnier du mythe et sans y être pour autant extérieur au point d’en masquer la vérité du
personnage ? »3. Face à un tel personnage, l’approche biographique nécessite de surmonter trois
écueils : la reconstruction consensuelle de l’œuvre du général de Gaulle dans la mémoire collective
française, la domination du champ des études gaulliennes par les nombreux écrits du général luimême et par les témoignages de ses anciens compagnons, et enfin la multiplicité des études
historiques de référence déjà menées sur de Gaulle, notamment les très bonnes biographies déjà
existantes en France comme à l'étranger4.
Pourtant, il est possible de renouveler l'étude biographique du général de Gaulle grâce à
l'éloignement croissant des historiens face à leur objet d'étude. Cet effet chronologique autorise le
traitement d'une mémoire moins passionnelle, surtout depuis le retrait du pouvoir des gaullistes
historiques, au pouvoir pendant de nombreuses années. L'ancien président de la République Jacques
Chirac, qui a quitté le pouvoir en 2007, était ainsi l'ancien secrétaire d'État aux affaires sociales du
général de Gaulle en 1967-68.
Dans le domaine de l'histoire de la construction européenne, la tâche est particulièrement
difficile en raison de la constance et de la cohérence de la doctrine gaullienne, exposée à de
multiples reprises entre 1958 et 1969, et des prises de position particulièrement spectaculaires et
abondamment étudiées du président français5. Cependant, l'histoire de la construction européenne
est un domaine neuf, qui a connu un renouvellement profond de son historiographie, avec le
1
Cet article est fondé sur sa thèse de doctorat et des recherches ultérieures : Laurent Warlouzet, Le choix de la CEE
par la France. L'Europe économique en débat, Paris, Igpde-Cheff, 2011, 555 p.
2
Jean-Pierre Rioux, « Le Souverain en mémoire (1969-1990) », in Institut Charles de Gaulle, De Gaulle en son siècle,
volume 1 : Dans la mémoire des hommes et des peuples, Paris, Plon, 1991, p. 303.
3
Pierre Nora, « L’historien devant de Gaulle », in Institut Charles de Gaulle, op. cit., p. 176.
4
Jean Lacouture, De Gaulle, trois volumes, Paris, Seuil, 1984-86 ; Éric Roussel, De Gaulle, Paris, Gallimard, 2002 ;
Julian Jackson, De Gaulle, Londres, Haus Publishing, 2003.
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développement de nouvelles approches6. L'ouverture de nouvelles archives renforce encore ce
phénomène de révision des conceptions antérieures. Ainsi, après une analyse des difficultés de
l'application de l'approche biographique à la figure du général de Gaulle, l'étude des interactions
entre de Gaulle et le processus de construction européenne permettra d'évoquer les pistes de
renouvellement d'étude de ce personnage.
I – L'approche biographique du grand homme
Faire l’histoire du général de Gaulle suppose de maîtriser les trois dimensions du personnage :
c’est d’abord un intellectuel et redoutable communicant, créateur de sa propre mémoire historique ;
c’est aussi un homme politique consensuel et, enfin, un mythe national.
De Gaulle créateur d’une mémoire gaulliste
La vision historique du général de Gaulle est marquée par deux principes
complémentaires7. De Gaulle refuse le déterminisme ou le fatalisme. Il affirme au contraire la
liberté du sujet historique, la nécessité d'un volontarisme individuel et collectif pour changer le
cours des évènements. L'histoire est donc pour lui une source de mythes mobilisateurs, d’une
morale et d'un discours volontariste, porté par la magie du verbe. Il développe une vision à la fois
idéaliste et passionnelle d'un côté, volontariste et donc pragmatique de l'autre, ces deux éléments
étant au service d'une même ambition pour ce qui est au cœur de sa réflexion historique, la France.
Cette vision est explicitée très clairement dès le premier tome de ses mémoires lorsqu’il évoque son
« idée de la France » qui repose sur l’exigence de « grandeur »8 . Cet impératif, c'est-à-dire le fait
pour la France d'être une force de premier plan dans l'histoire mondiale, résulte donc d'une intuition,
d’un attachement spirituel tout autant que d'un raisonnement rationnel.
Cette ambition est au service d'une histoire de France consensuelle car elle associe tradition et
révolution. Comme Marc Bloch9, de Gaulle accepte comme constitutif de l'identité française tout à
la fois l'héritage de la droite et celui de la gauche, pourvu qu'ils contribuent à cette "grandeur". Cette
vision de l'histoire est consensuelle car elle est à la fois cohérente -elle repose sur une très grande
culture historique, œcuménique et mobilisatrice. Elle a eu un succès d'autant plus important que
c'est le général de Gaulle lui-même qui l'a promu, à travers ses écrits.
De Gaulle a mis en scène son rôle dans l'histoire par des publications importantes. Ses
nombreuses publications de l’Entre-deux-guerres avaient contribuées à le faire connaître comme un
militaire à la réflexion puissante et originale10. La dimension d’homme d’État intervient après son
premier retrait de vie politique, en 1953. Dès 1954, il commence à publier ses mémoires. Elles
commencent par cette description célèbre de la vision de la France qui annonce l'ambition de cette
fresque. Il s'agit de montrer comment de Gaulle a restauré la France éternelle, inscrivant son nom en
lettre d'or ainsi dans une histoire séculaire. Après son second retrait du pouvoir, en avril 1969, de
5
On citera simplement deux ouvrages incontournables, l’un issu d’une thèse et sorti alors que de Gaulle était encore au
pouvoir, le second étant l’étude historique actuelle de référence : Edmond Jouve, Le général de Gaulle et la
construction de l’Europe (1940-1966), Paris, LGDJ, 1967; Maurice Vaïsse, La Grandeur. Politique étrangère du
général de Gaulle, 1958-1969, Paris, Fayard, 1998.
6
Gérard Bossuat, Éric Bussière, Robert Frank, Wilfried Loth, Antonio Varsori (éd.) L’expérience européenne. 50 ans
de construction de l’Europe. 1957-2007. Des historiens en dialogue, Bruxelles, Bruylant, 2010, 510 p.
7
Voir notamment: François Bédarida, « L’histoire dans la pensée et dans l’action du général de Gaulle », in Institut
Charles de Gaulle (dir.), De Gaulle en siècle. Vol.1 Dans la mémoire des hommes et des peuples, Paris, Plon, 1991,
pp. 141-147.
8
Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. 1, L’appel : 1940-1942, Plon, 1954, p. 267-268.
9
Marc Bloch, L’Etrange défaite, p.183 : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de
France : ceux qui refusent de vibrer au sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la
Fédération ».
10
La discorde chez l’ennemi, 1924 ; Le Fil de l’épée, 1932 ; Vers l’armée de métier, 1934 ; La France et son armée,
1938.
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Gaulle reprend immédiatement le travail et publie rapidement un nouvel exemplaire de ses
mémoires. Il construit sa propre mémoire en refusant de s'exprimer publiquement et en partant en
Irlande pendant la campagne présidentielle11. Il meurt avant d'avoir pu terminer ses mémoires12.
Cependant, ces dernières restent encore aujourd'hui une source centrale pour l'étude de l'œuvre du
général de Gaulle. La mémoire gaulliste a été ensuite entretenue par le propre fils du général, qui a
sélectionné des documents au sein d'archives personnelles encore inaccessibles aujourd'hui pour
publier des recueils de sources extrêmement consultés13. Le monopole d'accès aux archives
personnelles permet de renforcer encore la vision héroïque du personnage, en empêchant
l'émergence d'une vision concurrente fondée sur une exploitation différenciée des archives. En effet,
dans les très nombreux documents disponibles sur les années soixante par exemple, les notes écrites
de la main du général de Gaulle restent extrêmement rare14. Cette relative lacune de sources
originales explique le poids des anciens collaborateurs du président français dans les études
historiques. L'une des principales sources sur l'histoire de ce personnage reste la série de colloques
organisés en 1990 par l'Institut Charles de Gaulle où les historiens de référence étaient conviés à
côté de témoins dans leur très grande majorité extrêmement élogieux. Ces colloques restent encore
aujourd’hui les références incontournables sur l’histoire du général de Gaulle15. Certains
collaborateurs du général ont eux-mêmes écrit des mémoires qui ont un grand succès. C'est
notamment le cas d'Alain Peyrefitte16, dont les livres servent par exemple de source principale sur la
politique européenne du général de Gaulle dans un ouvrage récent et très célèbre d'un universitaire
américain17. Cette prépondérance des sources gaullistes, en l'absence d'un accès libre aux sources
officielles, combinée aux talents du général de Gaulle dans la rédaction de ses mémoires, explique
la prééminence d'une mémoire gaulliste extrêmement prégnante, développée dès 1954 par le général
de Gaulle lui-même. Cela contribue à faire de ce personnage une figure consensuelle en France.
Un personnage consensuel
Le caractère consensuel de la politique menée par le général de Gaulle provient de deux
éléments principaux. Tout d'abord, il a restauré la légalité républicaine à deux reprises, en évitant à
la France des guerres civiles ou tout au moins des défaites humiliantes. Ce fut le cas entre 1940 et
1944, pendant la Deuxième guerre mondiale, avec la création ex-nihilo d'une nouvelle légitimité
française reposant, à ses débuts, sur la seule puissance d'incarnation du verbe gaullien. Le soutien
de Churchill intervint très rapidement, dès la fin du mois de juin 1940 mais celui des Américains fut
beaucoup plus tardif. C'est donc le volontarisme gaullien qui seul permit à la France de rejoindre le
camp des principaux vainqueurs, avec une zone d'occupation en Allemagne et une place de membre
permanent du Conseil de sécurité de l'ONU. Le général de Gaulle imposa la permanence de la
légalité démocratique et républicaine à un gouvernement de Vichy du Maréchal Pétain qui entendait
au contraire rompre avec ces valeurs. Par la suite, entre 1958 et 1962, de Gaulle termine la Guerre
d'Algérie en évitant une guerre civile larvée. La situation était particulièrement critique car l'armée
n'obéissait plus au gouvernement central comme l'illustrent l'épisode du bombardement de Sakhiet
en février 1958 ou surtout les évènements du 13 mai 1958. Dans ces deux situations critiques, la
11
Le dernier volume porte sur les années 1962-63 : Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir. L’effort, 1962-..., Paris, Plon,
1970.
12
Pierre Nora, « L’historien devant de Gaulle », in Institut Charles de Gaulle (éd.), De Gaulle en son siècle. Vol. 1 :
Dans la mémoire des hommes et des peuples, Paris, Plon, 1991, pp. 173-176.
13
Charles de Gaulle, Lettres, notes et Carnets (11 tomes), Paris, Plon, 1984-1987.
14
C'est le cas notamment dans le fonds 5AG1 des archives nationales, mais aussi dans les fonds privés de personnalités
très proches du général de Gaulle comme ceux de Maurice Couve de Murville et de Michel Debré, tous deux déposés à
la Fondation Nationale des sciences politiques.
15
Les plus utiles pour cet articles sont les volumes 1 (De Gaulle dans la mémoire des hommes et des peuples, Paris,
Plon, 1991), 3 (Moderniser la France, Paris, Plon, 1992) et 5 (L’Europe, Paris, Plon, 1992).
16
Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, Fayard : tome 1 (1961-1963) in 1994 ; tome 2 (1963-66) in 1994 ; tome 3
(1966-68) in 2001.
17
Célèbre car controversé et très contesté par les historiens : Andrew Moravcsik, Andrew Moravcsik, The Choice for
Europe. Social Purpose and State Power from Messina to Maastricht, UCL Press, London, 1999.
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Deuxième guerre mondiale et la guerre d'Algérie, de Gaulle a restauré l'autorité de l'État, c'est-àdire la primauté du pouvoir civil sur le pouvoir militaire. Il suit en cela son ouvrage La discorde
chez l’ennemi (1924) qui imputait la défaite allemande lors de la Première guerre mondiale à
l'ascendant que les militaires avaient pris sur les politiques. C'est donc un général qui a restauré la
légalité républicaine face à un pouvoir militaire qui a cherché à imposer ses valeurs au politique à
deux reprises, en 1940-44 avec le régime de Vichy du maréchal Pétain, puis en 1958-62 avec la
Guerre d'Algérie.
La politique extérieure de "Grandeur" est le deuxième élément consensuel de la politique menée par
le général de Gaulle18. Elle repose sur une vision à triple échelle. La base constitue la puissance
nationale: l'économie doit être prospère et stable pour que le pays puisse développer une politique
extérieure ambitieuse19. En particulier, de Gaulle arrive au pouvoir dans une situation de crise très
importante des finances publiques et de la balance commerciale française. Pays le plus
protectionniste d'Europe occidentale, la France ne parvient pas à exporter justement parce qu'elle se
replie sur ses marchés protégés (métropole et colonies). Cette situation, ajoutée à la crise algérienne,
oblige le gouvernement français à réclamer périodiquement une assistance financière auprès de ses
alliés américains et européens. Cette dépendance extérieure est intolérable pour de Gaulle. C'est
pour cette raison que le nouveau président du Conseil choisit de forcer l'économie française à
s'ouvrir sur l'extérieur, en particulier par le marché commun européen20. La construction européenne
est la deuxième base de la politique extérieure du général de Gaulle. En effet, le général de Gaulle a
choisi en 1958 l'application pleine et entière du Traité de Rome créant la CEE, signé un an plus tôt,
alors que beaucoup d'incertitude pesait sur sa mise en œuvre. C'est donc le général de Gaulle qui est
largement à l'origine de la CEE et de notre actuelle UE. La construction européenne doit être
acceptée si et seulement si elle est au service de la puissance française, tant sur plan politique
qu’économique. Dernière échelle de la politique de Grandeur, le monde. La France doit jouer un
rôle de grande puissance car elle a une vocation universelle. Cela explique la volonté affichée
d'indépendance face aux États-Unis, par exemple avec le retrait de l'organisation intégrée de
l'OTAN en 1966, qui se combine cependant avec un fort ancrage dans le camp occidental. Cela se
manifeste aussi par des tentatives de mener une politique d'ouverture à l'Est indépendante des
logiques de la Guerre froide. La politique extérieure gaullienne est donc à la fois cohérente et
ambitieuse. Elle renoue avec un discours volontariste abandonné depuis 1940, voire depuis 191418, et qui flatte l'opinion publique française.
Il résulte de ces deux éléments -la restauration de la légalité républicaine et la politique
extérieure de Grandeur- une grande popularité de la figure du général de Gaulle. Ainsi, entre 1958
et 1969, ce dernier a gagné deux élections présidentielles (1958 et 1965), quatre élections
législatives et quatre référendums. Bien plus, après sa mort, le général de Gaulle est devenu
rapidement un personnage particulièrement consensuel. Des sondages menés en 1990 montrent que
84% des Français jugent sa politique positive ou très positive21. Cette approbation largement
majoritaire se retrouve dans tout l'échiquier politique. Elle concerne par exemple 82% des
sympathisants socialistes. Les plus critiques se situent à l'extrême-droite en raison de
l'indépendance accordée à l'Algérie. La mémoire positive du général de Gaulle est donc
18
Voir en général : Maurice Vaïsse, La Grandeur. Politique étrangère du général de Gaulle, 1958-1969, Paris, Fayard,
1998 ; et les études de Georges-Henri Soutou, notamment : "Le général de Gaulle et le Plan Fouchet d'union politique
européenne: un projet stratégique", in Revue d'Allemagne, 1997/2. Georges-Henri Soutou, “The linkage between
European Integration and détente. The contrasting approaches of de Gaulle and Pompidou, 1965 to 1974”, in Piers
Ludlow (ed), European integration and the Cold War : Ostpolitik-Westpolitik, 1965-1973, Londres, Routledge, 2007,
pp. 11-35.
19
Alain Prate, Les batailles économiques du général de Gaulle, Paris, Plon, 1978.
20
Sur le choix de la CEE par de Gaulle en 1958, on se permet de renvoyer à : Laurent Warlouzet, Le choix de la CEE.
op. cit., pp. 143-185, ou dans une version plus courte : Laurent Warlouzet, « De Gaulle as a Father of Europe: The
unpredictability of the FTA’s failure and the EEC’s success (1956-1958) », in Contemporary European History, 20114, pp. 419-434.
21
Institut Charles de Gaulle, De Gaulle en son siècle. Sondages et enquêtes d’opinion, Paris, Plon, 1992, p. 67.
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consensuelle et relativement indépendante des partis22. Un colloque organisé en 1990 par la
Fondation Charles de Gaulle rassembla d'ailleurs des témoignages de nombreuses personnalités de
gauche séduites par le personnage, comme son biographe, le mendésiste Jean Lacouture, ou Michel
Winock, qui rappelle l'ascendant que la politique extérieure anti-impérialiste du général de Gaulle
avait sur les intellectuels de gauche dans les années soixante23. Enfin, dans l'introduction de son
ouvrage consacré à l'ancien président français, Maurice Agulhon, historien de gauche, se sent obligé
de justifier son intérêt pour ce personnage24. Il explique notamment que l'étude de la période lui
avait permis de découvrir un de Gaulle moins réactionnaire que sa figure de militaire, arrivé au
pouvoir avec le soutien de la droite, pouvait le laisser penser.
L'étude biographique du personnage paraît donc particulièrement difficile dans la mesure où il
bénéficie d'un très large consensus, y compris à gauche. Il est même devenu un véritable mythe
national.
De Gaulle, mythe national
Selon Maurice Agulhon, le mythe est un personnage « dont se souviennent vaguement même
les gens qui ont tout oublié de l’Histoire, ceux dont le nom évoque des images fortes, des locutions
familières, voire des exemples moraux ». Il souligne que ce jugement peut être complètement
irrationnel, indépendant de considérations objectives sur les erreurs du personnage en question.
La figure du général de Gaulle peut parfaitement prétendre à ce statut de mythe national pour trois
raisons principales. Tout d'abord, son importance dans l'histoire contemporaine de la France est
objectivement exceptionnelle, quelle que soit le jugement de valeur qui peut être portée sur la
validité de son action. Ensuite, sa personnalité entière, au style tranchant et au verbe haut, ne peut
que frapper l’imagination. Enfin, comme il a été rappelé plus haut, de Gaulle a fabriqué son mythe
de son vivant, par la publication de ses mémoires puis par un éloignement brutal de la vie politique.
De plus, l'éloignement chronologique n'a pas pour effet d'émousser le mythe mais tend au contraire
à la renforcer. Pierre Nora remarque ainsi que plusieurs évolutions ont contribué à réévaluer
positivement l'œuvre du général de Gaulle. L'alternance de 1981 tout d'abord, a enlevé à la
Cinquième République sa dimension partisane. Les critiques mitterrandiennes du « coup d’État
permanent » s’émoussent25. La méfiance traditionnelle des Français envers les jeux parlementaires
et les partis politiques a ainsi été confortée. Le fait que de Gaulle ait toujours voulu se situer audessus des partis politiques, y compris en entretenant des relations très distantes avec les partis
gaullistes sous la V° République26, constitue une référence largement positive. Ces tendances
bonapartistes restent consensuelles car elles s'exercent dans le cadre d'une libéralisation continue
des institutions, c'est-à-dire de partage des pouvoirs, avec notamment l'institution du Conseil
constitutionnel en 1958 ou le projet de décentralisation en 1969.
De plus, la chute du communisme et le déclin des grandes idéologies d'une manière générale a
provoqué un retour au nationalisme et aux valeurs de l'État-nation. Enfin, le déclin relatif de la
France sur la scène internationale ajouté à la longue période de marasme économique que le pays
connaît depuis 1974 a renforcé la nostalgie envers les Trente Glorieuses, période dominée par de
Gaulle.
Bien plus, de Gaulle a créé un nouveau mythe national autour de sa politique. Il a définit un
nouveau consensus mobilisateur, après l'échec du précédent en 1940. Depuis la fin du XIXe, c'est en
effet une culture républicaine fortement influencée par le radicalisme qui dominait le pays27. Elle
repose selon Serge Berstein sur une philosophie individualiste et sur une conception institutionnelle
22
Jean-Pierre Rioux, « Tour d’horizon » in Institut Charles de Gaulle, De Gaulle en son siècle, Vol.1 Dans la mémoire
des hommes et des peuples, Paris, Plon, 1991, pp. 296-7.
23
Jean Lacouture, « Une si longue marche », et Michel Winock, in Institut Charles de Gaulle (éd.), De Gaulle en son
siècle, Vol.1 Dans la mémoire des hommes et des peuples, Paris, Plon, 1991, pp. 507-512 et pp. 520-523.
24
Maurice Agulhon, De Gaulle. Histoire, symbole, mythe, Paris, Plon, 2000.
25
Titre d’un ouvrage de François Mitterrand publié en 1964.
26
Gaetano Quagliariello, La religion gaulliste, Paris, Perrin, 2007, pp. 368, 370, 375.
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qui met l'accent sur les prérogatives du Parlement. On pourrait ajouter à ce consensus radical une
politique économique et extérieure fondée sur la possession d'un vaste Empire colonial, à la fois
source de puissance et excuse pour pratiquer une politique protectionniste favorable aux intérêts des
indépendants (agriculteurs, commerçants, artisans, petits chefs d'entreprise). Enfin, dernier élément,
l’État radical-républicain intervient peu dans la sphère économique et sociale. Avec la défaite de
1940 et les mutations des Trente Glorieuses, ce consensus explose. De Gaulle remplace la
dimension impériale par une « mythologie anti-impériale, celle d’une France qui dérange, qui
refuse, qui résiste (non pas, à proprement parler, aux occupations ou aux agressions, mais du moins
aux intégrations)". Agulhon n'hésite pas ainsi à comparer de Gaulle et le héros de bande dessinée
Astérix: "Astérix c’est un peu de Gaulle qui repousse le QG de l’OTAN hors des frontières
nationales et qui va défier les « Anglo-Saxons » à Montréal et à Mexico »28. Comme dans Astérix
où les Romains sont à la fois ridiculisés et admirés comme source de civilisation, les Américains
sont une source d’irritation et un modèle.
Il est possible d'aller plus loin en soulignant que de Gaulle a aussi opéré une révolution
copernicienne en insérant de manière irréversible et incontestable la France dans la libération
internationale des échanges, alors que ce choix est resté très contesté jusqu'en 1957. Il a inséré la
France dans une mondialisation régulée favorable aux intérêts de la majorité de la population,
dorénavant constituée de salariés, séduits par la société de consommation permise par cette
ouverture des marchés. De même, que ce soit par ses choix de 1944-46 (Sécurité Sociale en 1945,
planification en 1946) ou de 1958-69 (assurance chômage en 1958, participation en 1967, politique
industrielle active), il a largement contribué à un renforcement très prononcé du rôle de l'État dans
l'économie et la société, une autre nouveauté par rapport au consensus républicain précédent. De
Gaulle n’a pas initié seul ces réformes mais il les a accompagné et parfois initié, souvent contre les
convictions profondes de sa propre majorité. Il est en cela un mythe constructeur d’une identité
renouvelée.
Ainsi, l'approche biographique de la figure du général de Gaulle est donc particulièrement
difficile, surtout pour un historien français, car il doit s'attaquer à un mythe consensuel, créateur
d'une nouvelle culture nationale mobilisatrice. Cela explique que l'histoire du personnage de Gaulle
relève souvent plus du discours d'hommage à la mémoire nationale que de la reconstitution
nécessairement critique du scientifique. Ce décalage entre une vision historique héroïsante et
déférente, et une analyse historique plus fine, est particulièrement évident dans le cas de l'histoire
des relations internationales, et en particulier de la construction européenne.
II – Renouveler l'approche: le cas de la construction
européenne
L’approche biographique est d’autant plus intéressante que le personnage étudié a eu une
grande influence sur le processus de décision. Or de Gaulle a eu un rôle crucial dans les débuts du
processus de construction européenne. C’est lui qui a choisi d’appliquer le Traité de Rome créant la
CEE, signé en mars 1957. Il a donc très largement contribué à façonner cette forme d’intégration
européenne qui s’est progressivement imposée face à ses concurrentes dans les années soixante. La
vision héroïque classique tend justement à attribuer au « grand homme » une énorme influence,
positive ou négative, dans ce processus. Elle légitime ainsi l’approche biographique sans la
renouveler. Au contraire, des approches plus récentes mettent l’accent sur les réseaux et sur les
institutions et imposent le recours à une nouvelle vision du rôle du grand homme dans l’histoire.
27
Serge Berstein, « La culture républicaine dans la première moitié du XXe siècle », in Serge Berstein, Odile Rudelle
(dir.), Le modèle républicain, Paris, PUF, 1992.
28
Maurice Agulhon, op. cit., p. 129.
77
La vision héroïque classique
La politique européenne du général de Gaulle est particulièrement marquante pour l’historien
car elle est à la fois cohérente –elle résulte d’une vision globale de la place de la France dans le
monde- et originale. Par rapport à la politique parfois enthousiaste et souvent incohérente et
brouillonne de la Quatrième République (1946-1958), le nouveau dirigeant français apporte une
vision stable, forte, et en partie novatrice. Elle est marquée par trois éléments principaux qui sont
autant de rupture avec la période antérieure. Tout d’abord, de Gaulle soutient la CEE car c’est un
stimulant indispensable pour l’économie française, afin de la forcer à s’adapter à l’économie
internationale. Sans elle, le retour au protectionnisme serait inéluctable et serait synonyme de perte
d’influence internationale pour la France. Bien plus, l’expansion commerciale par les exportations
doit se mettre au service de la « grandeur »29. La rupture introduite par de Gaulle n’est pas le soutien
à la construction européenne en générale, ni à la CEE en particulier, mais le fait de mettre la
politique économique intérieure en adéquation avec ce choix de politique extérieure, par une
politique de libéralisation des échanges très audacieuse conduite avec le Plan Rueff de décembre
195830.
Ensuite, de Gaulle s’attache de manière croissante à la CEE car elle lui permet d’obtenir des
avantages dans le domaine agricole avec la politique agricole commune (PAC). Là encore, la
priorité donnée par la France à la PAC dans sa politique européenne est une nouveauté de la période
gaulliste. L’objectif d’une augmentation des débouchés agricoles européens a été défini dès la fin
des années 1940 par les responsables français mais il ne s’est hissé qu’au premier rand des
préoccupations françaises qu’à partir de 1960, et cela pour des motivations plus sociopolitiques,
qu’économiques31.
Enfin, de Gaulle développe une vision d’une Europe intergouvernementale32 qui n’est pas
véritablement nouvelle si ce n’est pas sa cohérence et son ambition. En effet, l’objectif du général
de Gaulle est clair : il s’agit de se servir de l’Europe des Six –espace dans lequel la France est la
première puissance diplomatique et militaire de manière incontestable dans les années soixantecomme d’un levier pour la politique extérieure de la France. L’Europe doit donc être
intergouvernementale et de taille réduite pour que la France puisse imposer son point de vue à ses
partenaires. Cela explique les traits les plus saillants de la politique européenne de la France des
années de Gaulle. Les plans Fouchet de 1961 et 1962 visaient à promouvoir le développement
d’une politique étrangère commune sous influence française, et à soumettre les institutions
supranationales de la CEE au contrôle d’une autorité politique intergouvernementale. La crise de la
Chaise vide de 1965-66 avait comme fonction principale de réorienter le fonctionnement de la CEE
dans un sens plus intergouvernemental et moins fédéral. Enfin, les deux rejets de la GrandeBretagne de 1963 et 1967 avaient des motivations politiques mais visaient surtout à préserver
l’influence française dans la construction européenne en rejetant un concurrent de poids. Ces trois
caractéristiques font du général de Gaulle un fervent soutien à une construction européenne, source
de paix, de prospérité économique et démultiplicateur de l’influence de la France dans le monde. Il
développe une vision intergouvernementale mais n’a pas hésité à soutenir des institutions plus
29
Laurence Badel, Diplomatie et grands contrats. L’État français et les marchés extérieurs au XXe siècle, Paris,
Publications de la Sorbonne, 2010, p. 276, plus généralement, pp. 276-348.
30
Sur le plan Rueff : Institut Charles de Gaulle (éd.), 1958 : la faillite ou le miracle économique. Le plan de GaulleRueff, Economica, Paris, 1986 ; Michel-Pierre Chelini, « Le Plan de stabilisation Pinay-Rueff de 1958 », in Revue
d’histoire moderne et contemporaine, 2001/4, pp. 102-122 ; Laurent Warlouzet, Le choix de la CEE, op. cit., thèse,
pp. 167-185.
31
Laurent Warlouzet, « The Deadlock: The choice of the CAP by de Gaulle and its influence on French EEC policy
(1958-69) », in Kiran Patel (dir.), Agricultural Integration in Postwar Europe, actes du colloque de Florence des 14-15
novembre 2008, publication à venir.
32
L’Europe « intergouvernementale » s’oppose à l’Europe « supranationale » ou « fédérale ». Dans la première, les
États-nations conservent l’intégralité de leur souveraineté, en particulier par l’usage du droite de veto dans les
institutions communes.
78
supranationales comme la Commission européenne lorsque l’action de cette dernière était conforme
aux objectifs français, par exemple dans le domaine de la PAC33, ou des négociations au GATT34.
Ces trois décisions originales du président français en ont un fait un personnage
incontournable dans l’historiographie de la construction européenne. L’exemple de la crise de la
Chaise vide est particulièrement éclairant35. Deux écoles opposées mettent en valeur l’influence
personnelle de cette figure dans le processus de décision. D’un côté, les fédéralistes attribuent à de
Gaulle la responsabilité principale dans le fait que la jeune CEE ne soit pas devenue rapidement un
super-État européen, reléguant les État-nations au rang de simple province d’une fédération
européenne. Ainsi, le livre abondamment cité de Bino Olivi, lui-même ancien porte-parole de la
Commission européenne, décrit la Chaise vide comme un affrontement entre le président de la
Commission européenne, l’Allemand Walter Hallstein, dont le plan présenté en mars 1965 est le
casus-belli qui a déclenché la crise de la Chaise vide, et le président français36. De cette opposition
naît une CEE remaniée, où la logique intergouvernementale du droit de veto prend le pas sur celle
qui prévalait auparavant, et qui semblait marquée par une logique plus communautaire.
Paradoxalement, c’est la même interprétation qui prévaut chez les intergouvernementalistes
réalistes, c’est-à-dire les historiens (ou politistes) qui estiment que les États-nations restent les seuls
acteurs importants dans le processus de construction européenne. C’est notamment le cas dans la
célèbre étude de Stanley Hoffmann conduite en 1966, juste après la conclusion de la crise de la
Chaise vide37. Pour ces deux écoles, c’est bien l’action personnelle du général de Gaulle, en ayant
déclenché la crise de la Chaise vide, qui a conduit à cette réorientation du système de décision
communautaire. Que les auteurs s’en affligent (fédéralistes) ou s’en réjouissent
(intergouvernementalistes réalistes), la vision du général de Gaulle dans le système institutionnel
communautaire reste celle du héros (positif ou négatif) prométhéen, créateur d’une rupture décisive
dans l’histoire.
La vision héroïque tend à considérer pour acquis la mythologie gaullienne, et contribue in fine
à la renforcer même si l’intention est de critiquer la politique extérieure du général de Gaulle. La
vision gaulliste de l’histoire, où il apparaît au premier rang, est ainsi confirmée. Cela conduit même
certains historiens à une empathie certaine avec ce personnage, comme Jolyon Howorth qui
constate : « Malheureusement [...] sa grande politique européenne n’a pu se réaliser »38, ou bien
souligne, à propose du cas allemand : « Là aussi, il voyait clair et loin »39. Plus généralement, cette
vision conduit à des mauvaises interprétations. L’historien français Alfred Grosser cite ainsi
l’exemple bien connu de la réunion de Yalta, tenue en février 1945 entre l’Américain Roosevelt, le
33
John TS Keeler, « De Gaulle et la politique agricole commune de l’Europe ; logique et héritages de l’intégration
nationaliste », in Institut Charles de Gaulle (éd.), De Gaulle en son siècle. Volume 5 : l’Europe, Paris, Plon, pp. 155166.
34
Lucia Coppolaro, Trade and Politic across the Atlantic: the European Economic Community (EEC) and the United
States of America in the GATT Negotiations of the Kennedy Round (1962-1967), thèse, Institut universitaire européen
de Florence (EUI), 2006, 438 p.
35
En mars 1965, le président de la Commission européenne Walter Hallstein présente un plan de financement de la
PAC qui aboutit à un renforcement considérable des institutions fédérales de la CEE (Commission européenne et
Assemblée parlementaire européenne). Le premier juillet 1965, de Gaulle retire les principaux représentants français
des institutions communautaires pour protester contre l’impasse dans les négociations agricoles. Il utilise ensuite cette
situation pour demander une réorientation intergouvernementale du fonctionnement de la CEE. Il obtient partiellement
satisfaction par le « compromis de Luxembourg » du 30 janvier 1966 qui autorise le retour des Français dans le
fonctionnement normal des institutions européennes.
36
Bino Olivi, Alessandro Giacone, L’Europe difficile. Histoire politique de la construction européenne, Paris, Folio
histoire, 2007 [1998], pp. 87-88.
37
Stanley Hoffmann, « Obstinate or Obsolete ? The Fate of the Nation-State and the Case of Western Europe”, in
Stanley Hoffmann (éd.), Conditions of World Order, New-York, Simon and Schuster, 1970, pp. 110-163. (notamment
p. 133 et 145-7). L’article a été publié initialement in Daedalus, the Journal of the American Academy of Arts and
Science, été 1966, vol. 95.
38
Jolyon Howorth, « Europe », in Claire Andrieu, Philippe Braud, Guillaume Piketty (dir.), Dictionnaire de Gaulle,
Paris, Robert Laffont, 2006, p. 462.
39
Ibid., p. 463.
79
Soviétique Staline et le Britannique Churchill40. La vision gaulliste accrédite l’idée d’un partage du
monde entre les deux grands opérée à cette occasion. Elle se double d’une dimension implicite : si
le général de Gaulle avait été invité à cette conférence, il aurait pu éviter cette issue dramatique.
Grosser a beau jeu de rappeler que la conférence avait au contraire affirmé la nécessaire application
dans l’ensemble de l’Europe des principes de la démocratie libérale. Staline ne les a certes pas
respecté mais ce n’est pas à la conférence de Yalta mais à celle de Potsdam, à l’été 1945, que cette
situation de fait a été reconnue, préparant ainsi la division de l’Europe41. Par ailleurs, c’est à Yalta
que la France a obtenu une zone d’occupation en Allemagne, sur l’insistance de Churchill. On peut
ajouter que le voyage à Moscou du général de Gaulle en décembre 1944 a montré toutes les limites
du crédit que le dirigeant français avait auprès de Staline car ce dernier n’a soutenu aucune des
revendications importantes de la France42. Il est donc vraisemblable que de Gaulle à lui tout seul
n’aurait pas pu changer le cours des choses en étant invité sur les bords de la mer Noire en février
1945. Cela n’est pas dû à ses erreurs personnelles mais simplement aux rapports de force
internationaux, trop défavorables à la France en 1945, et qu’un homme seul ne peut pas modifier.
L’exemple de Yalta montre que l’exactitude historique ou l’analyse froide en termes de rapports de
force compte peu. En effet, selon Malraux, « [le prestige de] son action ne vient pas des résultats
qu’il atteint, mais des rêves qu’il incarne et qui lui préexistent »43. C’est à la même analyse que se
livre Maurice Agulhon pour qui « la reconnaissance de l’accession d’un héros au rang de mythe
national n’implique pas que l’on porte sur lui un jugement de valeur positif ». Ainsi de Gaulle est
un mythe par ses erreurs mêmes, et car il a réussi à faire prévaloir son discours et son ambition sur
l’analyse raisonné de ses actes. En découle une approche historique héroïsante, qui sous-estime la
force de deux logiques très influentes en matière de construction européenne, les réseaux et les
institutions.
Biographie et réseaux
La complexité croissante des relations internationales et la multiplication des acteurs et des
dossiers tendent à diminuer l’influence qu’un homme seul peut avoir sur le processus de décision.
Dès lors, l’étude des réseaux est de plus en plus privilégiée. Elle consiste à étudier non des acteurs
isolés et qui s’affrontent mais des groupes d’individus liés de manière formelle (hiérarchique) ou, le
plus souvent, de manière informelle, par des idées communes, des liens personnels ou, plus
prosaïquement, par des intérêts communs44. L’étude des réseaux ne condamne pas l’approche
biographique. Au contraire, elle tend à l’enrichir en autorisant une meilleure compréhension des
décisions des acteurs les plus importants.
C’est notamment l’approche adoptée en matière d’histoire de la construction européenne par
les « intergouvernementalistes libéraux » regroupés derrière Andrew Moravcsik. Pour ce dernier, la
politique extérieure d’un État n’est pas définie uniquement par les hommes politiques en fonction
de considérations théoriques mais résulte d’un marchandage interne entre plusieurs groupes
d’intérêts. Dans le cas de la politique européenne du général de Gaulle, il explique les principales
décisions du président français par la pression du lobby agricole pour le développement de la
PAC45. Dès lors, Moravcsik tend à subordonner toutes les décisions du président français, y compris
celles n’ayant aucun rapport direct avec la PAC comme les plans Fouchet, à cet objectif primordial
40
Alfred Grosser, « Pour l’admiration critique, contre l’adulation mystifiante », in Institut Charles de Gaulle, De Gaulle
en son siècle, Vol.1 Dans la mémoire des hommes et des peuples, Paris, Plon, 1991 ; pp. 503-505).
41
Georges-Henri Soutou, La guerre de cinquante ans, Paris, Fayard, 2001, p. 95 (Staline refuse la perspective
d’élections libres à l’Est, ce qui est acté par les Occidentaux) et 100-101 (l’ambiguïté de l’accord sur les réparations
allemandes est à la source de la division de l’Allemagne).
42
Ibid., pp. 65-66.
43
Malraux, Les Chênes qu’on abat, p. 56.
44
Sur l’approche par les réseaux et l’histoire de l’intégration européenne : Wolfram Kaiser, Brigitte Leucht, Michael
Gehler, « Introduction : Transnational Networks in European Integration Governance: Historical Perspectives on an
Elusive Phenomenon », in Wolfram Kaiser, Brigitte Leucht, Michael Gehler (eds.), Transnational Networks in
Regional Integration. Governing Europe 1945-83, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010, surtout pp. 7-11.
45
Andrew Moravcsik, op. cit., pp. 176-197.
80
d’obtenir des débouchés pour les agriculteurs français. Au contraire, de nombreux chercheurs ont
souligné la force des objectifs proprement politiques du général de Gaulle en matière de politique
européenne, que le seul prisme de la PAC ne parvient pas à expliquer46. Si Moravcsik a sans doute
évolué dans un cadre conceptuel trop rigide, il développe une réflexion intéressante sur les limites
de la distinction entre politique intérieure et politique extérieure dans le cas de la construction
européenne. En effet, cette dernière a des conséquences tellement importantes en matière
économique et sociale que de nombreux acteurs d’habitude silencieux en matière de politique
extérieure –au premier chef les lobbys économiques- prennent position à son égard. Cette approche
tend donc à relativiser l’autonomie du chef de l’Etat. Elle insère le personnage dans un ensemble de
réseaux de relations où les rapports de force sont variables et ne sont jamais à sens unique. Même
un personnage aussi puissant que de Gaulle doit prendre en compte les réseaux internes, en
particulier ceux tissés entre les syndicats agricoles, les élites politiques (maires, députés, sénateurs,
voire ministres) et le ministère de l’agriculture français.
L’approche par les réseaux a de nombreux mérités si elle est appliquée de manière moins
mécanique que ne la fait Andrew Moravcsik. Elle peut servir ainsi à montrer que les choix du
général de Gaulle étaient contestés par ses proches, y compris par les plus gaullistes d’entre eux.
Une étude des débats sur l’orientation de la politique européenne de la France dans le domaine
économique permet ainsi d’identifier un réseau d’acteurs gaullistes que l’on peut qualifier de
« révisionnistes » car ils deviennent de plus en plus critiques envers les choix du général de Gaulle
à partir de 196547. Pour eux, la priorité donnée à la PAC est jugée contre-productive car
l’agriculture représente à peine 10% du PIB français. Au contraire, la politique française devrait être
réorientée vers la promotion d’une politique industrielle européenne. Ce n’est pas le général de
Gaulle lui-même qui est critique directement mais l’orientation générale de la politique française,
qui résulte cependant directement des choix audacieux du président de la République. Au sein de ce
groupe favorable à une réorientation de la politique européenne de la France, on trouve de
nombreux hauts-fonctionnaires comme les propres conseillers économiques personnels du général
de Gaulle, Jean Dromer (de 1964 à 1967) et Alain Prate (de 1967 à 1969). De manière plus
surprenante, ce groupe est soutenu par l’un des principaux collaborateurs du général de Gaulle,
l’intransigeant Michel Debré. Après avoir été l’un des principaux rédacteurs de la nouvelle
Constitution promue par de Gaulle en 1958, son Premier ministre de 1959 à 1962, Michel Debré est
à cette époque ministre de l’Économie et des Finances (1966-68). En politique extérieure, il défend
toujours une ligne qualifiée d’ « hypergaulliste » par Georges-Henri Soutou48. L’objectif principal
reste d’accroître la puissance française. Aucune délégation de souveraineté d’importance ne peut
donc être consentie aux institutions européennes. Mais, comme de Gaulle, Debré estime que la base
de l’influence française reste une économie puissante, et que son principal moteur de croissance est
l’intégration européenne. Il plaide donc pour le renforcement de la coopération européenne en
matière industrielle, dans une optique très gaulliste de lutte contre les entreprises américaines49. Le
ministre de l’Industrie Olivier Guichard, qui est également un pilier du gaullisme politique, est sur
une ligne proche50. L’approche par les réseaux permet ainsi de décomposer le pouvoir gaulliste et
46
L’argumentation de Moravcsik sur ce point a été refutée en deux temps, d’abord par plusieurs spécialistes de
l’histoire de la construction européenne en 2000 dans des articles généraux, ensuite par une équipe d’historiens moins
confirmés dans un article collectif qui se concentre justement sur le cas de Gaulle: Alan S. Milward, « A comment on
the article by Andrew Moravcsik »; Jeffrey Vanke, « Reconstructing de Gaulle »; Stanley Hoffmann, « Comments on
Moravcsik », in Journal of Cold War Studies, vol. 2, n°3, Fall 2000, pp. 77-80; pp. 87-100; pp. 69-73 ; puis : Robert H.
Lieshout, Mathieu L. L. Segers, Anna M. van der Vleuten “De Gaulle, Moravcsik, and The Choice for Europe, Soft
Sources,Weak Evidence” in Journal of Cold War Studies, vol 4, n°6, Fall 2004, pp. 89-139.
47
Sur ce réseau, voir : Laurent Warlouzet, Le choix de la CEE. op. cit., pp. 433-444.
48
Georges-Henri Soutou, « Michel Debré, une vision mondiale pour la France » in Serge Berstein, Pierre Milza, JeanFrançois Sirinelli (dir.), Michel Debré , Premier ministre (1959-1962), Paris, PUF, 2005, p. 403.
49
C’est l’époque du célèbre « Défi Américain » : Jean-Jacques Servan-Schreiber, Le défi américain, Paris, Denoël,
1967.
50
Très proche du général de Gaulle, il fut son chef de cabinet (1947-48) puis son directeur de cabinet-adjoint (1958),
avant d’être nommé conseiller technique au secrétariat général de la présidence de la République (1959-60). Il est
ministre de l’industrie d’avril 1967 à mai 1968.
81
d’identifier en son sein plusieurs lignes de fractures. Elle ne remet pas en cause le caractère central
de la figure du général de Gaulle mais relativise son influence. Certains personnages dits
« gaullistes » ne peuvent être considérés comme de simples exécutants mais développent leur vision
propre du gaullisme. Ils se réapproprient la vision de la France du général de Gaulle et interprètent
les enjeux de la construction européenne à cette aune, en tirant parfois des conclusions différentes
de son inspirateur. La prise en compte des réseaux enrichit l’approche biographique pour montrer
par exemple l’isolement croissant d’un personnage, ou au contraire son influence en identifiant les
réseaux qu’il domine ou dont il se sert. Elle justifie aussi la validité de l’approche biographique
pour de nouveaux personnages, autrefois ignorés, comme les commissaires européens51.
L’étude des réseaux peut être enrichie en prenant en compte leur dimension transnationale52.
La construction européenne a en effet favorisé le développement de contacts étroits entre des
acteurs de pays différents, qui peuvent développer des mobilisations collectives indépendamment
des États-nations. Le réseau gaulliste favorable au développement d’une politique industrielle est
ainsi lié à différents départements de l’administration de la Commission européenne dominés par
des Français et des Italiens53. Ils développent une vision volontariste de l’action économique de la
CEE en matière de structure industrielle qui a donc certains relais au sein du pouvoir gaulliste
français.
Si ce réseau « révisionniste » n’a pas réussi à imposer ses orientations sous de Gaulle, il
montre toutefois les limites de la vision consensuelle de la politique extérieure du général de Gaulle.
En matière européenne, des critiques vives se développaient à son encontre dès la deuxième moitié
des années soixante au sein même du pouvoir gaulliste. Ce constat d’échec relatif du général de
Gaulle en matière européenne s’explique par une prise en compte insuffisante des logiques
institutionnelles.
Biographie et institutions
La construction européenne se définit par la création d’institutions destinées à favoriser la
coopération des pays européens. Certaines ont une logique intergouvernementale (OECE, AELE)
car elles respectent la souveraineté des États ; d’autres ont une logique fédérale (CED). Le modèle
communautaire, celui de la CECA puis de la CEE, associe les deux logiques. Les États-membres
conservent des prérogatives très importantes mais la dynamique fédérale est présente dans
l’existence d’institutions (dans les années soixante, principalement la Commission européenne et la
Cour de Justice des Communautés) et de procédures supranationales (vote des représentants des
États à la majorité au sein du Conseil des ministres)54. La CEE n’est donc ni un État fédéral,
comme les États-Unis ou la RFA, ni une institution internationale classique comme l’ONU. Son
succès, par rapport à d’autres formes de coopération européenne ayant sombré dans l’oubli, réside
dans cette association complexe des logiques intergouvernementales et supranationales.
Or la vision héroïque de l’histoire de la construction européenne tend à n’associer à la CEE qu’une
seule de ces deux dynamiques. L’exemple de la crise de la Chaise vide est particulièrement
frappant. Les fédéralistes estiment que la CEE devait se transformer progressivement en État
fédéral européen. Bino Olivi souligne ainsi que le plan Hallstein de mars 1965 était dans la droite
ligne du Traité de Rome de 195755. C’est l’intervention du héros (négatif) de Gaulle qui a renversé
51
Ce domaine reste encore peu exploré en dehors des nombreux ouvrages sur Jean Monnet et Jacques Delors. On
signalera la parution récente d’une thèse qui s’intéresse aux membres de la Haute Autorité de la CECA : Mauve
Carbonnell, Des hommes à l’origine de l’Europe. Biographie des membres de la Haute Autorité de la CECA, PUP,
2009. Pour la CEE, un ouvrage collectif existe sur Walter Hallstein : Wilfried Loth, William Wallace, Wolfgang
Wessels (éd.), Walter Hallstein. The forgotten European, Londres, Macmillan Press, 1998. Un ouvrage à paraître
devrait comber cette lacune: Jan Van der Harst, Gerrit Voerman (eds.), The President of the European Commission.
52
Wolfram Kaiser, Peter Starie (éd.), Transnational European Union. Towards a Common Political Space, Londres,
Routledge, 2005;
53
Laurent Warlouzet, Le choix de la CEE. Op. cit., pp. 460-467.
54
Jean-Michel Guieu et allii, Penser et construire l’Europe, 1919-1992, Paris, Belin, pp. 245-265.
55
Bino Olivi, Alessandro Giacone, L’Europe difficile. Histoire politique de la construction européenne, Paris, Folio
histoire, 2007 [1998], p. 87.
82
cette dynamique inéluctable. Les intergouvernementalistes réalistes défendent la même vision. Or,
une nouvelle interprétation de l’histoire de la construction européenne, que l’on peut qualifier de
« communautaire », a vu le jour depuis une dizaine d’année. Elle tient compte de la spécificité du
jeu institutionnel de la CEE, qui est à la fois intergouvernemental et supranational. Ainsi, le Traité
de Rome ne peut pas être interprété comme un traité fédéraliste, comme le prétend Bino Olivi, ou
strictement interétatique, car il associe des dynamiques contradictoires. Tout dépend de son
interprétation et des rapports de force entre les institutions chargées de l’appliquer. Concernant la
crise de la Chaise vide, l’historien britannique Piers Ludlow a relativisé le premier la portée du
compromis de Luxembourg de janvier 1966, associé par les fédéralistes et les
intergouvernementalistes à une victoire des thèses gaullistes56.
Ainsi, la crise de la Chaise vide est censée manifester un retour du vote à l’unanimité du seul
fait de la France. Ludlow montre que le vote à la majorité à la qualifiée a toujours été utilisé après
1966, que l’utilisation de l’unanimité pour les décisions importants n’a pas empêché le
développement des institutions communautaires, et enfin que la France n’était pas le seul pays à
réclamer l’utilisation de l’unanimité. En matière agricole notamment, l’historienne danoise AnnChristian Knudsen a montré que la RFA refusait catégoriquement d’abandonner son droit de veto
car c’était le pays le plus isolé dans les négociations sur les prix57. Finalement, comme le souligne
Ludlow, la crise de la Chaise vide a surtout mis fin à deux discours hypocrites58. D’un côté, la
rhétorique gaulliste intergouvernementale camouflait une très bonne collaboration quotidienne
entre les Français et les institutions communautaires, mais aussi la profondeur du soutien français à
la CEE. Il explique que de Gaulle s’est rapidement trouvé dans une impasse en 1965, car il ne
pouvait pousser son chantage jusqu’au bout et envisager de quitter la communauté européenne.
D’un autre côté, les cinq partenaires de la France ont souvent utilisé ce discours gaulliste des années
soixante pour mettre en valeur, a contrario, leur engagement fédéralistes. Or leur pratique restait
intergouvernementale, aucun pays n’ayant été prêt à des sacrifices majeurs sur le plan de l’intérêt
national au nom de l’intérêt européen. La pratique institutionnelle, faite d’une alliance d’objectifs
nationaux et de mécanismes communautaires, a donc été réconciliée avec un discours trop éloigné
des réalités.
Cette prise en compte des logiques institutionnelles sur le moyen terme remet donc en cause
l’influence d’un acteur individuel. Cependant, l’approche biographique elle reste cependant utile
pour comprendre pourquoi de Gaulle a déclenché la crise de la Chaise vide, alors qu’il aurait pu
utiliser d’autres moyens, par exemple compter sur la mauvaise volonté communautaire d’autres
pays de la CEE. Il faut alors souligner que la conception des relations internationales du général de
Gaulle était fondée sur un axiome, la primauté absolue des États-nations. Dès lors, l’influence
d’autres dynamiques comme les idéologies ou les institutions supranationales était sous-estimée par
de Gaulle. Cette caractéristique est bien connue dans le domaine de la guerre froide. De Gaulle a
tenté de dissocier les pays de l’Est de l’URSS sans succès comme le montre l’invasion de la
Tchécoslovaquie en 1968. De même, il a cherché à restaurer l’alliance franco-russe en essayant de
séduire une URSS qui a largement utilisé les ambitions françaises d’indépendance face aux
Américains, sans lui accorder le statut de grande puissance qu’elle réclamait. En matière de
construction européenne, de Gaulle a sous-estimé la logique dite de l’ « institutionnalisme
historique »59, c’est-à-dire le fait que des concessions institutionnelles accordées à un moment
donné puissent avoir des conséquences importantes à long terme, non anticipées initialement. Ainsi,
de Gaulle a accepté d’appliquer le Traité de Rome créant la CEE en 1958 car il estimait qu’il ne
s’agissait que d’un « traité de commerce »60, c’est-à-dire un traité économique sans conséquences
56
Piers Ludlow, “ The Eclipse of the Extremes. Demythologising the Luxembourg Compromise.” in Wilfrid Loth (éd.)
Crisis and Compromises...op. cit., p. 107.
57
Ann-Christina Knudsen, Defining the Common Agricultural Policy. A Historical Study. Thèse dir. Alan Milward,
Institut universitaire européen de Florence, 2001, pp. 277-376.
58
Piers Ludlow, The Gaullist Challenge, op. cit., pp. 119-120.
59
Paul Pierson, "The Path to European Integration. A Historical Institutionalist Analysis", in Comparative Political
Studies, vol. 29, n°2, april 1996, pp. 123-163.
60
Laurent Warlouzet, op. cit., thèse, pp. 464-465.
83
politiques. Cette analyse était d’ailleurs celle de la majorité des observateurs français de 1958. La
CEE était vue comme une communauté moins fédérale que la CECA, or les institutions
supranationales de cette dernière, la Haute Autorité et l’Assemblée parlementaire européenne,
n’avaient pas réussi à développer d’importantes prérogatives. De plus, la CEE n’était qu’un accord
européen parmi d’autres en 1958. Les décideurs français étaient en effet confrontés au dossier bien
plus problématique de la zone de libre-échange (projet de coopération à l’échelle de l’ensemble de
l’Europe occidentale défendu par les Britanniques)61. Le président français a donc clairement sousestimé l’importance qu’allait prendre la Commission européenne, mais aussi la Cour de Justice des
Communautés européennes. Peu de temps après le déclenchement de la crise de la Chaise vide,
certains hauts-fonctionnaires français se rendent ainsi compte que l’intégration économique et
juridique entre la France et la CEE est devenu si important qu’il paraît impossible de revenir en
arrière62. Cela explique que la France n’a pas pratiqué une véritable politique de la chaise vide car
de nombreux représentants français continuaient de participer aux réunions techniques. La France a
même accepté d’appliquer certaines décisions communautaires nouvelles pendant cette période, la
plus importante étant l’abaissement des tarifs douaniers intra-communautaires du premier janvier
196663.
Certaines décisions apparaissent même contre-productives. Ainsi, selon Pierre Pescatore, un
ancien juge de la Cour de Justice des Communautés européennes, cette institution devient plus
active dans la promotion d’un droit européen véritablement fédéral à partir du moment où Robert
Lecourt arrive dans cette institution en 196264. Cet ancien ministre du général de Gaulle a été
nommé à la Cour par le gouvernement français, après sa démission en 1961. Or c’est justement en
1963 et 1964 que les grands arrêts de droit européen établissant la primauté du droit communautaire
sur le droit national et son application directe sont adoptés par la Cour de justice.
Un autre exemple technique mais particulièrement éclairant d’un processus d’intégration
économique et juridique rapide et sous-estimé par de Gaulle –et la plupart des décideurs de
l’époque- est offert par la politique de la concurrence. La Commission a réussi à obtenir en 1962
des pouvoirs très importants dans ce domaine. Or cette délégation de souveraineté n’avait
absolument pas été anticipée par les autorités françaises65. Si la Commission ne réussit finalement
pas à profiter pleinement de cet accord obtenu en 1962, l’intégration des systèmes français et
communautaires dans ce domaine est très rapide. Ainsi, en pleine crise de la Chaise vide, la
Commission européenne se prononce sur des affaires de concurrence concernant des entreprises
françaises en rendant des décisions directement applicables en France66, tandis que la Cour d’appel
de Paris dans un arrêt du 7 juillet 196567 –quelques jours après le déclenchement de la crise de la
Chaise vide- confirme la compétence de la Commission dans ce type d’affaire. Sur le plus long
terme, si les pouvoirs donnés aux institutions supranationales dans ce domaine en 1962 n’ont pas de
conséquences majeures dans les vingt années qui suivent, ils ont servi de base à un très fort
61
Gérard Bossuat, « La France et la zone de libre-échange. Le jeu du pouvoir politique et des intérêts économiques
(1956-1959) » in L’altra via per l’Europa. Forze sociali e organizzazione degli interessi nell’integrazione europea
(1947-1957), Milan, F. Angeli, 1995, pp. 350-382 ; Laurent Warlouzet, « Négocier au pied du mur : la France et le
projet britannique de zone de libre-échange (1956-58) », in Relations internationales, hiver 2008, pp. 33-50.
62
Piers Ludlow, The Gaullist Challenge, op. cit., p. 78.
63
La création d’un marché commun aux Six est à la base de la CEE, longtemps appelée « Marché Commun ». Elle se
concrétise par des diminutions progressives des tarifs douaniers entre les Six, jusqu’à arriver à leur disparition complète
le premier juillet 1968.
64
Témoignage de Pierre Pescatore in Commission européenne (dir.), 40 ans des Traités de Rome ou la capacité des
traités d’assumer les avancées de la construction européenne. Colloque universitaire organisé à la mémoire d’Émile
Noël, Rome, 26-27 mars 1997, Bruxelles, Bruylant, 1999, p. 73.
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Sur cette interprétation de l’histoire de la politique de la concurrence communataire : Laurent Warlouzet, The Rise of
European Competition Policy, 1950-1991: A Cross-Disciplinary Survey of a Contested Policy Sphere, European
University Institute / RSCAS, 2010, 39 p.
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Décision « DRU-Blondel » n°65/366/CEE du 8 juillet 1965.
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Arrêt de la Cour d’appel de Paris, 1° chambre, du 7 juillet 1965, Affaire société anonyme La Technique Minière,
L.T.M. c/ Société Maschinenbau Ulm.
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renforcement des prérogatives de la Commission européenne dans ce domaine à partir du milieu des
années 1980.
L’étude des institutions permet ainsi de comprendre les limites des marges de manoeuvre du
président français. Elle ne dévalorise pas la capacité d’initiative du général de Gaulle et sa capacité
à créer des ruptures. Elle montre plutôt que dans un domaine marqué par un partage des pouvoirs
très complexes, comme les institutions de la CEE, l’individu reste fortement dépendant
d’engagements juridiques antérieurs.
Conclusion
Aujourd’hui, l’approche biographique peut s’avérer relativement pauvre dans le cas du
général de Gaulle si l’on se limite aux sources héroïsantes qui sont les plus abondantes et les plus
accessibles. Il paraît difficile d’apporter du neuf, à moins de se fonder sur d’autres sources –
notamment des fonds d’archives- et des approches complémentaires. Dans le cas de l’histoire de la
construction européenne, le renouvellement de l’approche biographique est possible par la prise en
compte de l’environnement complexe dans lequel se débat le personnage étudié, en termes d’acteurs
par la prise en compte des réseaux, et en termes d’institutions par l’étude de leurs logiques à court et
long terme.
Deux avantages en résultent. D’une part, la politique européenne du général de Gaulle est
démythifiée et précisée. De Gaulle était un grand partisan de l’intégration européenne et un grand
bâtisseur d’Europe, en particulier de par son soutien à la CEE. Il soutenait une intégration
européenne ambitieuse et d’essence intergouvernementale, les deux logiques n’étant pas toujours
facilement compatibles. D’autre part, loin de la vision idéalisée du leader charismatique et
visionnaire, l’étude précise de la figure du général de Gaulle permet de mettre à jour le décalage
entre sa vision et la réalité de la construction européenne. De Gaulle développe une conception des
relations internationales forgée sur l’observation du XIXe siècle. Elle attribue un rôle prépondérant
et même unique aux États-nations et à leurs chefs d’États. Ce faisant, elle néglige la force des
idéologies mais aussi des dynamiques et des institutions communautaires. De Gaulle attribue un
rôle considérable au verbe, au discours du chef d’État créateur d’une légitimité et montrant la voie à
suivre. Si cette vision et cette méthode a fonctionné lors de la Deuxième guerre mondiale, elle a été
moins efficace avec la construction européenne, dynamique nouvelle et sans précédent, face à
laquelle il est difficile, pour tous les acteurs des années soixante, de définir une stratégie efficace.
De Gaulle s’impose finalement comme le dernier héros de l’histoire française, le dernier
représentant d’une époque où l’homme d’État s’impose par la magie du verbe. Aujourd’hui, à l’ère
post-moderne de la dilution de la souveraineté, entretenue notamment par la construction
européenne, un tel personnage ne peut plus exister dans une démocratie européenne.
Paradoxalement, c’est l’un des legs du général de Gaulle d’avoir permis l’émergence de cette
nouvelle scène politique. La biographie héroïque devient dès lors beaucoup moins évidente, sauf à
trouver de nouvelles figures charismatiques hors du monde politique.
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