Souvent, pour s`amuser, les hommes d`équipage Prennent des
Transcription
Souvent, pour s`amuser, les hommes d`équipage Prennent des
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers. À peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d'eux. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule ! Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid ! L'un agace son bec avec un brûle-gueule, L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait ! Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer ; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. Baudelaire, Les fleurs du Mal Première partie : les fondements de ma réflexion Introduction L’idée de cette recherche a émergé après quelques mois de stage au sein du Centre de Thérapie familiale de l’Hôpital Montperrin à Aix-en-Provence qui m’a accueillie pendant 2 ans. Pendant cette période l’équipe a été à plusieurs reprises confrontée à des familles en difficulté dont certains membres étaient des enfants précoces ou des adultes démontrant un fonctionnement intellectuel au-dessus de la moyenne. Le sujet du surdon a parfois été évoqué par les familles lors de l’entretien (surtout dans le cas des enfants ayant des difficultés scolaires et pour lesquels le passage de test de QI fait partie du parcours) … mais n’a pas été spécifiquement pris en compte dans la thérapie en tant que tel. Nous avons évoqué l’intellectualisation et la difficulté à accéder au ressenti et encore plus à la formulation des émotions chez ces individus. Nous avons souligné les difficultés d’affiliation consécutives aux postures détachées ou à l’inverse « envahissante » de ces patients mais nous n’avons pas, à cette époque, établi de liens entre le surdon et ces constats. J’ai progressivement éprouvé le sentiment d’une similarité de fonctionnement des systèmes familiaux et d’une posture spécifique du surdoué au sein de sa famille. Désireuse de l’étudier, j’ai choisi de mener une recherche sur la spécificité du fonctionnement émotif des surdoués et de leur famille. Je décidais de mener cette recherche dans le cadre du DESU « Clinique familiale et pratiques systémiques » de l’Université Paris 8. L’accueil qui a été fait à ce sujet par le corps enseignant et étudiant me semble particulièrement symbolique de la place du surdon dans notre société. D’aucuns, étudiants ou enseignants, ont jugé qu’il n’y avait pas matière à débattre car la précocité ne durait pas et donc l’adulte surdoué n’existait pas, d’autres qu’il ne voyait pas l’intérêt d’adresser spécifiquement cette population de « chanceux » mieux doté en intelligence que les autres. Fort heureusement, d’autres se sont enthousiasmés, évoquant les souffrances d’individus dont on ne souligne que les performances intellectuelles alors que leurs difficultés psychologiques sont réelles. Consciente de m’aventurer sur un terrain « miné » par les représentations de l’intelligence et l’inadéquation du terme surdon, j’ai choisi de m’intéresser à l’expérience de vie des personnes adultes surdouées et de m’exposer au regard de pairs sceptiques ou enthousiastes mais certainement pas indifférents. Une intelligence ou des intelligences ? Au début du XXème siècle les travaux de Simon et Binet en France (1905) amènent à envisager l’intelligence comme une variable générale qui sous-tend les capacités d’adaptation de l’individu (et donc son intégration et sa réussite sociale). Une définition cohérente avec l‘objectif initial de ces échelles : sélectionner les individus en capacité de recevoir un enseignement dans le cadre de la scolarisation obligatoire des enfants. Le débat sur l’existence de différentes formes d’intelligence s’est ouvert plus tardivement : Gardner fait ainsi état de sept formes d’intelligence : les intelligences logico-mathématique, langagière, spatiale, musicale, kinesthésique, interpersonnelle, et intrapersonnelle et Sternberg inventorie trois aspects de l’intelligence: interne ou composantiel, externe ou contextuel et un troisième aspect, dit « expérientiel ». Leurs avis convergent sur l’indépendance de ses dimensions et l’existence non pas d’une mais de plusieurs intelligences. Cette tendance à l’affirmation de différentes formes d’intelligence qui ne se mesurent pas uniquement dans la capacité d’adaptation de l’individu à son environnement s’est confirmée. Le paradoxe de la conjugaison du handicap et du haut potentiel intellectuel dans des troubles tels que le syndrome d’Asperger n’y est sans doute pas étranger. Néanmoins, la mesure du quotient intellectuel dans une forme qui a assez peu évolué, demeure la référence pour évaluer l’intelligence des individus. Précocité ? surdon ? haut potentiel intellectuel ? Un individu surdoué/précoce ou HPI (Haut Potentiel Intellectuel) se caractérise par un QI élevé ou un score élevé dans un test d’intelligence. Dans la mesure où la distribution du QI suit une courbe normale, ce seuil à partir duquel un individu est qualifié de « surdoué » a été fixé que de façon conventionnelle à deux écarts-types de la moyenne : avec une échelle de QI comme la WISC, où la moyenne du QI est fixée à 100 et l'écart-type à 15, un seuil fixé à deux écarts-types au-dessus de la moyenne correspond à un QI de 130. Par conséquent, le nombre de personnes entrant dans cette catégorie correspond à 2,5% de la population. Pour des raisons pratiques nous en resterons à cette méthode de détection dans le cadre de cette recherche. Outre-Atlantique des échelles spécifiques commencent à faire leur apparition pour mieux qualifier les spécificités du fonctionnement intellectuel et affectif des personnes dites surdouées. Mais ces pratiques sont balbutiantes en France et pour des raisons pratiques, la détection des personnes surdouées, essentiellement effectuée dans le cadre d’un parcours scolaire, se fait encore à l’aide des tests conventionnels (en général les tests de Weschler pour Adultes et Enfants : WAIS et WISC). Les qualificatifs pour définir ceux dont les performances intellectuels sont supérieures à la moyenne observée dans la population sont, en eux-mêmes, porteurs de sens et de représentations. Surdoué est un néologisme employé pour la première fois en 1970 à Genève par le Docteur Julian de Ajuriaguerra : « On appelle enfant surdoué celui qui possède des aptitudes supérieures qui dépassent nettement la moyenne des capacités des enfants de son âge. » (De Ajuriaguerra, 1959) 1 La notion de « sur-doué » renvoie à un « plus» d’aptitudes, de capacités, d’intelligence. Une erreur sémantique à l’origine de nombreux malentendus : car il s’agit davantage d’une différence d’intelligence que d’un plus d’intelligence, le QI n’étant finalement qu’un symptôme d’une réalité plus vaste. Quant au terme de précoce qui lui a été préféré par certains, il sous-entend le caractère éphémère des compétences et de la situation de l’enfant. Précoce, il deviendrait ensuite un adulte « normal ». Arielle Adda dans son ouvrage Le livre de l’enfant doué (1999) pose la question « Que sont les enfants doués devenus ? ». Elle dénonce cette vision de l’enfant doué qui rentrerait dans la normalité et évoque les parcours, encore difficiles, à l’âge adulte pour ceux d’entre eux qui n’auraient pu développer leurs talents de façon harmonieuse. Ce faisant, elle souligne la continuité du parcours et la permanence de la différence dont il s’agit de s’accommoder. 1 De Ajuriaguerra, J. (1959). Manuel de psychiatrie de l'enfant. Paris: Masson, p 1089 Certains défendent alors l’idée d’un haut potentiel intellectuel des enfants ou adultes de QI supérieur. Mais cette vision renvoie, elle, à une injonction de réalisation de soi porteuse de culpabilité. Jusqu’où développer ce potentiel pour mériter cette appellation, en remplir la promesse ? La dénomination de « surdoué » plutôt que « précoce », « doué » ou « haut potentiel intellectuel » me semble répondre au choix du « moins pire ». Cette notion imparfaite de surdon a aujourd’hui le mérite d’être la plus connue à défaut d’être la plus adaptée. C’est donc celle que je retiendrai faute de mieux. Surdoué au pays de l’égalité La question du surdon est venue sur le devant de la scène par le biais de la problématique de l’adaptation des méthodes éducatives et de la scolarisation des enfants. Elle est donc centrée sur l’enfant et son adaptation scolaire, dans la droite ligne de l’héritage de Simon et Binet, créateurs du test de QI. Un sujet qui soulève les passions au pays de l’égalité. Passion des parents qui investissent leur énergie (d’aucuns diront leur narcissisme ?) dans la défense de la prise en compte de la spécificité de leurs enfants, à laquelle répond la passion des parents des autres enfants agacés par ces « petits génies » qui empêchent les classes de tourner en rond. Car il faut reconnaître que les mythes ont la vie longue et que, depuis le début du XXème siècle, les représentations du surdoué ont peu évolué. On reste volontiers sur l’image du petit génie scientifique qui a sauté une ou plusieurs classes et qui est un handicapé de la relation sociale, embarrassé de cette intelligence qui le rend inintelligible au commun des mortels, quand il n’est pas arrogant voire dédaigneux. Cette représentation, outre qu’elle est erronée et concerne une minorité, restreint la problématique du surdon à celle d’une adaptation de l’environnement scolaire, dans le sens d’une école à deux vitesses où les plus doués devraient devancer les autres dans leur apprentissage. Or, les faits démontrent que la problématique scolaire n’est que l’une de celles qui se posent à l’enfant, et que ce sujet même ne trouve pas une réponse unique. Une autre représentation est apparue au cours de la dernière décennie : celle de l’enfant surdoué hyperactif dont l’échec scolaire est imputable à un corps enseignant incapable de nourrir la curiosité de cet enfant « trop intelligent » qui trompe son ennui en perturbant la classe. Une image à l’opposé de la précédente et qui dessert tout autant les personnes concernées par le surdon. Navigant entre le génie inaccessible et l’hyperactif insolent, l’enfant surdoué a encore du mal à trouver sa voie dans l’école. La question de l’adulte « surdoué » a longtemps été absente de la littérature. Elle a commencé à être abordée de façon spécifique en 2008 dans l’ouvrage Trop intelligent pour être heureux de Jeanne Siaud Fachin puis en 2011 dans L'adulte surdoué - Apprendre à faire simple quand on est compliqué de Monique de Kermadec). La réflexion a d’ailleurs été amenée par « rebond » : dans le parcours de dépistage du QI de leurs enfants, certains adultes se sont reconnus dans les difficultés et les spécificités de leur progéniture et ont été amenés à passer eux-mêmes des tests qui ont révélé leur surdon. Au-delà de l’intérêt de se découvrir « identique » à son enfant en difficulté, les résultats aux tests ont permis d’éclairer certains sur les difficultés rencontrées dans l’enfance voire à l’âge adulte. La problématique du surdon semble donc bien être au long cours et ne pas se limiter au champ de l’enfance et de l’adolescence. Quels sont les éléments qui différencient les surdoués et peuvent justifier une approche spécifique des enfants et adultes détectés comme tels ? Des difficultés réelles en décalage avec la représentation du surdoué tout puissant Sans entrer dans le débat des interprétations et des théories sur les effets du surdon, des données scientifiques démontrent les spécificités du fonctionnement cognitif et l'existence de difficultés sur les plans scolaire, psychologique et neurologique chez des personnes dont le QI est supérieur à 130. L’échec scolaire des surdoués Les données statistiques fournies par l’Association Française pour les Enfants Précoces (AFEP) révèlent qu’à la fin de la classe de 3ème, seul 1/3 des enfants surdoués sont de bons ou de brillants élèves, 1/3 sont en situation d’échec scolaire et 1/3 sont moyens ou médiocres, parmi lesquels la moitié « réussira » sa scolarité au prix d’un ou deux redoublements. Au total, la moitié des enfants surdoués ne font pas d’études supérieures ou entreprennent des études qui ne mettent pas réellement en évidence leur potentiel intellectuel et leurs capacités, si l’on s’en tient à la mesure de leur QI. Ces données sont confirmées par une étude relatée dans Le Quotidien du Médecin du 22 février 1999 : menée auprès de 145 surdoués suivis sur une période de 10 à 20 ans, elle montre que nombre de ces enfants ont suivi un cursus scolaire chaotique : 40 % d'entre eux ont atteint ou dépassé le niveau Bac + 2 ; 9 % se sont arrêtés au Bac, et 43 % n'ont décroché qu'un BEP ou un CAP. Ces résultats paradoxaux sont souvent mis en relation avec une inadaptation du système scolaire au fonctionnement cognitif de ces enfants et/ou des difficultés d’apprentissage. D’après Laurence Vaivre-Douret, Professeure, Docteure en psychologie, neuropsychologue du développement et psychomotricienne, Groupe Hospitalier Cochin et Inserm, « Ces enfants présentent souvent des troubles du comportement, tels que l'instabilité, l'inhibition, l'isolement, des troubles du caractère, ou de la personnalité, avec une certaine asociabilitéi, une immaturité affective et un aspect anxieux. Des troubles instrumentaux peuvent apparaître tels que la dysgraphie, un trouble de la coordination motrice, une hyperactivité, etc. » (Vaivre-Douret, 1999)2. Le parcours professionnel des adultes surdoués Les fragilités psychologiques des surdoués La vulnérabilité des personnes surdouées en termes de troubles psychologiques est un thème qui suscite également débat. Sans entrer dans la polémique sur les raisons de ces résultats, plusieurs enquêtes corroborent une plus forte incidence de troubles psychologiques chez les personnes surdouées. Chez les enfants : Selon une étude TNS Sofres de 2004 menée auprès de 392 foyers dont 186 avec un/des enfant(s) surdoués, ces derniers souffrent plus fréquemment que le « reste de la population » de troubles du comportement alimentaire (24% contre 11% de l'échantillon témoin), et commettent plus de tentatives de suicide (3% contre aucun dans l’échantillon témoin). Des études menées en centres hospitaliers confirment ces résultats : Une étude, réalisée en 2002 par Muriel Lailheugue-Escribe au CHU de Toulouse avec une centaine de surdoués de 10 à 15 ans ayant un QI de 130, montre un pourcentage élevé de dépressifs chez ces adolescents : il y en aurait 55 %, une prévalence plus élevée que celle observée dans la population générale, seulement 2 % à 3 %. G. Prat observe que le pourcentage et l’intensité des troubles observés varient selon l’intelligence: névroses plus fréquentes, plus dramatiques chez les enfants d’intelligence supérieure, troubles caractériels prédominants chez les enfants d’intelligence médiocre (Prat, 1979) 2 Vaivre-Douret, L. (1999, Mars). Les troubles d'apprentissage chez l'enfant, un problème de santé publique. Revue ADSP (Actualité et Dossier en Santé Publique), p. 34. Dans le cadre d’une étude de cas menée en 2005 au Centre Hospitalier Montfavet auprès d’adolescents surdoués présentant des signes cliniques évocateurs de dépression atypique ou d’entrée dans la schizophrénie, les médecins et psychiatres soulignent la montée en puissance de la demande de prise en charge des surdoués pour ce type de troubles. La conjonction de facteurs familiaux, internes et sociaux est évoquée comme hypothèse de cette situation : - Un facteur familial : les troubles comme « rétroactions aux dysfonctionnements familiaux », - Un facteur interne : le handicap du surdon : « être doués devenant un handicap, ils vivent une objectalisation de fait, dont ils sont les spectateurs lucides et attentifs. Cette objectalisation les transforme en psychotiques authentiques par leur positionnement et nourrit leurs expériences de dépersonnalisation » (O Boriceanu, 2005) 3 - Un facteur social : d’après les auteurs, la forme prise par la psychose présentée par ces adolescents est emblématique de la culture dans laquelle elle se développe : « le détachement, l’absence d’affectivité, le morcellement, l’engagement partiel, le repli sur soi, la perte du sens collectif » (O Boriceanu, 2005) 4 Pour ce qui concerne les psychoses et les troubles bipolaires, la surreprésentation des personnes surdouées est suspectée mais n’est pas scientifiquement vérifiée. Certains pensent que le fonctionnement « normal » d’un surdoué se rapproche du fonctionnement d’un état limite ou d’une phase maniaque entraînant des diagnostics erronés … Chez les adultes : Les difficultés de l’enfance peuvent perdurer à l’âge adulte sous la forme notamment de comportements addictifs. Une étude longitudinale sur une cohorte de 8 000 enfants britanniques nés entre le 5 et le 11 avril 1970, effectuée par des chercheurs du UK Clinical Research Collaboration DECIPHer Project de Cardiff associés au University College de Londres, mentionne que les enfants à haut QI seraient plus susceptibles que d’autres de se droguer à l’âge adulte, en dehors de tout problème social ou psychologique identifié. L’usage de drogues a été évalué à deux reprises auprès des individus de la cohorte à l’âge de 16 ans et de 30 ans. 3 O Boriceanu, L. B. (2005). "Adolescent, Surdoué, Suicidaire", une nouvelle triade symptomatique du malaise social ? Revue française de psychiatrie et de psychologie, p. 27-31. 4 Ibid A l’âge de 16 ans, la proportion de consommation de cannabis est 3 fois plus importante pour les garçons et près de 5 fois plus importantes pour les filles par rapport au groupe dont le QI est plus faible. A l’âge de 30 ans, 2 fois plus d’hommes et 3 fois plus de femmes sont consommateurs de plusieurs drogues (parmi le cannabis, la cocaïne, l’ecstasy et les amphétamines). Des résultats qui indiquent une plus forte propension à l’addiction sans pour autant en préciser les motifs Des spécificités dans le fonctionnement du cerveau Les recherches menées sur l’activité électrique, la morphologie, le fonctionnement et le développement du cerveau des personnes surdouées ont mis en évidence des spécificités dont certaines relèvent de l’inné et d’autres peuvent découler d’interactions avec l’environnement. Ces résultats concernent là encore les enfants aussi bien que les adultes. Le professeur Habib, Médecin neurologue à La Timone à Marseille, a étudié la morphologie et le fonctionnement cérébral des personnes surdouées (adultes et enfants). Sur la base d’IRMs fonctionnelles, il a observé une activation spécifique des zones frontales et pariétales du cerveau en lien avec une morphologie atypique et une connectivité accrue entre ces zones chez les personnes surdouées. Il établit également sur la base de l’observation du cerveau de plusieurs membres surdoués d’une même famille, des conformations atypiques de l’anatomie du cortex partagées au sein de la famille et présentes dès la naissance. Cela pouvant également expliquer les troubles des apprentissages tels que la dyslexie. Ce constat affirme, au moins partiellement, le caractère inné du fonctionnement intellectuel des surdoués. Des études menées en Russie par N.S Orzhekhovskaia (5), soutiennent également la thèse d’une morphologie cérébrale différente : elles constatent dans les lobes frontaux et pariétaux des personnes surdouées une densité de neurones deux fois supérieures à la moyenne, quel que soit l’âge du sujet. 5 N.S Orzhekhovskaia, « The cytoarchitectonic characteristics of the frontal fields of the brain in gifted people », Morfologia, 1996, 109(3) :p.7-9 D’autres études rapportées par le National Institue of Mental Health (6) sur le développement du cerveau font également état de spécificités dans le développement : “Les IRM montrent que le cortex s’épaissit plus rapidement dans l’enfance, atteignant son pic plus tard que chez les pairs, reflétant peut-être une fenêtre de développement plus longue. Le cortex s’amincit également plus tardivement vers la fin de l’adolescence, certainement du fait de la disparition des connexions neuronales « inutiles » dans une logique de rationalisation » rapportent les professeurs Philip Shaw, Judith Rapoport, Jay Giedd et leurs collègues du NIMH et de l’Université McGill en Mars 2006 dans la revue Nature. Cette dernière découverte va dans le sens d’un mélange de facteurs génétiques et transactionnels dans le développement du cerveau des surdoués. Le débat entre inné et acquis semble dès lors n’avoir plus de sens : le génétique et l’environnement peuvent avoir chacun leur rôle dans le développement du surdon. Quelles théories explicatives du surdon et de ses impacts psychologiques et sociaux Du tout génétique au tout acquis, les théories se partagent entre les partisans du surdon comme héritage génétique d’un fonctionnement cognitif voire affectif spécifiques et ceux de l’intellect comme mode de défense face à des affects trop angoissants laissant peu de place à une théorie plus intégrative. Explications génétiques et intrapsychiques ont été jusqu’à présent privilégiées, avec une domination récente de la génétique à mettre en lien avec les progrès de neurosciences. Les théories relationnelles, qu’elles relèvent de la systémique ou d’autres courants, sont étrangement absentes du débat. Cela est d’autant plus étonnant que les difficultés de communication et de socialisation sont au centre des difficultés rencontrées par les surdoués. Le surdon : un fonctionnement cognitif et affectif spécifique Depuis les premières recherches de Termann et Hollingworth (Genetic studies of genius) de 1927 à 1945, de nombreuses études et débats ont successivement évoqué le surdon comme facteur de protection ou de vulnérabilité dans la vie des personnes dites surdouées, sans jamais réussir vraiment à trancher entre ces deux positions. - Les tenants du surdon comme vulnérabilité évoquent de plus grandes difficultés émotionnelles et sociales liées à des facteurs internes et plus rarement externes (George (1992), Neihart (2001), Freeman (2006), Janos et Robinson (1985), Terrassier (1993), Silvermann (1993), Dauber et Benbow (1990), Gross (2004) Webb (1993)) 6 NIH/National Institute of mental health (2006). Cortex Matures Faster In Youth With Highest IQ. ScienceDaily. - Les tenants du surdon comme facteur de protection déclarent ne pas noter de différences ou une différence en leur faveur dans les expressions des affects et les compétences sociales des personnes surdouées vis-à-vis de leurs pairs (Reynolds et Bradley (1983), Garcia, Yague, Gil Munoz, Ortiz, De Pablo et Lazaro (1986), Cornell, Delcourt, Bland, Goldberg et Oram (1994), Rost et Czeschlik (1994), Reis, Robinson et Moon(2001), Richard, Encel et Shute (2003)) La question n’est toujours pas tranchée entre les tenants de la vulnérabilité et ceux de la résilience. On a évoqué pour justifier ces différences des biais de recrutement. De fait, le véritable intérêt de ce débat réside-t-il dans la réponse à cette question ? A mon sens, ces recherches ont pour principal intérêt de poser la question des mécanismes qui peuvent sous-tendre les difficultés d’intégration de certains surdoués et de souligner qu’il n’y a pas de fatalité du surdon. Le fait d’être surdoué n’est pas en soi prédictif de difficultés psychologiques ou sociales. On peut néanmoins s’interroger sur la faible part faite aux facteurs explicatifs internes au détriment des facteurs externes et en particulier les facteurs sociétaux et familiaux (en dehors de la pression familiale pour la réalisation de son potentiel évoquée par Webb) … Cela est révélateur de notre tendance à surestimer l’intrapsychique et la génétique au détriment de l’inter-psychique (ou le relationnel) et l’environnement. Un facteur interne mérite cependant, à mon sens, une attention particulière : celui de dyssynchronie. La dyssynchronie, mise en évidence par Jean-Charles Terrassier en 1992 (à la même époque, Silvermann évoque quant à lui une assynchronie) désigne un développement hétérogène des enfants intellectuellement surdoués ou précoces : en l’occurrence des niveaux de développement hétérogènes dans les domaines intellectuel, psychomoteur et affectif. Selon lui, cette dyssychronie interne est à l’origine d’une dyssynchronie sociale : décalage par rapport à l’école, aux parents et aux pairs. Dans le cadre de cette recherche, je me suis intéressée, en particulier, à la dyssynchronie intelligence/affectivité comme source d’explication des vulnérabilités psychologiques : « une intelligence brillante interférant avec les besoins affectifs peut conduire l’enfant à adopter un comportement qui cache son immaturité » (…) La situation est d’autant plus difficile pour l’enfant que son intelligence, in fine, lui permet un accès à des informations qui vont être sources d’anxiété. (…) Leur intelligence alliée à leur hypersensibilité a un « effet loupe » sur leur perception, leur compréhension et leur interprétation de leur environnement, et leur dyssynchronie intelligenceaffectivité contribue à les fragiliser. » (Terrassier, 1981) 7 Les théories psychanalytiques : le surdon comme défense Dans la théorie psychanalytique, l’origine génétique du surdon est rejetée au profit d’une approche axée sur une construction du moi perturbée par la relation aux figures parentales. Le surdon est abordé comme toute expression symptomatique pourrait l’être c’est-à-dire comme l’indice d’une souffrance affective puisant ses sources dans des interactions inappropriées aux premiers objets. Ainsi D. Marcelli présente la vitesse de réflexion comme un remplissage maniaque anxiogène face au vide narcissique ressenti par l’enfant. Le ressenti de solitude de l’enfance serait donc le signe d’une absence de réponse parentale. Pour S De Mijolla, dans la même lignée, l’enfant surdoué comble un vœu narcissique parental. Il doit accéder au statut héroïque, accomplir un destin grandiose. La psychanalyse interprète le surdon comme un recours défensif d’intellectualisation, surinvestissement de la réalité externe ayant pour fonction de tenir à distance les affects et les conflits, trop angoissants. L’intellect est un moyen de maîtrise des affects. Il en découle selon Lebovici des risques psychopathologiques liés au débordement de l’angoisse sous la forme de la psychose, de comportements antisociaux ou de troubles du caractère. Dans le cadre de ces interprétations, il existe donc toujours un traumatisme à l’origine de la précocité et une névrose incarnée par le surdon. Certains auteurs évoquent le contexte familial de façon plus détaillée et plus diversifiée que le seul schéma des parents absents et/ou surinvestissant la relation à l’enfant. Ainsi C. Jousselme-Epelbaum évoque trois contextes familiaux favorables à l’émergence du surdon : - Une mère dépressive s’étayant sur son enfant - Un mandat transgénérationnel réparateur porté par l’enfant, évoquant une pathologie narcissique parentale, - Mais aussi, le plaisir commun des parents et enfants à interagir autour des objets de connaissance. Il s’agit là d’une relation émotionnelle positive au sein de laquelle l’intellect a une place de choix. 7 Terrassier, J.-C. (1981). Les enfants surdoués ou la précocité embarrassante. Issy-Les-Moulineaux: ESF, p. 44 Les pistes de réflexion systémiques La systémique est une discipline de la psychologie qui s’intéresse au fonctionnement des systèmes : c’est-à-dire aux groupes d’individus et, en particulier à la famille. Sa spécificité est de centrer son analyse sur les interactions au sein des systèmes (l’inter-psychique) plutôt que sur l’individu (dans une vision intra-psychique). Née aux Etats Unis dans les années cinquante de la pratique puis des recherches de professionnels des champs de la communication, de l’ethnologie, de la psychiatrie … et de la biologie, elle s’appuie initialement sur l’observation et l’analyse du fonctionnement des systèmes ouverts dans la nature. Son premier objet d’étude a été la schizophrénie puis elle s’est élargie à d’autres troubles psychologiques ou simplement relationnels. L’approche systémique propose une interprétation des troubles individuels fondée sur l’analyse des interactions familiales actuelles mais aussi transgénérationnelles. Ainsi, face à une famille venue consultée du fait des difficultés rencontrées par un de leur membre, on s’attachera à étudier les relations entre les membres de la famille et le contexte d’irruption des difficultés. On parlera de « patient identifié » pour désigner le membre de la famille qui motive une consultation et l’on s’attachera à accompagner l’ensemble de la famille dans la démarche de changement. Cette brève définition est naturellement restreinte et imparfaite. Son objectif est de permettre au lecteur de situer cette pratique dans l’univers des psychothérapies. La systémique n’aborde pas en tant que telle la question du surdon, de son origine ou de son impact sur la sphère familiale. Néanmoins les approches de Murray Bowen 8 (1978) sur l’interaction de l’intellect et de l’affect et son rôle dans l’individuation (le processus qui permet à l’individu d’acquérir son autonomie) peuvent fournir une grille de lecture très pertinente à la spécificité du fonctionnement des personnes dites surdouées. Le concept central de la théorie de Bowen est la différenciation de soi. « Ce concept caractérise les personnes selon leur degré de fusion ou de différenciation de leur fonctionnement émotif et de leur fonctionnement intellectuel » (Bowen, 1999, P70). La capacité d’adaptation d’un individu à son environnement est étroitement liée à cette notion de différenciation des émotions et de la cognition de soi par rapport à sa famille. 8 Murray Bowen est psychanalyste de formation : il travaille tout d’abord aux États-Unis comme thérapeute individuel, à la clinique Menninger, entre 1949 et 1954, ce qui le conduit à s’intéresser aux problèmes relationnels des psychotiques avec leur mère et à travailler avec les familles. Il a introduit le concept de différenciation du soi, un concept fondamental en thérapie familiale systémique. Bowen propose une échelle de différenciation où les niveaux inférieurs sont dévolus aux individus qui confondent fonctionnement émotif et intellectuel et les niveaux supérieurs qui opèrent une séparation relative de ces fonctionnements (sans verser dans l’intellectualisation qui, au contraire, est une preuve d’indifférenciation). Sous la pression émotive, Bowen parle de l’émergence d’un pseudo-soi qui répond aux attentes de l’environnement et de fait empêche le développement du Soi propre et peut affecter la santé mentale. La différenciation de soi d’un individu se met en place progressivement dans le parcours de vie et, en premier lieu, au sein de la famille. Bowen définit cette dernière comme un système émotionnel au sein duquel agissent simultanément des forces en faveur de la cohésion et de l’individuation. Ces tensions sont exacerbées par le contexte et à chacune des étapes importantes du cycle de vie de la famille. En permanence, les membres de la famille sont reliés entre eux et doivent également se différencier. D’après lui, les problèmes familiaux proviennent principalement du manque de différenciation entre les membres de la famille. Bowen analyse des interactions familiales sur la base de la notion de triangulation. « Le triangle est une configuration émotive de trois personnes (…). C’est le plus petit système de relations stables. En effet, un système de relations à deux ne peut être stable que pour autant qu’il reste calme ; dès que l’angoisse augmente il récupère la tierce personne la plus sensible de son entourage en son sein pour reformer un triangle » (Bowen, 1999). 9 Le trio le plus répandu dans la famille est ainsi celui qui réunit les parents et un enfant. Les parents transmettent à leurs enfants leur propre immaturité émotionnelle et leur problématique familiale non-résolue. Cela se traduit par une projection sur l’enfant qui éprouve, dès lors, plus de difficultés à se différencier. « Occupé » par le rôle qu’il a à tenir au sein de sa famille, il est « détourné » de son développement personnel. Prendre son autonomie revient à rompre un équilibre familial. Ce processus peut se répéter sur plusieurs générations : les schémas familiaux et les triangles réapparaissent. La dépression, l’addiction, les secrets de famille peuvent en être des exemples. 9 Bowen, M. (1999). La différenciation du soi: Les triangles et les systèmes émotifs familiaux (éd. 2ième édition). Paris: EME Editions Sociales Françaises (ESF), p. 84 Une hypothèse : la vulnérabilité émotionnelle des surdoués aux sources de leurs difficultés psychologiques et sociales La personne surdouée : cible idéale de la projection familiale ? Le sujet spécifique des personnes dites surdouées n’est pas abordé par Murray Bowen. Cependant, on perçoit bien l’intérêt de cette théorie pour ce qui concerne les personnes dites surdouées, en particulier avec l’éclairage du concept de dyssynchronie. En effet, on peut supposer de plus fortes tensions entre le système intellectuel et émotif chez des personnes souffrant de dyssynchronie. Une hypothèse cohérente avec les écrits de Jeanne Siaud Facchin : « L’enfant surdoué vit dans l’anticipation anxieuse de ce qui pourrait arriver dans sa famille et recherche en permanence, plus ou moins consciemment, les moyens de porter assistance à ses parents ou de leur éviter des ennuis » (Siaud Fachin, 2008) Alice Miller dans son ouvrage de référence Le drame de l’enfant doué évoque le même mécanisme : « Mais il existe des enfants qui sont ainsi : intelligents, éveillés, attentifs, ultrasensibles, et comme ils ne pensent qu’au bonheur de leurs parents, disponibles, secourables et sutout transparents, prévisibles, manipulables » (Miller, 2008). Cette analyse ne s’applique pas strictement dans son ouvrage à l’enfant surdoué mais reflète un mécanisme identique à celui que nous évoquons. Une hypothèse inspirée de la systémique et des neurosciences Sur la base des théories boweniennes sur l’indifférenciation, de celles de JC Terrassier sur la dyssynchronie et des connaissances actuelles sur les spécificités cérébrales des surdoués, nous faisons l’hypothèse d’une vulnérabilité émotionnelle du surdoué, inscrite dans son patrimoine génétique et activée, renforcée ou contenue par la sphère familiale et sociale et agissant sur le processus de différenciation du soi. Cette vulnérabilité serait induite par une perception différente de la réalité (liée au fonctionnement cérébral spécifique) et amplifiée par la dyssynchronie intellect-affect selon le mécanisme suivant : l’hypersensibilité confrontée à l’angoisse ne trouvant pas un mode de résolution par un juste équilibre entre émotion et intellect, favorise la mise en place de patterns inadaptés et rigides. Cette rigidification des comportements a des retentissements sur le plan psychologique et/ou social Les mécanismes de gestion des émotions au cœur du sujet D’après cette hypothèse, le surdoué, du fait d’une perception accrue des situations, ressentirait une angoisse supérieure à celle ressentie par tout un chacun et mettrait en place des stratégies spécifiques de gestion des émotions pour y faire face. Jeanne Siaud-Fachin en identifie quatre principales : - La tentative de maîtrise des émotions qui peut s’opérationnaliser à l’extrême par la mise en place de rituels obsessionnels. - La défense par la cognition où l’intellect devient un outil au service de la régulation de l’angoisse amenant à l’extrême rigidité et intellectualisation. - A l’autre extrême, l’anesthésie affective permet aux surdoués de couper le contact avec leurs émotions. - Enfin, l’humour permet une prise de recul avec la situation mais peut engendrer la perte de contact avec les autres quand il est trop élaboré ou vécu par l’autre comme un déni. Jane Winterston, auteur britannique surdouée relatant dans son roman autobiographie « Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? » ses relations conflictuelles avec une mère adoptive évoque une autre stratégie qu’elle nomme « échangisme émotionnel » consistant à faire écran aux émotions envahissantes en présentant à l’autre une autre émotion (en l’occurrence la colère). « J’ai constaté que ce que nous éprouvons peut être si insupportable que nous inventons toute sorte de stratagèmes ingénieux- des stratagèmes inconscients- pour tenir ces émotions à distance. C’est de l’échangisme émotionnel, au lieu de se sentir triste ou seul ou effrayé, on éprouve de la colère. (…) Vivre ses émotions exige du courage- les vivre plutôt que de les échanger sur le marché de l’émotion ou même de les reporter d’un coup sur une autre personne ». (Winterson, 2012) 10 Toutes les stratégies évoquées nous éclairent sur les risques d’isolement social (perte de contact avec les autres) ou de troubles psychologiques (clivage de la personnalité, construction d’un faux self) qu’elles peuvent engendrer. A propos de l’auteur : Anne Juvanteny, 41 ans, est coach et thérapeute familiale à Aix-en-Provence. Après une formation en gestion (EDHEC) et 10 ans d’expérience en cabinets de conseil en management, elle choisit en 2004 de se recentrer sur les problématiques humaines en se formant au coaching (coach certifiée auprès d’ICF, International Coaching Federation) puis en reprenant des études en psychologie clinique (Université Paris 8) avec l’objectif d’intervenir auprès des personnes et des familles. En 2011, elle mène une recherche sur l’utilisation des émotions dans la relation thérapeutique (in Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux 2012/1 (n° 48) « Le thérapeute : propre outil de ses interventions ? Étude et proposition d'une modélisation du processus de gestion des émotions chez 10 Winterston, J. (2012). Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? Paris: Editions de l'Olivier, p 199200. les thérapeutes familiaux »). En 2012, elle s’intéresse au parcours de vie des personnes surdouées et mène une recherche sur ce thème. Actuellement, elle exerce ses activités auprès d’entreprises et de particuliers avec le même souci d’accompagner le changement individuel et collectif. Contact : [email protected]