georges meurant - Tribal Art Magazine

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georges meurant - Tribal Art Magazine
PERSONNALITÉ
GEORGES MEURANT
- collections et études africaines
Propos recueillis par Pierre Thoma
Pierre Thoma : Vous collectionnez des
œuvres d’arts primitifs. Vos études des dessins géométriques des Shoowa du Kasaï et des Mbuti de l’Ituri puis
des sculptures tanzaniennes et oubanguiennes ont été
largement diffusées.* Vous avez enseigné. Vous êtes l’auteur
d’une peinture géométrique très colorée qui s’adresse aux
particuliers mais aussi qui dynamise les surfaces de grands
bâtiments publics. Quels rapports entre ces facettes de votre
activité ?
Georges Meurant : À quatorze ans je
supportais mal des études gréco-latines très strictes. Mon
père m’a invité à me distraire en dessinant le soir dans une
école d’art. Je peignais l’année suivante. J’étais enseignant
en art à vingt et un ans. En 1977 j’ai découvert chez
Joseph Henrion, un sculpteur collectionneur de Ba-Kongo,
deux broderies shoowa (RDC) dont la prégnance m’a
fasciné. J’ai voulu comprendre leurs tracés géométriques.
J’en verrai douze mille, j’en posséderai quelques centaines.
L’année suivante, visitant le musée du Caire, j’ai pu me
faire ouvrir des vitrines en sous-sol où s’entassent des
petites sculptures archaïques, j’allais dire tribales, fendillées jusqu’au cœur si finement que leurs fûts absorbaient
la lumière comme le feraient de sombres velours. J’ai pensé à l’Afrique noire dont je n’avais pas vraiment regardé les
œuvres. Henrion m’a présenté aux acteurs bruxellois du
marché des arts premiers – Willy Mestach, Pierre
Dartevelle, Marc Leo Félix, Philippe Guimiot, Martial
Bronsin notamment. J’ai acheté des sculptures oubanguiennes mi-abstraites mi- expressionnistes, un art naissant. J’aime les débuts. J’acquis pourtant aussi des œuvres
de cultures plus savantes, qui m’avaient touché. J’ai
dessiné, gravé ou peint des représentations pendant un
quart de siècle. Mon travail me parut de peu d’intensité en
regard des œuvres brodées ou sculptées que je réunissais
dans mon atelier. J’ai tenté une œuvre abstraite fondée
sur une expérimentation de la couleur. J’ai renoncé aux
courbes puis aux obliques pour finalement juxtaposer des
rectangles en aplats de couleurs vives. Je ne me suis pas
encore lassé de ces jeux.
J’avais dressé, du simple au complexe, la morphogenèse du dessin kuba. Mon étude servit de catalogue à
FIG. 1: Georges Meurant
devant un fragment d’une
de ses fresques murales à
Bruxelles.
Photo : Thierry Henrard, 2015.
FIG. 2 (PAGE DE DROITE) :
«Velours» Shoowa. Kasaï,
RDC. Avant 1970.
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FIG. 3 (À DROITE) : L’atelier
de Georges Meurant.
Photo : Vincent Everaerts, 2008.
FIG. 4 (CI-DESSOUS) :
Siège du Conseil européen
à Bruxelles – salle des chefs
d’État.
Philippe Samyn & Partners architectes
et ingénieurs – Lead and Design
Partner / Studio Valle Progettazioni
architects / Buro Happold Ltd
engineers. Intégration picturale
Georges Meurant.
Photo : Thierry Henrard, 2016.
quatre expositions aux États-Unis (au Smithsonian de
Washington notamment) et quatre en Europe. Les arts de
surface africains sont contrastés mais généralement peu
colorés. Ils exploitent des symétries complexes. Je me suis
nourri du recours aux automatismes visuels universels
qu’ils manifestent de façon flagrante. Je ne dois rien aux
Modernes, qui travaillaient à résoudre chacune de leurs
œuvres en une totalité finie. J’espère des miennes qu’elles
suggèrent de perpétuelles permutations des facteurs qui
les constituent.
J’ai vendu mes broderies shoowa à la Fondation
Dapper. Je me suis attaché au dessin des femmes pygmées
mbuti de l’Ituri (RDC). Leur art ne sert ni sacralité ni
pouvoir, mais un jeu de séduction libre de toute signification. Des points distribués au hasard sont réunis par la
ligne en constellations. Ils rallient les parallèles, articulent
les cheminements, identifient les configurations issues de
croisements singuliers. On assiste à la constante réinvention des structures du langage, au cœur même du processus de la création artistique. Ce dessin tire également parti
d’ambiguïtés perceptives remarquables. Dans les années
1990 / 1992 j’ai pu commenter la collecte des œuvres
tanzaniennes – j’en ai eu ma part. Mon étude fut publiée
en 1995. À cette époque la singularité de ma peinture
était reconnue. Un esthéticien spécialiste de l’énergétique
des arts de surface l’avait nommée le champ figural ou
l’induction figurale, un type de tension spatiale dont il
m’attribue l’invention. Du moins en ai-je introduit la
pratique dans la peinture occidentale, car j’en ai vu des
exemples déjà dans des broderies précolombiennes ou de
Banjara indiens.
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PERSONNALITÉ
FIG. 5 (À GAUCHE) :
Fourneau de pipe.
Tshokwe, RDC ou Angola.
Début XXe siècle.
Bois et fer.
H. : 13 cm.
Ex-coll. Robbe Vervoort ; Pierre
Dartevelle.
Photo : Bernard De Keyzer.
P. T. : À défaut de ressemblances formelles, il y aurait
des analogies entre votre travail et les œuvres africaines que
vous avez étudiées ?
G. M. : Des similitudes avec les gestes les plus
FIG. 6 (À DROITE) :
Statuette. Vili, CongoBrazzaville.
Bois.
H. : 15, 8 cm.
Ex-coll. Martial Bronsin.
Photo : Bernard De Keyzer.
archaïques de la création artistique. La figure gravée sur
un bloc d’ocre vieux de soixante-dix mille ans découvert
à Blombos (Afrique du Sud) semble reproduire celle d’un
jeu de corde universel qui a accompagné les migrations
d’Homo sapiens de l’Afrique aux confins de la planète.
Sa tradition est constatée notamment chez les Aborigènes
d’Australie, les Inuit en Arctique, les Mbuti en forêt pluviale d’Afrique équatoriale. Ce jeu développe la concentration, la coordination et l’imagination. Il consiste en
une gestuelle de réattribution des contours au sein d’une
structure fermée. Au départ, il y a une boucle de fibre ou
de boyau que les doigts de deux mains ou quatre, parfois
aidés des pieds, soumettent à une série de changements,
chacun différant du précédent de façon saisissante, à travers l’exécution d’une succession d’opérations élémentaires
qui forment des algorithmes. Mathématique, géométrique
en ce qu’elle exploite les modifications de configurations
spatiales, cette gestuelle préfigure la redistribution des
contours au sein de l’induction figurale. Ma peinture
exploite les permutations de formes sur une grille orthogonale par celles de contours. Des fragments du contour
d’une forme s’associent avec ceux d’autres formes pour
constituer des agrégats fragiles, qui se disloquent tandis
que de nouveaux aperçus instaurent de nouveaux agrégats. Par ailleurs une grille orthogonale profondément
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GEORGES MEURANT
FIG. 7 (EN HAUT) :
Statuettes. Shaamba (à
gauche) et Paré (à droite),
Tanzanie.
Bois, textiles, fer, peau, perles et sang.
H. : 22,5 et 24,6 cm.
Ex-coll. Pierre Dartevelle.
Photo : Bernard De Keyzer.
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FIG. 8 (À DROITE) : Détail de
la statuette paré en figure 7.
Photo : Bernard De Keyzer.
FIG. 9 (EN BAS) :
Statuette. Nyamwezi Sukuma, Tanzanie.
Bois.
Photo : Bernard De Keyzer.
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PERSONNALITÉ
gravée dans une grotte de Gibraltar est l’unique création
plastique connue de l’homme de Néandertal.
P. T. : La peinture, une vocation ? Et l’écriture,
l’enseignement ?
G. M. :
J’aime peindre et écrire, c’est ce que je sais
faire. J’exécute mes propres ordres. Je ne me serais soumis
à aucune autorité. L’enseignement m’a épargné de devoir
vendre à tout prix, sans que personne me force à tenir un
discours autre que celui que ma vie m’apprenait. L’essentiel de mes études traitent d’arts traditionnels d’Afrique
subsaharienne et d’Asie. Mes écrits plus confidentiels les
confrontent avec nos arts moderne et contemporain, débattent de l’enseignement artistique, de l’art des femmes,
d’œuvres d’artistes enfants, de la marginalité des créateurs
ou d’exploits d’artistes handicapés mentaux. J’ai commenté quelques contemporains. Je m’intéresse à l’œuvre
qui affirme le lien entre animalité et devenir humain
par-delà la faille du langage qui nous dédouble, partagés
entre nature et culture. L’œuvre se suffit de silence dans
la poétique de l’action spatiale. Faute d’un tel accomplissement j’en apprécie la tentative, je m’attache aux
vécus authentiques. Je tente de dire comment fonctionne
ce que j’ai sous les yeux. L’écriture me détend de l’effort
pictural et me fait réfléchir. Mon opinion a enrichi ceux
qui ont su l’exploiter. Mes livres présentent la vision d’un
artiste. Je suis intéressé par l’émergence d’œuvres actives,
rares parmi le nombre d’artefacts inertes, notamment
produits par des cultures au sein desquelles chacun crée.
Mes détracteurs adhèrent au courant de pensée actuel
qui renonce à distinguer l’œuvre du simple artefact. Ce
courant, selon lequel la signification serait la raison d’être
de l’art, est caractéristique d’une époque qui crée peu, qui
ne laissera quasiment rien. Les arts d’Afrique noire m’ont
ouvert à une esthétique nouvelle, scientifique, dont l’analyse complète les deux registres auxquels on s’est long-
temps tenu, celui des formes et celui de la signification,
par un registre des forces résultant de la mise en œuvre
effective des divers facteurs constitutifs de l’artefact.
P. T. : Le contexte, l’usage, la signification des
pratiques collectives sont donc également essentiels à la
compréhension des œuvres en général, et en particulier
de celles qui émergent au sein des cultures autrefois dites
« primitives ».
G. M. : Tout cela est essentiel à l’anthropologue,
au sociologue ou au critique d’art, pas à l’amateur ou à
l’esthéticien. D’abord ressentir et éprouver, puis se cultiver
si l’on veut. Le sculpteur africain doit produire un objet
efficace, dont le commanditaire ait la conviction qu’il
fonctionne. C’est en puisant dans sa propre aptitude
à percevoir que l’artisan y parvient, outrepassant le
simple savoir-faire, certes nécessaire mais qui n’est
pas le moteur de l’activité de l’œuvre. Ce à quoi
la société traditionnelle reconnaît le pouvoir
de s’imposer aux gens est précisément cette
activité qui me fait distinguer l’œuvre de
l’artefact. Qu’on y greffe un sens magique, religieux ou autre, qu’importe du
moment qu’elle s’effectue. L’humanité crée des
objets dotés de ce pouvoir. Ce sont ceux qu’elle
conserve. L’artiste agit sur tout ce qui a une peau
en nous, par exemple nos boyaux. Nos nerfs sont connectés en réseau dont la sensibilité nous envoie un unique
message – oui ou non, adhésion ou refus – en réaction
par exemple au spectacle d’un paysage naturel qui n’est
que ce qu’il est, ni beau ni laid. Ce message est ensuite
expliqué par l’intellect en fonction de notre expérience de
tout ce qui peut être connoté semblablement et des leçons
qu’on en a tirées. Il y a une part existentielle dans cette
interprétation et une part culturelle apprise. Notre réaction est biopsychique, bio par réponse positive ou négative
de notre infrastructure nerveuse globale et psychique par
l’explication qu’en donne notre intellect.
FIG. 10 (CI-DESSUS) : Cuiller.
Boa, région de l’Ubangi,
RDC.
Bois.
H. : 30 cm.
Ex.-coll. Sergel Schoffel.
Photo : Bernard De Keyzer..
FIG. 11 (EN BAS) : Statuette.
Néolithique saharien, vallée
d’Azawak. 5000 - 4000 av.
J.-C.
Silex.
H. : 12 cm.
Photo : Bernard De Keyzer.
* Notamment :
Shoowa Design. African Textiles from the Kingdom of
Kuba. Thames & Hudson, Londres – New York 1986,
1987, 1995 / Abstractions aux Royaumes des Kuba,
Paris : Fondation Dapper 1987 / Shoowa Abstraktionen.
Textilkunst aus dem afrikanischen Königreich Kuba.
Stuttgart : Hansjörg Mayer Edition 1988.
Traumzeichen – Raphiagewebe des Königsreichs Bakuba,
Einführung Angelika Tunis. Munich : Verlag Fred Jahn /
Berlin : Haus der Kulturen der Welt 1989.
« Ton – und Holzskulpturen aus Nordost – Tanzania / Die
Bildhauerkunst der Nyamwezi » dans Tanzania – Meiste-
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FIG. 12 (À GAUCHE) :
Statuette. Ngbaka Minagende, RDC.
Bois.
H. : 23,7 cm.
Ex-coll. Pierre Dartevelle.
Photo : Bernard De Keyzer.
rwerke afrikanischer Skulptur / Sanaa za Mabingwa wa
Kiafrika. Berlin : Haus der Kulturen der Welt / München:
Lenbachhaus – Verlag Fred Jahn 1994 p. 154-293.
Meurant, Georges et Thompson, Robert Farris. Mbuti
Design, Paintings by Pygmy Women of the Ituri Forest.
Thames & Hudson, Londres 1995 – New York 1996.
« La sculpture oubanguienne » dans J.-L. Grootaers Ubangi
– Art et Cultures au cœur de l’Afrique. Bruxelles : Fonds
Mercator – Arles : Actes Sud 2007 / « Ubangian sculpture » dans J.-L. Grootaers Ubangi – Art and Cultures
from the African Heartland. Bruxelles : Mercatorfonds,
Distributed by Thames & Hudson, London – New York
2007 p. 140-233.
Articles dans Tribal Art magazine : « Dessin Mbuti – l’Art
des Pygmées de l’Ituri », dans Été 1997 n° 14.
« Arts premiers au Louvre – De l’Énergie sous l’objectif »,
Été 2000 n° 23.
« La sculpture oubanguienne », Été 2007 n° 17.
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FIG. 13 (À DROITE) :
Statuette. Ngbaka Minagende, RDC. XIXe siècle.
Bois et cuivre.
H. : 43,5 cm.
Ex-coll. Frank Crowninshield ;
Merton Simpson ; Philippe Guimiot.
Photo : Bernard De Keyzer.
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