DERNIERES VOLONTES ET TESTAMENT DE TATIE JOE DUPREE

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DERNIERES VOLONTES ET TESTAMENT DE TATIE JOE DUPREE
DERNIERES VOLONTES ET TESTAMENT DE TATIE JOE DUPREE, ANCIENNEMENT DOMICILIEE A SAINT
LOUIS, MISSOURI
Je soussignée, Amunet Xanthippe Clio Marie Joséphine, dite “ Tatie Joe ” Dupree,
ridiculement saine de corps, et d’esprit pas plus embrumé que d’habitude, désire
léguer quelques bricoles personnelles et me soulager le coeur par la même occasion.
Il y a un bon bout de temps, une reine de la Quatrième dynastie cassa sa pipe un beau
matin. On la vida de ses entrailles et de ses organes, après quoi on l’enveloppa dans
des kilomètres de tissu ultra cher. Bref, tout un mic-mac qui n’avait pas plus
de sens à l’époque qu’aujourd’hui. Conformément aux instructions de la reine,
les gardes du pharaon nous forcèrent, nous les suivantes et les servantes, à entrer
dans la pyramide. Il faisait sacrément noir là-dedans, et on avait peur. Ensuite,
ils nous tranchèrent la gorge et nous abandonnèrent sur le sable, histoire qu’on
tienne compagnie à la vieille bique dans l’au-delà, qu’on continue à la servir,
à laver ses vieux pieds et tout le bataclan.
A ma grande surprise, je me suis réveillée beaucoup moins morte que prévu et avec
une gorge nickel. Alors je suis sortie du tombeau de la viocque après avoir embarqué
une bonne partie de ses trésors, c’est-à-dire de quoi vivre convenablement pendant
quelques milliers d’années, et je me suis tirée à l’étranger. J’ai aussi emporté
DEUX VASES CANOPES, contenant respectivement un (1) cerveau et deux (2) yeux, que
je lègue à Baston, le chien de mon voisin de palier. Quant à la reine en question,
j’ai envie de lui dire : “ Qu’est-ce que tu penses de ça, ma poule ? Allez, viens,
Baston, miam miam ! ”
A mon filleul, Jeremy Pine, qui se croit sorti de la cuisse de Jupiter, je lègue
LE POT DE CHAMBRE DE RICHARD COEUR DE LION, façon de lui rappeler que tout génial
qu’il soit, il doit quand même pisser comme tout le monde quand il se lève le matin.
Aux garçons et aux filles du club de Saint Louis, je lègue UN (1) DENTIER EN BOIS
AYANT APPARTENU A GEORGE WASHINGTON. Ecoutez bien, les gosses. Conseil de la part
de Tatie Joe : le seul truc que je vous garantis vrai de vrai en ce qui concerne
l’avenir, c’est que dans soixante ans, vous regretterez d’avoir négligé la brosse
à dents.
LE
de
de
De
RESTE DE MES POSSESSIONS ET BIENS MATERIELS, je le laisse aux dames du Club
Bingo du Lundi Matin. Aux environs de l’automne prochain, vous vendrez le contenu
ma maison au Smithsonian Institute et vous en tirerez 4,15 millions de dollars.
quoi mener la belle vie, les filles !
Et pour terminer...
Vous savez, c’est comme quand on écoute la radio en voiture, du blues mettons,
et que le son commence à se brouiller parce qu’on arrive presque à la limite du
périmètre de diffusion de la station. La musique vous parvient par vagues, mais tout
à coup, au creux d’une vague, vous captez des bribes d’une autre émission - de la
country du Kansas, ou du rap de l’Ohio, par exemple. Vous en saisissez juste quelques
accords, et puis ça grésille et ça s’en va. Eh bien, l’avenir, c’est pareil :
un signal lointain, quelques grésillements intermittents, quelques interférences
entre les vagues du présent.
Et à la fin... ? Le signal s’interrompt et c’est dur à comprendre, même pour Tatie Joe.
Il y a des lieux qui favorisent ces allers-retours : la galerie des restaurants dans
un centre commercial, tenez, c’est un de ces passages.
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La première fois que j’ai atterri là, c’était en 1348. J’étais à Venise, sur la place
Saint-Marc, pile au moment de la Grande Peste Noire. Une fenêtre s’ouvre au troisième
étage d’une maison, et quelqu’un balance un corps dans le canal. A la seconde même
où le corps touche l’eau, paf ! voilà que je me retrouve dans ce centre commercial.
Je ne savais pas que ça s’appelait comme ça, bien sûr. Pas de mots non plus pour
“ néon ”, “ polystyrène expansé ” ou “ fontaine à soda ”. Et cette mère qui gavait
son gamin de frites, un Elmo chatouilleur à la main, c’était complètement insensé.
J’ai passé les 650 années suivantes à me dire : “ Dieu tout-puissant, qu’est-ce que
c’était que ça ? ”
D’autres images... Je me vois assise dans un café avec l’Ancêtre Lu, juste devant
la tour Sears. Il a apporté une espèce de tisane qui pue la pêche, avec un vilain
arrière-goût d’antigel.
Encore quelques grésillements et je me retrouve avec sur les bras la fille de
Don Miguel, qui est dans un sale pétrin, comme d’habitude. Vous me direz, je n’avais
qu’à pas accepter de m’occuper d’elle, mais je savais que je dirais oui à son père
500 ans avant qu’il me le demande, alors ça ne sert à rien de se plaindre.
Et puis, il y a cette vision, toujours la même. Je suis aux cabinets, tout au bout
du centre commercial. L’endroit est désert. Tout à coup, j’entends s’ouvrir la porte
des toilettes et, par-dessous la porte de mon box, j’aperçois d’élégantes chaussures
d’homme qui marchent vers moi. Clac clac, clac clac.
A la fin, c’est difficile de voir. Rien que du blanc. Le blanc du carrelage, je
suppose, mais autre chose aussi. Le blanc du papier toilette ? Un bruit blanc me siffle
dans les oreilles. Je n’arrive pas à définir cette blancheur, mais c’est quelque chose
de froid et j’ai du mal à respirer. Impression d’avoir passé mille ans à m’interroger
sur cette blancheur, mais l’image est floue et indescriptible.
Blancheur d’un uniforme d’infirmière ? Blancheur de la carrosserie d’une ambulance ?
Je me dis que ça n’a pas d’importance. Je me dis qu’il est temps, grand temps pour
moi. Je me dis que je suis prête depuis longtemps, depuis le moment où je me suis
réveillée sur le sable blanc d’Egypte. Mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser,
de penser à ce qui va m’arriver. Blancheur d’un réfrigérateur ? Blancheur de la gaze ?
Du coton hydrophile, peut-être ?
Mon Dieu, je ne tiens pas à devoir faire preuve de courage. Doux Jésus, donne-moi
la force d’endurer ce qui va arriver et la sérénité nécessaire pour l’accepter.
... de la neige ?
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