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Editions Hatier Introduction1 On a coutume d'opposer, avec les stoïciens, une domination physique s'exerçant sur le corps à une liberté inaliénable de l'esprit. La pensée pourrait en effet rester indépendante des contraintes subies par le corps. De même, nous avons tendance à penser que tout rapport de pouvoir dépend d'un rapport de force purement physique et se trouve fondé sur la violence seule : il ne pourrait alors s'exercer sur l'esprit. Contredisant ces thèses, Spinoza s'efforce dans un premier temps de montrer qu'il existe bien une domination susceptible de s'exercer sur l'esprit, et qu'il existe par conséquent des circonstances dans lesquelles la pensée humaine n'est pas libre, mais soumise. Dans un second temps, il nous indique le moyen de se libérer de cette domination et définit ainsi la liberté de l'homme. Quelle est donc cette sorte de pouvoir qui peut s'exercer sur la pensée ? Comment l'homme possède-t-il la possibilité de s'en libérer ? Par quel critère essentiel Spinoza peut-il alors définir la liberté ? Nous nous efforcerons de répondre à ces trois questions dans une étude linéaire du texte proposé. 1. Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie. 1. Le pouvoir et ses deux formes Dans une première étape de son raisonnement, Spinoza s'attache essentiellement à distinguer deux formes de pouvoir : un premier s'exerçant sur le corps et un second s'exerçant conjointement sur l'esprit et le corps. Avant d'expliciter cette distinction, il nous faut dans un premier temps étudier la définition que l'auteur donne du pouvoir au tout début du texte. A. Définition du pouvoir Dans la première phrase du texte, Spinoza expose brièvement l'objet de la première partie du texte : distinguer et expliquer les différentes formes de domination. Ce faisant, il donne implicitement une définition rapide du pouvoir : “ garder un autre individu en sa puissance ”, qu'il complète par la suite : “ il (le dominé) préfère exécuter les consignes de son maître que les siennes propres, et vivre au gré de son maître qu'au sien propre ”. Que signifie cette définition ? Qu'implique-t-elle ? Tout d'abord, le terme de pouvoir ne renvoie pas ici à l'État ni aux individus qui possèdent effectivement le pouvoir. Le pouvoir n'est pas une chose mais une relation entre deux ou plusieurs individus : il implique au moins un dominant, un dominé et qualifie la relation qui s'établit entre les deux. Mais quelle est donc la nature de cette relation selon Spinoza ? D'après le texte, le pouvoir est essentiellement une aliénation : il marque la soumission d'un individu à un autre individu, si bien que le premier agit uniquement selon la volonté et pour satisfaire les désirs du second. Un individu soumis à un autre ne vit plus pour lui-même mais pour son maître ; il en est dépendant - c'est la marque même de l'aliénation. Cette définition spinoziste de l'homme dominé rejoint ainsi la définition de l'esclave donnée par Aristote au livre I des Politiques : est esclave l'homme qui sert de simple instrument à un autre. Autrement dit, l'unique finalité de l'esclave est de servir le maître sans se soucier de son propre intérêt. Après avoir défini le pouvoir en général, il faut étudier les différents moyens qu'il possède pour s'exercer ; autrement dit, il faut distinguer les différentes formes de domination. Spinoza en répertorie deux : l'une porte sur le corps seul et l'autre sur le corps aussi bien que l'esprit. B. Une domination du corps par la coercition Un premier type de domination s'exerce sur le corps. Quelle forme prend alors celle-ci ? Des exemples en sont donnés par Spinoza au début du texte : immobiliser, désarmer ou enfermer. Ces exemples sont significatifs : un tel pouvoir utilise la contrainte physique, la coercition. Il a pour fondement la violence qu'un corps fait subir à un autre corps. En d'autres termes, Spinoza affirme qu'un corps ne peut être dominé que par un autre corps. Il prend d'ailleurs soin de préciser qu'une telle domination a pour effet de contraindre le corps seul et laisse la pensée entièrement libre : “ on domine le corps seulement et non l'esprit de l'individu soumis ”. Spinoza renverse ainsi la première affirmation : dominer le corps seul laisse l'esprit libre. Spinoza paraît ici se rapprocher des stoïciens, qui considèrent que l'individu est toujours capable de maîtriser sa pensée, quels que soient les tourments et les contraintes infligés au corps : la pensée est, pour eux, un domaine inaliénable que la violence subie par le corps n'atteint pas dans son intégrité. Mais comme nous allons le voir, Spinoza s'éloigne en réalité de la thèse stoïcienne puisqu'il admet l'existence d'un pouvoir susceptible de dominer la pensée. © Hatier 1 Editions Hatier C. Une domination de l'esprit par les passions En effet, l'esprit d'un homme peut être soumis à un “ maître ” si celui-ci asservit un autre individu par “ une crainte extrême ” ou l'attachement à des “ bienfaits ”. Quel est, dans ce cas, l'instrument qui permet la domination ? Les exemples ne sont pas douteux : il s'agit des passions - Spinoza parle d'ailleurs de “ sentiment ” L'esprit de l'homme peut être dominé par des passions (ici : crainte et espoir) qui le rendent dépendant d'un autre homme. Mais pourquoi y a-t-il alors domination ? Parce que le maître possède le moyen de satisfaire la passion de l'individu soumis : récompenser son espoir ou apaiser sa crainte. Pour cette raison, ce dernier demeure “ attaché ” à son maître. Spinoza apporte en même temps deux précisions : d'une part, “ on tient sous sa dépendance l'esprit aussi bien que le corps ” de l'individu soumis par le moyen des passions. Pourquoi ? Parce que les décisions de l'esprit sont aussi celles du corps : à partir du moment où l'esprit est dominé, le corps se trouve lui aussi nécessairement asservi. Il n'y a donc pas, dans ce texte, réciprocité des actions de l'esprit et du corps : un corps dominé laisse un esprit libre, mais pas l'inverse. D'autre part, l'asservissement d'un individu par l'esprit se maintient “ aussi longtemps que dure en lui le sentiment de crainte et d'espoir ”. Cette remarque est très claire : lorsque la passion d'espoir ou de crainte se dissipe, le rapport de pouvoir qui se fondait sur elle disparaît. L'esprit est donc susceptible d'être dominé, d'être esclave. Cette thèse a une conséquence essentielle : si l'esprit de l'homme peut être asservi au moyen de la passion, c'est qu'il n'est pas toujours libre. Dans cette perspective, Spinoza s'oppose à Descartes, pour qui l'homme possède universellement et en toutes circonstances la capacité de suspendre son jugement, de décider librement de ses actes. Mais si, pour Spinoza, l'esprit humain peut se trouver asservi au point de perdre sa liberté, quelle définition doiton donner de la liberté ? Nous répondrons à cette question en étudiant l'étape suivante du texte. 2. La liberté contre le pouvoir Après avoir distingué deux formes de pouvoir, Spinoza s'attache dans un second temps à définir la liberté. Il procède en deux étapes : il indique tout d'abord le fondement de la servitude, puis en déduit une définition de la liberté qu'il nous faudra commenter. A. L'ignorance des dominés comme fondement de la domination Le second paragraphe du texte débute par une remarque brève mais essentielle. L'auteur y réaffirme en effet la possibilité qu'un esprit soit dominé, mais en indiquant un nouvel instrument de domination : la duplicité. Un tyran peut étendre son pouvoir sur un esprit en l'induisant en erreur. Spinoza ne donne ici aucun exemple de cette domination, mais ceux-ci abondent dans son œuvre et en particulier dans le Traité théologico-politique : ainsi, le Roi et le Prêtre gouvernent le peuple en lui inoculant la peur d'une punition imaginaire infligée par Dieu. Il est d'ailleurs important que Spinoza emploie dans cette phrase, à la place du terme vague d'“ esprit ”, l'expression plus précise “ capacité intérieure de juger ”. Ces termes désignent clairement la raison, c'est-à-dire la puissance de penser. Notre auteur dit donc : même la raison est susceptible d'être dominée, et cette fois par l'erreur. Mais plus généralement, l'ignorance - comme manque de connaissance - n'est-elle pas au fondement de tout asservissement de l'esprit ? Un argument important tend à prouver cette thèse : la passion semble impliquer l'ignorance. En effet, le passionné désire ou craint un objet extérieur sur lequel il n'a pas ou peu de prise ; il ignore donc la cause de sa passion et le moyen de s'en libérer. D'où une conséquence importante : lorsqu'un individu se soumet à un maître parce qu'il le craint ou attend de lui une récompense, il agit contre sa raison et par ignorance. Tout asservissement de l'esprit, qu'il repose sur la passion ou la tromperie, repose donc en définitive sur l'ignorance. Ce point apparaîtra plus clairement encore dans la suite du commentaire puisqu'à l'inverse, l'usage de la raison est au fondement de la liberté. B. La liberté se définit par l'usage de la raison Dans le dernier paragraphe, Spinoza donne en effet une définition de la liberté qui vient compléter celle de la servitude qu'il développe dans la première partie du texte. Cette définition est déduite de ce qui précède, comme en témoigne l'expression “ il s'ensuit que ”. Quelle est-elle ? La liberté de l'esprit réside dans l'usage correct de la raison. Comment Spinoza parvient-il à cette déduction ? Le raisonnement implicite est facile à reconstituer : dans la mesure où un individu fait usage de sa raison, il sait par lui-même ce qui est bon ou mauvais. Il échappe aussi bien à la passion pour un objet extérieur qu'à la © Hatier 2 Editions Hatier duplicité du tyran. Il ne peut donc se trouver sous la domination d'un maître qui lui dicterait sa volonté. C'est pourquoi l'auteur parle à propos de l'homme raisonnable d'“ indépendance ” : un tel homme n'est pas sous la dépendance d'un pouvoir aliénant. Le raisonnement de Spinoza, dans cette seconde étape, est construit selon une progression qu'il indique luimême. Il affirme le lien essentiel entre raison et liberté puis, il déclare aller “ plus loin ”. C. Privilège de la liberté de l'esprit Les lignes ultimes du texte font progresser le raisonnement à un double titre. En premier lieu, elles affirment la priorité de la liberté de l'esprit sur celle du corps. Spinoza déclare en effet que “ la puissance humaine doit être appréciée d'après la force non tant du corps que de l'esprit ”. Comment comprendre cette affirmation ? En se rappelant que la liberté du corps dépend de celle de l'esprit, et non l'inverse. C'est pourquoi un homme libre l'est avant tout par sa pensée et non par son corps. Pour la même raison (cf. première partie), un homme peut rester libre si son corps est entravé. Autrement dit, la liberté de l'esprit est condition de la liberté du corps : un homme ne peut se trouver libre que si sa pensée l'est. C'est pourquoi Spinoza dit que la “ puissance ” de l'homme se définit d'abord par l'esprit. La puissance d'un individu définit en effet tout ce qu'il peut faire. L'homme asservi est sous la puissance d'un autre, puisqu'il sert d'instrument à son maître. Or, la puissance de l'homme est totalement anéantie si sa liberté de penser est détruite ; elle ne l'est que partiellement si sa liberté corporelle est entravée. Ainsi, la puissance de l'homme est avant tout constituée par la possession de sa raison. D. Existence de degrés de liberté En second lieu, les dernières lignes du texte affirment l'existence de degrés de liberté. Nous avons vu que l'esprit peut être asservi par la passion et l'ignorance. Mais Spinoza ajoute implicitement : l'esprit est susceptible d'une plus ou moins grande liberté, et d'une plus ou moins grande servitude corrélative. Autrement dit, tout son vocabulaire suggère l'existence de degrés de liberté, comme de degrés de servitude : “ les plus indépendants ”, “ la raison s'affirme davantage ”, “ d'autant plus en possession d'une pleine liberté ”. Pourquoi la liberté possède-t-elle des degrés ? Cette thèse se comprend si l'on songe que la liberté se définit par l'usage correct de la raison, c'est-à-dire par la possession de connaissances vraies. Un homme en effet comprend plus ou moins de choses et progresse dans cette compréhension. La liberté admet donc des degrés parce qu'elle se définit par l'usage correct de la raison, qui est lui-même susceptible de varier. En posant l'existence de degrés de liberté, Spinoza s'oppose une fois de plus à Descartes, pour qui la liberté n'admet pas de degrés : elle est absolue, infinie, ou bien n'existe pas. Cette opposition découle de l'opposition précédente : Descartes n'admettait pas que l'esprit pût être asservi, au nom de son intégrité. Pour la même raison, il refuse que la liberté possède des degrés. Conclusion En définitive, Spinoza s'attache à montrer le lien intime qui unit l'ignorance et la servitude : l'ignorance et la passion sont des moyens de domination bien plus puissants que la simple coercition physique, qui laisse l'esprit entièrement libre. Le texte a donc une portée politique importante : il explique et dénonce par là même les mécanismes de l'asservissement de l'esprit, car seuls les tyrans et les dévots trouvent leur intérêt dans l'ignorance et la superstition du peuple. Corrélativement, Spinoza place dans l'usage de la raison le fondement de la liberté. La puissance de l'esprit permet en effet de s'affranchir de la superstition et de la passion. Elle permet ainsi d'échapper à toute domestication de la pensée par un pouvoir, de quelque nature qu'il soit. Ouvertures LECTURES - Aristote, Les Politiques, livre I, Garnier-Flammarion. - Descartes, Méditations métaphysiques, IV, Garnier-Flammarion. - Épictète, Manuel, Hatier, coll. “ Profil-Textes philosophiques ”, n° 738. - Spinoza, Traité théologico-politique, Préface, Garnier-Flammarion. © Hatier 3